Pour Hallah jusqu'à la mort

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Préambule

Le 9 novembre 2005, une jeune femme belge convertie à l’islam, Muriel Degauque, se faisait exploser en Irak à proximité d’une patrouille américaine, devenant la première femme kamikaze européenne. En décembre 2001, trois mois seulement après les attentats du 11 septembre, l’Amérique tout entière découvrait avec stupeur sur les écrans de télévision le visage hagard et ensanglanté du « taliban américain », John Walker Lindh, capturé à Mazar-i-Sharif en Afghanistan. En novembre 2007, c’était au tour de l’Allemagne de découvrir que deux jeunes Allemands de bonne famille étaient devenus des terroristes pour le compte d’Al-Qaida et avaient planifié des attentats meurtriers. Ces événements ne sont pas des faits isolés. Ils s'inscrivent dans une vague qui touche aujourd'hui tous les pays occidentaux : la conversion à l'islam sous sa forme la plus extrême, qui conduit des jeunes européens, américains et australiens à s'engager dans le terrorisme, le djihad et la « guerre sainte », en Irak, en Afghanistan ou ailleurs.

Qui sont ces convertis ? Comment un adolescent américain élevé en Californie ou un jeune Français issu d'une famille catholique ouvrière peuvent devenir du jour au lendemain des musulmans aux idées radicales, en coupant tous les liens avec leur famille et leur milieu d'origine, et en sacrifiant leur liberté, voire leur vie, pour une cause dont ils ignoraient tout quelques années auparavant ? Quelles sont leurs motivations, avouées ou secrètes ? Pourquoi les services de renseignements sont-ils inquiets de l'expansion de ce phénomène et comment tententils de le combattre ? C’est pour répondre à ces questions que j’ai écrit ce livre.



Première Partie Tour du monde des convertis à l’islam radical


Chapitre 1 Muriel Degauque, la première femme kamikaze européenne

Muriel Degauque est née le 19 juillet 1967, à Charleroi, en Belgique. Ses parents, Jean et Liliane, sont de condition modeste, et ils ont élevé leurs deux enfants à la sueur de leur front. Le père, Jean, a travaillé pendant 47 ans à l’usine sidérurgique La Providence, d’abord aux ponts roulants, puis comme affûteur. Il est contraint de prendre sa retraite anticipée après un grave accident du travail, avec fracture du crâne. La mère, Liliane, a exercé plusieurs métiers, dont celui de secrétaire médicale. C’est elle qui élève les enfants, Jean-Paul, l’aîné, et Muriel, la cadette. En 1979, âgée de douze ans, Muriel entre en classe de sixième à l’athénée (lycée) Louis Delattre de Fontaine L’Evêque, établissement d’enseignement secondaire général. Différents témoignages la décrivent comme une élève moyenne mais intelligente. La religion catholique ne l’attire déjà plus et elle choisit de suivre les cours de morale, au lieu du cours de religion facultatif. Selon des témoignages d’anciens condisciples, Muriel se fait remarquer en recherchant la compagnie des élèves les plus marginaux. Elle traverse une phase punk, se maquille de manière outrancière et sort avec de nombreux garçons. « On les voyait défiler », se souvient un ancien condisciple, André de Wilde. D’après une autre ancienne élève du lycée, Muriel fuit les bons élèves, qu’elle estime « inodores, insipides et incolores ». Elle préfère la compagnie des motards du club « Les Apaches », dont fait partie son frère Jean-Paul, aux côtés desquels elle aime parader, vêtue d’un blouson de cuir noir. Muriel quitte le lycée après la troisième, en 1983, visiblement lassée des études. Elle entame un apprentissage, puis est engagée comme vendeuse


