Un médecin libanais engagé dans la tourmente des peuples: Les choix difficiles

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Un médecin libanais engagé dans la tourmente des peuples : les choix difficiles

Réédité trois fois en arabe aux éditions El-Farabi



Dr Kamel Mohanna

Un médecin libanais engagé dans la tourmente des peuples: les choix difficiles

Traduit de l’arabe par Danielle Saleh Écrit par Chawki Rafeh Révisé et introduit par Dr Ibrahim Baydoun Préface par Georges Corm

DAR El-Farabi


Les droits d’auteur seron reversés au profit de l’Association Amel International

© L'HARMATTAN, 2013, 1er éd 5/7, rue de l'École-Polytechnique, 75005 Paris www.harmattan.fr diffusion.harmattan@wanadoo.fr ISBN : 978-2-343-01594-1 EAN : 9782343015941

© DAR EL-FARABI, 2014, 2em éd Beyrouth - Liban Tél: (01)301461, Fax: (01)307775 B.P. 11/3181-1107 2130 Email: info@dar-alfarabi.com www.dar-alfarabi.com ISBN: 978-614-432-246-8


Préface Un homme d’honneur et de compassion Kamel Mohanna n’est pas un homme ordinaire. A rencontrer ce médecin à l’air affable et toujours souriant, on ne peut se douter de tout ce que cache cette riche personnalité d’aventures extraordinaires ou hors du commun. Conté ici par son talentueux biographe, Ibrahim Baydoun, et Chawki Rafeh, c’est l’itinéraire complexe d’un Libanais, né aux confins du sud de son pays que nous découvrons ici. En effet, dès son enfance, il fut de ce fait un témoin privilégié du drame palestinien dès sa naissance. Ce drame se déroule derrière la frontière toute proche de la maison familiale, sitôt que l’Etat d’Israël est créé. Il assiste ainsi à l’apocalypse dramatique pour les habitants séculaires de ce territoire, brusquement abandonnés du monde entier à l’exil ou l’occupation brutale. Le récit de ces années d’enfance explique en grande partie l’itinéraire mouvementé de notre futur médecin. Celui-ci quitte son village puis son pays, une fois ses études secondaires terminées pour partir en France faire des études de médecine. Pour cet homme qui est animé de la compassion, après ce qu’il a vu dans son enfance, la médecine est un choix rationnel, elle permet de sauver des vies humaines, de soigner des blessés pris sous le feu de violences aveugles et dépossédés de leur terre et de leurs biens. Le choix de la France est sûrement dicté par le fait qu’il s’agit de la patrie des droits de l’homme et des Lumières et donc de la justice et de l’humanisme. Ses études ne l’empêchent pas alors de commencer une vie de militant au sein de l’Association des étudiants arabes en France dont il devient un dirigeant. A cette époque, au cours des années soixante du siècle dernier, il faut faire face à l’injustice et aux violences de la guerre de libération nationale algérienne qui soumet la population de souche aux pires traitements et tortures aux mains de l’armée 7


française. Il faut continuer aussi de proclamer haut et fort le droit des Palestiniens à leur patrie et à un Etat souverain. Il a alors maille à partir avec les autorités françaises qui tentent de contenir l’agitation des étudiants arabes en France, dont les militants « pro-arabes » sont étroitement surveillés. Il vit dans la crainte de l’expulsion. Les pages de la biographie consacrée à cet épisode de la vie de Kamel Mohanna nous restituent bien le monde de cette jeunesse ardente de nombreux pays arabes qui fait ses premiers pas dans le militantisme politique. Tous souffrent alors de voir la patrie des droits de l’homme s’éloigner des nobles principes qu’elle a donnés au monde, tentant de faire taire les voix de ceux qui sur son territoire militent en faveur de l’indépendance du peuple algérien. Diplômé de médecine, toujours soucieux d’alléger la souffrance humaine, notre jeune militant part alors pour le Dhofar, contrée escarpée et montagneuse au sud de la Péninsule arabique, où s’est développé un mouvement de résistance armée à l’oppression coloniale anglaise, alliée du Sultan d’Oman. Il y exerce sa profession avec ferveur dans les conditions difficiles de ce milieu géographique et humain pauvre et déshérité. Il s’éprend de l’une de ses belles combattantes qu’il laissera derrière lui à son grand chagrin, lorsqu’il rentre au Liban. Car très vite les graves évènements qui affectent son pays le rappellent au Liban, déstabilisé par les représailles militaires israéliennes massives suite aux opérations de guérilla que mène la Résistance armée palestinienne à partir du Liban, qui a émergé après la défaite spectaculaire des armées arabes face à Israël en 1967. Il allège les souffrances des blessés partout où il peut, jusqu’au jour où il est lui-même victime de bombardements indiscriminés dans la banlieue de Beyrouth en 1976, lors de la bataille de Tell El Zaatar, alors qu’il exerce son apostolat médical, dans un déluge de fer et de feu. Ses amis parviendront à le faire évacuer sans trop tarder, ce qui lui sauve la vie. Aussitôt remis sur pied, il reprend son métier de sauveur d’hommes, crée des dispensaires et centres médicaux dans les régions les plus touchées par les hostilités et les combats. Il fonde aussi l’association humanitaire Najdeh qui a pour but l’amélioration des conditions de vie des habitants des camps palestiniens du Liban. En 8


1979, il fonde l’association médico-sociale Amel. Cette association va vite se rendre célèbre par ses activités de création de dispensaires, de centres médicaux, d’hôpitaux de campagne, de maternités, de centres de protection maternelle et infantile et de centres de réhabilitation pour personnes atteintes de handicap physique dans les régions les plus déshéritées. L’objectif ambitieux du docteur Mohanna est de garantir aux plus démunis l’accès à la santé, mais aussi une formation professionnelle que leur fournit l’association. Il est aussi très actif durant toutes ces années de violences et de malheur pour son pays, aussi bien pour envoyer des blessés être soignés à l’étranger que pour œuvrer à la réhabilitation physique des handicapés. Ceci lui donne l’occasion de collaborer avec diverses ONG européennes, telles que Médecins sans frontières ou Médecins du Monde. Il devient du fait de toutes ces actions admirables, un personnage public respecté de tous, au Liban comme à l’étranger ; il devient aussi une cheville ouvrière du monde associatif libanais et arabe et une figure familière des grandes ONG humanitaires internationales. Il s’intéresse alors aux questions du développement de façon générale et à tout ce qui touche à la santé publique. L’association Amel, à qui il se consacre corps et âme, développe partout au Liban ses implantations, ses programmes de santé préventive, les activités d’artisanat qu’elle encourage, notamment dans les zones rurales, ses formations professionnelles pour la jeunesse, mais aussi des formations à la citoyenneté et aux droits de l’homme. Notre héros sera aussi tenté de s’investir en politique, en se présentant par deux fois à des élections législatives au cours des années 1990. Il tâtera alors de la férocité des mœurs politiques de son pays, que n’ont pas adoucies quinze années ininterrompues de violences sans aucune repentance de la part des chefs de milices libanaises responsables de tant de morts, d’estropiés et de disparus. Heureusement, l’entrée de cet honnête homme en politique lui sera barrée, car il ne possède guère les « qualités » requises pour cela, à savoir, la ruse, le mensonge, la brutalité, l’absence de respect des autres. Kamel Mohanna est aujourd’hui dans son pays une icône du dévouement, de l’action citoyenne, de la compassion et de l’énergie au service des plus pauvres et des plus déshérités, mais aussi de ceux qui 9


souffrent dans leur chair. Son itinéraire retracé ici est emblématique de toute une génération d’Arabes qui s’est investie corps et âme dans l’action tout à la fois nationale et humanitaire. En ce sens, sa biographie représente un document d’importance pour les historiens et les sociologues du monde arabe et pour tous ceux qui s’intéressent au destin tragique du Liban et du Levant. Elle nous montre un homme d’honneur et de compassion au cœur des tempêtes les plus violentes qui ont déchiré, depuis le milieu du siècle passé, la Palestine, le Liban, l’Irak et, aujourd’hui, hélas, la malheureuse Syrie.

Georges Corm

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Introduction Pas de répit pour l’éternel militant. Plus de soixante ans déjà, et toujours l’énergie et l’élan de la prime jeunesse. A peine a-t-il secoué les poussières d’une bataille, qu’il ouvre déjà un nouveau front. Comment s’en étonner, alors qu’il a passé sa vie entière à tenter l’impossible, franchir les obstacles insurmontables et défendre les démunis et les malheureux. Pas de répit donc, pas moyen de lui faire entendre raison. Et s’il vous semble qu’il vous écoute, c’est pour découvrir qu’il est en fait perdu dans ses pensées, en train de tirer des plans pour un projet de taille à décourager un bataillon entier. A quelle source ce combattant infatigable puise-t-il son enthousiasme et sa fougue ? C’est là un mystère, même pour les plus proches de lui. Il est toujours aux avant-postes, alors que nous haletons dans les lignes arrières. Il affronte la tempête pendant que nous nous mettons à l’abri, sans pour autant prendre ses distances ou nous faire sentir qu’un gouffre nous sépare. C’est là la trempe d’un dirigeant. Il faut dire que quand sonne le clairon, tous se découvrent une vocation de dirigeant. Certains cependant font défaut à l’appel, préférant poursuivre des ambitions personnelles étroites. Ceux-là manquent le but, les choix se brouillent dans leur esprit et la route à suivre ne se trace pas clairement devant leurs yeux. Je ne peux pas lire l’expérience du docteur Kamel Mohanna avec le regard neutre d’un historien, sans être touché, remué au plus profond de moi. C’est ce qui m’a d’ailleurs dissuadé d’entreprendre moi-même l’écriture de ce « carnet de voyage», un voyage que j’ai accompagné de près et dont j’ai partagé certains chapitres tout au long d’une amitié vieille de quarante ans, dont le ciel ne s’est jamais assombri. Nous étions proches jusqu’à ne former qu’un parfois, chacun de nous devinant les préoccupations cachées de l’autre sans avoir besoin de mots pour se comprendre. Je ne pourrai donc, quoi que je fasse, m’en tenir à la neutralité de mise, et par conséquent, je serai certainement accusé de prendre parti pour lui dès le départ. Chawki Rafeh s’est donc attelé à la tâche. Armé de son style passionnant, il a mis sa plume au service du récit de cette vie habitée par une cause, pour lui donner des allures de roman, avec tous les éléments 11


stylistiques et psychologiques inhérents au genre, coiffant chacune des étapes de cette aventure foisonnante d’un titre accrocheur. Ce brillant journaliste qui s’est distingué depuis les débuts du journal As-safir, a ensuite roulé sa bosse aux quatre coins du monde et a acquis au fil de ses pérégrinations de nouvelles compétences qui se sont ajoutées à ses dons innés, pour donner à ses chroniques un goût si unique. Ecrivain et journaliste à la fois, il coucha d’une main de maître sur le papier la biographie de ce militant unique qui a vécu sous le sceau du défi, allant au-devant de tous les dangers. Par où commencer ? C’est là la question cruciale. Il faut alors remonter bien loin dans le temps, car le militant exceptionnel ne vient pas du néant, et ne se découvre pas une cause du jour au lendemain. Les racines de son engagement sont enfouies au plus profond de son être. Il faut alors remonter jusqu’à la Palestine et au malheur qui s’est abattu sur son peuple. L’Histoire a habité l’enfance de Kamel Mohanna et a défini sa vie par la suite. Il a fait de la cause palestinienne la trame de base de son parcours, et a persévéré sur la voie qu’il s’est tracée, nationaliste engagé, adepte, comme les fils de sa génération, du panarabisme pur et dur incarné par le flamboyant Abdel Nasser, marxiste voyant dans les « foyers révolutionnaires » la solution idoine pour sortir la nation arabe de ses multiples défaites et revers, et enfin sudiste engagé sur le front de la pauvreté sur tout le territoire du pays, œuvrant en silence, s’imposant une discipline incarnée par ses fameux « trois P »: un principe qui correspond à une position que l'on met en pratique. Le commencement était donc à Khyam, où le pain palestinien exhale toujours dans son souvenir le parfum des délices de son enfance, et sa disparition subite résume à elle seule dans sa tête d’enfant le poids de la tragédie qui s’est abattue sur ce peuple. La Palestine était perdue, tombée. La défaite se lisait sur les visages des parents, dans les larmes accrochées aux paupières, les silhouettes épuisées, les quelques maigres baluchons portés par ceux qui avaient été chassés de force de ce « paradis perdu ». Le spectacle de ces tristes cortèges hagards hantera à jamais sa mémoire et lui donnera la force de se construire. Un parcours scolaire couronné de succès, une détermination de fer à acquérir la force physique et l’endurance, sans pour autant chercher la confrontation. C’était là sa conception de l’esprit chevaleresque ancré en lui, loin de tout aventurisme et de toute 12


fanfaronnade. Aucun défi n’a jamais pu entraver sa marche, le dévier de son chemin, quels que soient les malheurs et les dangers. A Beyrouth se sont cristallisés les contours du rôle qu’il était appelé à jouer et des grands espoirs qui l’escorteraient, mais l’étape qui fut un vrai tournant dans sa vie fut la France. C’est dans ce pays qu’il apprit à mieux se connaître, militant révolutionnaire à la tête de l’Union générale des étudiants libanais en France (UGELF). Entouré d’un noyau de jeunes étudiants engagés, il défendit corps et âme la cause de la patrie, dénonçant les agressions israéliennes, et la cause de la Palestine après la défaite de juin 1967 qui brisa tous les rêves. Ce fut alors l’occupation de l’ambassade du Liban, pour exprimer le poids de cette catastrophe. La cause palestinienne animait le mouvement marxiste qui s’était substitué alors au panarabisme, ce dernier ayant échoué dans son projet. L’appareil sécuritaire s’est alors focalisé sur cet étudiant hardi qui ne craignait pas de clamer haut et fort ses convictions, et l’élément « perturbateur » fut convoqué alors qu’il passait ses examens de diplôme final à la faculté de médecine, et prié de quitter le territoire français sans plus tarder. Mais face à l’ampleur du mouvement de protestation qui gagna l’Union nationale des étudiants de France (UNEF), divers partis et jusqu’à certaines missions diplomatiques arabes, Kamel fut autorisé à retourner sur les bancs de sa faculté pour terminer ses examens. Son diplôme de médecin en poche, il se retrouva devant un carrefour, entre une vie de luxe et de richesse où il aurait une clinique privée dans un quartier huppé, et l’engagement sur le front de la pauvreté et de la lutte révolutionnaire. Il n’hésita pas et s’engagea naturellement dans la seconde voie. Il revint donc au pays, mais ne tarda pas à s’envoler dans un avion poussif vers un des foyers révolutionnaires incandescents de l’époque : le Dhofar. Il passa plusieurs mois dans les grottes de cette région montagneuse aride où le danger était son compagnon quotidien. Mais la profondeur et la richesse de l’expérience qu’il avait vécue làbas le marquèrent à jamais ; il en parle encore avec fougue et passion. Revenu au pays pour des raisons de force majeure, il ouvrit une clinique en bordure des camps de la misère humaine. Mais la fièvre de la révolution qui couvait encore ne tarda pas à se réveiller en lui.

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Il choisit d’adhérer au Front Démocratique de Libération de la Palestine. Je me souviens que je l’avais accompagné une fois dans l’une de ses tournées. Il faisait nuit noire, les roquettes pleuvaient à proximité, et nous discutions de sa décision. Je trouvais que le Sud également méritait qu’il s’engage pour lui, pour découvrir en fin de compte que ses choix étaient faits et bouclés de manière irréversible. Commença alors la ronde du vrai danger. Il se déplaçait dans un cercle de feu, entre le camp Fakhani, les quartiers de la banlieue sud de Beyrouth, le Sud-Liban, puis retour à Tall el-Zaatar. Il vivait constamment avec le danger aux trousses, échappant de justesse à ses griffes aux barrages de la mort. Son engagement à Nabaa avait une saveur différente et une place à part dans son parcours. Ce fut l’une de ses dernières aventures. Il y alla, chargé de médicaments, et y resta des mois, solidaire de ses habitants jusqu’aux derniers soubresauts de cette région martyrisée. Tous les médecins quittèrent, les habitants euxmêmes fuirent les bombardements, longs cortèges filtrés par les barrages de la mort ; Kamel resta jusqu’à la fin. Les mots ne pourront jamais exprimer toute l’émotion au souvenir de Nabaa. Je désespérais de voir revenir ce médecin engagé qui faisait fi de tous les dangers, affrontait l’horreur avec une poignée de vaillants combattants et militants dont quelques-uns seulement ont survécu. Rester n’était plus un choix possible. Epuisé, abattu, Kamel consent finalement à quitter, suite à l’intervention du Professeur Majdalani de l’Hôpital orthodoxe et de l’une des anciennes étudiantes de ce dernier, le docteur Sahyoun, une collègue de Kamel qui avait une clinique aux abords de Nabaa. Solidaire jusqu’au bout, Kamel exige alors de sortir avec lui ses compagnons d’infortune. Mais encore une fois, pas de repos pour le guerrier rompu à tous les dangers. A peine remis des affres vécues avec la chute de Nabaa, après une nuit passée chez lui à Khyam, qu’il repartait le lendemain matin à Beyrouth. Assoiffé d’aventures nouvelles, il trouva sa cause à Damour où avaient échoué les déplacés libanais et palestiniens. L’expérience à Damour s’ouvrait sur de nouvelles perspectives. Il accomplit des prouesses sur le plan du secours aux réfugiés, de la protection de l’enfance et de l’emploi des sinistrés qui avaient tout perdu. Le camp accueillait de nombreuses délégations d’organisations humanitaires occidentales, venues s’informer ou proposer aide et appui. Les représentants étaient sidérés par le courage et l’optimisme 14


qui régnaient au sein de cette communauté marquée par le malheur. L’émissaire de l’espoir dans cette douloureuse période fut sœur Adèle, cette « sainte » qui avait consacré sa vie à accomplir les missions les plus dures. Parmi ces visiteurs, certains enregistrèrent sur le papier l’engagement de « Kamel le résistant », vantant son dynamisme, sa persévérance et son altruisme. Ils admiraient son insistance à partager la vie frugale des réfugiés, refusant le peu de luxe qu’il pouvait s’offrir, leur insufflant par là une volonté farouche de résister, relever le défi et triompher du malheur. Damour n’était pas l’unique préoccupation de ce militant invétéré. Kamel était constamment engagé dans une course contre le temps, s’assignant au cours de ses voyages et de ses pérégrinations des missions de plus en plus ardues. Il a continué à veiller sur l’association Najdeh qu’il a fondée dans le cadre du Front démocratique et qui poursuit toujours ses activités, et a continué en parallèle la ronde des dispensaires, indifférent aux maux de dos qu’il traîne depuis Nabaa, qui l’ont cloué sur un matelas pendant un mois et se rappellent encore à lui périodiquement. Entre deux invasions israéliennes (1978-1982), et dans le tourbillon des évènements et des transformations que vivait le Sud, cette région où il est profondément enraciné, il était nécessaire de revoir ses choix, remettre son action en perspective pour s’assurer qu’il gardait le cap de ses priorités. C’est alors qu’il fonda l’association Amel, dans le sillage de la catastrophe de Khyam et du massacre atroce perpétré dans ce paisible village. Il s’entoura d’une élite d’intellectuels engagés pour annoncer la naissance de cette association. Le champ d’action d’Amel ne se limitait pas au Sud ; elle transcendait les barrages des régions et des confessions, pour se hisser à l’échelle de la patrie entière, prenant toute sa dimension purement humaine. Plus de trente ans après, Amel demeure un pôle dans le domaine de l’action humanitaire. Elle est active dans le tourbillon de la guerre comme dans la paix, lorsque les armes se taisent et laissent se dévoiler la pauvreté et la misère dont elle se fait le porte-parole en toute circonstance. Le souci des catégories vulnérables et pauvres animait également le journal As-safir sous la direction de son rédacteur en chef Talal Salman, qui leur avait plus d’une fois consacré sa Une, se penchant sur ce problème qui se posait au niveau du pays et de la région. Kamel Mohanna a été témoin de la naissance d’As-safir, il a 15


été influencé par sa politique et sa philosophie, et s’est lié d’amitié avec ses journalistes et chroniqueurs dont certains ont siégé dans le comité constitutif de l’association Amel. As-safir et Amel semblaient issues d’une même source, unis pour une même cause. Kamel Mohanna a mené depuis toujours une vie engagée, multipliant les projets, travaillant sans relâche à réaliser des missions qui auraient découragé tout autre que lui. Que dire de plus d’un homme qui a toujours donné à sa vocation la priorité sur sa vie. Le malheur est une épreuve qui dévoile la trempe des grands hommes, et Kamel en a eu son lot. Mais il est de ces grands hommes qui cachent leurs blessures et poursuivent le chemin. Il en est ainsi des porteétendards, qui marchent en tête, levant bien haut leur drapeau. Car un moment de faiblesse leur coûterait une défaite, à eux comme à ceux dont ils portent la cause. Une défaite sur le front de la lutte et de la résistance. Il a gardé intacts sa fougue et son engagement. Pas un jour il n’a failli à la mission. Ce grand silencieux, convaincu que le travail est le pilier de la vie, dédaigneux des feux médiatiques et des attraits creux de la gloire politique, cet homme-là a bâti sa vie sur le sacrifice, évoluant sur un cratère de volcan, refusant dans la soixantaine comme dans la vingtaine de déposer les armes. Il a entouré sa famille de tout son amour, mais consacre toujours le plus gros de son temps à Amel. Il faut dire que sa famille s’est imprégnée de la philosophie de l’association qui a envahi sa vie et son espace. Je m’incline donc devant ce militant exemplaire dont je suis fier d’être l’ami et le compagnon de route. Puisse-t-il persévérer dans sa voie, quels que soient les défis et la taille des obstacles. Je clôture en remerciant Chawki Rafeh, qui a mis sa plume au service du récit de cette vie extraordinaire, et Joseph Abou Akl, directeur de la maison d’édition al-Farabi et éditeur de cette aventure « à la croisée des choix difficiles». Ibrahim Baydoun

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Préambule « Nabaa est tombée », s’exclama Rached. A ces mots, un silence atterré s’abattit sur la salle de rédaction du journal As-safir à Beyrouth. Youssef se pressa d’allumer le poste de TSF et demanda « où est Kamel Mohanna ? » Des heures durant, les fils téléphoniques et les ondes TSF relayèrent divers récits concernant le sort du dernier médecin à être resté dans la région de Nabaa jusqu’à sa chute. Un rescapé de Nabaa ayant fui à travers le « barrage des boucs » à Adliyeh rapporta une histoire atroce : « Ils lui ont attaché les pieds à deux voitures qui ont démarré dans des directions opposées… Ils l’ont carrément fendu en deux ». Cependant, il apparut à la nuit tombée que Kamel Mohanna avait une fois de plus réussi à « passer de trépas à vie », comme il l’avait fait par le passé lorsqu’il s’était caché dans les grottes montagneuses, à l’époque de la rébellion du Dhofar à laquelle il avait pris part, au sud de la péninsule arabique. « Docteur, quand est-ce que vous allez vous résoudre à écrire vos mémoires ? Raconter Paris, Dhofar et Nabaa ? » Je lui martelais sans cesse cette question en 1976, y ajoutant par la suite Damour, Khyam, Kfar Chouba, la Résistance palestinienne dans les camps de réfugiés. Il répondait invariablement en riant : « Lorsque le jour comptera 25 heures, je pourrai alors peut-être en consacrer une à l’écriture ». Trente-deux ans passèrent ainsi avant que le miracle ne se produise. Kamel Mohanna réussit enfin à libérer une heure par jour tout au long de trois mois, heure qu’il passait devant un magnétophone auquel il confiait les étapes importantes qui ont jalonné sa vie, depuis ses efforts pour créer des foyers révolutionnaires jusqu’à sa participation active au développement et à l’essor de la société civile.

