Le miroir en médiation humaniste
En médiation classique de résolution de conflit, plusieurs outils sont mis en place, notamment la reformulation. Il existe plusieurs types de reformulation allant de la reformulation simple à la reformulation en reflet, et nous n’allons pas nous étendre làdessus dans cet article. Tentons seulement cette approche particulière du miroir en médiation humaniste qui pourrait être mis en parallèle avec le reflet des sentiments ayant cours au Canada.
Que fait un miroir ? Il reflète l’image qu’il perçoit, il la restitue telle qu’elle.
La plupart d’entre-nous ont testé les miroirs déformants dans des expositions ou encore dans certains musées de l’illusion, et nous avons remarqué qu’ils reflètent une autre réalité : soit trop petit, soit trop grand, trop gros, etc.
Lorsque le tain du miroir est dégradé, par exemple piqué, ce dernier ne reflète qu’une partie de nous-même, et à priori, lorsqu’il est sale, nous devons le nettoyer pour apercevoir correctement notre reflet.
Un premier constat s’impose à nous : pour bien refléter le miroir doit être propre.
Nous avons dit que le miroir reflète l’image qu’il perçoit. Cela signifie qu’il n’interprète pas, qu’il ne juge pas, qu’il ne donne pas d’explication sur le fait que nous paraissons plus fatigués(e) que d’habitude, voire plus vieillis(e)...
Un second constat s’offre à nous : le miroir reflète ce qu’il perçoit et simplement cela.
Imaginons maintenant que nous rencontrions une connaissance dans la rue avec un bref échange comme cela nous arrive parfois :
- Salut Julien, comment vas-tu ?
- Ah bonjour Isabelle, ça va, la forme ?
- Oui super, tout va nickel.
- Super, bon, on se tient au jus, on s’appelle et on se fait une bouf ?
- Etc.
Pourtant, vous avez bien remarqué qu’Isabelle semble fatiguée, qu’elle a les traits tirés, vous trouvez même qu’elle semble avoir vieilli, et pourtant vous faites comme si...
Un miroir aurait reflété la réalité que vous percevez, même au risque de vous tromper (nous reviendrons sur ce point).
Ceci nous ramène à un troisième constat : un miroir reflète ce qu’il perçoit et pas forcément ce qu’il entend.
Nous dessinons maintenant plus clairement ce qu’est le miroir en médiation humaniste. Il s’agit pour le médiateur d’exprimer un ressenti. Le médiateur reflète les sentiments du
médiant11 sans passer par les filtres de l’interprétation, du jugement ou encore de l’explication : je te dis que tu as l’air fatigué parce que...
Le miroir ne fait que refléter ce qu’il perçoit au moment où il le perçoit comme le ferait celui que vous avez dans votre chambre.
Le miroir est un outil en médiation humaniste qui va refléter votre perception, c’est-à-dire une réalité qui est la vôtre dans la relation avec le médiant. Cette réalité est en accord ou ne l’est pas avec celle qu’il exprime, elle n’est pourtant pas sans effet sur ce dernier, et je vais tenter de le développer dans cet article.
Un miroir en médiation humaniste, est simplement composé par trois mots dont deux seront toujours prononcés de la même manière : un sujet : Je ; un verbe : sens ; un adjectif : de la colère, de la tristesse, de l’épuisement, etc.
Cela pourrait être également : Je sens que c’est intolérable pour vous.
Il n’y a aucune explication à donner, et en général, un miroir est suivi d’un silence. Le silence qui suit le miroir lui donne son épaisseur, il lui permet de prendre corps, de résonner pour le médiant.
Le miroir se décline avec l’énergie qu’il se doit. Il n’est pas prononcé de manière monocorde et détachée ; il est formulé avec la même énergie que la situation l’exige. Par exemple si le médiateur dit : Je sens que c’est insupportable pour vous, il l’exprime dans la gestuelle et avec l’intonation de la voix dans le même niveau énergétique que celui exprimé par le médiant, car le miroir reflète une réalité du médiant, ou du moins celle perçue à ce momentlà par le médiateur.
Le miroir ne perçoit qu’une réalité et non pas forcément la vérité.
C’est une raison pour laquelle il n’y a que très peu d’importance si le médiateur se trompe, c’est-à-dire si apparemment le miroir semble « à côté ».
Le propos n’est pas de viser juste, car il n’y a pas de vérité. Il y a ce que je perçois de l’autre au moment où je prononce mon miroir.
Le miroir n’a d’intérêt que s’il se place dans la relation entre le médiateur et le médiant. Il s’agit bien, dans mes propos, de ce qu’il se déroule dans cette rencontre, c’est-à-dire ce que je perçois de l’autre en tant que médiateur et non pas comme souvent le débutant l’imagine, c’est-à-dire l’effet que mon miroir pourrait avoir sur le médiant.
Le terme rencontre entre deux personnes ne signifie pas un jeu de pouvoir ou de quoi que ce soit qui puisse influencer l’un ou l’autre quant à une prise de décision ou une orientation à suivre.
Le miroir doit être spontané et non pas longuement préparé ou muri. Il ne provient pas du mental, mais se situerai plutôt au niveau du cœur. Le miroir ne consiste pas en une rationalisation, mais il est un ressenti prononcé au moment où il surgit dans la pensée et certainement pas plus tardivement.
Nous pourrions le rapprocher de l’écriture automatique développée par André Breton et les surréalistes.
J’ai écrit dans d’autres articles que le médiateur n’a rien à faire, qu’il s’agit pour lui d’être présent, qu’il s’agit d’accompagner le médiant sans aucune velléité de faire quoi que ce soit pour lui. Préparer un miroir, y réfléchir longuement, le vouloir réussi, percutant, utile ou encore permettant aux médiants d’avancer, sont du domaine du vouloir faire quelque chose. Toutes ces postures dénaturent la qualité du miroir.
11 En médiation classique, la personne qui effectue une médiation se dénomme le médié. Jacqueline Morineau voulant donner une dynamique à la personne a préféré le mot médiant.
Que se passe-t-il si le médiateur se trompe en réalisant un miroir ?
Le médiant peut réagir en niant :
- Je sens que pour vous, c’est insupportable
- Pas du tout
Le fait de répondre ainsi, du tac au tac sans prendre le temps de la réflexion sera toujours suspect. Le dénie nous oriente souvent vers le fait que le miroir a pu toucher quelque chose en profondeur.
Le miroir peut sembler tomber à côté, c’est-à-dire qu’après qu’il ait été énoncé, il ne se passe apparemment rien, le silence est alors souvent rompu par un autre miroir qui est tenté par un autre médiateur. Quelquefois, ce miroir, qui a semblé n’avoir aucun effet, peut revenir au cours de la médiation : « Vous m’avez dit tout à l’heure que j’avais l’air triste, et bien... ».
Ainsi, on ne se trompe jamais en réalisant un miroir, il ne doit pas chercher à être juste, il Est et c’est tout. Dans la plupart des cas celui-ci produira un effet, et c’est ce qui est recherché.
Quel est l’effet attendu d’un miroir ?
Il permet deux choses :
D’une part, l’introspection. Lorsque le médiant entend un reflet de sa réalité suivi d’un silence, cela le met face à la manière dont il est perçu, et ainsi le confronte non seulement à lui-même, mais également à l’image qu’il donne de lui-même. Le miroir peut-être en corrélation avec sa réalité du moment, mais il peut également être en contradiction avec ce qu’il souhaiterait laisser comme image de lui-même Rappelez-vous de l’exemple de cette rencontre dans la rue entre deux personnes qui échangent des banalités : l’un exprime qu’il est en pleine forme, et l’autre perçoit au contraire de la lassitude.
Ainsi, ce que reflète le médiateur représente ce qu’il perçoit de moi. Cela peut me surprendre sans pour autant m’indifférer ou bien, au contraire cela peut pointer du doigt ce que, au fond, je sais déjà et que je nie.
D’autre part, le miroir reflète le rôle, le personnage. Ce dernier terme a comme racine latine persona qui signifie le masque en référence à celui porté par les acteurs lors de la tragédie grecque.
Nous tenons tous un rôle au quotidien, et nous changeons de personnage selon la représentation qui s’offre à nous : Rôle de père, de fils, de frère ou sœur, de médecin, d’avocat, d’enseignant, d’expert, etc.
Ainsi, dans une journée, nous endossons plusieurs rôles tout en étant nous-même.
Cependant, et c’est le reflet de notre histoire personnelle, le rôle pourra prendre une teneur très différente et influer notre manière d’être selon le contexte. Par exemple, un chef d’entreprise autoritaire pourra sembler bien au contraire soumis face à son épouse ou son père, et pourtant, il s’agit de la même personne.
Le miroir prononcé par le médiateur reflète ce qui est perçu et, donne l’occasion pour le médiant de lâcher le rôle afin de répondre à cette question qui est au cœur même de la médiation humaniste : qui suis-je ?
En effet, le rôle n’est pas forcément volontaire où conscient, mais si, par exemple une personne me donne à penser que je suis donneur de leçon comme je pourrais l’être avec mon fils dans une autre relation que celle que je vis en ce moment, cela me fournit peutêtre l’occasion de comprendre la posture dans laquelle je me positionne dans cette condition-là.
La médiation donne la possibilité aux médiants d’aller vers leur moi profond ; c’est offrir la possibilité de se connaître en vérité.
Quelquefois le miroir peut sembler en contradiction totale avec ce qui est partagé par le médiant, comme par exemple lorsqu’il dit : « Je suis à l’aise avec cela », et que le médiateur fait le miroir suivant : « Je sens que cette situation vous empêche de respirer ».
Le médiateur offre ainsi au médiant un questionnement sur la manière dont il est perçu comme nous l’avons dit. Ce dernier peut être tout à fait sincère dans ses propos, mais la perception du médiateur en sera toute autre.
Lorsque je pose une question à mon interlocuteur je lui demande une réflexion mentale, le miroir ne produit pas cet effet.
Lorsque je reflète ce que je ressens, je ne me situe pas au niveau de la rationalisation mentale, mais je me place au niveau des sentiments et des émotions.
J’accompagne ainsi mon interlocuteur vers une introspection alors que le renvoyer vers le mental pourrait provoquer chez lui un système défensif de justification.
Je lui offre ainsi l’occasion d’aller voir en lui tout en le respectant, parce que je ne le juge pas par mes propos.
Jacqueline Morineau avait pour habitude d’affirmer que la médiation humaniste offrait la connaissance de soi en vérité. Par le terme en vérité, il faut comprendre : lâcher les rôles successifs.
Pour faire le point sur cette partie de mon développement :
- Le miroir reflète une réalité, c’est-à-dire celle perçue par le médiateur au moment où le ressenti est prononcé.
- Il permet au médiant une introspection vers son moi profond. C’est un peu comme ces momies égyptiennes lorsqu’on enlève toutes les bandes qui les protègent.
- Il accompagne le médiant à lâcher tous ces rôles accumulés par le temps et qui finissent par le couper de lui-même.
À ce propos, deux psychologues : Marie France et Emmanuel Baillet de Coquereaumont ont beaucoup publié sur les notions d’enfant intérieur et d’enfant adapté.
L’enfant intérieur fait référence à l’archétype de l’enfant divin du psychanalyste Carl Gustav Jung. Il nous rapproche de cet enfant primaire que nous avons tous été avec nos
rêves, nos perceptions de la réalité et la naïveté de notre être psychique. L’enfant intérieur est souvent associé à l’innocence et à la pureté.
Cependant, l’enfant intérieur dans son parcours d’enfant a fini par être blessé, il a pu se sentir négligé voire abandonné. Ainsi, pour exister, pour avoir sa place au sein de sa famille ou de son environnement social, et tout simplement pour être aimé, l’enfant intérieur a dû s’adapter.
Il s’agit d’une nouvelle identification qui peut perdurer à l’âge adulte, car c’est la voie qui a été adoptée pour trouver une place, non seulement sur le plan familial ou environnemental, mais également dans la société. L’enfant adapté devenu adulte fini par se couper de plus en plus de son enfant intérieur, si bien qu’il finit par ne plus savoir qui il est vraiment. Un équilibre peut ainsi être apparemment trouvé, et il peut paraître relativement stable jusqu’à ce qu’un grain de sable enraye le système.
Ce grain de sable peut parfaitement être un conflit avec un voisin, un collègue, un(e) conjoint(e), ou n’importe quelle personne qui catalysera la résurgence d’une blessure émotionnelle persistante à l’âge adulte.
Nous ne nous étendrons pas là-dessus dans cet article dont ce n’est pas le propos.
Les miroirs successifs lors de la médiation vont donner une occasion pour le médiant de lâcher progressivement les rôles pour aller vers lui-même.
La phase crisis de la médiation humaniste représente le moment opportun pour offrir la possibilité de déposer et, parfois de manière explosive toutes les émotions qui envahissent les médiants. La succession de miroirs prononcés va les accompagner par une écoute particulière qui se révèle particulièrement apaisante.
Comme nous l’avons dit en début d’article, pour bien refléter le miroir doit être propre Cela signifie que le médiateur humaniste doit tout d’abord nettoyer son miroir par une pratique d’entraînement lors de stages de formation et par une analyse des pratiques assidue.
Ainsi, le médiateur doit ainsi acquérir une connaissance de soi en vérité afin de nettoyer son miroir avant de pouvoir se mettre au service des médiants et ainsi les accompagner sur un chemin de paix et de vérité.
Comment se déroule en pratique, une médiation humaniste d’accompagnement (MHA) ?
La médiation d’accompagnement a tout d’abord représenté pour le médecin que je suis une expérimentation personnelle. J’étais alors confronté à des patients en situation d’impasse. Ils avaient pour la plupart subit des violences qu’elles soient intrafamiliales, sexuelles comme un viol ou encore un inceste, ou toute sorte de traumatisme psychique les mettant en situation de détresse persistante. Ces personnes étaient très impactées dans leur vie quotidienne et ne parvenaient pas à trouver un équilibre, malgré de nombreuses thérapies d’accompagnement comme la psychothérapie clinicienne classique, ou encore des thérapies brèves comme l’hypnose, les thérapies systémiques et cognitivocomportementales, etc.
Ainsi, j’ai eu l’idée d’expérimenter la médiation humaniste chez ces personnes. La phase expérimentale a montré à notre équipe une véritable ouverture vers un espace de reconstruction pour ces patients. Nous avons poursuivi ce qui n’était alors plus une expérimentation en créant une association12 .
Cet article a été écrit afin de décrire ce processus en direction de mes collègues médecins et psychothérapeutes.
Il a été remanié pour ce livre.
La sélection des personnes
Il s’agit le plus souvent de patients de médecine générale ou alors ceux proposés par un psychothérapeute sensibilisé ou formé à la MHA.
Quelquefois, les personnes qui nous ont contactés ont été informées par leur avocat ou bien par un(e) ami(e).
Les situations sont très différentes selon les personnes : il peut s’agir de situations complexes de séparations ou encore des situations de violences conjugales ou intrafamiliales.
12 Esprit et Pratique de la médiation, 77350 Boissettes.
En France, la loi du 30 juillet 202013 interdit les médiations en cas de violence et/ou d’emprise conjugale, ce qui est assez logique pour les situations où l’emprise est patente. Cela pourrait être discutable dans certaines situations de violence, notamment lorsqu’il n’y a pas de notion d’emprise. La justice restaurative met en lien des victimes de violence avec leurs infracteurs. Ce qui est réalisable d’un côté devrait pouvoir l’être de l’autre. Dans le cas de la justice restaurative la loi encadre un protocole strict tant vis-à-vis de la formation des animateurs/médiateurs que de la préparation et l’encadrement de la rencontre victime/infracteur.
En ce qui concerne les violences conjugales, la médiation pourrait probablement elle aussi être réalisable à partir du moment où un cadre précis serait mis en place et protocolisé, ce qui bien sûr, n’est pas le cas aujourd’hui.
Cette évolution pourrait être intéressante, car je suis intimement convaincu que la MHA prévient les récidives de violences, et c’est ce que nous avons constaté dans notre groupe. Lors de ces accompagnements, nous ne sommes pas en situation de médiation entre une victime et son infracteur14. Ce que nous proposons ne rentre donc pas dans le cadre de la loi du 30 juillet 2020.
En dehors des violences conjugales nous pourrions dresser une liste non exhaustive des situations que nous avons accompagnées :
- Syndrome post traumatique : viols, agressions, situations incestueuses.
- Traumatismes remontants à l’enfance.
- Suites de séparations.
- Disputes intrafamiliales.
- Relations interpersonnelles complexes et conflictuelles.
- Résurgence de situations émotionnelles anciennes lors de situation contemporaines.
Préparation de la MHA
La préparation se déroule de la même manière qu’une médiation classique.
Lorsque le médiant a été informé de la possibilité d’une MHA, une explication du déroulé d’une séance de médiation lui est fournie par téléphone ou visioconférence lorsque aucune information ne lui aura été délivrée auparavant. Cette information est en général donnée par un médiateur.
Nous n’avons pas pris cette habitude de faire signer une convention de médiation, partant du principe que nous ne sommes pas dans le cadre de la médiation conventionnelle. En général, ces conventions décrivent le cadre de la médiation, les droits et engagements de chacune des parties, ainsi que leur liberté de quitter le processus à tout moment. Elles décrivent également la posture des médiateurs qui sont impartiaux, neutres et indépendants, tout en insistant sur la confidentialité, véritable socle de la médiation
Nous ne sommes pas dans le même registre dans les MHA. Par contre le socle de la confidentialité est partagé, et ce point est souligné dès le stade de l’information aux médiants, et il est d’ailleurs repris lors de l’entrée en médiation.
Le groupe de médiateurs : les choreutes (référence à la tragédie grecque)
13 Loi du 30 juillet 2020 https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000042176652/
14 celui qui a commis un infraction vis à vis de la loi
En médiation humaniste, il y a toujours plusieurs médiateurs qui interagissent en Comédiation. Le terme interagir n’est pas le bon terme dans le sens où dans l’esprit de la médiation défini par Jacqueline Morineau, les médiateurs ne sont pas des acteurs de la médiation, mais ils sont des accompagnants ou encore une présence. Ainsi, le mot interagir ne convient pas, tout simplement parce qu’il ne s’agit pas pour eux d’une action. Je reviendrai sur cette approche.
Les médiateurs se disposent en arc de cercle de manière à ce que chacun d’eux s’inscrive dans le groupe. Ils sont de manière habituelle trois médiateurs. Mais en fait, il n’y a pas de règle stricte quant à la composition du groupe. Par exemple, lors des formations, il est habituel qu’il y ait cinq personnes ; il s’agit de situations de formations et non de MHA réelles. En général le groupe de médiateurs est composé de trois personnes, jamais en dessous de deux.
Il y a plusieurs raisons à cela :
- La première raison serait que le médiateur peut être touché par une situation à laquelle il assiste, et il doit avoir la possibilité de se mettre en retrait lors de la médiation. Ce retrait peut-être s’instaurer de manière ponctuelle.
- Une autre raison pourrait être de diversifier les formulations de ressentis exprimés sous la forme de miroirs que je vais décrire.
- Une troisième raison consiste à créer pour les médiants une bulle de bienveillance de manière à accueillir leur souffrance émotionnelle. Le positionnement en arc de cercle des médiateurs favorise l’accompagnement.
- Enfin, la médiation humaniste initiée par Jacqueline Morineau est fortement influencée par la tragédie grecque. Elle est issue du monde de l’archéologie puisqu’elle faisait de la recherche en numismatique au sein du British Muséum à Londres. C’est en comparant la tragédie humaine contemporaine et la tragédie grecque s’échelonnant des VIe au Ve siècle avant J.C. que Jacqueline a rapproché les rôles des choreutes et ceux des médiateurs.
Les choreutes constituaient le chœur qui accompagnait la représentation, ceux-ci chantaient et dansaient tout le long de la tragédie.
La place et le nombre de choreutes a évolué au fur dans le temps. Ils étaient une cinquantaine vers 500 avant J.C. pour n’être plus qu’une douzaine au moment d’Euripide. Le nombre d’acteur était quant à lui très réduit, d’un à trois selon les auteurs, alors que le nombre de rôle pouvait être bien plus important. Les acteurs portaient ainsi des masques et des tenues pour interpréter chacun des personnages de la pièce. D’ailleurs à ce propos, il est intéressant de noter que persona en latin signifie masque (per-sonare qui se traduirait par parler à travers).
Lorsqu’il y avait un ou deux acteurs, ceux-ci devaient quitter régulièrement la scène pour aller se changer de manière à interpréter d’autres rôles.
Les choreutes intervenaient durant ces moments sous la forme de chants ou de danses qui présentaient le contexte, résumaient la situation ou bien en commentaient le drame.
La tragédie consistait ainsi en une alternance entre les interventions des acteurs et celles des choreutes.
Ils reprenaient la trame de ce qui était dit selon un point de vue extérieur. Ils posaient des questions et donnaient la parole aux peurs, aux craintes et aux diverses interrogations du public.
Tout cela donnait une certaine prise de distance par rapport au drame qui se jouait.
Les choreutes ne représentent pas des individualités mais la collectivité.
En tant que conscience collective, ils réagissaient aux évènements, les commentaient, mais ne participaient pas au drame. Ils étaient concernés par la situation, mais ils n’en modifiaient pas le cours.
Jacqueline Morineau a ainsi établi une similitude entre les choreutes et le groupe de médiateurs qu’elle a souvent dénommé le chœur des médiateurs en référence à ce rapprochement.
En effet :
- Les médiateurs sont regroupés en arc de cercle et interviennent en co-médiation. Ils ne représentent pas un individu seul qui pratiquerait la médiation. Ils n’interviennent pas pour modifier le cours de la médiation, ils sont présents en miroir pour permettre à chacun des médiants d’aller vers qui il est, en vérité. Aller vers soi en vérité, signifie que les médiants vont devoir se débarrasser de leurs masques, de leurs personnages sociaux, de ces rôles accumulés qui ont fini par rendre inaccessible leur moi profond, c’est-à-dire ce qu’ils sont vraiment.
- Les médiateurs réagissent aux évènements lors de la médiation, ils les commentent mais n’y ont aucune fonction dramatique tout comme les choreutes de la tragédie grecque. Pour les médiateurs, il s’agit ici d’un accompagnement par des outils comme les résumés, les mini-synthèses et les miroirs sur lesquels je reviendrai largement.
- Ils n’ont pas comme rôle de modifier le cours de la médiation. Il n’y a aucune attente de leur part, aucun acte à signer. Il n’est pas question d’amener les médiants là où ce serait mieux pour eux Les médiateurs n’ont rien à faire, si ce n’est accompagner les médiants avec bienveillance et en présence.
A ce propos, il arrive fréquemment qu’en médiation, un des médiants remercie chaleureusement un médiateur qui n’a jamais pris la parole. Dans ce cas, c’est probablement que la présence du médiateur aura été très soutenante.
Puisque je fais référence à la tragédie grecque, pouvons-nous nous arrêter sur la manière dont elle est structurée ?
- Le prologue expose les faits
- Le Parodos concerne l’entrée en scène du chœur qui restera présent jusqu’à la fin de la tragédie.
- L’Épisode consiste au déroulement de l’action.
- Le stasimon correspond à ces périodes où le chœur chante, commentant l’action. Il ne prend jamais part à celle-ci comme je l’ai précisé.
- Exodos, le dénouement qui dans la tragédie grecque est toujours dramatique.
Il y a un moment bien précis, dénommé Kommos, où les voix des choreutes et celles des acteurs se mêlent dans un échange lyrique particulier, en général fort en charge émotionnelle.
Selon Aristote la tragédie grecque est une mimèsis qui signifie en grec une imitation d’une situation complexe et dramatique, non pas présentée sous forme narrative, mais jouée sur scène avec des émotions, des ressentis, qui comportent des péripéties se terminant en général de manière malheureuse.
Ces situations dramatiques suscitent chez le public des sentiments de peur et de pitié. La mimèsis représente la vie, et c’est grâce à lui que le public va faire le lien entre ses propres émotions, craintes ou fantasmes et mieux les contrôler et les apaiser.
Aristote décrit plusieurs éléments sur lesquels je ne vais pas m’attarder ici, pour ne retenir que ceux qui me paraissent essentiels15 :
- Les faits, la péripétie au sens strict, lorsque celle-ci évolue d’une situation à son opposé, comme par exemple un personnage puissant qui devient misérable.
- La reconnaissance. Il s’agit selon Aristote du passage de l’état d’ignorance à celui de la connaissance, comme par exemple lorsqu’Œdipe apprends que Jocaste, son épouse est également sa mère. C’est une véritable prise de conscience.
- La catastrophe qui est une action destructive et douloureuse, par exemple, Œdipe qui se crève les yeux lorsqu’il connait la vérité sur son histoire.
- Les personnages dont les malheurs sont le fait d’erreurs de jugement plutôt que par un vice ou une volonté de nuire.
- Pour cet auteur, la tragédie doit conduire à la catharsis, c’est-à-dire la purgation des passions. La tragédie doit permettre aux spectateurs de se libérer.
Ainsi les personnages subissent plus qu’ils ne choisissent et ils ne contrôlent pas leur destinée qui est en général l’apanage des dieux.
L’évolution de la tragédie durant le siècle où les fêtes de Dionysos se sont déployées évoluera avec le temps vers une minimisation de la présence divine et vers une plus grande emprise de la loi des hommes qui deviendra de plus en plus prégnante.
Nous allons voir par la suite que la médiation humaniste s’inspire largement de la tragédie grecque.
La désignation du co-médiant.
Le médiant qui demande une MHA apporte une situation conflictuelle. Celle-ci peut être actuelle, comme une difficulté de couple, ou ancienne comme un traumatisme dont la blessure ne s’est jamais refermée. Il peut s’agir d’une demande de médiation avec un conjoint dont il est ou non séparé, un enfant, un parent, un proche, ou toute autre personne. Dans tous les cas, cette autre personne ne sera pas présente à la médiation, soit
parce que cela sera impossible, si par exemple la personne est décédée, ou bien encore si la blessure est trop importante pour que la personne désignée comme responsable puisse faire acte de présence. Pour tous ces cas, ce sera une personne désignée qui incarnera le rôle. La plupart du temps il s’agira d’un médiateur.
Monsieur A. demande une MHA car il est en difficultés avec sa compagne. Il a un fils d’une autre relation qui est âgé de 6 ans. Sa compagne lui reproche, outre ses absences, sa violence verbale et des passages à l’acte, notamment vis-à-vis des enfants (elle-même est la maman d’un enfant d’un autre lit). Ce n’est pas la première fois que Monsieur A. subit ce genre de reproches de la part d’une de ses compagnes et il reconnaît avoir de la violence en lui qu’il tente de contrôler du mieux qu’il peut, sans toutefois y parvenir à chaque fois. Il travaille dans une agence d’assurance, et sa stature physique donne de la confiance. Professionnellement, il se dit très souriant, ouvert et à l’écoute de ses clients. Le personnage social apparaît très différent du personnage privé.
Monsieur A. voit un lien entre sa colère constante mais retenue, et son enfance puisqu’il a grandi dans un milieu familial où il se sentait en insécurité. Il le décrit comme entaché de violence où « pleuvaient les coups sur ma petite sœur et moi ». La relation avec sa sœur est devenue inexistante et sa demande est de faire une MHA avec une personne la représentant.
Lorsque la personne qui demande une médiation a brièvement exposé aux médiateurs la situation qu’il voudrait aborder, il propose qu’un des médiateurs incarne le rôle de l’autre personne.
Cette désignation ne se fait pas au hasard, et nous y reviendrons dans un autre texte. Il est proposé à la personne demandant une MHA de désigner parmi les médiateurs présents la personne qui lui apparaît comme étant la mieux placée, pour incarner le rôle de l’autre protagoniste. Cela mérite de nous y arrêter brièvement :
- Les médiateurs ne connaissent pas à priori la personne qui vient en MHA.
- Il est proposé au médiant de désigner une personne parmi les médiateurs du groupe sans tenter de comprendre ou justifier son choix. Ainsi celui-ci est plutôt intuitif et non pas rationnel.
- Le genre de la personne désignée importe peu. Un homme peut incarner le rôle d’une femme et vice-versa.
- La personne désignée peut refuser d’incarner un rôle parce qu’elle ne le sent pas ou encore parce qu’elle ressent avoir une aversion pour ce rôle. Par exemple un rôle opposé à son éthique. Cela peut arriver dans les situations de viol.
Lorsque les désignations du médiant et du co-médiant sont arrêtées, les deux personnes vont s’isoler pour s’accorder sur l’histoire Il s’agit aussi pour eux de trouver un espace de mise en lien et de partage.
A propos du rôle incarné par le co-médiant.
Un texte spécifique en précisera les contours. Nous faisons bien la différence avec le jeu de rôle :
Le jeu de rôle est une technique d’apprentissage. Il s’agit pour un apprenant de participer à des situations fictives de manière à appréhender une situation professionnelle peu ou pas expérimentée jusqu’à présent. Il s’agit non seulement d’une technique, mais aussi d’une méthode pédagogique. Cette méthode diffère de la simulation, comme par exemple les simulateurs de vol sur ordinateur, car le jeu de rôle introduit la relation interpersonnelle dans la simulation.
Par exemple dans l’enseignement médical, le jeu de rôle va par exemple permettre à l’étudiant d’appréhender la réaction de celui qui jouera le patient lors de l’annonce d’une mauvaise nouvelle. Il est tout à fait impossible de faire de même avec un simulateur qui n’a aucune réaction émotionnelle pas plus qu’un vécut personnel. Par contre avec le simulateur il sera aisé de se rendre compte si la réanimation cardio-respiratoire est efficace ou non.
La médiation humaniste n’est pas une technique contrairement au jeu de rôle.
La médiation humaniste pourrait peut-être se rapprocher du psychodrame qui a été introduit par Moreno dans les années 1930. Cependant, je n’ai pas suffisamment d’expertise en la matière pour aller plus loin. J’invite le lecteur à lire le livre du dr Grete-Anna Leutz, mettre sa vie en scène aux éditions épi pour la traduction française.
Ainsi, j’emploie plus aisément le terme incarner le rôle afin de marquer cette différence significative avec le jeu de rôle.
La personne qui va incarner le rôle de co-médiant commencera, évidemment par jouer le rôle, parce qu’il y aura cette volonté plus ou moins importante de « coller » au plus juste au personnage.
La rencontre entre co-médiant et médiant après qu’ils se soient isolés va créer de la proximité entre les deux personnes. Dans notre équipe, nous avons remarqué que la désignation de la personne qui incarne le rôle se fait rarement au hasard, c’est-à-dire que la personne désignée par le médiant présente souvent dans son histoire personnelle une expérience assez proche.
Ce partage pourrait expliquer que médiants et co-médiants peuvent établir entre eux des ponts de compréhension. Il est tout à fait possible que cette situation réveille la fibre de « sauveur » du co-médiant ce qui pourrait expliquer que ce dernier cherche à être au plus juste vis-à-vis du rôle, cherchant ainsi à bien faire et à aider au mieux le médiant.
Si nous nous trouvons dans cette situation, les médiateurs doivent en prendre conscience, et accompagner le co-médiant pour quitter le rôle sur lequel il s’est positionné.
Lors d’une formation, A., un stagiaire incarne le rôle de B., la fille de C. Il se retrouve complètement investi dans le rôle, à la fois très en colère et émotionnellement très impliqué, présentant une voix chevrotante avec les yeux emplis de larmes. Nous constatons une très forte implication du co-médiant, et les stagiaires médiateurs le maintiennent artificiellement dans le rôle de B. Le formateur intervient en réalisant en direction de A. un miroir et en employant son propre prénom et non celui du rôle. La réaction de A. est étonnante, car il s’exprime en off pour dire, « non, tu t’adresses à B. et non à moi ». Le formateur fait à nouveau le miroir employé afin d’affirmer qu’il le fait en conscience avec le bon prénom. L’expression du visage de A. change lorsqu’il réalise alors son maintien dans le rôle, et la médiation peut se poursuivre de manière plus juste.
Lors du débriefing, cet enfermement dans le rôle a été analysé, et le stagiaire nous explique clairement que pour aider C. qui lui semblait en grande souffrance, il s’était complètement assimilé au rôle de B., qui bien sûr l’avait touché. Il avait ainsi occupé la place du « sauveur ».
Lorsque le co-médiant reprendra sa propre place dans la médiation, c’est-à-dire lorsqu’il sera en capacité de s’extraire du rôle, ses réactions émotionnelles seront plutôt en lien avec qui il est, dans sa propre vérité. Le risque consiste tout en ce que le co-médiant surjoue le rôle, qu’il tente de bien faire pour aider l’autre. C’est une des raisons pour lesquelles je dis que celui qui incarne le rôle peut laisser exprimer son tempérament de sauveur. Cette réaction est tout de même intéressante, car elle nous donne des informations sur le co-médiant et ses velléités d’aider. Si le co-médiant se place en situation de sauveur, ce n’est pas un hasard. Et c’est aux médiateurs à aller explorer cet axe là en faisant des miroirs en direction du co-médiant.
Permettre au co-médiant de quitter le rôle, c’est lui donner l’espace pour qu’il se mette en lien avec ce qui le touche personnellement dans cette situation. Ce qui le touche lui appartient, le rôle est extérieur à lui. Lorsqu’il surjoue il agit, et il s’agit peut-être aussi d’une manière de se détourner de lui-même.
Permettre au co-médiant de quitter le rôle incarné, c’est en fait lui permettre de se mettre en lien avec lui-même, en vérité (nous expliquerons par la suite ce terme).
Ainsi les médiateurs auront à s’occuper de deux médiations :
- Celle du médiant qui a apporté le conflit.
- Celle du co-médiant qui a fini par quitter le rôle et sera peut-être face à lui-même dans ses velléités de bien faire ou d’aider le médiant. En fait toutes les situations sont possibles.
L’entrée en médiation.
Les deux médiants après avoir terminé leur entrevue, sont accueillis par un médiateur qui leur explique la manière dont va se dérouler la médiation. Il décrit le déroulement de la médiation, et notamment la première phase où chacun d’entre eux pourra librement exposer sa version des faits. La médiation débutera ensuite, et les médiants seront relativement libres de s’invectiver dans le respect d’un cadre défini par les médiateurs. La confidentialité des échanges fait partie intégrante de ce cadre, ce point sera réitéré alors qu’il avait été posé lors des entretiens préalables.
Jacqueline Morineau a défini 3 périodes dans le déroulé de la médiation en comparaison avec la tragédie grecque, que nous allons développer ici : theoria, crisis et catharsis.
La dénomination de ces trois phases, en dehors de catharsis est propre à Jacqueline Morineau, si bien que je n’ai jamais trouvé cette progression spécifique dans la littérature spécialisée dans la tragédie grecque.
Je vais brièvement en faire la description, car cela fait l’objet d’un autre article plus spécifique.
Theoria.
Comme je l’ai évoqué, chacun des protagonistes va énoncer son vécu de l’histoire. Il s’agit d’une interprétation qui diffère pour l’un et l’autre, car l’expérience montre que l’histoire partagée, bien que comportant des recoupements permanents semble différente pour chacun. Elle est à la fois différemment vécue, et de plus argumentée, c’est-à-dire modifiée aux profits du conteur. C’est un mélange de charge émotionnel et de rationalisation mentale.
Il est important que cette histoire soit entendue de part et d’autre.
Lors de cette phase, le protagoniste qui écoute a le plus souvent l’esprit occupé, car il contre-argumente en silence.
Le médiateur qui va faire le résumé va répéter une seconde fois ce que chacun a dit.
Le résumé tentera de reprendre fidèlement le discours de chacun avec leurs mots, voire leurs intonations. Il n’est pas question ici de reprendre l’ensemble de ce qui a été dit, mais les points les plus importants.
Celui qui avait passé son temps à contre-argumenter lors de la première phase sera peutêtre plus disponible pour écouter lors de la répétition.
Le médiateur (le seul qui prendra des notes) résumera ainsi les propos de chacun et donnera la parole à l’un d’entre eux sous la forme d’un miroir. Nous reviendrons sur les miroirs par la suite.
Crisis.
Crisis représente ce qui n’a pu être totalement exprimé jusqu’alors, ce qui n’a pas pu sortir durant de longs mois, voire de nombreuses années.
Chacun des médiants va pouvoir donner libre cours à ses émotions sans aucune retenue. Ce n’est pas la même chose de déposer devant un tiers constitué par les médiateurs que de se confronter directement à l’autre. La présence du tiers modifie son aspect tragique, car le tiers catalyseur par sa posture de neutralité, indépendance et impartialité apporte un cadre sécurisé aux médiants. La confidentialité des échanges y a toute son importance. L’espace de bienveillance ainsi proposé par la médiation va ainsi permettre à chacun d’eux de déposer ce que Jacqueline Morineau appelait le cri. L’outil principal utilisé par les médiateurs lors de cette phase émotionnelle se dénomme les miroirs. Il s’agit de ressentis effectués de la part des médiateurs. Nous allons les décrire assez brièvement, car un article a été écrit à ce propos.
La phase crisis expose l’enfermement émotionnel que subissent les médiants, et les médiateurs vont accompagner ces derniers vers une sortie progressivement apaisée de cette boucle des émotions grâce aux miroirs.
Les Miroirs.
De quoi s’agit-il ?
Pour les médiateurs, les miroirs sont des ressentis.
Pour refléter une image la plus juste, le miroir doit être propre, il doit être lisse, de manière à ne pas déformer l’image.
Réaliser des miroirs n’est pas si simple, car nous avons l’habitude d’exprimer ce que nous pensons et bien plus rarement ce que nous ressentons. C’est tout un apprentissage pour les médiateurs lorsqu’ils sont en formation.
Nous pouvons en effet, lorsque nous voulons bien faire, interpréter ce que nous ressentons, ou bien nous pouvons aussi vouloir aider les médiants à prendre conscience de certaines choses.
L’intention peut être bonne, mais le miroir n’aura pas l’impact attendu.
Chercher à bien faire, ce n’est pas exprimer un ressenti, et c’est là le sens de cette petite phrase : pour refléter, un miroir doit être propre et lisse.
Vouloir faire, c’est en quelque sorte parler de soi. Je peux en effet vouloir aider, vouloir porter l’autre, vouloir sauver l’autre. Et, à chaque fois que je veux faire quelque-chose, je parle de mes désirs, c’est moi qui parle, c’est donc de moi qu’il s’agit. Je peux également vouloir bien faire parce que j’ai été éduqué, conditionné comme cela.
En formation, le stagiaire doit expérimenter ses velléités de bien faire ou encore d’apporter quelque chose à la médiation comme son savoir-faire
Les médiateurs humanistes n’ont rien à FAIRE.
C’est facile à comprendre, mais c’est plus compliqué de lâcher le faire
Les médiants ont les ressources pour avancer dans le dédale de leur chaos. La place d’un tiers est aidante, il s’agit d’un accompagnement et de rien de plus.
Les médiants n’ont pas besoin de s’encombrer d’une quelconque volonté d’aider de la part des médiateurs.
La volonté d’aider nous parle sur la volonté de parvenir à un résultat.
Cette volonté exprime un désir de la part du médiateur qui va encombrer le médiant et de plus, cela va le ramener vers la sphère du mentale et l’éloigner du chemin d’introspection offert par la médiation.
Le miroir consiste à refléter ce que je ressens, et il n’a aucune autre fonction.
Le miroir c’est aller au-delà des mots, c’est aller vers le non-dit.
Bien sûr, le miroir peut tomber à côté, le médiateur peut ressentir quelque chose qui n’est pas.
Le miroir peut être réalisé au mauvais moment, ce qui ne l’empêchera pas d’avoir une efficacité retardée. Il sera dans ce cas repris par le médiant un peu plus tard.
Le miroir pourra également être une interprétation de la part du médiateur.
Si le miroir tombe dans le vide, cela n’a aucune importance. S’il est rejeté de la part du médiant cela peut être un phénomène de résistance ou bien, c’est parce que le miroir est tombé à côté.
Si le miroir passe par le filtre du mental, il a par contre toutes les chances d’être contreproductif.
Passer par le filtre du mental signifie que le miroir est préparé, analysé, rationalisé, cherchant à toucher une cible.
Eugen Herrigel nous explique16 que dans la tradition japonaise, lorsque le tireur à l’arc vise et se concentre spécifiquement sur la cible, il minimise ses chances de l’atteindre.
C’est en quelque sorte en se dépossédant de soi que la flèche aura le plus de chance d’atteindre sa cible, nous explique l’auteur.
En comparaison avec cette parabole, le ressenti ne passe pas par la tête (le miroir devient alors déformant), mais il passe par la spontanéité du moment présent.