en boulangerie, à la pâtisserie Dubois, au centre de Charleroi. La gérante du magasin, Camille Hérin, se souvient très bien de la jeune fille : Elle avait environ quinze ans quand je l’ai engagée. C’était une fillette jolie et gentille. Elle amenait mon fils à l’école. La première année se passe sans problème. La seconde, mal. Elle sortait à midi, je ne sais pas où elle allait ni ce qu’elle faisait, et revenait malade, presque incapable de travailler. On peut avoir une indigestion une fois, deux fois mais pas tous les jours. La solution de ce mystère, Madame Hérin l’apprendra de la bouche d’un médecin, qui saura établir le diagnostic de ce comportement étrange : Un jour, un ami médecin est passé à la boulangerie et il m’a ouvert les yeux sur les comportements étranges de Muriel, en m’expliquant qu’elle se droguait. J’ai essayé de la sauver, en vain. J’ai même averti ses parents, mais ils n’ont rien fait. Trois ans plus tard, quand je les ai rencontrés dans la rue, ils m’ont dit que j’avais raison.

Malgré sa bonne volonté, la patronne de Muriel ne pourra rien faire pour empêcher sa jeune vendeuse de tomber dans la drogue. C’est seulement l’attrait d’une nouvelle religion qui permettra à Muriel de sortir de sa dépendance. Celle-ci finit par trouver une nouvelle place, dans une boulangerie de Monceau-sur-Sambre. Mais là encore, les choses se passent mal. La patronne la soupçonne de voler dans la caisse. En 1989, la famille Degauque subit le premier coup du sort. Jean-Paul, frère aîné de Muriel et enfant chéri de ses parents, est tué à vingt-quatre ans dans un accident de moto, victime d’un automobiliste qui a brûlé un stop. Pour Muriel, c’est un choc terrible, dont elle aura beaucoup de mal à se remettre. « Pourquoi ne suis-je pas morte à sa place ? » demande-t-elle à qui veut l’entendre.

Les trois mariages de Muriel Le véritable tournant dans sa vie est sa rencontre avec l’islam. Cette rencontre – qui lui sera fatale – Muriel la vit par étapes successives. La première est son mariage avec un Turc,


apparemment un mariage blanc visant à permettre à celui-ci d’acquérir la nationalité belge. « Une erreur de jeunesse », se souvient sa mère. Muriel divorce deux ans plus tard. C’est à la suite de son premier mariage qu’elle se convertit à l’islam.

Le deuxième mariage de Muriel a lieu le 4 octobre 1997 à Bruxelles. Le nouvel élu de son cœur est un Algérien, Fateh Bouanina. C’est à cette époque que Muriel commence à devenir une musulmane pratiquante, de plus en plus assidue dans l’observance des préceptes de l’islam. Liliane, sa mère, se souvient de la lente mais inexorable progression de Muriel dans la pratique de l’islam. « On a commencé à la voir porter des foulards, au début de petits foulards ». Selon certains proches, c’est le zèle toujours plus grand de Muriel dans la pratique religieuse qui aurait progressivement éloigné d’elle son mari. Ils finissent par divorcer, au bout de quatre ans de mariage. Mais Muriel – qui est devenue entre-temps Myriam – ne reste pas longtemps seule. Au bout de quelques semaines seulement, elle présente à ses parents son nouveau mari : un Marocain, Issam Goris. Issam Goris est né à Meknès, au Maroc, le 6 mars 1973. Enfant issu d’un mariage mixte, il n’a jamais connu son père, Ghislain Goris, qui a quitté sa femme peu après la naissance de leur fils, pour aller vivre en Guinée et se soustraire au paiement d’une pension alimentaire. Quant à sa mère, Fatima Zahra Al Ismaili, elle est partie en Belgique pour échapper à la honte d’élever seule son enfant. Issam a été élevé par sa grand-mère maternelle. Il a grandi dans le quartier populaire de Sidi Amar, l’ancienne Médina de Meknès. A l’école du quartier, les enfants se moquaient cruellement du « bâtard »… Pour fuir leurs quolibets, Issam se réfugie dans le sport : en 1990 il se met à fréquenter la salle de musculation « les étoiles des muscles », dans le quartier de Sbata. L’enfant chétif et peureux devient un costaud, respecté de tous. Il prend part à des compétitions de body-building, en Suisse et en Belgique, où vit sa mère. Il s’achète un bout de terrain dans un faubourg de Meknès. Selon certains témoignages, il se serait même marié avec une jeune Marocaine, Khadija, mais aurait divorcé peu de temps après, en 1995 ou 1996. C’est alors qu’il décide de s’installer lui aussi en Belgique, et obtient un passeport de la commune de Mons. C’est là-bas que l’enfant craintif, devenu adepte de body-building, va rencontrer sa nouvelle passion : l’islam radical. Issam Goris,


