Al Andalus

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Abdelaziz Kacem

Abdelaziz Kacem (Tunisie) a assumé de hautes responsabilités dans les secteurs de l’éducation, de la culture et de la communication. Écrivain bilingue, il est l’auteur de plusieurs recueils de poésie et d’essais (dont Science et conscience des mots, Cérès, Tunis 1994 et Culture arabe / culture française : la parenté reniée, l’Harmattan, 2002). L’Académie Française lui a décerné, en 1998, le Prix du rayonnement de la langue et de la littérature françaises. Prix 15 € ISBN : 978-2-36013-097-9 Riveneuve éditions 75, rue Gergovie 75014 Paris

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Abdelaziz Kacem

Al-Andalus Vestiges d’une utopie

« Al-Andalus » − éternelle expression de la nostalgie d’un âge d’or chez les Maghrébins et les amoureux de la civilisation arabo-musulmane − aurait pu fêter son 1300e anniversaire en 2011. C’est dans ce voyage au travers de l’histoire, de la géographie autant que de la culture euro-méditerranéenne que l’auteur entend entraîner son lecteur sur le tempo d’un « que reste-t-il de nos amours ? » Que reste-t-il aujourd’hui de cette civilisation musulmane et européenne à la fois qui a rayonné au Xe siècle jusqu’à placer Cordoue comme la plus grande ville d’Europe ? Essor scientifique ; coexistence des juifs, des chrétiens – les Mozarabes – et des musulmans, eux-mêmes en majorité des convertis à côté des Berbères et des Arabes ; civilisation raffinée qui attirait les beaux esprits d’Orient et d’Occident ; croissance économique d’une région tirée par ses villes mythiques comme Séville, Grenade, Cordoue ou Alméria dont l’effondrement devant les royaumes de Castille en 1492 n’en fera pas moins la base de l’expansion espagnole en Amérique. Si l’expulsion des juifs et des musulmans fait écho à la sortie forcée du Paradis, il demeure toutefois, treize siècles après, au nord comme au sud de la Méditerranée, de nombreux vestiges de cette utopie. Une utopie qu’il est urgent de partager, à l’heure des révolutions arabes incertaines et des crises européennes où la civilisation, la convivance, autrement dit le vivre-ensemble, sont soumis à rude épreuve.

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Photo de couverture : M. & H. Kraemer

ISBN : 978-2-36013-097-9 © Riveneuve éditions 2013 75 rue de Gergovie 75014 Paris http://www.riveneuve.com

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Du même auteur En arabe : Hasâd al-shams (La Moisson du soleil). Poésie, Ed. Ben Abdallah, Tunis, 1975. Nawbat hubb fî ‘asr al-karâhiyya (Accès d’amour au temps de la haine). Poésie, M.A.L. Tunis, 1991 (Prix Ibn Zaydun de l’Institut Hispano-Arabe de Culture, Madrid). Nizar Qabbani, shâ‘ir al-tahaddî wa al-tajâwuz (N. Q., poète du défi et de la transgression). Essai, Editions Bochra, Tunis, 2009. En français : Tendances de la poésie tunisienne contemporaine. Essai, Arabica, 1970. Le Frontal. Poésie, M.T.E., Tunis, 1983. Marco Polo ou le nouveau livre des merveilles. Roman télématique collectif, Circa / Solin, Paris, 1985. L’Hiver des brûlures. Poésie, Cérès Editions, Tunis, 1994. Science et conscience des mots. Essai, Cérès Editions, Tunis, 1994. Culture arabe / Culture française : la parenté reniée. Essai, L’Harmattan, Paris, 2002. Le voile est-il islamique ? ou Le corps des femmes, enjeu de pouvoir. Essai, Chèvre-Feuille Etoilée, Montpellier, 2004. Lumières du Levant, Abû l-‘Alâ’ al-Ma‘arrî et son temps. Avec Daniel De Smet, édit. Centre Culturel Arabe de Bruxelles, 2006.