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Kamel Mohanna n’a pas baissé les bras : il poursuit son combat sur toutes les lignes de front… à l’avant-garde de la société civile au Liban. Chawki Rafeh

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La chute du « royaume du pain anglais » L’être humain hérite plus de la moitié de ses gènes de ses parents. Le docteur Kamel Mohanna adhère entièrement à cette théorie de la médecine moderne à laquelle nul ne fait exception, il en est certain. Mais la moitié restante de nos gênes, d’où nous vient-elle ? La réponse à cette question est pour lui une évidence, à la lumière de tout ce qu’il a connu dans sa vie jusqu’à ce jour : ces gènes lui ont été transmis par son village, Khyam. La moitié de ses gènes, si ce n’est plus, est marquée du sceau de Khyam. Ce n’est peut-être pas là une vérité scientifique, mais elle n’en est pas moins une intime conviction qu’il ne pourrait justifier. Khyam, dont le nom évoque les tentes où il est né l’année même où le Liban a accédé à son indépendance, est un monde en soi, un monde immense qui résume à lui seul le vaste univers. C’est ainsi qu’il voyait son village dans son enfance, et c’est ainsi qu’il le voit encore aujourd’hui. Il ne saurait par quel bout commencer pour décrire cette terre porteuse dans ses entrailles de tant de promesses de vie, une terre foisonnante qui, à l’image des tableaux de Picasso, n’en finit pas de dévoiler ses secrets, chacun en masquant un autre. Sa mère, une femme pétrie de bonté et de tendresse, tomba enceinte seize fois, et dix fois porta à terme. Et ce n’est là qu’une goutte dans l’océan de Khyam, un océan déroulant ses vagues à l’infini. C’est un village véritablement exceptionnel, jouissant d’un statut particulier de par sa géographie comme son histoire. A commencer par sa position sur la carte : Khyam est un village aux confins du Sud-Liban, du nord de la Palestine et du sud de la Syrie. Ses frères aînés et ses camarades d’enfance plus âgés que lui circulaient à pied ou à dos d’âne entre le lac Hawla, les fermes et villages palestiniens des environs de Mtolleh, et Khyam. Leurs terrains de jeux s’étendaient sur pas moins de trois pays, qui constituaient par ailleurs pour son père un « enclos » au sens littéral du terme. Cet homme travaillait dans le commerce des chevaux et du bétail. Il troquait le tarbouche ottoman contre le keffieh, empoignait sa carabine modifiée et filait sur son cheval vers le village Khalsa dans la plaine de Hawla, ou encore vers Quneitra ou Mansoura en Syrie, pour

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en revenir conduisant des troupeaux qu’il allait vendre au souk elKhan dans la région du Arkoub, ou au souk de Bint Jbeil. Naturellement, ces « pays » étaient délimités par des frontières, et à chaque fois que son père sortait de Khyam, il devait s’arrêter au poste de police. Ce passage obligé n’était pas uniquement destiné à effectuer les formalités nécessaires pour obtenir le laissez-passer, mais était également une occasion pour boire une tasse de thé avec les policiers. Le fait est que le poste était situé sur leur terre à « Bab elThenia », un terrain de plus de huit hectares peuplé d’animaux sauvages et recouvert d’herbes folles, de plantes de toutes sortes, ainsi que de vignes, de figuiers et d’oliviers. Syrie, Palestine et Liban furent donc parmi les premiers mots qui s’imprimèrent dans sa tête d’enfant et s’incrustèrent dans sa mémoire génétique. Il entendait rarement parler de Beyrouth autour de lui. La capitale était bien loin, et son père ne s’y rendait que lorsque cela était vraiment inévitable. La Palestine de sa petite enfance était le pays de l’abondance où coulaient le miel et le lait à flots. C’est de ce pays que son père ramenait avec lui le « pain anglais », qu’on appelle de nos jours le pain franji ou littéralement le « pain occidental ». On le tenait avec délice entre nos doigts, on le fendait de côté avec le bout d’un couteau pour y fourrer des galettes fines de pain brun cuites sur le saj. C’est ainsi que le mot « sandwich » fit une entrée remarquable dans son vocabulaire. C’était le premier mot étranger qu’il apprenait. Il le prononçait en savourant chaque lettre, le mâchonnait avec délectation et le laissait glisser le long de son gosier. Ce « pain anglais » était une véritable bénédiction que son père n’était pas le seul à leur procurer. Lorsque sa sœur aînée Zeinab venait avec son mari Khalil Abou Abbas, en visite de Haifa où il travaillait, ils leur ramenaient avec eux un sac de gros papier brun plein de ces pains délicieux. A peine l’ouvraient-ils qu’il laissait échapper cette odeur alléchante qui leur chatouillait les narines à une lieue de distance. Certes, les pains n’étaient plus chauds, ils avaient eu le temps de refroidir au cours du long trajet de Haifa à Khyam, mais le sac de papier brun emmagasinait l’odeur pour la libérer ensuite comme s’ils sortaient tout juste du four. La Palestine avait nourri toute son enfance, l’avait submergée de ses parfums et bercée de ses échos, tout comme la parcelle de terre que sa famille possédait à Khyam, cette terre qui abritait le poste de police et où ils se rendaient à la saison des figues et du raisin. Il se souvient encore de cet arbre

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énorme, ce figuier dont les branches ployaient jusqu’à terre sous le poids des fruits gorgés de soleil. C’était sa forêt à lui, il chevauchait ses branches et choisissait avec soin ses fruits, les cueillait sans l’aide de personne et prenait plaisir à les déguster lentement, mordant leur chair et laissant sa douceur sucrée gagner son palais. Ce figuier était un royaume de plus, s’inscrivant dans son enfance aux côtés du royaume du « pain anglais » et de l’image inoubliable du père revenant de Palestine, fièrement juché sur son cheval, coiffé du keffieh maintenu par le agal1, la carabine sur l’épaule, devançant ses troupeaux de bétail. Ce monde s’écroula alors qu’il n’avait que cinq ans. Il fut témoin de sa chute. S’il lui était donné de décrire cet effondrement, il dirait comme il l’a déjà affirmé que cela est une question de gènes, dont la moitié sont hérités de Khyam. La mémoire des gens de Khyam, à l’instar de celle des habitants du sud du Liban, est puissante et fertile. Lorsqu’elle se heurte au mur de la réalité, elle trouve refuge dans l’imagination. Ce monde-là ne s’écroula pas d’un coup. Sa sœur aînée fit irruption un jour dans la maison, accompagnée de son mari et de ses enfants. Elle enlaça sa mère en sanglotant et en se lamentant. Sa mère et ses sœurs fondirent en larmes à leur tour. Kamel s’accrocha à l’abaya de sa mère, fouillant des yeux les affaires rapportées par sa sœur. Il ne trouva pas les grands sacs de papier brun. En vain huma-t-il l’air de ses narines gourmandes, à l’affût de l’odeur familière… nulle trace de ce parfum. Il pleura donc avec les autres, versa les larmes de son corps. Les visites de sa sœur Zeinab étaient indissociables de ce pain. Lorsqu’elle arrivait, elle faisait régner la joie et les éclats de rire résonnaient dans les recoins de la vaste maison, dessinant dans son imagination fébrile les contours d’une terre de lait et de miel, la Palestine. « La Palestine est perdue », hurla une femme à l’extérieur. Par l’embrasure de la porte, il vit une foule de gens, dont un grand nombre 1

Accessoire vestimentaire traditionnel utilisé par les Arabes, particulièrement les bédouins, fait de corde et attaché autour du keffieh pour le maintenir en place.

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de femmes et d’enfants, se presser sur la route. Il n’en connaissait aucun. Assis à la terrasse devant la maison, son père les saluait chaleureusement en les invitant à prendre place. Visiblement, il les connaissait. Ses frères et sœurs remplissaient sans arrêt les cruches et distribuaient des verres d’eau à ceux qui s’arrêtaient ainsi qu’aux autres qui continuaient leur chemin. Tous parlaient en même temps, et de ces conversations entrecoupées ne ressortait dans son esprit que le mot Palestine, sans qu’il ne comprenne pour autant comment elle pouvait être « perdue ». Il lui arrivait des fois de perdre des jouets, mais la Palestine n’était pas un jouet. Sa sœur et son mari y avaient une maison, une maison semblable à la sienne. Comment pouvait-on perdre une maison ? Cette nuit-là, leur maison connut un véritable bouleversement. Sa mère et ses sœurs dormirent dans une chambre, Kamel dormit avec son père et ses frères dans une autre. Etant le dixième enfant de la famille, il eut le privilège de dormir tout près de son père. Blotti contre lui, il ressentit un bonheur et une chaleur indicibles. D’ordinaire, il dormait avec ses frères Aziz et Issam dans une même chambre, alors que le reste de la famille se répartissait sur quatre chambres, l’une d’elles étant réservée à ses parents. Cet ordre des choses était à présent bousculé. Des tas de gens remplissaient les autres chambres, et parmi eux des enfants de son âge avec qui il s’amuserait le lendemain. Son esprit s’absorba dans les jeux auxquels ils joueraient, les coins qu’ils ne connaissaient pas et qu’il leur ferait explorer. Puis, alors qu’il commençait à sombrer dans le sommeil, il demanda à son frère Aziz, allongé à ses côtés : « Que veut dire la Palestine est perdue ? Où a-telle pu être perdue ? » Son frère répondit laconiquement : « Les sionistes l’ont prise ». Le mystère restait total. « Qui sont les sionistes ? Où l’ont-ils prise ? » « Dors, tu comprendras plus tard », lui dit Aziz. Les jours passèrent ainsi. Les invités changeaient, mais les chambres ne désemplissaient pas. Cependant, il ne cherchait plus à savoir qui étaient les sionistes. Il avait compris qu’ils étaient semblables à l’« ogre » qui attaquait sous le couvert de la nuit. Il avait pour cet « ogre » une profonde aversion… une aversion qui n’avait d’égale que sa crainte de lui.

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Des trésors et des guerres Kamel passa son certificat à l’unique école publique de Khyam. Cette école lui ouvrit grand les portes sur des horizons vastes et lointains. Son professeur, l’illustre éducateur Ali Abdallah, décela chez lui dès son plus jeune âge une passion du calcul et de l’arithmétique, une matière ardue qui causait bien des tracas à ses camarades. Il l’encouragea donc à persévérer dans ses efforts. Confronté au grand nombre d’élèves qui échouaient aux examens de ce diplôme censé couronner les études élémentaires, le maître « créa » une classe intermédiaire, une sorte d’année préparatoire au certificat. Cette classe ne ressemblait ni à la quatrième ni à la cinquième année, et l’enseignement y était focalisé sur les mathématiques. Kamel était également passionné d’histoire, passion qui le conduisait constamment à la localité Al-Kharayeb toute proche. Certains qu’elle recelait des trésors anciens, ses amis et lui s’armaient de pioches avec lesquelles ils cognaient sur les rochers de la région. Si l’écho leur renvoyait leurs coups, cela ne pouvait signifier qu’une chose : un trésor était enfoui dans le rocher. Or l’écho leur revenait invariablement, ils s’acharnaient donc sur le rocher à coups de pioche jusqu’à s’effondrer d’épuisement. Cela ne les empêchait pourtant pas de reprendre leurs tentatives les jours suivants, à la recherche du trésor tant espéré. Ils n’étaient pas les seuls à rêver de trésors. Les adultes également s’épanchaient en histoires et racontaient que par le passé, il y a longtemps de cela, un peuple habitait Al-Kharayeb. Ces habitants-là étaient riches, possédaient des demeures spacieuses. Une nuit, des troupes de fourmis volantes les attaquèrent, des fourmis de la taille de frelons, et les anéantirent jusqu’au dernier habitant. Après cela, plus personne n’osa s’aventurer dans ces lieux. Tempêtes et inondations s’y succédèrent, et le village jadis riche sombra dans le délabrement et la désolation. Certains adultes, pour étayer cette version, relataient des histoires de paysans s’étant enrichis du jour au lendemain après y avoir découvert « un vase plein d’or », mais qui en gardèrent le secret, ne le dévoilant à personne. Le « maître » attisait leur imagination, leur racontant des histoires de batailles s’étant déroulées dans la plaine entre Khyam et Marjeyoun 23


à l’époque des croisades. Puis il enchaînait avec la dernière guerre, lorsque les troupes françaises du maréchal Pétain sous le commandement du général Dantz affrontèrent les forces alliées qui les mirent en déroute et « faillirent les faire disparaître de la face de la terre », selon le récit du « maître ». Les guerres, comme tout malheur, ne viennent jamais seules, mais s’accompagnent de séismes et tremblements de terre. Ainsi une nuit, Kamel se baladait avec un groupe de camarades dans le « quartier chrétien » lorsqu’ils passèrent devant la maison de Pierre. Pierre mettait la radio près de la fenêtre, et des bribes de nouvelles parvinrent aux oreilles de Kamel : un séisme politique allait frapper le Liban, s’abattant d’abord sur le Sud… Il héla ses camarades : « Avez-vous entendu ? Le séisme va frapper Khyam ». Pris de panique, ils accoururent chacun chez lui. Kamel, pour sa part, se dirigea chez Mohammed el-Bacha, un garçon plus âgé que lui, pour lui rapporter ce qu’il avait entendu. Le garçon se précipita alors avec quelques amis vers le haut-parleur du village. Les habitants furent alarmés en entendant une voix tonner qu’un « tremblement de terre » allait survenir le soir, et que c’était la radio qui l’avait annoncé. Naturellement, tous désertèrent leur maison et s’enfuirent dans les champs. Les gendarmes durent intervenir, et après quelques coups de fil, il apparut que l’affaire entière n’était qu’une rumeur dont l’origine était la maison des « enfants Mohanna ». Les policiers vinrent donc arrêter Issam, le frère cadet de Kamel, le conduisirent au poste, et ne le libérèrent qu’après l’intervention de son père. Plus tard, le père dit à Kamel : « C’est toi qui as inventé cette rumeur, tes camarades me l’ont dit ». Kamel se défendit et jura qu’il avait bien entendu à la radio qu’un séisme politique allait survenir… A ces mots, son père partit d’un grand éclat de rire, manquant de tomber à la renverse. Ce fut-là sa première leçon de politique. Lorsque la guerre de Palestine éclata en 1948, les hommes armés firent leur apparition à Khyam. Ils traversaient le village, laissaient parfois leurs montures reprendre des forces devant la maison des Mohanna et venaient s’asseoir à la terrasse avec son père. Ils évoquaient le commandant Fawzi el-Qawuqji et rapportaient des nouvelles des batailles qui faisaient rage. C’étaient des Arabes, Libanais, Syriens et Palestiniens, qui s’étaient portés volontaires dans

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les rangs de « l’armée du Salut » pour prendre part au djihad pour la libération de la Palestine. Kamel se remémore cette époque: « Je les enviais ». C’étaient des hommes, des vrais, chevaliers de Saladin sortis tout droit des pages de l’Histoire, chevauchant la bride au vent à travers plaines et montagnes. Ils n’attendaient point leur adversaire mais allaient à sa recherche pour « reconquérir par les armes la terre des Arabes », ainsi que les décrivait le « maître ». Ils avaient pour armes carabine de chasse, pistolet, épée ou poignard, ainsi qu’un baluchon de vivres pour la route. Son père leur faisait des adieux d’hommes, les serrant contre sa poitrine, alors que sa sœur Zeinab scandait par la fenêtre « la Palestine nous reviendra ». Kamel aurait tant voulu les accompagner. Par son imagination foisonnante, la grandeur de ses rêves et la force de sa détermination, il était réellement leur pair. La famille de Khalil Abou Abbas qui comprenait sa sœur, son mari et leurs enfants, perçut des années durant une allocation mensuelle de l’UNRWA, l’agence des Nations Unies dédiée aux réfugiés de Palestine, les réfugiés n’étant pas uniquement des Palestiniens, mais également des Libanais qui s’étaient établis en Palestine depuis des décennies, y avaient travaillé et acheté des terres et des maisons. Rien ne pouvait les différencier de Libanais s’étant déplacés de Khyam ou de n’importe quelle localité du Sud à Beyrouth ou Tripoli. Le nationalisme arabe était une vie au quotidien, un vécu de chaque jour, et non point des principes abstraits énoncés dans des livres. Lorsque Kamel passa avec succès la classe de quatrième qui était la dernière classe enseignée à l’école publique de Khyam, la Palestine leur collait à la peau, que ce soit à l’école, dans la rue ou dans leurs foyers. Elle leur emboîtait le pas et pénétrait à leur suite jusque dans leur chambre à coucher. Il la porta avec lui à Saida lorsqu’il partit présenter le brevet.

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Sortir du « troupeau » Assaad Mohanna, le père de Kamel, était un homme rationnel qui ne croyait nullement aux miracles. Frondeur, il ne reculait devant aucun défi. Ils étaient onze enfants dans la famille. Assurer l’instruction de six garçons et presque autant de filles tenait déjà de la gageure. Quant à faire de ses fils deux médecins, un juge, un professeur de lycée, un ingénieur, un directeur de banque, et que trois d’entre eux soient diplômés de France, c’était réellement un tour de force. Qui ne se souvient de la célèbre histoire de Ahmed el-Assaad, le leader du Sud, et sa fameuse répartie : « Mon fils Kamel s’instruit, cela devrait leur suffire ? » Kamel relate l’histoire qu’il connaît plus que nul autre, son frère aîné y étant impliqué. « Mon frère Mohammed étudia à l’école publique de Khyam. Puis il transgressa toutes les lignes rouges délimitant généralement les frontières de la pauvreté. Il passa le baccalauréat section Mathématiques élémentaires à l’Ecole de la sagesse à Beyrouth. La Sagesse à cette époque-là était connue pour former l’« élite » du pays. L’un de ses camarades de classe n’était autre que Kamel el-Assaad, le fils unique de « Son Excellence » Ahmed el-Assaad. Les deux camarades de classe se lièrent d’amitié, les résultats brillants de mon frère l’ayant sans doute aidé à dépasser la barrière des classes sociales. Cette amitié se raffermit encore plus lorsque Ahmed el-Assaad intervint avec d’autres notables et personnalités influentes approchés par mon père, afin d’obtenir pour mon frère une bourse lui permettant de poursuivre des études de médecine en France. Lorsqu’il voyagea, Kamel el-Assaad vint jusqu’au port lui faire ses adieux, avant de le rejoindre à son tour peu de temps après pour faire des études de droit. Après l’obtention de son diplôme et une fois rentré au Liban, mon frère lui envoya une lettre de félicitations adressée à « mon frère Kamel ». La lettre tomba entre les mains de son père. Il la brandit devant des visiteurs dans son château du village al-Taybeh, les prenant à témoin : «Regardez ce qui arrive lorsque des fils de paysans font des études… Ils abandonnent toute déférence à l’égard de leurs chefs, croyant par là s’être hissés à leur niveau. Pourquoi est-ce qu’ils s’instruisent ? Mon fils Kamel s’instruit, cela devrait leur suffire. » 27


Des témoins rapportent qu’Ahmed el-Assaad était fort en colère. Par la suite, la bourse d’études de mon frère en France fut suspendue. C’était une bourse de l’Etat, tributaire de la parole des personnalités influentes. Cela signifiait que Mohammed devait à présent rentrer sans pouvoir terminer sa spécialisation. Pourquoi « Son Excellence » a-t-il coupé la bourse ? On raconte qu’une délégation de notables des familles de Khyam le visita à al-Taybeh pour lui faire part de leurs griefs : « Vous voulez donc que la famille Mohanna nous commande ? » Au dire de certains, ces notables lui auraient même raconté comment le père gardait sa porte ouverte, accueillant tous ceux qui venaient au village, que ce soit en visite ou pour une affaire quelconque. De plus, tous ses fils poursuivaient des études. Les faits ainsi relatés ont peut-être été grossis au fil du temps à force de répéter l’histoire, il n’en reste pas moins qu’elle décrit fort bien la réalité politique du Sud à cette époque-là. Les habitants de Khyam par exemple se répartissaient en deux catégories : les paysans ou la population locale, contre la famille al-Abdallah. Cette famille n’appartenait pas à la caste des seigneurs féodaux, mais avait plutôt gagné son statut et l’avait conservé au fil des décennies et des générations en se maintenant dans les bonnes grâces des cercles de pouvoir et d’influence. Elle détenait la mairie et la représentation au Parlement. L’histoire de Khyam est une histoire d'une « lutte » entre ce féodalisme politique et les gens du pays. Et dans cette lutte sans merci, les paysans remportèrent leur première « victoire » dans les années cinquante, lorsqu’ils réussirent à arracher à la famille alAbdallah la mairie, les acculant à se contenter de la députation. Ainsi, le premier maire véritablement élu par « les gens du pays » fut el-hajj Khalil Haydar, un émigré rentré de l’Argentine. Quant à l’adjoint du maire, il n’était autre que le père de Kamel Mohanna, et il fut réélu à ce poste pour plusieurs mandats. Pour féroces qu’elles soient, c’étaient là cependant des batailles marginales. La bataille véritable se déroulait sur un autre front. Lorsque Ahmed el-Assaad coupa la bourse à Mohammed, le frère de Kamel Mohanna, son père fit un serment : « Votre frère poursuivra ses études et reviendra médecin. Le bey ne décidera pas de son avenir, ni du nôtre, nous ne sommes pas un troupeau dans sa ferme ».