comme beaucoup de jeunes musulmans, s’est « réislamisé » en Europe, terre de prédilection des prédicateurs islamistes les plus extrémistes. La conversion de Muriel-Myriam à l’islam radical

Muriel-Myriam et Issam se rencontrent en Belgique, en février 2002, et se marient quelque temps après. Ce dernier mariage va sceller le destin de la jeune femme belge. Lorsqu’elle fait la connaissance d’Issam, Muriel-Myriam a déjà entamé depuis longtemps son chemin vers l’islam. Mais c’est au contact de ce dernier qu’elle va se radicaliser, et se transformer en soldate du djihad. Le couple s’installe tout d’abord à Bruxelles. Ils fréquentent une association islamiste, « La Plume », implantée à Schoenbeck. Ils se rendent au Maroc, où Myriam-Muriel apprend l’arabe et étudie le Coran. Selon le témoignage d’une voisine marocaine de Bruxelles, Muriel parle la « darija » (l’arabe dialectal marocain) presque sans accent. Entre 2002 et 2005, ils feront trois voyages au Maroc. Pas vraiment des vacances, mais selon toute vraisemblance des voyages au but bien précis.

La transformation de Muriel est constatée par tous ceux qui la rencontrent au retour de chacun de ses voyages au Maroc. Le foulard discret est d’abord remplacé par un tchador, voile noir intégral, à l’iranienne, puis par la burqa grillagée, celle qu’arborent les femmes afghanes. « On ne voyait que les yeux », se rappellera un voisin des époux Degauque, M. Beghin, qui a assisté à la métamorphose de la jeune femme :

Quand Muriel revenait chez ses parents, ma femme allait lui dire bonjour. Issam, son mari, montait à l’étage : pour lui, ma femme était une impure. Quand Muriel était seule avec elle, elle enlevait son voile. Elle disait : ah, c’est toi Janine, alors je peux. Elle était complètement fanatisée, comme si elle avait eu un lavage de cerveau.

Face au zèle toujours plus grand de leur fille, les parents Degauque se montrent tout d’abord conciliants. Ils acceptent les nouvelles règles imposées par Myriam et Issam, lorsque ces derniers leur rendent visite. Les hommes mangent séparés des femmes, et il n’est pas question de boire d’alcool ou de regarder la télévision. La mère trouve même des aspects positifs à la


nouvelle pratique religieuse de sa fille : elle a arrêté de fumer, de boire et de se droguer. Mais ce que les parents Degauque ont du mal à supporter, c’est la manière dont leur fille et leur gendre essaient de les influencer :

