BIKINI FÉVRIER-MARS 2021

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FÉVRIER-MARS 2021 #50



TEASING

À découvrir dans ce numéro... «LA FÊTE PERMET DE CÉLÉBRER LE GROUPE»

EXPÉDITIONS

PLOUC HERMINE BAMBOCHE

«DÉFENDRE LA LIBERTÉ D’INFORMER» BALS CLANDESTINS

CARNAVAL C O N C E R T- D E S S I N É

«LA CAMPAGNE REDEVIENT DÉSIRABLE»


ÉDITO

#ÉTUDIANTS FANTÔMES Un an, putain. Un an que, par un maléfique effet papillon, la supposée cuisson trop saignante d’un pangolin en Chine a provoqué la plus extraordinaire pandémie de l’histoire moderne, le ralentissement de l’économie mondiale et la fermeture de nos chers bistrots. Bars et restos figurent parmi les principales victimes indirectes de cette saloperie de virus, de même que l’ensemble de la culture et de l’événementiel. Des acteurs qui morflent sévère, auxquels s’ajoutent les étudiants également en pleine galère. Les années fac logiquement, c’est les amphis pleins de vie, les révisions au chaud à la BU entre potes, les soirées du jeudi soir, les terrasses en happy hour et les after improvisés. La vie étudiante, ce n’est pas les confinements alternés de couvre-feux, les cours en visio, la solitude dans un studio de 15m2 ou un retour contraint chez papa-maman. De récentes études révèlent même une situation dramatique : un étudiant sur six aurait décroché au cours du premier semestre, il y aurait 20 % de demandes d’aides sociales en plus au Crous de Bretagne et, d’après un sondage effectué notamment auprès de 3 500 étudiants de l’Université Rennes 2, 35 % d’entre eux rencontrent des difficultés psychologiques et un quart des difficultés financières. Un rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale révèle même que 11,6 % des étudiants déclarent avoir des pensées suicidaires. Un constat alarmant, illustré par le hashtag #ÉtudiantsFantômes sur les réseaux sociaux, et un cri d’impuissance récemment lancé par une jeune Strasbourgeoise dans une lettre ouverte à Emmanuel Macron. « À 19 ans, écrit-elle, j’ai l’impression d’être morte (…). La réalité, c’est que je n’ai plus de rêves. Tous mes projets s’écroulent les uns après les autres, au même rythme que mon moral décline. » Soutien à toi, peuple étudiant. La rédaction

SOMMAIRE 6à9 10 à 29 30 à 35 36 à 39 40 à 43 44 & 45

WTF : festivals de cinéma, musées confinés, expéditions... La bamboche must go on ! Des journalistes mis hors champ ? « Le plouc : une construction médiatique » RDV : Acid Arab, Monolithe Noir, Amablanc... La Blanche Hermine : première chanson punk bretonne ?

46 BIKINI recommande 4

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Ce numéro a été bouclé le 13 janvier. Si annulation ou report d’événements en raison de la crise sanitaire, consulter les sites des salles et festivals.

Directeur de la publication et de la rédaction : Julien Marchand / Rédacteurs : Régis Delanoë, Brice Miclet, Isabelle Jaffré / Directeurs artistiques : Julien Zwahlen, Jean-Marie Le Gallou / Couverture : Anthony Raymond / Consultant : Amar Nafa / Relecture : Anaïg Delanoë / Publicité et partenariats : Julien Marchand, contact@bikinimag.fr / Impression par Cloître Imprimeurs (St-Thonan, Finistère) sur du papier PEFC. Remerciements : nos annonceurs, nos partenaires, nos lieux de diffusion, nos abonnés, Émilie Le Gall, Louis Marchand. Contact : BIKINI / Bretagne Presse Médias - 1 bis rue d’Ouessant BP 96241 - 35762 Saint-Grégoire cedex / Téléphone : 02 99 25 03 18 / Email : contact@bikinimag.fr Dépôt légal : à parution. BIKINI “société et pop culture” est édité par Bretagne Presse Médias (BPM), SARL au capital social de 5 500 €. Les articles publiés n’engagent que la responsabilité de leurs auteurs. Le magazine décline toute responsabilité quant aux photographies et articles qui lui sont envoyés. Toute reproduction, intégrale ou partielle, est strictement interdite sans autorisation. Ne pas jeter sur la voie publique. © Bretagne Presse Médias 2021.



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FESTIVALS CINÉ : ETTTTT ACTION !

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ALORS ON DANSE

SI LES CINÉMAS ONT CRU POUVOIR ROUVRIR EN DÉCEMBRE, ILS DOIVENT ENCORE PATIENTER. DANS L’ATTENTE DE NOUVELLES POSITIVES (ET IMMINENTES, SOYONS OPTIMISTES ! ), DES FESTIVALS PRÉPARENT LE RETOUR DES SALLES OBSCURES.

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Imaginé par l’équipe du Quartz à Brest, le festival Dañsfabrik fête ses dix ans ! Pour célébrer cet anniversaire, le rendez-vous chorégraphique brestois prévoit une semaine de danse à travers la ville. Parmi les invités: l’artiste protéiforme britannico-rwandaise Dorothée Munyaneza, qui viendra présenter son spectacle Mailles. Du 8 au 13 mars.

QIFF

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PAS GADGET

Sympathique OVNI de la scène française, les autoproclamés « rock farmers » The Inspector Cluzo partagent leur temps entre leur élevage de canards et la scène. Leur dernier spectacle est un “unplugged”, avec une tournée qui passe le 17 mars à l’Hydrophone à Lorient et le 18 au Vauban à Brest.

« P ENSEZ PRINTEMPS »

africa

C’est au rythme de l’Afrique que s’apprête à vivre Le Printemps du TNB. Un temps fort décliné en conférences, rencontres et spectacles. Avec en apogée, la pièce Incêndios (Incendies) de Wajdi Mouawad mise en scène par Victor de Oliveira. Du 29 mars au 3 avril à Rennes. 6

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Attention, nouveau venu dans le paysage culturel breton. Imaginé par l’association Gros Plan, le QIFF (Quimper Images & Films Festival) se donne l’ambition de mettre un coup de projecteur sur les nouveaux talents et les pratiques de demain. En plus des films en compétition (longs et courts métrages, documentaires, clips…), des alléchantes séances en binaural et en odorama ponctueront l’événement. Quand ? Du 10 au 14 février à Quimper (Novomax, Cinéma Katorza…)

TRAVELLING

CINÉMA 35 EN FÊTE

Et de 30 ! L’association CinéMa35, qui fédère 35 salles indépendantes d’Ille-et-Vilaine, célèbre la trentième édition de son festival. Au programme de ce rendez-vous, la traditionnelle compétition de courts métrages (270 participants concourent cette année !) et une large sélection de films francophones en projection. Des rencontres avec des réalisateurs et comédiens, ainsi que des ateliers sont également dans les tuyaux. Quand ? Du 17 au 23 mars en Illeet-Vilaine

Le festival rennais met cette année le cap vers La Nouvelle-Orléans. Une 32e édition au croisement des cultures américaine, créole et cajun pour une sélection de films estampillés “Deep South”. En plus des classiques (Easy Rider, Get Out – photo –, Angel Heart, Un tramway nommé désir…), une soirée spéciale “redneck movies” s’annonce prometteuse avec la projection de l’horrifique Crocodile de la mort de Tobe Hooper et Délivrance de John Boorman. Spray anti-moustiques conseillé. Quand ? Du 16 au 23 février à Rennes et sa métropole



WTF

MUSÉES CONFINÉS, MUSÉES RACONTÉS

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EN ATTENDANT DES JOURS MEILLEURS, CERTAINS MUSÉES BRETONS JOUENT LA CARTE DES VISITES VIRTUELLES. DES PASTILLES VIDÉO QUI DONNENT ENVIE DE POURSUIVRE LA DÉCOUVERTE DES COLLECTIONS À LEUR RÉOUVERTURE.

MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE RENNES MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE QUIMPER MUSÉE DE BRETAGNE Sur ses réseaux sociaux, l’établissement rennais multiplie les épisodes de son “musée confiné”. De chouettes vidéos animées par les conservateurs : vulgarisation artistique, exploration des collections permanentes et découverte d’expositions temporaires, dont la dernière Kulata Tjuta, consacrée à l’art aborigène contemporain.

Approche résolument artistique pour l’institution quimpéroise sur sa page Facebook. C’est en compagnie du performeur Damien Rouxel que nous arpentons les allées du musée. Chorégraphie et poésie accompagnent ici la découverte des collections. Pour une interprétation personnelle et sensible de chaque œuvre.

Installé au cœur des Champs Libres à Rennes, le musée de Bretagne offre aussi la possibilité d’explorer le patrimoine de la région via des pastilles vidéo postées sur sa page Facebook. Au menu : mosaïques d’Odorico, statues de Saint-Yves datant du 17e siècle, lit-clos du Meunier Jean Ledan, statuette du “petit guerrier de La Bouëxière”…

C. Ablain

PLOUF

Pour sa seconde édition, le festival Waterproof plonge Rennes dans trois semaines dédiées à la danse. Conçu par Le Triangle et le Collectif FAIR-E, ce rendez-vous se veut une photographie de la création contemporaine. Parmi les propositions attendues, So Schnell, une recréation par Catherine Legrand d’une des pièces majeures du chorégraphe Dominique Bagouet. Du 3 au 21 février à Rennes.

33 EXPORT Si la période est chiche en concerts, certains groupes locaux ont profité du confinement pour peaufiner de nouveaux albums. C’est le cas de Sin Ross (coldwave) avec son premier EP Blue Gold, Chapi Chapo (toy music) avec Music from the masses, Born Idiot (indie pop) avec Full time bored, Bacchantes (girlband à quatre voix) avec un premier album éponyme… 8

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Guirec Soudée

PRENEZ LE LARGE !

EN ATTENDANT DE POUVOIR RESSORTIR LE PASSEPORT, VOICI TROIS VOYAGES À VIVRE DEPUIS SON CANAP’. L’EXPÉDITION ÉDUCATIVE Le 19 février débute l’expédition “Rennes – Pôle Nord” qui, comme son nom l’indique, part de la capitale bretonne, direction la banquise arctique. Un aller-retour de 8 mois et 13 000 km effectué en bateau par le navigateur Vincent Grison, en relation quotidienne avec 3 000 élèves du coin pour sensibiliser au changement climatique. À suivre sur : rennespolenord.com

L’EXPÉDITION SPORTIVE Après avoir franchi le passage du NordEst en voilier avec sa poule Monique, le jeune aventurier costarmoricain Guirec Soudée (photo) s’est trouvé un nouveau défi : la traversée de l’Atlantique à la rame (et sans poule), comme avant lui un certain Gérard d’Aboville. Parti des Canaries le 15 décembre, il espère mettre 80 jours max pour rallier la Martinique. À suivre sur : guirecsoudee.com

L’EXPÉDITION SCIENTIFIQUE Depuis le 11 janvier et jusqu’au 8 mars, 48 scientifiques explorent l’océan austral, pour une mission baptisée “Swings 1”. Parmi les scientifiques à bord du Marion Dufresne II, des chercheurs brestois de l’UBO spécialistes de l’atmosphère maritime, qui ont pour mission d’œuvrer à la construction d’un atlas chimique des mers. Tout un programme. À suivre sur : flotteoceanographique.fr 9


DOSSIER

LA BAMBOCHE MUST GO ON

DEPUIS LE DÉBUT DE LA CRISE SANITAIRE, NOS MOMENTS FESTIFS ONT ÉTÉ BOUSCULÉS, DISCUTÉS ET – HÉLAS – SOUVENT ANNULÉS. UNE SITUATION QUI NOUS RAPPELLE LEUR NÉCESSITÉ.