Lorsque je vois cette personne marcher d’un air las, je ressens qu’elle est fatiguée, alors qu’elle m’affirme le contraire lorsque nous échangeons brièvement dans la rue lors d’une rencontre fortuite.
Je vois, ressens et reflète ce qui n’est pas forcément exprimé par le langage.
Les miroirs pratiquent le ressenti au-delà des masques, au-delà des rôles, au-delà de ce que le médiant aimerait que je perçoive, que ce soit pour me séduire ou se rassurer luimême.
Les miroirs ramènent la personne à sa vérité, et non à ce personnage auquel elle s’identifie, et cela dans le moment présent.
J’ai dit que pour refléter, le miroir doit être propre.
Cela signifie que le médiateur doit se défaire de toutes ses velléités de vouloir bien faire, il doit se déposséder de son désir d’agir. Jacqueline Morineau exprime lors des stages qu’elle anime, qu’il « doit se couper la tête ».
Nous sommes là au cœur de la posture du médiateur, c’est-à-dire une présence, une personne qui accompagne les médiants sans chercher à faire quoi que ce soit.
Et cela représente pour les médiateurs un long cheminement, un long parcours d’humilité. Jacqueline Morineau nous explique qu’il faut probablement une vie complète pour devenir un bon médiateur.
Comment se déroule cette phase de crisis ?
Les médiants se font des reproches mutuels. Chacun d’eux estime qu’il est la victime et qu’il subit toute sorte d’attaques de la part de l’autre. Cela peut concerner une plantation entre deux voisins, un animal bruyant, le jardin non entretenu et source d’envahissement par les mauvaises herbes. Il peut s’agir de litiges concernant la garde d’un enfant, et de toute sortes de préjudices. En fait, toute situation conflictuelle trouve généralement sa source dans des évènements qui n’ont souvent rien à voir avec la situation apportée. Une jalousie parce que le voisin a obtenu un permis de construire que l’autre n’a jamais pu obtenir. Ce qui est ressenti comme un passe-droit pour l’achat d’un terrain devient un affrontement à propos d’un arbre qui fait de l’ombre. Le préjudice peut sembler mineur.
Jacqueline Morineau cite en exemple dans son livre l’esprit de la médiation, paru en 1998 aux éditions éres, le cas de ces deux femmes d’origine algérienne qui s’affrontent physiquement avec violence, à propos de l’utilisation conjointe d’une corde à linge sur le toit de leur immeuble. Elle nous explique que l’enjeu autour de cette corde à linge n’est que
16 Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, aux éditions Dervy,
l’expression d’une souffrance retenue ou non reconnue, qui remonte à bien des années auparavant, lors d’une existence impactée par la violence, dans un pays fuit du fait de l’insécurité, ainsi qu’une vie marquée par la peur et les malheurs.
Lorsque les résumés ont été effectués, le médiateur termine ceux-ci par un miroir, donnant ainsi la parole à l’un des médiants. Il peut également réaliser un miroir en direction des deux protagonistes, mais cette situation est moins fréquente.
La phase de crisis peut ainsi débuter, et en général c’est assez rapidement fort sur le plan émotionnel. Il peut y avoir des pleurs, une colère violente, une grande tristesse ou encore du désespoir de part et d’autre. Les reproches fusent le plus souvent, chacun s’estimant lésé ou atteint dans sa dignité.
En faisant des miroirs à l’un et à l’autre, sans n’en lâcher aucun des deux, les médiateurs accueillent les souffrances et donc le cri de chacun tout en repérant les valeurs qui ont pu être directement atteintes. Nous y reviendrons.
Chaque miroir est suivi d’un silence afin de laisser le temps aux médiants de l’entendre et de l’analyser afin que celui-ci produise son effet.
Celui-ci peut tout à fait être retardé, ou bien le médiant peut-être dans ses pensées lorsque le miroir est réalisé.
Quelquefois, une résistance de la part du médiant est immédiatement perçue par les médiateurs car le miroir est rapidement nié, comme rejeté de manière presque brutale. Les silences sont importants à respecter pour les médiateurs.
Ce sont les silences qui permettent une introspection, qui favorisent l’accueil des zones d’ombres, du chaos intérieur que doivent explorer les médiants pour cheminer vers leur moi profond.
A force d’arguments et de contres arguments, et aussi grâce à l’accompagnement des miroirs, les médiants vont s’apaiser, ainsi rassurés d’avoir été entendus et pris en considération.
Cette évolution ne sera pas linéaire, mais interrompue par des vas et viens entre relents d’émotions et apaisements, évidemment relancés par l’autre protagoniste qui couvrira d’invectives son accusateur et vice versa.
Pour des médiateurs habitués à chercher l’apaisement lors de cette période d’expression des émotions, le fait de permettre l’expression libre de celles-ci, voire leur explosion sous forme d’un cri, pourrait effrayer. Un autre courant de médiation laisse toute liberté à l’expression du cri, il s’agit de la médiation transformative.
Pour accompagner les médiants lorsqu’ils tournent en rond et ne parviennent pas à se libérer de cette boucle des émotions, les médiateurs vont effectuer des synthèses.
Les mini-synthèses.
Il s’agit de reprendre des points importants qui ont été évoqués par les médiants lors de la phase de crisis.
Ces mini-synthèses permettent d’acter ce qui a été dit par chacun afin d’avancer.
Elles ont aussi comme finalités d’aider les médiants à sortir de leur enfermement dans la boucle des émotions.
Les mini-synthèses actent la prise en considération des propos de chaque médiant. Chacun se sent entendu et compris. Quelquefois d’ailleurs, il arrive qu’un médiant corrige la minisynthèse. Cette correction est alors reformulée pour que le médiant ressente bien qu’il est compris.
Miroirs et mini-synthèses apportent de l’apaisement. Les silences sont respectés par les médiateurs, sans aucune intention de leur part de les meubler.
Petit à petit, l’apaisement prend la place de l’expression émotionnelle, les médiateurs en viennent aux valeurs.
Ces mini-synthèses peuvent se terminer par un miroir ou par une question lorsque les valeurs sont abordées.
Un exemple :
« Vous avez dit madame que monsieur pense plutôt aux sorties avec ses potes qu’à sa famille. Vous avez ajouté qu’il ne participe pas aux différentes tâches de la maison et que vous vous sentez bien seule pour toute l’organisation. Vous accusez monsieur de sa présence auprès des enfants seulement pour les loisirs et le plaisir. Quant à vous, vous nous expliquez que vous vous coltinez toutes les corvées comme les devoirs, le taxi et les punitions lorsque quelque chose ne va pas.
Vous nous expliquez que vous passez pour la méchante et lui pour le gentil.
Vous dites, madame que vous vous sentez bien seule.
Quant à vous monsieur, vous expliquez à madame que votre travail est harassant, que vous avez besoin de décompresser, et que c’est grâce à ces sorties entre amis que vous vous ressourcez. Vous nous avez également dit que lorsque vous avez rencontré madame, elle était drôle et pleine de fantaisie et que vous vous retrouvez en compagnie d’une personne qui ne fait qu’édicter des règles, tel un colonel de l’armée.
- « Madame, je vous sens dépitée »
Vous remarquerez que le médiateur reprend les mots employés par les médiants :
« Monsieur pense plutôt aux sorties avec ses potes plutôt qu’à sa famille ».
« Vous vous coltinez toutes les corvées comme les devoirs, le taxi, etc. »
Ou bien, sur le même registre, mais avec un questionnement conduisant aux valeurs :
« Vous avez dit madame, que monsieur pense plutôt aux sorties avec ses potes, qu’à sa famille, et que vous vous coltinez toutes les tâches aux risques de passer pour une mauvaise mère, alors que lui, passe pour un bon père, y compris auprès de vos amis, est-ce bien cela ?
- C’est quoi pour vous, madame, être un bon père » ?
La même question sera posée au monsieur lorsque madame aura répondu.
Par le questionnement, on touche aux valeurs.
Les valeurs.
Les valeurs ont un caractère universel. Cela veut dire qu’elles sont acceptées par tous, même si chacun d’entre nous les priorise en fonction de telle ou telle période de notre vie. Par exemple en début de carrière professionnelle, il est tout à fait possible que le travail soit prioritaire comparée à la famille. Cette priorisation pourra évoluer dans le temps et s’inverser.
Ainsi, dans un couple, l’un pourra reprocher à l’autre d’avoir une priorisation différente en ce qui concerne les valeurs.
Les valeurs telles dignité, justice, liberté, amour, respect, famille, équité, amitié, sécurité, authenticité, sont souvent retrouvées lors des médiations. Certains confondent besoins et valeurs.
Les besoins peuvent être essentiels, comme l’eau, la nourriture, un abri, la sécurité comme décrits par Maslow17
Nous avons tous besoin d’amour, s’agit-il d’une valeur ou d’un besoin ?
Il est tout à fait possible, selon le contexte que cela soit les deux.
J’ai en effet besoin d’amour comme tout un chacun, il s’agit bien d’un besoin.
Si j’appartiens à une obédience religieuse, je peux considérer l’amour comme une valeur primordiale.
Pour cette valeur/besoin il peut y avoir confusion, car la langue française désigne par le même mot des significations différentes, ce qui n’est pas le cas chez les anglo-saxons.
Le latin distinguait agape, eros et philia pour désigner l’amour. Les anglo-saxons font la différence entre to love pour l’ami que l’on aime, le proche parent ou encore l’animal de compagnie que l’on aime, et falling in love désignant le fait d’être amoureux.
En français le mot aimer porte à confusion, car j’aime ma mère et j’aime mon épouse, j’aime aussi mes enfants, et d’ailleurs je peux aussi aimer la choucroute ou encore un poisson rouge. L’amour que je porte pour chacun d’entre eux n’a pourtant pas la même signification.
Les valeurs : autonomie, respect, sécurité sont à la fois des valeurs et des besoins. Mon sentiment est que les valeurs sont au-dessus des besoins. Elles régissent une société qui en fait son socle.
Ainsi, pour moi, les valeurs me rattachent à ce qui me dépasse, que cela soit un côté spirituel, familial, culturel, ou lié à la morale.
Les besoins sont plus proches de ma personne. Leur valorisation est dépendante de mon histoire personnelle. Quant aux valeurs, c’est plus tard, que ce soit pour des raisons d’appartenance, d’identification, que je les ai intériorisé dans mon système de référence.
Prenons l’exemple de cet enfant fragilisé lors de sa petite enfance du fait d’une grande prématurité18. La rencontre entre son histoire familiale (sa mère, ses grands-parents qui ont
17 A Theory of Human Motivation », Psychological Review, no 50, 1943
18 Cet exemple est tiré d’une médiation
peut-être traversés des zones de turbulence) et la fragilité de sa santé lors de sa petite enfance ont peut-être créés une surprotection de la part de sa mère. Ajoutez-y un père très autoritaire et exigeant. Lorsque cet enfant sera devenu adulte peut-être aura-t-il besoin d’autonomie en réaction à son enfance alors qu’il en aura terriblement manqué.
Le besoin d’autonomie chez cette personne, sera d’autant plus affirmée que son histoire personnelle l’en aura privé.
Par contre, pouvons-nous affirmer, que chez lui, la valeur autonomie lui aura été transmise par son environnement familial ? Certainement pas.
Ainsi, chez cette personne en particulier, aux regards de son histoire personnelle, les valeurs d’autonomie et les besoins d’autonomies ne se confondent pas.
Nous pouvons débattre du fait que l’autonomie soit ou non une valeur. En tout cas il s’agit de l’entrée dans la valeur de liberté d’être.
Bien sûr chaque cas doit être interprété et analysé dans son contexte, et cet exemple ne fait qu’illustrer une possible différence entre valeurs et besoins.
Pour revenir au déroulement de la crisis, les médiateurs vont petit à petit orienter les médiants vers les valeurs afin de donner de la hauteur à la médiation.
Pour atteindre cette période des valeurs, il faudra aider les médiants à sortir de la boucle émotionnelle à l’aide de miroirs et de mini-synthèses.
C’est grâce à l’accompagnement des médiateurs par l’écoute, le respect des silences, les miroirs et les mini-synthèses que les médiants vont progressivement se libérer de cette boucle émotionnelle dans laquelle ils se sont progressivement enfermés avec des projections négatives sur l’autre, tout au long de l’élaboration conflictuelle.
. Ainsi, les valeurs ouvriront vers un nouvel espace de respiration.
Que signifie l’expression vérité de chacun employée par Jacqueline Morineau ?
Reprenons une définition de la médiation humaniste donnée par Jacqueline Morineau lors d’un entretien que nous avons partagé avec elle pour la préparation d’un livre publié aux éditions l’Harmattan en 2023 : La médiation humaniste, une renaissance de la mort à la vie, un chemin de paix.
« La Médiation Humaniste ne peut se définir en tant que méthode ou outil. C'est un espace de rencontre avec soi-même pour pouvoir rencontrer l’autre au plus proche de la vérité de chacun. Une véritable quête philosophique en tant que recherche de sagesse pour vivre en paix, en harmonie avec soi-même et les autres. C’est un chemin de vie, à travers une quête permanente de connaissance et de vérité qui reste toujours à parfaire, en toute humilité. Pourrait-on le nommer : un art de vivre ? »
La médiation humaniste est avant tout un espace de rencontre. C’est un espace de rencontre avec soi avant de constituer un espace de rencontre avec l’autre, pour cheminer ensemble vers la paix partagée.
La finalité n’est pas seulement de résoudre le conflit, mais c’est également aller vers sa source.
Avant d’être un conflit entre deux individus, très fréquemment celui-ci est intra personnel. La séparation est probablement une des origines des conflits.
Ainsi afin de mieux appréhender le conflit, il nous faut donc nous pencher sur ce qu’est la séparation.
La séparation.
Elle est symboliquement citée dans la bible lorsqu’Adam et Eve ont été chassés du jardin d’Eden. Dans l’ancien testament Eve, la première femme, a été créée à partir du côté d’Adam (et non de sa côte). Il s’agit à la fois d’une origine et d’une séparation, car Eve dans la bible, provient d’Adam tout en étant différente de lui. Adam est créé à partir de la terre à qui Dieu instaure un souffle de vie. D’ailleurs, il est bien noté qu’une fois ce souffle de vie disparu, l’homme retournera à la terre mère. En ce qui concerne la fin de vie, il n’y a donc plus séparation.
Ainsi, symboliquement dans la bible, la vie est séparation, la mort serait le retour à l’unité.
(Ce qui est incroyable, c’est que la formation d’un fœtus se déroule de cette manière : l’ovule est fécondé par le spermatozoïde, et très rapidement survient la mitose cellulaire. Il s’agit d’une séparation cellulaire en deux cellules. C’est à partir de cette mitose que le fœtus se développe. La vie nait ainsi de la séparation de deux cellules…)
Dans la Théogonie d’Hésiode (VIIIe avant J.C.) Gaïa la terre créa seule Ouranos le ciel, son égal, avec qui elle enfanta. Ouranos qui haïssait les enfants couvrit complètement Gaïa afin de les maintenir de force dans son sein. C’est avec la complicité du courageux Cronos, leur fils, qu’elle fit émasculer Ouranos qui lui trancha les bourses et ainsi les libéra de son emprise.
Citons Hésiode : « Des éclaboussures de sang qui rejaillirent sur elle, Gaïa fut en effet fécondée, et c'est ainsi qu'avec le cours des années naquirent les Euménides, les Géants, les Nymphes dites Méliennes (ou Nymphes des grèves, mères de la race humaine selon certaines cosmogonies). Une fois libérée d'Ouranos, Gaïa s'unit à l'autre enfant qu'elle avait conçu seule, Pontos, et eut encore Nérée, Thaumas, Phorcys, Céto et Eurybie (cinq divinités marines) ».
C’est à partir de la séparation entre Gaïa et Ouranos que l’histoire de l’humanité commence selon la mythologie Grecque.
Au niveau du réel, et non plus du symbolique, la naissance est aussi une séparation entre la mère et l’enfant. D’ailleurs le père est souvent choisi par les sages femmes pour couper le cordon et ainsi acter cette séparation.
Si nous nous mettons du côté de la mère qui a porté en elle le fœtus, il n’y a pas séparation durant toute la période de gestation. L’enfant et la mère sont intriqués, leurs sangs se mêlent, Il y a des échanges permanents et l’un interagit avec l’autre. Dans la plupart des cas, l’enfant est ressenti comme une partie intégrante de soi tout en ayant une existence
propre. En effet, la mère qui le porte lui préfèrera un prénom, lui préparera un trousseau et l’imaginera gambadant au sein d’une famille heureuse bien avant sa naissance.
Nous voyons bien que la vie porte en elle à la fois l’unité et la séparation, que ce soit du point de vue symbolique ou encore dans la réalité, et c’est avec ce paradoxe que l’être humain va devoir composer tout au long de son existence. Au moment de la naissance la séparation devient une réalité. L’enfant va devoir vivre une existence unique et sienne. Il ne partagera plus le corps de la mère. Pour la mère cela peut représenter une souffrance à plusieurs niveaux :
- Celle de se séparer du corps de l’enfant ainsi protégé dans ses entrailles, choyé, qui était complètement à elle durant ces neufs mois de gestation.
- Celle de le confier à la vie avec sa vulnérabilité, aux risques qu’il soit blessé, voire être emporté par une maladie, un accident, ou tout autre évènement pour lequel il pourrait passer de vie à trépas.
Ainsi, au moment de l’accouchement, la mère réalise qu’elle donne à la fois la vie et la mort. C’est dramatique pour elle. Elle est partagée entre la joie de donner la vie à cet enfant qu’elle chéri, qu’elle aime profondément et la peur de la mort qui pourrait l’emporter et dont sera dans l’incapacité de l’empêcher. Elle en perd le contrôle, même si dans les faits, il ne se passe rien le plus souvent.
Cette séparation est pour elle terrible, inénarrable, tant elle est ressentie au plus profond de son âme et de sa chair.
Le père n’a pas cette capacité de la rassurer, de protéger totalement cet enfant qui était en sécurité jusqu’à sa naissance. Et cela la mère le sait tout en gardant ses peurs pour elle.
Ainsi, l’accouchement consiste pour la mère en cette intuition qu’elle donne à la fois la vie et la mort.
La mère va forcément partager cette peur avec son enfant, et ce partage se fera au niveau du ressenti et non pas de celui du langage.
Cette première séparation marque de son sceau définitif la vie de l’enfant. Cela se traduira par la quête de retrouver l’unité perdue qui sera finalement le combat de toute une vie pour chacun d’entre nous.
Cette longue quête sera émaillée de nombreuses croyances que nous allons croiser sur notre chemin, mais elle sera également source d’espérance et de souffrances.
Nous pourrons ainsi avoir cette illusion que c’est grâce à l’autre que nous allons retrouver l’unité et le bonheur.
Certains vont être en quête de Dieu, ou bien rechercher l’éveil que ce soit dans le bouddhisme ou le Zen. L’état d’éveil ou état de Bouddha consiste à atteindre l’unité.
La recherche de toute puissance, et du pouvoir pourrait être liée au refus de la vulnérabilité et de la séparation.
Il s’agit pour chacun de nous d’une quête sans fin qui peut conduire tout aussi bien à la joie qu’à la désillusion.
La séparation peut également être vécue à un niveau intrapsychique. Emmanuel et Marie France Baillet de Cauquereaumont ont beaucoup publié sur l’enfant intérieur, concept évoqué pour la première fois par C.G. Jung avec le concept qu’il a appelé l’enfant divin ou puer aeternus.
L’enfant intérieur correspond à cette part infantile de l’adulte qui vit encore en lui. L’adulte dans son évolution fini par se séparer de l’enfant intérieur et cela passe par la construction de l’enfant adapté. Cette dernière notion se retrouve également chez Éric Berne dans
l’analyse transactionnelle19. Il s’agit de l’enfant qui s’est soumis à des règles par l’éducation, où encore qui a adapté un comportement pour trouver sa place au sein d’une famille qui ne lui a pas donné l’épanouissement attendu. Cette adaptation va être à l’origine d’une séparation intra psychique. Celle-ci est source de conflits.
Madame A., mariée, 3 enfants en instance de divorce. Elle veut quitter son mari pour survivre. Elle ne se sent pas considérée, pas aimée voire méprisée. Il ne tiendrait jamais compte de son avis ou passerait outre pour suivre son idée. Elle s’est à un moment donné, mise en retrait professionnelle pour s’occuper des enfants alors qu’il s’épanouissait dans son travail et plaçait de l’argent. Il refuse, dans le divorce d’accéder à ses demandes financières. Ils sont sous le régime de la séparation de biens. Elle a compris qu’obtenir la moitié du patrimoine est impossible, mais de là à accepter le minimum syndical... ce qu’il lui doit financièrement est étroitement lié selon elle à la reconnaissance. Monnayer au plus bas, c’est ressenti comme s’il la bafouait.
Elle dit qu’elle a sa part de responsabilité. Qu’en fait elle a compris qu’elle a épousé un substitut de son père. Il s’agit d’un homme autoritaire et gueulard avec sa mère s’effaçant et acceptant tout de cet homme centré sur lui-même.
Plusieurs miroirs sont tentés, sa vulnérabilité, sa détermination, le prix à payer pour être aimée.
On tourne en rond ; cherchant à ouvrir sur certaines valeurs, la justice, le respect, l’authenticité, la sécurité, l’amour et l’honnêteté.
Les lignes ne bougent que très peu.
Un médiateur évoque lors d’une mini-synthèse le lien entre l’amour et la vie, la séparation et la mort, la fuite du milieu familial pour se protéger de ce père décrit comme gueulard et égoïste, cette mère passive. Le parallèle avec le besoin de se séparer de son mari, aujourd’hui, pour survivre.
Qu’attend-elle de ce père qui maladroitement a tenté de lui clamer son amour en lui proposant de la soutenir financièrement. « J’ai été surprise, c’était la première fois qu’il s’intéressait à moi ». Quel rapport avec ce mari qui ne veut pas payer.
Quel est donc le prix à payer pour être aimée ?
Et puis un autre médiateur évoque la séparation intérieure. Madame A., lorsqu’elle parle d’elle dit souvent il y a deux parts en moi... Un médiateur fait un miroir : - « Je sens qu’il y a la bonne Madame A. et qu’il y a la mauvaise Madame A ».
Le miroir fait mouche.
La séparation est en elle.
S’il n’y avait qu’une seule Madame A. avec ses zones de lumière et ses zones d’ombres, une Madame A. unifiée, non séparée, acceptant de s’aimer, de s’accueillir sans séparation mortifère ?
Quel est le prix à payer pour changer de regard sur soi, sur l’amour profond porté au père sans avoir besoin d’être dans l’attente d’un changement de la part de ce père, comme celui attendu vis à vis du mari.
Juste dire au père l’amour, le lien et la vie ?
C’est le processus de transformation.
19 Éric Berne, des jeux et des hommes, éditions Stock
La médiation ouvre une porte, le médiant s’y essaie ou pas ! Son chemin lui appartient. S’aligner corps, âme et esprit, ne plus accepter la séparation comme une fatalité.
La séparation en soi se retrouve dans la plupart des médiations. Elle porte souvent entre l’enfant intérieur, c’est-à-dire le moi profond ou qui je suis en vérité et l’enfant adapté, c’est-à-dire l’ensemble des masques que je porte pour exister dans mon environnement, trouver ma place et pourquoi pas, être aimé.
L’adulte s’adapte lui aussi en permanence. Il doit ainsi porter des masques, jouer des coudes pour se faire une place au « soleil ». Il se coupe également de lui-même en faisant en permanence des concessions, des compromis, voire aller dans des directions qui seraient contradictoires à ses rêves de l’enfance ou de l’adolescence. A force d’endosser des rôles il finit par se perdre de vue lui-même.
Cette séparation intra psychique est plus ou moins bien vécue, et elle se justifie en permanence à travers la rationalisation mentale. C’est-à-dire que l’homme passe beaucoup de temps à donner des explications intellectuelles quant à ses choix de vie. Non seulement il s’éloigne de lui-même, mais il se coupe de ses sensations, il se coupe de son ressenti et donc de son corps. Bien sûr il y a des exceptions, mais nous n’accompagnons pas ces personnes en MHA.
La MHA accompagne les médiants par une introspection bienveillante pour explorer les origines du conflit à travers la prise de conscience de cette séparation intrapsychique. La médiation remet du lien là où il y avait séparation.
La définition de Jacqueline Morineau de la médiation humaniste devient plus claire maintenant : C'est un espace de rencontre avec soi-même pour pouvoir rencontrer l’autre au plus proche de la vérité de chacun.
Cette vérité représente l’être qui se débarrasse petit à petit de ses masques, ou encore cette momie qui se défait de ses bandes de protection. Il s’agit en fait de se débarrasser de toutes ces identités de tous ces rôles accumulés lors de la construction d’une personnalité sociale.
C’est une désidentification pour aller au cœur de l’être profond. Ce travail peut se réaliser par une psychothérapie avec tous ses méandres, la MHA est un autre chemin, peut-être plus rapide, peut-être plus direct grâce à la présence bienveillante des médiateurs humanistes.
Catharsis.
Aristote parlait de purgation des passions, de libération pour le public. En grec ancien, ce terme signifie purification.
C’est le moment de l’apaisement, le moment dans la médiation où les passions, les émotions ont fait place à un changement de regard sur la situation. En médiation/négociation le terme employé est : point de bascule.
La catharsis ouvre vers une renaissance et vers un chemin de paix.
La médiation n’est pas terminée, car le cheminement des médiants se poursuit.
Il peut persister de la confusion lors de la conclusion, mais les brumes vont se dissiper petit à petit, car l’être est en perpétuel cheminement après une médiation.
La conclusion.
Un médiateur prend la parole pour conclure.
Nous employons habituellement le terme de rhabiller les médiants, car ceux-ci se sont déboutonnés devant nous. En faisant tomber les masques, ils se sont mis à nu, et les médiateurs ne peuvent les laisser sur une telle impression. Ils vont avoir besoin de renaître, de se reconstruire. Pour aller vers la lumière après avoir traversé les ténèbres et leur chaos.
Les médiateurs doivent les accompagner vers le début de ce nouveau chemin à travers cette conclusion, les conduisant ainsi vers la paix.
La séparation, la médiation et le lien.
La séparation est une des causes de la souffrance.
Nous avons vu ce que cela représente pour une mère lors de l’accouchement qui est de fait une séparation, alors qu’elle a porté cet enfant durant les neuf mois de gestation. Nous avons vu cette terrible intuition que donner la vie, c’est aussi donner cette possibilité de la mort.
Nous avons vu le conflit intra psychique représenté par la séparation entre le moi profond et l’égo, le moi qui s’adapte, celui qui joue des coudes pour trouver sa place, et quelquefois s’approprier le pouvoir au risque de s’oublier lui-même. Nous avons vu la séparation entre l’enfant intérieur et l’enfant qui s’adapte, pour exister, pour survivre quelquefois, et tout cela en créant un grand écart entre ce que je suis et entre ce que je parais être, au risque de me couper de moi-même.
Nous avons vu les rôles sociaux endossés, l’équivalent des masques de la tragédie grecque, ces personnages (persona) à multiples faces qui jouent le drame de leur vie, finissant par ne plus savoir eux-mêmes, qui ils sont.
Tout cela pour exister, pour être acceptés, pour être aimés.
Nous avons vu comment l’être humain est en quête permanente afin de retrouver l’unité perdue. Peut-être en recherchant chez l’autre ce qui lui manque c’est-à-dire l’objet perdu, ou encore par le chemin du développement personnel, ou bien l’accumulation en adhérent au consumérisme qui nous tente de toute part. L’homme peut aussi épouser des croyances toutes aussi illusoires les unes que les autres.
Cette quête de retrouver l’UN, l’apaisement, l’éveil, le bonheur ou la joie est inextinguible sur le plan personnel et éternelle à l’échelle humaine.
La médiation est une occasion pour remettre du lien là où il y avait séparation. Mettre du lien en soi pour créer du lien avec l’autre. L’unité est en soi et non pas à l’extérieur de soi ; toutes les philosophies qu’elles soient orientales ou occidentales ne disent pas autre chose que cette vérité.
La médiation humaniste d’accompagnement est un chemin de connaissance de soi en vérité, afin d’installer la paix en soi pour rencontrer l’autre, et vivre ensemble en harmonie.
Un autre langage dans la relation humaine ?
Je me souviens de cette vaccination. Le nourrisson devait avoir 4 ou 5 mois. Sa mère était originaire d’Amérique du Sud. Elle avait suivi son compagnon en France, laissant derrière elle une grande partie de sa vie passée dans son pays, confiant sa fille aînée à un membre de sa famille, sans trop connaître le moment de son retour.
Elle se retrouvait étrangère dans un pays qu’elle ne connaissait pas, où elle était isolée, dont elle ne comprenait pas la langue, avec de maigres ressources et elle avait suivi le père de son enfant alors que la situation affective du couple commençait à prendre l’eau de toute part. Cette mère se retrouvait ainsi en insécurité complète, loin des siens.
Voilà qu’un médecin inconnu d’elle, communiquant avec elle dans une langue inconnue, s’approchait de la cuisse de son bébé avec une seringue munie d’une aiguille pour le vacciner.
Je ressentais de la panique chez elle, et elle le manifestait avec tout son corps.
Je proposais alors qu’elle donne le sein au nourrisson pendant que je le vaccinais, le compagnon traduisait en espagnol.
Une étude que nous avions menée pour une thèse de médecine générale, avait conclu que les cris de l’enfant mesurés par un sonomètre lors de la vaccination étaient moindres lorsque la mère donnait le sein.
Voilà ainsi le nourrisson, la tête enfuie dans la poitrine de sa mère me tournant complètement le dos, et qui ne me voyait pas lors de mon approche ainsi « armé » de ma seringue.
La panique de la maman n’est pas pour autant amoindrie.
La mère me voyait m’approcher et elle psalmodiait un flot ininterrompu dans un langage que je ne comprenais pas, et l’enfant qui tétait ne me voyait pas. Il devait ressentir la tension et la confusion, mais il tétait étant presque indifférent.
Au moment même où je vais piquer la cuisse droite de l’enfant, je vois celle-ci se rétracter comme pour se protéger, et pourtant, je n’avais pas encore enfoncé l’aiguille de la seringue. L’enfant à 4 ou 5 mois, n’a pas encore acquis le langage, il n’a aucun contact visuel avec moi.
La mère voit quant à elle, chacun de mes gestes.
Comment est-il possible que la mère transmette à son enfant qui est trop jeune pour comprendre son langage, que c’est cet endroit-là, je dirais même cette cuisse-là et non l’autre qui va être piquée par la seringue ?
J’exerce également dans un institut spécialisé dans les maladies neuro-dégénératives chez le sujet de moins de 60 ans.
Je me souviendrai toujours de ce monsieur de 52 ans, monsieur A., ancien marathonien, gaillard d’1m80, taillé dans la pierre qui avait perdu toute forme de langage. Il déambulait en marmonnant une langue qu’il devait être le seul à comprendre. Les mots que les soignants proféraient semblaient glisser sur lui et il semblait complètement perdu et hermétique à nos propos. Il ne comprenait plus le maniement des couverts à table, et ne savait plus non plus porter les aliments à la bouche, si bien qu’il était nourri à la cuillère par le personnel soignant, un peu comme les nourrissons. Il portait une grenouillère afin d’éviter qu’il ne joue avec ses selles ou les portent à la bouche ou encore qu’il urine au sol après avoir ôté sa protection.
L’atteinte cognitive était majeure, alors que sa capacité physique était encore à cette époque intacte.
Lorsqu’il déambulait dans le couloir marmonnant tout seul, chacun d’entre nous craignions de le croiser. En effet, malgré ses airs sympathiques, il pouvait tout à fait se jeter sur nous pour tenter de nous étrangler.
Par bonheur, il nous ignorait le plus souvent, mais chacun de nous en avait peur.
Il y avait eu plusieurs déclarations d’accident du travail dans cette institution du fait des troubles du comportement de monsieur A.
Et voilà qu’un jour, je le rencontre dans les couloirs.
J’aurais pu faire demi-tour, mais je ne sais pourquoi, ce jour-là, je décide de faire autrement. Je me conditionne pour l’accueillir avec bienveillance et amour, et dès cette minute, je me souviens de ne plus craindre de le rencontrer.
Á ma grande surprise, lorsque nous nous croisons, il se jette sur moi, non pas pour m’étrangler comme à son habitude, mais bien au contraire pour se blottir dans mes bras et pleurer.
Je le câline, le regarde, et là, je remarque tout de suite que son regard a changé.
Á chaque fois que j’ai rencontré monsieur A. dans les couloirs, je me suis conditionné de la même manière et il ne m’a plus jamais agressé.
Il a fini par se dégrader et décéder comme toujours lors de l’évolution de ces maladies, c’est inéluctable.
Certains pourront me dire que c’est au niveau du langage non-verbal que la communication s’est établie entre nous deux.
Parlons également de madame B.
La situation de cette femme est comparable. Elle est beaucoup plus avancée dans la maladie que monsieur A.
Elle est couchée, maintenant en fin de vie. Sa conscience est altérée, elle est en coma vigile. Cela signifie qu’il est possible de capter son attention en la stimulant, c’est-à-dire en la touchant, en lui parlant, mais elle somnole la plupart du temps.
Nous avons décidé avec l’équipe soignante de lâcher prise et de l’accompagner vers une fin de vie apaisée.
Nous accompagnons bien sûr la famille qui est présente au complet à son chevet pour ses derniers instants, seule une fille habitant loin est encore absente. Elle rejoint celle-ci en avion, et elle habite vraiment à l’autre bout de la planète. Je susurre avec douceur dans l’oreille de la mourante que sa fille ne pourra pas être présente avant 17 h le lendemain, du fait de son arrivée en avion. Je lui demande de l’attendre.
J’ai bien sûr la certitude qu’elle ne comprend plus les mots que j’emploie, car cela fait déjà longtemps qu’elle ne comprend plus ce que nous luis disons, mais ne dit-on pas aux parents qu’il faut parler aux nourrissons, car, même s’ils ne comprennent pas les mots, ils comprennent le sens ?
Comme prévu, la fille arrive auprès de sa mère autour de 17 h, et cette dernière décède peu après, vers 18 h.
Comment expliquer ce qui s’est passé dans les trois exemples cités ?
En effet, dans ces trois cas, il n’y a pas de langage pour communiquer, et nous sommes tout de même dans cette capacité de communiquer l’un envers l’autre. Ce qui me questionne c’est que nous sommes dans cette capacité de nous comprendre malgré l’absence de mots et de phrases.
En ce qui concerne monsieur A., bien sûr il est possible d’évoquer le langage non verbal, les attitudes sont conditionnées par les intentions et les émotions.
Qu’en est-il pour ce nourrisson, la tête enfuie dans le sein de sa mère, qu’en est-il pour madame B. en situation de coma vigile ?
Sur tout un autre registre, Rupert SHELDRAKE, docteur en science de l’université de Cambridge, chercheur à l’institut des sciences noétiques de Californie, nous partage des expériences similaires dans un livre paru en 1999, traduit en français en 200120
Le Dr SCHELDRAKE nous explique à travers de multiples témoignages recueillis pour une étude, la capacité des animaux pour ressentir le comportement de leurs maîtres.
Ils sont ainsi capables d’attendre leur maître lorsqu’il rentre du travail, alors que l’horaire est différent de leurs habitudes. Ils l’attendent comme tout le temps à un endroit précis de la maison, dès le moment ou le maître prend un moyen de transport pour rentrer. Ce n’est pas l’horaire d’arrivée qui compte, mais le fait que celui-ci prenne un transport pour revenir. Le chien, le chat les attendent à l’endroit habituel, de la manière habituelle alors que rien n’indiquait que le moment était venu de les attendre. Ce n’était pas l’horaire attendu et personne n’avait prévenu.
L’auteur cite de nombreux exemples dans son ouvrage sur les capacités pour les animaux de ressentir un changement d’habitude, de comportement de leur maître, et cela, à distance,
20 Les pouvoirs inexpliqués des animaux - Pressentiment et télépathie chez les animaux sauvages et domestiques, éd du Rocher
c’est-à-dire sans aucun contact physique ou visuel, sans même entendre d’une manière quelconque le son de leur voix.
Cette communication particulière à distance, Rupert SHELDRAKE la dénomme « les champs morphiques ».
Évidemment, les milieux scientifiques basés sur l’expérimentation reproductible ne peuvent accepter cette théorie de communication.
Et pourtant...
En médiation humaniste d’accompagnement, nous travaillons de la même manière que nous pratiquons lors des stages de formation. C’est-à-dire que la personne qui se trouve en impasse thérapeutique après avoir tenté diverses psychothérapies nous consulte, en tant que médecin pour avancer suite à une histoire complexe qui les bloque. Il s’agit fréquemment de traumatismes pouvant remonter à l’enfance comme une éducation sévère voire violente, ce qu’Alice MILLER dénonce dans ses écrits par le terme de pédagogie noire. Il peut également aussi s’agir de violence sexuelle comme des incestes ou encore de viols. Il peut encore s’agir de violence intra-familiale ou bien encore de manière moins délétère, de difficultés de couples ou intrafamiliales qui sont pourtant vécues comme étant des impasses. En fait toute situation est possible.
Il est proposé à la personne qui vient avec ses difficultés qu’un des médiateurs présents incarne le rôle de la personne qu’elle estime à l’origine du conflit. Cela peut être une personne décédée, absente où avec laquelle le médiant demandeur trouve au-delà du possible une confrontation directe avec l’autre personne qu’il estime à l’origine de ses souffrances. Le genre n’a aucune importance, un homme peut incarner le rôle d’une femme et vice-versa.
L’espace de bienveillance proposé par la médiation permet avant tout aux médiants en souffrance de déposer leur histoire lourde et pleine de conséquences. Il s’agit souvent de la première fois où ils racontent leur histoire, alors qu’ils l’ont gardé pour eux, en silence, portant seuls les fardeaux de la culpabilité et de la souffrance engendrée.
Cette possibilité, qui leur est offerte, vient pour eux comme une délivrance. Ils peuvent enfin pousser ce cri contenu, empêché durant des années, sans jugement exprimé de la part des médiateurs ou sans le regard des autres qui pourrait être vécu comme pesant. Car, il y a toujours de la culpabilité, surtout en matière sexuelle. N’entend-on pas, ne lisonsnous pas régulièrement ici et là que la personne victime a sa part de responsabilité, que parfois elle a été provocatrice, ne percevant pas bien les limites du possible ?
Je sais bien que c’est inacceptable en 2024, et pourtant les habitudes patriarcales sont lentes à changer.
La médiation humaniste va plus loin que le fait de pouvoir déposer toute cette souffrance accumulée et tue. Elle permet aux médiants de se confronter à leurs zones d’ombres grâce à l’accompagnement des médiateurs dans le processus de médiation humaniste que j’ai décrit par ailleurs.
Il s’agit en quelque sorte, d’affronter cette part inconnue de moi, le chaos qui me fait prendre des décisions que je n’aurais pas prises en connaissance de cause.
La psychanalyse s’est intéressée à cette zone d’ombre selon des traverses différentes chez Carl Gustav Jung et Sigmund Freud.
Ce qui est intéressant pour cet article concernant un autre langage de communication entre les hommes, c’est la relation, le lien qui se noue entre le médiant et le co-médiant. En effet, le médiant, celui qui apporte son histoire et sa souffrance, choisi le co-médiant parmi les médiateurs présents.
Ils ne se connaissent pas ou du moins leur rencontre se limite aux présentations d’usage. Le médiant raconte en quelques mots de quoi il s’agit, puis il lui est demandé de choisir parmi les médiateurs la personne qui serait, selon lui, la plus à même d’incarner le rôle de l’autre, celui qui est accusé être à l’origine de la situation conflictuelle. En fait nous demandons au médiant de se laisser choisir. Cela signifie qu’en regardant les personnes présentes, le médiant va désigner quelqu’un pour incarner le rôle de la personne avec laquelle il est en situation conflictuelle, sans bien saisir les raisons de son choix. Il s’agit d’un choix sans réflexion préalable.
Il est étonnant de constater que quasiment à chaque fois, le choix du co-médiant ne se fait pas par hasard, de constater que la personne ainsi choisie comporte dans sa propre histoire une similitude avec celle de la personne ayant défini son choix. Il ne s’agira pas bien sûr de la même histoire, de la même situation, mais tout de même, il va y avoir quasiment à chaque fois quelque chose de cette histoire qui va toucher le co-médiant du fait de cette similitude.
Un autre aspect surprenant que l’on rencontre dans ce processus, c’est que le médiant, lors du débriefing, va souvent révéler qu’il avait la sensation d’être face à son père, sa mère disparus lors de cette médiation, etc.