Quand on se voyait, ils imposaient leurs règles. Nous étions chez nous, mais mon mari devait manger à la cuisine avec Issam et les femmes rester au salon. Pas question d’allumer la télé ou d’ouvrir une bière. Mon mari, qui en avait marre, avait décidé que si on se revoyait, il nous laisserait seuls et irait au restaurant. La dernière fois que nous nous sommes vus, on leur a dit qu’on en avait assez qu’ils essaient de nous endoctriner. Mais il ne devait pas y avoir de prochaine fois… En juillet 2005, Issam et Myriam se rendent pour la troisième fois au Maroc. Ils s’installent dans la maison d’Issam, à Sbaa Aayoun, pas loin de Meknès. Surveillé par la police marocaine, Issam se terre dans sa maison, ne sortant presque pas. Abdelali, un ami, témoigne : « Des amis ont voulu lui rendre visite, mais Issam n’a laissé entrer personne. Je pense qu’il ne voulait pas qu’on voie la Belge… ». Au mois d’août, ils quittent le Maroc en voiture. En septembre, Myriam appelle sa mère d’une cabine téléphonique. « Nous venons d’Italie et sommes maintenant en Syrie » lui explique-t-elle. « Quand je lui ai demandé ce qu’ils faisaient là-bas, elle m’a répondu que la communication allait être coupée », raconte Liliane Degauque. J’ignore si son intention était de nous dire au revoir, ou si Issam l’a empêchée ensuite de nous parler… Plus tard, j’ai essayé de la rappeler, un mois durant. Sur son portable à elle, j’entendais sa voix, mais ce n’était pas le message habituel. Quant au numéro d’Issam, une boîte vocale m’indiquait qu’il ne recevait plus de message. Liliane et Jean n’ont plus jamais reçu de nouvelles de leur fille, jusqu’à ce jour fatidique de novembre où ils ont appris la terrible information. L’attentat-suicide


Le 9 novembre 2005, Muriel-Myriam, le corps entouré d’explosifs, se fait sauter à proximité d’une patrouille américaine, dans la ville irakienne de Bakuba, à 60 kilomètres au nord de Bagdad. Selon des versions contradictoires, elle aurait entraîné dans sa mort cinq policiers irakiens ou bien seulement blessé un policier. Certains témoignages rapportent que la kamikaze belge ne serait pas morte sur le coup. Des photos montrent le cratère causé par l’explosion, des véhicules éventrés et des GI’s examinant la scène de l’attentat. Le même jour, Issam Goris, lui aussi muni d’une ceinture explosive, est abattu par des soldats américains avant de parvenir à actionner le dispositif.

La nouvelle de la mort de Muriel ne sera connue de ses parents que plusieurs semaines après l’attentat. Le 30 novembre, la radio et la télévision belges annoncent qu’une femme kamikaze s’est fait exploser en Irak. Lorsque les policiers belges sonnent à la porte des parents de Muriel, ce mercredi, Liliane Degauque devine immédiatement l’objet de leur visite. La veille, elle avait entendu les informations parlant d’une kamikaze belge, auteur de l’attentat-suicide contre une patrouille américaine en Irak. « Lorsque j’ai vu les premières images, je me suis dit ‘c’est ma fille’. Depuis trois semaines déjà, j’essayais de la contacter par téléphone, mais j’avais le répondeur », a-t-elle raconté à la RTBF, la radiotélévision publique belge. Pour les époux Degauque, la terrible nouvelle signifie qu’ils n’ont plus d’enfants et qu’ils n’auront pas de petits-enfants. L’islam radical les a définitivement privés de descendance, après qu’un chauffard leur eut déjà enlevé leur fils aîné, seize ans plus tôt. Mais les parents de Muriel restent dignes et humains, dans leur effroyable malheur. Lorsqu’un journaliste vient les interviewer, le jeudi 1er décembre, ils demandent des nouvelles des victimes de l’attentat, voulant savoir si leur fille a entraîné dans sa mort des femmes, des enfants ou des vieillards innocents. Au journaliste de la Dernière Heure qui leur demande s’ils ont de la peine, Jean répond : « De la peine ? C’est notre fille quand même. Avec nos moyens, nous lui avons donné tout ce que nous pouvions, et même plus ». Andréa Dorange, voisine des Degauque, explique aux journalistes les dernières volontés de la kamikaze belge : « Elle avait choisi de vivre et de mourir en musulmane. Elle avait dit à ses parents qu’elle voulait être enterrée dans un linceul. Ils ne feront pas rapatrier le corps ». De Muriel-Myriam, la petite fille très ordinaire devenue la


première femme kamikaze européenne, il ne restera donc plus aucune trace en Belgique, pas même une sépulture où ses parents et amis pourraient se recueillir… Dans son geste insensé, elle a poussé la cruauté jusqu’à priver ses parents de ce dernier réconfort. Tentative d’élucidation psychologique