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Le mot « troupeau » fit tressaillir Kamel. D’ailleurs, ce mot n’a jamais cessé jusqu’à présent de lui faire l’effet d’un choc. Un chien peut veiller sur un troupeau pendant que le berger se repose. Kamel avait appris le Hadith disant « chacun de vous est un berger et chacun de vous est responsable de son troupeau ». Mais les bergers s’étaient assoupis dans leurs châteaux et leurs capitales. Khyam était un « troupeau » sur lequel s’acharnait l’hyène israélienne et que dominait le féodalisme politique. Pour sa part, Abou Mohammed, le commerçant qui faisait la navette entre la Syrie et la Palestine, refusait d’être un simple mouton dans le troupeau. Il parvint dans un effort ultime à rassembler la somme nécessaire afin que le frère de Kamel puisse poursuivre ses études en France. Sa détermination illustre à merveille le proverbe sur le sage qui dit à son disciple: « Si tu dis a, tu dois enchaîner et dire b, et si tu dis b tu ne peux plus t’arrêter avant d’arriver au z. » La décision du père de Kamel inspira ses autres frères et leur insuffla le désir de poursuivre leur éducation. Son deuxième frère Ahmed décida donc après avoir terminé ses études secondaires à l’école des Makassed de Saïda, de rejoindre son frère aîné en France afin d’y étudier le droit. Le père refusa d’abord, Ahmed ayant décroché un poste de contrôleur au port, un poste prestigieux dans la fonction publique qu’ambitionnaient tous les jeunes du Liban, qui plus est un fils du Sud perdu dans la république de l’élite. De plus, tous à cette époque-là considéraient les douanes comme une mine d’or assurant à ses fonctionnaires des ressources supplémentaires en sus de leur salaire. Cependant, son frère Ahmed était atteint du « gène de Khyam », et les ambitions matérielles étaient le moindre de ses soucis, à plus forte raison les rentrées illégales. Se heurtant au refus paternel, il menaça de se suicider et déclara solennellement : « Soit je voyage, ou je me suicide ». Kamel était présent lorsque son frère proféra sa menace. Il s’attendait à ce que son père devienne fou furieux, mais au lieu de cela, il resta calme, se leva de sa chaise, vissa son tarbouche sur sa tête et dit en sortant : « Puisque tu y tiens tellement, tu l’auras. Je m’en vais te payer les frais de la première année d’études ». Ahmed rejoignit donc son frère à Montpellier, en France. Ainsi, l’un après l’autre, les frères poursuivirent leurs études dans les meilleures écoles et universités. Abd el-Amir, le troisième, termina ses études universitaires et rejoignit l’enseignement secondaire, Aziz 29


devint architecte, Issam fut diplômé du collège de Gestion et travaille actuellement comme directeur de banque. Quant à ses sœurs, elles trouvèrent fiancé avant de décrocher des diplômes, et se rattrapèrent en mettant au monde la plus grande partie des quelque 250 enfants et petits-enfants de la famille. La mère couvait cette progéniture avec tant de bonheur et de satisfaction et leur prodiguait une tendresse infinie. Cette descendance était la version sudiste du mot de Karl Marx : « L’homme, le capital le plus précieux. »

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Entre la province et la capitale Kamel arriva à Saida alors que les manifestations faisaient rage dans le sillage de la crise du canal de Suez. La ville bouillonnait littéralement, et les portraits du Rais Gamal Abdel Nasser trônaient sur toutes les places, au-dessus des boutiques et des maisons. Maarouf Saad était la vedette incontestée de tous les rassemblements. Et lorsqu’un jeune officier syrien, Jules Jammal, s’élança et fit exploser sa vedette contre le porte-avions français « Jean Bart », Saida sortit jusqu’au dernier de ses habitants dans la rue, scandant sa solidarité avec l’Egypte, la Syrie et la Palestine, et les cloches des églises carillonnèrent en hommage à l’officier « arabe ». Il était en réalité chrétien, mais le lexique politique de l’époque ne classait pas les gens selon leur appartenance religieuse ou confessionnelle, particulièrement à Khyam, et plus généralement dans le Sud. Les religions et les confessions, ainsi que des fleurs sauvages, fleurissaient et s’épanouissaient le plus naturellement du monde. La ville comptait quatre églises qui avoisinaient les mosquées et les hosseinieh, et jouxtaient les khelwat des Unitaires druzes. Les rites religieux, fêtes ou prières, célébration de Noël, de la naissance du Prophète ou commémoration de Achoura en souvenir du martyre de l’imam Hussein, étaient semblables à différents mets ornant un même banquet autour duquel tous festoyaient ensemble. Outre les dynasties politiques traditionnelles, al-Assaad, Bazzi, al-Zein, Osseiran, Baydoun et autres, divers partis et mouvements polarisaient la plupart des jeunes : le parti communiste, le Parti nationaliste syrien, le Parti Baas, le Parti socialiste progressiste, le nassérisme en expansion. Tous ces partis débordaient les frontières des religions, ignoraient les clivages des confessions. Au milieu de tout ce bouillonnement politique et idéologique, Kamel choisit d’adhérer aux nationalistes arabes. Il ne s’affilia pas au parti, mais il participait aux marches et aux manifestations organisées par le mouvement des nationalistes arabes et nassériens. Il s’inscrivit au lycée public afin d’obtenir le brevet. Son frère Ahmed, le juge, l’hébergea chez lui. Il était marié à Naziha el-Ansari, une fille de Saida, et ils habitaient un appartement dans l’immeuble 31


Shéhérazade, en plein centre de Saida, ce qui permit à Kamel d’être au sein des évènements qui s’y déroulaient. Le centre ville était le cœur battant de Saida, et les prémices de la « révolte de 1958 » commençaient à se faire ressentir lorsque Kamel entama ses études secondaires au lycée public d’Aïn el-Heloué en vue de décrocher le baccalauréat. Le lycée était dirigé par le professeur Mustafa Zaatari. C’était une époque en ébullition, riche en évènements et rebondissements. Kamel se souvient particulièrement qu’on avait appelé à manifester en solidarité avec la révolution en Algérie, après que l’Amérique ait arraisonné un navire algérien à New York. Il se posta donc à l’entrée est de l’école, tandis que son ami Nabih Jawhar, dont le frère était le garde du corps de Maarouf Saad, se tint à l’entrée ouest, et ils enjoignirent à leurs camarades de ne pas aller en classe, mais de se joindre plutôt à la grève. Naturellement, la participation fut totale. Mais quand Kamel rentra le soir à l’appartement, un sousofficier des services de renseignement militaire frappa à la porte. Kamel ouvrit, le sous-officier se présenta et procéda à son interrogatoire pour déterminer à quel parti il était affilié et quel rôle il avait joué dans la mobilisation pour la grève au lycée. Avant de partir, il lui lança un avertissement menaçant : « L’incitation à manifester et la fomentation de troubles sont des crimes passibles de prison. La fois prochaine, je te coffre ». Il termina sa phrase d’un air déterminé, en regardant Kamel droit dans les yeux. Ce fut là sa première « confrontation » avec le pouvoir. Des questions le tourmentèrent par la suite : devait-il arrêter de participer aux manifestations et aux grèves afin d’obtenir son baccalauréat ? Le diplôme était-il tout ce qui lui importait ? Et les grandes causes arabes : la Palestine, l’Algérie, l’Egypte… ? Le lendemain, Kamel se joignit à une manifestation de protestation contre le « pacte de Bagdad ». Son choix était fait. La « révolte de 1958 » était partout à Saida, un ballet incessant de rassemblements et de grèves. Quant à l’entraînement militaire, il se déroulait sous le contrôle d’un militant de la famille al-Masri. Ils se retrouvaient souvent, lui, son ami Jawhar et un autre de la famille Dimassi, dans la maison de Zaatari, pour planifier leur participation aux grèves, sit-in et autres manifestations.

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Les jours de grève étaient bien plus nombreux que les jours de classe. Mais cela n’empêcha point Kamel de réussir et d’obtenir son baccalauréat. Il déménagea ensuite de Saida à Beyrouth, où il découvrit que le Liban officiel était bien la capitale, alors que le reste n’était que province. Il se dit au début qu’il avait débarqué dans un monde étrange. Cherchant à remédier à cette sensation, il rejoignit un club de lutte et s’inscrivit au lycée de Raml el-Zarif, bastion du mouvement nationaliste arabe. Sa classe comptait parmi ses étudiants Samih Kanso, Samir Kadhi (promu ultérieurement chef d’état-major de l’armée) et Joseph Ghosn (désigné plus tard commandant de l’aviation militaire). Il décida d’explorer les recoins de la capitale. Le tramway était son seul moyen de transport. Il y montait à la place des Canons et en descendait à Dora. De là, il marchait jusqu’à Nabaa, Mkalles ou toute autre région qu’il désirait visiter. Perdu au beau milieu de l’animation du marché aux fruits et légumes tout près du cinéma Rivoli, il s’abandonnait à un sentiment de familiarité. Les agriculteurs rapportaient leurs récoltes des villages aux quatre coins du Liban. Il flottait dans ce marché les senteurs de Khyam, son village abandonné, perdu aux confins de la Palestine (il ne s’habituerait jamais à l’appeler Israël, mais insistait plutôt avec un entêtement hérité de son père que c’était bien la Palestine). Sa salle de cinéma préférée était le cinéma Empire qui passait des films étrangers. Il devint par la suite un inconditionnel du cinéma Hamra. D’ailleurs, la rue Hamra même se substitua dans son esprit à la place de Khyam dans son enfance. Il n’avait pas toujours de quoi se payer un café dans l’un de ses bistrots, et se contentait souvent d’y flâner. Il s’initia au fil de ses promenades aux principes de l’élégance et devint plus soucieux de son apparence et du choix de ses vêtements. Cette coquetterie se doublait d’un souci de parfaire son français. D’ailleurs, il ne ratait pas un seul film français, d’autant plus que les salles en passaient peu. Et lorsqu’il se baladait à Hamra avec ses amis de classe, ils ne parlaient entre eux qu’en français. Ainsi, arrivé au terme de cette année scolaire, il s’était réconcilié avec la capitale et ne s’y sentait plus étranger. Son bac Mathématiques élémentaires en poche, il rentra au village. Il n’avait pas posé le pied dans le bus se dirigeant à Khyam qu’il 33


commença à affûter ses armes et mobiliser ses forces pour la bataille qui s’annonçait et qui allait sceller son avenir : il avait décidé d’étudier la médecine, et d’aller pour cela en France. Ses frères avaient déjà abordé la question de ses études universitaires et avaient suggéré à la lumière de ses performances en maths, qu’il devienne ingénieur. Mais tous ces plans tombèrent à l’eau lorsque son frère Mohammed revint de France avec un diplôme de médecine et commença à pratiquer à Khyam et Bint Jbeil. Kamel l’accompagnait les jours de congé et apprenait de lui diverses choses : comment bander une blessure, soigner une brûlure, faire une piqûre. Il fut attiré par ce métier et décida donc de marcher sur les traces de son frère et de faire des études de médecine. Il ne lui restait plus qu’à convaincre son père de ce choix onéreux. Le « conseil de famille » se réunit dans une des pièces de la maison, mais le père décida de ne pas y prendre part et alla s’installer plutôt à la terrasse, devant la maison. Ses frères commencèrent par étudier la possibilité de faire des études d’ingénieur, et arguèrent que cette spécialisation était moins coûteuse : Kamel pouvait s’inscrire dans une faculté à Beyrouth, quitte à poursuive sa spécialisation plus tard en France. Pour sa part, Kamel défendit son choix corps et âme, mais l’âpre réalité des chiffres s’imposait et il se retrouva dans une impasse. Ils sortirent de la réunion, laissant Kamel seul dans la pièce, démoralisé, pendant que son père discutait avec ses frères. Puis son père le convoqua à l’extérieur et lui demanda : « Qu’est-ce que tu souhaiterais toi-même ? » « Je voudrais voyager en France étudier la médecine », répondit-il sans chercher à cacher sa rage. Le père garda le silence un moment, puis il dit : « Tu sais bien que ce que je possède ne suffit pas à t’accorder ton souhait. Mais enfin, qu’importe. Va donc à Beyrouth, achète les affaires dont tu as besoin et prépare-toi pour le voyage… » Kamel lui sauta au cou et l’enlaça, retenant à grand-peine des larmes de joie. Ce marchand de bétail avait une vision qui les dépassait tous et le surpassait lui-même. Il avait hérité de son père le commerce du bétail, mais le grand-père n’avait pas trop réussi dans cette activité : il craignait le voyage et limitait son négoce aux 34


marchés locaux, alors que le père prenait plaisir à explorer de lointains horizons, mettant le cap sur des terres auxquelles nul marchand ne l’avait précédé. Il était connu pour sa probité. Tous le considéraient digne de foi et n’hésitaient pas à lui confier des biens ou même des sommes d’argent à investir dans son commerce, sans même réclamer de titre ou de reçu en contrepartie. Il avait construit la première maison en dur de Khyam, et avait obtenu le premier permis de se raccorder au réseau d’eau, permis qui portait d’ailleurs le numéro 1, alors que tout le monde à l’époque allait chercher de l’eau à la fontaine. Il était tolérant, ouvert d’esprit sur tous les plans. Lorsque les frères de Kamel grandirent et commencèrent à recevoir des coups de fil galants, il répondait au téléphone et badinait avec la fille le plus simplement du monde, sans le moindre embarras. Il était fermement convaincu de l’importance de la médecine. Aussi offrit-il au docteur Adib Rahal une pièce dans laquelle il établit une clinique. Le docteur Rahal donna d’ailleurs à son fils le nom du père de Kamel : il le nomma Assaad. Après lui vint le docteur Abd el-Masih Mahfouz. Le père aimait avoir de la compagnie et sa maison restait ouverte à tous. Il accueillait tous ceux qui arrivaient au village, qu’ils soient visiteurs ou simplement de passage, et offrait l’hospitalité à certains pour quelques jours, une semaine, ou même plus. Il avait également un immense respect pour les oulémas et hommes de religion parmi lesquels il établit de solides amitiés, notamment avec Son Eminence Sayyed Abd el-Raouf Fadlallah, père du Grand Ayatollah Mohammad Hussein Fadlallah. Toujours la même question qui revient constamment hanter Kamel : « Mon père était-il un cas particulier, une exception à la fameuse règle ‘Mon fils Kamel s’instruit, cela devrait leur suffire’ ? ». Le père était une figure complexe, inclassable. Kamel croyait qu’il était l’un des pionniers de cette petite bourgeoisie qui émergeait face au féodalisme politique. Commerçant sillonnant le monde, il amassait connaissances et compétences et les transformait en un moyen de production ambulant que la caste féodale ne pouvait maîtriser ni contrôler. A la saison des élections, Ahmad el-Assaad ouvrait grand sa maison et organisait fêtes et festins qui attiraient les habitants des villages alentour. Ils se présentaient à ces occasions, chargés de présents : œufs, poulets et moutons, kawarma, confitures et gâteaux que leurs femmes mettaient un soin particulier à confectionner, utilisant les fruits et légumes de saison. La fête finie, ils rentraient 35


chez eux raconter leur aventure par le menu aux gens du village : comment le bey les a reçus et leur a serré la main un à un, puis comment « il dressa la table pour nous et partagea avec nous le repas. » Leurs voisins et rivaux étaient rongés par la jalousie en écoutant cela, et regrettaient de ne pas avoir eu l’honneur de serrer la main au bey et de festoyer avec lui ! La conversation finissait le plus souvent par des mots de remerciement et de reconnaissance pour le bey qui « nous appelle par nos prénoms et les connaît par cœur, parce qu’il a à cœur nos intérêts ». Vers le milieu des années cinquante, Reda Tamer, un partisan du président Camille Chamoun, décida de se présenter aux élections législatives contre la liste de Ahmed elAssaad. Il fit campagne sur un programme proclamant que l’eau, l’électricité et les routes étaient un droit acquis aux citoyens en contrepartie des impôts qu’ils payaient. Assaad Mohanna ne tarda pas à se joindre à la machine électorale de l’outsider, bien qu’il ne l’ait rencontré qu’en de rares occasions, et affirmait à qui voulait bien l’entendre : « Son programme m’a plu, nous payons double le prix de ces services, et nous n’obtenons une route asphaltée pas plus longue que cinq kilomètres qu’après trois tours d’élections ». Il disait cela avec exaltation, tout heureux d’avoir enfin trouvé un candidat qui pouvait le représenter véritablement. C’était le commencement du déclin du féodalisme politique et l’émergence de la petite bourgeoisie, et le père de Kamel était un de ces pionniers qui avaient ouvert la voie et préparé le terrain au changement bien avant son temps.

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Le monde aussi est un roman Kamel avait dix-neuf ans lorsqu’il monta à bord d’un navire italien, le « Paquebot des rêves », qui leva l’ancre pour la France. Sa tête bruissait de projets et de grandes idées : les études, les filles et la tour Eiffel. La dame de fer surtout enflammait son imagination. Symbole par excellence de la colonisation française au Liban et en Syrie, ainsi qu’au Maghreb arabe, elle était également l’emblème d’une culture et d’une civilisation séduisantes. Et voilà que lui, fils de l’ancienne colonie, partait à la conquête de la puissance coloniale. Il ne se faisait pas pour autant d’illusions sur les difficultés de la vie en France, il avait bien assimilé tout ce que ses frères Mohammed et Ahmed avaient raconté des défis qu’ils avaient rencontrés au cours de leurs études en France, notamment les murs du racisme, cloisons étanches qui manquaient d’étouffer tout étranger dans ses efforts pour tenter de les abattre. Cela était surtout vrai pour Paris même, la capitale dont « les habitants érigent autour d’eux des remparts que nul ne peut percer » comme disait son frère Ahmed. Ce dernier ajoutait cependant, comme pour tenter de le tranquilliser : « Personnellement, je ne me suis jamais senti étranger. Je me suis affilié au parti communiste et les camarades m’ont entouré de tant d’égards et d’affection. Le parti brise les barrières entre les peuples et les races. Lorsque tu deviens citoyen du monde, peu importe que tu sois du Liban, du Congo ou du Vietnam. Le mot « camarade » résume la situation ». Bon, il savait bien qu’il n’allait pas devenir membre du parti communiste, il était un nationaliste arabe invétéré, un nassériste animé d’une foi inébranlable dans l’unité de la nation arabe du Golfe à l’océan. Il partageait bien quelque chose avec les communistes, c’était la haine de la colonisation et de l’impérialisme. Mais qu’en était-il de la libération de la Palestine ? La Palestine ne figurait pas parmi leurs priorités, alors qu’elle était pour lui « le but final de toute lutte ». Sa première année d’études se passa à Grenoble dont il fréquenta la prestigieuse université, une université aux allures de forteresse. Il prit une chambre dans la résidence universitaire, à l’étage supérieur, et s’activa dès son installation sur trois fronts : les études, les filles et les associations d’étudiants. Il ne rencontra aucune difficulté sur le 37


premier front. Les cours étaient intéressants, il posait beaucoup de questions, ce qui retint l’attention des professeurs ainsi que des camarades de classe. C’était exactement ce qu’il cherchait d’ailleurs. Il ne souhaitait pas passer inaperçu. Il n’était pas timide, et sa connaissance de la langue française l’aidait à dépasser le complexe de l’« étranger » qui avait rendu la vie difficile à plus d’un de ses amis, surtout au cours de leur première année d’études. Sur le second front, il avançait avec beaucoup plus de précautions, explorait bien le terrain avant de s’aventurer et de passer à l’attaque. Il redoutait d’essuyer un refus, ce qui aurait signifié un échec, bien que beaucoup de ses amis encaissaient le refus des filles qu’ils invitaient comme étant tout à fait naturel. Son ami Ali Fawwaz qui vivait à Grenoble depuis plusieurs années avant son arrivée, répétait constamment : « Si tu arrives à te débrouiller une fille pour cinq invitations refusées, tu es gagnant ». Mais Kamel n’était pas de cet avis : un refus lui aurait fait « perdre la face », comme disent les Arabes, alors qu’il tenait à sa face, surtout avec une Française. Cet orgueil trahissait ses origines montagnardes bien ancrées en lui. Où qu’il aille, Khyam lui collait à la peau. Comme dit le poète Constantin Cavafy dans « Le Quatuor d’Alexandrie » : « Mon ami, la ville te suit. » Cette prudence villageoise qui s’apparentait plutôt à de la crainte, tomba d’un coup lorsqu’il rencontra Micheline et l’invita à prendre un café. Elle l’apostropha : « Piccoli, Piccoli, pourquoi as-tu attendu si longtemps avant de m’inviter ? » Il regarda tout autour de lui, croyant qu’elle s’adressait à quelqu’un d’autre, mais ses yeux étaient rivés sur lui. Il rit et répondit : « Est-ce que le nom Kamel devient par hasard Piccoli en français ? ». Elle partit d’un rire qui résonna dans toute la cafétéria : « Piccoli, voyons… Tu ne sais pas c’est qui Piccoli ? C’est une vedette du cinéma français. Je t’accompagnerai au ciné lorsqu’il sortira un film. Tu lui ressembles tout à fait ». A ces mots, il sentit comme des plumes de paon qui lui poussaient et s’épanouissaient en panache. Après l’affaire de Piccoli, il se prit à défier les copains de choisir la plus belle fille autour d’eux afin qu’il l’invite… et Piccoli ne le laissait jamais tomber, ce qui encouragea son ami Ali Fawwaz à l’utiliser comme appât dans sa chasse aux belles jeunes filles. Fawwaz habitait à l’époque un studio parfaitement bien équipé pour les « soirées de charme » et prêtait volontiers la clé à ses amis lorsqu’ils 38


parvenaient à attraper un poisson dans leurs filets. C’était sa manière à lui de prendre sa revanche sur l’« Empire français ». Le fait est que Fawwaz se voyait à la tête d’une armée de conquérants, et à chaque expédition fructueuse, il réécrivait la célèbre bataille de Poitiers2. Lorsqu’il déménagea par la suite dans la résidence universitaire, il prit soin de choisir une chambre au rez-de-chaussée de laquelle il pouvait facilement se faufiler à l’extérieur en enjambant une petite muraille pas plus haute que trente centimètres. Les copains, filles et garçons, n’avaient pas besoin d’être des athlètes ou des champions de saut à la perche pour entrer par la fenêtre. Mais à trop jouer avec le feu, Piccoli se brûla. Un sort à la Hitchcock, comme quoi « le crime ne paie pas ». En vérité, « crime et châtiment » de Dostoïevski était loin d’être une fiction. Piccoli regarda autour de lui, et vit qu’il était tombé comme un poisson dans les filets de l’amour. Brigitte était étudiante en médecine, dans la même classe que lui. Elle choisissait un siège dans un coin isolé de l’amphithéâtre, et quittait sitôt le cours terminé. Blonde, potelée, elle dégageait une féminité suave et une timidité charmante. Kamel faisait exprès d’arriver en retard dans la salle pour prendre place à côté d’elle. Il ne l’avait jamais vue sortir avec un garçon. Elle avait toujours un livre à la main, qu’elle soit dans le parc, à la cafétéria, ou ailleurs. Elle était semblable à un donjon mystérieux dont il était déterminé à trouver la clé. Il lui dit une fois : « Voyons Brigitte, tu ne quittes jamais la faculté ! Le monde est si vaste et tu as l’occasion de l’explorer. C’est vrai, répondit-elle, mais je préfère mieux le découvrir à travers les livres. Je ne sais pas, peut-être que je dois commencer par me découvrir moi-même. Et c’est exactement ce que je trouve dans un livre. - Et l’expérience ? L’expérience est le chemin le plus court vers la connaissance, connaissance de soi et connaissance du monde.