Il est souvent dit que le co-médiant a exprimé des éléments qui n’avaient pas été partagés lors des échanges préparatifs à la médiation entre le médiant et le co-médiant.
Cette situation est aussi perturbante que celle du nourrisson qui rétracte la cuisse avant la piqûre alors que le seul lien qu’il entretient à ce moment-là est le contact avec la mère, sans aucun contact visuel avec l’opérateur.
Que s’est-il passé pour que le médiant choisisse comme co-médiant une personne qu’il ne connait pas et qui se trouve quelque part en lien avec son histoire ?
Que s’est-il passé entre eux pour que le médiateur qui incarne le rôle d’un autre puisse se trouver dans un espace de transaction qui n’est pas le sien et donner le change à une personne qu’il ne connaissait pas avant cette rencontre ?
Je crois que nous avons tous cette possibilité de communiquer entre nous d’une autre manière que celles du langage verbal où de l’expression corporelle, comme l’a observé Rupert SHELDRAKE avec ses champs morphiques.
Nous avons tous cette possibilité, et nous en avons perdu le chemin, du fait d’avoir tout misé sur le langage verbal. Notre société, notre manière de vivre aujourd’hui nous en éloigne d’autant plus par le développement de tous ces moyens de communication à distance : internet, les mails, les SMS, etc.
Rappelez-vous des patients Alzheimer dans leur capacité retrouvée de communiquer autrement.
Sans avoir trouvé le mot pour le nommer, je l’appelle pour le moment un autre langage, le terme métalangage étant déjà employé. Il s’agit d’un langage qui est au-dessus des conventions que nous avons l’habitude d’employer comme le langage verbal et le langage non verbal. Peut-être le terme de supralangage conviendrait-il ?
Je laisse la place aux spécialistes en linguistique pour nous aider à définir les termes appropriés.
Quoiqu’il en soit, je n’ai pas de toute évidence, de réponse précise à donner à ce questionnement.
Que doit faire le médiateur ?
Apports
de la médiation humaniste
Cette question pourrait paraître incongrue et pourtant, il s’agit de toucher ici un problème de fond en médiation : quelle est la posture du médiateur.
Nous n’aborderons pas dans ce texte les notions d’indépendance, de confidentialité, d’impartialité et de neutralité qui sont inscrites dans le code de déontologie des médiateurs et qui sont communes à tous les courants de la médiation.
Notre questionnement est tout autre : lorsque deux personnes sont en conflit et font appel à un tiers médiateur, que doit faire ce dernier pour permettre aux médiants de parvenir à une solution acceptable et acceptée ?
Nous allons prendre l’exemple d’un conflit de voisinage : monsieur et madame A. vivent dans ce village depuis plusieurs générations.
Un conflit éclate entre la famille A. et la famille B. à propos d’un mur mitoyen, une procédure est engagée.
Le juge saisi demande une médiation entre les deux protagonistes.
Lors du déroulement de celle-ci, il s’avère que la famille A. désirait depuis longtemps acquérir le terrain de la famille C. qui jouxte les deux propriétés, c’est-à-dire celles de la famille A. et de la famille B.
C’est cette dernière qui a acquis ledit terrain quasiment dès leur arrivée dans le village.
Monsieur A. maugrée : « Qui sont-ils pour avoir cette priorité alors que notre famille vit ici depuis plusieurs générations » ?
Monsieur B. a surenchéri le prix d’acquisition du terrain et l’a emporté.
En médiation classique, les médiateurs tentent de rétablir un dialogue entre les deux familles dans un espace bienveillant d’écoute et aident les parties en opposition à négocier une solution acceptable et acceptée. Ils comprennent rapidement que l’enjeu n’est pas forcément le mur qui sépare les deux propriétés, mais plutôt l’achat de ce terrain par de nouveaux arrivants, alors que la famille A. se sentirait plus légitime que la famille B. Il s’agit de la partie immergée de l’Iceberg, c’est-à-dire que la cause réelle du conflit n’est pas celle qui est avancée par les parties.
Il est offert aux médiants un espace afin qu’ils puissent s’exprimer et être entendus. Le processus classique utilise des reformulations qui diffèrent selon les courants de médiations, et suivent la plupart du temps les phases de la roue de Thomas Fiutak 21 en cinq étapes bien décrites.
Deux courants de médiation ont en commun l’absence d’intention de rechercher des solutions sans pour autant perdre de vue l’attente des parties pour un accord :
21
La médiation transformative se détache des courants classiques de conflict-resolution en encourageant l’instauration d’une interaction entre les parties permettant à chacun de reprendre du pouvoir quant aux décisions qu’il va prendre.
Dans ce courant c’est grâce à des interventions sous forme de reflets et de résumés que l’empowerment - autonomisation trouve sa place pour chacun.
En médiation humaniste, Il ne s’agit pas de rechercher la présupposée racine conflictuelle afin de parvenir à des solutions de négociation. Dans le conflit cité en exemple, non seulement monsieur A. se sent atteint dans ses valeurs, mais il a été profondément blessé. L’intention de la part des médiateurs humanistes n’est pas de rechercher une cause ou une issue, mais bien celle d’accompagner les médiants vers une connaissance de soi en vérité, afin qu’ils puissent changer de regard sur la situation qui les oppose.
Cette situation peut créer une résurgence d’évènements anciens en lien avec leur histoire de vie, et dans ce cas, monsieur B. n’aura été qu’un stimulus déclenchant la fureur de monsieur A.
Cela ne signifie pas que monsieur B. n’aura aucune responsabilité dans ce conflit, car il aura pu être au courant des aspirations de monsieur A. pour acheter ce terrain avant de l’acquérir lui-même.
L’écoute de monsieur A. et de monsieur B. au fur et à mesure de la médiation, nous apprendra que cette situation est bien plus complexe qu’elle en avait l’air de prime abord.
Monsieur A. nous explique qu’il s’est révolté contre son père à l’adolescence coupant ainsi tout lien avec sa famille durant de nombreuses années. La ferme familiale a été vendue faute de repreneur à une personne étrangère à sa famille sans qu’il n’en soit averti. Monsieur A. a appris cette situation lorsque le notaire lui a signifié son héritage. Il s’est ensuite installé dans cette petite maison qui lui est revenue de droit.
Le rachat du terrain prend alors pour monsieur A., une valeur hautement symbolique. Il s’est senti coupable d’avoir claqué la porte, et cette terre pourrait représenter pour lui la possibilité d’une reconstruction et apaiser son sentiment de culpabilité. C’est peut-être aussi pour lui, un désir de se faire pardonner vis-à-vis de son attitude passée de rupture familiale.
Évidemment, monsieur B. n’a aucune idée de l’engrenage dans lequel il a mis la main en s’obstinant à acheter le terrain qu’il a surenchéri, tout se doutant que monsieur A. ne pourrait pas suivre financièrement.
A ce stade de réflexion, nous comprenons bien qu’une négociation, même si elle est menée avec art et diligence ne résoudra en rien la colère de monsieur A. Le risque, en visant une solution acceptable et acceptée serait de passer complètement à côté du conflit intérieur chez monsieur A. sur lequel nous allons revenir.
Ce dernier pourrait faire des compromis lors d’une médiation/négociation et taire sa rage tout en se niant lui-même comme il le faisait alors, écrasé par les exigences paternelles avant de quitter le domicile familial. Mais cela sera très douloureux pour lui et lui rappellera qu’il s’était alors adapté comme il avait pu, pour survivre.
Monsieur A. a porté un masque durant toute son enfance et son adolescence, il a joué un rôle en cherchant ainsi à s’adapter au comportement paternel jusqu’à ce que la corde casse, mais cela ne lui a apporté ni la paix ni la considération de son père.
Lorsque les médiateurs ont compris les enjeux autour du rachat du terrain par la famille A., ils ont saisi que leur rôle n’était pas de les amener vers une compromission qui ne ferait que réitérer la souffrance vécue par monsieur A. avant sa décision de rompre avec sa famille.
Ce dernier avait tenté de supporter la pression paternelle jusqu’à ce que cela ne soit plus possible pour lui. Quels seraient les effets d’une nouvelle compromission ?
Le risque en serait d’élargir le fossé des rancœurs et des blessures.
La médiation offre la possibilité à chacune des parties d’exprimer toutes les émotions qui ont été retenues durant de nombreuses années et qui vont pouvoir exploser sous forme d’un cri en présence des tiers médiateurs.
La plupart des courants de médiation, mis à part le courant transformatif qui laisse l’explosion émotionnelle s’exprimer, font tout pour apaiser ce cri par une écoute active et empathique.
En médiation humaniste, nous laissons exploser le cri et avec un outil particulier de reformulation que nous appelons miroirs qui expriment le reflet des ressentis de la part des médiateurs, nous accompagnons cette expression afin de permettre au médiants de dépasser ce stade d’enfermement dans la boucle des émotions, selon un processus bien défini et bien cadré.
L’outil miroir a été largement traité dans un autre texte.
Pour revenir à l’histoire qui nous occupe, les médiateurs vont permettre à monsieur A. de prendre conscience de ses propres conflits internes, de ses propres contradictions. Pour sauver sa peau, Il a rompu avec son père et a fait le choix de l’éloignement qu’il a voulu définitif en quittant sa famille et en rompant tout lien durant des années.
Suite à ce choix qu’il finira par regretter plus tard, il s’accuse de porter la responsabilité de la rupture du chaînon familial qui est relié depuis plusieurs générations à sa terre, et ainsi à la continuation de tout un passé transgénérationnelle.
Nous pouvons mieux comprendre la signification symbolique pour monsieur A. en ce qui concerne l’achat de ce terrain. Ce nouvel échec ne pourra que renforcer sa culpabilité.
Le processus de médiation humaniste offre la possibilité aux médiants de prendre connaissance de soi en vérité.
Il s’agit pour eux de laisser tomber les masques, c’est-à-dire les rôles endossés durant toutes ces années qui finissent par les éloigner d’eux même.
Monsieur A. en attaquant son voisin à propos d’un mur litigieux n’a aucune conscience de ce qui s’est passé en lui, et ce mur de la discorde le détourne de lui-même, à savoir qui il est ?
Tant que monsieur A. n’aura pas pratiqué une introspection lui permettant d’accéder à la question de qui il est vraiment, il sera persuadé de son bon droit et se considérera comme victime de monsieur B. ; cet étranger qui aurait plus de droits que lui, parce qu’il a plus de moyens financiers, pour acheter un terrain qui de toute façon ne lui appartiendra jamais, car il n’est qu’un étranger comparativement à lui qui occupe cette terre depuis plusieurs générations...
Si les médiateurs s’en tiennent aux faits, à l’histoire, monsieur A. tout comme monsieur B. risquent de tenir une conversation superficielle et l’accord, s’il est trouvé ne résoudra en rien les rancœurs de monsieur A. vis-à-vis de la famille B.
Revenons à notre question primordiale : que doit faire le médiateur ?
Il doit surtout ne rien faire...
Avec l’exemple de médiation qui nous occupe, nous pourrions mieux comprendre ce qui pourrait paraître une contradiction : comment permettre aux médiants d’accéder en conscience de leur vérité intérieure sans que ce résultat ne soit l’aboutissement d’une action de la part des médiateurs ?
En fait, c’est le processus de médiation humaniste qui permet aux médiants une introspection qui vont leur faire découvrir que l’origine réelle du conflit est en eux. Il faut pour cela qu’ils affrontent leurs zones d’ombres et, petit à petit prendre connaissance de leur personnalité profonde grâce à l’accompagnement des médiateurs. Ils sont une présence, et leur posture se rapproche plus de l’Être que du Faire.
Faire, c’est avoir une intention d’agir.
Cela pourrait être d’aider monsieur A. car le médiateur a été touché par sa souffrance lorsqu’il a compris les enjeux lors de la médiation.
Cela pourrait être de faire comprendre à monsieur B. qu’il a touché une corde sensible chez monsieur A. qui dépasse complètement le sujet du mur mitoyen et de creuser le sujet devant lui, afin de lui faire apparaître l’évidence.
Faire comprendre à l’un ou à l’autre que ce qui se joue là, est tout autre qu’une histoire de mur, permettrait au médiateur de les amener plus rapidement vers une solution négociée.
Faire quelque chose lors de cette médiation pourrait également libérer chez le médiateur ses velléités de sauveur, de justicier, d’aidant, etc., ou encore d’exprimer la sympathie qu’il a pour l’un ou pour l’autre des protagonistes.
En tant que médiateur, je n’ai pas forcément conscience de mes intentions de vouloir bien faire pour aider l’un ou l’autre afin qu’ils trouvent ensemble une solution acceptable et acceptée.
J’ai peut-être envie d’un happy end, je suis peut-être moi-même touché par la situation que j’accompagne lorsque j’occupe la place de médiateur.
Au fond, ils sont tout comme moi un être humain, avec ma vulnérabilité et avec mes failles... Ma volonté de faire quelque chose pour les aider me révèle toute cette part inconnue de moi-même et m’empêche de répondre clairement à cette question : qui suis-je ?
J’ai pu en effet, décider de contrôler mes désirs d’aider l’un ou l’autre des médiants étant très exigeant quant à ma neutralité et à mon impartialité ; mais voilà, il se trouve que je suis touché par l’histoire de monsieur A., et que malgré moi, je vais faire des suggestions pour le soutenir, ou mieux encore l’amener là où je pense que ce serait le mieux pour lui.
Les médiateurs doivent faire tout un autonettoyage quant à cette volonté d’aider et de soutenir. Notre rôle n’est qu’accompagner, et ce n’est pas si simple que cela.
C’est une des raisons pour lesquelles le médiateur devrait réaliser le même travail introspectif qu’il demande aux médiants afin de les accompagner au plus juste. C’est lors des stages de formation continue qu’il peut réaliser ce travail en s’entrainant avec ses propres conflits comme nous le réalisons en médiation humaniste.
L’analyse de la pratique est un autre lieu de progression et d’apprentissage.
Toutes les difficultés sont là en ce qui concerne la posture du médiateur, c’est-à-dire ne rien chercher à Faire.
Il s’agirait plutôt d’une posture d’Être une présence, fiable, solide et ancrée.
Bien sûr, en tant que médiateur, je dois assurer le processus, le cadre de la médiation, mais ce n’est pas de cela dont il s’agit lorsque j’affirme que le médiateur n’est pas là pour agir.
C’est grâce aux miroirs, dont nous avons parlé dans un autre texte que le médiateur va accompagner les médiants vers une introspection permettant, petit à petit de laisser tomber les masques, de lâcher les rôles afin qu’ils puissent accéder à leur moi profond dont ils avaient fini par se couper.
Car, lorsqu’il entre en médiation, monsieur A. n’a aucune conscience que ce mur mitoyen auquel il s’accroche comme une moule à son rocher est le support de toute la résurgence de son histoire personnelle.
Il est nécessaire de l’aider à remettre du lien en lui-même.
Les médiateurs donnent de la hauteur en allant progressivement vers les valeurs, c’est-à-dire une dimension plus grande que soi.
Pour monsieur A. ce terrain représentera symboliquement une grande partie des valeurs familiales qu’il a rejetées en quittant ses parents. Il a besoin de remettre du lien en lui et de se reconstruire à travers son histoire généalogique. Il a besoin de prendre conscience que monsieur B. a appuyé sur un bouton rouge, provoquant ainsi une résurgence de toutes les émotions enfuies en lui et réprimées.
Lorsque nous parvenons à cette phase de catharsis (dont la traduction du grec signifie purification) une nouvelle porte s’est ouverte de manière à ce qu’un espace de dialogue s’ouvre entre messieurs A. et B.
Monsieur A. aura changé de regard sur la situation et monsieur B. aura pu être touché par ce que vit monsieur A.
Les deux protagonistes pourront se rejoindre sur des valeurs qu’ils partagent.
Les valeurs nous dépassent, elle donne de la hauteur à la médiation alors que les médiants étaient enfermés dans une boucle des émotions.
La médiation humaniste est un espace de rencontre avec soi-même afin de rencontrer l’autre au plus proche de la vérité de chacun. C’est une quête de sagesse qui ouvre un chemin pour vivre en paix et en harmonie. (Jacqueline Morineau)
THEORIA, CRISIS ET CATHARSIS
Le processus de médiation humaniste
Jacqueline Morineau a été nommée à la demande de Robert Badinter alors Ministre de la Justice, pour expérimenter la médiation au Parquet de Paris en 1983. Le groupe de travail auquel elle appartenait était dirigé par Jacques Vérin qui dirigeait alors le Département de la Recherche au Ministère de la Justice.
Il lui a été alors confié des affaires pénales parfois très violentes afin d’expérimenter les effets de la médiation.
Elle n’était pas issue de ce milieu car elle avait une formation en archéologie plus précisément en numismatique grecque. Elle avait travaillé au British Museum à Londres durant plusieurs années. La seule expérience qu’elle pouvait avoir dans le domaine de la violence et de la justice pénale, consistait à avoir occupé bénévolement et transitoirement un poste de faisant fonction de criminologue dans une association de réintégration de jeunes sortis de prison à Londres.
L’expérience, bien que courte, puisqu’elle a duré moins de 18 mois fut riche et intense pour elle.
Le hasard des rencontres, lorsqu’elle est revenue en France après plusieurs années passées en Grande Bretagne, a fait qu’elle s’est retrouvée à expérimenter la médiation à la fin de 1983, forte de son expérience passée avec ces jeunes « offenders ».
Tout était alors à construire et à inventer.
Jacques Vérin s’était déplacé au Canada et aux USA pour le ministère de la Justice afin de faire un état des lieux de ce qui se pratiquait outre Atlantique en médiation. Ce courant de médiation souvent dénommé Conflict-resolution comportent en fait plusieurs courants différents aujourd’hui dénommés en France les MARD (Modes Alternatifs de Règlement des Différents).
Quoiqu’il en soit, le point commun de ces différents courants consiste, par la présence d’un tiers, en une négociation de manière à trouver pour l’ensemble des protagonistes une solution qui soit acceptable et acceptée.
La médiation peut se réaliser en navette comme c’est souvent le cas aux USA dans le cadre de conflits internationaux. Dans ce cas, les médiateurs se déplacent d’une partie à l’autre. Les deux parties ne se rencontrent qu’au moment de la signature du protocole d’accord. La médiation/négociation peut également se réaliser par des rencontres en plénière entrecoupées des focus comme c’est plutôt le cas en France, c’est-à-dire des apartés entre les médiateurs et les parties.
La médiation expérimentée par une novice comme l’était Jacqueline Morineau a pris une direction toute autre par rapport à ce qui se pratiquait outre Atlantique. En effet, elle avait une expérience personnelle qui a fortement influencé sa pratique.
- Cette pratique avec les jeunes délinquants était toute particulière. Il s’agissait d’un foyer de réhabilitation. Ces jeunes sortaient de prison, et l’association les regroupait
dans une maison avec diverses activités dans le but qu’ils s’intègrent plus facilement dans la société après leur sortie. L’intention était de prévenir la récidive et le cycle de la criminalité. Ces jeunes délinquants étaient encadrés par le directeur de l’institution, un psychologue et un criminologue. Jacqueline avait remplacé au pied levé le criminologue, alors qu’elle n’en avait pas le diplôme ni les compétences. Ce dernier, accidenté avait été remplacé dans la précipitation. Le travail de Jacqueline consistait à prendre des gardes, c’est-à-dire loger avec ces jeunes délinquants durant des périodes de 24 h et de leur proposer certaines activités protocolisées. Elle s’est ainsi retrouvée assez rapidement à devoir trouver des réponses à des situations extrêmement conflictuelles, soit en intra, c’est-à-dire parmi les jeunes délinquants logés dans cette maison ; soit par l’extérieur avec d’autres groupes de délinquants qui venaient agresser les uns ou les autres qui logeaient dans ce foyer. Elle a dû inventer et expérimenter, d’ailleurs avec succès pour apaiser les tensions subies.
- La pratique du Zen a accompagné le parcours de médiateur de Jacqueline Morineau. En effet, elle a découvert le Zen par hasard en cherchant à se renseigner pour le pratiquer. Elle s’est rendue dans un centre Zen à Londres en cherchant à prendre des renseignements, elle a ouvert une porte qui donnait dans une salle de pratique. Elle a aussitôt été mise en situation avant même de pouvoir s’expliquer sur les raisons de sa venue. Trouvant l’expérience intéressante, elle y est retournée, et a fini par intégrer cette association notamment après avoir assisté à une conférence d’un Maître Zen illustre venu du Japon. Elle a ainsi pratiqué cette discipline exigeante durant trente ans, tout en se rendant régulièrement au Japon pour assister à des Seishi auprès du Maître. Dans sa pratique du zen, elle a fait de nombreuses rencontres qui ont fortement influencé sa pratique ultérieure de la médiation humaniste.
- La tragédie Grecque a également eu une influence prépondérante dans sa pratique de la médiation. En tant que spécialiste de la numismatique grecque, Jacqueline Morineau s’est intéressée à sa civilisation. Elle s’est passionnée pour la tragédie de Sophocle, Euripide et Eschyle et a eu la grande surprise de retrouver au Parquet de Paris, lors des médiations qu’elle a expérimentées, de grandes similitudes entre les drames humains auxquels elle assistait et les tragiques Grecques. Cette similitude se retrouve dans les trois temps de la médiation : Theôria, Crisis et Catharsis qu’elle a ainsi dénommés dans la théorisation de la médiation humaniste et que l’on retrouve dans ses différents ouvrages.
Nous proposons de décrire ces trois temps de la médiation humaniste dans cet article.
THEÔRIA
Du grec ancien θεωρία qui pourrait se traduire par contemplation, regard sur les choses. Il s’agit de l’histoire conflictuelle présentée par chacune des parties. Bien sûr, chaque partie va en donner sa propre version. L’histoire pourtant identique pour chacun des protagonistes, sera abordée sous un angle de vue différent, si bien que nul ne saura jamais où est la vérité.
Cela me rappelle cette métaphore indienne où un éléphant est présenté à six aveugles d’un village. Chacun en touche une partie et en donne une interprétation différente. Celui-là qui touchera la trompe pensera à un python, celui-ci qui touche le ventre le comparera à une tente, celle-ci évoquera un balai en touchant la queue, etc. Personne n’imaginera ou bien décrira l’éléphant dans sa globalité, chacun en aura une idée partielle qui n’est pas fausse en soi, mais qui n’est pas non plus la réalité de l’éléphant.
Dans cette phase de la médiation nommée theôria, les médiateurs ne font qu’écouter ce que le médiant22 exprime, d’ailleurs personne ne l’interrompt, ni même l’autre médiant.
Lorsque le premier a terminé l’exposition des faits telle qu’il les a vécus, le second prend la parole, et de la même manière que pour le premier s’étant exprimé, personne ne l’interrompt.
Á la fin de cette prise de parole, un des médiateurs qui a pris des notes reformule ce qu’il a entendu.
Il ne s’agit pas d’interpréter ce qui a été entendu, ou encore de vouloir le restituer de manière à exprimer une bonne compréhension. Il s’agit d’une simple reformulation sous forme de résumé et si possible avec les mots employés par chacun des médiants.
Lorsqu’il aura été reformulé à chacun ce qui a été dit, le médiateur donnera la parole à l’une des parties par un miroir.
Nous avons déjà décrit ailleurs ce qu’est le miroir. Pour être synthétique, rappelons qu’il s’agit d’un ressenti. Il ne s’agit pas forcément de la reformulation de ce qui a été dit, mais vraiment de ce que ressent le médiateur qui exprime ce miroir à propos de la personne.
Le miroir ne reflète pas le plus souvent ce qui a été dit, mais plutôt ce qui n’a pas été dit, ainsi ressenti par le médiateur.
« Je vous sens triste », « Je vous sens dépassé », « Je vous sens outré », etc.
Ce premier miroir, réalisé après le résumé des faits, s’adresse à une personne bien précise, son rôle est simplement de donner la parole.
Il est possible de faire un miroir à chacun des médiants, mais l’expérience montre que cela apporte souvent de la confusion.
Le plus naturel étant de s’adresser directement à la personne en l’interpellant pour réaliser le miroir.
Il n’est pas nécessaire de chercher à faire un miroir juste. De toute manière, dès qu’un miroir passe par le filtre du mental, de l’intellect, il y a toutes les chances pour qu’il ne soit pas juste.
Si un miroir semble laisser indifférent le médiant, cela ne signifie pas pour autant que le miroir n’était pas efficace. En effet, on a remarqué plusieurs fois, lors de médiation, qu’un miroir peut être repris à distance par le médiant et ce, malgré l’indifférence apparente de ce dernier lorsque celui-ci a été proféré.
En fait on ne se trompe jamais en réalisant un miroir.
Quelquefois, le miroir n’est pas effectué dans la bonne temporalité, il peut alors être répété plus tard dans la médiation.
Ce qui importe, ce n’est pas la justesse du miroir, c’est plutôt le fait de laisser un silence après ce dernier, de le laisser infuser.
22 Le terme ainsi employé médiant correspond à celui de médié utilisé en médiation classique. J.Morineau nuançait ainsi l’aspect dynamique que l’on retrouve dans le terme médiant qu’elle opposait à l’aspect statique du terme médié. C’est une histoire de vocabulaire pour désigner les mêmes personnes. Nous garderons ce langage.
CRISIS
L’origine étymologique grecque krisis signifie jugement. Frédéric Lenoir23 nous dit que le mot krisis signifie la nécessité de discerner et de faire un choix. Un échec, une dépression ou une maladie constituent des crises qui nous indiquent qu'il faut changer quelque chose dans notre vie, qu'il est temps de procéder à un choix, parce que « ça ne peut plus continuer comme ça ».
Que ce soit de l’ordre du jugement ou encore du domaine de « tout faire pour en finir », nous assistons lors de cette phase crisis à l’explosion émotionnelle des médiants.
Chacun a contenu les rancœurs qui se sont le plus souvent transformées en haine vis-à-vis de l’autre ou au minimum par l’affirmation de sa responsabilité de tout ce qu’ils subissent. La plupart du temps, nous n’avons pas affaire à un coupable et à une victime, mais à deux victimes, chacun se sentant lésé, abusé, voire humilié par l’autre.
Durant cette phase « critique » de la médiation, parfois violente sur le plan verbal, les médiateurs vont accompagner les médiants par des miroirs. Ces derniers seront proférés avec une bienveillance englobante dont le but sera d’apaiser les souffrances de chacun. Derrière la violence des propos, il y a communément de la souffrance. Les faits sont le plus souvent un stimulus qui ravive les blessures anciennes, celles qui n’ont pas été résolues et ainsi mises de côté.
L’histoire actuelle peut ainsi faire remonter à la surface la charge émotionnelle attachée à une histoire ancienne dont la plaie, encore ouverte est alors ravivée. Le médiant qui explose ainsi lors d’un évènement qui pourrait paraître bien en deçà de la réaction engendrée, nous offre à livre ouvert tout le déroulé de souffrances accumulées de son passé, alors qu’il n’a lui-même aucune conscience de ce lien.
Pour exemple, Jacqueline Morineau nous cite le cas de cette personne dont la voiture a été éraflée par un livreur de pizza, accident banal de la vie quotidienne qui a déclenché les foudres chez le propriétaire du véhicule. Il menaçait le pauvre livreur de pizza de toutes les invectives imaginables tout en demandant réparation, et cela, bien au-delà des moyens du jeune homme.
La médiation a permis de mettre à jour toute la symbolique de ce véhicule, signe extérieur de réussite sociale. Afin de se hisser au niveau de la reconnaissance tant espérée, le propriétaire de la rutilante voiture est passé par de nombreuses souffrances et sacrifices. Peut-être que le bonheur convoyé par cette ascension sociale après tant de sacrifices n’a pas été à la hauteur de ses attentes ? Quoi qu’il en soit la rayure sur le véhicule est devenue un drame, symbole de tout le vécu de souffrances et de sacrifices engendrés pour atteindre le Graal.
Ce qui est puissant dans la médiation humaniste, c’est cette capacité à dénouer l’écheveau, cette capacité de mettre du lien là où il y avait rupture, là où il y avait une séparation intrapsychique, séparation entre cette partie de la personne qui, suite aux accumulations de souffrances et d’humiliations a dû s’adapter pour être reconnue, soutenue et au total, aimée, et cette autre partie de la personne, vierge de toute adaptation, je dirais le noyau profond de l’être.
Emmanuel et Marie-France Baillet de Coquereaumont ont largement développé la thématique de l’enfant intérieur et de l’enfant adapté inspirée de Carl Gustav Jung dans leurs différents ouvrages.
Ainsi, lors de la médiation citée ici en exemple, le lien a bien été rétabli chez le propriétaire du véhicule « blessé » et ce qui semblait un drame s’est transformé en une belle histoire de solidarité et de bienveillance.
La phase de crisis permet aux médiants de déposer leur vécu actuel et dramatique de la situation, mais elle permet également de déposer ce qui n’a pas été résolu par le passé. Les liens se tissent progressivement entre ce que l’on perçoit et ce qui a été enfoui. Ce sont les raisons pour lesquelles la métaphore de l’Iceberg est souvent employée en médiation
C’est par les miroirs et leurs accompagnements que les médiants descendent dans les profondeurs de leurs zones d’ombres afin d’y mettre de la lumière. Il s’agit d’une véritable rencontre avec soi-même qui leur permet de comprendre les racines de leur réaction émotionnelle.
La médiation humaniste agit en mettant du lien en soi.
Par accompagnement du miroir, nous entendons plusieurs possibilités. Le miroir peut se comporter comme un véritable « missile ».
C’est-à-dire qu’il peut atteindre sa cible au cœur, et ainsi générer une forte perturbation émotionnelle.
Il peut déclencher un orage émotionnel qui ne sera pas forcément perçu de prime abord. Il pourra tout au contraire faire basculer la médiation vers une situation d’apaisement.
Les médiateurs doivent ainsi faire preuve de beaucoup de présence lorsqu’ils repèrent que le miroir est source d’une importante réaction émotionnelle.
L’accompagnement consisterait alors à :
- Faire des reformulations en écho (certains emploient le mot reflet) consistant à reprendre tout simplement une formulation du médiant : « Atterrée avez-vous dit » ?
- Refaire dans la foulée une série de miroirs afin de permettre à la personne de déposer son cri s’il y a lieu, et ce si possible en évitant d’employer un ton neutre et détaché, mais bien au contraire un ton engagé et empathique.
L’accompagnement des miroirs se pratique dans la plus grande bienveillance, et surtout par la présence des médiateurs qui soutiennent les médiants dans l’affrontement de leurs difficultés.
CATHARSIS
Aristote24 définit de la manière suivante la tragédie grecque : « La tragédie est l’imitation d’une action grave et complète, ayant une certaine étendue (...) se développant avec des personnages qui agissent, et non au moyen d’une narration, et opérant par la pitié et la terreur la purgation des passions de la même nature ».
La purgation des passions pourrait correspondre à la traduction la plus fidèle de catharsis. Il s’agit du dénouement en médiation.
De la poétique
Lorsque nous avons atteint cette phase, chacune des parties a changé de regard sur la situation.
Pour en arriver là, il faut dépasser le niveau de crisis, c’est-à-dire celui où les médiants sont enfermés dans une sorte de boucle des émotions.
Nous avons vu que c’est grâce aux miroirs et à l’accompagnement de ceux-ci réalisé par les médiateurs que les médiants parviennent à déposer dans un cercle de bienveillance toute cette boue dans laquelle ils sont englués.
La médiation va pouvoir s’élever un peu comme dans une spirale vers les valeurs.
Pour cela, les médiateurs vont utiliser un autre outil que Jacqueline Morineau a appelé les mini-synthèses.
Il s’agit de reprendre de manière synthétique ce qui a été dit par chacun des protagonistes de manière à avancer sur de nouvelles bases et d’éviter ainsi le retour en arrière, c’est-à-dire le temps de la boucle des émotions
Chacun prend conscience qu’il a été entendu et peut ainsi passer à autre chose.
La mini-synthèse se termine d’habitude par un miroir.
Les mini-synthèses ont comme intention de prendre de la hauteur dans la médiation et d’aller progressivement vers les valeurs.
Les premières mini-synthèses sont simplement utilisées lorsque les médiants sont dans une phase de boucle, c’est-à-dire que les mêmes idées sont répétées régulièrement, souvent sous une forme très légèrement différente.
Les médiateurs reprennent alors ce que chacun des protagonistes a dit et s’adresse à chacun d’eux. L’idée serait de réaliser progressivement les mini synthèses au niveau des ressentis afin de sortir du niveau des émotions. Ceci dit tout dépendra de l’intention des médiateurs au moment où ils utiliseront cette pratique.
La mini-synthèse se termine en général par un miroir effectué soit chez l’un, soit chez les deux médiants sous la forme d’un miroir identique, l’idée étant de les rapprocher sur ce qu’ils ont en commun.
« Je sens que pour chacun d’entre vous, c’est insupportable ».
Les mini-synthèses ont comme intention de prendre de la hauteur comme nous l’avons dit. Ainsi, les dernières mini-synthèses vont ouvrir sur les valeurs.
Il faut éviter lors de celles-ci les questions qui ramènent l’individu à un niveau de réflexion intellectuelle. Avec les miroirs, nous sommes à un niveau émotionnel que certains appellent niveau du cœur.
Le cœur représente un autre espace que celui du contrôle intellectuel. On pourrait exprimer que l’espace du cœur est l’espace du lien, de la rencontre en vérité, de deux individus.
D’ailleurs ne dit-on pas dans le langage courant : une rencontre de cœur à cœur ?
Jacqueline Morineau expliquait à chacun de ses stages, que pour être bon médiateur, il faut se « couper le tête ». Cela signifie qu’il faut se positionner hors d’un espace d’analyse et de rationalisation mentale.
L’évènement déclenché par l’autre, celui qui est responsable à mes yeux de la situation conflictuelle dans laquelle je me sens enfermé, n’est pas un élément rationnel. L’autre, celui dont je me plains a appuyé sur un bouton rouge, il a déclenché quelque chose que je considère comme insupportable. Nous sommes au dans le champ des émotions.
Dans le processus de défense que je vais mettre en place, je vais rationaliser ce qui m’arrive. Le traitement de l’information va passer par le mental qui va ordonner les faits tels que je les
ai vécus afin de m’adapter à cette nouvelle situation. Je me suis entraîné toute mon enfance à cette transformation des émotions par le contrôle mental.
La médiation doit se situer dans cet espace des émotions jusqu’à ce que les médiants soient dans cette capacité de prendre de la hauteur vers un autre espace qui est celui des valeurs. Les miroirs permettent d’accueillir les émotions en évitant la rationalisation et les minisynthèses offrent aux médiants cette possibilité de s’extraire de cette boucle des émotions.
En général, cette prise de hauteur n’est pas linéaire, mais subit une montée en spirale. C’està-dire que le débat semble s’élever puis redescendre vers les accusations et les invectives. De nouveaux miroirs sont prononcés suivis de nouvelles mini-synthèse, jusqu’au moment venu où l’on aborde les valeurs.
Les valeurs sont partagées et elles sont plus grandes que moi. Il s’agit d’une verticalisation de la médiation.
Il va s’agir, sans être exhaustif, de la liberté, de la dignité, de la justice, de la générosité, de la famille, etc.
Il ne s’agit pas du respect, car le respect ou se sentir respecté me concerne moi ; et comme je l’ai souligné, la valeur est au-dessus de moi, elle me dépasse.
Le respect est un besoin, ce n’est pas une valeur.
Les valeurs sont transmises par une culture, une famille, une éthique, ou par la morale.
Elles sont en général partagées par tous, mais peuvent être hiérarchisées par chacun d’entre nous.
Par exemple la valeur famille et la valeur travail25 sont le plus souvent partagées, mais pour autant, elles peuvent être source de conflit entre deux personnes, et je pense au couple.
Pour illustrer cela, imaginons que deux personnes se rencontrent et décident de partager leur vie.
Elles se rencontrent peut-être sur le lieu professionnel, travaillent pour la même société et investissent chacune dans une situation professionnelle qui leur plait et les épanouit. Elles partagent ensemble la valeur travail.
Des enfants naissent, une famille se crée avec un, puis deux, voire trois enfants.
Une des deux personnes développe la valeur famille, l’autre ne la dénigre pas pour autant, et pourtant elle sur investie la valeur travail. Car cette autre personne est non seulement en progression professionnelle qui comble son besoin de reconnaissance, mais de plus le salaire augmente et permet à la famille d’avoir un niveau de vie croissant, une maison confortable, un véhicule spacieux et des vacances agréables pour tous.
Cette seconde personne, en investissant plus activement son travail, se responsabilise visà-vis de sa famille. C’est du moins le rôle qu’elle se donne.
La personne qui s’occupe des enfants, désinvestit son ascension professionnelle de manière naturelle et ainsi laisse cette place à l’autre afin qu’il s’épanouisse professionnellement. Chacun y trouve sa place.
Les valeurs travail et famille sont encore partagées, car chacun recherche l’harmonie et l’épanouissement de l’autre.
25 Le travail n’est pas forcément considéré par tout le monde comme une valeur, mais plutôt comme une entrée vers par exemple la valeur liberté. Lors de la sombre histoire de la France lors de l’occupation
Allemande, le travail était alors considéré comme une valeur. Les valeurs dépendent aussi du contexte sociétal.
Le temps passe, les disputes et rancœurs s’accumulent et tout d’un coup, l’un accuse l’autre de privilégier le travail à la famille, d’être absent et de délaisser ce qu’il considère comme l’essentiel.
L’autre se défend en exprimant que c’est grâce à lui et au salaire qu’il apporte que la famille vit dans le confort.
Les valeurs étaient partagées, mais leur hiérarchisation va créer une situation de difficulté relationnelle.
Nous sommes alors au cœur du conflit.
Ce qui est intéressant, c’est que, très souvent, celui qui surinvesti une valeur, va le faire en lien avec ses blessures personnelles. Il aura ainsi de bonnes raisons, la plupart inconscientes de le faire et argumentera, rationalisera sur ses choix. Par exemple, s’il s’agit de la valeur travail, il désignera le confort de vie pour la famille, alors qu’il aura eu, dans l’enfance le sentiment de ne pas avoir été à la hauteur des attentes parentales sur le plan des résultats scolaires.
Cet exemple illustre bien l’importance que nous avons tous à hiérarchiser les valeurs, qui pourtant sont universelles et au-delà de nous.
Une valeur est reconnue par tous, mais chacun n’y donne pas la même importance et peut évoluer dans le temps quant à son attitude devant une valeur.
Ainsi, nous les approprier en les hiérarchisant est à mon sens une source de conflit, et ce d’autant plus que chacun d’entre-nous observe et considère le monde selon ses propres filtres.
Pour parvenir à ce moment où l’on touche les valeurs, les médiateurs posent des questions. Lors de la médiation, avant cette phase un peu particulière, il n’y avait jamais eu la présence de questions.
Si l’on remplace les miroirs par des questions, nous orientons indéniablement les médiants vers la sphère de réflexion, donc à un niveau de rationalisation mentale. Pour tirer vers le haut la médiation, un des médiateurs réalise une mini-synthèse, et au lieu de la clore par un miroir, il le fait par une question portant sur les valeurs.
Par exemple : « Madame, vous avez dit qu’un père doit être présent auprès de ses enfants et de sa famille, et ne pas passer le WE avec les copains à jouer au foot. Monsieur, vous avez dit que vous passez une semaine lourde en charge professionnelle afin de contribuer au mieux aux besoins de votre famille, et que le samedi matin vous avez besoin de décompresser, et que c’est en jouant au foot avec vos amis que vous prenez ce temps essentiel à vos yeux, que cela vous rend disponible auprès de votre famille le dimanche. Cela veut dire quoi pour vous madame et pour vous monsieur : être un bon père » ?
Cette manière de procéder ne signifie pas que nous allons définitivement délaisser la boucle des émotions. C’est la raison pour laquelle j’ai employé le terme de spirale un peu plus haut. Mais progressivement, petit pas par petit pas, tout en sachant que chaque médiation diffère l’une de l’autre, nous sortons progressivement de la boucle des émotions pour nous diriger vers l’espace des valeurs. Et c’est dans cet espace-là que nous ouvrons la porte de l’écoute mutuelle, car, d’une part nous sommes désenglués de cette boucle émotionnelle, et d’autre part nous en venons à ce qui a été blessé, malmené par l’autre lorsque nous avons ressenti qu’il touchait à nos
valeurs. Nous en arrivons à ce qui froisse, à ce que nous avons de plus fondamental en nous : notre culture, notre famille, notre morale, notre foi religieuse, etc.