Comment Muriel Degauque est-elle devenue la première femme kamikaze européenne ? Rien ne permet a priori d’expliquer ce mystère, ni dans son enfance, ni dans l’éducation qu’elle a reçue. Certains éléments d’élucidation peuvent cependant être trouvés dans sa personnalité, telle qu’elle ressort des différents témoignages de ceux qui l’ont connue. Plusieurs témoignages et éléments biographiques laissent apparaître une personnalité très instable, marquée par une fragilité psychologique et une tendance autodestructrice. Au cours de son adolescence, comme pendant sa vie de femme adulte, Muriel Degauque manifeste une grande instabilité affective, multipliant les aventures et les petits amis, puis les mariages successifs. La phase « punk » traversée par Muriel au lycée semble indiquer un désir de sortir de l’anonymat et d’apparaître comme quelqu’un d’autre. Plusieurs condisciples ont témoigné de l’attirance de Muriel pour les élèves les plus marginaux, les autres étant à ses yeux « insipides »…

Plus tard, quand Muriel fréquente le club de motards de son frère, les « Apaches », elle aime s’afficher avec eux, vêtue d’un blouson de cuir voyant. Il y a chez elle un goût de la provocation ou tout du moins une attitude ostentatoire. Elle aime se montrer, se faire remarquer. A cet égard, la conversion à l’islam apparaît à la fois comme une rupture et comme le développement de tendances antérieures. C’est une rupture avec l’éducation qu’elle a reçue, avec la religion de ses parents (qu’elle semble n’avoir jamais pratiquée assidûment, même si elle a été baptisée et a fait sa première communion). C’est également une rupture avec la drogue et la promiscuité sexuelle dans lesquelles Muriel a vécu son adolescence. Comme d’autres convertis, Muriel a trouvé dans l’islam un code moral qui lui a permis de se structurer, et d’échapper au cercle vicieux de la drogue et de la déchéance. Mais la rupture coexiste avec le développement de tendances déjà présentes auparavant : en épousant des hommes musulmans, et en se convertissant à l’islam, Muriel


continue à fuir la banalité et à rechercher ce qui sort des normes et de l’ordinaire. Le port du voile peut lui aussi être interprété comme une attitude ambivalente, à la fois de protection contre le regard des autres (des hommes en particulier) – ce qu’il représente traditionnellement - et de recherche ostentatoire. L’attitude de Muriel Degauque ressemble à celle d’autres femmes kamikazes, qui trouvent dans le suicide et dans le sacrifice de leur vie au nom du djihad un échappatoire à une existence sans but, dénuée de valeur à leurs yeux. C’est notamment le cas de certaines femmes kamikazes palestiniennes qui ont été encouragées par la culture de la mort régnant au sein de leur société et notamment par la tradition des « crimes d’honneur », comme l’explique la journaliste américaine Barbara Victor, auteur d’une enquête approfondie sur les « Shahidas » - les femmes kamikazes de Palestine 1. Comme certaines de ces femmes kamikazes palestiniennes, Muriel souffre d’un profond dégoût de soi, poussé à l’extrême, qui la conduit à vouloir s’autodétruire. Mais le cas de Muriel est aussi très différent, parce que c’est une convertie, qui a grandi dans la culture occidentale et dans la religion catholique, dont sa famille, pas ou peu pratiquante, a toutefois conservé les rites de passage (baptême, communion). A cet égard, son attitude traduit aussi une révolte contre l’Occident, contre les valeurs qui lui ont été inculquées et contre ses parents. L’itinéraire de Muriel, comme celui d’autres convertis à l’islam radical, ne saurait cependant être interprété uniquement comme un engagement politique radical, similaire à celui des militants des Brigades rouges ou d’autres mouvements radicaux auxquels ont parfois été comparés les « djihadistes » européens.