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La bataille de Poitiers, ou bataille du Pavé des martyrs pour les Arabes, marque une victoire décisive des Francs et des Aquitains sur les Omeyyades. Elle devient le symbole de la lutte de l’Europe chrétienne face aux musulmans, marquant le début du recul de l’islam face au christianisme dans le continent.

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- Peut-être, concéda-t-elle avec douceur en riant, mais on paye cher l’expérience, et le capital dont je dispose ne serait pas suffisant. » Elle coupait court fermement à toutes ses tentatives de séduction. Il tomba fou amoureux d’elle. Il n’essaya pas de la changer, mais chercha plutôt à apprendre d’elle. Son père était officier des forces de sécurité. Elle était originaire de Tourcoing, mais son horizon ne se limitait pas à ce petit village de la région de Lille, au nord de la France. Elle avait élargi son monde au fil de ses lectures et des idées qu’elle avait acquises. Férue de poésie et de romans, ce fut elle qui le poussa à lire Albert Camus, Sartre et Saint-Exupéry. Elle lui répétait : « Le monde n’est pas que de la politique, il est également un roman. » Ils passaient de longues heures ensemble, en tête-à-tête ou avec les copains. Ils l’avaient adoptée à l’unanimité. L’un d’eux disait d’elle : « C’est une Orientale dans un accoutrement de Française », et c’est peut-être cela précisément qui fascina Kamel. Elle était différente des autres filles et se distinguait par cette extrême pudeur qu’il n’arrivait pas à s’expliquer. Il suffisait qu’elle sente un regard braqué sur les contours de son corps pour qu’elle rougisse jusqu’à la racine des cheveux. Son amour était un fleuve qui le désaltérait. Assouvi, il ne voyait plus aucune autre fille. Il ne l’avait jamais embrassée… ou plutôt si, une fois peut-être à une occasion quelconque. Il ne comprenait pas comment il était subitement devenu ainsi chaste. « Rester ensemble, nous asseoir côte à côte, les doigts entrelacés… C’étaient là pour nous des sommets qu’aucun humain n’avait encore foulés. Nous étions transportés. Chacun de nous découvrait l’autre, se découvrait lui-même, et nous réinventions le monde. » L’année universitaire tirant à sa fin, la question de l’avenir de leur relation se posa à eux. Pourraient-ils rester ensemble ? Devraient-ils se marier ? Etait-ce là le seul choix qui leur était possible ? A chaque fois qu’ils évoquaient la question du mariage, il revoyait son père assis à la porte de leur maison à Khyam, qui lui disait : «Tu réussiras, préparetoi pour le voyage ». Et des questions lancinantes le tourmentaient : est-ce que le mariage avec une Française au terme de sa première année d’université était vraiment le succès espéré par son père ? Et les enfants ? Pouvait-il se permettre d’avoir des enfants alors qu’il avait tant d’années d’études devant lui ? Finirait-il par s’établir définitivement en France ? Citoyen français et expatrié loin de sa terre natale ? 40


Après bien des discussions, ils décidèrent finalement de se donner un temps de répit et de réflexion. Elle irait donc à Lille, et lui de son côté irait poursuivre ses études à Tours, mais ils resteraient constamment en contact. Cette décision était douloureuse. Après une année entière passée ensemble, c’était comme s’il s’arrachait le cœur. Ils ne s’étaient pas séparés un jour, et lorsqu’ils n’étaient pas ensemble, ils passaient des heures au téléphone. Il lui avait même suggéré une fois lorsqu’ils rentraient chacun chez lui pour la nuit, de s’écrire des lettres qu’ils échangeraient le matin. Quoi qu’il en soit, à la fin de cette première année, ils se séparèrent avec l’espoir de se retrouver plus tard. Sur le troisième front, celui de la vie universitaire et des associations d’étudiants, Kamel choisit de s’engager par le biais des activités culturelles, la culture étant un ciment qui rassemble et pas une barrière qui sépare. Dans le cadre de ces activités culturelles, ils célébraient les fêtes nationales, le clou de ces célébrations étant naturellement la dabké. Kamel était passionné par la danse folklorique de son pays. Il y voyait un langage commun à tous les peuples du Levant. La dabké de Khyam ne différait en rien à celle de Galilée. Ils montèrent une troupe avec un joueur de tambour, un joueur de luth et un joueur de flûte. Le succès fut immédiat, à tel point qu’ils se prirent à improviser des occasions afin de s’adonner à leur danse favorite. Ils constituèrent également des comités chargés de promouvoir la cause palestinienne. Il fut élu secrétaire des affaires culturelles de l’Association des Etudiants Libanais, la première association d’étudiants fondée à Tours. Elle rassemblait un large éventail de partis couvrant tout le spectre politique allant de gauche à droite, bien que la gauche fût prédominante car plus active et plus ouverte aux étudiants arabes, majoritaires dans ses rangs. Ceux qui divergeaient dans les débats politiques se découvraient des affinités au sein du comité culturel. Malgré l’étendue de ces divergences et la véhémence des échanges, notamment entre nationalistes arabes et communistes, la cause palestinienne restait au cœur de toutes les conférences et les réunions. Elle était le terrain d’entente commun de tous les gauchistes, libanais ou arabes, et gagnait également l’adhésion des partisans de la droite, ne fût-ce que par pure courtoisie. 41


Les débats étaient démocratiques, les différends restaient démocratiques, et sous le soleil de la France « hostile », il y avait de la place pour tout le monde. Le serment d’Hippocrate qui attendait les étudiants de la faculté de Médecine, l’engagement de Gamal Abdel Nasser et l’innocence de Piccoli cohabitaient harmonieusement en lui. Il ignorait alors que les nuages menaçants de juin 1967 s’accumulaient au-dessus de leur tête jusqu’à leur boucher l’horizon et à les laisser seuls, nus et désarmés face au monde. « Les Egyptiens bombardent Israël », titrait France Soir à la une, le soir du 5 juin 1967, alors que le journal socialiste Achaabiya annonçait « offensive sur tous les fronts, Israël contre-attaque et marque une victoire ». Son cœur se serra à la lecture de ce second titre. Il s’en remit à La Voix des Arabes où Ahmed Saïd affirmait que des centaines d’avions étaient abattus dans le ciel de l’Egypte et que les forces de l’armée syrienne marchaient sur Safed pour la libérer. « Nous les avons donc finalement attaqués… », se dit Kamel, rassuré. Dans sa tête se dressait comme un rideau de fer étanche qui filtrait les informations rapportées par les médias occidentaux, en refoulait tout ce qui parlait de destruction d’aéroports et de bases militaires en Egypte, de paralysie de l’armée de l’air égyptienne. Par contre, la marche des forces syriennes vers Safed s’imposait à lui comme une vérité mathématique : 1+1=2, un point c’est tout. L’après 5 juin ressemblait au monde du Jour d’après, le film où une guerre nucléaire ne laissait que des cadavres et des villes en ruine sur lesquelles régnaient la désolation et la mort. En réalité, les Egyptiens n’avaient pas bombardé Israël, loin de là. C’était plutôt Israël qui avait ouvert les hostilités en lançant des raids aériens foudroyants qui avaient détruit les aéroports militaires égyptiens, laissant les troupes au Sinaï totalement impuissantes, à la merci des frappes aériennes israéliennes. Quant aux forces syriennes qui avançaient vers Safed, leur expédition relevait d’un héroïsme « en désespoir de cause ». Elles tentaient de résister et de tenir leurs positions sur les hauteurs du Golan, alors que le gouvernement syrien s’apprêtait à évacuer Damas et à se déplacer à Alep « pour empêcher Israël de renverser le régime ». Dans la presse française, « la jeune armée de David remportait des victoires historiques sans précédent », comme l’avait écrit Le Figaro. On commençait même à célébrer la 42


victoire dans les rues et à la télévision, avec la participation de chanteurs, d’acteurs et de politiciens. La plupart y passèrent : Juliette Greco, Yves Montand, Simone Signoret, Valéry Giscard d’Estaing, et jusqu’à François Mitterrand. La seule exception à cette liesse fut le général de Gaulle qui garda ses distances, ainsi que son parti, comme l’a noté le journaliste britannique Robert Fisk. Plus tard, quelques mois après la date fatidique, le Général lança son avertissement qui resta gravé comme une prophétie dans l’histoire : Israël « organise sur les territoires qu’il a pris l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsions, et il s’y manifeste contre lui une résistance, qu’à son tour il qualifie de terrorisme ». Le lendemain du 5 juin de cette année-là, le jour se leva sur un monde dévasté. Tout un univers s’était écroulé autour de Kamel et de ses amis qui se retrouvaient honteux et humiliés dans le froid glacial de ce pays étranger.

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En présence des anges « Où étais-tu lorsque la guerre a éclaté ? » C’était la question de mise entre les étudiants de Tours lorsqu’ils se rencontraient en dehors des salles de classe. Nul ne se souciait d’écouter la réponse. Seule les obnubilait cette constatation amère : « nous avons été battus ». Trois armées arabes vaincues, en déroute ou détruites. Personne ne souhaitait rentrer dans les détails. On dit que le diable se niche dans les détails. Les grandes lignes à elles seules étaient suffisantes pour ouvrir grand les portes de l’enfer. Ils étaient plongés dans la nuit noire de la défaite, à chercher désespérément un rai de lumière… et ils le trouvèrent. Frantz Fanon dit des damnés de la terre que lorsqu’ils touchent le fond du désespoir, ils ont besoin d’anges qui leur susurrent des compliments, restaurent leur confiance en eux et leur redonnent espoir. La défaite de juin 1967 a précipité les Arabes, tous les Arabes, au fond d’un gouffre de désespoir insondable. Abdel Nasser était le talisman magique qu’ils brandissaient face aux monstres terrifiants de cette terre pour les terrasser. « Trois pays s’étaient relayés contre nous en 1956 : l’Empire britannique dans sa toute puissance, la France et Israël, se souvient Kamel. Mais avec Abdel Nasser, nous sommes sortis victorieux. Battus militairement, nous avons triomphé politiquement. Avec lui nous avons mené les guerres de la « neutralité positive » dont il était le héros sans conteste. Nous étions à présent une force incontournable qu’il fallait prendre en compte. Nous formions un bloc composé de dizaines de pays allant d’Asie jusqu’en Amérique latine, en passant par l’Afrique. Nous avions brisé le monopole des armes, et la question de la libération de la Palestine n’était plus qu’une question de temps. A nos yeux et aux yeux du monde, nous avions retrouvé un prestige que nous n’avions plus connu depuis la chute de l’Andalousie. Mais comme dit Nietzsche, « ce n’est point la hauteur qui est effrayante, mais la chute ». Et pour nous, c’était la chute en six jours, une chute fracassante. Comment avons-nous pu être si naïfs ! » En vérité, le talisman n’était pas un 45


gage de victoire. Les étudiants arabes de France évitaient à présent de se rassembler, craignant que leurs regards ne se rencontrent et ne dévoilent l’étendue de leur désarroi. L’attitude des autres également était douloureuse, qu’ils soient du camp des amis qui manifestaient pitié et compassion, ou de celui des ennemis qui vantaient l’héroïsme des soldats israéliens. Tout ceci ne faisait que remuer le couteau dans la plaie. Les étudiants n’étaient plus que des îlots de sel ballottés par les flots et éparpillés par les vents. C’est alors que les anges vinrent à la rescousse. Certains avaient toujours été là et ils ne faisaient que les redécouvrir, d’autres étaient peut-être le fruit de leur imagination. Ainsi donc, à l’automne de la même année de la défaite arabe, la révolution armée triompha à Aden et chassa les forces britanniques, ce qui alimenta la rébellion dans le Dhofar3 voisin et élargit ses objectifs à la libération du golfe arabe occupé. Un nouveau Vietnam voyait donc le jour et commençait à s’étendre dans le voisinage immédiat des sources du pétrole, le pétrole qui serait la tombe de l’Occident hostile. C’était là le bruissement des ailes des petits anges. L’archange, quant à lui, parlait par le canon du fusil palestinien et déployait ses ailes sur l’étendue des nations arabes. La bataille de Karameh4 n’était qu’un préambule, le début d’une guerre populaire de libération dont la seule issue ne pouvait être que la victoire finale. Le ciel au-dessus de leur tête grouillait d’anges. Les combattants Viêt-Congs menaient une guerre sans merci au Vietnam, Cuba sous la houlette de Castro avait chassé le dictateur Batista et porté Che Guevara aux nues. Le Che ! Ils ne juraient plus que par lui. Mao TseToung également volait à leur rescousse, venu des steppes de Chine sur son dragon jaune. Sans oublier Kim Il-sung, si cher au cœur de quarante millions de Coréens. Ainsi que la puissante URSS avant qu’elle ne verse dans le révisionnisme.

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Gouvernorat au sud du sultanat d’Oman, historiquement opposé au pouvoir du Sultan. 4 La bataille de Karameh fait référence à l’attaque par l’armée israélienne du village de Karameh en Jordanie qui abritait des combattants du Fatah. Des combats féroces s’engagent entre Israéliens d’un côté, combattants du Fatah et de la Légion arabe de l’autre. Les forces israéliennes finissent par s’emparer du village, mais au prix de pertes importantes des deux bords. Et le Fatah en sort renforcé.

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Kamel virait à gauche. Les vagues de la défaite avaient balayé, ou manqué de peu, les slogans qui s’élevaient dans les rues de Saida lorsqu’il y faisait encore ses études. « Du Golfe révolté à l’océan agité, Abdel Nasser, on est à tes côtés », cela semblait si loin à présent. Kamel était maintenant partisan de la gauche radicale. De nationaliste, il était devenu internationaliste. Et « la chute historique des régimes de la petite bourgeoisie » résumait à elle seule la défaite de juin. Les phares des capitales de la libération arabe, du Caire à Bagdad, en passant par Damas, s’étaient subitement éteints, éclipsés par la lutte armée, les foyers révolutionnaires, la violence révolutionnaire organisée, des principes comme « sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire » qui éclairaient le chemin vers la libération du monde arabe. C’étaient là les grands titres. Les détails de l’ordre du jour sortaient quant à eux de la vallée du Jourdain, des camps de réfugiés palestiniens au Liban, et leur écho se répercutait jusque dans les grottes du Dhofar et sur les rivages de la mer d’Arabie. Kamel s’engagea dans les guerres de libération par le portail du Front Démocratique de Libération de la Palestine. Il reprit à Tours le militantisme étudiant qu’il avait entamé l’année précédente avec ses amis à Grenoble, mais avec une différence de taille, c’est que Tours accueillait 400 étudiants libanais, étudiants en médecine pour la plupart et dont un grand nombre était originaire du Liban Nord, auxquels s’ajoutaient des centaines d’étudiants arabes dont des Irakiens et des Koweitiens qui deviendront politiciens et cadres chevronnés. Parmi ses anciens compagnons de Tours docteur Taleb al-Baghdadi, docteur Wathab al-Saadi, docteur Adel AbdelMehdi, actuellement vice-président de la République d’Irak et qui poursuivait des études à Paris mais se rendait souvent à Tours, docteur Khaled al-Wasmi, élu pour plus d’un mandat au Parlement koweitien. Sur le plan organisationnel, Kamel était actif dans deux cercles, celui des étudiants libanais et celui des étudiants arabes. Sur le premier plan, il fut élu secrétaire général de la Ligue des étudiants libanais de Tours. En fait, ce poste lui fut acquis dès le départ, sa candidature ayant gagné l’appui de la grande majorité des étudiants, 47


notamment les partisans de gauche qui constituaient le plus grand bloc. Sur le second plan, ils fondèrent l’Union des étudiants arabes de Tours. La coordination entre la Ligue et l’Union restait pour lui un souci constant dans le cadre de ses activités militantes, ce qui poussa une certaine frange de droite à l’accuser d’« engager la Ligue de force dans les causes arabes, que ce soit la Palestine, le Yémen, Oman ou l’Algérie ». Cette droite considérait que ces causes « ne nous concernent nullement », alors qu’il était fermement convaincu pour sa part du contraire. Cette même conviction le poussa à s’engager dans la révolte étudiante de mai 1968 lorsqu’elle éclata à l’Université de Nanterre sous l’impulsion de Daniel Cohn-Bendit, alors étudiant. Kamel participa à plusieurs rassemblements et colloques dans le cadre de ce mouvement étudiant qui gagna de l’ampleur et de la force. Les activités de la Ligue ne se limitaient pas à Tours. Kamel veilla à élargir sa base en se déplaçant constamment entre les différentes ligues des étudiants libanais dans diverses villes de France. Son but ultime était de former une Union générale des étudiants libanais en France. Cet objectif fut atteint lorsqu’ils furent conviés vers la fin de l’année 1968 à une réunion à Clermont-Ferrand qui regroupait toutes les ligues d’étudiants de France qui représentaient près de sept mille étudiants. Les étudiants participèrent à cette réunion dont l’objectif était de fonder l’Union générale des étudiants libanais (UGELF) en France que Kamel appelait de tous ses vœux. « Ce jour-là, nous avons quitté Tours dans une Peugeot, raconte Kamel. La voiture était à Khaled el-Wasmi, mais c’était Albert Jokhdar qui l’utilisait surtout. La délégation comprenait les amis Albert Jokhdar, Hassan Mneimneh, nommé plus tard ministre de l’Education et de l’Enseignement supérieur au Liban, Moustafa Bakri, Ghazi Charara, Elias el Hajj, et moi. Nous étions serrés dans la voiture comme des sardines, et même pire, alors que le coffre débordait d’affiches, de tracts et de photos de la révolution palestinienne. Nous n’avions pas oublié d’emporter avec nous l’instrument de travail indispensable pour animer nos nuits : la derbakké. Car l’image sombre du militant austère ne collait à aucun d’entre nous, surtout en une occasion festive de ce genre qu’il fallait célébrer dans la joie. Cette réunion nous réservait plus d’une surprise. D’abord, mon ami Ali Awada de la Ligue de Paris, m’annonça qu’il renonçait à présenter sa candidature. Notre bureau se présenta alors. La concurrence fut féroce 48


entre notre ligue et celle de Lyon, représentée par Othman el Hojja. A notre grande surprise, on proclama notre victoire après un vote à bulletin secret, et je me suis ainsi retrouvé premier secrétaire général élu de l’UGELF. Ce furent alors des embrassades et des accolades générales, y compris avec nos concurrents. Après quoi, nous avons sorti l’incontournable derbakké et nous sommes restés jusqu’à l’aube à faire la fête et à danser la dabké ». Le 28 décembre de cette même année, un séisme ébranla le Liban: l’armée de l’air israélienne lança des raids sur l’aéroport international de Beyrouth, détruisant 13 avions civils arrêtés sur le tarmac. Les jeunes étudiants se mobilisèrent immédiatement. Kamel adressa un télégramme au nom de l’Union au président de la République, le général Charles de Gaulle, lui réclamant de prendre position fermement contre cette « agression israélienne ». Face aux condamnations unanimes de l’attaque de la part de la communauté internationale, le Général décréta un embargo sur les ventes d’armes à destination d’Israël. Puis dans un deuxième temps, le bureau de l’Union décida d’occuper l’ambassade du Liban à Paris pour 24 heures, en protestation contre la position du gouvernement libanais qui avait négligé de répondre à l’agression. L’ambassadeur du Liban en France à cette époque-là était Philippe Takla, un diplomate brillant, aidé de deux conseillers, Rachid Fakhoury et Georges Dahdah. Cette décision ne pouvait être mise à exécution sans coordination préalable avec les autres ligues, notamment celle de Paris où était sise l’ambassade. Ils quittèrent donc Tours, accompagnés d’un groupe de 22 étudiants de Bordeaux, avec à leur tête Georges Kossaïfi. Une fois à Paris, ils se rendirent à la cité universitaire où ils se réunirent avec la direction de la ligue là-bas, ainsi qu’avec des responsables du Parti communiste dont Ibrahim el Hajj, Nicolas Farès et Ali Awada. Ce « conseil de guerre » réunit environ 70 étudiants dont la plupart ignoraient le résultat des élections de Clermont-Ferrand. Les camarades de Paris ont donc considéré qu’il était de leur ressort de présider le débat sur l’occupation de l’ambassade du Liban. Lorsqu’il s’est avéré qu’ils s’opposaient au projet, Kamel intervint et expliqua avec beaucoup de tact la procédure hiérarchique à respecter, puis il 49


prit en main les choses. Il annonça que le secrétariat général avait pris la décision d’occuper l’ambassade, invitant ceux qui approuvaient cette action à s’y joindre. Il précisa que cet acte de protestation ne durerait pas plus de 24 heures, quitte à décider ultérieurement de la marche à suivre. Ils arrivèrent au bâtiment de l’ambassade et trouvèrent le portail extérieur grand ouvert. Portés par un élan irrépressible, ils se devaient de prendre le bâtiment d’assaut. Ils refermèrent donc le portail et se mirent à l’escalader les uns à la suite des autres pour sauter de l’autre côté, dans un premier entraînement sur le terrain sur les moyens de tenir tête aux compromissions du gouvernement. Najib Issa, l’ancien secrétaire général de la ligue de Tours, prit les devants. Ils ne rencontrèrent aucune résistance à l’intérieur de l’ambassade, bien au contraire. Un garde les conduisit à une salle, sortit quelques instants, puis revint leur annoncer que l’ambassadeur Philippe Takla serait enchanté de rencontrer « les leaders du mouvement d’occupation ». Ils furent conduits au premier étage et introduits dans son bureau. Il leur réserva un accueil calme et chaleureux, leur serrant la main un à un. Une discussion amicale s’engagea et ils lui annoncèrent qu’ils portaient une lettre de protestation adressée au gouvernement libanais, dans laquelle ils réclamaient un plan de défense face aux agressions israéliennes. L’ambassadeur manifesta son soutien à leur initiative et utilisa toutes les armes diplomatiques dont il disposait afin de les convaincre de lui remettre la lettre afin qu’il l’envoie au ministère des Affaires étrangères et de quitter les lieux sans tarder. « Je ne dirai pas que vous avez quitté. J’annoncerai aux médias que vous avez occupé l’ambassade pendant 24 heures. C’est bien ce que vous voulez, non ? ». Kamel scruta du regard Albert Jokhdar, cherchant à déceler son avis. Il sentit que son camarade ne tenait plus en place et était sur le point d’occuper sur-le-champ le bureau de l’ambassadeur. « Est-ce que nous pouvons nous concerter quelques minutes dans une salle à part? » demanda Kamel. L’ambassadeur donna son approbation. En vérité, ils n’avaient nullement besoin de se concerter, ils savaient fort bien que ce qu’ils voulaient, c’était encore plus de 50


portails à forcer et de murailles à escalader. Kamel raconta aux gars une anecdote sur une Française qui rencontre un Arabe et lui demande « Je suis Parisienne. Et vous ? » Et lui de répondre « Je ne me suis toujours pas décidé, mais je préfère pour autant m’installer dans la banlieue du front de la ville ». Ils rigolèrent et sortirent annoncer à l’ambassadeur qu’ils avaient décidé après leur conciliabule de mettre à exécution leur décision d’occuper l’ambassade 24 heures. « L’ambassade est la maison de tous les Libanais, dit Kamel, et personne n’endommagerait sa propre maison, tranquillisez-vous ». L’ambassadeur répondit alors « demain, l’un de vous sera l’ambassadeur en ces lieux. Gardez bien l’ambassade, elle vous appartient ». Il avait opté pour une position ferme, conciliante et… responsable. Les médias accoururent et l’annonce de l’occupation de l’ambassade fit le tour des radios. Les étudiants ne se privèrent pas d’exploiter à fond cette couverture médiatique. Il fut convenu que leur camarade Talal Jalloul qui parlait couramment l’anglais, accorderait une interview à une télévision américaine en se présentant comme un juif du Liban. Talal profita de l’interview pour appeler le monde à soutenir la création d’un Etat démocratique en Palestine, au sein duquel cohabiteraient en paix juifs, chrétiens et musulmans. L’interview était une réussite totale, à tel point qu’ils regrettèrent que Talal ne soit pas réellement juif. A l’heure du dîner, le personnel de l’ambassade leur fit porter des sandwiches copieux de tous genres, alors que les étudiants n’avaient pas encore décidé s’ils assortiraient leur sit-in d’une grève de la faim. Kamel retrouva Nazih Awada et Mohammed Borjaoui en bas des escaliers devant les plateaux de sandwiches en train de se servir goulûment. Il appela les autres en criant « pas de grève de la faim, faites vite, les sandwiches sont sous attaque ! » Les conseillers Fakhoury et Dahdah passèrent la nuit avec les protestataires. Ils veillèrent à leur confort, s’assurant que rien ne leur manque, ce qui priva les étudiants en fin de compte du plaisir et de la satisfaction d’avoir accompli un acte de protestation. Ils se retrouvaient dans une position inconfortable d’hôtes plutôt que d’occupants de ce bâtiment