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Ă€ AndrĂŠ Miquel et Michel del Castillo

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Il y a longtemps, que je soutiens que nous n’aurons jamais du Moyen Âge européen une intelligence exhaustive si nous continuons à le regarder en en centrant l’histoire dans la perspective exclusive des sociétés chrétiennes. Le Moyen Âge européen est, dans sa réalité, inséparable de la civilisation islamique. Ne consiste-t-il pas précisément dans la coexistence, positive et négative tout ensemble, du christianisme et de l’islam sur une aire commune imprégnée par la culture gréco-romaine. José Ortega Y Gasset, art. Prologue au Collier de la Colombe, dans Cahiers du Sud, 42ème année, 1955, n°330.

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Avant-dire Que t’abreuve l’ondée quand l’ondée tombe à verse Ô temps de nos amours au sein d’al-Andalus Rien qu’un rêve passant qu’un somnolent traverse Ou l’instant qu’un voleur subtilise à l’instant Lisân al-Dîn ibn al-Khatîb (Poète grenadin, 1313-1374) Aucune carte du monde n’est digne d’un regard si le pays de l’utopie n’y figure pas. Pour Oscar Wilde, auteur de cette assertion, ce pays idéal, cette « terre meilleure » est tributaire du progrès, donc du futur en action. Celle que nous désirons évoquer ici a certes été un précieux acquis du progrès. Elle a bel et bien existé et, d’une certaine manière, elle existe encore. Laissée pour morte, sa dimension aussi bien historique que mythique n’a fait que grandir. Elle rend le lieu, le temps et les hommes à la fois bien réels et insaisissables, ce qui, en dernière analyse, les immunise contre l’érosion et l’amnésie. Penser al-Andalus, c’est se la remémorer. N’est-ce pas Platon qui nous apprend que penser, c’est se souvenir ?

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Bien que les pioches de l’obscurantisme et de la superstition continuent de s’abattre sur ses édifices diaphanes, son cœur bat, elle résiste à l’épreuve du temps. Nous tenterons ici d’en fouiller quelques sites, à partir de quelques haltes ou points de repères nécessaires à l’intelligence de son passé, de son présent. Son sort et son éclat la font ressembler à Byzance. La chute de Byzance précède de quelques décennies celle de Grenade. Le souvenir de Constantinople est vivace, mais apaisé. Celui d’al-Andalus est tourmenté. L’un est classé, l’autre ne cesse d’être débattu, un débat qui dépasse largement la sphère historique. On croit avoir tout dit sur le sujet. Après treize siècles, depuis la bataille du Guadalette, dont quatre exactement, depuis l’expulsion des Morisques, la question andalusienne est toujours sur le tapis au plan culturel, politique et simplement humain. Ce livre n’est pourtant pas un ouvrage de plus, consacré à l’histoire de l’Espagne musulmane. Il se veut moins un inventaire qu’une évocation, une remembrance, peut-être un essai de remembrement d’un rêve déchiqueté, le rêve des rendez-vous ratés des continents et des hommes. Le rêve ! Quelle indestructible fragilité ! Dans une série en sept volumes intitulée « Le rêve le plus long de l’histoire », l’historien Jacques Benoist-Méchin (1901-1983) raconte cette vieille et constante quête occidentale d’un Orient craint et admiré, concret et fuyant. Rencontres 10

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recommencées et inabouties, qui ont donné lieu à des viols, des mariages et des divorces sans nombre, relations sans cesse dissoutes et mal ressoudées. Le seul titre des volumes de cette série est à la fois évocateur et édifiant : Lawrence d’Arabie. Le rêve fracassé, 1961 ; Cléopâtre. Le rêve évanoui, 1964 ; Bonaparte d’Egypte. Le rêve inassouvi, 1966 ; Lyautey l’Africain ou le rêve immolé, 1966 ; L’empereur Julien. Le rêve calciné, 1969 ; Alexandre le Grand. Le rêve dépassé, 1976 ; Frédéric de Hohenstaufen. Le rêve excommunié, 1980. Le même rêve a agité l’esprit de maints stratèges d’Orient. Il serait donc judicieux qu’une série de même nature et de même style fasse pendant à cette fascination réciproque, en vérité, et vieille de quelque vingt-cinq siècles. Ce serait : Hamilcar ou le rêve mal vengé ; Târiq ou le rêve entêté, etc. L’idée de ce livre a germé en 2011, année où le lien a été fait par plus d’un historien avec celle de 711, date de l’un des événements majeurs qui bouleversèrent le Haut Moyen Âge européen, à savoir l’entrée fracassante des Arabes dans la Péninsule ibérique. Pour l’eurocentrisme, c’était un accident, une parenthèse. Il n’empêche ! Treize 11