Nous avions ressenti que l’autre touchait à ce qui fait partie de notre lignée d’appartenance, c’est-à-dire nos valeurs et nos émotions ont alors complètement envahi l’espace au point de nous aveugler.
Revenir aux valeurs, nous permet d’aborder la racine du conflit, ce qui est à l’origine de notre colère.
De plus, comme je l’ai énoncé un peu plus haut, ce n’est pas dans l’espace des émotions que nous allons nous rencontrer, mais c’est au niveau de l’espace des valeurs.
C’est alors que l’on peut entrer dans la catharsis. La boucle des émotions est dépassée, nous n’y reviendrons plus tout en travaillant dans un autre espace, plus élevé que le précédent. Nous abordons la verticalité de l’être, nous tendons vers quelque chose qui est plus grand que nous, vers cet axe ontologique de l’homme dont nous a parlé Jacqueline Morineau : corps (soma), âme (psyché), noûs (esprit), qui a fait l’objet d’un autre article et sur lequel nous ne reviendrons pas ici.
À partir du moment où les médiants ont été entendus, qu’ils ont pu déposer leurs fardeaux devant les médiateurs qui forment dans ce cercle un espace de bienveillance et à partir du moment où ils ont pu être rejoints sur leurs valeurs qu’ils considéraient jusqu’alors comme bafouées, de nouvelles portes peuvent s’ouvrir :
- La porte de la reconnaissance en tant que victime, et dans ce cas chacun des médiants est victime.
- La porte de l’expression de soi et donc celle de la connaissance de soi en vérité, c’est-à-dire sans masque, sans rôle (ce qui a fait l’objet d’un autre article). Cette ouverture permet l’accès à la rencontre de l’autre, elle permet le lien à l’autre.
- La porte de l’accès à la racine du conflit qui est souvent en soi. Nous ne faisons que projeter sur l’autre la responsabilité de la souffrance que nous vivons en nous sans bien en avoir conscience.
La traversée de ces différentes étapes permet d’aller à la rencontre de l’autre et nous parvenons progressivement à la phase de catharsis.
Les médiants n’ont plus besoin des médiateurs qui s’effacent ainsi à ce moment-là. Ils trouvent ou trouveront collectivement la solution à leur conflit sans même la nécessité pour les médiateurs de leur suggérer de la chercher.
Bien sûr, dans le cadre de la médiation judiciaire où il est nécessaire de produire un rapport au juge, il y aura alors nécessité pour les médiateurs de conclure par cette recherche de solution, mais tel n’est pas l’objectif premier de la médiation humaniste. Les objectifs de la médiation humaniste sont la rencontre en vérité avec soi pour permettre une rencontre avec l’autre, afin de vivre en harmonie et en paix dans l’esprit de la médiation d’une part, et le changement de regard sur la situation conflictuelle d’autre part.
Lorsque la médiation semble terminée, un des médiateurs formule la conclusion. En effet, lors du processus, les médiants se sont « déshabillés » devant nous, et nous avons l’habitude de dire que les médiateurs doivent les « rhabiller » lors de la conclusion. Souvent, la conclusion ouvre vers cet espace triadique corps, âme esprit qui est un espoir.
Nous allons ouvrir vers ce qui nous dépasse, vers cette part mystérieuse de notre humanité, celle que nous ne contrôlons pas, cette part spirituelle de l’homme vers laquelle nous aspirons tous que nous soyons croyants ou pas.
Toute l’histoire de l’humanité s’ouvre à cette spiritualité qui est une réalité humaine. C’est souvent là, l’esprit de la conclusion de la médiation.
Le silence en médiation humaniste
Dans le Dictionnaire des Symboles publié en 1969 et dirigé par Jean chevalier, un petit texte est consacré au silence. Il y est comparé au mutisme : le silence est un prélude d’ouverture à la révélation, le mutisme est la fermeture à la révélation […] Le silence donne aux choses grandeur et majesté ; le mutisme les déprécie et les dégrade.
Les spiritualités se sont emparées du silence, les significations en sont différentes selon le mouvement spirituel qui s’y rattache :
Le Dhammapada est un des plus anciens textes bouddhiques. Il s’agit d’un recueil d’aphorismes représentants un des canons bouddhistes les plus lus. Il serait issu de paroles et entretiens du Bouddha lui-même.
En toutes choses l’élément primordial est le mental ; le mental est prédominant. Tout provient du mental. Si un homme parle et agit avec un mauvais mental, la souffrance le suit d’aussi près que la roue suit le sabot du bœuf tirant le char.
Selon ce texte, le mauvais mental est représenté par l’esprit qui est envahi par le bruit ou le bavardage. Afin de « purifier » le mental, il faut trouver un « silence » intérieur. Dans le silence (ou l’absence de bavardage intérieur), l’homme rechercherait la notion de non-dualité.
Il existe un silence extérieur que nous connaissons tous (comme les bruits de la rue, ou encore les agressions verbales constituées par les jugements, etc.), il y a aussi le silence intérieur, ce dont il est fait référence a contrario dans ce ver du Dhammapada.
Maître Eckhart nous parle aussi du silence. Il s’agit de faire silence dans son être intérieur afin de faire Un avec Dieu. Calmer, voire supprimer le bavardage intérieur (Car Maitre Eckhart distingue lui aussi l’être intérieur et l’être extérieur), permet de faire taire la dualité ou la séparation, car l’âme ainsi libérée de la dualité peut alors accueillir Dieu. Maitre Eckhart nous explique par ailleurs que parler de Dieu consisterait à nier Dieu. En effet, selon lui, si je parle de Dieu et que je le nomme, c’est que je l’évoque en tant qu’entité séparée de moi. Il précise que dans l’ancien testament, les Juifs ne prononcent pas le nom de Dieu, ils n’ont pas le droit de l’écrire en dehors de la transcription des textes sacrés. Il est décrit par le terme Yahvé (YHWH) qui selon certains est traduit par « Je suis qui je suis/Je serai qui je serai ». Selon Maître Eckhart nommer Dieu consiste à en faire une entité séparée de moi, cela voudrait dire que j’existe en dehors de Dieu, et il s’oppose à cette idée considérant que
dans ce cas, c’est mon ego qui s’exprime et qu’il n’y a alors aucune place pour Dieu en moi. Il nous livre ainsi cette phrase : se vider de soi pour se remplir de Dieu (sermon 4).
Laurent Jouvet dans sa traduction préfacée par Alexandre Jollien nous dit : mon silence intérieur, dépouillé de toute pensée est le silence de Dieu ; il est l’union à Dieu, il est la participation à la dynamique trinitaire, il est la béatitude.
Á ce stade de connaissance, nous pouvons affirmer que sur le plan symbolique, le silence représente depuis toujours une intériorisation, un recueillement, voire un ressourcement nécessaire à l’homme qui est souvent happé par le tourbillon de la vie et les diverses représentations du moi (ego) qui l’éloigne de l’être intérieur.
Le silence, c’est cesser le bruit extérieur et c’est également faire cesser le bavardage intérieur.
Nous allons voir qu’en médiation humaniste, le silence, ou plutôt les différentes formes de silence que nous allons décrire, revêt une importance considérable sur ce chemin de paix et de vérité.
Alors, dans cet article, nous allons prendre le temps. Prendre le temps tout d’abord en rentrant dans le détail des verbatims de la médiation de madame A., et puis prendre le temps de goûter les silences de cette médiation.
La description dans le détail de cette médiation pourra paraître pour certains, un peu longue mais elle aura l’avantage de rendre plus lisible pour le lecteur comment nous travaillons en médiation d’accompagnement.
Il s’agira d’extrait et non pas de l’intégralité du compte-rendu de la médiation qui a duré trois heures trente.
Cette transcription a été réalisée à partir de l’enregistrement vidéo d’une visioconférence car, cette médiation a été faite durant le confinement.
Nous avons évoqué dans un autre texte ce qu’est la médiation d’accompagnement.
Nous n’allons donc pas le développer ici.
Pour un rapide rappel, il s’agit de permettre à une personne en situation de conflit avec une autre personne d’avancer sur un chemin jusqu’ici extrêmement compliqué, voire laissant la personne en situation d’impasse. Il s’agit le plus souvent de personnes ayant déjà tenté plusieurs accompagnements psychothérapiques avec cette sensation non seulement de ne plus avancer, mais aussi d’être fortement impactées par cette situation conflictuelle. Cela peut également concerner des situations post-traumatiques comme un inceste, un viol ou encore toute situation de violence concernant le passé.
Un médiateur incarne le rôle de la personne considérée comme responsable du conflit et les autres médiateurs accompagnent la personne demandeuse dans une introspection à travers cette histoire traumatique et ses blessures conséquentes.
Aujourd’hui la relation entre madame A. et son fils Y. s’est nettement améliorée, alors qu’au moment de la médiation la relation était rompue, puisque madame A. avait mis son fils alors âgé d’une vingtaine d’années à la porte du domicile et, elle l’avait black listé de son répertoire téléphonique.
Madame A. est mère de 3 enfants, une fille et deux garçons, dont Y. qui est le second de la fratrie.
Elle a quitté le domicile familial il y a maintenant 4 ans avec ses trois enfants, du fait de violences intrafamiliales persistantes et ce, après de multiples tentatives de conciliation, de négociations, plaintes et saisies de la justice.
Devant la peur et l’échec de toute tentative pour apaiser la situation, elle a fini par fuir avant d’obtenir le divorce. Il aura fallu de nombreuses années et une pluie de coups avant qu’elle ne se dégage de cette emprise.
Madame A. avait 16 ans lorsqu’elle a fui elle-même le domicile familial. « Mes parents, c’était un couple, il n’y avait aucune place pour moi ; je ne me suis pas sentie aimée, et d’ailleurs, j’avais l’impression d’être le parent de mes parents, c’était insoutenable. Ils ne se souciaient pas de moi, lorsque je ne rentrais pas à la maison le soir parce que je dormais chez une copine en sortant de l’école, ils ne cherchaient même pas à savoir où j’étais. Alors je suis devenue complètement autonome, j’ai accumulé les petits boulots et j’ai fini par partir. J’avais 16 ans, et cela ne les a pas vraiment dérangés ».
Les relations entre madame A. et son fils Y. se sont dégradées avec le temps. Les relations entre mère et fils sont devenues très violentes, et madame A. a fini par mettre Y. à la porte, black listant son numéro de téléphone afin de ne plus être agressée.
Y. devenait violent, surtout verbalement, notamment lorsque madame A. était en compagnie d’un homme, la traitant de pute, puis assez régulièrement et à la moindre demande de madame A., les injures, puis des menaces et des violences sont apparues.
Madame A. a fini par craindre Y. car il passait à l’acte pour le moindre prétexte. Madame A. pleurait, et lorsqu’elle pleurait, il devenait violent. Par exemple il se saisissait d’un objet et menaçait de frapper, une fois avec une chaise, d’autres fois avec ce qui lui tombait sous la main. Il pouvait taper dans les murs, frapper du pied, etc.
Elle avait fini par avoir peur de ses réactions et appréhendait chaque rencontre.
La médiation d’accompagnement débute par théoria. Il s’agit de l’exposition des faits selon le point de vue de chacun. Évidemment, la même histoire n’est pas vécue de la même manière selon les personnes.
Madame A. commence.
« J’ai un énorme souci avec Y., je l’aime profondément et on s’est raté. La relation n’a jamais été sereine. En parlant de moi, je me suis élevée seule, et j’ai toujours eu à cœur d’être une bonne maman et d’être en harmonie avec mes enfants ». « Aujourd’hui Y. est un homme violent qui me déteste, et je ne le vois plus comme un enfant, mais je le vois comme je voyais son père, c’est-à-dire en prédateur ». « Cette violence me renvoie à ce que j’ai vécu comme petite fille avec mon père et ensuite avec mon beau-père, et le plus difficile, c’est que cette violence provienne de la part de celui que j’ai mis au monde ».
Chez moi, j’ai été victime, et j’avais depuis toujours considéré Y. Comme une victime lui aussi. Mais maintenant c’est lui le prédateur, sa violence permanente est invivable ».
« Il ne fait rien de la journée, il refuse de travailler alors que je lui avais trouvé un travail chez Mac Donald. Il est totalement immobile et en plus, lorsque je rentre du travail, il commence à me harceler jusqu’à tard dans la nuit. Et moi j’ai besoin de dormir, car je travaille le lendemain. Je n’en peux plus, je suis épuisée ».
Le médiateur qui incarne le rôle de Y. nous dit : « Je ne vois pas à quoi cela sert de travailler et d’avoir une famille ». « Je ne supporte pas que l’on me donne des ordres ». « J’ai le droit d’exister pour moi ». « Je me sens isolé et rejeté par cette famille ».
Après l’exposé des faits, un médiateur fait un résumé. Cela consiste à reprendre les verbatims de chacun, l’un après l’autre et de terminer par un miroir.
Nous avons traité du miroir dans un autre texte, il s’agit d’un ressenti effectué par les médiateurs. Ce premier miroir s’adresse à madame A, il a comme intention de donner la parole. « Madame, je vous sens comme détruite ». Un long silence suit le miroir, car madame A. qui vient de s’exprimer a entendu à nouveau ce qu’elle a dit sous forme de reflet, elle a également entendu pour la seconde fois les paroles de son fils Y. qui est représenté par un médiateur.
Après ce miroir, nous sentons que ces paroles infusent et nous percevons beaucoup d’émotions chez madame A. Les larmes montent.
Le silence qui suit le miroir paraît long. Il permet d’offrir à madame A. un espace de respiration, car pour elle, raconter son histoire, entendre une autre version de la part du médiateur qui incarne le rôle de son fils, et de nouveau entendre ces deux versions sous forme de résumés, crée non seulement de l’émotion, mais probablement aussi de la colère envers son fils. Ces reproches de la part de celui qui incarne le rôle du fils vont directement toucher sa culpabilité.
Il se passe pas mal d’évènements dans la tête de madame A. durant le silence : l’écoute, la colère, la culpabilité, etc.
Contrairement à ce que nous pourrions penser, le silence n’est pas un vide.
Les médiateurs ne cherchent pas à remplir le silence, cet espace intérieur appartient aux médiants.
Madame A. prend la parole :
« Nous n’avons jamais pu communiquer, car c’était à chaque fois de la violence. Avoir peur de son propre enfant, ce n’est pas une vie. Il m’accuse de tous les maux, et c’est pour moi insupportable de l’entendre dire que je suis responsable par rapport à la violence de son père ».
Depuis qu’il est parti vivre chez son père, je suis terrorisée, car c’est un mauvais homme. Ah, c’est sûr pour l’amadouer il lui donne tout, ne le contredit jamais. Leur point d’accord consiste à dire du mal de moi, mais cela ne va pas durer. »
« Quant à moi, je suis enfin en paix chez moi, il ne me harcèle plus toute la nuit, et je peux dormir, je retrouve de l’énergie ». Le fait que je l’ai mis à la porte, parce que je n’en pouvais plus, le fait que je le raye de mon répertoire téléphonique ce ne sont pas des choix. Il s’agit pour moi de survivre ».
Nous sommes entrés dans la phase crisis de la médiation : le cri. C’est la phase de l’expression des émotions. Chacun a cette possibilité de crier ce qu’il a enfui en lui, et parfois depuis des années. Il peut aussi s’agir d’une rancœur qui n’aurait pas été exprimée, et nous savons que la rancœur détruit le lien. Ce cri a besoin d’être entendu par un tiers constitué par les médiateurs. Il est en général accompagné par des miroirs (des ressentis) : « Je vous sens en colère ». « Je vous sens dévasté ». « Je sens de l’injustice ». « Etc. ».
Les miroirs effectués par les médiateurs sont très différents des reformulations qui sont employées dans divers processus de médiation. Il s’agit à la fois d’une reformulation renforçant l’écoute de la part des médiateurs, et de plus, ils permettent aux médiants de descendre en eux. Non seulement les miroirs donnent le reflet d’une réalité, c’est-à-dire celle de la perception des médiateurs, mais ils aident le médiant à se retrouver face à sa propre réalité en dehors de la représentation sociale qu’il pense offrir aux autres. Nous exprimons cette idée en médiation humaniste en affirmant que les miroirs permettent aux médiants de « faire tomber les masques ». Les masques étaient utilisés lors des représentations de la tragédie grecque. La racine lexicale en est le mot persona (personne). Ainsi le masque servait à interpréter plusieurs personnages lors de la pièce jouée. Il y avait très peu d’acteurs lors des représentations à la fête de Dionysos dans l’antiquité grecque. Les acteurs endossaient plusieurs rôles et portaient des masques. Ils changeaient de costumes pendant que les choreutes26 accompagnaient la pièce sous forme de chants et de danses.
Les masques ou persona, la représentation de la tragédie que nous reprenons ici par le terme de représentation sociale, sont au cœur de la médiation humaniste. C’est cette similitude qu’a reprise Jacqueline Morineau dans le processus de médiation, tout comme la tragédie humaine représentée chez les grecques aux fêtes de Dionysos.
Reprenons le cours de notre médiation : Y. ou du moins son avatar nous dit : « J’ai envie de vivre ma vie comme je le veux, tu ne me respectes pas ».
Dans le débat qui s’offre à nous une phrase de madame A. retient notre attention à propos du fait que Y. ne veut pas chercher du travail : « Je n’ai aucune prise sur toi ».
Que signifie cette parole dans la tête de madame A ?
Quel contrôle espère-t-elle avoir sur la destinée de son fils ?
Un médiateur effectue alors une mini-synthèse. Cela consiste à faire un point de la situation à partir de ce qui s’est dit jusqu’à présent. Les mini-synthèses accompagnent les médiants vers la sortie de la boucle des émotions dans laquelle ils tournent en rond sans parvenir à en sortir. Le médiateur s’adresse à chacun des protagonistes et fait une sorte de résumé de ce qu’il a dit sous forme de reflet, c’est-à-dire avec les propres mots de chacun des médiants. Ce procédé demande de l’attention et de la concentration de la part des médiateurs qui ne prennent aucune note durant la médiation.
Nous pensons que la prise de notes peut rompre le lien avec les médiants. Le choix de la médiation humaniste est d’avoir ainsi supprimé toute prise de note si ce n’est lors de la première phase dite théoria. Le médiateur qui effectuera le résumé tout au début de la médiation est le seul à pouvoir prendre des notes, car chacun des médiants peut exposer les faits sur un temps relativement long.
Les mini-synthèses ont comme intention de permettre aux médiants de prendre de la hauteur et de les conduire vers les valeurs.
Nous y reviendrons.
Les mini-synthèses deviennent de plus en plus fréquentes au fur et à mesure que s’étire cette phase crisis. En effet, lorsque chacun a vidé son sac, il survient de plus en plus fréquemment des moments d’apaisement.
Il s’avère que dans cette médiation, la mini-synthèse de la médiatrice qui la réalise ne semble pas de la qualité qui serait attendue, car elle ne s’adresse qu’à madame A., alors qu’elle devrait s’adresser aux deux médiants.
Mais celle-ci a été proférée avec tellement de douceur et de bienveillance que cela ne semble choquer personne.
Quoiqu’il en soit, nous allons voir que c’est cette synthèse qui ressemble plus à un miroir va influer le cours de la médiation : « D’un côté, madame, vous posez des limites, et de l’autre côté vous semblez vouloir protéger votre fils. Vous semblez prise entre ces deux paradoxes, et nous pouvons nous demander si cette fameuse limite que vous posez, vous permet d’exister ? ».
Cette affirmation : exister en posant la limite pourrait être reçue comme un jugement. Il ne s’agit pas de la bonne pratique en médiation humaniste, et pourtant, c’est cette réflexion qui va faire basculer cette médiation d’accompagnement vers un autre chemin que ce qu’elle aurait pu être.
Un long silence suit. Un long silence réflexif. Aucun médiateur, pas même celui qui incarne le rôle de Y. ne rompt ce silence….
« Peut-être, j’ai un côté trop protecteur que tu n’as pas supporté. Mais moi, j’avais besoin de protéger ma santé mentale et aussi ma santé physique ». « Ta naissance a été très traumatique, l’accouchement s’est mal passé. J’étais sous péridurale et les médecins ont décidé de pratiquer une césarienne en urgence. Je n’étais pas sous anesthésie générale et j’ai tout entendu, j’ai ressenti le stress, la précipitation chez les médecins et puis, je n’ai pas entendu tes cris. Ils t’ont tout de suite amené ailleurs et je ne t’ai plus vu. J’étais très angoissée. Tu étais prématuré et très fragile. Ils t’ont amené en réanimation dans un autre hôpital. Je n’ai eu alors aucun contact avec toi, c’était terrible pour moi, ton absence, la peur pour ta vie. Je ne savais plus rien de toi ».
« Le soir, ton père m’a apporté une photo Polaroïd de toi, avec ce bébé qui n’était qu’une photo et non pas toi en vrai. C’est dur de voir son enfant comme cela, on ne sait pas si c’est le sien, on ne sait pas s’il est réellement en vie ou si ce n’est pas la photo d’un bébé quelconque. J’ai été privé de toi durant plusieurs jours ».
« Tu étais un grand prématuré si fragile. Je suis allée te voir dans cet hôpital après plusieurs jours. C’était un grand hôpital où il y avait beaucoup de prématurés dans des couveuses. Imagine que l’on ne puisse reconnaître son enfant que grâce à ses vêtements. Je n’étais même pas capable de te reconnaître, c’est par un pyjama que j’ai été capable de savoir que tu étais mon bébé. Cette image m’est restée des années, comme un cauchemar dont on ne peut se détacher : je ne savais pas, parmi tous ces bébés, lequel était le mien ... ».
On remarquera que suite à la mini-synthèse, madame A. ne s’adresse plus directement aux médiateurs en disant « il a fait, si, il a dit cela », mais bien au contraire, elle s’adresse directement au Co-médiant qui a endossé le rôle de son fils en le tutoyant.
Poursuivons :
« On m’a volé les moments d’intimités qui créent une relation ».
« Depuis, j’ai toujours eu peur pour toi, je n’ai jamais cessé de m’inquiéter. J’ai toujours voulu le mieux pour toi. J’ai tellement culpabilisé. Je comprends aujourd’hui que mes actes d’amour ont pu t’étouffer et qu’ils ont pu engendrer des choses négatives pour toi ».
« Je réalise aujourd’hui que j’avais peur en permanence pour toi. Tu es le seul, parmi tes frères et sœurs pour qui j’ai eu tellement peur qu’il ne t’arrive quelque chose. Ton père le savait bien, et il savait parfaitement ce qu’il faisait lorsqu’il s’en prenait à toi. Il savait parfaitement qu’en faisant ainsi, il s’en prenait à moi ».
« Alors, aujourd’hui, c’est terrible lorsque je te dis que je t’aime, tu le remets en question. Pourquoi me détestes-tu, pourquoi me dis-tu que je suis pire que ton père, alors que j’ai toujours voulu te protéger de lui » ?
Y. interviendra pour dire à sa mère que ce n’est pas lui qu’elle aime, mais que c’est le résultat de la projection de toutes ses peurs :
« Je n’existe pas dans cette relation ». « C’est de l’exigence que tu as vis-à-vis de moi, ce n’est pas de l’amour. Tu veux toujours que je fasse ci, que je fasse ça ».
Une médiatrice pose alors une question et en vient aux valeurs
L’abord des valeurs cherche à donner de la hauteur à la médiation. Nous abordons ce qui est au-delà de nous. Les valeurs sont universelles, elles proviennent non seulement de l’éducation, mais le plus souvent, elles nous ont été transmises par les générations précédentes. Elles nous mettent en lien avec plus grand que nous. Elles sont imprégnées par notre culture, notre environnement et ce qui nous relie aux autres et quelquefois au mystère, à l’immuable.
« Qu’est-ce que cela signifie pour vous madame A. et pour vous Y. l’amour d’une mère » ?
Un long silence s’ensuit…
C’est Y. ou le médiateur qui le représente qui commence par une réponse courte, non construite, juste quelques mots juxtaposés : « Inconditionnel, quoi que l’on fasse. Sans jugement ».
Pour madame A. la réponse diffère : « Je ne sais pas ce que c’est l’amour d’une mère au vu de mon enfance et de la manière dont je me suis construite. Mes parents étaient un couple, moi, j’étais un truc en plus qui a dû s’élever toute seule. J’ai même, à un moment été la mère de mes parents, et il a fallu que je parte. Je n’avais que 16 ans ».
« L’amour d’une mère, c’est peut-être quelque chose que je projette. Avec tout ce que j’ai vécu avec Y., oui, je crois comme il le dit que c’est un amour inconditionnel. Mais aujourd’hui, je dis que je l’ai surprotégé et que je ne l’ai peut-être pas aidé dans son développement ».
« Je me suis toujours dit, en tant que maman, que je ferai l’opposé de ce qu’a été mon enfance. Cela veut dire être très présente, attentive câline et faire passer leurs désirs audessus des miens ».
« Au fond, je ne savais pas ce que cela signifiait : être maman. J’ai de tout temps été indépendante vis-à-vis de mes parents. Ils n’avaient jamais peur et d’ailleurs ne se souciaient
jamais de moi. Lorsque je dormais ailleurs qu’à la maison et que je ne les prévenais pas, ils s’en moquaient et ne cherchaient pas après moi. Ils étaient totalement inconscients. C’est vrai qu’avec Y., notre rencontre ne s’est pas faite au moment de sa naissance, et cela a déclenché chez moi un rôle ultra protecteur, et ce d’autant plus qu’il était prématuré. Lorsque son père lui faisait du mal, il me faisait du mal à moi ».
Une petite pause pour faire la remarque que madame A. s’est posée en victime depuis le début de cette médiation. En effet, elle nous explique qu’elle a subi la violence du père de ses enfants, puis celle de son fils, et enfin celle de ses parents par leur profonde absence affective.
Le seul moment dans ses propos où elle espère avoir un peu de pouvoir sur son destin ne l’est même pas sur elle, mais sur son fils : « Je n’avais aucune prise sur toi ».
« Depuis que je t’ai mis à la porte, je suis comme soulagée, je n’ai plus cette vigilance permanente, cette peur n’est plus ancrée en moi. Tu es aujourd’hui solide physiquement, et je sais que ton père ne pourra plus s’en prendre à toi comme dans le passé. Je sais que tu sauras te défendre ».
Un médiateur fait alors un miroir : « Madame, je sens comme s’il y avait un besoin de se séparer pour respirer ».
« Oui, c’est cela, c’est exactement cela. C’est comme si c’était le seul moyen de sortir de cette spirale. (Silence)… Vous savez… Vous voyez le hamster qui tourne dans sa roue sans cesse ? Eh bien, c’était pareil : Y. n’arrivait jamais à en sortir, et moi, j’avais toujours le même comportement. On rejouait toujours la même scène. Il ne pouvait pas avancer, et moi, je restais avec mes peurs. Ce STOP va nous permettre à tous les deux d’avancer ».
« Aujourd’hui tu es mon fils, mais tu es aussi un homme. Tu n’es plus ce petit enfant fragile. Peut-être que je ne t’ai pas vu grandir ? Cette envie de réparation que j’aie vis-à-vis de toi ce n’est pas possible. Maintenant, je réalise ».
Le médiateur qui incarne le rôle de Y. réagit : « Je ne veux pas subir tes peurs. Un enfant n’a pas à subir les peurs et les projections de ses parents. Ce n’est pas cela aimer ».
Une médiatrice intervient alors pour faire une mini-synthèse. Elle interpelle directement par son prénom le médiateur qui incarne le rôle et ne le fait pas en interpellant le prénom du rôle.
Il est important que les médiateurs aident celui qui incarne le rôle de sortir de celui-ci afin de le laisser être lui-même.
« Hervé, je sens chez vous un besoin très important de confiance et je sens également que c’est important pour vous que votre mère cesse de projeter ses peurs sur vous, que cela vous empêche d’avancer et de faire vos propres choix dans la vie. C’est comme si ce manque de confiance engendrait de l’immobilité. Je sens de la paralysie en vous. C’est comme si vous manquiez d’une naissance à votre vie avec ce besoin de ne plus être nourri par la peur, mais celui d’être nourri par l’amour ».
« Madame, j’entends l’amour inconditionnel de la mère que vous êtes sous-tendue par toutes ces angoisses afin de ne pas réitérer ce que vous avez vécu avec votre maman,
laquelle vivait à côté de vous et non pas en lien avec vous. Cela vous pose la question sur votre place de mère. Je vois aussi le combat d’une petite fille devenue mère avec cette immense angoisse de ne pas être à la hauteur de ce que vous n’avez pas reçu, avec toute la culpabilité et les projections que vous avez pu y mettre afin de protéger Y.
Ce que je constate, c’est que vous partagez tous les deux la même valeur d’amour avec ce besoin de confiance qui aujourd’hui semblent en phase au regard de la paralysie qui a entaché la relation. J’entends chez Hervé la nécessité vitale d’être aimé tel qu’il est, d’exister simplement en toute autonomie ».
Madame A. prend alors la parole : « Je n’ai pas surprotégé mes deux autres enfants. C’est probablement sa naissance particulière qui en est la cause. Mais même si j’avais cette conscience, si j’avais intellectualisé, je n’avais pas pris la mesure que cela pouvait le paralyser ».
Nous constatons que les mots naissance et paralysie qui ont été employés par la médiatrice lors de son intervention ont été repris par madame A.
Madame A. Vient de comprendre sa part de responsabilité lorsqu’elle reproche à son fils son immobilisme (il s’agit du terme qu’elle a employé.), c’est-à-dire de rester à la maison sans rien faire et de la harceler la nuit la privant de son sommeil : « Je n’avais pas pris la mesure que ma manière d’être avec lui pouvait le paralyser ».
Le fait de se responsabiliser dans les attitudes de son fils à son égard va lui permettre de changer de regard sur la situation conflictuelle.
Madame A. aimerait d’un côté que son fils soit autonome comme elle l’a été à son âge, mais l’idée de cette autonomie réveille en elle la peur. Nous remarquons qu’il y a chez madame A. un conflit intérieur : le désir de lâcher son fils pour qu’il soit autonome et une peur justement qu’il ne s’éloigne. De quelle peur s’agit-il ? La peur d’être abandonnée ? La peur de ne pas être aimée ? La peur de la séparation avec Y. qui pourrait réveiller les angoisses vécues au moment de sa naissance ?
Ce n’est pas à nous de répondre à ces questions, car notre rôle se résume à l’accompagner pour l’aider à ouvrir des portes afin de cheminer et de prendre sa vie en main.
Madame A. ajoute :
« Pour moi, c’était le tirer vers le haut, lui montrer le chemin. Je ne voyais pas que cela était étouffant, anxiogène pour lui. Encore tout récemment, lorsqu’il me voyait pleurer, c’était pour lui insupportable et il m’injuriait, et frappait les objets autour de moi, devenant menaçant. Cela déclenchait chez-moi une sorte de terreur. Je viens de comprendre que ces pleurs réveillaient en lui toutes ces choses-là. Comme il l’exprimait avec de la violence et de la colère, je n’en percevais pas l’origine véritable ».
Un médiateur fait un nouveau miroir en direction de Y. : « Je sens Y. que vous ne vous sentez pas à la hauteur des attentes de votre maman ».
C’est madame A. qui répond à la place de Y.
« Oui, car je lui ai dit qu’à son âge, j’avais 3 boulots et il a réagi violemment « Toi, toi, toi. Tu ne parles que de toi, et moi dans tout ça ? ». C’était comme si j’avais mis la barre trop haute. Il s’est peut-être senti dévalorisé alors que je voulais juste montrer que c’était possible. Aujourd’hui, je réalise qu’il n’a pas l’entière responsabilité du point de rupture où nous en sommes arrivés ».
« Cela me renvoie à l’histoire de ma vie qui était tellement insupportable, je crois aujourd’hui que je me suis posée en victime ». (C’est elle qui l’exprime.)
Elle fait le lien entre son histoire personnelle qui n’a pas été « digérée », résolue ou apaisée et ses confrontations avec Y. Chacune venant ainsi impacter l’autre sans que madame A. n’ai véritablement établi de lien entre ces deux histoires. Il y a aussi chez madame A. le besoin de réparation : « Je me suis toujours dit, en tant que maman, que je ferai l’opposé de ce qu’a été mon enfance. Cela veut dire être très présente, attentive câline et faire passer leurs désirs au-dessus des miens ».
Y. refuse probablement par son opposition d’incarner le rôle de celui qui répare les manques qu’a subis sa mère : « Je ne veux pas subir tes peurs. Un enfant n’a pas à subir les peurs et les projections de ses parents. Ce n’est pas cela aimer ».
Madame A. est descendue dans ses zones d’ombres. Elle a fait le lien entre une situation actuelle et les résurgences d’une souffrance du passé. Elle a saisi sa part de responsabilité. Ce travail va lui permettre de changer de regard sur la situation actuelle.
Lors de la médiation d’accompagnement, elle n’est pas face à Y. son fils, mais elle est face à une autre personne qui a endossé le rôle de celui-ci avec sa propre sensibilité, sa propre histoire et ses propres difficultés.
C’est le miroir exercé par Hervé et les ressentis prononcés par les médiateurs qui ont accompagné madame A. dans cette introspection. Il s’agit pour madame A. d’une confrontation avec son propre chaos, avec ses propres zones d’ombres. Il faut maintenant permettre à madame A. de sortir de ses ténèbres pour retrouver la lumière.
Elle s’est déboutonnée devant nous, nous allons l’accompagner pour qu’elle se rhabille (c’est le terme que nous utilisons).
Cela consiste à ouvrir un chemin d’apaisement et de reconstruction de soi.
Une médiatrice exprime alors un ressenti : « C’est comme s’il s’était installé entre vous une sorte de « jeu de pouvoir », dans le sens où vous vous seriez posée en victime comme vous venez de l’exprimer, en vous dévalorisant à ses yeux, et Y., votre fils aurait ainsi pris le pouvoir sur vous. Le fait ainsi d’avoir posé des limites en disant Stop, en le mettant à la porte paraît au contraire très sain. Je sens maintenant que vous avez besoin de dignité ».
Nous allons maintenant assister à l’accompagnement de la reconstruction progressive de madame A.
Un médiateur pose alors une nouvelle question sur le respect : « Pour chacun d’entre vous, que signifie le respect » ?
Madame A. répond la première : « Le respect, c’est tout d’abord se respecter soi-même, c’est quelque chose que je ne faisais pas jusqu’alors. Il faut en passer par là pour être
respecté par les autres. En ce qui me concerne, que ce soit dans le milieu professionnel ou le milieu familial, je n’ai jamais su poser les limites. J’ai toujours accepté l’inacceptable ».
« A chaque fois que j’ai posé des limites (quitter mes parents, quitter le père de mes enfants, dit stop à Y.) je me suis respecté ».
« Ce qui est compliqué pour moi, c’est de poser des limites, mais je l’ai fait, j’en suis donc capable ».
Le courant de médiation transformative emploi le terme d’empowerment. Il s’agit d’un terme anglo-saxon qui signifie une reprise du pouvoir, c’est-à-dire, en quelque sorte reprendre le pouvoir sur des situations jusqu’alors subies.
Cette dernière phrase prononcée par madame A. en est tout à fait l’illustration.
Avant, je me posais en victime et aujourd’hui, je me rends compte que je suis capable de poser des limites et donc prendre le contrôle sur ma vie et exiger des autres qu’ils me respectent.
Ce que nous dénommons le rhabillage correspond ainsi à ce terme d’empowerment Il ne s’agit pas d’un terme que nous employons en médiation humaniste. Nous décrivons cette dernière phase par le terme de catharsis qui provient du grec et qui pourrait se traduire par purification. La catharsis agit comme une libération émotionnelle grâce à une prise de conscience.
Madame A. a changé de regard sur la situation tout d’abord, en réalisant que le conflit était en elle avant d’être avec son fils : désirer le protéger et le garder près d’elle de manière à combler ses propres manques tout en lui demandant d’être autonome, capable de se prendre seul en charge afin de lui donner pour elle, un espace de respiration.
Elle a également pris conscience que la victimisation avait quelque chose de confortable face à son incapacité à s’aimer, à se faire confiance et à se respecter.
Nous allons quitter madame A. et son fils Y. afin de revenir à notre thématique, c’est-à-dire le silence en médiation.
Nous avons évoqué des temps de silence lors de la médiation. Appelons celui-ci le silence extérieur. Nous voudrions aborder maintenant le silence intérieur évoqué en introduction de ce texte.
En ce qui concerne les médiateurs :
Il s’agit de faire cesser le bavardage intérieur. Il n’est pas question de poser des injonctions pour faire cesser celui-ci, car nous savons tous que les injonctions ne sont jamais suivies d’effets.
Le bavardage intérieur est celui de l’ego. Cela pourrait se traduire par : tout faire afin que je trouve ma place, tout faire afin que j’existe, tout faire afin que je sois reconnu comme un bon médiateur, etc.
Le médiateur doit avancer sur un chemin d’humilité pour se mettre en situation d’accompagner les médiants. C’est ce que Jacqueline Morineau appelait : nettoyer son miroir
Elle a comparé cela aux bandes qui emballent les momies, lors d’entretiens qui ont été publiés en 202327. Il faudrait dérouler toutes ces bandes, une à une, de manière à laisser apparaître qui je suis, en vérité.
27 La médiation humaniste, une renaissance de la mort à la vie, un chemin de paix, éd l’Harmattan, 2023
Il ne s’agit pas d’une injonction, il s’agit seulement d’un laisser-faire et d’accepter que je me débarrasse de tous ces masques ou ces rôles sociaux endossés qui encombrent le bon fonctionnement de mon miroir.
Il ne s’agit pas de faire quoi que ce soit, mais il s’agit d’être une présence disponible pour les médiants.
Le médiateur doit lui-même effectuer régulièrement des stages de médiation humaniste afin de se débarrasser de toutes ces bandes qui l’éloignent de sa propre vérité, de sa vérité d’être
Le chemin est long, et il est aussi semé d’embuches. Le chemin d’humilité évoqué par les textes bouddhistes et aussi par Maître Eckhart est peut-être celui qui est nécessaire si l’on veut se mettre en position d’écoute et d’accompagnement des médiants.
Ainsi, le médiateur doit accepter l’ouverture vers le silence intérieur, non pas à force d’injonction, mais par la connaissance de soi, en vérité. Pour cela, il doit lui-même se positionner sur un chemin d’humilité.
Il est fréquemment proposé aux médiateurs d’effectuer une courte méditation avant de débuter la médiation afin de les aider à faire silence en eux.
Il s’agit également pour les médiants de faire silence en eux, c’est-à-dire de faire cesser le bavardage intérieur.
La présence d’espaces de silence apportés par les médiateurs permet non seulement une écoute profonde des médiants, ils permettent également un moment propice à l’introspection. Il s’agit là de ce que nous avons appelé le silence extérieur.
En ce qui concerne le silence intérieur, il s’agit comme nous l’a proposé Maître Eckhart ou encore la pensée Bouddhiste de se dessaisir de soi, c’est-à-dire de son ego.
Si nous revenons à madame A., son ego entretenait une position de victime probablement plus confortable qu’endosser une part de responsabilité dans le drame qu’elle vivait.
La conscience que le conflit était en elle, et qu’il entretenait les propres turpitudes de son histoire personnelle affective, lui a permis de faire silence en elle et ainsi de laisser la possibilité qu’elle puisse entendre la souffrance de son fils, source de sa violence. Elle a ainsi repris du pouvoir sur la réalisation de sa vie, et libéré son fils de l’emprise dans laquelle il s’est retrouvé enfermé.
En citant maître Eckhart ou les textes bouddhiste et indouiste nous n’avons aucune intention de faire une quelconque référence à la religion. C’est la notion de se vider de soi employée par Maître Eckhart qui nous intéresse dans cet article.
Jacqueline Morineau nous disait sans cesse que pour être un bon médiateur, il faut se couper la tête.
C’est exactement le cœur de notre sujet.
Ainsi, nous pouvons affirmer qu’entre-autre, les médiateurs accompagnent les médiants pour qu’ils puissent faire silence à l’intérieur d’eux-mêmes et changer de regard sur la situation conflictuelle.
Pour conclure, Rûmî, poète soufiste persan a écrit : "Il y a une voix qui n’utilise pas les mots »
Le silence peut représenter une peur du vide, mais il peut aussi être une ressource.
LE NON-JUGEMENT EN MÉDIATION
L’étymologie de jugement nous vient du latin judicio qui comporte deux sens :
- L’action judiciaire
- L’opinion populaire : meo quidem judicio (dictionnaire Gaffiot).
En dehors de sa définition, il existe deux types de jugements :
- Le jugement de fait.