Une telle comparaison, aussi intéressante soit-elle, ne permet pas de comprendre l’attitude jusqu’au-boutiste de Muriel Degauque et des autres terroristes occidentaux convertis à l’islam radical. Dans le cas de Muriel, il est difficile de discerner un engagement proprement politique affirmé clairement. Il s’agit plutôt d’un cheminement vers un islam rigoriste et radical de plus en plus poussé, jusqu’au djihad et au « martyre ».

1

Barbara Victor, Shahidas, les femmes kamikazes de Palestine, Flammarion 2002. Nous revenons sur le cas des femmes kamikazes palestiniennes au chapitre 8.


L’enquête belge L’enquête menée par la police belge après l’attentat commis par Muriel Degauque a montré qu’elle faisait partie d’un réseau dirigé par un membre de la nébuleuse islamiste AlQaida, et lié au chef d’Al-Qaida en Irak, Abou Moussab Al-Zarqaoui. Mohammed Reha, Belge d’origine marocaine, interpellé au Maroc en novembre 2005, a fourni aux enquêteurs des informations précieuses sur le fonctionnement de la filière à laquelle appartenait Muriel. « Nous avons agi sur la base d’informations des services de police belges et de renseignement belges et étrangers, concernant une structure d’acheminement, de soutien et d’exfiltration en Irak », a déclaré le procureur fédéral Daniel Bernard. « Nous avons la conviction que des Belges ont participé à un ou plusieurs attentats en Irak et que d’autres se préparaient à y aller ». Le 30 novembre, la police belge lance une opération de grande envergure. Près de 250 hommes y prennent part, selon le chef de la police judiciaire de Bruxelles, Glenn Audenaert. Cette opération coup de filet permet de mettre la main sur 14 personnes, parmi lesquelles sept Belges de souche, deux Belges d’origine tunisienne, deux Marocains et deux Tunisiens.

Dans ses dépositions à la police, Mohammed Reha a décrit le fonctionnement de la cellule de recrutement : Khalid Abou Bassir, Algérien membre d’Al-Qaida, a demandé à Reha d’ouvrir une nouvelle boîte mail pour pouvoir le contacter. Il l’a ensuite informé que les femmes kamikazes recrutées seraient placées sous la responsabilité d’un émir, c’est-à-dire d’un chef de cellule d’Al-Qaida, auquel elles devraient prêter allégeance. Ce dernier était placé sous l’autorité directe d’Oussama Ben Laden. Parmi les quatorze personnes interpellées par la police belge au lendemain de l’attentat, cinq sont placées sous mandat d’arrêt par le juge antiterroriste Daniel Franssen : un Belge converti, un Tunisien, un Belge d’origine tunisienne, un Belge d’origine algérienne et un Belge d’origine marocaine. Les cinq personnes arrêtées ont toutes entre 28 et 33 ans. L’enquête – qui a débuté plusieurs mois avant l’attentat de novembre 2005 – avait été déclenchée par un rapport de la sûreté de l’Etat.


Pascal Cruypenninck, converti âgé de 33 ans lors de son arrestation, est considéré par la police belge comme le recruteur de Muriel Degauque. Il est né à Morlanwelz, dans une famille modeste. Battu par son père, qui finit par divorcer, il est brinqueballé d’une maison d’enfants à une autre, puis sombre dans la délinquance et fait de la prison. Plus tard il s’installe à Bruxelles, travaille comme aide cuisinier et se met en ménage avec une femme d’origine africaine, Angélique, qui lui donne deux enfants. Mais le couple se sépare et Pascal entame une nouvelle vie en se convertissant à l’islam. Habitant de Saint Josse dans la région bruxelloise, il fréquente la mosquée du Cinquantenaire. La première fois que sa mère, Anne-Marie, l’a revu après sa conversion, il était méconnaissable : il s’était laissé pousser la barbe et roulait en Mercedes. « Il avait tellement changé que je ne l’ai pas reconnu. Pour moi, il ressemblait à Ben Laden » a déclaré Mme Cruypenninck au journaliste belge venu l’interviewer.