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DOSSIER

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« LA SOCIÉTÉ A BESOIN DE CES MOMENTS DE Christophe Moreau, sociologue, spécialiste des questions liées à la fête et fondateur du Jeudevi, structure de recherches en sciences sociales basée à Paimpont, en Illeet-Vilaine.

Depuis quand l’humanité fait-elle la fête ? Depuis le néolithique, il existe des systèmes de fermentation d’une espèce de bière. L’invention de ce psychotrope a sans doute accompagné des pratiques que l’on peut considérer comme festives. Plus tard, on trouve des traces attestées de fêtes à l’AntiQu’est-ce qui pousse l’être humain quité. Dans la société romaine, il y à faire la fête ? avait beaucoup de jours qui étaient La fête constitue une parenthèse chômés (une centaine par an !) où il dans nos vies productives. C’est un était interdit de travailler sous peine temps “à part” qui possède deux d’amende. Ces fêtes étaient organisées fonctions. La première est sociale : pour de multiples raisons : religieuses, elle permet de célébrer le groupe et politiques, commémoratives… de le cimenter. Cela construit nos biographies et rythme nos vies. L’être Mariages, nouvel an, festivals, humain grandit par des cérémo- Saint-Jean, anniversaires… il existe nies : le baptême, l’entrée dans la vie une pluralité de fêtes. Toutes ne adulte, le mariage, les naissances, la répondent pas au même besoin ? retraite… Sans oublier les décès qui Certaines célébrations revêtent une sont aussi célébrés. Ces moments dimension d’obligation sociale. Preconstituent des passages ritualisés. nons une fête de mariage : quand Cela renforce l’appartenance à un quelqu’un se marie dans votre groupe. Un rôle que remplit éga- famille, il y a de fortes chance que lement les grands rassemblements vous soyez “obligé” d’être présent. populaires, comme le 14 Juillet Cela répond à des codes. On vient ici ou Noël. La deuxième fonction reproduire un ordre social. L’une des est d’ordre émotionnel. La fête est autres principales dimensions de la en effet un lieu où on va partager fête, c’est le moment de la liesse. Les des émotions fortes. Cela peut être émotions prennent alors le dessus sur autour de la danse, de la musique, les règles et les hiérarchies sociales. de produits psychotropes… On peut Ce qu’on observe particulièrement alors parler de communion entre chez les jeunes lorsqu’ils font la fête. les participants. Selon le sociologue Dans les pratiques juvéniles, il y a Émile Durkheim, nous sommes là sur moins de codifications sociales. Le une dimension presque religieuse : commun est alors produit par un le groupe se célèbre par un partage déploiement émotionnel qui peut d’émotions collectives. passer, entre autres, par l’ivresse.

« La fête a deux fonctions : sociale et émotionnelle » 12

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Un côté exutoire qu’on a tous un jour cherché… Cet aspect est très important car il permet d’agir sur le désir de violence et de sexualité qui anime l’être humain. Chacun a ses démons et ses pulsions. En laissant libre cours à l’alcoolisation par exemple, on fait alors sauter certaines barrières. Ces moments festifs et collectifs permettent de mieux canaliser les émotions en les laissant s’échapper un peu, mais pas complètement. Peut-on alors dire que la fête permet de mieux réguler la société ? Sans ces moments de lâcher prise, on peut imaginer qu’il y aurait davantage d’expression pathologiques des émotions et des désirs. C’était d’ailleurs le rôle des carnavals : mettre entre parenthèses certains interdits, avoir un laps de temps où davantage de choses sont permises. Lever ces interdits pendant quelques jours permet de se rendre compte qu’ils ont du sens et, ainsi, conforter les


LÂCHER PRISE » « Notre droit à la fête :

une question politique »

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Peut-on empêcher les gens de faire la fête ? C’est peine perdue. On l’a bien vu pendant les confinements avec l’organisation de soirées malgré les restrictions. Interdire, c’est développer la clandestinité et augmenter la prise de risques. Même dans les sociétés totalitaires, prenons la Corée du Nord, il y a des temps de célébrations. Idem dans les prisons : privés de liberté, les détenus arrivent à s’aménager des moments règles sociales. Pour rebondir sur de vie commune. Avec même des la période récente, on voit que les fabrications artisanales d’alcool : confinements ont d’ailleurs révélé faire fermenter du sucre, des fruits une souffrance psychique massive et des biscuits Figolu est une recette chez les jeunes adultes, une part de connue en milieu pénitentiaire. Le la population pour qui la fête est besoin de partager des émotions et importante. La jeune génération a de célébrer le groupe est plus fort. un besoin de rencontres, de vivre des émotions, de construire sa trajectoire Et les apéros Skype pendant les biographique. Sans cela, un sentiment confinements, qu’en pensez-vous ? de mal-être peut naître. Avec ce type de rassemblements en ligne, on perd ce lien à l’autre Avec quelles conséquences pour la qui passe par le corps. Ne plus être société ? dans ce rapport physique dénature À terme, cela peut nuire au système la pratique festive. La dimension social et productif. Ces parenthèses charnelle et corporelle est en effet festives permettent de le consolider. importante pour le volet émotionAu-delà des impacts économiques nel. Le corps est un vecteur majeur. sur les professionnels de la relation Les apéros par visio, c’est un peu (lieux de culture, discothèques, cafés, comme la photo de mariage : on restaurants…), cela peut aussi avoir se réunit tous au même moment, des retombées négatives sur les autres on se tient bien pendant quelques secteurs de production car les gens minutes, mais ce n’est qu’une partie vont moins aspirer à s’aliéner par de la fête. L’autre partie, celle où le travail. La fête est une façon de on enlève la cravate et où se met à mieux accepter cette aliénation qui danser un peu n’importe comment, caractérise nos sociétés modernes. est impossible à vivre en ligne.

Comment la crise que nous vivons depuis mars 2020 redéfinit-elle notre rapport à la fête ? La culture, les discothèques, les cafés, les restaurants… tout ce qui touche à la fête a été classé comme non essentiel. En matière de santé publique, je trouve qu’on a une vision restrictive de la santé où les enjeux psychologiques et sociaux ne sont pas pris en compte. Il aurait fallu selon moi assurer davantage de libertés. Aussi bien pour des moments légers que pour des célébrations moins gaies, comme les enterrements. Des instants primordiaux qu’un groupe doit pouvoir partager. Derrière cela, je vois une dimension politique. Cette période de restrictions de nos pratiques festives doit nous amener à nous questionner : vers quelle société va-t-on ? Notre perte de liberté est-elle temporaire ou sera-t-elle durable ? Nous sommes dans la stratégie du choc développée par Naomi Klein : est-ce qu’on s’appuie sur le choc qu’on vit pour faire passer des choses qui, il y a un an, auraient été jugées inacceptables en termes de liberté publique ? Ou est-ce qu’on bifurque vers un monde avec plus de liens, moins de biens et où se développe le “convivialisme” (un courant de pensée qui prend de plus en plus d’importance) ? Notre droit à la fête et à la culture dépend de ces choix de société. Recueilli par Julien Marchand 13


DOSSIER

MALGRÉ LE FLOU QUI PERDURE, LES ACTEURS DU MONDE CULTUREL BRETON VEULENT CROIRE À DES JOURS MEILLEURS. UNE FAÇON DE DÉFENDRE L’ESSENCE DE LEUR MÉTIER ET DE RAPPELER LA FONCTION SOCIALE DE « LA BAMBOCHE ». ’il y a bien une chose dont nous sommes certains, c’est que personne ne sait à quoi vont ressembler les concerts et festivals aux beaux jours. Masqués ? En places assises ? Jauge réduite ? Buvettes closes ? Programmation allégée ? Avec ou sans artistes internationaux ? Des questions que se posent l’ensemble des professionnels du secteur, dans l’attente de réponses qui devront vite arriver. C’est en effet dans les prochaines semaines que les organisateurs des festivals d’été seront amenés à trancher sur l’architecture et la taille des événements. Certains ont fixé leur deadline au mois de mars. Dans ce flou qui n’en finit pas de durer (coucou Roselyne !), tous se 14

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veulent malgré tout confiants et enthousiastes. Un moyen, espèrentils, de conjurer le mauvais sort et de tirer un trait sur l’année blanche de 2020. Fin novembre, un collectif de festivals a ainsi publié une large tribune intitulé 2021 : pourquoi on y croit où chacun se dit prêt à enfourcher le tigre. « Optimistes de nature, entrepreneurs de métier, nous sommes engagés pleinement dans la préparation de nos prochaines éditions. En responsabilité, nous travaillons avec les services de l’État aux contours d’événements qui seront adaptés dans leurs formats au contexte sanitaire », pouvait-on lire dans cette appel signé par une centaine de festivals français dont une dizaine de bretons (Art

Rock, Astropolis, Bars en Trans, Binic Folk Blues Festival, Bobital, Bout du Monde, Fisel, Interceltique, Motocultor, Panoramas, Route du Rock, Vieilles Charrues…). Des événements qui, au-delà de leur volet culturel, ont pleinement conscience de la fonction sociale qu’ils remplissent. Un rôle qu’ils entendent bien défendre quelle que soit la situation : tous se disent « mobilisés pour préserver l’esprit de fête et de partage qui [les] caractérise ». Car aller à un concert ou dans un festival, ce n’est pas juste écouter de la musique. C’est évidemment plus que ça. C’est se rassembler, se rencontrer, créer du commun, faire groupe... Plutôt pas mal pour une activité non essentielle.


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JÉRÔME TRÉHOREL, DIRECTEUR DU FESTIVAL LES VIEILLES CHARRUES À CARHAIX

« Depuis que je vais à des concerts, j’ai toujours été fasciné par la relation qu’il pouvait y avoir entre un artiste et le public. J’adore regarder l’émotion qui passe entre les acteurs. C’est là qu’on a le sentiment de vivre l’événement, de le sentir pleinement. C’est sans doute ce qui m’a rendu curieux de ce métier. Je voulais en savoir plus, découvrir comment ça se passait de l’autre côté, comment un tel moment pouvait s’organiser… J’ai commencé en 1998 comme bénévole à Art Rock à Saint-Brieuc. Puis, j’ai poursuivi l’été suivant aux Vieilles Charrues, toujours comme simple bénévole… Cette année-là, Iggy Pop était programmé. De même que Charles Trenet. On était donc sur un spectre assez large, mais c’est ce qui m’a plu. Et je ne suis jamais

« Notre métier :

rapprocher les gens » reparti. Fan de musique, j’aurais pu travailler dans une salle de concerts, mais ce que j’aime dans le format festival, c’est le côté événementiel. Un festival, c’est certes une programmation musicale, mais ce n’est pas que ça. Le volet festif tient une place centrale. D’autant plus aux Charrues. Un festival, il faut l’envisager comme une expérience. Les gens viennent passer un ou plusieurs jours avec l’objectif de rentrer dans une bulle. Une parenthèse où chacun laisse à l’entrée ses problèmes du quotidien pour faire la fête et partager des moments de communion, que ce soit avec les artistes ou entre festivaliers.