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qui était le symbole par excellence de la capitulation de leur gouvernement. Le lendemain matin, ils rencontrèrent l’ambassadeur Philippe Takla. Il leur annonça qu’il avait envoyé leur lettre au ministère des Affaires étrangères au Liban et qu’il avait informé les autorités françaises que leur action était pacifique. Cette dernière initiative était fort louable, le ministre de l’Intérieur à l’époque, Raymond Marcellin, étant connu pour son intransigeance envers la révolte étudiante qui avait éclaté durant la même année et avait transformé le paysage politique en France. L’expérience de Tours a donné une forte impulsion à la jeune Union et a constitué un feu vert pour des actions politiques audacieuses. A Marseille par exemple, Jamil Khoury a tagué le slogan « la Palestine vaincra » sur un train. Les diverses sections de l’Union ont également organisé une série de colloques destinés à dénoncer la réalité raciste du système mis en place en Palestine. A cette occasion ont émergé des cadres politiques actifs et engagés, comme Ryad Khalifé, Fouad Farhat et Mohammed Yassine à Marseille, Elie Kareh, Abdel Hamid Machaka, Mohammed Chehab El-Eldin, Nadim Zayleh et Zuhair et Ziad Naja à Toulouse, Ali Soleiman et Anis Makki à Nantes, Mahmoud Nasser Eldin, Ibrahim Kobeisi, Ryad Samad, Samir Sabbagh, Ibrahim Baydoun, Georges Harfouch et Hanna Mourad à Grenoble, et à Paris Nayef Saadé, Habib Achkar, Najib Issa, Ali Awada, Elham Kallab, Khalil Chamial, Ghassan Fawwaz et Aleco Bayda. Les militants étaient certes bien plus nombreux, mais Kamel a tenu à citer les noms de ces camarades-là particulièrement, parce qu’ils adhéraient totalement pour la plupart à l’idéologie de la gauche nouvelle, radicalement opposée à la droite, toutes franges confondues, et positionnée en même temps à la gauche du PC soviétique qu’elle accusait de révisionnisme. Ces leaders du mouvement étudiant couvraient le spectre des religions et des confessions, ce qui revêtait une signification particulière à une époque où de lourds nuages commençaient à s’accumuler dans le ciel du Liban après le raid israélien sur l’aéroport, divisant les citoyens sur une ligne de fracture confessionnelle entre partisans et opposants de la cause palestinienne. Ces cadres politiques actifs en France ont constitué les prémices d’un 52


nouveau système politique libanais affranchi du diktat du confessionnalisme. La laïcité s’affichait ouvertement, s’insurgeant contre l’ordre établi dans le pays. Les étudiants militants s’inspiraient des grands évènements qui avaient marqué l’époque, notamment la Longue Marche qui porta Mao Tse-Toung au pouvoir. Cependant, comme le dit Kamel, « nous n’étions pas plus proches de faire triompher nos idéaux que nous l’étions de la Chine ». Mais cela, ils ne découvriraient que bien plus tard. L’Union générale des étudiants libanais de France (UGELF) était un cadre bien vaste brassant divers courants politiques. Dans un souci de préserver la « pureté révolutionnaire », il fut décidé de créer l’Association des étudiants progressistes de Tours, destinée à constituer le « foyer révolutionnaire » qui dynamiserait l’action étudiante et la garderait de toute compromission. Cette association comptait dans ses rangs quelques grands dirigeants du Commandement central du Parti communiste irakien, comme Taleb Baghdadi et Wathab Saadi, qui avaient fait dissidence face à un parti accusé de révisionnisme. Parmi ses dirigeants figurait également le Koweitien Khaled Wassimi du Mouvement nationaliste arabe. C’était une association jeune et dynamique, dont l’action était également émaillée d’incidents anecdotiques. Kamel se souvient particulièrement d’un épisode. « Au cours de l’une de nos visites à Paris, Adel Abdel Mehdi, actuellement vice-président en Irak et candidat du Conseil suprême islamique d’Irak au poste de Premier ministre, nous a invités dans sa chambre. Il parlait couramment l’anglais, mais pouvait difficilement par contre tenir une conversation en français. Il avait une petite amie américaine qui restait avec lui de temps en temps. Il s’illustrait à ses dires dans un talent bien spécifique : celui de ronfler. Il ronflait sur tous les tons et dans tous les registres, à tel point qu’une fois, sa copine américaine décida de lui enregistrer son tapage nocturne. Elle me fit écouter l’enregistrement le matin. C’était un vacarme réellement terrifiant qui rappelait le rugissement d’un lion dans la jungle. Son verdict tomba comme un couperet : je ne pense pas qu’on puisse cohabiter dans une même pièce, toi, moi et tes ronflements, je vais descendre à l’hôtel. Adel riait de tout cœur, alors qu’elle repassait pour nous l’enregistrement. Je ne peux pas la blâmer, nous dit-il. Lorsque j’irai en Amérique, je compte m’installer à proximité de la Maison Blanche. Ainsi, si nous ne les avons pas par la persuasion, nous les aurons par les ronflements. Je crois qu’il avait 53


raison, à un détail près, c’est que la Maison Blanche s’est habituée à nos ronflements jusqu’à en devenir accro, et maintenant elle en réclame de plus en plus ». L’Union élargit le champ de ses activités en dehors de la France. Kamel reçut une invitation de l’Union des étudiants arabes en Angleterre pour prendre part à un grand congrès en soutien à la cause palestinienne. Le congrès comportait des interventions de Hani alHassan du mouvement Fatah, de Mohammed Kechli du Mouvement nationaliste arabe, d’Adnan Bader du Front populaire de libération de la Palestine, ainsi que de Kamel au nom de l’Union générale des étudiants libanais en France (UGELF) et de l’Association des étudiants arabes progressistes. Il rencontra en marge de ce congrès un grand nombre d’étudiants arabes résidant en Angleterre, dont Fawaz Traboulsi, qui devint par la suite son ami. Ce fut lui qui encouragea Kamel à rallier la révolte armée au Dhofar et à établir un réseau médical dans la province rebelle où le Front de libération du Dhofar avait élargi ses objectifs pour devenir le Front populaire pour la libération du golfe arabe occupé.

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Services de renseignements et chevaliers du Moyen Age La révolte de Mai 68 enflamma la France et poussa les services de sécurité à considérer tout étudiant suspect jusqu’à preuve du contraire. Les étudiants libanais, et plus généralement arabes, se retrouvèrent dans la ligne de mire des forces de sécurité en raison de leurs actions, mais surtout des relations qui les liaient à l’Union Nationale des Etudiants de France (UNEF) et aux mouvements de la gauche française. Ils savaient bien qu’ils étaient infiltrés et que leurs activités et leurs rencontres au sein l’Union générale des étudiants libanais en France (UGELF), ainsi que leurs liens avec les mouvements étudiants de France, faisaient l’objet de rapports réguliers. Kamel fut un jour convoqué par un responsable à la Direction des Renseignements généraux, service dépendant du ministère de l’Intérieur. Le bâtiment était à quinze minutes à pied. Une fois arrivé, Kamel s’adressa à un agent en civil qui l’accompagna au bureau du responsable au rez-dechaussée. Le responsable s’empressa de l’accueillir chaleureusement, se levant de sa chaise et lui serrant cordialement la main. Il le remercia avec insistance d’avoir répondu à son « invitation » (!) et lui demanda de prendre place. Kamel jeta un regard dans la pièce : deux images de Marx et de Mao Tse-Toung ornaient les murs, et un grand poster de Che Guevara était collé juste derrière le bureau. Le responsable lui confia qu’il souhaitait depuis longtemps le rencontrer personnellement. Puis, après quelques généralités sur le Liban, il commença à lui poser des questions plus spécifiques concernant les activités de l’Union. « Il semble que vous soyez fort intéressés par la politique, dit-il, et je ne vous blâme pas. Vous avez un petit pays, mais de grands problèmes, vous ne trouvez pas ? » « Certainement, répondit Kamel sur un ton de badinage, mais la plupart de ces problèmes nous ont été légués par la colonisation française. » « C’est pour cela que nos universités vous ouvrent leurs portes, rétorqua le responsable en riant, afin de vous dédommager, mais à condition de ne pas y introduire vos problèmes. » « Le voilà qui entre enfin dans le vif du sujet », pensa Kamel. Le responsable poursuivit : « Ne trouvez-vous 55


pas que les relations étroites que vous entretenez avec l’Union Nationale des Etudiants de France et certaines organisations françaises – qu’il veilla à ne pas taxer de gauchistes – risquent de vous fourrer dans des problèmes dont vous pourriez vous passer ? » Il faisait des efforts évidents pour se montrer courtois et amical, se contentant de faire passer son message à travers des questions en apparence innocentes. Kamel fit de même et lui demanda à son tour, pointant du doigt les photos sur les murs du bureau : « Croyez-vous qu’ils approuveraient votre avis ? » La conversation dura environ une demiheure, au cours de laquelle Kamel tint à préciser : « Nous nous conformons dans l’Union à la loi française. Nous avons informé le ministère de l’Intérieur des résultats des élections et nous lui avons communiqué la liste des candidats élus. Quant à notre action politique, elle est attachée à des causes concernant notre région, et nous nous gardons bien de nous mêler des affaires intérieures françaises. » Le responsable l’interrompit : « Mais vous brandissez les drapeaux de la Palestine dans vos manifestations. » « Le gouvernement français a annoncé par la voix du général de Gaulle qu’il soutenait les droits légitimes du peuple palestinien, répondit Kamel du tac au tac, et nous ne pouvons qu’approuver cette position. » Ils rirent de la tournure que prenait la conversation, puis le responsable proposa d’aller prendre un café au bistrot du coin. Kamel s’excusa, prétextant un rendez-vous auquel il devait se rendre, et se leva pour prendre congé. Le responsable ouvrit alors l’un des tiroirs de son bureau, en sortit une carte VIP au nom de Kamel Assaad Mohanna et la lui tendit en disant : « Veuillez considérer ceci comme un cadeau personnel. Elle pourrait vous aider à réserver une chambre d’hôtel ou vous dépanner en cas de besoin. » Kamel s’excusa aussi poliment qu’il pouvait de ne pouvoir accepter ce cadeau et sortit avec l’impression d’avoir joué une scène dans une pièce de théâtre. Ainsi donc, Marx, Mao, Lénine et le Che étaient tombés bien bas ! Leur mission se résumait à présent à recruter des informateurs pour la police française. Il lui semblait qu’avec la révolte étudiante, la police avait complètement perdu la raison. Les convocations se succédèrent, et à chaque fois, Kamel se présentait de bonne grâce aux services de sécurité. Le responsable qui l’avait convoqué lui posait des questions auxquelles Kamel répondait, et ils se retrouvaient quittes : le responsable essayait d’extraire de ses 56


réponses quelques informations, pendant que Kamel tentait de deviner à travers les questions le contenu du dernier rapport présenté par les informateurs. C’était là un jeu dans lequel Kamel utilisait toutes les ruses de sa campagne natale face aux autorités, à l’instar des pièces de Fayrouz. Il faut dire que les informateurs n’étaient pas toujours secrets, certains étaient bien connus et leur jeu évident. Aux élections de la Ligue de Tours, la liste des candidats de gauche était élargie à toutes les franges de la population libanaise, du Nord au Sud, des villes à la campagne, toutes confessions confondues, alors que celle de la droite se limitait aux chrétiens, et parmi eux un candidat au moins qui affichait ouvertement, et même avec fierté, sa collaboration avec les services de renseignements français. Ce jeune homme, originaire de la localité de Terbol, dans la province de la Bekaa, et marié à une Française, affirmait non sans orgueil qu’aucun détail n’échappait aux services de renseignements, que ce soit sur les activités de l’Union ou les conversations qui se tenaient entre ses membres dans les cafés ou même dans leurs lieux de résidence. Il leur affirmait sans ambages que le « Big Brother », dont il était l’agent, avait l’œil constamment rivé sur eux. S’ils le raillaient au départ, ils décidèrent par la suite, avec la montée de la tension politique et l’intensification de leur action, de lui inculquer une leçon qu’il n’oublierait pas. La liste rivale s’était scindée après les élections, ce qui avait donné naissance à un Club des étudiants libanais comprenant la taupe, ainsi que tout un réseau dont la mission première consistait à espionner les militants de la Ligue. Un jour que les membres du Club étaient réunis à la résidence universitaire, Kamel décida de s’y rendre avec un groupe de camarades de l’Union afin d’en découdre avec eux une fois pour toutes. Ils étaient une quinzaine de personnes, alors que les membres du Club réunis étaient vingt-cinq. Ils firent leur entrée de manière bien étudiée, sept à droite, sept autres à gauche, et Kamel au milieu. A leur apparition, un silence de plomb régna dans la salle. Kamel dit d’un ton calme mais ferme: « Je vous demande d’écouter attentivement ce que j’ai à vous dire. Nous ne sommes pas venus vous défier, mais vous prévenir : nous savons pertinemment que certains d’entre vous dressent des rapports sur nos moindres mouvements et activités aux services secrets français, et falsifient les vérités dans le but de nous compromettre. S’il arrivait le moindre malheur à qui que 57


ce soit d’entre nous, nous vous considèrerons responsables, et nous traiterons alors avec vous autrement. » Ils restèrent quelques instants interdits, puis Elie Bader rompit le silence : « Vous rentrez dans la salle, vous faites irruption au beau milieu de notre réunion, et vous affirmez que ce n’est pas pour nous défier. Pourtant, c’est bien un défi. Je vous ordonne de vous retirer, sinon… » « Ecoute Elie, l’interrompit Kamel, nous sommes des étudiants civilisés, et nous ne voudrions certainement pas nous engager dans une bagarre où nous en viendrions aux mains et nous nous retrouverions tous au poste de police, mais si vous considérez cela comme un défi, eh bien, soit ! Je propose qu’on se retrouve au ring de la cité universitaire pour régler nos comptes dans un esprit sportif. » La proposition gagna l’approbation enthousiaste des membres du Club qui comptaient sur Elie. Il est vrai que ce dernier pratiquait le karaté, mais il était plus petit de taille que Kamel qui était certain d’avoir le dessus, d’autant plus qu’il s’était entraîné à la boxe et à la lutte au Liban et avait poursuivi son entraînement en France. Le lendemain, Joseph Rachkidi, devenu plus tard un pédiatre bien connu au Nord et directeur de l’hôpital public de Halba, les convia dans sa chambre à la cité universitaire. Kamel s’y rendit en compagnie d’Albert Jokhdar. Joseph les invita à régler le différend à l’amiable, sans en arriver aux mains. « Nous acceptons, à condition qu’Elie nous présente des excuses publiquement, fut la réponse d’Albert. Il nous a tous humiliés. » « Je vous répondrai dans une heure », leur dit Joseph. Une heure passa, pas de réponse. Elie Mansour (cardiologue de Ras Baalbek) tenta également d’intervenir pour les dissuader d’entrer dans une confrontation physique, sans pouvoir pour autant leur garantir des excuses. L’heure fatidique sonna donc, et tel un chevalier du MoyenAge ayant jeté son gant à son adversaire, Kamel monta dans sa 2CV avec Albert Jokhdar, Hassan Mneimneh et Mounzer Merehbi, talonnés par Sobhi Hamza, Nazih Awada et Kamel Falha dans une seconde voiture. Lorsqu’ils arrivèrent, Kamel trouva Elie entouré de Joseph Rachkidi, Elie Mansour, Gaby Faraj, Fares Khoury et Jihad Abi Aad (qui fut tué plus tard au Liban). Les adversaires se saluèrent et montèrent sur le ring en survêtement de sport. Tout était en place pour un duel sans merci, il ne manquait plus que la sonnerie et la voix de l’arbitre présentant les deux rivaux. Kamel se remémora la phrase célèbre du roman d’Abou Zayd el-Hilali: « Les chevaliers se firent face, on aurait dit deux 58


montagnes ». Il se retint de rire en visualisant la scène. Les rivaux s’approchèrent l’un de l’autre pour se serrer la main, et là, une chose incroyable se passa : Elie fondit sur Kamel et le serra chaleureusement. Kamel resta décontenancé un instant, puis, dans un élan spontané, étreignit son adversaire à son tour. La scène se transforma en embrassades sous les applaudissements enthousiastes des amis présents. Kamel considéra ces accolades comme des excuses valables même entre hommes. Mais ce n’était qu’un épisode dans une longue série de confrontations à venir, confrontations qui n’obéissaient pas toujours au code d’honneur de la chevalerie. C’est que la jeunesse, dans sa révolte bouillonnante, tentait parfois de prendre des raccourcis sur l’histoire. Ainsi donc, Saad Khoury, fils d’un ancien député de Saida et étudiant à Tours, vint un jour se plaindre de la Ligue, affirmant que certains de ses membres avaient déchiré un tract que des gens du Club avaient accroché sur le tableau d’affichage devant le restaurant universitaire. Hilal Bitar se dressa alors face à lui, le défiant de sa carrure imposante et brandissant une bouteille de Pepsi dont il avait cassé le fond. Kamel lui demanda calmement s’il cherchait des pépins, puis il lui retira la bouteille de la main, la jeta dans le panier à ordures en disant que les rixes n’étaient pas ce qu’ils recherchaient. Mais il faut dire que cette sagesse désertait souvent Kamel qui s’emportait dans le feu des évènements. Il prenait un jour son repas au restaurant universitaire, assis face à Jihad Abi Aad qui lui demanda : « Pourquoi refusez-vous de reconnaître le Club ? C’est pourtant un organisme libanais. » « Les élections ont tranché, répondit Kamel. Les étudiants ont choisi la Ligue, et pas le Club. Le mieux serait de le dissoudre, parce qu’il fait diversion au mouvement étudiant. » « Nous ne sommes intéressés ni par la Ligue, ni par l’Union. Le Club existe, c’est une réalité, et vous allez devoir vous rendre à l’évidence et le reconnaître. » A ces mots, le sang de Kamel ne fit qu’un tour. Evaporé, tout code d’honneur ou esprit chevaleresque. Il empoigna le couteau posé devant lui et bondit au cou de Jihad en hurlant : « Personne au monde ne peut m’obliger à reconnaître votre dissidence, mets-toi bien ça en tête, sinon… » Jihad manqua de s’étouffer avec la nourriture qui lui resta en travers de la gorge. La colère de Kamel tomba d’un coup, il lâcha le couteau et se précipita à son secours, lui tendant un verre d’eau qu’il but en toussant à chaque gorgée. Une fois le calme revenu, Kamel s’excusa de son accès de colère. Il s’en 59


voulait d’autant plus que sa devise avait toujours été « nul ne peut me provoquer quand bon lui semble ». Il était parfaitement capable en toute circonstance de réprimer sa rage et de trouver une base d’entente, même minime, avec ses adversaires, et considérait comme un signe de faiblesse de se laisser aller à la colère. De toute façon, il paya cher le prix de cet incident. En effet, Jihad alla raconter à la ronde que Kamel avait voulu l’égorger, ce qui obligea le dernier à chaque fois qu’il se trouvait en sa présence dans une réunion quelconque, à lui dire d’une voix claire et audible : « Je tiens à te présenter mes excuses Jihad, et j’espère que tu me pardonnes, » C’était là un enseignement d’humilité tiré d’un livre de Gandhi. Ces soi-disant violences entre Libanais semblaient pourtant bien inoffensives, comparées aux incidents entre les camarades irakiens. De nombreux étudiants irakiens poursuivaient des études à Tours, leurs affinités politiques allant du parti Baas au pouvoir au Parti communiste « révisionniste », en passant par le Parti communisteDirection centrale. Ce dernier, favorable à la ligne maoïste, était le plus proche politiquement de Kamel. Et si leurs échanges restaient d’ordinaire sous le signe du dialogue rationnel et posé, d’autant plus qu’ils préparaient pour la plupart des thèses de doctorat ou poursuivaient de hautes études, il leur arrivait des fois cependant de perdre la tête. Kamel fut une fois témoin d’un incident survenu entre eux. Il était assis ce jour-là au café de L’Univers. Sur le trottoir d’en face, un groupe de jeunes irakiens était en train de discuter. Le ton monta subitement entre eux, et voilà tout d’un coup que Chaker, un gars à la stature imposante, enleva sa veste en cuir et commença à faire de grands moulinets de ses deux bras, prêt à l’attaque. Kamel sauta de sa chaise, accourut et s’interposa entre eux, essayant de régler le différend avant que la situation ne s’envenime. Ils étaient tous des amis ou des camarades à lui, et il avait une certaine influence sur eux, ou du moins c’est ce qu’il croyait. Mais il ne pouvait rivaliser avec un atavisme irrépressible qui s’était emparé de Kamel. Préférant user d’arguments à effet de massue, le colosse empoigna un arbre planté là dont le tronc faisait plus d’un demi-mètre de diamètre et trois mètres de longueur, l’arracha d’un coup, se tourna vers ses adversaires et les chargea. Ils se dispersèrent, courant dans la direction opposée tels des lapins apeurés et ne s’arrêtèrent que lorsqu’ils entendirent le tronc retomber lourdement sur les pavés du trottoir.