- Le jugement de valeur.
Le jugement de fait consiste en une observation comme par exemple : l’oxygène peut se décliner sous forme liquide ou sous forme gazeuse. On peut encore dénommer cela par jugement de réalité
D’autres jugements ont pour objet non pas d’énoncer ce que sont les choses, mais ce qu’elles représentent par rapport à une personne, ou encore le prix que cette dernière y attache. Ce sont les jugements de valeur
Lorsque je dis : je n’aime pas le froid, je préfère la mer à la montagne, il ne faut pas confondre, car il s’agit bien de jugements de fait. Je ne fais là que traduire ma réalité objective.
Par contre, lorsque je dis le chien est sale, il peut s’agir d’un jugement de valeur
En effet si je vis dans un appartement avec une moquette blanche, ma crainte sera que le chien ne la salisse.
Par contre, si je vis à la campagne et ne prête que très peu d’attention aux quelques marques sur la tommette, il est possible que je ne trouve pas que le chien ne soit sale, si cela ne concerne que ses pattes.
Revenons à notre thématique.
Classiquement, la posture du médiateur consiste en :
- La neutralité
- L’impartialité
- L’indépendance
- La confidentialité
Afin de garder ce cap, les diverses formations et articles qui concernent la médiation introduisent très souvent la notion de non-jugement.
Le médiateur n’est pas là pour juger et c’est ce qui lui permet de tenir son rôle d’impartialité. Dans cet article nous allons nous poser la question s’il est possible de ne pas juger.
Afin de comprendre ce qu’est le jugement, je vais essayer de retracer les origines de celui-ci.
Dans l’ancien testament, c’est l’arbre de la connaissance qui représente la racine du jugement.
« L’Éternel-Dieu planta un jardin en Eden, vers l’orient, et y plaça l’homme qu’il avait façonné. L’Éternel-Dieu fit pousser du sol toute espèce d’arbres, beaux à voir et propre à la nourriture ; l’arbre de vie au milieu du jardin, avec l’arbre de la connaissance du bien et du mal ». (Genèse, II, 9). « Tous les arbres du jardin, tu peux t’en nourrir, mais l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n’en mangeras point ». (II, 17)
« Or, ils étaient tous les deux nus, l’homme et sa femme, et ils n’en éprouvaient point de honte ». (II,25)
Elie Munk qui commente une version de la Thora en 197828, nous dit qu’Adam, le premier être possédait le libre arbitre dès sa création : « aussi longtemps qu’il ne goûta pas le fruit défendu, son âme baignait dans un véritable rayonnement intérieur ».
La loi de Dieu est ainsi dictée : « Tous les arbres du jardin, tu peux t’en nourrir, mais l’arbre de la Connaissance du Bien et du Mal, tu n’en mangeras point ».
Elie Munk ajoute : « Tous les éléments étaient réunis dans la défense que Dieu plaça au début de l’histoire universelle, pour que l’on reconnaisse par elle ce que l’homme doit considérer comme bien, et ce qu’il doit rejeter comme mal ».
A propos de la honte, il commente : « Aussi longtemps qu’ils demeurent dans leur état de pureté intégrale, ni l’homme, ni la femme n’ont besoin d’avoir honte de leur nudité. C’est l’effet du pécher qui en créant le sentiment de culpabilité suscite en même temps celui de la honte ».
« La femme vit que l’arbre était bon comme nourriture, qu’il était attrayant à la vue et précieux pour l’intelligence ; elle en cueillit de son fruit et en mangea, elle en donna aussi à son époux, et il mangea. Leurs yeux à tous deux se dessillèrent, et ils connurent qu’ils étaient nus ». (III,6-7)
Elie Munk nous dit : « Sous le rapport de la connaissance, il n’est pas question de la vue proprement dite. On avait promis à l’homme la science du bien et du mal, mais lorsqu’il croit la posséder, ses yeux se dessillent et, il s’aperçoit qu’il est nu, et qu’il ne sait rien ».
« Lorsque l’homme a les yeux fermés, comme pendant la plus grande partie de sa vie, sa vision intérieure et son esprit sont clairvoyants. Mais dès qu’il ouvre les yeux, son horizon visuel se rétrécit, et il ne voit plus que les apparences extérieures29 ».
« Ils éprouvèrent alors la honte de leur nudité, car ils se rendirent compte qu’ils avaient perdu leur dignité humaine en permettant à leurs sens de dominer l’esprit ».
L’histoire nous explique que c’est suite à cette transgression qu’Adam et Eve sont chassés du Jardin d’Eden.
28 La voix de la thora, commentaires, par Elie Munk, Fondation Samuel et Odette Levy, 67 rue d’Amsterdam, Paris, éditeur
29 Dans Œdipe-Roi de Sophocle, lorsqu’Œdipe réalise sa duperie, c’est-à-dire le meurtre de son père et le fait qu’il ait fait de sa mère sa maîtresse, il se crève les yeux.
En consommant le fruit de l’arbre défendu, Adam et Eve ont déclenché un phénomène de séparation avec le Dieu créateur, soit, mais ils ont également déclenché une séparation en eux-mêmes.
La transgression est ici la source d’une perte, celle-là même de l’unité. L’unité avec Dieu, mais également l’unité en soi.
Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image ; à notre ressemblance, et qu’il domine… » (I,26)
Selon Elie Munk, « l’homme, est créé à l‘image de Dieu en ce sens qu’il porte en lui une étincelle de l’esprit divin : grâce à cette étincelle, l’homme est « l’unique en bas comme Dieu est l’unique en haut, il est le seul en bas à connaître le bien et le mal » (Rachi, Gen, III,22), car seul parmi toutes les créatures, il possède le libre arbitre. Ainsi a-t-il le pouvoir de dominer la matière par son esprit. Grâce à cette étincelle, son âme est immortelle et la lumière de l’intelligence qu’elle allume en lui, permet de connaître Dieu, de l’aimer et de réaliser l’union avec lui ».
L’homme est-il un intermédiaire entre la nature et Dieu ?
Rappelons ce commentaire énoncé par Elie Munk : « Lorsque l’homme a les yeux fermés, comme pendant la plus grande partie de sa vie, sa vision intérieure et son esprit sont clairvoyants. Mais dès qu’il ouvre les yeux, son horizon visuel se rétrécit, et il ne voit plus que les apparences extérieures ».
La séparation crée un véritable manque selon les textes anciens, c’est-à-dire la perte d’un état d’intimité avec l’esprit divin.
Elle crée par la transgression la perte de l’état d’unité. Nous retrouvons chez les bouddhistes cet état d’unité sous le nom d’état de Bouddha ou encore d’éveil. La vacuité pourrait également correspondre selon le terme bouddhiste retenu. Il s’agit de l’absence de nature propre par l’effacement de l’ego et il s’agit également de l’interdépendance avec la nature, les hommes, le monde végétal et le monde animal. Il n’y a plus séparation, tout fait partie d’Un et Un fait partie du tout.
Dans l’ancien testament, au niveau de ce chapitre de la Genèse, il y a deux types de jugements :
- Le jugement divin qui représente la loi et qui sanctionne la transgression de l’interdit.
- Le jugement de valeur de la part des transgresseurs : « Leurs yeux à tous deux se dessillèrent, et ils connurent qu’ils étaient nus ». (III,6-7)
Ainsi, le jugement crée une séparation : le fait d’avoir la connaissance de ce qui est bien et mal, selon l’ancien testament crée une prise de conscience de soi et de l’autre. N’est-ce pas là le fondement même du jugement ?
Juger se réfère à des valeurs que nos parents, la morale et la société dans laquelle nous évoluons nous ont inculqué.
Juger se réfère également à la vision idéale que nous avons de nous-même ou de la société. Le jugement n’a rien à voir avec la vérité, mais avec la croyance à un idéal. D’ailleurs lorsque nous projetons sur l’autre le fait qu’il ne réponde pas à l’idéal fixé, nous le jugeons, et ce de la même manière que nous jugeons notre propre comportement en référence à cet idéal. Cet idéal peut correspondre à une intériorisation éducationnelle ou moralisatrice. Là non plus, il ne s’agit pas forcément d’une vérité, car il est tout à fait possible que nous intériorisions un idéal qui n’était pas, au départ une exigence parentale ou sociétale.
Pour le Petit Robert, le jugement correspond à une opinion favorable ou défavorable que l’on porte, exprime sur quelqu’un ou sur quelque chose ; (Approbation, estimation, blâme, critique, réprobation.
Juger permet de s’affirmer par rapport à l’autre selon des valeurs, des normes qui nous appartiennent. Le jugement se fait à partir d’une vision partielle de la réalité. Rappelons-nous ce commentaire d’Elie Munk : « Lorsque l’homme a les yeux fermés, comme pendant la plus grande partie de sa vie, sa vision intérieure et son esprit sont clairvoyants. Mais dès qu’il ouvre les yeux, son horizon visuel se rétrécit, et il ne voit plus que les apparences extérieures ».
Ainsi juger quelqu’un d’autre nous permet de nous positionner par rapport à celui-ci, de nous affirmer parfois, par rapport à lui, ou au contraire de nous dévaloriser vis-à-vis de lui. Pour juger nous allons nous référer à une norme qui nous appartient et l’action de juger passe par le filtre interprétatif car nous avons une vision partielle de la réalité de l’autre, de ce qu’il est, de ce qui l’a conduit à opter pour telle ou telle stratégie qui diffère du chemin que nous pensons qu’il aurait dû prendre, selon nos propres conceptions.
Juger s’appuie et crée à la fois de la séparation.
Pour juger l’autre, il faut être une personne différente d’une part, et d’autre part, lorsque je me juge moi-même, je crée de la séparation en moi, car je me reproche un comportement dont la racine en est la culpabilité. Nous touchons là le concept de la honte que nous avons abordé dans le commentaire d’Elie Munk : « Aussi longtemps qu’ils demeurent dans leur état de pureté intégrale, ni l’homme, ni la femme n’ont besoin d’avoir honte de leur nudité. C’est l’effet du pécher qui en créant le sentiment de culpabilité suscite en même temps celui de la honte ».
Selon le dictionnaire de l’académie française, le mot honte trouve son étymologie dans la langue francique du XIe siècle haunipa, haunita : « mépris, raillerie ». Il s’agit bien d’un jugement, et cela crée de la séparation en soi.
Poursuivons notre progression.
Dans le Bouddhisme la manière de traiter le jugement est particulière :
(Le Bouddha face à la souffrance, ou le détachement compatissant : Channarong Boonnoon dans Diogène 2016/2 (n°254,255), pages 15 à 34)
À partir d’histoires tirées du Tipikata et ses commentaires, l’auteur nous explique comment le Bouddha a transformé les émotions humaines en état positif. Il nous explique que le désir humain de les contrôler ou de les posséder engendre de la souffrance, de la haine et de la peur.
Afin d’écarter la souffrance, les émotions doivent être accueillies, et être transformées sur un chemin d’apaisement.
Dans les évangiles, le jugement est également abordé par deux fois :
« Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés ; remettez, et il vous sera remis » (Luc 6, 37).
« Qu’as-tu à regarder la paille qui est dans l’œil de ton frère ? Et la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas ! » (Luc 6, 41).
Dans l’épisode de la femme adultère, Jésus ne juge pas et ne condamne pas non plus, en s’appuyant sur la loi elle-même : « Celui d’entre vous qui n’a jamais péché, qu’il soit le premier à lui jeter une pierre ».
Jésus paraît donc sans jugement, et cela s’oppose à tout ce que nous avons vu jusqu’à présent, car Adam et Eve se jugent par culpabilité d’avoir contrevenu à la loi divine ; les bouddhistes accueillent les jugements qui sont inéluctables et tentent de les transformer. Qui est Jésus pour se comporter d’une manière totalement inconnue ?
La relation ou du moins l’interprétation des liens entre Jésus et Dieu varie selon les écoles.
L’école d’Antioche nie sa divinité et appui sur son humanité.
L’école d’Alexandrie au contraire, souligne sa divinité.
Le concile de Nicée en 325 affirme que « la nature du Fils est identique et consubstantielle à celle du Père ».
Le concile de Chalcédoine en 451 affirme établir une distinction entre la nature humaine et la nature divine du Christ.
D’autres conciles suivent et cette question de la nature du Christ reste en débat entre les différentes églises.
Quoiqu’il en soit, celles-ci tracent des chemins différents pour rejoindre le Christ selon sa nature humaine ou divine. Cela n’arrange pas notre affaire, car si Jésus est un homme, cela signifie qu’il est possible pour les hommes de ne pas juger, il suffirait de suivre sa voie. Si Jésus est un Dieu, alors le non-jugement est hors de portée pour les hommes.
À deux reprises, Jésus a parlé de l’œil « malade » ou « mauvais » (Matthieu 6, 23 et 20,15). Il nomme ainsi le regard troublé par la jalousie. L’œil malade admire, envie et juge le prochain dans un même temps. Quand j’admire mon prochain pour ses qualités mais qu’en même temps, il me rend jaloux, mon œil devient mauvais. Je ne vois plus la réalité telle qu’elle est, et il peut même m’arriver de juger un autre pour un mal imaginaire qu’il n’a jamais fait30 .
Ainsi, le Jésus de l’évangile n’est pas dupe lorsqu’il s’adresse aux hommes qu’il regarde comme vulnérables et faibles par le fait de leurs jugements.
Nous avons vu dans cette longue évocation à travers les différentes religions que le nonjugement est en fait impossible, à moins d’être une divinité !
Qu’en est-il au niveau de la psychologie contemporaine ?
Pour William James (1842/1910), considéré comme le père de la psychologie américaine : l'émotion est la conséquence d'une expression/réaction corporelle provoquée par une perception/stimulus, elle n'est pas la cause de l'expression/réaction corporelle
30 Cette référence à la vision se rapproche de celle que nous avons vu dans l’ancien testament lorsque les yeux d’Adam et Eve se dessillèrent après avoir goûté au fruit défendu. Nous retrouvons cette symbolique dans Œdipe-roi de Sophocle lorsqu’Œdipe se crève les yeux pour entrer dans la lumière de la vérité et quitter les ténèbres de l’illusion.
Cela signifie que pour cet auteur, c’est la réaction corporelle qui précède l’émotion et non l’inverse.
L’IRM cérébrale fonctionnelle semble montrer que les choses sont plus complexes que cela. Par exemple, la peur génère une réponse corporelle rapide, car le message traverse l’amygdale cérébrale en premier, ce qui génère l’ensemble des réactions corporelles pour faire face au danger.
D’autres émotions empruntent des réseaux assez complexes qui varient selon les types d’émotions, et qui peuvent être influencés par certaines pathologies psychiatriques. Ainsi, nous avons du mal à percevoir si l’émotion précède le jugement, ou s’il s’agit de l’inverse.
Pour nous, nous avançons l’hypothèse que le jugement prend sa source dans les émotions ou tout du moins que les deux sont fortement liés.
En psychanalyse, selon la doctrine freudienne, il y aurait plusieurs étapes dans la construction du jugement :
- Le début de la vie psychique est représenté par le narcissisme. Le moi-sujet coïncide avec ce qui est plaisant, le monde extérieur est indifférent. Il n’y a, à ce niveau aucune différenciation avec le monde extérieur.
- Puis vient l’étape du moi plaisir originel placée sous le « principe de plaisir ». Le moi y ressent des excitations de plaisir et de déplaisir, d'origine aussi bien interne qu'externe. Alors se crée la limite entre le dedans et le dehors. Il y a désir d’introjecter tout ce qui donne du plaisir, et d’expulser hors de soi tout ce qui procure du déplaisir. Il y a ainsi un clivage entre bon et mauvais, manger et cracher.
- Puis c’est la formation du moi réel définitif qui lui fonctionne selon « le principe de réalité ». Elle est marquée par l'apparition de la représentation, comme reproduction plus ou moins fidèle de la perception. Cette émergence de la fonction représentative achève la différenciation du dedans et du dehors amorcée par l'étape précédente. Alors se précise l'activité du jugement. Elle consiste à se prononcer non plus sur la qualité bonne ou mauvaise de l'objet perçu, mais sur l'existence réelle de l'objet de satisfaction et sur la possibilité de le retrouver à partir du contrôle des informations comprises dans le système représentatif. Ceci, qui est bon (première étape) peut être retrouvé ou non comme existant dans le réel (deuxième étape). À ce niveau, le jugement met un terme à l'ajournement par la pensée et du stade de « penser » fait passer au stade de « l'agir ». (Selon Émile Jaley, psychanalyse et concept d’opposition, Encyclopédie Universalis)
Ici encore nous constatons que le jugement procède d’une séparation entre le soi et le nonsoi.
Au stade de réflexion où nous en sommes, la question qui viendrait à l’esprit serait la suivante : Si la notion de non-jugement n’est pas une réalité, comment alors procéder en tant que médiateur lorsqu’un jugement s’offre à nous ?
Pour répondre à cette question, l’hypothèse avancée consiste à l’apaisement du jugement par le lien : Le lien à l’autre et lien en soi.
Le lien provient du latin ligamen : le cordon ; il peut être imposé comme le lien filial ou le lien de parenté, et il peut également être choisi. Dans le second cas, l’expérience de chacun d’entre nous, nous montre que pour que le lien soit solide, il doit être une véritable rencontre. Par rencontre, nous entendons que chacun ait une vraie place et que cela ne soit pas le fruit d’une projection que j’aurais quant à l’autre, laquelle me permettrait de trouver une place ou un faire-valoir, grâce justement à cette rencontre. Pour établir cette rencontre, il est nécessaire de laisser place à une écoute de l’autre sans évaluation, sans le faire entrer dans les cases de mes appréciations, de mes jugements. Il s’agit donc d’ouvrir un espace de découverte de l’autre sans aucun à priori. Les médiateurs humanistes créent cet espace de rencontre bienveillant durant tout le processus de médiation. Évidemment cette attitude n’est pas propre au processus de médiation humaniste, mais par contre elle s’éloigne des Conflict-resolution anglo-saxon comme nous l’explique Mark S. Umbreit dans son article : Humanistic mediation : a transformative journey of peacemaking.
Durant ce processus, les médiateurs ne posent quasi pas de question, ils utilisent un outil qui s’appelle le miroir. Il s’agit de ressentis formulés par les médiateurs qui reflètent un état émotionnel comme le ferait justement un miroir. Celui-ci n’est pas déformant, il doit être propre au sens littéral comme symbolique, afin de refléter la réalité qu’il perçoit, non pas les mots en écho, mais cette réalité qui n’est pas forcément énoncée. Nous avons développé cet outil dans un autre article et nous n’allons pas nous y attarder ici.
Cet espace de respiration créé par le processus de médiation va permettre aux médiants de descendre par l’expression de leurs émotions dans leur propre chaos, c’est-à-dire vers leurs zones d’ombres, ce qui a été enfui en eux et dont ils ont fini par se couper afin d’éviter la souffrance.
Cette phase d’écoute accompagnée avec bienveillance par les miroirs de la part des médiateurs va permettre l’expression d’un cri enfui en eux. Il s’agit là d’un véritable processus de libération en présence des médiateurs, mais aussi en présence de l’autre médiant, celui avec lequel la relation est devenue conflictuelle. Chacun va pouvoir ainsi exprimer dans une décharge émotionnelle ce qui a été empêché, et chacun se sentira entendu dans ses souffrances.
Ce qu’apporte la médiation humaniste par rapport à d’autres courants de médiation, c’est cette possibilité de remettre du lien en soi.
L’histoire conflictuelle pour laquelle les protagonistes entrent en médiation représente un stimulus récent. Celui-ci va faire ressurgir un état émotionnel ancien le plus souvent conséquent d’une souffrance du passé, enfouie et pratiquement oubliée. Le médiant ne fera pas aisément le lien avec la résurgence d’un état émotionnel coupé de ses racines profondes, puisque la cause réelle en a été oubliée. C’est le rôle des médiateurs par un accompagnement spécifique lié au processus de médiation humaniste développé par Jacqueline Morineau, de permettre au médiant d’ouvrir cette porte qui semblait définitivement fermée. Il s’agit symboliquement de la porte qui mène sur le chemin de la reconstruction de soi sur son parcours psychologique de refoulement31
31 Il n’y a ici aucune référence au terme psychanalytique.
Pour illustrer cela, évoquons la médiation de madame A. Il s’agit d’une médiation d’accompagnement où un médiateur incarne le rôle de la fille de madame A.
La situation entre la mère et B., la fille est extrêmement conflictuelle et la relation est rompue. Elles habitent sous le même toit, dans un logement ne comportant que deux pièces, elles s’évitent, ne s’adressent plus la parole depuis des semaines. Madame A. a élevé sa fille seule, depuis que son père a quitté sa compagne quelques mois après la naissance de B.
C’est en faisant le lien avec sa propre adolescence difficile, un ressenti d’absence d’amour de sa mère (la grand-mère maternelle de la fille), un sentiment d’insécurité durant toute l’enfance et l’adolescence, que madame A., qui a quitté sa famille à l’âge de 14 ans, comprend son comportement de surprotection vis-à-vis de sa fille B. Cela est devenu pour B. un véritable enfermement. La mère a ainsi éduqué sa fille dans un espace de liberté contraint et contrôlé. Elle a exprimé beaucoup d’amour pour B., mais de manière très possessive, comme si sa propre existence dépendait de sa fille. Une situation fusionnelle insupportable pour B. ne laissant aucun espace de liberté et lui faisant porter la responsabilité du bonheur et de l’épanouissement de sa mère. Ce rôle réparateur est intenable et insupportable pour la fille et il l’a conduit à se révolter au moment de l’adolescence.
Il aura fallu pour madame A. remettre du lien dans sa propre histoire, avant qu’elle puisse rétablir du lien avec sa fille. Cela aura permis un apaisement de la relation mère-fille qui vivent à nouveau ensemble dans une relation qui a changé, car plus équilibrée. Mère et fille ayant trouvé une autre place l’une par rapport à l’autre que celle instaurée avant la médiation.
Les médiateurs n’ont pas jugé madame A., car ils ne se sont pas enfermés dans l’histoire. Ils ont tout simplement produit des miroirs afin d’accompagner madame A. dans l’exploration de ses profondeurs afin de puiser en elle les racines de sa souffrance.
La médiation lui a permis de pousser le cri enfermé en elle, d’exprimer toute la colère, l’injustice et finalement la souffrance de ne pas avoir été reconnue et aimée, comme elle l‘avait en vain attendu.
La médiation a permis à madame A. de sortir de la rationalisation, de la mentalisation de sa souffrance. Madame A. s’était coupé d’elle-même afin de survivre et de poursuivre son chemin en évitant la souffrance occasionnée par sa propre histoire. L’ouverture offerte par la médiation a créé une véritable libération qui a radicalement modifié la relation entre la mère et la fille à partir du moment où elle a pu mettre des mots sur ses propres turpitudes.
A partir du moment où madame A. a fait le lien entre les stigmates de son enfance chaotique et les difficultés relationnelles avec B. sa fille, elle ne lui reproche plus ses comportements, car elle comprend l‘enchaînement réactionnel ayant conduit à la révolte de la fille et son désir de séparation d’avec la mère.
Il faut bien entendre que cette compréhension de la part de la mère n’est pas une opération mentale, mais un ressenti que nous positionnons symboliquement au niveau du cœur. Car nous différencions la rationalisation mentale du ressenti qui dans ce cas, est bien plus profond et qui met en jeu la triade corp, âme, esprit qui a fait l’objet d’un autre article.
La rationalisation mentale se situe au niveau de la psyché que Jacqueline Morineau a exprimé par le terme l’âme se basant sur la philosophie des grecs anciens. Pour elle, la médiation permet aux médiants de se réaxer selon cet axe ternaire que nous venons de citer. Ce n’est pas ici l’objet de cet article.
La médiation a permis à madame A. de mettre du lien en elle afin de créer une ouverture en direction de sa fille. En effet, la relation qu’elle avait avec B. lui permettait de se réparer ellemême, mais dans ce cas, quelle est la véritable place de la fille par rapport à la mère ? Quelle est son existence si ce n’est de permettre à la mère de survivre. Il s’agit d’un lien d’amour, c’est indéniable, mais B. n’est pas regardée pour ce qu’elle est, mais plutôt pour ce qu’elle apporte à la mère. Il ne s’agit donc pas d’une relation « équitable » pour la fille, car il y a une attente de la part de la mère en retour, alors que celle-ci n’est pas exprimée consciemment. La médiation permet à la mère et à la fille de rentrer dans une autre relation, un véritable lien qui n’a plus besoin des jugements venant rationaliser les déceptions mutuelles. Ainsi, ce lien de vérité apaise les jugements.
Le ressenti exprimé par les médiateurs prend en compte la posture du médiant (non-verbal), l’expression des émotions ainsi que le langage verbal. Lorsque nous disons que pour bien refléter, il est nécessaire que le miroir soit propre, cela signifie que le médiateur doit avoir fait lui-même un travail d’introspection, c’est-à-dire s’être débarrassé des multiples rôles que chacun de nous endosse dans la relation sociale. Nous disons alors que le médiateur s’exprime en vérité, car il ne cherche pas à solutionner la problématique qui se joue devant lui, il ne cherche pas non plus à venir en aide aux personnes impactées par la situation conflictuelle. Le médiateur est lui-même, par sa présence ; il ne cherche pas à Faire quoi que ce soit, il Est, et c’est tout.
C’est en cela que nous employons le terme « en vérité », car il Est par sa présence et ne fait rien pour Devenir.
Cette posture, employée lors du processus de médiation, apaise les jugements. Nous avons vu plus haut que le non-jugement est une illusion, y compris pour le médiateur qui est un être humain.
La capacité de faire des ressentis de manière correcte, c’est-à-dire sans que le médiateur ne parle de soi, sans qu’il ne recherche une solution pour les médiants, ou bien qu’il ne cherche pas à produire un effet en attente d’un résultat, exige un apprentissage. Lors des stages de formation, les médiateurs apportent leurs propres conflits et occupent alternativement la place du médiant ou du co-médiant afin de réaliser cet apprentissage. Il lui sera nécessaire de pratiquer le plus souvent possible que ce soit en formation initiale ou continue. C’est par la pratique que le métier de médiateur humaniste s’apprend, et non pas par son apprentissage théorique.
C’est ainsi que les jugements des médiateurs finissent par s’apaiser afin de rendre le miroir « propre ». Mais apaiser ne veut pas dire supprimer. Il est de la responsabilité du médiateur de prendre conscience de ses propres jugements de manière à les transformer prenant ainsi exemple sur les bouddhistes. Il a également le choix de se mettre en retrait, puisque la médiation humaniste se pratique avec deux ou trois médiateurs.
Pour conclure, nous dirons que le non-jugement semble difficile à réaliser. En toute humilité il est préférable de prendre conscience de notre manière naturelle de juger et de mettre du lien en soi et en vérité, me permet de me mettre en lien avec l’autre et d’apaiser ainsi mes jugements.
Pouvons- nous conclure avec cette phrase d’Anthony de Mello, prêtre Jésuite indien : « Ce que les gens disent de vous en dit plus long sur eux que sur vous ».
QUEST-CE QUE LA SPRITUALITÉ ?
La médiation humaniste est une spiritualité.
Comment écrire en quelques phrases la vision que j’ai de la spiritualité ?
Est-ce que la spiritualité se réduirait à aller une fois par semaine à l’église, à la synagogue ou encore à la mosquée ?
Non cela, c’est pour moi une cage en verre, c’est-à-dire un espace traversé par de la lumière qu’il ne me sera jamais possible d’atteindre, un espace clos imposé par l’éducation dans lequel je me serais laissé enfermé.
La spiritualité, c’est autre chose qui n’est pas obligatoirement de l’ordre du religieux alors qu’elle peut être transportée par la foi.
Maître Eckhart nous disait que pour accueillir Dieu, il faut auparavant se déposséder de soi. Le bouddhisme nous enseigne que l’état de Bouddha passe par la vacuité qui n’est pas un vide mais bien au contraire un plein empli par l’unité de l’univers, par l’Un. Jacqueline Morineau qui m’a enseigné la médiation évoquait la porte sans porte ce qui signifie que cette porte existe mais, tant que je m’obstinerai à la chercher, je risquerai de ne jamais la trouver.
La spiritualité, c’est accepter le plus grand que moi, c'est accepter que je ne contrôle pas ma vie tout comme je ne contrôle pas ma mort, que quelque chose m’échappe, quelque chose de moi-même, de l’autre et du lien qui me relie aux autres. C’est l’acceptation du mystère et de l’invisible. Mais, ce n’est pas que cela.
Certains philosophes anciens décrivaient l’Homme constitué par la triade exprimée en grec soma, psyché, noûs : corps, âme et esprit.
Trois axes indissociables dans lesquels s’inscrirait l’Homme : le corps qui nous rattache à la terre et qui retournera en poussière, car le corps est périssable ; l’âme : psyché, le souffle, ce qui anime le corps que certains ont séparé en deux parties, c’est-à-dire le psychisme, l’intelligence et une part spirituelle, une partie « haute » de l’âme qui pour l’hindouisme se nomme Atman, c’est-à-dire l’âme qui se réincarne dans d’autres corps selon le karma, le cycle de l’évolution. Et puis, pour les philosophes grecs anciens, noûs, l’esprit, cette partie
spirituelle de l’Homme, celle justement qui échappe à notre contrôle, celle qui fait partie du mystère en nous.
L’Homme de Vitruve de Leonardo Da Vinci illustre bien l’Homme spirituel. Il s’agit de cet homme debout, verticale, les bras écartés dont le corps est contenu dans un carré lui-même inscrit à l’intérieur d’un cercle.
L’homme représente le lien entre carré et cercle, ainsi représenté par le peintre.
Le carré est le symbole de la finitude, de la perfection à l’échelle humaine, le cercle celui du mystère, de la totalité indivise, du monde spirituel invisible et transcendant.
L’homme de Vitruve, par sa verticalité représenterait dans l’œuvre du peintre le lien entre le corps c’est-à-dire la matérialité et la spiritualité : soma, psyché, noûs. Il s’agit de trois directions au centre desquelles la rencontre peut avoir lieu : la rencontre avec soi, la rencontre avec l’autre et celle avec la transcendance, c’est-à-dire ce qui est plus grand que nous.
Je comprends mieux maintenant avec cet éclairage les propos de maître Eckhart, pour rencontrer Dieu, il faut d’abord se déposséder de soi. Nommer Dieu, lui donner un nom c’est déjà le transformer en un objet identifiable, donc le définir par rapport à moi, c’est inscrire Dieu dans le prisme étroit de mes perceptions.
Le Dieu de la Thora, celui de l’ancien testament n’avait-il pas justement un nom imprononçable car il n’est constitué que par des consonnes ?
Me déposséder de moi, c’est retirer tous les masques, c’est retirer tous les rôles sociaux dont je me suis affublé pour m’adapter, pour être reconnu, apprécié et finalement chercher à être aimé. Tous ces rôles m’ont éloigné de ce que je suis au fond, mon moi-profond identifié dans les écrits de Carl Gustav JUNG ou encore ceux de Karl Friedrich DURKHEIM. Me déposséder de moi, c’est enlever une à une toutes ces bandes qui avaient comme fonction de protéger la momie des Égyptiens de l’antiquité.
Car j’ai passé ma vie à jouer des coudes pour trouver ma place, j’ai passé ma vie à survivre en pensant peut-être vivre.
Me déposséder de moi est un acte d’humilité et d’acceptation qu’il y a plus grand que moi, c’est une part de mystère qui m’échappe.
Le médiateur humaniste, s’il veut accompagner correctement les médiants dans leur travail d’introspection, doit apprendre à se dessaisir de soi, c’est-à-dire nettoyer son miroir. Il doit tenter de faire taire son ego qui aimerait bien faire quelque chose pour accompagner au mieux les médiants. Or, il n’y a rien à faire, il y a juste à être une présence, une sorte de canal permettant aux médiants de trouver par eux même la porte qui leur permettra de se désempêtrer de la situation boueuse dans laquelle ils se sont enlisés. Ainsi, pour le médiateur, se dessaisir de soi représente en quelque sorte une gageure, du moins c’est un long travail semé d’embûches.
Jacqueline Morineau nous disait souvent que le médiateur devrait avoir une posture dans la verticalité, c’est-à-dire les pieds bien ancrés dans la terre, et la tête en direction du ciel selon la triade soma, psyché et noûs. Cette posture permettrait d’aider les médiants à sortir de leur vision étroite soma-psyché dans laquelle ils se sont enfermés pour ouvrir vers le troisième axe noûs, c’est-à-dire l’esprit.
Ce troisième axe est symboliquement représenté en médiation humaniste par les valeurs qui sont non seulement universelles, mais de plus, sont plus grandes que nous. Les valeurs ont cette capacité de nous relier les uns aux autres là où il y avait séparation et conflit.
La médiation humaniste est un chemin de rencontre avec soi selon les trois axes soma, psyché et noûs ouvrant vers une rencontre avec l’autre dans le respect de la vérité de chacun
afin de cheminer ensemble vers la paix et l’harmonie. Il ne s’agit pas d’un outil permettant une solution négociée lors d’un conflit, il s’agit de la quête universelle de retrouver l’unité en soi. Tous les textes philosophiques anciens qui fondent notre civilisation s’entendent sur le fait que la séparation est source de souffrance, elle-même étant la racine de la violence. La médiation humaniste contribue humblement à mettre du lien là où il y avait rupture, elle ouvre une porte vers un autre espace.
Ce court texte n’est pas une réponse quant à la spiritualité mais un questionnement. Je ne connais pas la réponse à la question posée et je ne fais qu’entrouvrir une porte, et je crois que cette porte est en nous.
Pour moi, cette quête sans fin est un moyen de trouver une pépite, c’est peut-être accepter l’idée que me déposséder de moi, c’est me rendre disponible pour peut-être, accéder à un espace spirituel.
APPROCHE DE LA TRIADE CORPS, ÂME, ESPRIT SELON JACQUELINE
MORINEAU
Afin de comprendre l’importance de cette triade chez Jacqueline Morineau et son point d’ancrage dans l’esprit de la médiation, il faudra tout d’abord nous pencher sur sa biographie.
Jacqueline est née à Paris en 1934 dans une famille d’origine landaise une année après le décès de son frère aîné Jacques, suite à une leucémie à l’âge de 11 ans. Elle ne l’a connu qu’au travers de grandes photographies dans l’appartement familial. Cette présenceabsence l’a accompagnée tout au long de son enfance. Peut-être un grand frère à qui elle succédait pour « réparer » des parents profondément affectés, ce qui a impacté la vie de Jacqueline Morineau.
L’enfance de Jacqueline a été une enfance heureuse traversée dans un noyau familial très restreint, constitué de quatre grands parents et de deux parents. Celle-ci s’est déroulée dans un cadre bienveillant et sécuritaire partagée entre les Landes et Paris. La petite Jacqueline a traversé la période sombre de la guerre d’une manière presque insouciante dans cette bulle familiale protectrice malgré la tragédie de la seconde guerre mondiale. Elle a vécu sa scolarité dans le cadre rigide d’une école catholique considérée à l’époque par ses parents comme la meilleure éducation qu’ils pouvaient offrir à leur petite fille, dans l’incertitude de la société du début des années quarante.
Le premier drame qui émaille la vie de Jacqueline survient lors de sa onzième année, par l’annonce effectuée par la sœur principale de cette école où elle était interne, sans aucune
chaleur humaine, du décès de sa maman. Lorsque Jacqueline évoque ce douloureux souvenir, à l’origine de sa révolte contre les institutions religieuses, elle occulte dans son discours que nous sommes en 1945, alors dans l’ivresse de la libération.
A l’aube de l’adolescence Jacqueline voit s’effondrer tous ses repères.
En effet, les décès successifs de tous ses proches vont progressivement émietter cette bulle de bienveillance et d’insouciance de sa tendre enfance.
C’est ce qui va la marquer tout au long de sa vie : par exemple, lorsqu’elle découvre les stèles mortuaires exposées au musée archéologique d’Athènes, elle réalise que sur la même gravure apparaissent le mort assis auprès duquel se trouvent debout les vivants. Ces stèles mortuaires lui donne l’espoir qu’Il n’y a plus séparation entre la vie et la mort.
C’est ainsi, vers la quête de cet espace où il n’y a pas séparation que Jacqueline Morineau se dirigera tout au long de son existence.
Au crépuscule de sa vie, Jacqueline recherche encore cet espace mystérieux, lieu de rencontre avec soi et avec l’autre, espace qui permet un lien authentique à l’autre sur un chemin de paix et de vérité.
Les deux dernières phrases qu’elle m’a prononcé d’une voie toute faible, la veille de son décès avant de sombrer dans le coma étaient : « Il n’y a pas séparation » et « Que vive la médiation ».
De nombreux drames ont émaillé la vie de Jacqueline dont celui qui l’a complètement bouleversé, c’est-à-dire le décès accidentel de son premier fils, Dominique, renversé par un camion par un chauffard sous l’emprise de l’alcool, à Saint Gervais où elle habitait avec son époux, alors qu’il avait trois ans et qu’elle n’en avait que 22.
« Tout le long de mon existence, j’ai été accompagnée par Jacques mon frère et Dominique mon fils » m’a-t-elle confié un jour.
A la mort de son fils, une profonde solitude s’est installée pour de nombreuses années ; une solitude intérieure mortifère qui a empêché son cri et qui a emprisonné sa tristesse. Jacqueline n’a pas pu sortir son cri et ses pleurs qu’à l’aube de ses 65 ans, dans une église parisienne où elle reçoit la grâce. C’était un jour où elle était entrée dans cette église par « un hasard qui n’est pas un hasard », selon ses propres mots, le jour de la fête Pascale, et qu’elle exprime comme étant une conversion.
Les séparations successives (la perte de sa mère, son fils, ses quatre grands-parents, puis son père, alors qu’elle n’avait que 23 ans) l’ont inscrite petit à petit sur un chemin de renaissance de la mort vers la vie après avoir échoué une tentative de suicide, alors qu’elle était terriblement seule et désespérée.
Il a fallu se reconstruire après ce chaos épouvantable et, c’est grâce à l’Art et à une pratique assidue du Zen durant 30 ans, qu’elle a tenté de redonner du sens à son existence.
In fine, ces deux piliers ont constitué les bases du développement de la médiation qu’elle a expérimentée en France à compter du début des années 80 à la demande de Robert Badinter, alors Ministre de la Justice du gouvernement Pierre Mauroy, sous la présidence de François Mitterrand (1983).
Son parcours d’archéologue, spécialisée en numismatique grecque au British Muséum à Londres explique également le rapprochement de la médiation humaniste avec la tragédie grecque.
Le terme humaniste associé dans un second temps à celui de médiation délimite un courant de médiation dit ontologique qui se démarque totalement du Conflict-resolution de la médiation anglo-saxonne qui se pratiquait dans le monde au début des années 80.
Par ontologique, il faut entendre non seulement une médiation qui est centrée sur les raisons profondes et propres à chacun des protagonistes à l’origine du conflit, mais également l’axe triadique corps-âme-esprit que je vais tenter de développer dans cet article.
Il faut savoir qu’en médiation humaniste, l’histoire qui est à l’origine du conflit ne constitue pas le cœur du problème. C’est plutôt la manière dont le conflit s’est progressivement installé à partir d’une histoire singulière sur laquelle nous allons nous concentrer.
Dans notre texte, par âme, il faut entendre le psychisme qui est la traduction de psyché, et non pas le souffle divin biblique insufflé par Dieu au corps du premier homme afin de lui donner vie.
Jean Guitton cité par M.Fromaget32 en fait une description intéressante33 : « somà, psyché, pneuma. Cette division est très éclairante. Mais il est difficile de concevoir la distinction de l’âme et de l’esprit. J’appelle âme, la zone connue par la conscience claire et distincte(...) j’appelle esprit le moi caché, super conscient quoiqu’obscur : celui qui apparaît dans les chefs d’œuvre de l’art, celui qui se manifeste chez les prophètes, les inspirés, les mystiques, alors qu’il demeure virtuel... »
Il ne faut pas confondre esprit avec un « e » minuscule et Esprit avec un « E » majuscule.
Par Esprit avec un « E » majuscule, il faut comprendre l’Esprit divin qui est extérieure à l’homme et qui n’est pas atteignable par celui-ci, bien que le principe de déification de l’homme se rencontre à travers l’église chrétienne antique ainsi que d’autres mouvements religieux développés au premier siècle de notre ère.
L’esprit avec un « e » minuscule est cette part mystérieuse de l’homme, celui-là même qui accepte un plus grand que soi.