Le procès de la filière belge Le 15 octobre 2007 s’est ouvert à Bruxelles le procès de la filière de recrutement de djihadistes dont faisait partie Muriel Degauque, devant le tribunal correctionnel placé sous haute protection policière pour l’occasion. Six personnes sont accusées d’avoir envoyé la jeune femme se faire exploser en Irak. Parmi les six suspects, cinq comparaissent libres. Le seul détenu (qui ne s’est toutefois pas présenté devant le tribunal lors de l’ouverture du procès, arguant de problèmes médicaux), est le chef du groupe, Bilal Soughir, poursuivi en tant que « membre dirigeant » d’un groupe terroriste. Il risque dix années d’emprisonnement. Ce procès s’ouvre deux ans après l’attentat kamikaze commis par Muriel Degauque, au terme d’une enquête minutieuse qui avait commencé plusieurs mois avant le mois fatidique de novembre 2005. Cette enquête – menée sur quatre continents et consignée dans 108 cartons contenant des centaines d’heures d’écoutes téléphoniques – avait en effet été déclenchée par un rapport de la Sûreté de l’Etat et confiée au juge antiterroriste Daniel Fransen. Selon l’accusation, le petit groupe islamiste a mis sur pied une filière de recrutement et d’acheminement de kamikazes à destination de l’Irak, à partir de Saint Josse, banlieue bruxelloise à forte population turque. Les cinq accusés présents devant le tribunal correctionnel de Bruxelles, ce lundi 15 octobre 2007, sont Souhaieb Soughir - le frère de Bilal qui a choisi de ne pas comparaître -


surnommé « le plagiste » en raison de sa réputation de passer plus de temps sur les plages thaïlandaises que dans les écoles coraniques ; Sabri Barabdallah, 30 ans, originaire de Schaerbeck dans la banlieue de Bruxelles ; Nabil Karmun, 32 ans, dont le périple s’est arrêté dans des écoles coraniques de Syrie ; Youness Loukili, 29 ans, unijambiste qui affirme avoir perdu sa jambe dans un accident de la route en Syrie, mais qui est soupçonné d’avoir pris part au djihad en Irak ; et Pascal Cruypenninck, le seul converti parmi les six accusés, considéré comme le recruteur de Muriel Degauque. La description des faits ayant précédé l’attentat qui ressort de l’enquête montre que la kamikaze belge et son mari ont été encadrés et acheminés en Irak par un réseau très structuré, lié au dirigeant d’Al-Qaida en Irak, Abou Moussab Al-Zarqaoui. Selon cette reconstitution, Bilal Soughir aurait reçu trois appels téléphoniques en provenance d’Italie, le 3 août 2005, lui annonçant qu’une évasion groupée d’islamistes emprisonnés venait de se produire. Il serait alors parti pour Rome en empruntant la voiture de Nabil Karmun, pour y récupérer A.B., un des évadés qu’il aurait ramené en Belgique. Dix jours plus tard, Souhaieb Soughir, son frère, qui se trouvait en Thaïlande, aurait contacté Bilal pour lui parler d’acheminer des « livres » en faisant très attention « car il y a quelque chose à l’intérieur ». Ce langage codé désignait en fait des faux papiers d’identité. En octobre 2005, Bilal Soughir serait entré en contact avec un certain Abou Mazen en Tunisie, que les enquêteurs considèrent comme un contact local d’Al-Zarqaoui.