Aujourd’hui, le virus nous impose une distanciation sociale, alors que notre métier c’est de rapprocher les gens. Pas facile donc d’organiser un rendez-vous comme le nôtre. On peut imaginer différents scénarios, différents protocoles mais la finalité ne change pas : être ensemble et partager des émotions. Les Charrues de cette année, on ne sait pas encore à quoi elles vont ressembler. Mais dans tous les cas, on fera quelque chose. Car il faut que ça redémarre. C’est dans l’intérêt de tout le monde. Métro-boulot-dodo, on ne peut tenir indéfiniment comme ça. Il manque des ingrédients pour être heureux, et la bamboche en fait partie. » 15


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DOSSIER

GUILLAUME DERRIEN, DIRECTEUR ET PROGRAMMATEUR DU FESTIVAL VISIONS À PLOUGONVELIN

« On n’arrive jamais totalement par hasard dans ce milieu-là. Me concernant, on peut dire que j’ai toujours été un gros fêtard. De fil en aiguille, à force de participer aux concerts et aux fêtes des autres, j’ai eu envie d’organiser mes propres soirées. Même si les choses n’étaient pas autant formalisées quand on a créé Visions (en 2013, ndlr), je considère qu’un festival est un moment politique. Ce n’est pas juste une succession de concerts. C’est une manière de penser un monde en trois jours. Derrière le choix de la programmation, la taille

de l’événement, son architecture ou ses canaux de diffusion, se révèlent des questions d’ordre philosophique, éthique… Par exemple, nous défendons totalement la fonction d’exutoire de la fête. C’est quelque chose de super important. Que Visions soit un “carnaval”, c’est un objectif : ça doit être un moment où on renverse les valeurs. Bien évidemment tout n’est pas possible dans la transgression, mais la libération des esprits et des corps doit perdurer car c’est une soupape pour la société. Et ce, d’autant plus dans un contexte de criminalisation de la fête qui, depuis plusieurs années, est de plus en

« La libération des esprits

et des corps doit perdurer » 16

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plus fort. Quoi qu’il se passe comme crise ou catastrophe dans le pays, on a l’impression que l’interdiction est la réponse. Les préfets sont rarement portés sur la bamboche – ça, c’est une constance – mais on a bien pu s’en rendre compte ces derniers mois. Les autorités auront beau mettre toujours plus de restrictions, on n’enlèvera jamais à l’être humain son envie de faire la fête. Plus elle sera canalisée ou interdite, plus elle rebondira quelque part ailleurs. Dans l’avenir proche, reste à savoir quelles conditions nous serons prêts à accepter. Pour Visions, si on nous impose une forme trop aseptisée, on ne fera pas de festival. En tant qu’organisateur, il faut qu’on reste clair sur un certain nombre de points. Les visions morales par exemple, on ne doit ni les tolérer ni les laisser s’installer : la fête doit rester subversive. »


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ROZENN TALEC, ARTISTE, CHANTEUSE DE FEST-NOZ, ROSTRENEN

« Avec la crise qu’on traverse, je me suis rendue compte que le fest-noz était quelque chose vitale pour moi. Je suis plongée dedans depuis que je toute petite : avec mes parents, on y passait tous nos samedis soir. C’était mon univers chaque week-end. Mon papa était chanteur, c’est avec lui que j’ai commencé à monter sur scène quand j’avais 14-15 ans. J’ai tout de suite aimé ça : chanter et faire danser les gens. Quand tu réussis à placer ta voix et à garder le rythme, ça crée une dynamique qui ne s’arrête pas. Il y a une sorte de transe qui s’installe entre les danseurs. Là où je trouve que le fest-noz est une fête particulière, c’est que tu peux arriver seul, mais tu sais que tu ne le resteras pas. Tu rentres dans une ronde, tu te mets à côté de gens

« Le temps d’une danse,

tu appartiens à un groupe » que tu ne connais pas, tu prends leur main… Il y a une connexion qui se fait entre les corps. Et dès le premier tour, tu as pu dire bonjour à tout le monde avec un regard ou un sourire. Le temps d’une danse, tu appartiens à un groupe, tu fais partie d’une chaîne où chaque maillon est important. C’est ce qui fait toute la force du fest-noz. Depuis mars 2020, quasiment toutes mes dates ont été annulées… J’ai seulement fait un fest-noz privé, dans une ferme, sous un hangar. Il y a eu quelques tentatives de fest-noz clandestins, mais ça a été rare : souvent l’info ne circulait qu’au dernier moment et certains danseurs – même

si cette pause est dure à vivre pour eux – avaient malgré tout peur du virus, ce que je comprends parfaitement. Un fest-noz, c’est tout sauf gestes barrières ! Dans le milieu, la situation est compliquée. Il n’y a aucune visibilité, ce qui fait que la machine est à l’arrêt total. Mais nous n’avons pas d’autres choix que d’attendre. Quand ça va reprendre, au premier fest-noz, je pense que je resterai jusqu’à la fermeture. Après cette longue période de sevrage, ça sera comme sortir d’une désintox. Une cure qui aurait bien sûr échoué ! (rires) Je sais que ça me fait du bien, donc j’ai toujours ce goût de reviens-y. » 17


DOSSIER

« J’ai toujours fait la fête pour rencontrer des gens. C’est pour moi sa première fonction. Je suis assez réservée dans la vie de tous les jours mais, dans un cadre festif, il y a cette possibilité d’aller à la rencontre de nouvelles têtes, de façon totalement naturelle. En organisant le festival Rituel, c’est aussi ce que je recherche. Un concert est souvent une bonne façon de faire des nouvelles rencontres. Tu vas dans un bar voir un groupe que tu ne connais pas mais qui t’a rendu curieux. Et là, tu te retrouves avec des gens autour de toi qui sont dans le même état d’esprit et avec qui tu vas partager la même expérience. Tu commences à discuter et à sympathiser. Et vu que ce sont souvent des têtes que tu vas retrouver sur d’autres concerts, ça devient alors des potes. Je trouve ça vraiment cool. J’espère que le secteur artistique et musical va repartir comme avant le plus rapidement possible, même si je suis hélas un peu pessimiste pour les mois qui vont arriver. Pour la prochaine édition du festival Rituel, disons que c’est compliqué de se projeter… Avant la crise, faire la fête et organiser des concerts, je prenais ça comme un acquis. Aujourd’hui, t’as l’impression que c’est devenu un combat. Pour 2021, on va essayer de ne pas partir vaincu… J’ai malgré tout toujours envie d’en faire mon métier. J’ai pas vraiment choisi la bonne époque pour ça (rires), mais je vais essayer de retourner en formation (“gestion des structures musicales”) pour être plus aguerrie. C’est quelque chose qui m’anime depuis longtemps. Quand j’étais au lycée, j’ai 18

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MANON HODY, CHARGÉE DE PRODUCTION DU FESTIVAL RITUEL À RENNES

« Partager ensemble

une même expérience » compris que j’aimais vraiment beaucoup la musique. Étudiante ensuite à Rennes, j’ai commencé par faire bénévole à l’Antipode, à l’Ubu, aux Trans Musicales… Une façon de voir des concerts gratos. Au début, je n’avais pas forcément imaginé monter mes propres événements mais, à force, ça donne des idées. C’est comme ça qu’on s’est trouvé avec Pierre-Louis, le programmateur de l’asso, et qu’on a eu envie de monter Rituel. À lui, l’aspect artistique. À moi, le volet production et organisation. Sur le papier, c’est pas le côté le plus fun de la fête mais, en vrai, j’aime bien les tableaux Excel. »


JEAN-BAPTISTE PIN, PATRON DU CAFÉCONCERT LE GALION À LORIENT

« L’ambiance bar, je ne suis pas né dedans. J’y suis venu après le service militaire, je ne savais pas trop quoi faire, c’est comme ça que j’ai commencé à taffer dans des cafés et restaurants. Cet univers m’a tout de suite plu. Je me suis rendu compte que c’étaient des lieux de sociabilité hyper importants. Surtout ici au Galion où je suis depuis quinze ans. Dans ce bistrot du port de pêche, j’ai la chance d’avoir une clientèle très diverse : des marins, des commerçants, des musiciens, des voileux, des militaires, des étudiants, des pêcheurs… Le mélange se fait

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« Faire la fête permet de te sentir en vie »

bien : les gens peuvent avoir des avis différents mais tous arrivent à discuter calmement. C’est une satisfaction quand tu fais un métier basé sur la rencontre et la convivialité. En tant que patron, t’as un peu un rôle de chef d’orchestre derrière le comptoir, tu dois faire en sorte que chacun se sente bien et passe une bonne soirée. Faire la fête au bar, c’est découvrir du monde, écouter de la bonne musique, danser, faire un peu le con, avoir l’alcool drôle et sympa : ça permet de te sentir en vie. De temps en temps, on a besoin de ne pas être sérieux et de péter un plomb dans le bon sens du terme. Je pense qu’on vieillit plus vite sinon. Et ça compte aussi pour moi ! La crise qu’on traverse a le mérite de me faire prendre conscience que tout ça est important pour moi, que je n’ai pas de lassitude. J’ai la chance de faire un métier que j’aime, d’organiser des concerts (une centaine par an en moyenne), d’inviter des artistes dont je suis fan : The Datsuns, Kid Congo (ancien de Gun Club, mon groupe culte !), The Sonics… La fin des cafés-concerts, forcément j’y pense quand je vois la situation. Il n’y en a déjà plus beaucoup en Bretagne et là j’ai peur que la crise du Covid fasse un sale nettoyage. À quoi va ressembler la fin de tout ça ? Il y aura de la casse, des victimes… Comme à l’issue d’une guerre, je pense qu’on aura tous un sentiment de libération, mais il ne faudra pas oublier les lieux qui auront disparu. J’espère ne pas être dedans. Car, quoi qu’il en soit, l’aventure ne peut pas se terminer comme ça : Le Galion mérite une chouette fin et un dernier concert de tarés. » 19


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DOSSIER

SILVÈRE BURLOT, ACCORDÉONISTE ET ANIMATEUR DE THÉS DANSANTS, TRÉGUIDEL

« Toute ma famille est issue du milieu cycliste : mon père, mon frère et ma sœur ont fait du vélo à un haut niveau amateur. Petit, quand je les accompagnais, il y avait toujours de l’accordéon sur les courses. Ce qui fait que j’ai toujours associé cet instrument à la fête et à des moments où les gens étaient heureux de se rassembler. C’est à l’âge de 10 ans que j’ai pris des cours d’accordéon et, très vite, j’ai voulu jouer en public. J’ai alors commencé à faire les marchés l’été : je me mettais au milieu des vendeurs et j’ouvrais ma caisse pour faire la manche. Mon tout premier bal

musette, c’était un thé dansant. Il y avait plus de 500 personnes dans la salle. J’avais 14 ans, ce qui faisait de moi l’un des plus jeunes accordéonistes de France. C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à enchaîner : quand j’étais lycéen, je faisais déjà trois à quatre dates par semaine. Tout cela a fait qu’à 18 ans, après mon bac, je me suis mis à 100 % sur l’accordéon. Je ne me suis jamais lassé des bals. J’aime particulièrement la relation que j’ai pu nouer avec les personnes âgées. Il y a beaucoup de tendresse. Je pourrais être leur petit-fils. Pendant les confinements, on a beaucoup parlé du besoin de faire la fête chez les jeunes.