32 Michel Fromaget a dressé un tableau historique de l’antiquité à nos jours de cet axe triadique corps-âmeesprit dans la collection Almora chez l’éditeur Albin Michel.
33 Philosophie de la Résurrection, bulletin de la société de Thanatologie, 45, 1980, p6 ;
Ce n’est pas, selon Jacqueline Morineau avec l’esprit que le potier crée son œuvre d’art comme l’écrit Jean Guitton dans le texte sus cité, mais c’est à travers l’axe triadique corpsâme-esprit grâce à la tekné.
La tekné, n’est pas la technique.
Ce terme prend plusieurs significations selon les philosophes, il provient du grec ancien : τέχνη, et dans l’esprit de Jacqueline Morineau, il signifie intervenir selon l’Être. Cela veut dire simplement qu’il ne suffit pas de posséder une technique reproduisant un objet dans sa perfection, mais d’un savoir qui concilie à la fois la connaissance, l’habilité, l’expérience et la pratique du geste. Tout cela pourrait être défini par les termes : expression de l’Être.
La tekné prend le temps de kaïros (καιρός), le temps de la « juste opportunité » qui s’oppose à kronos (Κρόνος), le temps chronophage, celui après lequel on court.
Kaïros représente ce temps où l’on est émerveillé devant le spectacle d’un coucher de soleil sur la ligne d’horizon de l’océan, sur cette plage où le temps qui s’écoule n’importe plus.
Ainsi, le peintre, le potier, le sculpteur et les artistes en général pour produire leurs œuvres, le feront de tout leur Être : somà, psyché, noûs : corps-âme-esprit.
Il n’y a pas deux sculptures produites par un artiste qui soient à l’identique. Chacune d’elle sera unique.
C’est par cet axe triadique de l’homme accomplit que l’œuvre d’art se réalisera selon Jacqueline Morineau, cet homme représenté les pieds ancrés dans la terre (humus34), la tête orientée vers le ciel. Cet homme debout dans sa verticalité, lieu de passage unissant terre et ciel (il n’y a pas séparation), et présentant dans son horizontalité le lien à l’autre, la rencontre par le cœur, centre sensible de l’Être.
Notre puzzle commence à prendre forme :
- Il n’y a pas séparation, celle-là même qui est à l’origine de la souffrance, bien que selon les travaux de la psychanalyse récents, la séparation soit une étape importante du développement humain. Pourtant, les philosophies spirituelles quelle qu’elles soient recherchent l’unité, l’UN, qu’elles soient d’obédiences religieuses judéo-chrétiennes, musulmane, hindouiste, etc.…, ou pas comme le bouddhisme ou le Zen (La recherche de l’état de Bouddha représente cette unité retrouvée).
- L’Homme est perçu selon un axe triadique : corps-âme-esprit dont une finalité est le lien. Le lien avec soi au-delà de la finitude définie par la diade corps-psyché (que nous aurions tendance à privilégier dans notre société actuelle selon Michel Fromaget,), et le lien avec l’autre, notre semblable.
- L’espace de la médiation est constitué par kaïros, le temps de la juste opportunité qui s’oppose à kronos, le temps qui file.
Lorsque deux personnes entrent en conflit, les médiateurs observent en général, la partie émergée de l’iceberg, c’est-à-dire l’histoire (théoria) avec ses reproches et accusations,
34 Humus signifie la terre en latin, il partage la même racine que le mot humilité.
avec ses jugements de part et d’autre. Il y a en effet pour chacun des protagonistes une victime (lui-même) et un coupable (l’autre).
Chacun sait qu’il y a toute cette partie immergée de l’iceberg (pour garder la même métaphore) à laquelle l’observateur n’a pas accès. Le médiateur sait qu’il est face à deux victimes (et à fortiori deux coupables).
En effet, chacun des protagonistes évolue, enfermé dans une sorte de boucle des émotions, dont il ne parvient pas à se libérer, tant que son cri (crisis) n’a pu s’exprimer. C’est par la présence et l’accompagnement d’un tiers (le médiateur) que les émotions (le cri) vont pouvoir s’exprimer pleinement et prendre ainsi toute leur place et être déposées dans l’espace de médiation.
En médiation humaniste, cet accompagnement se réalise par des miroirs, c’est-à-dire l’expression du ressenti des médiateurs au moment où il est exprimé, et non pas d’une explication ou encore d’une rationalisation intellectuelle. D’autres interventions de la part des médiateurs vont survenir comme de courtes synthèses avant d’en arriver aux questions autour des valeurs universelles toujours partagées entre les parties. Cet aspect ne sera pas développé plus en avant dans cet article dont ce n’est pas la finalité. Quoiqu’il en soit, la médiation prend doucement le chemin de la catharsis puis de la conclusion finale permettant aux médiants d’avancer sur leur chemin de vie, en vérité.
Par le terme « en vérité » il faut entendre l’être profond, débarrassé de ses masques, des différents rôles endossés, auxquels il a pu s’identifier.
Nous retrouvons dans le processus de médiation la triade somà, psyché, noûs.
Somà, qui est la chair, proche de la terre, les faits, l’histoire, la réalité, ou plutôt la réalité de chacun, car l’histoire révélée lors de la médiation et tour à tour réécoutée une seconde fois par chacun des protagonistes, lors de la restitution par le résumé réalisé par un des médiateurs. Cette histoire (théoria) prend une teinte différente selon qu’elle soit racontée et ainsi vécue au regard de la sensibilité de chacun. Il s’agit pourtant de la même histoire... Le résumé établi par un des médiateurs reprend mot-à-mot le déroulé de chacune des parties, avec leurs expressions et les émotions qui s’y attachent, ce qui permet aux médiants de se sentir écoutés voire compris.
Puis nous retrouvons psyché, c’est-à-dire cette boucle des émotions, dans laquelle s’enferme les médiants.
Dans cet espace-là, nous sommes dans kaïros, le temps qui s’oppose à kronos. Chacune des parties fait des allers-retours entre reproches et compréhension jusqu’à ce que tout soit ainsi déposé, entendu, reconnu.
En effet, il s’est parfois accumulé des années de rancœurs, de jugements, d’indignation, car ce sont des valeurs importantes qui semblent avoir été touchées, bafouées...
Les médiateurs accompagnent chacun grâce aux miroirs, aux ressentis avec équité et ce en respectant les silences, donnant ainsi un espace de respiration nécessaire et indispensable
aux protagonistes. Ils accompagnent l’intériorisation de chacun vers son propre chaos, vers ses propres zones d’ombres avec bienveillance et sans renvoyer de jugement.
Cette descente en soi est nécessaire pour réaliser que souvent, l’origine du conflit est interne, qu’elle est profondément ancrée en soi, l’autre, celui désigné en tant que coupable ayant appuyé sur le « bouton rouge », déclencheur de la fureur et de tout autre réaction émotionnelle.
In fine, l’origine réelle du conflit n’a souvent rien à voir avec la réalité présentée. C’est ce stimulus (bouton rouge) qui fait remonter à la surface d’anciennes blessures datant souvent de l’enfance.
C’est en cela qu’il est important de donner du temps à cette phase de crisis, cette période où le cri, longtemps entravé par l’éducation, les conditionnements et les filtres des comportements sociaux, ou toute autre raison ayant retenu ce cri jusqu’ici empêché. Le cri de la souffrance, le cri de la séparation, celui qui a été entravé par la rupture du lien entre soi et soi que l’on rencontre fréquemment lors des médiations.
En effet, l’adulte s’est souvent coupé de lui-même au cours de son adaptation à un environnement, où il a appris à survivre plutôt qu’à vivre une pleine existence épanouie. Il a dû s’adapter, endosser des rôles pour être accueilli, reconnu et, finalement a toujours cherché à être aimé.
Ainsi, l’enfant adapté s’est en réalité coupé de son enfant intérieur (Marie France et Emmanuel Baillet de Coquereaumont35).
Les médiateurs humanistes, lors de cette phase de crisis, accompagnent les médiants pendant leur introspection avec une immense ouverture et bienveillance.
C’est lors de cette mise à nue que tombent petit à petits les masques, les rôles accumulés lors de notre vie sociale, ainsi que tous ces mensonges sur soi, qu’ils soient conscients ou ne le soient pas. L’idée est de remettre du lien pour leur permettre d’aller à la rencontre d’euxmêmes, de leur enfant intérieur, souvent blessé, oublié, trahi, et dont le cri est resté jusqu’à présent étouffé, empêché et surtout inexprimé.
Lors de cette phase très importante dans le déroulé de la médiation, les médiateurs attacheront beaucoup d’importance aux silences Ceux-ci introduisent un espace de respiration et d’écoute indispensables au bon déroulement du processus.
Après cette phase psyché-crisis, vient le temps de l’expression de noûs-catharsis. J’en viens aux valeurs qui donnent de la hauteur à la médiation : elles offrent une ouverture à ce qui nous dépasse, à ce qui est plus grand que nous Il s’agit par exemple de la dignité, de la liberté, de la justice, du respect, de la spiritualité, de l’amour, de l’honneur, du courage, du partage ...
Les valeurs universelles sont toujours partagées, même s’il y a une hiérarchie des valeurs chez chacun d’entre nous, elles ne sont que très rarement contestées.
35 Ces deux psychologues d’obédience junguienne ont publié de nombreux ouvrages sur l’enfant intérieur, l’enfant blessé et l’enfant adapté.
L’expérience montre que le plus souvent, la valeur bafouée, non respectée trouve son origine dans un conflit intrapersonnel.
Par exemple, lorsque la valeur justice aura été blessée dans l’enfance, ce dernier, une fois adulte sera particulièrement sensible à ce qu’il considérera comme injuste. Le moindre stimulus sera ainsi amplifié, souvent interprété, jugé et catégorisé comme blessant.
Celui qui aura appuyé sur le bouton rouge n’aura pas forcément conscience des « dégâts » occasionnés, et la réponse immédiate de celui qui s’est senti blessé sera l’écho de sa souffrance. En effet, chacun de nous a cette capacité mystérieuse de ressentir les points de vulnérabilité de l’autre. Nous avons tous cette sensibilité intuitive pour frapper là où nous savons que nous allons faire mal...
Ramener le conflit vers les valeurs, une fois la phase de crisis passée, permet aux médiateurs de tirer vers le haut le conflit et ainsi de « rhabiller » chacun des protagonistes qui se sera mis à nu dans l’espace de médiation.
Les valeurs sont le ciment qui structure chacun de nous. Elles se réfèrent à notre culture, à notre éducation, à notre histoire familiale et finalement à ce qui nous a construit dans notre chemin de vie.
Lors des histoires familiales très différentes comme les migrations ou les ruptures culturelles, les valeurs sont la source même de l’origine de chacun d’entre nous. Chaque atteinte de celles-ci sera vécue comme une blessure profonde de l’être. Cela risque de transformer la vie comme une véritable lutte pour la survie ; La blessure même symbolique (quelquefois une éraflure sur la carrosserie d’une automobile) prendra une importance considérable, souvent sans lien avec la réalité des faits.
C’est véritablement, pour chacun des protagoniste une histoire de survie...
Telle est la place du médiateur, remettre du lien là où il a été rompu. Du lien en soi avant de laisser un espace pour la rencontre avec l’autre.
La triade Corps-âme-esprit se retrouve également dans la posture du médiateur humaniste.
Outre que la posture du médiateur comprend les classiques : neutralité, impartialité, confidentialité, etc., celle du Médiateur humaniste se situe dans cette triade sus-évoquée.
Guy Escalette, Médiateur et Formateur à la médiation présente la posture du médiateur en la comparant au mât d’un voilier : ce n’est pas lui qui donne la direction du vent, qui fournit l’énergie, ou qui décide du cap, mais, si le mât vient à casser, le bateau part en déroute et ne peut plus avancer.
C’est donc une présence forte et indispensable.
Le médiateur n’amène pas les médiants là où il pense que c’est le mieux pour eux, il n’est pas en quête d’un résultat à la résolution du conflit, il ne mène pas les débats, si ce n’est qu’il fournit un cadre par sa présence et rien que par elle. Il est responsable du processus et non de son résultat, partant du principe que les médiants ont d’une part les ressources nécessaires pour cheminer vers un apaisement du conflit et ont d’autre part l’élan d’avancer vers la paix.
Cette présence du médiateur est marquée par l’ancrage au réel (somà), une connaissance de soi en vérité, pour que cette présence ne soit pas perturbée par des velléités de sauver la situation(psyché) et par la confiance qu’il place en l’Homme ainsi que sa capacité à prendre de la hauteur en acceptant qu’il existe une part de mystère dans la relation à l’autre (noûs). Le médiateur, dans sa posture de verticalité, est ancré profondément dans la terre (la matière), avec humilité et la tête dirigée vers le ciel (noûs, la spiritualité), par sa présence stable et bienveillante, accompagne ainsi les médiants sur un chemin de connaissance de soi en vérité, vers la paix.
C’est en effet, cette présence incarnée du médiateur qui permet à chacun des médiants de se relier à son Être profond pour comprendre avec le cœur qu’il est en lien avec lui-même et l’autre. Il n’y a plus de séparation. Cette unité retrouvée permet de changer de regard sur le conflit et plus encore d’avancer sur un chemin de paix.
Il ne s’agit toutefois que d’un chemin et non d’un aboutissement final.
En effet, à la fin de la médiation, celle-ci n’est pas terminée, le médiant poursuit seul et en lien son cheminement intérieur.
LE CHAOS EN MÉDIATION HUMANISTE
Sur le plan de la définition (Trésor de la Langue Française 36, consulté en septembre 2023), en cosmogonie grecque, le chaos est défini comme « Un espace immense indifférencié préexistant à toute chose, et notamment à la lumière ».
Le chaos signifie également le désordre, il nous renvoie aux images de la désolation engendrée par la guerre ou encore après un tremblement de terre. Là où se côtoient l’horreur, la douleur, le sang et la perte totale de repères et sécurité, voire la désorganisation complète comme on pourrait l’imaginer après le passage d’un cyclone.
Le chaos, cela peut être ce qui nous précède, avant même notre naissance.
Je pense à l’histoire récente de la Shoah, où des familles entières ont été décimées par la barbarie nazie. Quelques survivants ont eu une descendance. Celle-ci est née du chaos. Elle porte forcément les stigmates de la peur transmise par les générations précédentes.
36 http://atilf.atilf.fr/tlfv3.htm
Le chaos, ce sont nos histoires familiales, comme cet enfant né après la mort tragique d’un frère ou d’une sœur, ainsi venu au monde comme pour se substituer à l’irremplaçable.
C’est aussi le secret de famille qui n’est jamais résolu et se transmet de génération en génération sans que chacun ne soit dans la possibilité de reconstituer le puzzle pour saisir l’origine de la douleur et de la colère qui traverse cette famille.
Le chaos, ce sont aussi les choix impossibles bien mis en lumière par la tragédie grecque. Prenons l’exemple d’Iphigénie la fille du roi Agamemnon. Ce dernier doit envahir Troie pour obéir au serment de libérer Hélène enlevée par Pâris. Le devin explique à Agamemnon que sa flotte, bloquée par l’absence de vent, est le fruit de la colère à son encontre de la déesse
Artémis suite à une offense. Pour que les vents deviennent à nouveau favorables, il faudrait qu’Agamemnon sacrifie sa fille Iphigénie. Nous sommes en plein chaos parce que le choix est impossible pour le père et Iphigénie crie sa douleur ainsi que son opposition à ce funeste destin.
Le dénouement survient lorsque Iphigénie donne un sens noble à son sacrifice, qu’elle se dépasse en quelque sorte pour sauver un grand nombre de vie. Il s’agit d’une véritable sublimation, car elle finit par accepter son sort se drapant d’une vertu honorifique. Il y a dans ce mythe, à partir d’une situation chaotique, une véritable transformation vers la lumière.
Sur le plan symbolique, nous rejoignons un peu la définition du chaos dans la cosmogonie grecque : Un espace immense indifférencié préexistant à toute chose, et notamment à la lumière.
Il y a une dimension spirituelle dans cette intention d’aller vers un ailleurs, au-delà de la finitude, dans un espace où il existe un plus grand que soi.
Ce passage du chaos vers la lumière reflète tout à fait l’esprit de la médiation selon Jacqueline Morineau.
Dans un livre d’entretiens parût chez L’Harmattan en 202337, Jacqueline Morineau nous dit : « C’est quoi le chaos ? En premier, c’est le nôtre, c’est notre propre chaos. C’est celui que l’on s’est construit, mais il va au-delà de cela, car il s’est construit à travers notre propre histoire, mais également avant notre naissance, une vieille histoire commencée avec Adam et Eve. C’est tout ce qui s’est passé avant même notre naissance, l’histoire de notre famille, les migrations, les fuites, les persécutions, peut-être ; ce sont toutes ces histoires qui construisent les familles, les deuils, les naissances, les secrets, les drames et les bonheurs. Ce sont de plus nos fantasmes de vie, de mort, de meurtres : Freud a largement écrit là-dessus. Notre culpabilité, nos frustrations, nos illuminations, nos désirs secrets de vengeance... C’est tout ce que la tragédie grecque a théâtralisé, ce qu’elle a mis en lumière ».
Prenons l’exemple de deux médiations d’accompagnement.
La médiation d’accompagnement a fait l’objet d’un texte spécifique détaillé ; rappelons ici en quelques mots de quoi il s’agit. Dans ce type de médiation, lorsqu’il est difficile de mettre en communication deux personnes soit parce que l’une d’elle est décédée, soit parce que les blessures sont telles qu’il est impossible de mettre ces personnes en présence, l’un des médiateurs incarne alors le rôle de co-médiant.
37 La Médiation Humaniste, une renaissance de la mort à la vie, un chemin de paix.
Dans cette médiation d’accompagnement, madame A., âgée de 28 ans, nous livre son parcours difficile où elle a partagé avec son frère une enfance émaillée de violences intrafamiliales. Elle a reçu de nombreux coups et de nombreuses agressions verbales et nonverbales de la part de sa mère, et se souvient d’interventions du père bien plus violentes avec des coups de pieds et de poings chez cette enfant encore petite. « Pour rien, comme une tache sur le teeshirt, en mangeant un yaourt ». « Ma mère criait tout le temps, après nous, après mon père, etc. ». « Je n’avais droit à rien, sous prétexte que ma mère ne l’avait pas eu à mon âge, par exemple, j’ai voulu, une année aller aux États-Unis pour voir mon oncle, ma mère a refusé, sous prétexte qu’à mon âge, elle n’y aurait pas eu droit ».
« J’adorais, petite fille dessiner avec des feutres. Je savais qu’il y avait des feutres dans le placard et j’en ai demandé à ma mère, qui m’a dit qu’il n’y en avait pas. Lorsque je lui ai dit que j’en avais vu, elle m’a traité de menteuse, et que de toute façon, elle n’en achèterait plus, car cela coutait trop cher... ». « Elle a trouvé de l’argent pour la piscine avec volet de protection qui a couté une blinde, mais n’en avait pas pour des feutres pour sa fille... ».
« Pourquoi faire des enfants pour ne pas les aimer, je ne t’aime pas, je ne te pardonnerai jamais ».
Le cri de madame A. est long et douloureux, empli de colère et de haine. On apprend que la mère a subi une « tournante » à l’âge de 15 ans, c’est-à-dire un viol collectif. Qu’après cela, elle a été enfermée dans un placard et libérée par un cousin qui est devenu le compagnon de celle-ci. « Il l’a soutenu et il la soutient encore, il lui a sauvé la vie en quelque sorte ».
Plusieurs miroirs permettent au cri38de s’exprimer, ils permettent à la parole de se déposer dans cette bulle bienveillante de la médiation sans qu’il ne se passe rien. « C’est la première fois que je peux dire tout cela, je n’avais jamais pu le faire avant ».
Une des médiatrices lors d’une mini-synthèse, compare le vide commun de la mère et de la fille. Celui de la mère qui tente de combler le vide en participant de manière effrénée à des courses à pieds sportives, comme pour fuir et retrouver ce corps transformé en objet par les viols. Et le vide exprimé par la fille en s’isolant, partageant son existence entre solitude et travail. Elle s’est coupée de sa famille, avec quasiment aucun ami, sauf un couple avec une fille qu’elle a idéalisé, où l’enfant occupe une place centrale avec des parents aimants et à l’écoute.
« J’aurais tellement rêvé d’une famille comme celle-là ! ».
« Mes parents n’en avaient rien à foutre de nous, nous n’existions pas, sauf pour prendre des coups. Ils ne savent même pas ce qu’on désire, qui nous sommes, ils ne savent rien de nous, car ils ne se sont jamais intéressés à nous ».
La haine, les reproches sont profondément ancrés. Il n’est pas, et ne sera jamais question de pardon. Madame A. a coupé tout lien avec ses parents, et se protège par une rupture qu’elle voudrait définitive.
Madame A. nous explique que lorsqu’elle devait avoir une dizaine d’années, elle-même reproduisait la violence. Elle frappait son frère jusqu’à ce jour où la lucidité lui en a fait prendre conscience : « Pourquoi est-ce que je fais cela ? ».
Lors du déroulement de la médiation, un des médiateurs fait remarquer qu’il y a une contradiction. Un conflit intérieur. Ce conflit consiste en un désir de coupure franche avec cette famille chaotique d’une part, et la persistance d’une attente.
38 Le cri ainsi dénommé par Jacqueline Morineau fait référence à la phase crisis lors du processus de médiation humaniste.
Il pourrait s’agir de l’attente fantasmée d’une famille unie. Ce conflit intérieur entre la raison qui veut couper pour se protéger, et le cœur qui attend sans cesse de l’amour pourrait ainsi être source de souffrances et de culpabilité.
Madame A. qui est lucide et intelligente, demande comment faire pour dépasser ce conflit interne, et que faire pour avancer ?
Les médiateurs ne sont pas là pour donner des solutions, mais juste pour accompagner et permettre aux médiants de trouver avec leurs ressources les moyens pour ouvrir la porte qui leur permettra de sortir de la boucle émotionnelle dans laquelle ils se sont enfermés.
Il émerge de tout ce chaos des moments d’espoirs pour elle de retrouver confiance grâce à des rencontres.
Madame A. nous cite le cas de cette personne rencontrée par hasard. Cette femme d’origine portugaise, s’exprimant dans un Français approximatif, probablement femme battue, qu’elle a accompagné, un cours instant de sa vie, afin de lui permettre de retrouver son fils. Court hasard où Madame A. n’a pas chercher à contrôler quoi que ce soit. Juste aider, soutenir de cœur à cœur une inconnue. Cet exemple permet aux médiateurs d’orienter Madame A. vers la force du lien.
Personne n’a pris soin de la petite madame A., cette enfant blessée, maltraitée. Même aujourd’hui, alors qu’elle est une adulte, la souffrance de cet enfant en elle persiste. Lors de la médiation, un miroir y fait référence : - Je sens que l’enfant blessé en vous crie encore. Madame A. avance l’idée que son éducation l’a orienté vers le désamour de soi.
Cette personne est désormais en mode survie, et la médiation doit l’accompagner pour tenter de se reconstruire et d’accepter de prendre soin d’elle et de son enfant intérieur. Elle a rompu tout lien physique avec sa famille toxique et au fond d’elle en éprouve de la culpabilité, car elle reste en attente d’un lien d’amour en fantasmant cette famille d’amis, qui pour elle représente la famille idéale.
Nous n’allons pas entrer plus en avant dans le détail de cette médiation d’accompagnement. Les médiateurs qui dans ce cas ont été touchés par l’histoire de madame A. s’en sont plutôt mal sortis. C’est une stagiaire avocat qui assistait à la médiation qui lors du débriefing a donné un peu d’apaisement à madame A. Celle-ci âgée de 22 ans était la plus proche sur le plan générationnel de madame A., et nous l’avons vu se détendre immédiatement après cette phrase qui ressemblait, de fait à un miroir :
« Je te sens forte, tout d’abord d’être venue ici, et d’avoir osé exprimer ton chaos à des inconnus, mais aussi d’être dans cette capacité de donner du sens, alors que plus d’une fois, tu n’as pas vu d’autre solution que de te suicider. J’admire ta force de caractère et le fait que tu crois en toi, au fond de toi, tout en exprimant le contraire, je te parle avec le cœur, et vraiment, je suis admirative de qui tu es ».
Voyons ensemble un second cas :
Madame B., la petite quarantaine voudrait une médiation avec son père. Elle ne comprend pas chez celui-ci sa froideur et ses exigences vis-à-vis d’elle, alors qu’elle demande proximité et amour. Celui-ci est issu du monde agricole ayant repris la ferme parentale en catastrophe alors que jeune marié, il avait des projets en Bourgogne. Son père (le grand-père de
Madame B.) ayant quitté brusquement la ferme emportant l’argent de la famille pour une idylle amoureuse. Le père de Madame B. ne montre quasi jamais ses émotions, il fait preuve d’une très grande pudeur, sauf peut-être lorsque sa propre mère est décédée en 2014, mais « il s’est très rapidement repris ».
Il est exigeant avec lui-même et avec les autres, critique vis-à-vis de Madame B. sa fille, et de son fils. Pour lui, rien n’est jamais réalisé comme il le faudrait, ou pas assez vite...
Le père a quitté la mère de Madame B. lorsqu’elle avait une vingtaine d’année pour C., une femme douce et aimante, mais il semble que depuis peu, il soit tombé amoureux de Béate une Allemande que nul ne connait, et qu’il aurait rencontré cet été.
Madame B. est une jeune femme fragile, persuadée d’avoir subi des attouchements alors qu’elle devait avoir 7 ou 8 ans par un cousin du père qui n’en a jamais rien su. Madame B. n’a pas de souvenir précis de ces attouchements, mais un travail psychothérapeutique et l’hypnose ont débouché sur cette quasi-certitude.
Elle explique que cela a gâché son existence, qu’elle a développé une dépression à l’adolescence avec une tentative de suicide et des troubles du comportement alimentaire.
Lorsque ses parents ont appris la tentative de suicide à leur retour de vacances, le père de Madame B. a réagi en la traitant de « conne » ; qu’il aurait été impossible de se suicider de la manière dont elle s’y est prise... Cette manière maladroite de réagir a laissé à Madame B. une blessure amère.
La relation n’est pas simple, et c’est de cette manière que débute la médiation. Le comédiant se glisse aisément dans ce rôle de père et ce d’autant plus qu’un lien presque complice est rapidement établi entre les deux médiants.
Madame B., signale lors de la restitution après la médiation que le rôle joué par le comédiant lui semblait juste.
Lors de la médiation, le père explique qu’il a joué son rôle en offrant à ses enfants un espace de liberté et d’autodétermination qu’il n’avait pas eu le loisir d’expérimenter lors de sa propre enfance. Il estime s’être sacrifié pour sa famille à ses dépens, sans avoir levé la « tête du guidon ». Sa famille n’a manqué de rien, et il ne sait pas exprimer ses émotions peutêtre par pudeur. Il explique à sa fille qu’elle ne lui a jamais parlée d’attouchement de la part de ce cousin et qu’il ne peut plus rien faire maintenant qu’il est décédé. On ressent la même distanciation, la même retenue chez chacun d’entre eux, lors de la médiation.
Le co-médiant, c’est-à-dire celui qui joue le rôle du père dit se sentir jugé par sa fille, alors qu’il a fait ce qu’il a pu. Que son enfance ne fût pas facile, que lui-même a souffert d’un manque de considération et d’amour, que l’on ne montrait pas ses sentiments dans sa famille, et que sa fille ne peut pas lui reprocher de ne pas avoir été un bon père. Qu’aimer, ce n’est pas forcément l’afficher, parce qu’il en est incapable, mais c’est donner une éducation et des valeurs aux enfants. Deux miroirs sont donnés par le père à sa fille lors de la médiation : celui du ressenti de jugement, et celui d’une pudeur partagée dans l’expression de l’amour : « Nous sommes pareils toi et moi ».
Les médiateurs sont face à deux êtres fragiles et sensibles qui se protègent derrière la pudeur et derrière l’interdiction de l’expression des émotions.
La fille rêve d’un père protecteur et qui manifesterait tout l’amour qu’il a pour sa fille, mais elle le fait avec autant de pudeur que ce père élevé à la dure et masquant ses émotions ne
peut y répondre ; ce père qu’elle juge, ainsi partagée entre amour et reproches. Le conflit, n’est-il pas en elle ?
Ne pas dire l’essentiel de peur d’être dédaignée ?
On sent, lors de la médiation le regard de Madame B. progressivement changer, même si nous avons tous le sentiment que les effets de celle-ci sont encore en chemin.
Dans ce deuxième exemple, madame B. va explorer ses zones d’ombres, ce que Jacqueline Morineau dénommait son chaos. L’histoire de madame B. débute avant elle avec le grandpère qui fuit avec les économies de la famille, et une éducation rude, ce qu’Alice Miller a dénommé la pédagogie noire39. Madame B. porte son mal-être sur cette suspicion d’agression sexuelle suggérée par une thérapeute. Être thérapeute est une responsabilité et la suggestion ou l’interprétation peuvent être délétère. Madame B. cherche désespérément à se remémorer cet épisode dont elle n’a aucun souvenir. C’est au moment du choix du comédiant, en dernière minute qu’elle change de sujet : au lieu de faire la médiation avec le cousin de son père décédé, c’est-à-dire l’agresseur, comme elle en avait fait la demande, elle a préféré la faire avec son père. Elle va ainsi explorer son propre chaos pour peut-être y trouver de l’apaisement.
Ces deux exemples nous précisent deux positionnements du chaos :
- Le chaos subit par une famille toxique dans notre exemple.
- Le chaos intergénérationnel avec de nombreux refoulements et non-dits de part et d’autre. Un chaos qui se construit de manière insidieuse et qui finit par s’exprimer sous forme d’un cri par un des membres de la famille.
Le psychanalyste Carl Gustav Jung ne parle pas de chaos dans ses écrits, mais d’ombre, comme cité dans ce texte de son ouvrage Psychologie et Alchimie : « Au cours du traitement psychologique, la relation dialectique achemine logiquement le patient vers une confrontation avec son ombre, cette moitié obscure de l’âme, dont on s’est depuis toujours débarrassé au moyen de projections : soit qu’on charge son prochain de tous les vices que l’on a manifestement soi-même, soit qu’on transfère ses péchés à un médiateur divin par le moyen de la contrition40 ».
Jung emploie le terme de confrontation avec l’ombre, ainsi que celui de projection.
Le processus de projection est employé par Freud dès 189541 en tant que principe de défense consistant à chercher à l’extérieur l’origine d’un déplaisir, et ce terme selon Laplanche et Pontalis dans leur Vocabulaire de la psychanalyse42 a été utilisé la première fois par Freud dans la description analytique de la paranoïa pour l’étendre ensuite à d’autres pathologies comme la phobie et de tout processus névrotique en tant que mécanisme de défense primaire.
Le philosophe Karlfried Graf Durkheim élargie à la notion d’être essentiel, celui qui serait caché par le moi existentiel ou encore l’ego (Le moi-je employé par Jacqueline Morineau). Ce moi existentiel est décrit selon un axe ternaire.
39 C’est pour ton bien, Paris, Aubier, 1985 (trad. par Jeanne Etoré)
40 Edition Buchet et Chastel
41 La naissance de la psychanalyse
42 Presses Universitaires de France, 1967
Ainsi Durkheim dit dans son livre l’Homme et sa double origine43 : « Des gens, souvent très capables, cultivés, pleins de bonne volonté, sont tellement possédés par leurs idées fixes d’efficacité, c’est-à-dire par l’illusion qui leur fait considérer la réussite et le rendement comme la seule façon d’exister et de faire face à leurs responsabilités, qu’ils se croient sincèrement obligés de refouler toute vie intérieure. Ils se réduisent ainsi à l’état d’une bête de somme prise dans le harnais des obligations du monde. Les étroites limites de leur formation font d’eux une caricature de ce que l’homme réel est et devrait devenir toujours davantage : une unité du corps, de l’esprit et de l’âme ».
Cette description de Durkheim nous évoque une rupture de l’unité de l’homme, une séparation dans l’essence même de l’Homme qu’il définit par une vision ternaire.
Ce triple axe : corps, âme, esprit est une conception qui remonte à nos origines, que ce soit les Grecques, les Hébreux ou bien la chrétienté du second siècle après JC.
Notre société moderne a tendance à valoriser le corps et la psyché aux dépens de la spiritualité.
Par spiritualité, il ne faut pas entendre la part religieuse qui en serait une vision parfaitement réductible.
Comme Iphigénie dans le mythe qui donne du sens à son sacrifice, l’Homme a besoin d’une dimension supérieure pour accepter sa finitude. Le XXIème siècle recherche le dépassement de l’Homme par la science et la technologie, et ce n’est qu’une stratégie pour nous permettre de nous élever, d’aller ainsi au-delà des possibles de l’humanité.
Toute l’histoire de l’homme depuis ses origines, montre cette quête d’un autre espace que celui de notre finitude.
Ignorer le troisième axe spirituel ne peut que créer un manque, une séparation au niveau de l’essence même de l’Homme. C’est ce que nous dit Durkheim.
Toutes les générations qui nous ont précédées ont cherché à rétablir l’unicité, que ce soit les civilisations antiques, l’Hindouisme, le Bouddhisme, ou encore les religions monothéistes. La séparation est notre hantise, et nous la subissons dès notre naissance.
Jacqueline Morineau nous explique dans ses écrits et dans ses entretiens que la séparation est l’origine même de la souffrance et de la violence qui y puise ses racines44
Notre expérience de la médiation humaniste nous fait conclure que c’est en nous confrontant avec notre chaos que nous avons cette capacité de remettre du lien en nous. Ce même chaos que nous refoulons la plupart du temps par le processus de défense primaire relaté par Freud, c’est-à-dire le phénomène de projection. Celui-ci doit être appréhendé en conscience et en vérité afin de le dépasser et d’ouvrir un autre espace. Les médiateurs du courant humaniste accompagnent les médiants dans cette traversée du chaos.
Tout d’abord avec des miroirs afin qu’ils puissent aller de plus en plus profondément en eux.
Puis en aidant les médiants à mettre de côté les rôles qu’ils ont accumulé au fur et à mesure du déroulement de leur histoire :
43 Ed Albin Michel
44 L’esprit de la médiation, éd érès ; 1998
- Le rôle de l’enfant adapté bien décrit dans les ouvrages de Marie-France et Emmanuel Ballet De Coquereaumont45 dans leurs divers ouvrages. Il s’agit de cet enfant qui endosse un rôle pour être reconnu, aimé par ses parents, aller au-devant de leurs exigences. Ce rôle de l’enfant adapté se maintient à l’âge adulte.
- Les différents rôles sociaux que l’on endosse au fur et à mesure de notre évolution que ce soit sur le plan professionnel, familial ou encore affectif. Le médecin reste un médecin vis-à-vis de ses amis, ou lors de la vie sociale. Il s’agit de représentations sociales. Le père de famille lui aussi, lorsqu’il pense devoir assumer son rôle de père et prend alors des décisions, des mesures qu’il n’aurait pas prises s’il n’avait pas endossé ce rôle.
- Il s’agit aussi des croyances souvent limitantes qui nous font également prendre un rôle que nous n’aurions pas endossé dans d’autres circonstances.
L’ensemble de ces rôles conditionnent à être une autre personne que soi-même. Nous finissons par nous éloigner du cœur de l’être. KG Durkheim parlait de l’être essentiel, la philosophie hindouiste ou Bouddhiste parle de moi profond que nous retrouvons aussi chez KG Jung sous l’appellation d’enfant divin.
Toutes ces pensées se rejoignent : il y a le moi profond, notre être ontologique comme le dénommait Jacqueline Morineau, et celui de la représentation, ce moi extérieur qui souvent n’a plus rien à voir avec l’Être, le moi intérieur.
La médiation humaniste accompagne sur ce chemin qui consiste à tomber les masques, d’où cette définition donnée par Jacqueline Morineau :
« La Médiation Humaniste ne peut se définir en tant que méthode ou outil. C'est un espace de rencontre avec soi-même pour pouvoir rencontrer l’autre au plus proche de la vérité de chacun. Une véritable quête philosophique en tant que recherche de sagesse pour vivre en paix, en harmonie avec soi-même et les autres. C’est un chemin de vie, à travers une quête permanente de connaissance et de vérité qui reste toujours à parfaire, en toute humilité. Pourrait-on le nommer : un art de vivre ? »
La rencontre avec soi-même remet du lien en soi en dénouant les écheveaux qui nous fermaient l’accès à nous-même. Elle nous permet d’ouvrir une porte jusque-là inaccessible. Les médiants étaient enfermés dans une vision restrictive et émotionnelle de leur réalité. La médiation ouvre vers un autre espace des possibles, elle donne de l’air.
C’est de cette quête de vérité de chacun dont il s’agit, afin de vivre en harmonie et en paix. Pour s’approcher au plus près de cette vérité, il faut traverser nos zones d’ombres et de chaos et accepter de lâcher les masques.
C’est une grande partie du travail de la médiation humaniste.
45 Notamment le livre paru aux éditions Eyrolles en 2020 : Vos parents ne sont plus vos parents
LE RÔLE EN MÉDIATION D’ACCOMPAGNEMENT
Le rôle représentait en droit ce rouleau de parchemin où était inscrit un document officiel. Ce terme provient de l’ancien français rolle signifiant document, décret.
L’acteur tirait son texte d’un rolle où était écrit le texte de la pièce, si bien que le terme rôle a évolué vers le sens qu’on lui donne aujourd’hui, c’est-à-dire la partie d’une pièce jouée par l’acteur.
Le terme a évolué en se généralisant, il pourrait signifier aujourd’hui partie ou caractère qu’une personne adopte. Le terme de rôle model émane du sociologue Robert King Merton46 dans les années 60. Il formule l’hypothèse que les individus se comparent avec des
46 Robert King Merton, né Meyer Robert Schkolnick (1910-2003), est un sociologue américain
groupes de référence. Il peut s’agir d’une personnalité venue du monde artistique ou sportif prise ainsi en référence.
En médiation humaniste, nous rapprochons au rôle le terme de masque dont l’étymologie latine est persona : la personne. Les acteurs de la tragédie grecque jouaient plusieurs rôles au cours d’une pièce. Ils changeaient de costume de scène et portaient différents masques qui incarnaient les personnages de la pièce de théâtre.
Des techniques pédagogiques ou thérapeutiques ont mis à profit le rôle qu’il s’agisse du jeu de rôle ou jeu d’apprentissage, ou encore le psychodrame développé dans les années 1920 par Moreno. Ainsi, le Dr Grete Anna Leutz dans son livre sur le psychodrame 47 nous dit : le rôle est « la manière d’être et d’agir que l’individu assume au moment précis où il réagit à une situation donnée dans laquelle d’autres personnes ou d’autres objets sont engagés ». P89. Ainsi, le rôle va dépendre de l’auditoire, du moment où il est réalisé et probablement de la situation.
Jacqueline Morineau nous dit dans un livre d’entretiens paru aux éditions l’Harmattan en mars 202348: « Comment atteindre la vérité, la connaissance de soi qui sauve, si je me concentre sur mon masque, mes rôles ?» P37
Elle nous dit également P74 : « Comment arriver à nous libérer de ce masque pour pouvoir rencontrer l’autre, au-delà du masque, et ainsi vivre pleinement la relation, en premier lieu à soi-même, si nécessaire pour pouvoir la vivre avec l’autre ? Inconscients de porter ce masque, nous sommes restés si souvent, nous les adultes, dans la relation entre masques à travers les rôles que nous portons ».
Cet article va tenter de déterminer comment il est possible pour un médiant de lâcher les masques, c’est-à-dire les rôles sociaux face à un co médiant qui lui, va incarner un rôle.
La médiation humaniste d’accompagnement consiste à accompagner des personnes dans une démarche de transformation. Il va s’agir de personnes qui peuvent se trouver en impasse thérapeutique suite à une agression qui peut d’ailleurs être d’ordre sexuelle, il peut également s’agir de violences intrafamiliales durant l’enfance ou encore de violences conjugales. Nous rencontrons également des conflits intrafamiliaux sans pour autant qu’il n’y ait de la violence. Des situations conflictuelles au sein de la fratrie ou encore avec un ascendant.
Dans tous les cas, nous utilisons comme stratégie la mise en situation inspirée par le jeu de rôle ou le psychodrame.
Une personne, en général un médiateur incarne le rôle de la personne avec qui je suis en conflit. Il peut s’agir d’une personne décédée, peu importe (J’ai écrit un article à propos de la médiation humaniste d’accompagnement).
Ce qui intéresse la médiation d’accompagnement, ce n’est pas l’histoire qui s’est déroulée à l’époque, c’est les traces émotionnelles qui persistent encore aujourd’hui.