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siècles ont passé. Les universités de Madrid, de Cordoue, de Séville et de Grenade, mais aussi la Sorbonne s’en sont souvenues. Des colloques et des rencontres visant à réévaluer objectivement les huit siècles que dura l’Espagne musulmane y ont eu lieu. Pour le monde arabe empêtré, hélas, dans ses convulsions et ses printemps illusoires, seul le Maroc – premier dépositaire, il est vrai, du legs andalou – a su organiser en collaboration avec des institutions académiques péninsulaires d’enrichissantes cérémonies commémoratives. La surprise, en la matière, nous vint des ÉtatsUnis. Sous le titre de « 711-2011, l’Orient rencontrait l’Occident », la prestigieuse Virginia Military Academy tint, elle aussi, à célébrer la traversée du détroit séparant les deux continents comme « la mise en œuvre d’une fusion entre deux mondes. » Le colloque eut lieu au mois de mars 2011. Il a raconté comment musulmans, chrétiens et juifs ont prospéré côte à côte en Europe occidentale, construisant en ces temps obscurs une société d’où jaillirent les lumières. Des spécialistes de haut vol, venus de diverses universités américaines, ont tiré la leçon de cette œuvre commune, un modèle dont il convient de s’inspirer pour transformer l’éducation, promouvoir la tolérance, proposer des réformes politiques, faire progresser le développement humain. À l’occasion, a été présenté et discuté un film documentaire d’une durée de deux heures, 12

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produit en 2007 par Robert Gardner : Cities of Light : The Rise and Fall of Islamic Spain (la version française portant le titre de : Al-Andalus, l’Espagne et le temps des califes). Avec la participation d’éminents universitaires, ainsi qu’un imam et un rabbin, le film apporte des éclairages singuliers, des analyses bien étayées sur le vivre ensemble et l’apport culturel décisif de l’Espagne musulmane à l’Occident ; autant de leçons pour notre monde contemporain. Mais de telles actions visant à impulser le dialogue des cultures, c’est-à-dire à conjurer le clash des civilisations, ne sont pas au goût de tout le monde. Dans une Amérique minée par divers extrémismes, les Évangélistes et tant d’autres lobbies, il fallut du courage à l’Académie Militaire de Virginie pour organiser une telle contribution à l’histoire du monde. Les islamophobes primaires crièrent leur indignation. D’aucuns, comme ce consultant autoproclamé en « terrorisme » islamique, dénoncèrent « une apologie de Ben Laden ». C’est là que se vérifie l’assertion de Talleyrand : tout ce qui est exagéré est insignifiant. À Séville, Cécile Thibaud a rencontré Rafael Valencia, professeur d’histoire de l’islam. Il jette un regard apaisé sur la conquête arabe. Elle est « une guerre de style méditerranéen, on se bat le matin et le soir on fait du commerce. Il y a un métissage. Al-Andalus ne naît pas dans l’esprit d’une croisade religieuse, c’est une élaboration qui permet que s’installe une nouvelle société, dont la langue est 13