« Ce besoin de s’amuser concerne tous les âges » 20

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Mais il est aussi important chez les seniors. Ils ont la même nécessité de se retrouver, de voir du monde et de s’amuser. Certains d’entre eux m’appellent régulièrement pour savoir quand je vais reprendre. Une partie a peur, mais l’autre est dans les starting-blocks. Certains m’ont dit “à notre âge, on ne craint plus rien”. Quand tu arrives à 80 ou 85 ans, chaque année est précieuse et ils veulent profiter au maximum. Depuis le début de la crise, j’ai dû annuler plus de 160 dates. J’ai pu en maintenir une dizaine : dans des restaurants ou dans des Ehpad. Je me pose forcément des questions sur mon avenir. Pour me vider la tête, je fais du coup pas mal de vélo : j’ai roulé près de 13 000 kilomètres depuis mars dernier. Sur 2021, j’espère en faire moins, ça voudra dire que tout est rentré dans l’ordre. »


Bikini

BÉATRICE MACÉ, DIRECTRICE DES TRANS MUSICALES DE RENNES

« Au-delà de penser le festival comme un espace festif, je le conçois d’abord comme un espace social dans lequel le public doit être à l’aise. La motivation de la rencontre reste la musique et les concerts, mais plus les spectateurs vont bien se sentir, plus ils vont pouvoir se laisser aller et jouir de l’instant. Mon travail en tant qu’organisatrice, c’est donc de mettre en place toutes les conditions d’une convivialité qui va permettre aux gens d’oublier leur quotidien le temps d’une journée ou d’une soirée. Car c’est là tout l’enjeu. Quand tu vas dans un festival, tu expérimentes une autre forme de vie. Tu vas consacrer ta journée à une seule activité : voir des concerts. Il y a un changement total de contenu dans ton emploi du temps et une forme d’inattendu

« Se laisser emporter dans une forme d’inattendu » qui va t’emporter. À la différence de ton quotidien où chaque jour se ressemble. En tant que festivalier, tu ne sais pas à l’avance ce qui va t’arriver : les personnes que tu vas rencontrer, les choses que tu vas voir… Et ça pour moi, c’est une fête. J’aime beaucoup par exemple quand des spectateurs t’expliquent que le groupe qu’ils ont préféré correspond à une esthétique qu’ils n’ont pas l’habitude d’écouter. Cela veut dire que le festival les a bousculés et les a fait être attentifs à quelque chose de nouveau. On touche là à l’émotion, ce qui “met en mouvement”. Tu ressens à ce moment une satisfaction : tu vois la réalisation de ton travail.

Classer le monde de la culture comme activité non essentielle est, selon moi, révélateur du fait que beaucoup de politiques parlent assez mal le français. Ils ne connaissent ni le sens de culture ni d’essentiel. Nous sommes des animaux mais pas que. L’être humain doit certes manger, boire et dormir, mais il a aussi d’autres aspirations. En tant qu’organisateurs de spectacles, nous avons cette responsabilité de répondre à ce besoin essentiel d’art. Dans cette période où nous sommes tous anesthésiés par la situation, la culture est aussi une manière de s’alimenter. » Recueilli par Julien Marchand 21


DOSSIER

FESTIVALS PRINTEMPS-ÉTÉ 2021 : CE QU’ON PANORAMAS

STUNFEST

Le festival morlaisien a été le premier annulé au printemps 2020. Pour se donner toutes les chances d’avoir lieu, il se murmure que l’édition 2021 pourrait changer de saison…

Le plus grand festival de jeux vidéo de Bretagne aura-t-il lieu à Rennes au printemps ? L’asso 3 Hit Combo n’a pas encore communiqué.

DOOINIT MYTHOS Contraint l’an passé de jeter l’éponge à quelques jours de son lancement, le festival rennais a reporté pour 2021 une partie de sa prog (Ayo, Calypso Rose…) et donne désormais rendezvous du 16 au 25 avril.

La 11e édition du rendez-vous hiphop rennais doit se tenir du 7 au 11 avril. Au menu : concerts (dont des reports de l’an passé), battle, expositions, conférences...

LES PETITES FOLIES

L’événement nord-finistérien célébrera sa 10e édition du 21 au 23 mai. L’événement pluridisciplinaire brio- Roméo Elvis, Katerine et Dub Inc chin revient du 21 au 23 mai. Aucun seront de la partie. report de 2020 n’est pour l’instant annoncé. PAPILLONS DE NUIT Le festival normand fête ses 20 ans LES VIEILLES CHARRUES du 21 au 23 mai. Calé du 15 au 18 juillet, le mastodonte carhaisien travaille à repro- LE BOUT DU MONDE grammer l’ensemble des artistes C’est un programme XXL que proprévus l’an passé. Parmi les gros met l’équipe de Quai Ouest, organinoms déjà confirmés à Kérampuilh : satrice du Bout du Monde. Quatre Céline Dion. À condition qu’elle jours sur la prairie de Landaoudec et, puisse traverser l’Atlantique… durant la semaine, des rendez-vous Quelle que soit la situation l’été éparpillés en presqu’île de Crozon prochain, le festival assure qu’il du 1er au 8 août. Si l’essentiel de la fera « quelque chose ». prog 2020 devrait être reconduite, de nouveaux noms se sont ajoutés, dont SUBITO Ben Harper et Rodrigo y Gabriela. Reporté « à l’identique », le festival brestois de théâtre d’impro s’annonce LA ROUTE DU ROCK du 23 avril au 1er mai. Ce sera la 30e édition du festival malouin. RDV du 18 au 21 août.

ART ROCK

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Le festival électro brestois donne rendez-vous du 1er au 4 juillet pour sa prochaine édition estivale. Avec, d’ici là, une version hivernale en février ?

DON JIGI FEST Pas encore d’infos sur la 9e édition du rendez-vous de Vitré.

LES EMBELLIES Le rendez-vous indie-rock rennais aura lieu du 9 au 11 avril au théâtre du Vieux Saint-Étienne.

LES TOMBÉES DE LA NUIT Pas encore de dates annoncées pour le festival pluridisciplinaire rennais.

LES ESCALES

AU PONT DU ROCK Le plus ancien festival rock de Bretagne fêtera ses 30 ans. L’essentiel de la prog est déjà calée avec, entre autres, Last Train, Lorenzo, Alain Souchon, Panda Dub… Les 30 et 31 juillet à Malestroit.

ASTROPOLIS

CHANT DE MARIN Le rendez-vous paimpolais a levé le voile sur ses premiers noms 2021 : Miossec, Asaf Avidan, Birds on a wire, Calypso Rose, Ayo… Du 13 au 15 août.

30e édition du 23 au 25 juillet à Saint-Nazaire.

BELLE-ÎLE ON AIR La 14e édition du festival insulaire aura lieu du 12 au 14 août.


PRÉVOIT, CE QU’ON ESPÈRE... GOD SAVE THE KOUIGN

MADE

Le festoche rock monté par l’équipe de Cap Caval à Penmarc’h est dans les starting-blocks pour son édition 2021. Le 26 juin, il accueillera The Adicts, Vintage Trouble, The Bellrays, les Wampas et The Red Goes Black.

Le festival électro rennais s’annonce du 20 au 23 mai.

NO LOGO BZH

Après avoir longtemps cru pouvoir maintenir son édition 2020, d’abord en août, puis en septembre, l’événement reggae de Saint-Malo espère MOTOCULTOR enfin réinvestir le fort Saint-Père du Le rendez-vous métal morbihannais 13 au 15 août 2021. a déjà annoncé une quarantaine de noms (Powerwolf, Heilung, Tes- FÊTE DU BRUIT tament, Cult of Luna, Red Fang, Les deux éditions se dévoilent. À Amenra…) pour son édition 2021 Saint-Nolff du 9 au 11 juillet (avec qui aura lieu du 19 au 22 août. Black Eyed Peas, IAM, Sean Paul…). Et à Landerneau du 13 au 15 août LA NUIT DE L’ERDRE (avec Parov Stelar, Sexion d’Assaut, Quatorze artistes sont déjà confir- Rag’n’Bone Man…). BINIC FOLKS BLUES més : Angèle, Selah Sue, The Kooks, L’équipe de La Nef D Fous travaille Royal Republic, Lorenzo, Video- INSOLENT sur une édition au format réduit qui Club… Du 25 au 27 juin à Nort- Pas de dates encore connues pour devrait avoir lieu du 20 au 25 juillet. sur-Erdre. l’édition printanière du rendez-vous lorientais.

ROI ARTHUR

DUB CAMP

Le rendez-vous de Bréal-sous-Montfort annonce travailler au report des principaux artistes de 2020 pour sa prochaine édition qui aura lieu du 20 au 22 août.

Son voisin de Joué-sur-Erdre compte bien également animer l’été ligérien. Sa 7e édition se tient du 8 au 11 juillet.

ROCK’N SOLEX

AU FOIN DE LA RUE Lysistrata, Super Parquet, Fatoumata Diawara, Katerine, The Psychotic Monks… Voici les premiers noms du rendez-vous mayennais calé les 2 et 3 juillet.

Le plus vieux festoche étudiant de France sort du garage et reprend la LA FLUME ENCHANTÉE course du 13 au 16 mai. Vroom Ce festival situé à Gévezé, au nord vroom ! de Rennes, a reconduit l’ensemble LES 3 ÉLÉPHANTS de sa prog 2020 (Bakermat, Skip Yelle, Girls in Hawaii, Sébastien CHAUFFER DANS LA NOIRCEUR The Use…). Les 10 et 11 septembre. Tellier ou encore Jane Birkin parti- L’événement normand espère revenir ciperont au festival mayennais. Du cet été, du 16 au 18 juillet. VISIONS 26 au 30 mai à Laval. Retour du rendez-vous des musiques INTERCELTIQUE indé les 6, 7 et 8 août au fort de BONUS Le rendez-vous lorientais a reporté Bertheaume à Plougonvelin. Le Théâtre de Poche à Hédé n’a pas à cet été son édition consacrée à encore communiqué sur la tenue de la Bretagne. Il fêtera par la même Sous réserve de changements, son festival cet été. occasion ses 50 ans. Du 6 au 15 août. ce numéro a été bouclé le 13 janvier

BOBITAL

L’événement costarmoricain aura lieu les 2 et 3 juillet.

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DOSSIER

Un dimanche à la nuit tombée dans la cambrousse du Kreiz Breizh ou du littoral, en pleine occupation allemande, des ados et jeunes adultes quittant silencieusement leur corps de ferme à pied ou à vélo, rejoignant un même lieu secret dont ils se sont partagés l’adresse par le bouche à oreille. Un hangar abandonné, une clairière ou l’arrière-salle d’un restaurant feront l’affaire pour se rassembler à quelques dizaines, occasionnellement plus d’une centaine. Que font-ils, ces enfants de paysans, d’instituteurs, de couturières et de dockers ? Complotent-ils contre l’ennemi pour se grouper ainsi à l’abri des regards ? Non : ce qui les attire tous, c’est leur irrépressible envie de danser et de s’amuser. Au son d’un accordéon, ils oublient le climat pesant d’oppression. Au mépris des lois et de la morale, nos aïeux font la fête, tout simplement. Un écho à certaines bamboches clandestines en ces temps de Covid, comme la rave party du réveillon à Lieuron, en Ille-et-Vilaine, qui a tant fait causer. C’est qu’à l’époque déjà, et encore plus que maintenant, « on danse, partout, tout le temps. Tout est prétexte : fêtes familiales et religieuses, récoltes agricoles, commémorations. C’est le loisir du peuple, indique Alain Quillévéré, historien local installé dans le Trégor, passionné du sujet. Un jour que je travaillais aux archives sur la biographie d’un déporté costarmoricain pendant la Seconde Guerre mondiale, je tombe par hasard sur une boîte contenant 400 PV de la gendarmerie locale uniquement consacrés à la répression des bals sous la France de Vichy. Un chiffre important qui m’a interpelé. » 24

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Bernard Lasbleiz

AU TEMPS DES BALS CLANDESTINS

Si l’histoire de la résistance a été largement analysée, de même qu’à l’autre extrémité celle de la collaboration, il reste encore beaucoup de flou concernant le quotidien de la majorité des Français qui, durant le conflit, ont essayé de vivre (presque) comme si de rien n’était : dans leur travail mais aussi durant le temps libre, avec la danse comme échappatoire. Dès mai 1940 cependant, sur décision du nouveau ministre de l’Intérieur Georges Mandel, les salles de bal sont fermées, sans réelle justification. « De toute façon c’était la débâcle face à l’avancée nazie et personne n’avait le cœur à s’amuser », éclaire notre spécialiste. Quelques semaines plus tard, ce sont les Allemands qui imposent leur loi en France, accentuant les interdictions. « Réunions, défilés, cortèges, kermesses, foires et donc également les dancings : tout rassemblement public de plus de trois personnes est prohibé, à l’exception de certaines rencontres sportives et cérémonies religieuses comme les pardons. »

Probable que l’occupant souhaite ainsi éviter tout risque de réunion entre opposants au IIIe Reich. C’est à la kommandantur locale que revient la responsabilité de faire appliquer cette loi. Un bien encombrant fardeau dont l’occupant va vite se débarrasser : le 2 mai 1941, décision est prise de confier cette tâche au régime de Vichy et à ses préfets disséminés sur le territoire.