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Et comme d’habitude avec les frères irakiens, ils retournèrent le lendemain au café et cotisèrent pour compenser l’arbre arraché, puis reprirent leur discussion animée.

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Les muscles et… l’équilibre de la terreur Kamel est toujours resté perplexe face à la violence physique. « La force du crocodile tient dans ses mâchoires et celle du taureau dans ses cornes. Quant à moi, je ne suis ni l’un, ni l’autre », se plaît-il à répéter. Cela ne l’a pourtant pas empêché de chercher depuis l’enfance à se construire physiquement. Ne pouvant trouver de clubs sportifs à Khyam dans son enfance, il se contentait de s’entraîner avec son cousin, un grand gaillard qui chaussait du 42 alors qu’il n’avait même pas quatorze ans encore. Tous les enfants du village craignaient son cousin, et Kamel exploitait à fond cette crainte révérencielle qu’il inspirait pour provoquer même les enfants plus âgés ou costauds que lui. C’est ainsi qu’il réussit à s’imposer dans les ruelles de terre où régnait la loi du plus fort. Son cousin lui avait appris comment frapper un adversaire plus grand de taille que lui, sur cette partie si sensible de son corps qui le ferait plier et se rendre. Un jour qu’il l’entraînait, il l’empoigna et lui comprima la tête contre sa poitrine si fort qu’il faillit l’étouffer. Dans un ultime soubresaut, Kamel assena à son cousin un coup de poing bien balancé sur ce point névralgique, qui lui arracha un hurlement déchirant. Fou de rage, le cousin lui mordit l’oreille jusqu’au sang, manquant de la lui arracher si Kamel n’avait pas poussé un cri dont l’écho se répercuta dans tous les recoins du village. Ces capacités vocales insoupçonnées séduisirent l’un de ses oncles qui possédait un petit commerce où il prêtait des bicyclettes. Il décida donc de recourir à ses services afin de dresser les enfants qui tardaient à rendre les bicyclettes. A quinze ans, cette violence impulsive et primitive se transforma en passion du sport. Une fois établi à Saida, Kamel s’abonna à un club de culture physique et de musculation. Trois ans durant, il ne manqua pas un jour d’entraînement, et se faisait un point d’honneur, été comme hiver, de mettre la plupart du temps des vêtements qui mettaient en valeur ses pectoraux et ses biceps. Il faut dire qu’il n’utilisait pas plus sa force physique qu’un Omani la dague accrochée à sa ceinture. Cependant, ces muscles saillants constituaient aux yeux 63


du villageois tapi en lui un moyen de dissuasion répondant au même principe que l’équilibre de la terreur. Il exposait ses muscles pour ne pas avoir à les utiliser, ce qui était une coutume des villages par excellence. Aux grandes occasions, les vieux de Khyam faisaient étalage des armes qu’ils possédaient. Ils tenaient même à sortir de temps à autre entourés de leurs enfants ou de leurs frères armés jusqu’aux dents, exhibant même des sabres et des fusils de chasse. Ces coutumes étaient devenues une sorte de code face aux seigneurs féodaux et leurs hommes de main. Naturellement, une fois accomplie leur mission de dissuasion, les armes revenaient sagement à leur cache, de crainte qu’elles ne soient confisquées au cours d’une perquisition. Ce sont peut-être ces coutumes-là qui expliquent la liesse qui s’est emparée de la Bekaa lorsque l’Imam Moussa Sadr lança plus tard sa fameuse phrase restée célèbre : «Les armes sont la fierté de l’homme. » C’est que les foules de ses partisans possédaient un stock stratégique de ces armes à la fonction profondément enracinée dans le patrimoine culturel des villages, et attendaient impatiemment le moment propice pour les sortir au grand jour. Une fois à Beyrouth, Kamel s’inscrivit dans un club de boxe. Craignant que l’étalage des muscles ne soit plus suffisant, il tenait à ce que tous ses camarades de classe sachent que la boxe était son passetemps favori depuis son enfance. Le fait est que cette réputation le mit à l’abri de beaucoup de pépins que rencontrent les enfants des villages dans le milieu hostile des villes. Sa réputation devint encore plus redoutable lorsque le chef d’un gang bagarreur tenta de le tourner en ridicule devant les membres de sa troupe. Kamel sortit retrouver le « chef » avec son gang hors de l’enceinte de l’école. Il n’avait pas vraiment peur, mais il était tendu. Il ne souhaitait pas avoir de problèmes avec la direction de l’école, et encore moins avec la police. « Je suis capable de lui casser le nez d’un coup de poing, se dit-il, mais je ne le ferai pas. Une fois que le sang a coulé, on ne peut plus prévoir les conséquences. » Il s’approcha jusqu’à faire face au garçon et le regarda droit dans les yeux, puis subitement, il lui balança son poing dans l’estomac. Son poing s’enfonça dans la chair molle comme dans une grosse éponge. Les yeux exorbités, le garçon se pencha en avant en se tortillant et en 64


poussant des soupirs plaintifs. Kamel s’éloigna un peu, les poings serrés pour parer à toute éventualité. Il s’attendait à ce que le groupe lui tombe dessus, mais ils restèrent tous figés, comme hébétés. « Profitant de leur surprise, je m’éloignais d’un pas tranquille, sans regarder derrière moi, raconte-t-il. Mais je restais sur mes gardes, craignant qu’ils ne m’attaquent tous ensemble d’un coup. La ruelle conduisant à la rue principale ne faisait pas plus de quelques dizaines de mètres, mais il me sembla néanmoins qu’elle s’étirait sur des kilomètres. Qu’avait-il en réalité ? Je ne l’avais pas frappé, j’avais juste poussé mon poing dans son estomac. Allaient-ils lui demander une ambulance ? Cette pensée me terrifia. Je regardais en arrière et le vis debout. Il était le plus grand de taille parmi eux tous. Je fus submergé d’une joie obscure que je ne pouvais m’expliquer. Je savais bien qu’on pouvait mettre l’adversaire KO et l’envoyer au tapis, après quoi l’arbitre compte jusqu’à dix puis annonce le nom du vainqueur. Mon adversaire, quant à lui, resta debout. S’il était tombé à terre, la police serait peut-être venue et la direction de l’école aurait accouru, et j’aurais perdu la partie. Mais au lieu de cela, il est resté sur pied. J’appris ce jour-là, contrairement à tout ce qu’on m’avait enseigné et à tous les matchs de boxe que j’avais vus, qu’on peut avoir le dessus par KO même si l’adversaire reste debout. Je me suis promis depuis cet incident de faire preuve d’indulgence envers mes ennemis deux fois, et de n’avoir recours aux poings que s’ils me provoquent une troisième fois. » Après toutes les histoires sur la France que racontaient les frères de Kamel et ses amis, il en était arrivé à imaginer ce pays semblable à un ring de boxe, un pays où on peut être confronté à la violence à tout moment, de nuit comme de jour. Aussi, la première chose qu’il fit en arrivant dans ce pays fut de s’abonner à un club de boxe. Huit mois à peine s’étaient écoulés depuis le début de son entraînement au club, que son entraîneur organisa une compétition entre les membres du club qu’il divisa en équipes. Kamel se retrouva avec deux anciens du club, dont l’un s’entraînait depuis déjà trois ans. Kamel vint à bout des deux l’un après l’autre. L’entraîneur était hors de lui. Il ne s’attendait nullement à voir ce nouveau venu démolir des sportifs pour lesquels il avait investi tellement de temps et d’efforts. Il lui suggéra donc pour se venger, de se mesurer dans une dernière compétition à un boxeur mécanique qu’ils surnommaient « l’éclair ». Comme son nom l’indiquait, cette machine distribuait des volées de coups de poing 65


rapides comme une massue. Kamel aurait voulu refuser, rester sur sa victoire, mais une fois de plus, son instinct villageois fut plus fort que lui. « Si tu refuses, cela voudrait dire que tu as peur, et cette peur ne te lâchera plus, que ce soit sur le ring ou ailleurs. Si tes collègues et tes adversaires savent que tu as eu peur, ne serait-ce qu’une fois, ils penseront pouvoir te faire peur toujours. La peur est pire que la défaite, parce qu’elle te ronge de l’intérieur. » « L’éclair » lui assena coup sur coup. Kamel était dans un état lamentable : son nez saignait, son front était tout enflé, ses lèvres fendues… Mais il décida néanmoins de résister jusqu’à la fin du troisième round. Et lorsque l’entraîneur annonça la fin du match après le troisième round, son œil gauche était en feu après un coup direct de « l’éclair ». Malgré cela, il était en paix avec lui-même en revenant dans sa chambre. «Il n’a pas pu briser ma volonté, raconte-t-il. J’ai résisté durant trois rounds, exactement comme je me l’étais promis. Mais lorsque je me regardais dans le miroir, je fus terrifié. Mon visage était meurtri, couvert de blessures et de contusions. Quant à mon œil gauche, c’était une flaque sanguinolente. » Il passa la nuit entière à appliquer des glaçons sur son visage pour apaiser la douleur. Il attendit impatiemment que le jour se lève et se rendit chez un ami médecin qui se spécialisait en ophtalmologie. Il ne put croire que ses blessures étaient le résultat d’un simple match de boxe « amical ». « Il ne manquait plus qu’il t’arrache un œil et l’emporte chez lui en guise de trophée, ce serait l’apogée de cet esprit sportif », ironisa-t-il. Il lui donna des pommades et des gouttes. Hormis les proches amis, Kamel ne permit à personne de le voir dans l’état où il était. Il resta donc deux jours enfermé dans sa chambre, après quoi il sortit recueillir sereinement les marques de solidarité des copains et des copines. Après cet incident malheureux, il laissa tomber la boxe et opta pour le karaté. Contrairement à ce que croient certains, le karaté n’est en aucun cas un sport violent. Il est plus proche de la danse que d’un sport de lutte, et c’est ce qui aida Kamel à s’intégrer parfaitement dans la classe d’entraînement. Il est vrai qu’il n’était pas très versé dans la danse, à l’exception de la dabké peut-être aux occasions, mais il avait beaucoup de souplesse et d’agilité, ce qui n’était pas pour déplaire à son entraîneur. Son compagnon d’entraînement était son ami Wassim 66


Jaber qui avait adhéré avec lui au club. Ils se rencontraient dans les jardins de la cité universitaire pour mettre en pratique les enseignements reçus sous l’œil vigilant de leur entraîneur. Ce dernier, un athlète africain au crâne rasé, leur rendait la tâche encore plus difficile en leur demandant de s’entraîner pieds nus sur le gravier. Kamel ne comprenait pas à l’époque la sagesse derrière cela, puisqu’il n’avait vécu que dans des villes couvertes de goudron ou d’herbe, et s’y déplaçait entre des bâtiments au plancher couvert de dalles ou de marbre. Il ne s’imaginait pas affrontant un adversaire dans une forêt rocailleuse à Khyam. Et comme il l’explique, « il ne me serait jamais venu à l’idée d’affronter l’armée israélienne à coups de karaté. » Il s’entraîna trois ans au karaté. Il aurait pu continuer bien plus longtemps, s’il n’avait pas eu l’idée saugrenue de se mesurer à son entraîneur. Ainsi un jour, au cours d’une séance d’entraînement, il lui proposa subitement: « Pourquoi ne laissons-nous pas tomber ce jeu du maître et du disciple ? Je ne dis pas que je peux vous battre, mais peutêtre pourrais-je être quitte ? » L’entraîneur partit d’un rire tonitruant, ouvrit grand les bras et répondit : « Parfait, essayons donc. » Kamel s’approcha de lui et sans même réfléchir, posa un pied derrière son talon et le fit basculer en arrière. L’entraîneur tomba à la renverse et sa tête cogna une pierre. Le reste de l’histoire reste confus dans la tête de Kamel. On aurait dit que le continent africain en entier s’était réveillé dans cette montagne de muscles tendus à craquer. Il se leva, se rua sur Kamel et lui assena un coup de tête en pleine poitrine. Puis il le ceintura par derrière et le roua de coups de poing sur la colonne vertébrale. Kamel tomba à terre, mais l’entraîneur, loin de se calmer, lui piétina le dos à la manière d’un animal sauvage en furie. Cela n’avait plus rien à voir avec le karaté, c’était juste une force à l’état brut déchaînée, n’obéissant qu’à la loi de la jungle. Il aurait pu le massacrer si ses camarades n’étaient pas intervenus. Cet incident sonna le glas de son expérience avec cet entraîneur et avec le karaté de manière générale. « Je sais que le prix de mon apprentissage fut exorbitant, mais je ne regrette rien. J’ai réalisé ce que je recherchais à travers mon entraînement au karaté : l’équilibre de la terreur et la force de dissuasion. Je suis devenu plus sûr de moimême, et cette confiance en moi m’a donné une grande paix intérieure et beaucoup de maîtrise de moi-même. Les provocations n’avaient plus prise sur moi. J’ai réalisé que les coups, aussi forts soient-ils, ne 67


peuvent jamais remplacer les mots, que les pieds et les poings ne peuvent éclipser l’esprit et la raison, et que l’usage des muscles est la pire solution qui soit. »

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Brigitte et ses sœurs On dit que ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts. Pourtant Brigitte fut pour Kamel « une balle au cœur », comme le titre du film qu’il avait vu dans son adolescence au cinéma Rivoli, à la Place des Canons, dans la capitale libanaise. Ils s’étaient séparés après une idylle de première année de fac, et chacun était allé dans une ville. Après cela, Kamel refusa de s’engager dans une relation profonde. Sa nouvelle devise dans ses relations était « Je ne veux pas me marier, je ne t’aime pas, tu me plais, c’est tout». Son cœur battait toujours pour Brigitte, mais il y restait une place, étroite il est vrai, pour une autre fille. Ils s’étaient séparés avec l’espoir de se retrouver plus tard, et il ne se sentait nullement coupable de trahison pour cette marge qu’il s’accordait. Il avait besoin de sentir son cœur palpiter, de sentir l’adrénaline couler dans ses veines. Cette même adrénaline qui, dans la nuit des temps, donnait à l’homme le courage de traquer une proie, la force de braver les animaux sauvages et les éléments de la nature, … avant qu’il ne découvre la suavité de l’amour. A Tours, point de grottes, ni de cavernes, ni de forêts menaçantes peuplées de fauves, mais des parcs et des jardins pour abriter les amoureux. La province de Touraine, dont la ville était la capitale, était d’ailleurs surnommée « le jardin de la France », et l’amour s’épanouissait dans ses allées verdoyantes et à l’ombre de ses massifs fleuris. La gare de Tours était le lieu de prédilection pour les jeunes en quête de filles. Ils allaient s’y poster, tendaient leurs filets et attendaient patiemment. L’université de Tours enseignait toutes les disciplines, mais elle était particulièrement connue pour la qualité de son enseignement de la langue française, ce qui attirait les étudiants de tous les pays, et surtout d’Amérique du Nord, désireux d’apprendre la langue de Molière. Les jeunes se précipitaient dès qu’une fille débarquait pour lui proposer leur aide, mettant leurs capacités linguistiques à sa disposition. Naturellement, il était difficile de refuser un service offert avec tant d’empressement et d’altruisme, et en quelques jours ou parfois même en quelques heures, les ponts 69


étaient jetés, ce qui se soldait souvent par un résultat inversé, le gars s’en sortant avec de solides connaissances en anglais ! Piccoli ne faisait pas exception à ce schéma de séduction. Son leitmotiv « Je ne veux pas me marier, je ne t’aime pas, tu me plais, c’est tout» remplissait à merveille sa fonction. C’était en fait un appel auquel les filles ne manquaient pas de répondre, cherchant spontanément à relever le défi. Contrairement à ce qu’on croit, la femme porte en elle, depuis l’âge des sociétés primitives, un instinct d’attaque qui ne l’a pas quittée depuis. Malgré le chauvinisme mâle et la domination de l’homme qui a relégué la femme des siècles durant dans l’ombre, ce penchant offensif ne s’est pas pour autant dissipé, mais a persisté sous une forme latente. La position affichée de Kamel étant purement défensive, elle faisait vibrer cette corde sensible chez les filles et les faisait passer à l’attaque. Quant à Kamel, il appelait cette attaque ardemment. Il s’était lassé certes de ressasser cette « théorie » pour justifier la règle qu’il s’était imposée dans ses relations avec les filles, mais la véritable difficulté résidait dans la décision qu’il avait prise avec Brigitte de se séparer et d’aller vivre chacun dans une ville. Les mois passaient et il demeurait toujours perplexe. « Pourquoi ai-je fait cela ? Il est évident que j’avais pris cette décision par souci pour mes parents, et plus particulièrement mon père, ainsi que pour mon avenir. Je baignais dans un amour qui me submergeait totalement et j’aurais pu rester pelotonné dans cette chaleur. Pourquoi ne l’ai-je pas fait ? Cette question ne me lâcha plus après mon déménagement à Tours, et après mûre réflexion, j’en arrivais à la conviction que mon motif véritable était cette crainte tapie en moi depuis ma première enfance, la crainte d’être dépendant de quelqu’un, de perdre ma liberté et mon indépendance. C’est cette même crainte irréfléchie qui m’a empêché tout au long de ma vie d’adhérer à un parti ou à une formation politique. Pourtant, ce ne sont pas les propositions qui ont manqué, mais j’ai toujours résisté à ces appels souvent insistants, parfois même assortis de pressions. J’étais proche de la ligne politique du Front démocratique de libération de la Palestine en France, et de l’Organisation de l’action communiste au Liban, mais je n’ai rallié aucun des deux partis. J’ai coopéré avec le Front démocratique, mais dans un cadre strictement professionnel, et je suis resté farouchement indépendant, par crainte de me voir imposer une décision contraire à 70


mes convictions et que je me retrouve contraint de m’y tenir et de l’exécuter. D’autre part, cette indépendance nourrissait en moi l’esprit d’initiative, allant même parfois jusqu’à l’aventurisme. En effet, je ne rendais compte de mes actes qu’à moi-même et mon seul juge était ma conscience, ce qui me laissait libre de prendre tous les risques. Cet attachement à mon indépendance ne se cantonnait pas à la politique, mais régissait également ma vie affective. Ainsi donc, tout rapport que j’établissais avec une fille était dès le départ entaché de défiance, je craignais de perdre mon libre arbitre. Cette devise que je brandissais comme règle absolue n’était pas tant un appât que l’expression d’un mécanisme d’autodéfense… jusqu’à un certain point. » C’était déjà la période des fêtes de Noël. Il fut convenu que Kamel irait passer le réveillon chez Brigitte à Tourcoing en compagnie de quelques amis. Il prit le train jusqu’à Lille avec son ami Elias Hage, originaire du village de Rmeich au Liban-Sud, à la frontière avec Israël. Elias avait un cousin à Lille, Georges Hage, qui étudiait à l’université de la ville. Ils passèrent la nuit chez lui à la cité universitaire. Kamel recevait à cette époque-là un virement mensuel de son père de 400 francs, qui devait couvrir ses dépenses pour un mois. Une chambre d’hôtel était donc un luxe qu’il ne pouvait se permettre. Le lendemain matin, ils prenaient leur petit-déjeuner au restaurant universitaire lorsqu’une fille ravissante entra et s’assit à une table près d’eux. Kamel demanda à Georges s’il la connaissait. Il lui répondit qu’il l’avait déjà croisée, mais qu’il ne la connaissait pas parce qu’elle étudiait dans une autre faculté. « Faisons connaissance alors », répondit Kamel. Il se leva, alla à sa table et se présenta. Elle sourit : « moi, c’est Evelyne. » « C’est la nuit de Noël, dit-il, où allezvous la passer ? » « A la cité universitaire. Je ne peux pas aller chez moi cette année, mes parents sont allés passer les fêtes en Italie. » « Nous allons à Tourcoing fêter Noël avec une amie. Vous voulez nous accompagner ? proposa-t-il. Ce sera une soirée familiale. » elle éclata de rire. « Mais je ne vous connais pas », objecta-t-elle. Il héla Georges et Elias et dit : « C’est facile, nous allons faire connaissance. Voilà mon ami Elias, il est étudiant à l’université de Lille, comme vous. » Une fois de plus, Piccoli avait fait mouche. Ils avaient à présent une fille pour les accompagner.