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l’arabe. D’ailleurs, à l’époque, on ne parlait pas de trois cultures, mais bien d’une seule, au sein de laquelle cohabitaient trois religions, musulmane, juive et chrétienne. » Que reste-t-il de l’esprit d’al-Andalus ? Sans hésiter, l’historien lève les yeux vers l’élégante tour de Giralda, qui flanque la cathédrale : « Regardez, elle est faite sur une base romaine, son corps est un ancien minaret qui appartenait à la grande mosquée des Almohades et son sommet, le campanile, est chrétien1. » L’éminent arabisant espagnol, Pedro Martinez Montáves, écrivait à l’occasion : S’il existe dans notre passé une période nécessitant, plus qu’aucune autre, un surcroît de savoir et de réflexion, et de façon peut-être plus considérable et plus autorisée, c’est celle d’al-Andalus. S’il existe une connaissance historique de notre passé collectif qui demande absolument une réflexion stimulante, c’est celle relative à al-Andalus. Parce que, celle-ci, précisément, n’est ni figée ni une matière stricte du passé2. Ce livre s’inscrit dans cette réflexion toujours recommencée et se veut un appel et un rappel. Il s’adresse à deux catégories de lecteurs. Il espère 1. Reportage de Cécile Thibaud paru dans l’Express international du 04/10/2007. 2. Pedro Martinez Montáves, Significado y simbolo de alAndalus, p. 109. 14

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que les Occidentaux cesseront de juger l’histoire des Arabes à l’aune de leur présent. Ces derniers, que leurs poètes traitent sans complaisance de « descendants si bas d’une si haute ascendance », devront enfin décoller, reprendre de l’altitude.

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Il était une fois... Rien n’eût été possible sans la rencontre de l’islam d’Espagne, porteur de l’énorme héritage des Anciens et fort de ses propres recherches, et d’un Occident latin assoiffé de connaissances et las des vérités imposées. André Clot, L’Espagne musulmane, XIIIe-XVe siècles. Aussi loin que l’esprit s’enfonce dans les songes partagés, aux temps immémoriaux où l’Europe était soudée à l’Afrique, un demi-dieu, Hercule, émerge. Le dixième de ses travaux consistait à abattre le géant Géryon, et à ramener son troupeau de bœufs destiné à être offert en sacrifice à Héra. Géryon était un monstre au triple-corps habitant, d’après la tradition gréco-latine, dans « l’extrême Occident » que les Arabes appellent toujours al-Maghrib al-Aqsâ, littéralement, le Far West, où, d’un coup d’épaule, le héros grec sépara les deux continents. Ce faisant, il libérait la Méditerranée en lui donnant un accès sur l’Océan par un détroit à l’entrée duquel il éleva deux montagnes, le Mont de Calpé sur la rive espagnole et le Mont Abyla sur la rive marocaine. 16

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L’Antiquité romaine, symbolisant les limites du monde connu, appelait ces deux monts les Colonnes d’Hercule. Or, il y a exactement treize siècles, le fils de Zeus et d’Alcmène cédait la place à deux héros en chair et en os : le Mont de Calpé s’appelle désormais Gibraltar (déformation de Jabal Tariq), du nom du général Târiq ibn Zyâd (m. vers 720) et le mont Abyla, Jabal Mûsâ, par référence à Mûsâ ibn Nusayr (640-716), premier gouverneur de cette fêlure géologique de nouveau ressoudé, pour plus de sept siècles encore. Mais, pour revenir à la légende, l’on peut se demander s’il ne s’agit pas là d’un jeu, d’un duo, d’un duel entre hémisphères, dont l’Histoire a toujours su tirer les ficelles. Ou bien n’est-ce qu’un Orient spolié jusque dans sa mythologie, qui se rebiffe ? Ceci est une autre histoire, mais comment ne pas voir à travers Héraclès la transposition de Melqart, le roi de la Cité, le dieu-patron de Tyr, protecteur des marins, du commerce et des colonies d’outre-mer ? C’est à lui que se réfère le nom de l’illustre Hamilcar, Ha-Melqart, le favori de Melqart tout comme son fils Hannibal, le favori de Baal. L’irruption de Mûsâ et de Târiq sur la scène, n’est-elle pas la manifestation d’une reprise de l’initiative sur un terrain toujours disputé ? C’était dans la nuit du 27 au 28 avril 711, à la tête de sept mille hommes bientôt rejoints par quatre mille autres, Târiq ibn Zyâd, débarquait en terre espagnole. La bataille décisive entre Târiq 17