« Un acte de subversion »

Mais plutôt que de procéder à un assouplissement de mesures touchant ses concitoyens, le gouvernement de Pétain va les maintenir. Les 400 PV archivés pour le seul département des Côtes-du-Nord prouvent même le zèle des autorités en la matière. Etonnant ? Pas vraiment. « La Révolution nationale de Vichy s’est construite sur l’opposition au supposé esprit de jouissance et de mollesse du Front Populaire, jugé comme responsable de la défaite. Pour expier l’humiliation, le nouveau régime impose un esprit de sacrifice et de contrition. »


Bernard Lasbleiz

Alors la gendarmerie chasse cette jeunesse qui continue de se rassembler en fin de semaine. « On dénombre une soixantaine de participants en moyenne, souvent plus. C’est très improvisé : généralement un accordéoniste suffit, parfois accompagné d’une grosse caisse, plus rarement d’un saxo ou d’un violon. On danse de la fin d’après-midi à minuit : de la valse, du tango, de la java… », développe l’auteur de Bals clandestins pendant la Seconde Guerre mondiale. Des guetteurs préviennent d’un coup de sifflet l’arrivée de forces de l’ordre qui traquent les flagrants délits. « Les participants ne sont pas poursuivis, seuls les organisateurs encourent une amende de 200 francs, avec deux à trois jours de prison en cas de récidive. » Cette répression n’a pas empêché les bals de se tenir pendant toute la durée de la guerre, avant que l’interdiction ne soit finalement levée le 30 avril 1945. « Sans parler de résistance à proprement parler, ces manifestations festives clandestines peuvent être considérés comme un acte de subversion. » Régis Delanoë 25


DOSSIER

« LA CAMPAGNE S’EST TRANSFORMÉE, SES Bikini

Michaël Liborio, commissaire de l’exposition Mes années 70, clichés de campagne à l’Écomusée de la Bintinais à Rennes.

« I NSOUCIANCE » « Dans les années 70, la campagne et le monde rural se transforment dans de nombreux domaines, y compris celui de la vie sociale et des rassemblements festifs. Au début de cette décennie, il y a une forme d’insouciance dans l’air – tout le contraire de 2020 ! (sic). Économiquement, la période est florissante, la Bretagne s’est beaucoup développée depuis les années 60. Dans ce moment de reconstruction, les jeunes veulent passer à autre chose. Il y a une libération de l’individu qui est en cours. À la campagne, de nombreux jeunes veulent s’émanciper : du point de vue culturel, ils optent alors pour des pratiques différentes de celles de leurs parents, ce qui témoigne d’une société en mutation. Si la plupart de ces transformations sont initiées dans la décennie précédente, c’est vraiment dans les années 70 qu’elles vont se développer et exploser. »

travaux agricoles collectifs. Avec la mécanisation et la diminution du nombre d’exploitations, ces moments de convivialité périclitent. Je pense notamment à la fête des battages. Elles ont pu être folklorisées par la suite et maintenues de façon artificielle mais elles ne correspondent plus vraiment aux origines. Les fêtes paroissiales di« FÊTES FOLKLORISÉES » minuent également fortement, se « Ce qui est intéressant je trouve, faisant doubler par les événements c’est que les années 70 préfigurent organisés par les municipalités et les pratiques culturelles qu’on par les associations. » connaît aujourd’hui (si on fait exception de la Covid bien sûr !). « VOLONTÉ DE S’ÉMANCIPER » Des façons de faire la fête se déve- « Si les bals se poursuivent et perloppent, alors que d’autres sont durent dans cette période, d’autres sur le déclin. Parmi les choses qui lieux de danse sont en plein boom. disparaissent, il y a les fêtes liées aux Apparues dans les années 60, les 26

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Photos : Musée de Bretagne / Écomusée de la Bintinais

FÊTES AUSSI »

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DOSSIER

Photos : Musée de Bretagne / Écomusée de la Bintinais, Datsum et DR

discothèques vont se multiplier dans la décennie suivante. On va en retrouver un peu partout dans les campagnes. Elles deviennent le lieu privilégié pour se rencontrer. Pour une partie de la jeunesse, cela s’inscrit aussi dans une volonté de s’émanciper par une pratique nouvelle, différente de celles de leurs parents. Cela montre un désir de vivre dans l’air du temps, entre jeunes. À la différence des festnoz qui se développent à la même période dans la région : il s’agit là de rassemblements davantage intergénérationnels. Une tradition ancienne qui connaît un nouveau souffle avec la vague folk, portée par Alan Stivell notamment. De nombreux groupes se montent et les danseurs répondent présents. Dans beaucoup de municipalités, on voit alors le fest-noz s’inscrire à la place du bal. »

« DES PRISES DE CONSCIENCE » « Dans cette décennie d’insouciance, des crises vont malgré tout faire leur apparition : le choc pétrolier en 1974, la chute des prix dans les milieux agricoles… C’est également là que les premières prises de conscience sur les questions environnementales vont 28

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éclore, en réaction à une agriculture qui s’industrialise. Une sensibilité qui va se traduire par l’organisation de rassemblements et d’événements festifs, comme La Fête des énergies douces à Messac ou La Fête des vins naturels à Sel-de-Bretagne. Nous sommes certes sur un phénomène naissant qui ne concerne qu’une petite part de la population mais cela va devenir un mouvement de fond qui ne fera que grandir. »

« U NE SAUVEGARDE DES PRATIQUES » « Malgré tous ces changements et ce désir de nouveauté, émerge aussi une volonté de garder une trace. Un nombre important de “collecteurs” vont alors parcourir la région pour sauvegarder des témoignages de pratiques festives et culturelles en allant enregister des chants, des musiques, des danses… Cette démarche préexiste en Bretagne dans les années 50, mais on note un fort engouement dans les années 70. Il s’agit d’abord d’initiatives individuelles avant que cela ne s’institutionnalise avec des associations comme Datsum ou La Bouèze qui vont prendre un caractère important. Les collectivités publiques prendront par la suite en charge ces questions. Le travail des collecteurs peut paraître paradoxal dans cette décennie de mutation, mais c’est une réaction complètement naturelle en réalité. Plus il y a de bouleversements, plus les sensibilités se manifestent. Quand on avance dans un monde nouveau, on peut trouver important de conserver un témoignage de ce qui a existé. Ne pas oublier ce qui pourrait disparaître. Un phénomène réactionnel, et non pas réactionnaire. » Recueilli par J.M Exposition Mes années 70, clichés de campagne à l’Écomusée de la Bintinais à Rennes, jusqu’au 29 août 29


DES JOURNALISTES MIS HORS CHAMP ?

DANS LE SILLON DU PROCÈS DE LA JOURNALISTE D’INVESTIGATION INÈS LÉRAUD, KELAOUIÑ, UN COLLECTIF DE REPORTERS BRETONS, S’EST FORMÉ POUR DÉFENDRE LA LIBERTÉ D’INFORMER SUR L’AGROALIMENTAIRE. BALANCE TON PORC, EN VRAI.

’est un procès considéré comme « celui de trop ». Le 28 janvier, la journaliste Inès Léraud (photo) est convoquée au tribunal de grande instance de Paris, attaquée en diffamation par Jean Chéritel, patron du groupe Chéritel Trégor Légumes, basé à Guingamp. La raison ? Une enquête publiée en mars 2019, dans le média en ligne Bastamag, où elle épinglait « les pratiques managériales » de cet important grossiste de la région qui alimente des enseignes de la grande distribution. Elle y révélait également que l’entreprise avait été « prise en flagrant délit de “francisation” des tomates » (« im30

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portées à bas prix d’Espagne, du Maroc ou de Belgique, elles ressortent des usines miraculeusement étiquetées “origine France” »). Une « tromperie » pour laquelle sera condamné le groupe Chéritel en novembre 2019 par le tribunal correctionnel de Saint-Brieuc. Une décision de justice qui ne change pas le sort d’Inès Léraud, poursuivie et aujourd’hui appelée à s’expliquer sur un article où elle rapportait, notamment, des témoignages anonymes de syndicalistes et d’anciens salariés s’insurgeant contre leurs conditions de travail. Une procédure judiciaire qui a fait bondir de nombreux journalistes. Et particulièrement en Bretagne où

un collectif baptisé Kelaouiñ s’est formé pour dénoncer ce « procèsbâillon » et, plus largement, les difficultés à informer sur l’agroindustrie. En mai dernier, il a adressé une lettre ouverte (signée à ce jour par plus de 500 professionnels des médias) à Loïg Chesnais-Girard, le président de la Région Bretagne, pour lui demander de « contribuer à garantir une information et une parole publique libre sur les enjeux de l’agroalimentaire». Une requête à laquelle il s’engage à répondre positivement (lire page 34). Parmi la quinzaine de membres actifs que compte Kelaouiñ (aussi bien des journalistes indépendants que des

Vincent Gouriou

DOSSIER


titulaires au sein de rédaction), figure Morgan Large. Fille de paysans, cette journaliste de 49 ans travaille pour la radio RKB (Radio Kreiz Breizh) basée à Saint-Nicodème, dans le sud-ouest des Côtes d’Armor. « Un média implanté depuis trente ans sur le territoire, avec une liberté de ton qui s’explique par son modèle associatif et non commercial, présente-t-elle. Nous avons toujours suivi et raconté ce qui se passait dans le Centre-Bretagne. À une certaine époque, certains trouvaient même que RKB était une radio trop rurale et parlait trop des problématiques agricoles. Mais cela fait qu’aujourd’hui nous avons une légitimité à aborder ces sujets. »

« Coups de fil anonymes la nuit »

Une légitimité remise en question par certains ? En décembre, la radio a subi des dégradations dans ses actuels et futurs locaux, à Saint-Nicodème et Rostrenen. « Il y a eu des tentatives d’intrusion : les portes ont été forcées, en vain heureusement, fait savoir Alan Kloareg, le président de RKB. On ne sait pas qui a fait ça, mais on s’interroge sur la chronologie des faits : cela intervient quelques jours après le passage de Morgan sur France 5 dans le documentaire Bretagne, une terre sacrifiée (consacré à l’agroalimentaire, ndlr). » Cette dernière témoigne également d’intimidations. « Je reçois des mails, des commentaires haineux sur les réseaux sociaux. Et cela va jusqu’à mon domicile. Le 6 décembre, mes chevaux se sont échappés : quelqu’un a volontairement ouvert une des clôtures. Il y a également des coups de fil anonymes la nuit. Ce n’est pas une situation normale », témoigne Morgan qui a déposé une main courante. Un climat qui, selon elle, s’explique par la difficulté à apporter une parole critique sur l’agro-industrie. « Sur des domaines qui touchent à l’environnement, la pollution ou l’alimentation, 31