Pour des raisons de bonne compréhension de ce texte, la dénomination « acteur » désigne la personne qui incarne le rôle, la dénomination « médiant » celle qui consulte les médiateurs dans le cadre d’un conflit.
47 Mettre sa vie en scène, éditions èpi, 1985
48 La médiation humaniste, de la vie à la mort, un chemin de paix
L’acteur n’est que très rarement choisit au hasard. Nous demandons au médiant de résumer rapidement son conflit de manière à ce que la personne choisie en tant qu’acteur ait la possibilité de refuser le rôle (par exemple celui d’un frère incestueux).
Il est ensuite proposé au médiant de désigner parmi le groupe de médiateurs et médiatrices présents la personne qui correspondrait le mieux, selon lui pour incarner le rôle proposé en co-médiation. Il est demandé de ne pas peser le pour et le contre, mais simplement de se laisser appeler par une personne alors que le médiant ne la connait pas particulièrement (Nous évitons de faire des médiations d’accompagnement avec un médiateur impliqué d’une manière ou d’une autre). Le genre n’intervient pas dans le choix, c’est-à-dire qu’un homme peut incarner le rôle d’une femme et vice versa.
L’expérience nous montre qu’il y a souvent un lien de près ou de loin entre l’acteur et le médiant. Ce lien peut concerner une histoire familiale similaire ou toute autre similitude liant de près ou de loin les deux personnes. Un autre article appelé « un autre langage » a été écrit à ce propos.
Une fois l’acteur choisi, les deux personnes s’isolent et échangent à propos du rôle.
L’acteur va incarner le rôle d’une personne qu’il ne connaît pas et qu’il va découvrir par le prisme perceptif d’une autre personne qui plus est, se trouve en difficultés relationnel avec elle.
Nous ne recherchons pas la vérité pas plus que la perfection dans le jeu d’acteur, nous recherchons la confrontation du médiant avec ses propres zones d’ombres.
L’intention de la médiation humaniste est d’accompagner le médiant vers un chemin de connaissance de soi et ainsi de répondre à cette interrogation : qui suis-je ?
Notre expérience nous montre que très souvent le conflit est en soi. Que l’autre, celui que nous voudrions coupable n’a fait qu’appuyer sur une sorte de « bouton rouge ». Que le présumé coupable a de fait ravivé la flamme d’un conflit intrapsychique qui est le plus souvent ancien.
Il s’agit au sens psychanalytique du terme d’une projection exercé sur l’autre, c’est-à-dire le présumé coupable.
L’acteur va nous aider dans cette descente en soi, pour justement aller voir ce que l’autre, le coupable a touché de sensible chez le médiant.
Je ne dis pas que le coupable ne l’est pas, surtout dans certains traumatismes comme un inceste, un viol ou toute violence conjugale. Ce n’est pas le cas.
D’ailleurs, il n’est pas question de processus de guérison pour ces cas qui ne sont pas si rares que cela. Nous dirions qu’il s’agirait plutôt de déposer ce qui est insoutenable, irréparable pour tenter une reconstruction et arrêter de tourner en boucle dans un processus de survie lorsque vivre en pleine conscience est tout à fait possible…
Dans certaines cultures, la personne violée est stigmatisée et bien souvent rejetée par la communauté. Comment continuer à vivre dans de telles conditions et, ce d’autant plus dans un milieu hostile ?
Revenons à l’acteur. Quelle est sa place ?
Tout médiateur qu’il soit et, d’autant plus s’il a une certaine expérience de cette position grâce à des stages de formation, n’en reste pas moins un être humain. Sa personne pourrait être influencée par le rôle. Il pourra s’y réfugier lorsque par exemple, il se sent touché et qu’il y retrouve peut-être des similitudes avec sa propre histoire personnelle. Dans ce cas, il peut se « complaire » dans le rôle de manière à ne pas se dévoiler lui-même aux autres,
afin de se protéger. Au contraire, il peut ne pas se sentir à l’aise dans ce rôle qui est peutêtre à l’opposé de ses valeurs. Il voudra alors en sortir rapidement ou du moins y rester un minimum de temps.
Nous nous rendrons compte que ce n’est pas une seule médiation à laquelle les médiateurs devront s’intéresser, mais bien à deux médiations : celle du médiant d’une part, et celle de l’acteur d’autre part.
Je m’explique : l’acteur, s’il est touché par le rôle va réagir alors qu’il se sentira impliqué dans cette histoire comme nous l’avons signalé. Il est impossible d’anticiper cette réaction et, nous avons évoqué deux possibilités : s’enfermer ou se complaire dans le rôle ou au contraire chercher à s’en extraire. Entre ces deux extrêmes, tout est possible.
La manière dont l‘acteur va appréhender le rôle est en soi une médiation à part entière
D’ailleurs, nous pourrions en théorie imaginer que si nous avions affaire à deux médiations en même temps, c’est-à-dire deux personnes racontant deux histoires conflictuelles qui n’auraient aucun lien l’une avec l’autre, cela ne changerait pas grand-chose car, comme je le répète ici, ce n’est pas l’histoire qui nous importe en tant que médiateur humaniste, c’est plutôt la manière dont chacun vit cette histoire, ici et maintenant et, ce en quoi cette histoire fait remonter à la surface des décharges émotionnelles qui sont en lien avec la vulnérabilité de chacun.
Les médiateurs feront ainsi des miroirs pour chacun, c’est-à-dire le médiant et l’acteur et ils accompagneront ces miroirs avant d’aller vers les synthèses et valeurs comme le processus de médiation humaniste le propose (Un article a été écrit sur le processus de médiation humaniste).
Les miroirs et leur accompagnement permettront aux protagonistes de progresser dans une spirale émotionnelle vers les valeurs et de descendre dans leurs zones d’ombre. Il s’agit d’un espace habituellement indisponible pour la conscience qui permettra à chacun de mettre du lien entre les décisions prises en période conflictuelle et ce que je suis au fond, c’est-à-dire mon intériorité.
Remettre du lien là où j’ai coupé pour me protéger d’un état émotionnel insupportable ; pousser mon cri là où il a été empêché. Certains diraient retrouver son enfant intérieur complètement annihilé par celui qui s’est adapté pour survivre ou simplement pour être aimé ou accepté.
Durant tout le processus de médiation, les médiateurs vont ainsi accompagner un travail de découverte de soi, en vérité.
L’acteur permet au médiant la confrontation avec le rôle, les masques que nous évoquions au début de cet article. Je porte un masque définit dans certaines situations, dans des espaces définis et en lien avec des personnes ou des objets définis. C’est ce que nous dit Moreno à propos du psychodrame.
La médiation humaniste accompagne la chute des masques. La connaissance de soi, en vérité consiste à tomber les masques et à se retrouver face à son être intérieur.
Nous nous rapprochons de Gustav JUNG et de son « enfant éternel » ou de son « moi profond », mais la médiation humaniste n’est pas de l‘analyse junguienne.
Le travail est similaire à celui du médiant pour l‘acteur, il va cheminer de la même manière que ce dernier, et ce grâce aux miroirs exercés par les médiateurs.
Les médiateurs vont ainsi accompagner l’acteur vers cette connaissance de soi en vérité. Pour ce faire, ils devront lui permettre de tomber les masques donc de sortir non
seulement du rôle endossé lors de la séance de médiation, mais également des différents rôles qu’il joue dans sa vie personnelle.
En effet, tant que le médiateur sera dans cette nécessité de trouver sa place, il ne pourra exercer en toute transparence son office de médiateur. Comme l’a souligné Jacqueline Morineau : « Pour bien refléter, le miroir doit être propre ». Cela signifie que le médiateur doit se déposséder de soi, il doit être dans la capacité de ne pas être enclin à Faire quelque chose durant la médiation, il doit simplement Être. Sa place est une Présence pour accompagner les médiants vers la réponse à cette question : qui suis-je ?
C’est par le processus de médiation que le médiateur-acteur va pouvoir nettoyer son miroir.
C’est en allant vers son être profond qu’il pourra tomber les masques tout comme le médiant le fera durant ce travail de médiation.
C’est en cheminant sur les berges de la connaissance de soi que le médiateur-acteur pourra se débarrasser de toutes les couches accumulées dans les différents rôles de sa vie, comme une momie se débarrasserait de ses multiples bandes afin d’atteindre son être profond.
De la même manière que ce n’est pas l’histoire qui importe dans une médiation humaniste, ce n’est pas le rôle de l’acteur qui importe, mais plutôt ce que vit le médiateur-acteur lorsqu’il incarne le rôle. C’est la manière dont il est touché qui va permettre aux médiateurs de l‘accompagner dans cette dépossession de soi
LA MÉDIATION D’ACCOMPAGNEMENT PEUT-ELLE PRÉVENIR LA VIOLENCE ?
Jacqueline Morineau qui est à l’origine de l’expérimentation de la médiation en France au début des années 80, à la demande de Robert Badinter, alors Ministre de la Justice, exprime dans ses ouvrages et entretiens que la violence trouve son origine dans la souffrance. Elle a expérimenté l’accompagnement de jeunes délinquants dans un foyer spécialisé londoniens de réinsertion.
Qu’en est-il ?
J’ai personnellement en tant que médecin, l’expérience de l’accompagnement de personnes atteintes de maladies neurodégénératives précoces (chez des patients de moins de soixante ans) dans une institution spécialisée en Seine et Marne.
Lors de ces affections (Alzheimer et maladies apparentées), la prédominance de l’atteinte peut se situer au niveau de l'hippocampe, du lobe frontal du cerveau ou encore s’étendre dans la région fronto-temporale.
Plusieurs éléments sont alors frappants et plutôt stéréotypés.
- La personne ne peut plus s’adapter à une situation nouvelle ce qui favorise le développement d’une forte anxiété dans les phases de début avec des comportements qui peuvent être impulsifs49
- L’analyse de toute situation nouvelle ou inhabituelle de la part de la personne atteinte est faussée avec des réactions fréquemment de type persécutif.
- Les filtres sociaux disparaissent peu à peu, avec des erreurs de jugement, ce qui conduit souvent à une désinhibition comportementale et l’apparition d’agissements violents.
Je pense à monsieur A., 56 ans, ancien haut fonctionnaire, décrit par son épouse comme ayant le « cœur sur la main », d’une gentillesse incommensurable lorsqu’il « avait toute sa tête ». Monsieur A. se comporte aujourd’hui différemment (Alzheimer), il frappe et injurie à souhait la femme de service accroupie, alors qu’elle nettoie les selles qu’il a répandues sur le sol de sa chambre.
Je pense aussi au comportement de B. vis-à-vis de C. Ce dernier déambule sans cesse dans le couloir et le jardin de l’institution. B. Frappe, agresse, et même s’acharne sur C. sans raison, tout simplement parce qu’il passait devant lui, sans pour autant l’importuner. La fille de B. reste surprise à l’écoute du déroulé des évènements qui se répètent de jour en jour. « Mon père est si gentil et si doux, il n’a jamais manifesté la moindre violence durant mon enfance, même lorsque je faisais de grosses bêtises, il restait d’une incroyable douceur par rapport aux pères de mes copines qui se faisaient punir et recevaient parfois la fessée ».
Que peut-il se produire pour ces deux cas cités et tant d’autre que nous accompagnons lors de ces effroyables maladies qui touchent des sujets de moins de soixante ans ?
Il n’est pas question de faire ici un cours de physiologie des maladies neurodégénératives.
Pour ne pas trop s’étendre, le lobe frontal permet, entre autres, le contrôle du comportement social et émotionnel. Il intervient également dans la planification et dans la coordination motrice.
Il s’agit en quelque sorte d’une partie du cerveau qui régit les règles sociales dont les sources sont l’éducation, la relation sociale ainsi que les règles de bienséance.
L’atteinte du lobe frontal a souvent comme conséquence des comportements violents et impulsifs que l’on retrouve fréquemment dans les maladies d’Alzheimer, les Dégénérescences Lobaires fronto-temporales (DLFT).
Cette grande introduction a pour but de soulever que la violence est probablement intrinsèque au genre humain et que c’est certainement le rôle de l’éducation de la canaliser. Lorsqu’il y a la perte du contrôle du lobe frontal du fait d’une pathologie neurodégénérative
49 Il s’agit du syndrome dysexécutif lors de l’atteinte du lobe frontale
ou encore chez les traumatisés crâniens, des comportements agressifs voir violents peuvent apparaître, tout comme une désinhibition sexuelle.
En poursuivant le raisonnement dans cette direction, la violence ferait peut-être partie de nos comportements primaires. Ce serait notre éducation et notre socialisation qui nous permettrait de l’apaiser ou de la sublimer par ailleurs.
Il s’agit d’une hypothèse bien sûr, et non d’une certitude, d’ailleurs, c’est probablement plus complexe que cela.
(José Maria Gomez a publié à ce propos, un article éloquent dans la revue Nature en 2016 : the phylogenic roots of human lethal violence, Nature, 28 septembre 2016)
Si nous partons de cette hypothèse, cela signifie que chacun de nous est dans cette capacité de réprimer ou au contraire de développer un élan de violence du fait de notre éducation, du fait de notre réflexion ou encore du contrôle que nous exerçons grâce à nos comportements sociaux Lorsque nous ressentons une agression, tout un processus peut se mettre en place afin de refréner la violence qui pourrait être, sans cela non contrôlée. Par contre, pour des raisons qui diffèrent d’une personne à l’autre, ce contrôle peut se relâcher et ainsi laisser place à un comportement violent plus ou moins intense. Les causes sont probablement multiples. Les phénomènes de groupe permettent également un renforcement des passages à l’acte violents.
Jacqueline Morineau nous dit que la souffrance peut-être à l’origine de la violence. Elle lui en donne d’ailleurs une responsabilité prégnante.
En quoi la médiation humaniste pourrait influencer le phénomène de la violence ?
La médiation humaniste d’accompagnement a été expérimentée par notre équipe de médiateurs depuis le début du confinement, lors de l’épidémie de Covid au cours de 2020. Il s’agissait d’accompagner des patients en grande souffrance qui se retrouvaient dans l’impasse après avoir tenté de nombreuses psychothérapies durant plusieurs années.
Nous avons accompagné toutes sortes de pathologies différentes.
Le point commun pour toutes ces personnes était le plus souvent la violence. Il pouvait s’agir de traumatismes après un viol, de violences éducatives (pédagogie noire décrite par Alice Miller), de comportements violents intraconjugaux, de comportements incestueux, ou encore de relations rompues entre parents et enfants.
A chaque fois que nous avons accompagné ces personnes, nous avons créé un espace d’écoute, une sorte de bulle de bienveillance qui a permis à chacun, chacune, de déposer leur souffrance dans un espace ainsi ouvert.
La souffrance crée des comportements adaptatifs à l’origine probable de coupures, de séparations intrapersonnelles. Nous allons développer ce point. Pour traverser la frustration, la violence éducative, les différents traumatismes psychiques, je suis obligé de m’adapter. S’adapter, c’est en quelque sorte s’éloigner de soi.
Imaginons cet enfant de 6-7 ans qui joue dans la cour de récréation de son école. Il refait le monde à travers le jeu. Il combat les dragons, sauve la princesse et va sur la lune, tout cela en quelques heures. Lorsqu’il rentre à la maison, son monde diffère. Il se fait petit pour ne pas prendre les coups de son père alcoolique. Il se plie à des règles autant contraignantes
que changeantes de jour en jour. Pour se faire aimer, voir exister, il doit être chaque jour un autre enfant que celui qu’il était peu de temps auparavant dans la cour de l’école. Ainsi, il doit jouer un rôle. Il doit prendre de la distance avec ce qu’il est vraiment.
Cela a bien été décrit dans les différents ouvrages de Marie France et Emmanuel Baillet de Cauquereaumont qui ont travaillé sur les notions d’enfant intérieur et d’enfant adapté.
Cette adaptation, c’est-à-dire ces différents masques que je vais porter, créent en moi une scission, une séparation. Je vais me positionner en état de survie, et à force d’endosser des rôles, de m’adapter à ce que je perçois des attentes de l’adulte, je finis par me couper de moi-même.
Devenu adulte, cette même personne confondra ce qu’il a été (l’enfant intérieur) et ce qu’il est devenu pour être aimé (l’enfant adapté). C’est aux dépens de cet enfant intérieur, c’està-dire le moi profond que la personnalité, le personnage va se développer. Cette personne qui s’est adapté endosse ainsi un rôle. Persona est la racine latine du mot personne, personnage. Sa signification est : masque.
L’enfant adapté en oubliera l’enfant intérieur, et devenu adulte, c’est cette nouvelle personnalité qui sera perçue.
Il y a une scission, une séparation entre ce que je suis vraiment, au fond de moi, et ce que je suis devenu pour être accepté, pour être remarqué, pour exister aux yeux des autres et finalement pour être aimé.
Je finis par croire, par me convaincre que la vérité se situe dans cette nouvelle personnalité de l’enfant adapté.
La médiation humaniste d’accompagnement permet de remettre du lien en soi là où il a été malmené. Elle donne toute sa place à l’expression du cri et de la souffrance par une approche ontologique (tournée vers l’Être).
La médiation concerne la résolution des conflits interpersonnels. Il s’agit de deux personnes en conflit chez lesquelles le juge a ordonné une médiation dans le cadre pénal, mais aussi dans un cadre conventionnel. En situation de médiation pénale, Jacqueline Morineau a été rapidement confrontée à des situations de violences. Elle a beaucoup développé la médiation humaniste en Italie en ce qui concerne notamment les anciens membres des Brigades Rouges.
Enfin, elle est intervenue en Nouvelle-Calédonie lors des violences en 1988 ayant mené aux accords de Nouméa.
Lorsque deux personnes entrent en conflit, les médiateurs observent, en général la partie émergée de l’iceberg, c’est-à-dire l’histoire (théoria) avec ses reproches et accusations, avec ses jugements de part et d’autre. Il y a en effet pour chacun des protagonistes une victime (lui-même) et un coupable (l’autre).
Chacun sait qu’il y a toute cette partie immergée de l’iceberg (pour garder la même métaphore) à laquelle l’observateur n’a pas accès. Le médiateur sait qu’il est face à deux victimes (et à fortiori deux coupables).
En effet, chacun des protagonistes évolue, enfermé dans une sorte de boucle des émotions, dont il ne parvient pas à se libérer, tant que son cri (crisis) n’a pu s’exprimer. C’est par la présence et l’accompagnement d’un tiers (le médiateur) que les émotions (le cri) vont pouvoir s’exprimer pleinement et prendre ainsi toute leur place et être déposées dans l’espace de médiation.
En médiation humaniste, cet accompagnement se réalise par des miroirs, c’est-à-dire l’expression du ressenti des médiateurs au moment où il est exprimé, et non pas d’une explication ou encore d’une rationalisation intellectuelle de leur part. D’autres interventions de la part des médiateurs vont survenir comme de courtes synthèses avant d’en arriver aux questions autour des valeurs universelles toujours partagées entre les parties. Cet aspect ne sera pas développé plus en avant dans cet article dont ce n’est pas la finalité. Quoiqu’il en soit, la médiation prend doucement le chemin de la catharsis puis de la conclusion finale permettant aux médiants d’avancer sur leur chemin de vie, en vérité. Par le terme « en vérité » il faut entendre l’être profond, débarrassé de ses masques, des différents rôles endossés auxquels il a pu s’identifier.
La médiation humaniste d’accompagnement se calque sur ce processus avec quelques différences notables.
La personne qui demande une médiation humaniste d’accompagnement vient seule. Elle ne vient pas en compagnie de son infracteur ou personne qui a commis une infraction(Nous serions plutôt ici dans le domaine de la Justice restaurative).
Elle commence par présenter aux médiateurs son histoire et désigne de manière plutôt intuitive que rationnel le médiateur qui va incarner le rôle du protagoniste. Ainsi, le rôle pourra être une personne décédée, une personne inconnue, ou encore le rôle d’une personne existante avec laquelle un conflit s’est déclaré.
La désignation sur un mode intuitive a toute son importance. Celle-ci est rarement le fruit du hasard. L’expérience nous montre que la personne ainsi désignée partage souvent une histoire similaire, superposable ou proche dans sa propre histoire de vie (un père autoritaire, de la violence intrafamiliale, la perte très douloureuse d’un proche, etc.).
Je ne développerai pas dans cet article cette désignation selon un mode intuitif qui a été largement décrit dans un autre texte.
Le médiateur qui incarnera le rôle ne devra pas rester prisonnier de celui-ci. Les médiateurs devront l’accompagner de manière à ce qu’il puisse cheminer dans cette situation de rôle qu’il aura accepté, puis en sortir progressivement pour redevenir lui-même.
Ainsi, les médiateurs feront face à deux médiations : le médiant qui aura amené sa situation, et le co-médiant qui incarnera le rôle.
En médiation humaniste, un des objectifs et d’être en vérité avec soi-même. Cela signifie que les médiateurs vont accompagner les médiants à lâcher progressivement les rôles, les masques pour descendre en eux, vers leur moi profond tout en affrontant leurs zones d’ombres.
C’est en affrontant leur violence qu’ils ont réprimée tout en endossant des rôles successifs, qu’ils vont parvenir à remettre du lien entre leur enfant intérieur et leur enfant blessé (celui qui a dû s’adapter et prendre ainsi de la distance avec lui-même).
C’est par cette compréhension d’eux-mêmes, en laissant s’exprimer leur cri, qu’ils vont se rendre disponibles afin de changer de regard sur leur situation conflictuelle.
Ainsi, les médiateurs ne changent pas, ne modifient pas le stimulus responsable de la crise (un bouton rouge qui a déclenché la pathologie), mais ils s’intéressent aux stratégies d’évitement (les rôles) développées par la personne.
C’est en prenant conscience de ces stratégies de survie que le patient pourra petit à petit dénouer ce nœud gordien.
Les médiateurs selon le processus de la médiation humaniste d’accompagnement ne font qu’accompagner. Ils ne cherchent pas de solution, ils n’orientent pas les patients vers là l’endroit où ils pourraient penser que c’est mieux pour eux, ils n’ont pas non plus d’attente spécifique. Ils sont une présence avec un savoir-faire, mais surtout avec un savoir être dont la thématique a été développée dans d’autres articles.
Parlons de Monsieur A., d’origine turque, installé en France depuis une vingtaine d’années, ayant eu deux enfants d’un premier lit avec une femme dont il s’est séparé suite à une pathologie psychiatrique psychotique. De fait, il a la garde des enfants. Il partage sa vie avec sa concubine. Ce couple n’a pas d’enfant et sa concubine s’occupe des enfants de son ami depuis de nombreuses années.
Il y a des violences intraconjugales de plus en plus prégnantes, et le fils a fait un signalement par un système d’alerte (alerte-violences 3919).
Les enfants qui sont mineurs ont été placés, et c’est dans ce cadre que Monsieur A. demande une médiation humaniste d’accompagnement par le biais de son avocat avec qui notre groupe est en relation. Il voudrait que la situation s’apaise d’une part, et d’autre part, voudrait surtout récupérer la garde des enfants qui lui a été transitoirement retirée.
Monsieur A. parle vite et s’exprime dans un mauvais Français. Une médiatrice incarne le rôle de sa concubine.
Nous sommes deux médiateurs. En effet, la médiation humaniste comporte plusieurs médiateurs, en moyenne trois, mais cela varie selon les disponibilités des uns ou des autres. Dans ce cas présent, nous avons opté pour une médiation humaniste d’accompagnement car la loi interdit en France la médiation en cas de violences intrafamiliales (L’article 5 de loi du 30 juillet 2020 vise à prohiber la médiation en matière familiale en cas de violences alléguées ou d’emprise manifeste.)
Monsieur A. nous montre durant la médiation qu’il est enfermé en boucle dans sa colère visà-vis de son frère, mêlée de culpabilité vis-à-vis de sa mère. En effet, son frère a assassiné en Turquie un homme. Il est chef de famille, et le seul à travailler pour subvenir aux besoins de celle-ci. Son père s’est dénoncé afin de protéger son fils et se trouve emprisonné pour ce crime qu’il n’a pas commis depuis une dizaine d’années. Il a maintenant environ 80 ans, et la mère de Monsieur A., vieillissante commence à souffrir de dépendance et se retrouve isolée. Il est l’aîné d’une fratrie de 4, et il pense que ses frères et sœur ne semblent pas concernés par la situation. Monsieur A. est isolé en France et ne peut pas faire grand-chose pour ses parents. Son père risque de mourir en prison et il culpabilise de ne rien pouvoir faire au risque de renoncer à sa propre famille. Il a bien tenté de faire venir sa mère en France, mais en dehors des visas touristiques qui sont limités dans le temps, rien n’est envisageable. Il est en rage contre son frère qui a, selon lui la responsabilité de la situation, et ne s’occuperait pas de leur mère comme il le faudrait.
Monsieur A. garde sa rage envers soi, et il a développé beaucoup de rancœur vis-à-vis de son frère avec un véritable sentiment d’injustice.
Alors Monsieur A., lorsqu’il rentre de son travail dans le BTP boit pour calmer sa fureur et sa culpabilité mêlée d’anxiété.
Lorsque Monsieur A. boit, il est désinhibé et frappe. Il a beau s’excuser de plus en plus mollement, et les situations se répètent. Son fils a fini par se plaindre.
C’est lors de la médiation que Monsieur A. réalise que sa colère et son addiction à l’alcool sont les résultats de la rancœur et de la rage développés à l’encontre de la situation en Turquie. Il se sent tellement impuissant pour améliorer la situation qu’il finit par se faire du mal à lui-même et à sa famille qu’il chérit tant.
À un moment précis, grâce à l’accompagnement des médiateurs et à leurs miroirs, nous réalisons un changement dans l’attitude de Monsieur A., une sorte de point de bascule. Nous assistons à un changement de regard de Monsieur A. sur les vraies raisons de sa violence, grâce au changement d’attitude de son expression du visage, grâce à l’illumination de son regard lors de cette prise de conscience.
Auparavant, il justifiait sa colère vis-à-vis de son fils (mauvais résultats scolaires, sur son téléphone trop souvent, etc.), maintenant, il réalise que sa colère a une autre origine, et qu’il la projette sur son fils ; l’alcool venant amplifier le signal en transformant la souffrance en violence.
Il ne s’agit pas d’une prise de conscience rationnelle, une explication intellectuelle ou encore d’une interprétation psychologique de la part des médiateurs.
Il s’agit simplement d’un changement de regard, d’une prise de conscience en vérité par cette mise à nu de la réalité de Monsieur A., c’est-à-dire sa colère, sa culpabilité. Toutes ces rancœurs et les blessures de ses valeurs qu’il avait gardées au fond de lui, sans jamais les extérioriser. Il avait accès à ses décharges émotionnelles dans lesquelles il en était arrivé à s’enfermer, mais il n’avait pas accès aux raisons profondes de sa souffrance. L’alcool représentait un palliatif pour calmer son anxiété avec toutes les conséquences catastrophiques que nous connaissons.
Plus de deux années après, la famille reste apaisée, et Monsieur A. a bien sûr, récupéré la garde de ses enfants.
La médiation humaniste d’accompagnement a permis à Monsieur A. de changer de regard sur l’origine de sa violence qui s’appuyait sur ses valeurs de justice et de respect bafouées. Depuis, il a réussi à échanger avec sa fratrie de manière apaisée et ainsi mettre en place le soutien nécessaire pour sa mère. Il s’était coupé de sa famille et se retrouvait totalement isolé d’eux et de sa culture du fait des rancœurs accumulée par le temps. Il a ainsi pu renouer avec son passé, avec son histoire, avec sa famille, et au final avec lui-même.
Plusieurs années séparent les deux médiations d’accompagnement que nous avons faites avec monsieur A. Tout semblait pourtant apaisé, et nous revoyons à nouveau celui-ci à sa sortie d’une garde à vue :
Monsieur A. revient en médiation d’accompagnement suite à une violence intrafamiliale dont il est l’instigateur. Il a passé 24h en garde à vue et les enfants ont été à nouveau placés en attente d’une audience devant le tribunal correctionnel. Il a sorti une arme factice sous l’emprise de l’alcool suite à une violente dispute avec son fils. Les gendarmes prévenus par la compagne du fils qui était très effrayée, l’ont embarqué pour dégrisement, et garde à vue. Nous avions déjà réalisé il y a plusieurs années, une médiation entre Monsieur A. et sa compagne à propos de violences intrafamiliales avec déjà à cette époque le placement des enfants. La médiation avait alors apaisé la situation et les enfants avaient pu réintégrer le domicile familial. Lors de cette première médiation, Monsieur A. avait fait le lien entre la violence en lui, et cette colère non exprimée envers son frère. Cela faisait suite à l’autodésignation de son père pour un meurtre qu’il n’avait pas commis lors d’une rixe
provoquée par le frère de Monsieur A. Le père qui n’avait pas réussi à s’interposer s’était présenté comme l’auteur du meurtre pour protéger son fils.
Lors de cette médiation, nous sommes frappés par le choc des cultures et le déracinement ressenti par Monsieur A.
Il est d’origine Kurde, issu d’une famille d’éleveurs-agriculteurs, élevé dans une fratrie de neuf enfants, le père étant le seul à travailler, cette famille est ainsi très pauvre. Il quitte la Turquie pour l’Angleterre à pied alors qu’il a une vingtaine d’années. Il s’agit pour lui de quitter la misère pour espérer des jours meilleurs et aider sa famille.
« Je n’ai pas pu aller en Angleterre, et je me suis trouvé coincé ici, alors j’ai fait ma vie en France, j’ai rencontré une femme, fondé une famille avec deux enfants ».
Monsieur A. travaille beaucoup, il ne sait pas lire le français, mais écrit le turc, car il a fait cinq années d’école, jusque vers ses treize ans. Ensuite, il a aidé ses parents à la ferme, tout d’abord comme berger, puis sur des travaux de force, etc.
« Mon père n’a jamais tenu un stylo de sa vie, mes parents étaient illettrés ».
Lorsque Monsieur A. évoque ses parents, il les décrit comme des êtres bons et aimants.
« Mon père, lorsqu’il recevait, savait écouter les autres, et parlait pour dire des choses importantes. Il se faisait respecter et n’était pas violent. C’était un ange ».
Ma mère s’occupait de la maison qu’elle tenait bien pour cette grande famille. Je me souviens, alors que j’étais petit, qu’elle faisait une galette, et il manquait du sucre. Elle m’a envoyé en chercher au village, et c’était loin, il y avait au moins 8 Km aller/retour. J’y suis allé en courant, et lorsque je suis arrivé chez le marchand, je n’arrivais pas à parler tellement j’avais couru vite, pour ramener le sucre à ma mère ». Les larmes montent en évoquant les souvenirs d’une enfance heureuse.
« Je ne dis pas, il y avait des bagarres, mais c’était comme ça, et on respectait ses parents dans ma famille, il n’y avait pas le choix ».
« Ici, je ne comprends pas comment cela se passe, ce n’est pas du tout pareil, il y a les portables, la télé, les enfants ne respectent pas les parents, il faut toujours les chercher, les appeler alors qu’ils sont sur leurs téléphones dans leur chambre. Il n’y a plus de communication. Pourtant, je travaille dur pour nourrir ma famille, pour leur donner un toit que j’ai construit de mes mains, je travaille dur, et ils n’en font qu’à leur tête. Mon fils ne travaille pas à l’école, je ne sais pas ce qu’il fait dans sa chambre, mais les résultats scolaires ne sont pas là. De toute manière, je ne peux pas l’aider. Je dois lui demander pour lire ce qui est écrit en français ».
« Ce jour-là, nous avons vu un film américain à la télé, il y avait sa copine. Je ne comprenais pas la violence dans ce film, et je voulais expliquer cela aux enfants, mais je ne trouvais pas les mots en français, et c’est vrai, j’avais bu. Le ton est monté avec mon fils, et nous avons fini par nous battre. Je suis alors allé dans la chambre, et j’ai sorti une arme factice que j’avais achetée. Je ne sais pas pourquoi je l’avais acheté, je l’avais trouvé jolie. Je l’ai descendu et l’ai posée devant eux, je ne me souviens plus de ce que j’ai dit, mais ils avaient très peur.
Alors, ils ont appelé les gendarmes. J’avais mis l’arme dans un tiroir de la cuisine, ils sont venus et m’ont embarqué. ».
En fait, Monsieur A. avait fait beaucoup de reproches à son fils, lui expliquant qu’il n’était pas à la hauteur de ses investissements pour lui donner la vie qu’il n’avait jamais pu avoir à son âge. Monsieur A. lui reproche ses mauvais résultats scolaires. Il ne comprend pas qu’il passe plus de temps sur son téléphone ou avec sa copine qu’à ses devoirs. Ces reproches,
qui ont été proférés en présence de sa copine, ont peut-être été ressentis comme humiliants par C. son fils. Il s’en est suivi une bagarre entre les deux, le fils a pris le dessus sur le père qui était assez alcoolisé, et la cloué au sol à l’aide d’une clé au niveau du bras.
« J’ai fait le con, je pensais pouvoir me contrôler avec l’alcool, et cela n’a pas été le cas ». Durant la médiation, de nombreux miroirs sont pratiqués, quelques mini-synthèses également. Les médiateurs ressentent que Monsieur A. est dans la nostalgie d’une enfance difficile, mais heureuse où l’harmonie régnait dans cette famille pauvre et vivant l’austérité. Il affirme ses valeurs lors de la médiation, être droit, honnête, répondre aux besoins essentiels et acquérir le confort par le travail, respecter l’autre, respecter les parents. Avoir une vie simple, proche de la nature.
Il a la sensation de vivre dans un autre monde en France, il n’est pas à l’aise avec la langue française et nous montre une pudeur impressionnante. En effet, ses enfants ne connaissent qu’une bride de l’histoire familiale paternelle. Ils ne connaissent pas leurs grands-parents turcs (Le grand-père est maintenant décédé).
Monsieur A. a eu honte de raconter à ses enfants l’histoire de leur grand-père en prison. Ils ne savent rien de tout ça. Ils sont allés en Turquie lorsqu’ils étaient petits, mais cela fait longtemps maintenant.
Et puis, malgré cette seconde médiation, Monsieur A. n’est pas complètement en paix avec la colère qu’il manifeste vis-à-vis de son frère, responsable à ses yeux à l’enfermement en maison d’arrêt du père.
« Mon père est mort à la maison d’arrêt, et ma mère, qui est vieille, est presque morte ».
« Je me suis toujours tenu près de mon père, j’ai toujours été là. Si j’avais été présent, le jour de cette rixe qui a mal tourné, ce ne serait pas arrivé ».
Ce qui frappe les médiateurs, c’est aussi la froideur de Monsieur A. pour la médiatrice qui joue le rôle du fils. Il n’y a aucun regard, aucun geste de compassion ou d’affection envers le fils.
Monsieur A. s’exprime en regardant les médiateurs et en négligeant son fils qui semble pourtant en attente d’un regard, d’un geste, alors qu’elle est dans le rôle.
Nous sentons qu’il y a rupture du lien qui pourrait relier le fils à son grand-père paternel, et cela, Monsieur A. ne le supporte pas. Il est en admiration devant son père qu’il traite d’ange, et ne voit plus le lien entre B., le petit-fils et le grand-père, respecté et chef de famille admiré par Monsieur A.
Pourtant, C. porte le prénom de son grand-père maternel.
Un des médiateurs fait une remarque lors de la conclusion : « c’est comme-ci il y avait un fil qui descend depuis le grand père, en passant par vous et qui vient titiller C. C’est comme si C. faisait de grands gestes pour chasser le fil qui le gêne, et cela, Monsieur A., vous ne le supportez pas » …
Monsieur A. sourit en entendant le miroir et dit : « Oui, c’est cela !».
Il dit craindre de perdre le lien avec son fils, que la justice ne le dessaisisse de son droit parental ?
Nous sentons une grande culpabilité chez Monsieur A., celle de ne pas voir été là pour protéger son père (« J’ai toujours été là, à ses côtés. »), une culpabilité aussi, de ne pas avoir su être le père, peut-être idéalisé qu’il aurait voulu être.
Nous ressentons également un grand chagrin vis-à-vis du père. La mort de celui-ci, qui s’est sacrifié pour sa famille, comme d’ailleurs pense le faire Monsieur A. pour la sienne, met un terme définitif à la relation.
C’est le point crucial, le sacrifice du père et cette injustice irréparable aujourd’hui.
Monsieur A. nous dit plusieurs fois lors de la médiation, « il faut avancer », que signifie cette injonction ?
Tourner la page, oublier, construire à nouveau ?
Nous terminerons cette médiation par un questionnement :
S’agit-il d’un conflit générationnel, d’un choc des cultures, ou d’une problématique liée au lignage ou aux valeurs familiales que Monsieur A. n’aurait pas réussi à transmettre ?
Nous n’avons pas à ce jour, de réponse.
Laissons Monsieur A. poursuivre son chemin, et peut-être un jour viendra-t-il en médiation avec son fils50 ?
Voici deux exemples parmi les situations de vie que nous traitons en médiation humaniste d’accompagnement.
Dans ces cas cliniques et dans bien d’autres, il s’agit de réparer, c’est-à-dire d’apaiser les effets du traumatisme, source de la souffrance qui la plupart du temps est contenue, empêchée d’être exprimée. Cette souffrance peut d’ailleurs occasionner d’autres souffrances chez d’autres victimes.
Qui n’a jamais entendu parler de l’infracteur qui lui-même a été victime d’abus sexuels dans l’enfance.
Ainsi, la violence peut se perpétuer et se répéter sans cesse.
Je me souviens de madame A. qui avait fui le foyer familial avec ses trois enfants sous le bras, pour être frappée et insultée par son mari. Bien des années plus tard, c’est avec son propre fils qu’elle rencontre des problèmes de violences. Il l’injurie et la frappe comme le faisait son père auparavant. Il avait assisté aux scènes de violence conjugale alors qu’il était petit, souvent, bien trop souvent et en avait été marqué. C’était de l’incompréhension exprimée par la mère : comment devenir violent ainsi après l’avoir tant subie enfant ? Il la frappait, la menaçait et la traitait de « pute » parce qu’elle avait osé rechercher de l’affection auprès d’un homme lui apportant amour et sécurité. Dans ce cas encore une médiation humaniste d’accompagnement avait permis à cette mère de comprendre la situation tout en changeant de regard. Il s’agissait d’un enfant qu’elle avait surprotégé durant de nombreuses années. Second de la fratrie, il était né grand prématuré avec de nombreuses difficultés de santé durant les premiers mois de vie. Il se sentait probablement enfermé dans cette surprotection maternelle, et sa souffrance, son cri, avait explosé au moment de ses 16 ans alors qu’il reproduisait la violence vécue dans son enfance. La maman avait fini par demander un placement en famille d’accueil et avait bloqué son numéro de téléphone. C’est lors de la médiation d’accompagnement qu’elle a fait le lien avec la surprotection qu’elle a développé de tout temps avec lui jusqu’à ce que cette violence retenue finisse par exploser.
Par ces illustrations, je pense que non seulement la médiation d’accompagnement peut apaiser, permettre un cheminement de réparation, mais elle a probablement la capacité de prévenir la violence par l’écoute et la reconnaissance de la souffrance. Elle permet le cri qui
50 Monsieur A. nous a fait la demande pour faire une médiation avec ses deux enfants lorsqu’il en aura récupéré la garde, car ceux-ci sont placés en famille d’accueil (juillet 2024)
est l’expression de celle-ci, dont Jacqueline Morineau nous explique qu’elle est la source de la violence.
La médiation humaniste permet de remettre du lien en soi afin d’y voir plus clair sur les racines de la violence qui ne sont, dans la majorité des cas, que l’expression d’une souffrance non identifiée et non reconnue. C’est par la confrontation avec mes zones d’ombres, avec mes ténèbres que la lumière jaillit et que je finis par abandonner mon statut de victime pour reconnaître ma responsabilité. L’autre, celui que j’accuse d’être la source de ma souffrance n’est qu’un miroir de ce qui se passe en moi ; il me permet de prendre conscience de la projection que je fais à son encontre. Il est le stimulus, le bouton rouge qui déclenche en moi toute cette fureur qui provient des tréfonds de mon âme.
La médiation humaniste ouvre une porte vers un autre espace de connaissance de soi en vérité, il s’agit d’un processus à diffuser et à encourager par la formation. Elle a sa place pour comprendre les racines de la violence chez chacun d’entre nous.
COMMENT DÉFINIR LA MÉDIATION HUMANISTE ?
Pour illustrer mes propos, commençons par une médiation d’accompagnement51 .