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La cerise sur le gâteau, c’était qu’Evelyne avait une voiture, ce qui leur évita les désagréments du train et les frais de taxi. Ils arrivèrent à Tourcoing. Brigitte les attendait à la gare. Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre. Après l’effusion des retrouvailles, ils se rendirent chez elle et rencontrèrent son père, l’officier de police, et sa mère. Son père, un homme dans la cinquantaine, était en habits civils, mais sa casquette militaire était accrochée bien en évidence sur une patère. A cette vue, Kamel se remémora par une étrange association les histoires que les habitants de son village racontaient à propos du général Dentz. Certains prétendaient même l’avoir rencontré plus d’une fois avant la dernière bataille dans laquelle son armée fut vaincue par les forces alliées, dont les troupes du général de Gaulle. Bien que le général Dentz représentât le gouvernement de Vichy et sa collaboration avec Hitler, les habitants de Khyam le décrivaient comme « un homme, un vrai ». Nul ne savait au juste ce qui lui avait valu ce qualificatif, d’autant plus qu’il avait dû capituler, mais il était de notoriété publique que le Parti nationaliste syrien n’était pas étranger à cela. Les membres de ce parti qui bénéficiait d’une base populaire solide dans la localité voisine de Marjeyoun, considéraient Hitler comme le meilleur combattant de l’Histoire après Alexandre le Grand, arguant qu’il avait occupé le continent européen, la France comprise, et qu’il avait levé la « tornade », emblème du parti au dessin semblable à la croix gammée nazie, dans toutes ses places et ses rues, et jusque sur ses bâtiments gouvernementaux. Certains d’entre eux allèrent même jusqu’à se raser les bords de la moustache, laissant simplement un carré de poils sous le nez en hommage à Hitler. C’était là une provocation insoutenable pour les membres du Parti communiste dont la popularité n’était pas des moindres à Marjeyoun ainsi qu’à Khyam. Face à cet affront, ils décidèrent de se faire pousser une moustache bien drue à la Staline. Les canons de la deuxième guerre mondiale s’étaient tus depuis longtemps, mais cette coutume de la moustache perdurait encore, traçant dans le village une ligne de front imaginaire dans l’espoir insensé d’inverser l’issue de la guerre. Lorsque Kamel raconta cette histoire au père de Brigitte, ce dernier éclata de rire. « J’étais tout jeune lorsque les nazis occupèrent Paris, dit-il. J’ai rallié la Résistance sans l’ombre d’une hésitation. Nos actions étaient limitées au début. On s’infiltrait dans les villages 72


par les petites ruelles détournées pour contourner les nazis qui occupaient les grandes places et les carrefours des rues principales, et on inscrivait « la France libre » sur les murs. Je me souviens surtout qu’à cette époque, les habitants des villages s’empressaient d’éteindre les lampes lorsqu’ils nous voyaient longer les murs près de leurs maisons pour nous protéger, de peur que les soldats ou les informateurs ne nous aperçoivent. Cette complicité secrète nous donnait des ailes. Certains se mirent à ajouter à notre slogan ordinaire « A bas le gouvernement collabo de Vichy ». On savait parfaitement bien que si on tombait entre les mains des nazis, on risquait de devenir un simple numéro tatoué dans un des nombreux camps de concentration qui essaimaient un peu partout en Europe, et notre sort ne tiendrait plus qu’à la providence, le hasard ou l’argent. Il ne faut pas croire qu’on ne pouvait pas suborner un soldat nazi, c’est un pur mensonge. On pouvait acheter son silence avec un simple repas chaud, même moins parfois, à condition que son chef ne sache pas, ou qu’il lui garantisse une part. Lorsque le gouvernement Vichy prit le pouvoir, la situation devint extrêmement dure. La pénurie frisait la famine. Il y avait de moins en moins de résistants, et de plus en plus de collaborateurs. L’officier en charge dans le village, qui était par ailleurs un parent, avait pour politique d’arrêter le plus grand nombre possible d’habitants en les accusant de collaboration avec l’ennemi, l’ennemi étant bien entendu le gouvernement de la France libre dirigé par le général de Gaulle, ou sous n’importe quel autre prétexte, comme d’avoir trouvé dans leur salle de bain une brosse à dents de fabrication américaine. Il soumettait les détenus à un interrogatoire absurde. Il leur demandait avec sarcasme : « Vous avez trouvé cette brosse à dents dans les paquets parachutés par un avion la semaine passée, n’est-ce pas ? » Nous l’avons observé de près, il a lancé des armes américaines, des fusils et des mines. Mais nous ne nous attendions certainement pas à ce qu’il fournisse également aux habitants des brosses à dents. » « En vérité, il n’y avait ni avion, ni parachutage d’armes, poursuivit-il. Tourcoing est dans le nord de la France, alors que les combats avaient lieu à des centaines de kilomètres, sur le littoral. » Kamel l’interrompit : « Est-il vrai que vous avez liquidé les collaborateurs après la fin de la guerre ? » « Certains, répondit-il brièvement. On ne pouvait quand même pas liquider la moitié du village. Les assassinats extrajudiciaires sont une autre forme de 73


nazisme, bien qu’ils soient exécutés sous une impulsion patriotique. Sinon, quel sens cela aurait-il de libérer la France ? La liberté signifie la justice avant toute chose. » Cette nuit-là, assis auprès de Brigitte dans sa maison familiale, pendant que son père, ancien résistant, faisait griller des châtaignes dans la cheminée de pierre, Kamel sentit ses défenses tomber. Il serra dans sa main ses doigts doux et effilés et lui murmura tendrement à l’oreille: « Lorsque nous finirons nos études, nous nous marierons. »

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Persona non grata L’année 1969 fut pleine de péripéties. Le 23 avril de cette année-là fut organisée à Corniche el-Mazraa à Beyrouth une manifestation de soutien à la Résistance palestinienne. Les forces de l’armée dispersèrent les manifestants. Le bilan était de plusieurs morts et blessés. Les manifestations se succédèrent alors pour réclamer la démission du gouvernement. Le ministre de l’Intérieur à l’époque était Adel Osseiran. A Paris, la direction de l’Union décida, en coordination avec toutes ses sections, d’occuper l’ambassade ainsi que le consulat du Liban à Marseille pendant 24 heures en solidarité avec la cause palestinienne et pour dénoncer le massacre qui s’était soldé par 13 morts. Kamel était conscient que les choses ne se passeraient pas à l’amiable cette fois-ci, d’autant plus que l’initiative était dirigée contre des autorités ayant ordonné le « massacre ». Il fut informé que l’ambassade cherchait à découvrir l’heure H afin d’empêcher l’opération d’occupation, ou du moins l’entraver. Rompant avec leurs habitudes, les étudiants ne se réunirent pas au café L’Univers. Ils avaient remarqué plus d’une fois que la propriétaire du café passait un coup de fil, à la suite duquel arrivaient des étudiants arabes qu’aucun des membres de l’Union ne connaissaient. Ils choisissaient la table la plus proche d’eux et s’installaient. Les membres de l’Union étaient certains que c’étaient des informateurs. Ils se réunirent donc cette fois au café Chanteclair, essayant de rester le plus loin possible des regards inquisiteurs. Ils convinrent du plan, contactèrent un certain nombre d’amis de confiance dans les autres sections de l’organisation et convinrent de l’heure H : ils devaient passer à l’action le lendemain matin à huit heures. Ils se retrouvèrent devant le portail de l’ambassade et prirent de court le gardien qui tenta en vain de leur barrer le passage. Ils occupèrent le bâtiment calmement, parlèrent aux journalistes et demandèrent à l’ambassadeur d’envoyer la lettre de protestation. Il accéda à cette demande. 75


Leur action terminée, ils revinrent à Tours. Une nuit, on frappa à la porte de Kamel. Il ne fermait jamais sa chambre à clé. La porte s’ouvrit donc et un homme apparut dans l’embrasure. Il se présenta : c’était un officier de la Direction de la surveillance du territoire (DST). Il enjoignit Kamel de se présenter le lendemain matin sans faute au poste, lui recommandant de ne pas manquer au rendez-vous sous n’importe quel prétexte, puis il s’éclipsa. Kamel savait bien qu’il était sous surveillance, ainsi que d’autres membres de la direction de l’Union. La DST convoquait de temps en temps les étudiants pour enquêter sur leur rapport avec l’Union. Son ami Mohammed Chehab el-Din lui avait même raconté qu’on refusait de lui donner la nationalité, bien qu’il soit marié à une Française, avant qu’il ne leur divulgue le contenu d’une lettre qu’il avait reçue de Kamel. Il devina que sa convocation à la DST signifiait qu’il était dorénavant considéré comme un danger pour la sécurité du pays. Il appela par mesure de sécurité Albert Jokhdar et lui donna des directives afin que l’Union prenne les mesures nécessaires au cas où il serait arrêté ou écroué. Il se présenta le lendemain au bureau d’un responsable au service, qui le conduisit à un autre bureau où se trouvaient deux enquêteurs. Ils se mirent à le questionner à tour de rôle, l’un griffonnant des notes dans un petit calepin, l’autre se contentant d’enregistrer ses réponses sur un magnétophone. Il lui apparut après quelques minutes qu’ils se répartissaient les rôles de « méchant flic, gentil flic». Le premier lui posait les questions avec courtoisie, approuvait ses réponses d’un hochement de tête, le second s’adressait à lui d’un ton agressif, essayant de le provoquer. « Ils me demandèrent mon nom, le nom de mon père, celui de ma mère, mes frères et sœurs, le métier de chacun d’eux, son adresse. Je leur dis sur le ton de la plaisanterie : nous avons également quatre chevaux, je peux vous donner leur nom également. » Le « méchant flic » se renfrogna encore plus après cette répartie. Ils en vinrent finalement à la question qui les intéressait: le « gentil flic » lui demanda de leur communiquer le nom de tous ceux qui avaient participé à l’occupation de l’ambassade. Kamel refusa catégoriquement. « Vous avez le nom de tous les dirigeants élus de l’Union, vous connaissez les chefs des sections. Nous avons fourni les listes complètes au ministère de l’Intérieur. Il n’est pas de mon devoir, en qualité de secrétaire général de l’Union, de vous donner le nom de 76


tous ceux qui ont participé à l’occupation de l’ambassade. » A ces mots, le « méchant flic » fut pris de rage et tonna : « Vous devez savoir que nous avons nos moyens pour obtenir ces noms. » « Eh bien, vous ne les obtiendrez pas de moi », répondit-il. S’ensuivit un long interrogatoire détaillé sur ses opinions politiques, son affiliation éventuelle à un parti, sa position concernant la cause palestinienne et la lutte armée. Il répondit : « Je suis de gauche, je n’adhère à aucun parti politique et je considère, en tant qu’Arabe, que la cause palestinienne est celle d’un peuple qui cherche par tous les moyens à reprendre sa terre et sa patrie, et la lutte armée en est un. » L’interrogatoire dura plus de trois longues heures, après quoi Kamel eut la certitude que les services de sécurité ne le lâcheraient plus. Ce qui l’attendait dépassait cependant les scénarios les plus pessimistes qu’il avait pu échafauder. Six semaines s’étaient écoulées depuis son interrogatoire, lorsqu’un officier de sécurité se présenta en juin à la cité universitaire et lui demanda de l’accompagner au bureau du préfet. C’était la période des examens de fin d’année et Kamel avait fort à faire pour son passage en sixième année de médecine. Surpris, il demanda à l’officier : « N’est-il pas possible de retarder cela d’un jour seulement ? C’est que j’ai un examen demain matin. » «Vous avez peut-être un examen, mais vous n’aurez pas le temps. » Kamel ne comprit pas ce qu’il insinuait, et l’officier ne tenta pas de s’expliquer davantage. Intrigué, Kamel l’accompagna au bureau du préfet. C’était un homme bedonnant au visage couperosé. L’incarnation même du père Noël. Sans même l’inviter à prendre place, il lui dit : « Monsieur Kamel, le ministre de l’Intérieur, M. Marcellin, a émis des directives afin de vous expulser de France, compte tenu du danger que vous constituez pour la sécurité du pays. Vous avez 48 heures pour quitter définitivement le territoire français. » Kamel fixa l’officier directement dans les yeux et vit qu’il guettait la moindre réaction de sa part. Il prit une profonde inspiration, remercia le préfet et sortit calmement du bureau. Il décida de faire le chemin du retour à pied. Il avait besoin de réfléchir. L’expulsion en pleine période d’examens le visait personnellement, et non seulement en sa qualité de secrétaire général de l’Union des étudiants libanais. Ils 77


auraient parfaitement pu retarder la décision d’une semaine, lui laisser le temps de passer ses examens. Mais non, au lieu de cela, ils cherchaient à l’humilier. Comme si le but était de le chasser sur un échec au beau milieu de ses études. Ainsi, il servirait d’exemple et son sort pousserait les autres responsables de l’Union à y réfléchir à deux fois avant d’entreprendre toute action politique. Le message pouvait être également adressé à l’Union des étudiants arabes et toutes les autres organisations étudiantes, d’autant plus que Kamel était le premier étudiant étranger que le gouvernement français décidait d’expulser, qui plus est durant les examens. Par ailleurs, les autorités ne pouvaient prendre une telle décision sans en informer l’ambassade du Liban, ou bien était-ce l’ambassade qui avait incité à le renvoyer ? Toutes ces questions se pressaient dans sa tête, avec une seule conclusion : la décision d’expulsion était un message dans plusieurs directions, et la réponse ne pouvait être que sur plusieurs fronts. L’Union convoqua une réunion d’urgence de la section de Tours. La salle de réunion se transforma en un véritable « centre d’opérations ». Ils ne définirent pas moins de dix fronts pour l’affrontement qui devait avoir lieu, fronts qu’il fallait activer simultanément, d’un seul coup, afin que la réponse soit à la hauteur du message. Le premier front était le refus simple et net de la décision considérée arbitraire, et le refus pour Kamel de quitter volontairement le territoire français. Ils allèrent même jusqu’à s’imaginer Kamel menotté et traîné hors de la salle d’examen, devant les caméras des photographes. Le deuxième front consistait à mobiliser toutes les sections de l’Union en France pour organiser des sit-ins, lancer des pétitions et envoyer des lettres aux autorités françaises ainsi qu’à l’ambassade du Liban, réclamant l’abrogation de la décision. Sur le troisième front, il fut décidé de contacter les ambassadeurs arabes à Paris et de leur demander d’entreprendre des démarches auprès de l’ambassade du Liban et du gouvernement français, les actions de l’Union consistant largement à la défense des intérêts de la nation arabe et des droits légitimes du peuple palestinien.

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Quatrièmement, ils demanderaient à l’UNEF de se saisir de la cause de l’Union des étudiants libanais, face à une décision visant à intimider les étudiants étrangers en France et les isoler du mouvement de révolte étudiante ainsi que des organisations amies de gauche. Cinquièmement, ils convinrent d’élargir leur champ d’action pour englober les intellectuels et les écrivains français et de gauche, et leur demander d’envoyer à leur tour des pétitions de protestation. Sixièmement, il leur fallait coordonner leur action avec le doyen de la faculté de médecine de Tours, puisqu’il allait porter une part de la responsabilité pour l’expulsion d’un étudiant de sa faculté en période d’examens. Septièmement, ils mobiliseraient les dirigeants du mouvement étudiant au Liban afin qu’ils fassent pression sur le gouvernement français pour faire annuler la décision. Cette coordination ne serait pas compliquée, vu les excellents rapports que l’Union entretenait avec tous ces dirigeants. Huitièmement, ils allaient mandater un avocat, ou plusieurs peutêtre, parmi les plus connus et les plus influents, afin de prendre en charge son cas qui était en réalité une affaire de libertés pouvant viser des étrangers comme des Français. Neuvièmement, ils contacteraient les parents et les amis au Liban et leur demanderaient de prendre contact d’urgence avec le ministre de des Affaires étrangères, qui était avec mon père, pour lui demander d’entreprendre des démarches afin d’annuler la décision arbitraire. Enfin, le dixième et dernier front était celui des médias en France et au Liban. Un certain nombre des membres de l’Union se chargèrent sur-le-champ de transmettre la nouvelle aux journalistes arabes et français. Le lendemain matin, la nouvelle de l’expulsion du « secrétaire général de l’Union des étudiants libanais en France » était à la Une d’Annahar, le premier quotidien libanais. Kamel craignait la réaction de son père, cardiaque, lorsqu’il apprendrait cela, mais il fut tranquillisé par des dizaines d’appels téléphoniques d’encouragement, dont des appels de ses frères. Son frère Mohammed en particulier lui 79


annonça : « Nous sommes fiers de toi, notre père dit que tu as sauvegardé la dignité du pays. Il a contacté le ministre des Affaires étrangères, il aura une entrevue avec lui aujourd’hui ou demain. » Bien que débordés, en pleine préparation pour les examens de fin d’année, les étudiants se mobilisèrent sur tous les fronts et le résultat dépassa toutes les attentes. A Tours et dans les autres sections de l’Union, des groupes d’étudiants libanais, arabes et français organisèrent des sit-ins tournants. De son côté, Kamel rencontra le doyen de la faculté de médecine. Le professeur Desbuquois était fort irrité par cette décision d’expulsion, prise sans le consulter ni même l’aviser. Il lui affirma que la décision contrevenait au principe de séparation des pouvoirs et portait atteinte à l’intégrité de l’université et lui promit de faire tout ce qui était en son pouvoir, l’invitant entre-temps à présenter ses examens. L’après-midi de ce jour-là, un camarade libanais à la faculté de médecine lui rapporta une conversation qu’il avait entendue entre le doyen et un professeur français dans le couloir conduisant au bureau du premier. « L’affaire de Kamel n’est ni académique, ni professionnelle, disait le professeur, c’est une affaire de sécurité. Vous pouvez difficilement prendre la défense d’un Palestinien. » L’humeur générale à cette époque était en faveur d’Israël, et l’OLP ne jouissait pas encore du soutien mondial qu’elle gagna ultérieurement. « Monsieur Mohanna est un étudiant à la faculté, répondit le doyen, et il est de mon devoir de le protéger afin qu’il puisse au moins terminer ses examens. Je ne permettrai pas aux services de sécurité de s’immiscer dans les affaires de la faculté. Son cas pourrait créer un précédent qui se répèterait. » Le doyen le convoqua le soir même et lui affirma qu’il pouvait continuer à préparer ses examens, assurant que la décision d’expulsion avait été ajournée d’une semaine, le temps qu’il termine son année. Kamel bondit de joie : l’Union avait donc enregistré une demivictoire. Il leur restait à présent à compléter cette victoire en faisant annuler la décision. Le vice-secrétaire général de l’Union Albert Jokhdar, qui s’était déplacé à Paris pour y entreprendre des démarches, appela Kamel. Il lui raconta qu’il avait fait la tournée des ambassadeurs arabes qui 80


avaient pris connaissance de l’affaire à travers les journaux français. Ils se sont engagés à transmettre au ministère des Affaires étrangères, par la voix de l’ambassadeur d’Algérie, une position commune réclamant l’annulation de la décision d’expulsion. « Au fait, ajouta Albert, l’ambassadeur algérien t’invite à le visiter à la première occasion. Et pour clôturer, maître Roland Dumas (il n’avait pas encore été nommé ministre des Affaires étrangères) a accepté de prendre en charge notre dossier et il défendra ta cause en justice. » Après la pluie le beau temps, disait le proverbe. Voilà à présent que le soleil brillait à nouveau. L’Union des étudiants de France avait fait circuler une pétition condamnant la répression des libertés des étudiants étrangers et leur droit à défendre leurs causes, et réclamant l’annulation de la décision. Cette pétition portait entre autres la signature du penseur Jean-Paul Sartre. Le ministre des Affaires étrangères libanais informa son père qu’il avait envoyé un télégramme à l’ambassadeur Philippe Takla, lui demandant de faire tout ce qui était en son pouvoir et le plus rapidement possible afin de faire annuler la décision. « Malgré tout le respect que j’avais pour l’ambassadeur Takla et la finesse de sa diplomatie, explique Kamel, je ne pouvais m’empêcher de penser qu’une telle décision n’aurait pu être prise sans son accord, si ce n’était pas lui-même qui l’avait suggérée en représailles à l’occupation de l’ambassade. » Kamel rencontra l’ambassadeur d’Algérie à Paris, qui le reçut à bras ouverts et lui annonça qu’il avait informé le ministère français des Affaires étrangères de la position des ambassadeurs arabes, et qu’il avait contacté l’ambassadeur Takla afin de lui demander d’accorder sa protection aux ressortissants de son pays. L’ambassadeur clôtura l’entrevue en proposant à Kamel une bourse afin de poursuivre ses études de médecine à la faculté d’Alger. Kamel le remercia chaleureusement et dit : « L’affaire n’est pas personnelle. S’ils réussissent à nous intimider cette fois, ils pourront le faire à chaque fois. Nous avons tiré les enseignements de votre révolution. » L’ambassadeur lui répondit en riant : « Non… Notre révolution était une révolution armée, aussi s’est-elle arrêtée, tandis que votre révolution à vous, c’est une révolution d’idées. Rien ne pourra l’arrêter. » 81


Six jours s’étaient écoulés depuis que l’Union avait commencé sa campagne, et il ne restait plus à Kamel que 24 heures pour quitter le territoire français. Les examens étaient terminés, mais les manifestations et les protestations se poursuivaient. Le téléphone sonna la nuit dans sa chambre : c’était Georges Dahdah, le conseiller de l’ambassadeur du Liban. «Toutes mes félicitations, docteur Mohanna, lui annonça-t-il, le gouvernement français a accédé à notre demande et la décision d’expulsion a été annulée. » Le lendemain matin, le journal local de Tours titrait « Victoire de l’Union générale des étudiants libanais sur le ministre de l'Intérieur français ». Kamel n’avait jamais appartenu à un parti ou une organisation. L’Union était, depuis sa formation, le seul « parti » auquel il avait adhéré et pour lequel il avait milité de toutes ses forces. Ce parti-là n’était pas un parti à couleur unique, à dimension unique, à leader unique régnant sans partage, il était de gauche sans être totalitaire. C’était un terrain commun, à l’image de la société libanaise, dans toute sa richesse et sa diversité, se nourrissant de ses racines sociales, culturelles et politiques plurielles et multiples. Ils célébrèrent la victoire, discutèrent de cette expérience vécue par l’Union, et en conclurent que l’Union n’en était plus à ses débuts balbutiants, mais qu’elle avait mûri. Le plus cocasse de l’histoire, c’est qu’un journaliste égyptien qui publiait un périodique à Paris prit fait et cause pour l’Union et, emporté par un enthousiasme irrépressible, titra sa revue : « Les relations entre les Arabes et la France menacées de rupture suite à l’expulsion du secrétaire général de l’Union des étudiants libanais». Ce titre enflammé rappela à Kamel le présentateur de radio connu Ahmed Saïd qui avait libéré Haïfa sur les ondes de la Voix des Arabes et marchait au-devant des armées arabes victorieuses sur Tel-Aviv pour la libérer à son tour, alors que les forces égyptiennes en déroute dans le Sinaï étaient la proie de la campagne la plus féroce et destructrice jamais menée par l’armée de l’air israélienne. Kamel eut un sourire de dérision. Ainsi donc, les pays arabes ne pardonneraient pas même à la France de bafouer les droits d’un seul citoyen arabe… ! Il appela l’ami égyptien et le remercia