Bikini

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« Des agriculteurs se taisent

par peur de représailles » c’est pourtant légitime de se poser des questions. Quand certains acteurs, comme les grandes coopératives, ne veulent pas répondre à nos interrogations, on est amené à se demander pourquoi : les choses qu’ils font sontelles légales ? Parfois, le simple fait de vouloir recueillir un point de vue est perçu comme une agression. Dernièrement, j’ai par exemple été dans un marché aux veaux et je me suis fait virer. Cela peut s’expliquer par les difficultés que traversent certains éleveurs, mais ça ne devrait pas se passer comme ça, déplore Morgan pour qui ces derniers sont aussi victimes de la situation. Certains m’appellent pour pointer tel ou tel problème, mais ils préfèrent rester anonymes par peur d’un retour de bâton. Un exemple de représailles ? Celui qui fait du poulet en conventionnel n’a pas envie qu’on lui livre un mauvais lot de poussins. Pour sa rentabilité économique, il ne veut pas prendre de risques. Alors il préfère se taire. » Une « fabrique du silence » théorisée par Inès Léraud dans sa série Journal 32

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breton diffusée entre 2016 et 2018 sur France Culture (dont Morgan a également fait les frais : alors conseillère municipale à Glomel, elle a vu la mairie retirer la subvention allouée à RKB après qu’elle s’est exprimée dans l’un des reportages parlant de la commune). Un système d’« omerta » dénoncé par Kelaouiñ, soulignant notamment les obstacles qu’a pu connaître la bandedessinée Algues vertes : l’histoire interdite signée Inès Léraud (parue en 2019 et gros succès de librairie avec 75 000 exemplaires vendus). Tout d’abord, un procès pour diffamation intenté par l’un des protagonistes cité dans l’enquête (avant qu’il ne retire sa plainte quelques jours avant l’audience), puis une version en breton de l’ouvrage qu’aurait refusée l’éditeur morlaisien Skol Vreizh « par crainte de voir le conseil régional lui retirer sa subvention », affirme Ronan (prénom modifié), un des membres du collectif qui préfère rester anonyme (« je fais des remplacements en presse quotidienne régionale et

je ne souhaite pas être blacklisté par mes employeurs à cause de ma participation à Kelaouiñ », justifie-t-il). Une autocensure que réfute Jean-René Le Quéau, directeur de Skol Vreizh. « Si nous avons bien été en contact avec Inès Léraud, nous n’avons pas donné suite à cette idée d’adaptation. La raison est économique : le projet aurait été coûteux et il faut savoir que les livres en breton se vendent peu. Il y avait un risque financier pour une petite structure comme la nôtre », explique l’éditeur qui assure qu’il n’y a « pas eu de censure ou de menace de suppression de subventions. Dans tous les cas, elles ne représentent que 10 % de notre chiffre d’affaires. C’est la vente de nos livres qui nous fait vivre ».

« Lanceur d’enquêtes »

Si le cas d’Inès Léraud constitue la genèse de Kelaouiñ, le collectif souhaite poursuivre son travail au-delà de son procès. Initiée à l’automne dernier, une collecte de témoignages de journalistes ayant eu des difficultés à faire leur métier est actuellement en cours. Avec pour objectif, in fine, la création d’un “observatoire régional des libertés de la presse” permettant de recenser les cas d’entraves à informer de la part d’industriels, mais aussi les cas de censures et d’autocensures dans les médias bretons. Sur ce dernier point, qu’en est-il vraiment ? Si anonymement des membres de Kelaouiñ pointent les titres de la presse quotidienne régionale où il serait compliqué de traiter certains sujets, les syndicats présents dans ces journaux tiennent un autre discours. Journaliste au Télégramme et élu SNJ (syndicat national des journalistes), Julien Vaillant indique n’avoir « jamais eu connaissance de pressions ou de censures liées à l’agro-industrie au


sein de la rédaction ». Même son de cloche de la part de Serge Poirot, journaliste à Ouest-France et délégué SNJ : « À ma connaissance, nous n’avons pas été saisis par des collègues pour des cas d’intimidations concernant des articles sur l’agroalimentaire. Je ne dis pas que ça n’existe pas, juste que le SNJ OuestFrance n’a pas été sollicité à ce sujet. » Journaliste indépendant basé en Bretagne et correspondant pour le quotidien national Le Monde, Nicolas Legendre a co-écrit fin 2020 un large article sur le modèle agricole breton. Un papier pour lequel il avoue ne pas avoir rencontré d’obstacles particuliers. « Ce qui ne veut pas dire que l’enquête n’a pas été compliquée. L’agroalimentaire est l’industrie majeure dans la région : il y a donc pu y avoir des interviews animées et, parfois, il a fallu prendre des pincettes. Pourquoi ? Pour certains acteurs, c’est compliqué de remettre en cause le storytelling qui a été mis en place, celui de l’agriculteur qui nourrit la France et qui travaille de façon durable. Mais il faut savoir que derrière cette version officielle, des débats ont lieu en interne : le modèle agricole dominant en Bretagne vacille aujourd’hui », argue le journaliste pour qui « plus que les possibles pressions sur la presse, le vrai souci reste le manque d’enquêtes sur ce secteur d’activité ». Ce que soutient également Morgan Large : « Rien que dans le Centre-Bretagne, il y a de la place pour au moins dix journalistes d’investigation ! » Une ambition portée par le tout récent média Splann, qui se lance en ce début d’année ? Parrainé par Disclose, ce nouvel organe, auquel participent des membres de Kelaouiñ, se revendique comme un « lanceur d’enquêtes ». La première s’intéressera, sans surprise, à l’agroalimentaire. Julien Marchand 33


DOSSIER

« LA LIBERTÉ D’INFORMER : UN PRINCIPE NON Loïg Chesnais-Girard, président du manière certaine qu’une entreprise conseil régional de Bretagne. que la Région finance agirait pour masquer des choses, bien entendu Quelle a été votre réaction lorsque le que la réaction serait rapide et forte. collectif Kelaouiñ vous a directement Mais à ma connaissance, aucun prointerpelé dans sa lettre ouverte ? blème de non-respect des libertés de Je leur ai rappelé que la liberté de la la presse ne m’a encore été remonté. presse était un principe fondamental et que je me tenais à disposition, Vous avez également été sollicité au comme toujours, pour répondre à sujet de la création d’un observatoire leurs inquiétudes. C’est un sujet qui régional des libertés de la presse. me préoccupe. Quand Inès Léraud, Qu’en pensez-vous ? par exemple, a pu se sentir en diffi- Je crois que ce n’est pas le rôle d’un culté dans l’exercice de son travail, élu d’être à l’origine d’un tel outil. je n’ai pas manqué de l’appeler pour J’ai échangé sur le sujet avec des lui assurer mon soutien. journalistes et j’ai d’ailleurs cru comprendre que ce serait plutôt Entendez-vous les propos des malvenu. On pourrait me dire que membres du collectif qui entendent j’essaie d’organiser ou de contrôler « briser l’omerta » qui sévirait sur la presse et ce n’est pas du tout mon le sujet ? état d’esprit ni ma volonté. Ce terme ne me semble pas correspondre à la réalité. La Région L’impartialité sur les questions que je représente est transparente agricoles est-elle difficile à tenir sur tout ce qui est voté et l’argent pour l’institution que vous reprépublic dépensé. Ce sont des données sentez ? La Région est par exemple visibles de tous en ligne. Je ne nie très récemment entrée au capital pas qu’en coulisse, des lobbyistes d’Eureden, nouveau poids lourd sont présents, mais je ne peux pas né de la fusion entre l’entreprise laisser entendre qu’on chercherait à Daucy et la coopérative Triskalia, empêcher la libre expression sur un apparaissant comme un modèle sujet comme l’agroalimentaire. Et d’agriculture productiviste… d’ailleurs, qu’est-ce qu’on en parle ! Concernant Eureden, il faut être précis : la Région est entrée au capital de Lors de la création du collectif, Daucy par peur d’un raid financier vous aviez déclaré votre volonté sur cette entreprise qui fait vivre en de prendre des engagements, avec Bretagne des milliers de salariés et notamment un désengagement finan- d’agriculteurs. Il fallait garder la cier de la Région auprès d’entreprises main pour conserver une capacité de ne respectant pas la liberté d’infor- contrôle et ne pas risquer d’éventuels mer. Est-ce toujours d’actualité et plans sociaux. Ce n’est qu’ensuite que des désengagements ont-ils déjà été Daucy s’est mariée à Triskalia pour effectués ? créer Eureden. Donc juridiquement, la Je l’ai dit et je le redis : à partir du Région n’est pas au capital de la noumoment où il serait mis en avant de velle holding, ce qui ne m’exonère pas 34

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de porter un regard attentif et même critique sur elle. Plus globalement, l’impartialité sur ce débat n’est pas forcément plus difficile à tenir que sur d’autres. Faire de la politique, c’est de toute façon compliqué. Quand je m’engage par exemple à arrêter la consommation des terres agricoles et naturelles en Bretagne, je me heurte au mécontentement de certaines personnes qui recherchent un terrain pour construire leur maison. Dans tout débat, ma boussole est de penser à l’intérêt général. Sur l’agriculture, mon objectif est d’assumer la transition du modèle agricole. Le secteur d’activité, comme l’ensemble de la société, doit intégrer le fait que la planète est limitée et agir en conséquence par des actes. Mais je souhaite agir avec méthode pour préserver la cohésion sociale et l’emploi que l’agroalimentaire représente. Mes détracteurs diront que ce n’est pas une approche assez radicale mais j’assume de ne pas vouloir fermer les usines du jour au lendemain.


PhotoPQR / Le Télégramme / Vincent Michel / Le Mensuel de Rennes / MAXPPP

NÉGOCIABLE »

Le débat actuel sur la liberté d’enquêter sur l’industrie agroalimentaire questionne-t-il, plus largement, le modèle agricole breton tel qu’il a été institué ces dernières décennies, avec notamment le soutien de la Région ? Bien sûr, et c’est tant mieux. La population souhaite aller vers cette transition agricole et moi aussi. C’est pourquoi je suis très exigeant avec les groupes agroalimentaires bretons et avec les agriculteurs. La réduction des nitrates, la réduction des labours, c’est du concret. Le secteur doit prendre conscience de cette volonté populaire relayée par les médias. La Région fait tout pour accélérer cette transition, les journalistes peuvent le vérifier en toute transparence. La liberté d’informer est un principe non négociable de la société de droit, dans l’agroalimentaire comme ailleurs. Il n’y a pas de double discours ni de choses à cacher. Recueilli par Régis Delanoë 35


INTERVIEW

DANS SON NOUVEL OUVRAGE, LA GÉOGRAPHE NANTAISE VALÉRIE JOUSSEAUME SE PENCHE SUR LA FIGURE DU PLOUC. UNE IMAGE QU’ELLE DÉCONSTRUIT POUR REDONNER DE LA FIERTÉ AU MONDE DES CAMPAGNES ET PRÉPARER LE MONDE D’APRÈS.