Madame A., 35 ans, demande une médiation d’accompagnement. Elle se trouve en grande difficulté avec B., sa fille unique âgée de 17 ans. Madame A. est mère isolée et elle a élevé sa fille seule, le père de celle-ci étant décédé lorsque B. avait 5 ans. Le couple parental était déjà séparé et le lien entre le père et la fille était maintenu.
Madame A. quant à elle, n’a pas connu son père qui était d’origine marocaine, sa mère avait une vie modeste et faisait des ménages. C’est essentiellement la grand-mère de madame A.
51 Un texte spécifique sur la médiation d’accompagnement a été écrit.
qui s’en est occupée, le seul homme de la famille était le grand-père maternel, madame A. étant elle aussi fille unique.
Madame A. se souvient d’attouchements de la part de son grand-père lorsqu’elle avait environ 8 ans, elle s’en était alors plainte à sa mère et elle se souvient que celle-ci en avait minimisé les faits. Madame A. exprime encore aujourd’hui avec beaucoup d’émotion sa blessure parce qu’elle n’a été ni entendue ni soutenue.
Madame A. est infirmière et, suite à une déroute financière après avoir construit un projet ambitieux, elle a repris son travail d’infirmière de nuit dans une grosse structure de soins. Elle et sa fille sont logées par une amie dans un petit appartement d’un confort précaire situé sous les toits. Madame A. qui est prélevée tous les mois pour rembourser sa dette, paie les charges de cet appartement en attendant un logement social.
Madame A. nous dit aller de galères en galères. Elle avait décidé de s’installer en Espagne après son fiasco financier qui a engouffré une grande partie de ses économies, et sa fille, qui ne se plaisait pas en Espagne, a voulu retourner en France. Elle a donc trouvé en catastrophe un logement et un travail.
Cela ne se passait pas trop mal après ce retour, B. avait repris sa scolarité qu’elle avait poursuivie en Espagne par correspondance, et madame A. croisait sa fille au petit matin lorsqu’elle rentrait de son travail.
B. désirant fêter son anniversaire avait invité quelques amis du lycée alors que sa mère travaillait. Lorsque madame A. est rentré comme d’habitude au petit matin ce dimanche-là, elle a retrouvé l’appartement pratiquement détruit, et madame A. et sa fille se sont vite retrouvées à la rue, chassées du logement avec l’obligation de remise en état, ce qui a occasionné de gros frais.
Depuis cet épisode, mère et fille ne se parlent plus, se toisant en chien de faïence, lorsque madame A. n’est pas insultée par B.
« La crise d’adolescence tardive est rude », nous dit madame A.
Un co-médiant est désigné par madame A. parmi les médiateurs, il s’agit d’un homme. Le genre importe peu.
Lors de la médiation, madame A. nous dit qu’elle manque de confiance, qu’elle n’a jamais été valorisée par sa mère : « Elle n’a jamais exprimé la moindre émotion à mon égard, sauf peut-être une seule fois lorsqu’elle a vu mon nom lorsque j’ai obtenu mon diplôme d’infirmière alors que j’étais classée parmi les premiers. J’étais fière, cela a dû provoquer quelque chose en elle ».
Le co-médiant qui a endossé le rôle de B. est d’emblée très remonté contre sa mère, tant sur le plan verbal que non-verbal. L’ambiance est agressive pour l’une et marquée par l’émotion pour l’autre. De nombreux miroirs accompagnent cette explosion émotionnelle :
- Je vous sens très en colère.
- Je vous sens comme détruite.
- Je sens un besoin de reconnaissance.
- Je sens une incompréhension.
- Etc.
Les médiateurs sembleraient presque en difficulté du fait de l’explosion du cri de part et d’autre. Les miroirs sont accompagnés par des reformulations en reflet et par une présence active et bienveillante.
Petit à petit, le ton s’adoucit pour revenir ensuite en arrière, nous assistons à un véritable affrontement d’un côté, et l’explosion du désespoir et de la tentative de culpabilisation de l’autre.
Chacun s’enferme dans le rôle. Nous entendons par là que le co-médiant C. ne prend aucune distance avec le rôle endossé, c’est-à-dire qu’il est dans la colère et les reproches vis-à-vis de madame A., et que madame A. se victimise de plus en plus et tente de culpabiliser sa fille. Des mini-synthèses sont effectuées, la médiation semble s’apaiser doucement.
Certaines questions posées maladroitement ont pour effet de déstabiliser madame A. En général, en médiation humaniste, nous ne posons pas de questions, car celles-ci ramènent l’individu vers sa sphère mentale. Nous évitons de demander au médiant de rationaliser par un processus réflectif ; nous travaillons à partir des émotions afin de leur permettre d’aller explorer leurs zones d’ombres. Les questions sont réservées au moment où nous abordons les valeurs ; nous y reviendrons.
Cette question porte sur le cordon ombilical reliant mère et fille. Nous verrons par la suite que cette question a un impact sur le déroulement de la suite de la médiation.
Nous tournons un peu en rond, puis, un miroir semble faire mouche chez madame A.
- Je sens comme une inversion.
Un miroir ne comporte pas d’explication, il ne fournit pas les raisons du ressenti, il reflète, tout simplement.
Dès que le miroir est effectué, et suite à un silence, madame A. commence par dire que cela ne lui parle pas.
Puis, elle marque à nouveau une pause et nous constatons que son visage se transforme, une grande émotion semble l’envahir.
Madame A. a quitté très tôt le foyer familial, c’est-à-dire vers 14 ans, en quête d’indépendance. Elle a débuté assez jeune une vie affective chaotique, et elle a accouché de sa fille vers 17 ans. Lorsqu’elle parle de sa fille, madame A. explique qu’elle est bien trop jeune pour mener sa vie seule, et que son éducation n’est pas terminée.
Ce miroir : je sens comme une inversion, ouvre les yeux de madame A. sur la révolte violente de la part de B., sa fille. Elle finira par comprendre que le saccage de l’appartement est un acte de révolte et de séparation.
Le mot inversion a permis à madame A. de réaliser l’enferment dans lequel elle maintient sa fille pensant la protéger, tout simplement parce qu’elle aurait peur pour elle.
C’est du moins ce que la suite de la médiation a fait comprendre aux médiateurs. Lors de la médiation, madame A. dit à sa fille : « tu es tout ce que j’ai, tu es la seule chose que j’ai réussi dans ma vie ».
Elle enferme ainsi B. en position d’objet, laquelle vient combler les manques de madame A. qui se place en victime durant toute cette partie de la médiation. Quelle est la véritable place de B., quelles solutions a-t-elle pour exister en tant que tel aux yeux de sa mère, et surtout pour exister en tant que sujet ?
Il n’y a pas eu de père pour couper le cordon ombilical comme maladroitement évoqué par un des médiateurs, et la souffrance est insupportable pour chacune d’entre elle, formant un couple fusionnel. La séparation est devenue nécessaire pour quitter ce processus de survie dans lequel elles se sont enfermées toutes les deux.
B. n’en peut plus de cet enfermement et son cri s’exprime à travers le saccage de l’appartement.
« Tu as voulu que nous quittions l’Espagne, j’ai tout abandonné pour toi et ainsi me retrouver en galère ici, et voilà comment tu me le rends ».
Une phrase de Mony ELKAÏM, pédopsychiatre à l’origine des médiations familiales52 illustre bien cet amour enfermant : « Je t’aime comme je rêve sans reconnaître ta singularité ; puisque je t’aime et que je veux ton bien, accepte cet amour et cette vision comme bénéfiques. Sois loyal en honorant cet amour. Continue à rester conforme à l’image que j’ai imaginée de toi. Mets tes ressources au service de la place et de la fonction que je t’attribue ».
Laissons transitoirement madame A. et sa fille B. afin de poursuivre notre progression.
Dans une propos sur la médiation humaniste sur le site du CEMA (https://cemaphores.org/mediation-humaniste-2/, consulté en mai 2023), Jacqueline Morineau dit ceci : « Contrairement aux Modes Alternatifs des Différends centrés sur le problème et sa résolution, la médiation humaniste ne cherche pas une solution : elle cherche un point de rencontre à partir duquel les protagonistes puissent se reconnaître mutuellement et renoncer au rapport de force et à la compétition pour s’engager dans l’écoute mutuelle et la coopération. Une fois la relation réparée, restaurée et apaisée, un nouveau cadre de référence commun va apparaître et offrir des solutions innovantes pour permettre à chacun de trouver sa juste place avec autrui »
La médiation humaniste ne cherche pas une solution, elle cherche un point de rencontre. Dans un conflit, chacun des protagonistes est persuadé que sa vision est juste, chacun vit le conflit en tant que victime, si bien que nous n’avons pas une victime et un coupable face à nous, mais deux personnes qui se considèrent comme victime.
Revenons aux propos de Jacqueline Morineau dans le texte cité : « Le conflit prend essentiellement sa source dans les non-dits et malentendus qui nous font croire que l’autre est un étranger avec lequel je n’aurais rien de familier : le conflit vient d’abord de la difficulté à confronter de manière pacifique nos différentes manières de nourrir nos besoins fondamentaux et d’honorer nos valeurs universelles. Et la violence apparaît comme le fruit d’une souffrance, d’un cri qui n’a pas pu s’exprimer et être entendu ».
Considérer l’autre comme un étranger, c’est être convaincu que nous ne partageons pas les mêmes valeurs. Pourtant, les valeurs sont universelles. Il s’agit par exemple de la liberté, de l’égalité, de la dignité, de la sécurité, de l’autonomie, etc.
Cependant, l’idée que je me fais de mon ennemi, c’est qu’il ne partage pas les mêmes valeurs que moi.
Cela signifie peut-être que la source du conflit est bien plus profonde que cela, même si les personnes en conflit pourront grâce à la médiation se rejoindre sur des valeurs partagées. Mais avant cela, il y aura tout un parcours d’exploration de leurs zones d’ombres qui sont probablement à la racine du conflit.
52 In : La thérapie de l’enfant intérieur : pour une approche intégrative. Baillet de Coquereaumont, 2021
C’est la raison pour laquelle Jacqueline Morineau a longtemps martelé que la médiation humaniste, c'est un espace de rencontre avec soi-même pour pouvoir rencontrer l’autre au plus proche de la vérité de chacun.
Revenons à madame A. qui à travers la médiation d’accompagnement a changé de regard sur la situation.
Au début, elle est centrée sur sa souffrance et toutes les difficultés qu’elle a traversé. Elle se considère comme une victime, c’est-à-dire qu’elle n’aurait aucune part dans ce qui lui arrive. Elle nous explique qu’elle a même renoncé à l’Espagne où elle se trouvait à son aise pour suivre sa fille et ne pas la laisser seule ; pour ne pas l’abandonner ?
Elle nous laisse entendre que comme d’habitude, elle s’est sacrifiée pour sa fille, comme elle se sacrifie toujours pour les autres qui ne lui rendent pas ce qu’elle en attendrait, c’est-à-dire de la reconnaissance voire un peu d’amour : « (ma mère) n’a jamais exprimé la moindre émotion à mon égard, sauf peut-être une seule fois lorsqu’elle a vu mon nom lorsque j’ai obtenu mon diplôme d’infirmière alors que j’étais classée parmi les premiers »
Madame A. connait une histoire personnelle entachée par les traumatismes et les blessures. Son grand-père maternel, le seul représentant masculin investi affectivement de son milieu familial, abuse d’elle par des attouchements alors qu’elle a environ 8 ans. Cette agression sexuelle constitue un véritable traumatisme pour une enfant, et pire que cela, lorsqu’elle s’en plaint à sa mère celle-ci minimise et ainsi ne reconnait pas la place de l’enfant comme sujet, mais la fixe ainsi comme objet.
Madame A. quitte sa famille vers 14 ans nous dit-elle, afin d’être autonome. C’est un peu jeune pour être indépendant. Ne serait-ce pas plutôt une fuite ? Elle ne l’a pas dit aux médiateurs.
Sa vie affective est chaotique et elle accouche à 17 ans de sa fille B. Le père qui est en lien avec la fille malgré la séparation parentale décède alors que B. a 5 ans.
Ainsi, l’histoire se répète, il n’y a pas de père pour assister madame A. dans l’éducation de sa fille, qui se retrouve ainsi mère isolée.
L’histoire de vie de madame A. n’est pas banale, car elle a subi de nombreuses blessures durant son parcours de vie.
Nous avons remarqué que dans chaque histoire conflictuelle, il y a le plus souvent un conflit interne qui n’a pas été résolu ; que l’autre, celui que je considère comme le coupable n’a rien fait d’autre que d’appuyer sur un bouton rouge, sans pour autant n’y avoir aucune responsabilité.
La situation présente ferait ainsi remonter à la surface tout un processus non résolu qui déclenche une décharge émotionnelle non maîtrisée et insupportable. Il se mettrait en place une stratégie de projection sur l’autre, considéré comme coupable afin de se protéger soimême.
Le conflit interne chez madame A. pourrait consister en ceci : j’ai besoin d’exister, d’être reconnue en tant que personne indépendante et autonome, mais à la fois, j’ai peur d’être abandonnée par ma fille comme les autres l’ont fait à mon égard, et ainsi, j’ai besoin d’elle pour vivre, et c’est la seule personne qui m’aime. Elle fait partie de moi, c’est tout ce que j’ai pour me raccrocher à la vie.
Chacun de nous peut se mentir à soi-même et ne pas voir la réalité. Cela semble être le cas chez madame A. En se posant en victime, elle entretient sa place d’objet et elle se protège autant qu’elle justifie ses échecs. Il s’agit là d’un véritable processus de survie qu’elle a mis
en place. Elle a besoin de sa fille pour combler ses manques affectifs et elle a terriblement peur que B. ne prenne son autonomie, ce qui serait vécu par elle comme un abandon ; si bien qu’elle fasse tout pour la suivre sous le prétexte qu’elle est bien trop jeune pour mener sa vie comme bon lui semble. Pourtant, c’est ce qu’elle a fait elle-même lorsqu’elle avait 14 ans et a fui le milieu familial.
Le mot inversion utilisé dans le miroir de l’un des médiateurs est comme un détonateur. Il lui fait prendre conscience de sa personnalité profonde, c’est-à-dire qui elle est en vérité, et non pas ce personnage qu’elle voudrait que nous percevions. C’est comme si son ego voulait la maintenir par la rationalisation mentale dans un état de transe.
C’est ce dont il s’agit lorsque nous parlons de miroir, c’est-à-dire refléter non pas ce qui est énoncé, mais ce qui est perçu.
Elle prend maintenant conscience de sa part de responsabilité dans la révolte de sa fille. Elle va pouvoir changer de regard sur la situation.
Elle ne fait qu’imposer à sa fille B. ce qu’elle a subi elle-même. Elle n’offre aucune vraie place à sa fille, mais seulement un positionnement permettant de justifier le rôle auquel elle s’est accrochée depuis son adolescence, c’est-à-dire qu’elle entretient sans cesse une place de victime, et que sa fille n’est là que pour justifier celle-ci.
Madame A. a fini par se couper d’elle-même en s’adaptant et ainsi endossant un rôle qui lui permet de continuer sa vie, en souffrant soit, mais en la rendant possible. Il s’agit d’une véritable survie. Tout l’environnement qu’elle a construit autour d’elle, et dont sa fille fait partie, est une stratégie de survie.
Cette prise de conscience transforme la place de chacune par rapport à l’autre : madame A. n’est plus la victime de B. Elle va pouvoir donner à sa fille la liberté d’être et le changement de regard de madame A. va ouvrir un autre espace de rencontre entre la mère et la fille.
C’est d’ailleurs ce qui s’est passé entre les deux et la relation s’est nettement apaisée suite à cette médiation à laquelle ne participait pourtant pas B. La médiation humaniste a ce pouvoir transformatif d’une situation par un changement de regard.
Madame A. a exploré ses zones d’ombres. Nous ne décrirons pas dans ce texte le processus de la médiation humaniste qui a fait l’objet d’un autre article. C’est grâce aux miroirs et aux mini-synthèses que le médiant prend connaissance de qui il est. Il n’est pas le rôle, la personne qu’il est devenue en finissant par se couper de lui-même, mais c’est justement en laissant tomber les masques un à un, grâce à l’accompagnement des médiateurs qu’il se place sur un chemin de connaissance de soi en vérité.
Lorsque madame A. a changé de regard sur la situation, les médiateurs en sont venus à poser des questions en lien avec les valeurs :
- Que représente pour vous madame A. et pour vous B. la liberté d’être ?
- Pour chacune d’entre vous que signifie : être une bonne mère ?
- Etc.
Le fait d’aller vers les valeurs donne de la hauteur à la médiation et permet aux médiants de se libérer de la boucle des émotions dans laquelle ils s’étaient enfermés.
Si nous devions faire un schéma de la médiation humaniste celui-ci ressemblerait à une spirale. C’est-à-dire une progression vers le haut avec de possibles retours en arrière, mais la
dynamique de ce type de médiation est d’aller vers le haut qui est représenté symboliquement par les valeurs.
En effet, les valeurs sont au-delà de nous, elles nous dépassent.
Elles nous sont transmises par l’éducation de nos parents, par la culture dans laquelle nous évoluons, et par la manière dont nous les observons ainsi que par l’éducation scolaire et extra-scolaire que nous recevons.
L’environnement dans lequel nous vivons participe également à la construction de nos valeurs.
Par exemple, en France les valeurs égalité, liberté et fraternité sont inscrites dans notre histoire et dans notre constitution. Elles vont bien au-delà de notre personne.
En construisant son processus, Jacqueline Morineau a symboliquement posé la dimension spirituelle de la médiation humaniste, à travers les notions de valeurs. Un article spécifique aborde la spiritualité de la médiation humaniste.
Une autre notion qu’elle a nommée l’esprit de la médiation fait partie intégrante de sa définition.
En quelques mots, l’esprit de la médiation n’est en rien une recherche de solution à l’amiable face à des personnes en situation de conflit, c’est aller au-delà, à la recherche de la paix et de l’harmonie par une rencontre, tout d’abord avec soi, afin de s’ouvrir à une rencontre avec l’autre dans la vérité de chacun, c’est-à-dire hors des rôles.
Nous terminerons ainsi ce texte par une proposition de définition de la médiation humaniste que Jacqueline Morineau nous a livré lors d’entretiens qui ont abouti à la publication d’un livre.53 :
« La Médiation Humaniste ne peut se définir en tant que méthode ou outil. C'est un espace de rencontre avec soi-même pour pouvoir rencontrer l’autre au plus proche de la vérité de chacun. Une véritable quête philosophique en tant que recherche de sagesse pour vivre en paix, en harmonie avec soi-même et les autres. C’est un chemin de vie, à travers une quête permanente de connaissance et de vérité qui reste toujours à parfaire, en toute humilité. Pourrait-on le nommer : un art de vivre ? »
La médiation a-t-elle une visée thérapeutique ?
Cette question est souvent posée et il est de ma responsabilité d’y répondre. La médiation humaniste est transformative, car elle fait évoluer une situation chaotique vers un espace apaisé.
Jacqueline Morineau décrivait cet espace par les termes : esprit de la médiation . Cela pourrait se traduire par un espace de paix en soi et vivre en harmonie avec les autres. Par « espace de paix en soi », il faut entendre avoir pris conscience de tous les conflits internes que nous avons laissés sur le chemin de notre histoire personnelle, ainsi que tous
53 La médiation humaniste, une renaissance de la mort à la vie, un chemin de paix, éditions m’Harmattan, mars 2023.
les paradoxes auxquels nous sommes confrontés au quotidien et toutes les déchirures qui nous ont petit à petit, éloigné de notre identité réelle, ce que certains appellent notre moi profond.
C’est à partir du moment où j’ai conscience de qui je suis en vérité, que je deviens plus disponible pour accueillir l’autre et renouer le dialogue avec lui.
Dans un conflit, l’autre, celui que je considère comme coupable a souvent, sans pour autant n’y avoir aucune responsabilité, appuyé sur le « bouton rouge » de mes vulnérabilités.
C’est-à-dire que ce conflit qui m’amène en médiation va créer chez moi une explosion émotionnelle qui sera souvent la résurgence de ma propre histoire personnelle.
Par exemple la manière dont évolue ce divorce va inconsciemment me mettre en lien avec mes peurs d’enfant lors de la séparation de mes parents ou du décès de l’un d’eux. Il ne s’agit que d’un exemple qui illustre ce lien créé entre une histoire personnelle et la confrontation d’aujourd’hui. Je n’ai pas forcément conscience de ce lien, par contre la mémoire émotionnelle reste persistante et une relation est ainsi établie au niveau émotionnel, si ce n’est que je me suis progressivement coupé de qui je suis au fond, car je me suis adapté à mon environnement familial, professionnel et social.
Le couple de psychologues Baillet de Coquereaumont a publié de nombreux ouvrages sur l’enfant intérieur et l’enfant adapté et mon propos n’est pas de revenir ici, là-dessus.
Ce n’est pas parce que les médiateurs humanistes accompagnent les médiants vers une introspection à partir de leurs émotions qu’ils sont acteurs d’un processus thérapeutique. Je préfère le terme de transformation puisque le travail d’introspection est réalisé par le médiant dans le but de trouver l’apaisement en lui-même et dans le dialogue avec l’autre afin de résoudre le conflit qui les oppose.
MÉDIATION HUMANISTE D’ACCOMPAGNEMENT : UN CAS D’INCESTE
Un espoir.
Madame A., la quarantaine a subi de l’inceste entre ses 8 et ses 14 ans de la part de ses deux frères. Tout d’abord l’ainé, qui encore aujourd’hui est dans le déni de ce qui s’est passé, puis ensuite du second qui reconnait parfaitement les faits. Madame A. a un troisième frère avec qui il ne s’est rien passé. Elle est la troisième d’une fratrie de 4 enfants. Lorsqu’elle l’a annoncé à sa mère, son frère et elle ont pris une bonne correction, mais cela n’a pas empêché ce dernier de poursuivre jusqu’à ce qu’elle ait 14 ans.
Madame A., est aujourd’hui mère de 2 enfants, et dit avoir beaucoup travaillé sur les séquelles des incestes subits par une psychothérapie et également avec une coach. Il est vrai qu’elle en parle sans pudeur, ce qui est rarement le cas. Elle a rencontré des problèmes au travail. Occupant un poste dans un kiosque fast Food dans le nord, elle a arrêté son travail durant 3 mois dans les suites d’une tendinite du poignet, et lors de la reprise du travail, son supérieur a été remplacé par la compagne de son patron. Elle nous explique qu’à son retour, l’accueil de la part de sa nouvelle supérieure hiérarchique se serait très mal passé avec de nombreuses accusations quant aux pertes financières de ce 111
kiosque, du fait de la quantité de nourriture jetée pour péremption. Elle explique que les commandes étaient mal projetées de la part du responsable de l’époque, et qui plus est, comme son kiosque était celui qui avait le plus gros débit de l’ensemble des points de vente, ce dernier rapportait de la nourriture en limite de péremption qui provenait des autres points de vente à plus faible débit.
La relation entre les deux femmes se passe mal dès la première rencontre.
Madame A. réalise dès le lendemain que la caméra de surveillance se déclenche très fréquemment du fait de la présence d’un signal qui s’allume lors de son utilisation. Elle s’en plaint à son patron, et dès le lendemain, le signal permettant de connaître les moments de connexion de la caméra disparait.
Quelque temps après, un second échange avec l’épouse du patron se passe mal, où celle-ci dans un moment de colère la menace en lui expliquant tout le déroulé de la journée de Madame A. au travail : heure d’arrivée, heure de départ, nombre de passages aux toilettes, temps de passage aux toilettes, etc.
Madame A. réalise ainsi que sa patronne peut l’observer en train de se changer dans le kiosque, puisqu’il n’y a pas de lieu spécifique comme un vestiaire du fait de l’étroitesse de celui-ci.
C’est cet élément-là, qui déclenche la révolte et toute l’expression des émotions refoulées chez madame A.
Cela devient pour Madame A. très inconfortable, et ce d’autant plus que la femme du patron se taraude devant sa collègue de pouvoir visionner sans fin les vidéos qu’elle a mis sur son téléphone.
Madame A. nous explique qu’elle se sent « violée » par cette femme, et à partir de ce moment-là, elle se met en arrêt de travail et fini par démissionner ne pouvant plus supporter l’idée d’être regardée en train de se déshabiller devant les caméras, sans la possibilité de savoir si elle est observée ou pas.
Elle craint également que les vidéos ainsi captées ne puissent être partagées sur le net.
Nous pourrions penser qu’il puisse y avoir chez Madame A. des croyances irrationnelles, cependant cette histoire contemporaine la replonge dans son histoire du passé, les relations incestueuses dont elle avait cru définitivement s’être débarrassée.
Madame A. choisi parmi les médiateurs une personne dont elle pense qu’elle sera la mieux à mème d’incarner le rôle de sa patronne.
La médiation commence et Madame A. invective rapidement l’autre médiante, expliquant que grâce à elle, le kiosque était propre, alors qu’elle avait trouvé des asticots dans la nourriture périmée dès son arrivée, qu’elle avait nettoyé de fond en comble le kiosque qui était sale et qu’elle avait réparé elle-même une porte qui présentait des dangers d’accident du travail.
La médiation tourne rapidement en pugilat, et la médiatrice prenant la place de sa supérieure s’applique au mieux pour rester collée au personnage.
Les médiateurs font de nombreux miroirs à chacune des médiantes et le ton baisse un peu pour venir vers une situation plus apaisée.
Madame A. descend rapidement vers ses zones d’ombre, évoquant la situation incestueuse familiale et les relents d’inconfort perpétrés par la situation professionnelle actuelle. Le souvenir de ce qui était enfui était remis au premier plan par cette possibilité d’avoir été observé en train de se déshabiller par son employeur. Cela est intolérable et révoltant pour elle.
Un miroir effectué par les médiateurs permet à Madame A. de se remémorer les relations conflictuelles avec sa mère et notamment ce propos tenu par elle : « Ce qui s’est passé arrive dans toutes les familles ».
Les médiateurs n’osent pas poser la question à Madame A. à savoir si sa mère aurait été ellemême abusée dans sa jeunesse, pour proférer de telles paroles. Cela pourrait être mal compris ou interprété, voir entendu comme une vérité, ce qui n’est pas en accord avec le processus de la médiation humaniste.
Quoiqu’il en soit, c’est Madame A. qui fait le lien de sa relation avec sa mère sans que les médiateurs ne la conduisent vers la difficulté relationnelle entre les deux.
« Je me suis sentie comprise et entendue par ma mère à partir du moment où j’ai moi-même été mère ».
« Ma mère ne m’a jamais dit qu’elle m’aimait, sauf une fois par an, où elle écrivait sur un petit papier à Noël, je vous aime, qu’elle collait avec du scotch sur chacun de nos cadeaux à mes frères et à moi, indifféremment ».
« Je n’ai aucun souvenir d’un câlin de la part de ma mère ».
« Je ne me suis sentie protégée que par ma grand-mère paternelle avec qui j’avais une vraie relation d’amour ».
« Ma grand-mère maternelle était aussi sèche que ma mère, elle ne montrait rien ».
Madame A. était semble-t-il coupée d’elle-même, elle s’est coupée de son corps en réaction : « je n’aime pas mon corps, je n’en prends aucun soin, je ne m’aime pas non plus, malgré tout le travail que j’ai fait sur moi ».
Sa mère en ne lui offrant pas la protection qu’il aurait fallu alors qu’elle a appris l’inceste entre son fils et sa fille, ne lui a pas laissé d’autre choix que de survivre. Elle nous dit avoir trouvé un peu de résilience grâce à ses enfants qu’elle protège et à qui elle leur témoigne un amour indéfectible.
La médiation a permis à Madame A. de déposer toute cette boue dans laquelle elle est engluée depuis de nombreuses années ; elle a aussi permis de remettre du lien en elle et peut-être au fond, d’accepter de prendre soin de la petite fille, la petite Madame A., son enfant intérieur blessé qui continue à crier et chercher sa place dans cette famille sans foi ni loi.
L’adulte a trouvé une place en tant que mère, mais qu’en est-il de son enfant intérieur nié, bafoué, non entendu, qui continue à crier son désespoir ?
Nous n’allons pas entrer dans le détail de cette médiation, mais juste préciser que la médiation humaniste ne guérit pas du traumatisme de l’inceste qui laisse des blessures à jamais ouvertes ; elle permet peut-être une reconstruction de son image corporelle et de son psychisme ainsi morcelés et ramenés à l’état d’objet par le prédateur.
Rappelons-nous de Niki de Saint Phalle54, artiste Franco-Américaine qui a commencé sa carrière de plasticienne en tirant à la carabine sur des œuvres sont elle faisait ainsi exploser la peinture rouge qui se répandait comme du sang sur l’œuvre. L’une d’elle s’appelait Daddy, en souvenir de son père incestueux.
Niki a trouvé dans l’art la possibilité d’une catharsis, elle a repris du pouvoir sur le destin de sa vie en militant pour le féminisme et la libération de la femme de l’emprise patriarcale en concevant les Nanas, ces grandes sculptures monumentales de femmes libres aux rondeurs provocantes.
54 Peintre et plasticienne franco-américaine née en 1930 et décédée en 2002
La médiation humaniste est un chemin, non pas de guérison, mais de transformation en sujet d’un être considéré comme un objet sexuel. Les anglo-saxons emploient le terme d’empowerment
Aujourd’hui, madame A. va bien, nous avons pris de ses nouvelles. Elle dit qu’elle ne se rendait pas compte de son anxiété au quotidien, et que depuis la médiation, elle en a pris conscience, car elle se sent aujourd’hui plus apaisée.
Elle a obtenu un CDI dans le service à la personne et s’y trouve très bien. Elle se sent utile. « J’ai commencé à revivre », mais elle n’a pas mis un trait sur son indignation d’avoir été contrôlée par des caméras de surveillance alors qu’elle pouvait se déshabiller : « Toujours pas de nouvelles de ma plainte, mais j’avance et je pense que j’ai toujours besoin que l’on reconnaisse officiellement qu’elle a tort de faire ça, et qu’on lui dise clairement qu’on ne peut pas se comporter comme cela sans être punie ».
La médiation humaniste est un chemin parmi d’autres, soyons humbles et conjuguons nos outils pour soutenir au mieux les personnes victimes de violences et d’agressions sexuelles afin qu’elles puissent se reconstruire et passer du mode survie vers l’éclosion d’une vie plus apaisée et épanouie.
CONCLUSION
La médiation humaniste ne se limite pas à un processus de résolution à l'amiable des conflits, elle s'inscrit dans un projet social pour vivre en harmonie, que ce soit en société, en famille, à l'école, dans un village, une ville, voire à l'échelle d'un pays.
Ce que nous laisse en héritage Jacqueline Morineau est un véritable projet de culture de la paix. Cela en fait un sujet ambitieux, et ce d'autant plus dans notre société actuelle, où le repli sur soi et la guerre entre pays voisins se développent comme de la moisissure sur un sol humide.
La médiation humaniste rend possible l'avènement d'un Homme nouveau, apaisé dans ses souffrances avec une dynamique de rencontre avec soi puis avec l'autre, afin de cultiver ensemble l'harmonie et la paix.
Cette vision peut sembler utopiste, elle ouvre, en réalité, vers une autre possibilité que celle du chaos, dans lequel nous vivons. Marshall Rosenberg, le père de la Communication Non Violente, n'affirma-t-il pas : "Nous avons le choix dans la vie entre être heureux ou avoir raison" ?
Toutes les philosophies orientales nous enseignent que nous faisons partie d'un tout. Ainsi, chaque action qui favoriserait la guerre aurait forcément des répercussions sur notre propre environnement, sur l'avenir de nos proches ou sur celui de nos enfants. Avoir raison plutôt que de choisir d'être heureux n'est pas sans effet. Cette conception est un peu l’origine de celle de l'effet papillon d'Edward Lorenz : un battement d'aile au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ?
Chacune de nos actions, qu'elles soient positives ou négatives, n'est pas sans conséquence sur le devenir de notre humanité. Pour changer le monde, nous devrions commencer par nous changer nous-mêmes avant de critiquer, juger et dire aux autres ce qu'ils devraient être ou faire. Nous avons cette responsabilité de construire un monde harmonieux pour offrir à nos enfants une société plus respectueuse du vivant.
Un second point me paraît important, c'est le recul de la spiritualité dans notre société. Il n‘est pas question ici de réduire la spiritualité à la religion ; autrement dit la spiritualité peut tout à fait être laïque.
Le chiffre trois est hautement symbolique depuis la nuit des temps. Il représente le passé, le présent et le futur, ou encore la trinité dans le Christianisme. Dans le Tao, il est le vide qui donne corps au Yin-Yang, et il est également représenté par les trois Doshas dans la médecine
Ayurvédique : Vata, Pitta et Kapha. Il y a beaucoup d'autres représentations symboliques du chiffre trois.
Jacqueline Morineau y a identifié la triade soma, psyché et noûs, traduite du grec par le corps, l'âme et l'esprit ; la triade ontologique, source d'équilibre et d'harmonie de l'Homme. Ces trois axes structurent, selon elle, à la fois le processus de la médiation humaniste et la posture du médiateur. Ils constituent, selon elle le socle de l'harmonie et celui de la paix dans le monde. Omettre noûs, c'est-à-dire l'axe spirituel risque selon Jacqueline, de favoriser le retour au chaos.
Que pourrait nous apporter la spiritualité dans notre équilibre ?
Ne serait-ce pas :
- Ressentir la beauté et l’harmonie du monde ?
- Lâcher l’emprise de l’ego qui désire tout contrôler et tout diriger
- Se libérer de sa prison intérieure ?
- Favoriser un don de soi ?
- Comprendre la puissance du lien avec l’autre ?
Le sacré55 permet à l’Homme de comprendre, il donne du sens à ce qui le dépasse, il représente le lien qui existe entre l’individu, sa communauté, ses croyances et ses dieux. Il ouvre vers un autre espace que celui de la finitude. On le perçoit dès l’aube de notre civilisation, c’est-à-dire au paléolithique avec les cérémonies funèbres. Il est l’essence même de l’Homme.
55 La notion de sacré a été introduite par Rudolph OTTO (1869-1937) ainsi présenté sous le double aspect d’effrayant et de fascinant. Il introduit le terme de numineux, repris ensuite par Karl Gustav Jung en le rattachant aux archétypes, constitutifs de l’inconscient collectif. Le numineux serait « une expérience nonrationnelle se passant des sens ou des sentiments, et dont l’objet premier se trouve en dehors du soi ». Le terme numen se rapportant à la divinité.
Il offre de la sérénité intérieure, il donne du sens et permet de mieux appréhender notre rôle dans la vie. La spiritualité renforce le sentiment de connexion avec soi-même, les autres et l’univers. Le sacré nous permet le plus souvent d’être résilient devant les drames de la vie et toutes les épreuves que nous rencontrons.
Noûs, c’est simplement accepter qu’il y ait quelque chose de plus grand que moi, que je ne contrôle pas tout, qu’il existe une part de mystère dans l’existence.
Nous avons tendance, au XXIe siècle, à favoriser une perception dyadique de l’Homme, c’està-dire soma et psyché. Nous pratiquons le culte du corps dans les salles de fitness ou encore le trail dans des conditions extrêmes. Nous sommes avides de développement personnel, de coaching et de contrôle par l’intelligence émotionnelle ou encore par l’intelligence artificielle.
Le désir de mettre à l’écart voire de stigmatiser noûs, tout à fait récente dans nos sociétés, n’est-elle pas une des sources de la souffrance et de son expression sous forme de la violence ?
Noûs est une ouverture vers une part mystérieuse et inconnue de nous-même, cela ne nous aide-t-il pas à accepter notre finitude ?
En tant que médecin, j’ai assisté depuis quarante ans, à l’évolution de mon métier. Celui-ci est passé de la réflexion clinique à la certitude diagnostique issue de l’évolution spectaculaire de l’imagerie et des examens complémentaires. Le diagnostic n’est plus, dans la plupart des cas, fondé sur la clinique avec la prescription d’examens complémentaires pour étayer la réflexion, mais bien au contraire, nous réfléchissons et établissons des hypothèses à partir d’images qui ne sont pas la réalité, et contrairement à ce que nous pouvons penser, il n’y a pas forcément de corrélation entre l’image et la réalité clinique.
Ainsi, nous nous embarquons fréquemment dans des hypothèses qui sont aussi des erreurs, et qui ne soulagent pas le patient. Dans le domaine médical, le doute est devenu très inconfortable56 et nous cherchons sans cesse à nous rassurer par la recherche de preuves qui peuvent tout à fait être illusoires : le raisonnement semble parfaitement juste, mais il peut s’étayer sur des bases erronées.
Nous avons changé de manière de faire en très peu de temps, passant de l’acceptation de l’incertitude en avançant prudemment des hypothèses, vers la certitude diagnostique. Ce système a certainement été favorisé par la cotation en cochant des cases dans un logiciel afin de faciliter la rémunération les hôpitaux et les cliniques57 Mais tout cela fait partie de l’évolution globale de notre pensée.
Nous vivons aujourd’hui dans une société dominée par le contrôle. Je serais tenté de poser la question si ce n’est pas la disparition de noûs qui pourrait être à l’origine de notre peur face à l’inconnu ? Nous cherchons de plus en plus à contrôler la mort, voir à la dépasser58 , cette peur du mystère et de l’invisible n’est-elle pas une des racines de notre désir de toute puissance par rapport à des éléments qui nous échappent ?
Auparavant, l’Homme pouvait confier ses peurs aux divinités, il pratiquait dès le néolithique des sacrifices pour apaiser les dieux ou confiait aux chamanes le soin de converser avec les esprits avant et après la chasse, ou encore avec les ancêtres et les divinités.
56 Les certitudes ont été mises à mal lors du Covid en 2020, mais la raison a très vite repris le dessus.
57 Il s’agit de la T2A consistant à mesurer l’activité réelle des hôpitaux instituée par la réforme de 2004. Ce système ne laisse aucune place à l’incertitude diagnostic, il a fortement influencé la pensée médicale.
58 Aux états Unis, un mouvement consistant à congeler les corps après le décès s’est développé il y a plusieurs années.
Nous pensons être libres dans nos sociétés évoluées, mais ne sommes-nous pas enfermés par nos émotions, nos peurs, nos habitudes, nos addictions et nos croyances limitantes ? Nous finissons par devenir l’esclave de nous-même. Notre liberté apparente est une illusion lorsque nous sommes restons enfermés dans nos schémas et nos croyances.
C’est en effet illusoire de penser que j’ai cette capacité de tout contrôler. Si je m’obstine dans cette illusion, n’est-ce pas vraisemblablement parce que j’ai peur de l’inconnu ? Chercher à tout contrôler, n’est-ce pas avoir peur que quelque chose m’échappe, que je ne sois pas en capacité de tout prévoir ? N’est-ce pas en lien avec ma peur de la mort ou peut-être même celle de vivre ? C’est du moins une hypothèse.
Le fait d’inclure dans nos vie le sacré qu’il soit d’origine animiste, chamanique ou religieux a de tout temps donné un espoir de vie après la mort, et on le retrouve dans les philosophies orientales comme dans l’hindouisme ou le bouddhisme. Ces croyances ouvrent ainsi une porte qui favorise le lâcher-prise. C’est un espace de respiration pour l’Homme.
Toutes les spiritualités qu’elles soient orientales ou occidentales cherchent à amoindrir l’effet de la séparation qui est source de souffrance.
La triade soma, psyché et noûs donne selon Jacqueline Morineau du sens à qui je suis. Elle ouvre un autre espace que celui de la finitude, elle permet l’ouverture vers un passage, un autre possible qui ne pourrait qu’apaiser mes désirs de l’ego de diriger les autres, même lorsque je suis convaincu que c’est pour leur bien ; apaiser mes désirs de toute-puissance, ou encore laisser à tout prix des traces de mon passage.
Enfin, dans cette conclusion, j’aimerais aborder un troisième point. J’aimerais ouvrir une porte sur la médiation d’accompagnement que j’ai introduite dans ce livre. Il s’agit d’une autre voie que celle que nous avons à disposition dans notre arsenal thérapeutique pour accompagner les personnes en détresse. Celles-ci sont en situation de survie après un grave traumatisme psychique. J’invite les thérapeutes de tous horizons à s’y intéresser et peut-être s’y former. C’est un véritable processus de transformation59 pour les personnes victimes de violences, également lorsqu’elles sont sexuelles. Ce processus peut les aider à retrouver du goût à la vie pour peut-être, avancer en vérité et en paix sur leur chemin.
59 J’ai toujours évité de parler de processus thérapeutique. Dans ce terme, il y a la notion de guérison, alors que je lui préfère les termes de transformation et de reconstruction