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et Rodrigue eut lieu le 19 juillet, sur le Guadalete. Evariste Lévi-Provençal fait partie des historiens qui la situent plutôt près du Barbate, à MédinaSidonia. Un an auparavant, le 3 juillet 710, une mission de reconnaissance a été confiée à l’un des lieutenants de Târiq, qui vogua, à la tête de quatre cents hommes dont une centaine de cavaliers, dans des navires prêtés à cet effet par le comte Julien, dynaste byzantin de Ceuta. L’expédition débarqua dans une petite presqu’île qui portera le nom de Tarifa (ou Djazirat Tarif) en mémoire du commandant Tarîf ibn Mâlik. Ce dernier remonta le détroit, sans encombre, ses bateaux chargés d’un riche butin. Le test était concluant. De Kairouan où il s’était installé, Mûsâ ibn Nusayr lança son armée sur toute l’Afrique du Nord. À la fois grand stratège et fin diplomate, il réussit à impliquer les Berbères dans son entreprise. Et le voilà à Tanger ! Un bastion lui résistait encore : Ceuta. Pour le prendre, il aurait fallu en payer le prix, un prix exorbitant. Le seigneur du lieu, le comte Julien, obtint une large autonomie contre une vassalité stratégique. C’est lui qui encouragea Mûsâ à investir la Péninsule. D’aucuns disent que les espions de Byzance voulaient que les Arabes s’enlisassent dans les méandres de la Bétique, loin, très loin de Constantinople qu’ils convoitaient. D’autres ramènent les événements à un drame personnel, celui d’un père qui, au risque de provoquer un séisme régional, décida de faire tomber le ciel sur la tête de celui qui aurait abusé de sa fille. 18

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Julien encourageait les Arabes à aller de l’avant, car, contrairement à ce que l’on pense, il n’était guère dans l’intention des conquérants de l’Afrique du Nord d’étendre leur domination à l’Europe, territoire représentant, à leurs yeux, l’inconnu absolu. La résistance de la Tunisie, la plus longue qui ait jamais été opposée à l’expansion musulmane, les avait déjà éreintés. Nul pays ne leur a autant donné du fil à retordre que cette Ifriqiya3 qualifiée par le calife Omar de mufarriqa, « la perfide qui égare et qui trompe. » De plus, les Arabes n’étaient pas encore de bons marins. La chronique rapporte que lorsque le fondateur de la ville de Kairouan, le fougueux Oqba ibn Nâfi’ (622683), investit Tanger, il s’avança sur son coursier dans la mer et prit Dieu à témoin que n’eût été cet obstacle, il serait allé porter Son message jusqu’au bout du monde. Geste grandiloquent ou gesticulation dérisoire ? Le fait est que c’est Mûsâ ibn Nusayr qui, en 705, paracheva concrètement la conquête du Maghreb. Par la suite, il n’eut de cesse de solliciter l’accord du calife de Damas, al-Walid ibn ‘Abd alMalik (668-715) pour tenter une reconnaissance en territoire ibérique. Le souverain lui enjoignit de bien se garder « d’exposer les musulmans aux périls d’une mer aux violentes tempêtes ». Pourtant, pour avoir fait ses armes en Egypte, Ibn Nusayr connaissait bien la mer. Un millier de marins 3. Nom de la Tunisie, au Moyen âge, par référence aux Provinces d’Afrique romaine dans l’antiquité tardive. 19