Musée de Bretagne

Comment la figure de plouc s’estelle construite ? La campagne est un territoire mais aussi une mémoire anthropologique : celle d’un monde paysan qui a largement disparu. Dans l’histoire de l’humanité, on distingue trois façons d’être au monde : celle des chasseurs-cueilleurs, celle des paysans et celle du modernisme (née de la révolution industrielle et, par extension, de la ville). Depuis 150 ans, les lunettes du “nouveau monde” ont déformé la campagne, produisant ce que j’appelle des “caricatures médiatiques”. Pour mettre en avant son modèle culturel (production, consommation, distraction…), l’homme moderne a procédé à un dénigrement du monde paysan qui l’a précédé, devenu l’antithèse de la modernité : enraciné, inapte aux innovations, ennuyeux… Voilà comment est née l’image du plouc, du cul-terreux ou du péquenot. C’est une construction médiatique pour inoculer la honte et rendre désirable l’appartenance à la nouvelle culture. 36

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Le modernisme serait donc un danger pour le monde des campagnes ? La modernité se veut universaliste et son sentiment de supériorité est tel qu’elle cherche à imposer sa grandeur au monde en éradiquant les autres cultures antérieures. C’est ainsi que le modernisme s’est développé partout dans le monde selon un modèle colonial : les “ploucs” des campagnes françaises ont été acculturés de la même façon qu’ont été assimilés les “sauvages” dans tout l’Empire. La mondialisation participe de ce phénomène en diffusant la culture moderne sur toute la planète, quitte à uniformiser et homogénéiser. La pensée du monde paysan d’avant (le monde est un potager dont il faut préserver la fertilité durablement), est remplacée par la vision du monde moderne (le monde est une usine à produire et à consommer). Ne craignez-vous pas qu’un tel discours soit jugé réactionnaire ? On a toujours envisagé l’avenir en faisant du passé table rase et il est temps de sortir de ce schéma. De même qu’il ne fallait pas tout renier des mondes d’avant, il y a des choses à garder du monde moderne actuel. Au niveau des libertés de l’individu notamment, personne ne souhaiterait retourner au temps où les parents décidaient à votre place avec qui vous marier ! Du monde paysan, les liens de localité et de réciprocité notamment me semblent intéressants. De celui des chasseurscueilleurs, le rapport fusionnel avec la nature peut nous inspirer. L’être humain a gardé la mémoire des temps anciens. Notre utopie pour le futur doit s’autoriser à puiser le meilleur du passé pour mieux le recycler. Personne n’évolue par amnésie ou refoulement. Ce n’est pas être conservateur, obscurantiste ou même nostalgique que d’assumer l’histoire humaine. 37


INTERVIEW

Le titre de votre livre, Plouc pride, est-il une manière de jouer de cette apparente antinomie ? Ce terme est une “resignification subversive”. Alors que le mot “plouc” a pu constituer une insulte proférée par les citadins à l’encontre des ruraux, j’estime qu’il faut projeter la honte sur ceux qui ont proféré l’insulte, en revendiquant sa fierté d’être « plouc ». Ainsi, la peur change de camp. Il faut décoloniser les esprits pour cesser d’entretenir le discours sur l’état supposément sous-développé des campagnes.

urbain, etc. Avoir la ville comme seul étalon légitime est encore une manière de nier un territoire et de dénigrer ceux qui l’habitent.

Aujourd’hui, on parle beaucoup de la “France périphérique”… C’est une actualisation du plouc d’hier, un vocable apparu lors de la bascule entre le monde moderne industriel des Trente Glorieuses et le monde hypermoderne numérique et métropolitain. La “France périphérique” englobe les territoires de ce monde de la modernité industrielle en grave crise, dans un contexte de Que sait-on des origines bretonnes désindustrialisation. Le gilet jaune du mot “plouc” ? en est la caricature sociale. Dans les C’est un sobriquet qui remonte à pays anglo-saxons, c’est le “white leur mode de vie ? Il en va de même l’époque de l’émigration massive à trash” ou le “chav”. en agriculture, où les exploitants les Paris de Bretons quittant leur région plus productivistes ont renié l’héritrès paysanne où “plou” signifiait la Pourquoi la ruralité est-elle tant tage paysan et hypothéqué leur vie paroisse. Il s’est ensuite généralisé dénigrée ? par de lourds emprunts. Qui peut, pour désigner le rural. C’est le phénomène de distinction après de tels sacrifices, se renier ? sociale cher à Pierre Bourdieu : le L’attachement à un groupe est proLa campagne, en tant que territoire, goût des uns, c’est le dégoût des portionnel aux compromissions est-elle difficile à définir ? autres. Les classes sociales supé- que vous avez dû consentir pour La campagne est définie par ceux rieures cherchent à se distinguer en faire partie. Comprenez comme qui ne l’habitent pas, en l’occur- des classes sociales populaires. il peut être blessant, après avoir dû rence les citadins. Dans un schéma En dominant la parole politique gober les leçons du modernisme, de pensée dualiste, c’est tout ce qui et médiatique, les métropolitains de se voir donner aujourd’hui une n’est pas la ville : un espace dominé imposent leur point de vue et les nouvelle leçon par des gens qui par une nature anthropisée, en enjeux de Paris deviennent des en- découvrent l’agriculture ! opposition à l’espace urbain arti- jeux nationaux. S’agissant du débat ficiel façonné par l’homme. C’est sur les mobilités par exemple, ils L’actuelle pandémie semble avoir une “non-ville”, une manière de militent pour le vélo, ce qui paraît amorcé une sorte d’exil urbain, penser un territoire sous le prisme légitime en ville mais pas en cam- observé notamment en Bretagne. d’une domination culturelle qui se pagne où l’habitat est éclaté. Que Est-ce une bonne chose ? développe dans les milieux universi- peuvent penser les ruraux, encoura- C’est en tout cas inéluctable. taires autour d’une novlangue. Ain- gés dans les années 60 à entrer dans Comme beaucoup de chercheurs, si, selon les nouvelles classifications la modernité en achetant un pavil- je considère que nous sommes de l’Insee, la ruralité n’existe plus : lon et une voiture et à qui on vient dans une sorte d’effondrement du tout est urbain, infra-urbain, hypo- maintenant donner un sermon sur monde capitaliste, avec la nécessité d’envisager le monde d’après. Le désir d’accumulation qui n’a pas de limite arrive en bout de course. Heureusement d’ailleurs, car ce système est mortifère à la fois pour la

« Un territoire pensé sous

le prisme d’une domination »

38

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DR

nature et pour l’humain. Par un étonnant retournement de l’Histoire, la campagne redevient désirable. Est-ce une revanche ? Je ne crois pas qu’il faille user de termes guerriers. C’est une opportunité. Je fonde beaucoup d’espoirs dans ceux que j’appelle les “bopros” : les bohèmes-prolétaires. Ils diffèrent des “bobos” bourgeois-bohèmes, qui sont pour la lutte écologique sans lutte sociale car le système tel qu’il existe leur convient. Les “bopros” sont ces gens cultivés, issus des classes populaires et moyennes, qui ne partagent pas les idées de la modernité et qui veulent changer d’ère. L’ascenseur social ne fonctionnant plus, ils vont rester dans leur rang, avec le farouche désir d’aller vers un nouveau monde tout en gardant une sincère empathie pour les groupes sociaux qu’ils côtoient dans les campagnes. Ils sont l’avenir. Recueilli par Régis Delanoë Plouc Pride : un nouveau récit pour les campagnes, sortie le 4 février aux Éditions L’Aube 39


RDV

DESSINER C’EST GAGNÉ

POUR PRENDRE LA CRISE À CONTRE-PIED ET CONTINUER À CRÉER, LES DEUX GARÇONS D’ACID ARAB S’ALLIENT À L’ILLUSTRATRICE RAPHAËLLE MACARON. LE RÉSULTAT ? UN CONCERT-DESSINÉ SALUTAIRE QUI LAISSE LE FEELING OPÉRER.

’année 2020 n’a pas été des plus clémentes avec les artistes et musiciens, et 2021 ne s’annonce pas forcément mieux. C’est peu dire. Pourtant, certains sont parvenus à se réinventer, à trouver, au milieu du marasme, un projet ou un équilibre qui leur permette de garder le cap dans la tempête. Pour le duo Acid Arab, le concept salutaire se nomme Climat, un concert dessi40

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né. Et comme son nom l’indique, il allie la musique électronique orientale du groupe français aux dessins de l’illustratrice francolibanaise Raphaëlle Macaron projetés en direct sur grand écran. Moitié d’Acid Arab, Hervé Carvalho détaille : « On reprend la base des morceaux de nos deux albums, Musique de France et Jdid, mais dans des versions plus épurées, plus atmosphériques, en

nous détachant des contraintes rythmiques auxquelles nous sommes habitués. » Une musique plus cérébrale peut-être, et qui laisse certainement plus de place à Raphaëlle Macaron pour délivrer son esthétique faite de figures féminines, de couleurs vives et de rêveries. Une collaboration née en 2017 lors d’un festival consacré à la bande-dessinée à Francfort. Le


groupe était invité à jouer pendant que des dessinateurs s’inspiraient de leur musique. Avec Raphaëlle Macaron, connue pour son album Les Terrestres, l’alchimie s’est faite, et l’envie de se retrouver pour une version plus aboutie et plus réfléchie du projet a germé. Un trio nouveau qui, en septembre dernier lors du Lyon BD Festival, a pu donner sa première représentation, entre deux confinements. « C’est vrai que ça a été une opportunité de s’adapter à la crise. La transe de notre musique ne peut se transmettre à un public assis, reconnaît Hervé Carvalho pour qui Climat est aussi une façon de sortir de sa zone de confort, de se confronter à un public nouveau et de se réinventer en s’adaptant bon gré mal gré aux contraintes imposées. Avec ce concert-dessiné, cela nous permet de laisser une plus grande part à l’improvisation que sur notre set dansant : il y a davantage de flottement, des synthés sont joués en live, on laisse le feeling opérer, ce truc de l’instant qui transpire… » Un « live hybride » que les trois compères ont pu peaufiner à la salle Bonjour Minuit à Saint-Brieuc où ils se sont installés en décembre pendant plusieurs jours en résidence. C’est d’ailleurs là que leur prochaine date doit se tenir le 27 février. « Pendant les répétitions, on a beaucoup discuté, se souvient Hervé. Raphaëlle est franco-libanaise, son pays d’origine a connu une année 2020 très dure. Elle voulait avoir du temps pour raconter ces choses dans ses dessins, et nous a demandé des passages plus expérimentaux, plus bruitistes. » Brice Miclet Le 27 février à Bonjour Minuit à Saint-Brieuc 41


RDV

BOOM ! C’est par le biais artistique que le Morlaisien Antoine Pasqualini revient en Bretagne, lui qui s’est installé il y a sept ans à Bruxelles, où il a créé Monolithe Noir, son projet droneambient hyper bien branlé (deux albums largement recommandables : Le Son Grave, sorti en 2017, et Moïra il y a un an). « J’étais en recherche d’un film à retravailler musicalement car j’ai un son assez adapté pour le ciné », explique-t-il. Entendre par là : de grosses nappes planantes de synthé modulaire, qu’il a enrichi de tonalités organiques (avec l’aide d’un

Rozenn Quéré

UN CINÉ-CONCERT SUR LE COMBAT ANTI-NUCLÉAIRE DE PLOGOFF : VOICI LE PROJET EXPLOSIF DU BELGO-BRETON MONOLITHE NOIR.

copain zicos Yannick Dupont, et en expérimentant deux instruments old school : la vielle et l’harmonium), pour rhabiller le documentaire Plogoff, des pierres contre des fusils, de Nicole et Félix Le Garrec. « Je suis tombé dessus par hasard en fouillant dans les archives de la Cinémathèque de Bretagne et ça a été comme une évidence. Il retrace le combat il y a quarante ans des antinucléaires opposés à la construction d’une centrale à proximité immédiate

de la pointe du Raz. Une œuvre très forte, très moderne, filmée caméra au poing au plus près des protestataires. » S’il n’avait jusqu’alors que « vaguement » entendu parler de cette lutte, sorte de Larzac breizhou, le musicien s’en est depuis passionné et aimerait que son intérêt soit contagieux. « La démarche est autant artistique que militante. » R.D Le 13 février à L’Hydrophone à Lorient et le 9 avril à Bonjour Minuit à Saint-Brieuc