Au terme de ce procès, le tribunal correctionnel de Bruxelles condamne les cinq membres du réseau à des peines allant de 28 mois à dix ans de prison. Le chef du réseau, Bilal Soughir, est condamné à dix ans de prison ferme pour avoir « sciemment apporté son concours à une mouvance terroriste en Irak ». Dans son jugement, le président du tribunal Pierre Hendrickx souligne que Soughir a « œuvré au recrutement et à l’acheminement de combattants » en Irak, parmi lesquels Muriel Degauque et son mari Issam Goris. Les autres condamnés écopent de peines plus légères, Youness Loukili, l’unijambiste et Nabil Karmun étant tous deux condamnés à cinq ans de prison. Dans son jugement, le président Hendrickx a également rappelé que le tribunal ne jugeait pas l’attentat-suicide commis par Muriel Degauque mais que celui-ci « donnait la mesure des activités du groupe terroriste ». Le parquet a fait appel de ce jugement.


D’autres femmes kamikazes européennes ? Muriel Degauque pourrait faire des émules, et son exemple risque d’être suivi par d’autres femmes européennes, converties à l’islam radical. Tel est le pronostic inquiétant que font plusieurs spécialistes de la question. Pour Alain Grignard, islamologue qui travaille au département de lutte antiterroriste de la police belge, le phénomène des femmes converties remonte à la dernière décennie, quand les épouses des militants de la première vague islamiste en Europe suivaient leurs maris jusqu’en Afghanistan, alors sous la domination des Talibans. Mais ces femmes-là se contentaient de suivre leur mari, sans devenir elles-mêmes des terroristes. Dès mai 2003, le juge français Jean-Louis Bruguière mettait en garde contre la possibilité que des réseaux terroristes recrutent des femmes européennes, qui pourraient commettre des attentats sans se faire remarquer. Cette prédiction a été confirmée par la déclaration du terroriste islamiste Mohammed Reha, emprisonné au Maroc, qui a affirmé aux enquêteurs qu’il y avait plusieurs autres épouses de détenus musulmans en Belgique, prêtes à suivre l’exemple de Muriel Degauque et à commettre des attentats-suicides. Reha affirme avoir été contacté par la femme d’un certain Rachid Iba, qui lui aurait déclaré qu’il y avait des « sœurs » (femmes musulmanes dans la terminologie islamiste) en Belgique, épouses d’islamistes détenus dans ce pays, qui étaient « prêtes à faire n’importe quelle opération de djihad… ». Marc Sageman, psychiatre américain auteur d’un livre très remarqué sur les réseaux terroristes islamistes 2, affirme quant à lui avoir recensé 55 femmes liées à la mouvance Al-Qaida, et « prêtes à mener des actions violentes ». Interrogé par l’AFP après la mort en Irak de Muriel Degauque, Sageman explique que les femmes sont tout autant que les hommes capables de devenir des terroristes kamikazes. « Il y a parmi elles des filles paumées, récupérées dans une logique de secte, comme la Belge Muriel Degauque qui s’est fait sauter en Irak, mais pas seulement. On trouve aussi des médecins et des avocates ». Pour Marc Sageman, comme pour d’autres spécialistes du terrorisme, il ne fait aucun doute que Muriel Degauque, première femme terroriste kamikaze européenne, ne sera pas la dernière.

2

Marc Sageman, Understanding Terror Networks, University of Pennsylvania Press, 2004, traduit en français sous le titre Le vrai visage des terroristes, Denoël, 2006.



Table des matières

I TOUR DU MONDE DES CONVERTIS A L'ISLAM RADICAL

Muriel Degauque, la première femme kamikaze européenne Lionel Dumont et le gang de Roubaix Adam Gadahn l'américain d'Al Qaida John Walker Lindh, le taliban américain David Hicks, le Taliban australien Les gaulois d'Al-Qaida : les convertis à l'islam radical de France Les convertis à l'islam radical en Allemagne

II TENTATIVE D'ELUCIDATION

L'introuvable profil des convertis à l'islam radical Les convertis au cœur de la stratégie islamiste Stratégies occidentales : réussites et défaillances Etats des lieux des conversions en occident La double conversion des convertis à l'islam radical



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