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coptes, restés à Carthage pour défendre les côtes tunisiennes et fonder un arsenal au port de Tunis, faisaient partie de son contingent. En cette fin du VIIe siècle, l’Espagne était en plein déclin : famine, épidémies de peste, pression fiscale, désertions, rivalités et prétentions monarchiques entre familles aristocratiques, lois antijuives… Le roi Witisa (702-710) n’arrivait pas à instaurer la paix sociale. Qui plus est, peu avant sa mort, il transgressa les règles d’une monarchie élective en désignant, pour sa succession, son fils préféré, Akhila, gouverneur du nord du royaume. À Tolède, l’aristocratie et le clergé s’insurgèrent et placèrent sur le trône Rodrigue, duc de Bétique. Cette contrée correspondait à peu près à l’actuelle province andalouse et devait son nom au Bétis, un fleuve célèbre qui ne répond plus aujourd’hui qu’au nom de Guadalquivir, al-Wâdî-l-Kabîr. Par l’intermédiaire du comte Julien, le Yulyân de la chronique arabe, les partisans d’Akhila entrèrent en contact avec les autorités de Tanger. Le comte était acquis à la cause. Marié à la sœur de Witisa, il était donc l’oncle par alliance du jeune roi évincé. Sans doute, pensait-il, tout comme ses amis, que les Arabes viendraient donner une leçon à « l’usurpateur », rétablir l’ordre et regagner leur base, généreusement dédommagés. C’est le contraire qui se produisit : ils s’installèrent et ce furent les fils de Witisa qui furent largement compensés. Mais Julien avait, pour cette démarche lourde de conséquences, un autre motif trop personnel 20

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pour être avouable, une blessure secrète dont se saisira la légende. Cette blessure s’appelait Florinda.

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Table des matières Avant-dire Il était une fois... Celle par qui... L’ingratitude califale ‘Abd al-‘Azîz et Egilona Le temps des gouverneurs : 714-756 Cordoue et ses trois ‘Abd al-Rahmân Conquête et reconquête Le dilemme espagnol Pelayo et Charles Martel sont fatigués Alaëte de Forcalquier Le syndrome d’Aznar La convivance Et les martyrs de Cordoue ? Supplique à l’Église espagnole Les Romantiques ressuscitent Grenade De Cordoue à Poitiers : l’amour courtois revisité Une islamophobie savante La langue, l’incorruptible témoin Un colloque à l’Alhambra : qu’est-ce que l’Occident ? Le prix de la malchance Conclusion Bibliographie

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9 16 22 32 36 45 52 68 73 82 89 96 105 112 131 138 158 170 185 220 229 233 239

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Abdelaziz Kacem

Abdelaziz Kacem (Tunisie) a assumé de hautes responsabilités dans les secteurs de l’éducation, de la culture et de la communication. Écrivain bilingue, il est l’auteur de plusieurs recueils de poésie et d’essais (dont Science et conscience des mots, Cérès, Tunis 1994 et Culture arabe / culture française : la parenté reniée, l’Harmattan, 2002). L’Académie Française lui a décerné, en 1998, le Prix du rayonnement de la langue et de la littérature françaises. Prix 15 € ISBN : 978-2-36013-097-9 Riveneuve éditions 75, rue Gergovie 75014 Paris

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« Al-Andalus » − éternelle expression de la nostalgie d’un âge d’or chez les Maghrébins et les amoureux de la civilisation arabo-musulmane − aurait pu fêter son 1300e anniversaire en 2011. C’est dans ce voyage au travers de l’histoire, de la géographie autant que de la culture euro-méditerranéenne que l’auteur entend entraîner son lecteur sur le tempo d’un « que reste-t-il de nos amours ? » Que reste-t-il aujourd’hui de cette civilisation musulmane et européenne à la fois qui a rayonné au Xe siècle jusqu’à placer Cordoue comme la plus grande ville d’Europe ? Essor scientifique ; coexistence des juifs, des chrétiens – les Mozarabes – et des musulmans, eux-mêmes en majorité des convertis à côté des Berbères et des Arabes ; civilisation raffinée qui attirait les beaux esprits d’Orient et d’Occident ; croissance économique d’une région tirée par ses villes mythiques comme Séville, Grenade, Cordoue ou Alméria dont l’effondrement devant les royaumes de Castille en 1492 n’en fera pas moins la base de l’expansion espagnole en Amérique. Si l’expulsion des juifs et des musulmans fait écho à la sortie forcée du Paradis, il demeure toutefois, treize siècles après, au nord comme au sud de la Méditerranée, de nombreux vestiges de cette utopie. Une utopie qu’il est urgent de partager, à l’heure des révolutions arabes incertaines et des crises européennes où la civilisation, la convivance, autrement dit le vivre-ensemble, sont soumis à rude épreuve.

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