Antoine Henault

SAUVÉS PAR LE GONG

« Une comédie musicale sur la forêt, les smartphones et le temps qui passe. » C’est le curieux pitch de Gong !, le dernier spectacle du groupe Catastrophe (signé sur le label Tricatel de l’excellent Bertrand Burgalat). Un show multicolore gentiment foutraque où se mélangent les genres musicaux (les influences vont de Jacques Demy à Talking Heads, en passant par Gilberto Gil ou Kendrick Lamar) et les personnalités kaléidoscope des six interprètes qui nous interrogent sur le sens de nos vies. Qui a dit que les comédies musicales étaient un truc de gros ringardos ? Le 26 février à La Carène à Brest et le 11 mars à L’Aire Libre à Saint-Jacques-de-la-Lande. 42

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Jean-Adrien Morandeau

TRIO MINOTS

DANS UNE VEINE POST-ROCK, LES RENNO-DINANAIS D’AMABLANC DÉBOULENT, PRÊTS À EN DÉCOUDRE. La petite vingtaine, déjà de la bouteille. Baptiste Bucaille a fait partie de l’éphémère aventure Cheapster, génial groupe dinanais de grunge 2.0 qui n’aura duré que le temps d’un album en 2017 et d’une poignée de concerts épiques, avant de s’arrêter net. La tête pensante, Paul, a fondé dans la foulée Crème Brulée Records pour produire les nouvelles aventures de ses potes musiciens, dont l’acolyte Baptiste. « J’avais ce projet de post-rock un peu noise qui ne collait pas trop avec l’esprit Cheapster, explique-t-il. Un truc solo à la base, qui s’est concrétisé à trois avec Marine, une amie de lycée, et le batteur Valentin. » Le trio baptisé Amablanc sort en 2018 un premier EP convaincant, Room 1, inaugurant à l’occasion le catalogue du label costarmoricain. Son successeur sort deux ans plus tard à l’automne dernier : Homesick confirme le cousinage musical de Baptiste et ses ouailles avec Mogwai et Godspeed You! Black Emperor. « J’ai aussi une obsession récente pour le groupe ricain Pile qui me donne des idées d’orientation future vers plus de noise brute et moins de grandiloquence. » Amablanc, qui a récemment modifié sa line-up (Marine, partie de Bretagne pour ses études, a été remplacée par Théo, multi-instrumentiste jouant aussi pour Camden Supernova), attend désormais la reprise des concerts pour relancer la machine, pied au plancher. R.D 43


FOCUS

LA BLANCHE HERMINE PUNK BRETONNE ? IL Y A 50 ANS, « LA BLANCHE HERMINE » SORTAIT SUR LE PREMIER ALBUM DE GILLES SERVAT. UN MORCEAU AUX PAROLES GUERRIÈRES, TÉMOIN D’UNE BRETAGNE ALORS EN PLEINE RECONQUÊTE CULTURELLE ET POLITIQUE, DEVENU AUJOURD’HUI L’UN DES HYMNES DE LA RÉGION.

PRENDRE LES ARMES

LUTTES SOCIALES

« J’ai rencontré ce matin devant la haie de mon champ / Une troupe de marins, d’ouvriers, de paysans / Où allez-vous camarades avec vos fusils chargés / Nous tendrons des embuscades, viens rejoindre notre armée ! »

Le morceau, qui sortira en 1971 sur le premier album du chanteur, rencontre rapidement son public dans une région en pleine agitation politique. Le FLB (Front de libération de la Bretagne) multiplie déjà les coups d’éclat et les luttes sociales post-68 ponctuent l’actualité. Parmi cellesci, la grève du Joint français en 1972 à Saint-Brieuc. Un mouvement que rejoindra Gilles Servat. « J’ai participé à plusieurs manifestations et chanté lors de galas de soutien. C’est d’ailleurs en discutant avec des ouvrières que je me suis rendu compte de la misogynie de mes paroles (“Elle aura bien de la peine pour élever les enfants / elle aura bien de la peine car je m’en vais pour longtemps”). J’ai donc écrit une seconde version, où les femmes partent également à la guerre. Mais hélas, c’est la première qui est restée la plus connue. »

Lorsque Gilles Servat écrit ces premières lignes de La Blanche Hermine, nous sommes en 1970. Le garçon a 24 ans, l’énergie de la jeunesse et son texte sonne comme une mobilisation générale, pour ne pas dire une déclaration de guerre. « Il faut se remettre dans le contexte de l’époque, avertit-il d’emblée aujourd’hui. Au début des années 70, la situation de la Bretagne était telle qu’on se demandait si on n’allait pas être obligé de prendre les armes pour que la région retrouve sa langue et, à défaut d’indépendance, davantage d’autonomie. » Un chant de protestation, racontant l’histoire d’un homme partant faire 44

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« la guerre aux Francs », que Gilles Servat, alors installé à Paris, interprète chez “Ti Jos” et à “La Ville de Guingamp”, deux restos du quartier Montparnasse. « Une partie de la jeunesse bretonne expatriée s’y donnait rendez-vous tous les soirs. Tous voulaient “agir” pour la Bretagne, sur le plan culturel notamment. La Blanche Hermine reflétait alors leur état d’esprit. À partir de là, j’ai commencé à la chanter et je n’ai plus arrêté. »


INTERDICTION

Photos : Jérémy Kergoulay et DR

Avec son refrain nourri de références indépendantistes (l’hermine est l’animal emblématique du duché de Bretagne, et les villes de Fougères et Clisson deux de ses anciennes forteresses), La Blanche Hermine ne plaît pas à tout le monde. « Déjà, faut rappeler qu’elle ne passait pas sur les ondes françaises. Et même sur certaines radios bretonnes, c’était compliqué..., se souvient le chanteur. Même chose avec les politiques. En Bretagne, les gens au pouvoir étaient quasiment tous des mecs de droite. Forcément, ils n’aimaient pas trop la chanson… Je me souviens notamment d’une tournée durant l’été 71 ou 72 dans le Morbihan. Malgré l’interdiction de la préfecture de monter notre chapiteau, on avait réussi à obtenir l’accord d’un paysan pour qu’il nous prête son champ. Le soir même, des dizaines de gendarmes étaient là pour relever toutes les plaques d’immatriculation des spectateurs… Tout ça pour un concert. »

ANTI-LE PEN

SANS PAROLES

S’affichant pourtant de gauche (il fut notamment membre de l’Union démocratique bretonne dans les années 70), Gilles Servat verra La Blanche Hermine récupérée par… le Front national. « Un jour, j’ai appris que le morceau passait dans certains de leurs meetings. La blancheur de l’animal devait sans doute leur plaire… S’ils savaient seulement que sa couleur change avec les saisons… En réaction, j’ai écrit Touche pas à la blanche hermine (titre d’un album live sorti en 1998, ndlr), une façon de remettre les pendules à l’heure. » Dans sa diatribe anti-Le Pen, il sera aidé par Loran (photo), ancien du groupe punk Bérurier Noir, qui en 2010 reprendra La Blanche Hermine sur le troisième album des Ramoneurs de Menhirs. La jeunesse et Servat « emmerdent le Front national ».

Chanson indéboulonnable de son répertoire, Gilles Servat ne la chante plus, ni en concert ni dans son dernier album À Cordes déployées sorti à l’automne. Seule une version instrumentale (intitulée La Blanche Sonatine) accompagne son entrée et sa sortie de scène. Il se justifie : « Les paroles ne correspondent plus à ce que je pense aujourd’hui. Sans avoir eu besoin de faire la guerre, la Bretagne a acquis de grandes avancées. Parmi les principales : les écoles Diwan et les classes bilingues dans les établissements publics. Si on m’avait dit ça il y a cinquante ans, je n’aurais jamais pu le croire. À mon niveau et à ma manière, j’ai le sentiment d’avoir pu aider à la reconnaissance de la Bretagne, en essayant de montrer que sa culture n’était pas ratatinée sur ellemême. »

Julien Marchand 45


@bikinimagazine @bikinimag @bikini_mag

AGENDA

Fabcaro

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RECOMMANDE

MANSFIELD.TYA

ALAIN DAMASIO…

AYMERIC LOMPRET

TOTORRO & FRIENDS

Le 18 fev. à Brest, le 19 au 6PAR4 à Laval, le 24 avril au SEW à Morlaix

À L’Hydrophone à Lorient Le 10 mars

À Cap Caval à Penmarc’h Le 27 mars

À Bonjour Minuit à Saint-Brieuc Le 19 février

Proche de Blanche Gardin et de Pierre-Emmanuel Barré, Aymeric Lompret est une des voix qui monte sur France Inter. Un comique trasho-crado dont le spectacle, comme ses chroniques diffusées dans Par Jupiter, ne s’embarrasse pas tellement avec les subtilités, ce qui n’est pas pour nous déplaire.

En 2018, l’incontournable Fabcaro publiait un album bien lol baptisé Et si l’amour c’était aimer ?. Deux des membres du groupe rennais de math-rock Totorro se sont associés au batteur Pierre Marolleau pour s’immerger dans l’univers graphique de l’auteur de Zaï Zaï Zaï et créer un BD-concert très attendu.

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… et Yan Péchin. L’un est un écrivain très coté de SF, l’autre est ancien musicien de Bashung, Rachid Taha et Thiéfaine. Les deux se sont associés pour proposer un concert de « rock-fiction » baptisé Entrer dans la couleur. Une performance originale pour « porter le métal des mots et des notes au point d’incandescence ».

DR

Monument ordinaire, c’est le titre du très attendu cinquième album de Mansfield.TYA à paraître en février. Sur ce disque plus électronique que les précédents, le duo nantais mené par Julia Lanoë (aka Rebeka Warrior) et Carla Pallone revient avec une ode new wave. À l’image du single Auf Wiedersehen.

FRÀNÇOIS AND…

ICI FESTIVAL

JEANNE DARK

J.E. SUNDE

À l’Hydrophone à Lorient Le 25 mars

À La Passerelle à Saint-Brieuc Du 17 au 20 février

Au TNB à Rennes Du 18 au 26 mars

À L’Échonova à Saint-Avé Le 20 février

…The Atlas Mountains ! Quatre ans après la sortie de l’album Solide mirage, la formation à géométrie variable de François Marry est de retour avec Banane bleue. Un disque nomade, né entre Berlin, Athènes et Paris, pour une pop aux influences européennes et orientales.

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Au programme de la deuxième édition du festival éclectique iCi imaginé par La Passerelle : la performance du plasticien Théo Mercier (Affordable solution for better living), le spectacle rock de Sébastien Barrier (Ceux qui vont mieux) et la compagnie Suave (photo) avec Cria.

Auteure, metteure en scène et performeuse, la jeune artiste Marion Siéfert veut inventer le théâtre de sa génération. Dans sa pièce Jeanne Dark, elle se sert d’Instagram où son double fictionnel se livre et se raconte dans un monologue jonglant entre la scène et l’écran.

Protégé de l’exigeant label Vietnam (Chevalrex, H-Burns…), Jon Edouard Sunde est un folkeux dont on se refile le nom – et les albums – entre initiés. Un artiste de la veine Elliott Smith / Leonard Cohen / Sufjan Stevens qui mérite de sortir de l’ombre.




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