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La mère patrie Après l’ivresse de la victoire de l’Union sur la « mère patrie », ainsi que les amoureux de la France au Liban la surnommaient, et les joyeuses célébrations qui s’ensuivirent, vinrent les vacances d’été. La plupart des étudiants étrangers rentrèrent chacun dans leur pays. Les étudiants libanais firent donc leurs valises et prirent l’avion vers Beyrouth. Ils étaient plus de vingt étudiants qui constituaient en fait le commandement opérationnel de l’Union : Albert Jokhdar, Wassim Jaber, Kamel Falha, Abdel Hafiz Yassine, Sobhi et Issam Hamza, Nazih Awada, Hassan Mneimneh, Zouhair Ghalayini, Saïd Atoui, Mounzer el-Merehbi, Mustafa Bakri, Talal Jalloul, Marwan Bendak, Toufic Baalbaki, Elias Hage, Najib et Bassam Issa, Khaled Zoreika, Ghassan Zouheiri, Ghazi Charara, ainsi que d’autres. Leur expérience commune les avait soudés, avait tissé entre eux de solides liens d’amitié. L’Union avait réussi à faire ressortir le meilleur de chacun d’eux, découvrant la trempe dont ils étaient faits. Tous s’étaient engagés volontairement, et tous se conformaient aux décisions prises en commun. Et puisque leur action ne se limitait pas au domaine théorique et idéologique, mais se traduisait sur le terrain, les points communs qui les rassemblaient étaient nombreux. Pas de place parmi eux pour la neutralité, ils mettaient toute leur ardeur à défendre les causes de leur pays. Chacun exposait son point de vue, les opinions se mesuraient les unes aux autres, divergeaient ou convergeaient, conférant à leur expérience une dimension de diversité et de pluralité qui ajoutait à sa richesse. Certes, cette confrontation d’idées n’allait pas sans compromis, mais ces compromis restaient de ceux dont Gandhi avait dit : « Mon exigence pour la vérité m’a ellemême enseigné la beauté du compromis. » Pas de place parmi eux pour un prophète illuminé détenant la vérité absolue ou un devin infaillible flottant au-dessus du commun des mortels. Tous pouvaient viser juste ou se tromper, tirant les leçons de leur expérience, de leurs erreurs. Kamel scrutait les visages qui l’entouraient, et se sentait déborder d’une immense confiance dans l’avenir : « Nous pouvons construire ensemble un pays magnifique ! »

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Par le hublot de l’avion, il pouvait voir des chemins ouverts sur le vaste monde. Ils n’avaient qu’à faire leur choix, et l’horizon était à leur portée. Arrivés à Beyrouth, les amis se dispersèrent, chacun rejoignant sa famille. Quelques jours plus tard, ils se retrouvèrent pour donner une conférence de presse organisée par un ami, Yasser Nehmeh5, au siège du syndicat des journalistes à l’immeuble Azarieh. Kamel exposa en détail au cours de la conférence de presse ses démêlés avec les autorités françaises, les tenants et aboutissants de l’ordre d’expulsion émis à son encontre en tant que « secrétaire général de l’Union des étudiants libanais », ainsi que les démarches engagées à l’encontre de cette décision : campagnes, pétitions, sit-ins et autres, et qui conduisirent finalement à son annulation. Ce fut là une victoire qui ajoutait au crédit du mouvement étudiant, que ce soit au pays ou à l’étranger. Il remercia tous ceux qui avaient soutenu l’Union au Liban, la patrie restant la source à laquelle ils puisaient force et énergie, et la finalité de tout ce qu’ils entreprenaient. Il y eut certes des tentatives de part et d’autre afin de récupérer leur mouvement et le faire graviter autour d’un parti donné, mais Kamel ne manqua pas d’affirmer l’indépendance de l’Union à toutes les interviews, colloques et rencontres auxquelles il était convié. Un soir qu’ils étaient réunis au café La Ronda, à la place des Canons, cette place qui l’avait fasciné lorsqu’il était lycéen par l’animation qui y régnait, les couleurs et les rumeurs qui lui étaient si caractéristiques, un ami le surprit par une proposition inattendue qui le laissa interdit: « Tu devrais faire le tour des leaders politiques et des chefs de partis. » C’était là une idée qui ne lui avait jamais effleuré l’esprit. Il demanda, fort naïvement : « Pourquoi ? » Son ami beyrouthin écarquilla les yeux et scruta son visage, incrédule : « Il faut bien commencer par rencontrer les leaders si tu veux faire de la politique et devenir leader à ton tour. » Kamel resta stupéfait. Une telle suggestion lui semblait incompréhensible, tellement elle était étrangère à sa pensée. Il resta silencieux un moment, s’efforçant de calmer la colère qui s’était emparée de lui, puis il répondit sèchement : « Qu’est-ce qui 5

Actuellement leader syndicaliste, directeur général du quotidien As-safir et secrétaire de l’association Amel. Il travaillait à l’époque à la revue « al Hourriah » qui avait appuyé le mouvement étudiant.

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a bien pu te faire croire que j’avais des ambitions politiques ? Ernesto Che Guevara a tourné le dos au leadership et quitté la Havane pour aller combattre dans les forêts de Bolivie. Le monde entier s’offre à moi, avec tant de causes justes pour lesquelles je pourrais m’engager et combattre, et tu veux me cantonner à une petite ruelle obscure de quartier ? » Kamel passa les derniers jours des vacances d’été à Khyam. Il visita les habitants un par un, se rendit à tous les foyers. Parfois des combattants de la Résistance palestinienne traversaient le village en trombe, juchés sur des véhicules militaires, armés de kalachnikovs et de lance-roquettes. Leur vue ressuscitait en lui de lointains souvenirs d’enfance. Il revoyait les Palestiniens qui défilaient par ces mêmes rues, brisés, le regard tourné vers cette terre à laquelle ils avaient été arrachés de force, avec dans le cœur l’espoir d’y retourner un jour… Voilà à présent qu’une nouvelle génération de combattants forçait la route du retour… Ce rêve du retour qui restait vivant en eux, qu’ils entretenaient contre vents et marées… Ce rêve avait quelque chose de touchant, et il se sentait profondément solidaire avec eux. Alors qu’il revenait à Khyam, Kamel se rappela le mythe d’Antée, fils de Gaʀa, la Mère-Terre. Antée jouissait d’une force invincible, qu’il tirait de son contact avec la terre, sa mère. Ses ennemis découvrirent son secret, et dans un combat sans merci avec Hercule, ce dernier le souleva de terre et le maintint dans l’air jusqu’à ce qu’il meure étouffé. Kamel se promit de ne jamais se séparer de Khyam, sa mère-terre à lui. Elle serait son port d’attache, le havre vers lequel il reviendrait toujours jeter l’ancre. Les vacances d’été prirent fin et Kamel revint à Tours. Il devait présenter les examens de la deuxième session de septembre, pour compenser les matières qu’il avait ratées lorsqu’il était aux prises avec l’administration. Une surprise l’attendait à son arrivée à la cité universitaire de Tours : le service des renseignements généraux lui avait laissé une lettre du bureau de la direction, lui enjoignant de se rendre dès son retour au siège du service. Il s’y rendit le lendemain. Un responsable le reçut et lui demanda de signer un papier dans lequel il s’engageait à s’abstenir de toute activité politique sur le territoire 85


français. Le papier spécifiait que les services de sécurité surveilleraient ses activités afin de s’assurer qu’il respectait cet engagement. « Est-ce que cet engagement m’est destiné à moi seul, demanda-t-il, ou bien il englobe également la direction de l’Union ? » « C’est un engagement général, lui répondit le responsable. Il a déjà été signé par plusieurs de vos collègues élus. » « Je regrette, rétorqua Kamel, mais je refuse de signer. Il est vrai que je suis là pour poursuivre des études, comme tous mes camarades, mais je reste néanmoins un citoyen libanais et arabe ayant le droit légitime de défendre les grandes causes de son pays et de sa nation. Je ne suis pas tombé du ciel, sans aucune attache dans ce monde, et je ne suis pas un individu coupé de son contexte. Je représente également mon pays, et lorsque ce pays est confronté à un danger, je ne me contente pas de manger du taboulé et de danser la dabké en restant dans mon cocon. En contrepartie, je m’engage à ne pas m’immiscer dans la politique intérieure française de quelque façon que ce soit, dans toute activité que nous entreprendrons dans le cadre de l’Union. » Kamel pensait que l’annulation de son expulsion lui avait donné une certaine immunité qui le protégeait de tout nouveau recours. Apparemment, il avait tort. Son petit discours enflammé laissa le responsable de marbre. Il hocha la tête et dit : « Que vous signiez ou non, nous surveillerons vos activités pour nous assurer qu’elles sont bien conformes à la lettre à cet engagement. » Quelques semaines passèrent. Kamel étudiait pour ses examens, et recherchait en même temps un travail dans un hôpital. Il était en avant-dernière année et devait dans le cours de son cursus faire un stage dans un hôpital. La chance lui sourit : il trouva rapidement un poste d’interne à l’hôpital de Nevers, pour un salaire de trois mille francs. Trois mille francs ! Cela faisait de lui un millionnaire, en comparaison avec la pension de 400 francs que son père lui transférait chaque mois. De plus, il était logé gratuitement au centre hospitalier. Il fit donc ses valises, prit congé de ses amis de Tours. Cette ville avait abrité une étape importante de sa vie : il y était arrivé à dix-neuf ans, et il en repartait avec un bagage de connaissances et de convictions, ayant gagné en maturité. Il arriva à l’hôpital de Nevers dans sa 2CV. Le trajet avait duré des heures, mais n’avait en rien entamé son enthousiasme et son énergie. Il se présenta au directeur du 86


centre hospitalier, et là, une mauvaise surprise l’attendait. Le directeur lui réservait un accueil plutôt maussade. « Vous auriez dû appeler avant de venir, lui dit-il avec un sourire jaune. Votre contrat a été annulé. » On aurait dit que le monde s’était écroulé autour de Kamel. « Mais personne ne m’a prévenu ! » Le directeur l’interrompit sèchement : « C’est une question de sécurité, et pas une affaire professionnelle. Je dirige ici un centre hospitalier, et pas un forum politique. Veuillez m’excuser, je ne suis pas en mesure de discuter la décision avec vous. » Kamel se rappela ce maudit engagement qu’il avait refusé de signer. Etait-ce là la revanche de la Direction des renseignements généraux ? Il était impensable que la France soit gouvernée en réalité par les services de sécurité, comme c’est le cas dans notre monde arabe. Il se remit à la recherche d’un poste dans un hôpital. Il ne pouvait obtenir son diplôme sans stage. Il revint à Tours et reprit sa quête. Il fut accepté en interne à l’hôpital du Mans pour le même salaire. La chance lui souriait.

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La fin d’un rêve Kamel commençait à apprécier la stabilité de sa situation à l’hôpital, lorsqu’il reçut un jour un coup de fil de Brigitte. « Je pensais te visiter demain avec mon amie Nadine, lui annonça-t-elle. Es-tu disposé à nous accueillir ? » Il lui répondit d’un ton enjoué : «Je t’attends au garde-à-vous. Ne tarde surtout pas. » Son cœur battait la chamade. Leurs dernières retrouvailles remontaient à près de trois ans. Trois longues années durant lesquelles ils échangeaient des lettres, se parlaient au téléphone. Enfin, il devait avouer que c’était surtout Brigitte qui l’appelait, son budget à lui ne pouvant souffrir la facture du téléphone. C’est à peine s’il pouvait se permettre un café de temps en temps avec les copains. La visite de Brigitte et de son amie coïncidait avec l’arrivée du neveu de Kamel, Abdel Ilah Awada, étudiant en architecture en Allemagne, avec un ami à lui. Ils projetèrent de passer la journée dans un parc en dehors de la ville. Ils préparèrent donc un pique-nique copieux et se mirent en route dans deux voitures : la 2CV de Kamel, et la voiture de Christo Meshhem, un ami du port de Tripoli qui avait décidé de se joindre à eux. Brigitte prit place à côté de Kamel. Par cette journée radieuse, il se sentait le cœur léger et l’âme sentimentale. Emporté par un romantisme poli par des siècles d’amours, heureuses ou contrariées, il se prit à chanter en conduisant sa voiture sur les routes du « jardin de la France ». « Un moment auprès de mon amour… c’est le plus doux espoir de ma vie. » Brigitte éclata de rire lorsqu’il lui traduisit les vers en français. Elle lui répondit sur le ton de la plaisanterie : « Il y a un mot qui manque dans cette chanson. Lorsque vous dites une heure aux côtés de mon amour, vous voulez dire en réalité une heure au lit. Les journaux et tous les médias français ne citent les Arabes que pour parler de sexe et d’affaires sordides, surtout lorsqu’il s’agit des princes du pétrole. La dernière histoire dans ce registre est la fameuse affaire d’Eli Cohen, l’espion israélien infiltré à Damas, qui a réussi à acheter tant de responsables dans les hautes sphères du pouvoir en leur faisant miroiter un appartement plein de prostituées, dont il leur donnait les clés. Ainsi

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donc, vos exploits s’inscrivaient dans les alcôves sombres, pendant que les Israéliens triomphaient sur les fronts. » A ces mots, Kamel sentit comme si la foudre l’avait frappé. Il émergea brusquement des vapeurs de ce moment idyllique, et tout le romantisme qui l’animait partit en fumée. Son cœur battait toujours la chamade, mais c’était de rage. Il aurait voulu la gifler, ou bien ouvrir la portière et la jeter dehors. Ses mots avaient ouvert une plaie béante dans son cœur, dont il ne s’est toujours pas remis. « Les chambres d’opération arabes sont les chambres à coucher. » Il avait bien lu ce titre dans un journal pro-israélien, mais l’entendre de la bouche de la fille qu’il aimait, c’était un affront qu’il ne pouvait supporter, même si elle l’avait dit en plaisantant. Il vit à sa gauche un sentier de terre battue et braqua brusquement, sans même réfléchir. Et ce fut le choc. Une voiture arrivait en trombe et essayait de le doubler à cet instant. Surpris par sa brusque manœuvre, le chauffeur klaxonna et tenta de l’éviter en tournant à droite, mais c’était trop tard. La voiture heurta le côté gauche de son pare-choc, dévia et alla percuter un poteau électrique, avant de s’immobiliser à quelques dizaines de mètres de là, au milieu d’un champ. Kamel freina net et accourut à la rescousse du chauffeur. Il fut surpris de voir sortir de la voiture une ravissante jeune femme vêtue d’un tee-shirt moulant et d’un short qui dévoilait plus qu’il ne cachait. Elle avait ouvert sa portière et avait bondi hors de la voiture sans attendre son aide. Prenant conscience de sa présence, elle lui dit : « J’ai eu de la chance, heureusement. Est-ce que quelqu’un d’entre vous est blessé ? » A cet instant, il se retenait de s’agenouiller devant elle et de la remercier. L’accident était survenu par sa faute, et si elle n’avait pas eu le réflexe de l’éviter, il serait bon pour la morgue, et Brigitte avec lui. « Je suis médecin, lui dit Kamel. Est-ce que vous avez besoin d’aide ? » Elle eut l’air de prendre alors conscience d’elle-même. Elle se tâta partout, s’assura qu’elle n’avait pas de blessures, ni rien de cassé, inspecta ses jambes, puis leva la tête et lui dit : «Ce dont j’ai réellement besoin, c’est une bonne dose de calmant. » Un sourire hagard s’esquissa sur son visage, qui lui rappela le vague sourire de la Mona Lisa qu’il avait admirée au Louvre. Elle n’était nullement en colère. C’était une belle femme dans la trentaine. « Je regrette, je crois que c’était ma faute… », lui dit-il. « La mienne 90


également, répondit-elle. J’avais largement dépassé la limite de vitesse. » Ils éclatèrent tous deux de rire et échangèrent un regard complice, comme de vieux amis. Brigitte était toute blême. Elle le scruta du regard et resta silencieuse. Abdel Ilah s’exclama, essayant de mettre une touche d’humour pour dérider l’atmosphère: « Ainsi donc, nous sommes déjà arrivés au parc ? » Quelques minutes plus tard, tous parlaient et gesticulaient avec animation. Ils inspectèrent les deux voitures : celle de Kamel était légèrement endommagée, alors que la voiture de la jeune femme était cabossée des deux côtés, ayant cogné la 2CV, puis le poteau électrique. Ils échangèrent leur carte de visite et Edith, c’était son nom, lui donna l’adresse de son domicile, lui demandant de passer la voir le lendemain chez elle pour remplir les formalités de l’assurance. Elle travaillait dans l’immobilier, et devait se dépêcher pour un rendez-vous important avec un client. Elle remonta dans sa voiture, fit marche arrière jusqu’à l’autoroute, et démarra sur les chapeaux de roues. Il ne lui restait plus qu’à attendre le lendemain. Son instinct lui disait que leur rendez-vous lui réservait d’agréables surprises. Ils reprirent la route vers le parc. Brigitte reprit place à côté de lui et éclata en sanglots. « Je suis sincèrement désolée de t’avoir blessé. Je regrette si mes propos t’ont mis en colère, tu sais bien que ce n’était pas mon intention. C’était juste une plaisanterie. » Il essuya ses larmes du revers de sa main, s’excusa à son tour de son accès de colère, et on ne parla plus de l’incident tout le reste de la journée. Mais au fond de lui persistait le sentiment que quelque chose de précieux avait été brisé, et que rien ne pourrait plus recoller les morceaux. C’était comme s’il avait subitement réalisé qu’elle était française. Ce n’était rien d’hostile, mais une simple constatation, comme s’il avait ouvert les yeux. Il y avait peut-être du vrai dans ses propos, mais son sang n’avait fait qu’un tour à l’entendre proférer ainsi des jugements généralisés et stigmatiser tous les Arabes sans distinction aucune. Elle avait résumé en quelques phrases ce que les médias français et occidentaux martelaient à l’unisson à propos des Arabes depuis la défaite de 1967. Par ses soi-disant plaisanteries, Brigitte avait libéré toute cette colère contenue en lui. Il ne lui en voulait pas personnellement à elle, mais il en avait contre les médias.

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« Humiliés, méprisés, nous étions si meurtris que même une plaisanterie était pour nous un affront. Le fusil de la Résistance palestinienne nous rendait l’espoir, et nous rêvions de le brandir à la face du monde. » Ce soir-là, allongé dans son lit avant de s’assoupir, Abdel Ilah demanda à Kamel : « J’ai une petite amie allemande. Je l’aime et j’ai envie de l’épouser. Qu’est-ce que tu en penses ? » Kamel savait bien que son neveu ne lui posait pas cette question pour l’aider à prendre sa décision, mais pour être conforté dans son choix. « Epouse-la si tu l’aimes, lui dit Kamel, mais veille à ce qu’elle comprenne bien la cause palestinienne. Tout notre avenir se joue là-dessus. » Ainsi il avait introduit la Palestine dans le lit conjugal de son neveu et de son épouse allemande. Kamel était sérieux dans sa recommandation. La nuit s’étirait sans fin. Kamel était étendu, les yeux ouverts, et le film de ses souvenirs avec Brigitte défilait dans sa tête : les balbutiements des débuts, l’émoi de leurs rencontres, et cet amour qui avait duré des années, avant de se briser ce jour-là. Il réalisa que la compagne de sa vie ne pourrait être qu’Arabe, non pour des considérations racistes ou politiques, mais pour d’autres raisons bien plus profondes, enfouies dans son inconscient. Même les mots « je t’aime » en français lui semblaient étrangers, comme coupés de son enfance et de sa jeunesse. Et les mots condensent en eux l’essence de notre vie, ils sont comme le miroir de notre âme. Le lendemain, il se sépara de Brigitte en lui promettant de rester en contact, et se dirigea vers la maison d’Edith, la tête bruissant de fous espoirs. Il arriva à l’adresse indiquée et sonna à la porte. Un homme à la carrure imposante lui ouvrit et l’invita à entrer. « Edith m’a chargé de vous présenter ses excuses, mais elle a dû sortir à l’improviste. Nous pouvons remplir les papiers de l’assurance nous-mêmes, vous n’avez pas d’objection, j’espère ? » Cette fois, c’était lui qui s’était heurté à un poteau électrique.

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Entre révolution et richesse : deux mondes, un choix « Le Dhofar est le Viêtnam de la Grande-Bretagne. » Cette phrase était devenue un leitmotiv scandé à toutes les réunions organisées par les étudiants en France en soutien à l’insurrection armée dans cette province. Puis la décision fut prise de passer de l’appui moral au soutien matériel. Il fallait envoyer d’urgence des médecins et des journalistes volontaires aux camps palestiniens, à la République démocratique du Yémen et au Dhofar. Parmi les premiers à se porter volontaires figuraient Jean-Pierre Viennot, Marcel-Francis Kahn, médecin trotskiste français, docteur Fawaz Traboulsi, historien libanais, ainsi que le journaliste britannique Fred Halliday. Ils se rendirent au Yémen démocratique et au Dhofar où ils firent une longue tournée. Après quoi, ils rentrèrent pour dresser un sombre tableau de la situation qui y régnait. Les conditions sanitaires étaient effroyables, il n’y avait pas un seul médecin dans la province de plus de cent kilomètres carrés de superficie. Il était impératif d’y remédier. Le médecin May Messarra et son frère Maurice, pharmacien, proposèrent leurs services. Le docteur Hany Srour se présenta ensuite. Il se rendit au Dhofar, accompagné d’une équipe de France et de Grande-Bretagne, et réalisa un documentaire qui contribua à sensibiliser l’opinion publique européenne à cette rébellion qui se déroulait dans l’oubli et l’indifférence du monde. La BBC diffusa également un film qui contribua à porter cette cause au grand public. C’était le premier documentaire co-réalisé, produit et tourné par docteur Fawaz Traboulsi. L’été 1971 fut une charnière décisive dans la dynamique de ce mouvement de soutien. Après une réunion marathon du Comité de soutien du Golfe en France, Kamel Mohanna décida de visiter Aden afin de préparer avec ses camarades l’étape prochaine de leur action à l’été de l’année suivante. Il projetait de se joindre aux révolutionnaires du Dhofar et de travailler là-bas en tant que volontaire pour une période de six mois.

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Pourquoi choisir le Dhofar plutôt que la vallée du Jourdain, Beyrouth, ou même Paris ou le Canada ? Kamel tournait et retournait cette question dans sa tête tout au long de sa dernière année d’études, et elle n’en devint que plus insistante après l’obtention de son diplôme. Tant de choix se présentaient à lui, le monde entier était un champ ouvert qu’il pouvait sillonner. Cependant, la réponse à son questionnement résidait ailleurs, dans un choix de vie et de conviction. « Soit tu te joins aux révolutionnaires, soit tu recherches la réussite et la fortune : c’est là le fond du problème. » Mais comment faire ce choix ? Après l’annulation de son contrat d'interne au centre hospitalier de Nevers pour des raisons politiques et sécuritaires, et après avoir réussi en peu de temps à trouver un nouveau poste à l’hôpital du Mans, Kamel retrouva plusieurs amis de la direction du mouvement étudiant, dont Nagib et Bassam Issa, Khaled Zreika et Mohammed Badra. Nagib et Bassam étaient membres du Parti social nationaliste syrien, et leur père, éducateur connu de la région de Koura, était parmi les cadres du parti dans le district. Nagib avait été élu secrétaire général de la Ligue, alors que Kamel avait été désigné secrétaire aux affaires culturelles, avant de prendre sa relève. Ils se lièrent d’amitié au fil du temps, malgré une certaine concurrence entre eux. Le Parti social nationaliste syrien était à l’époque allié au mouvement Fatah, et le docteur Fouad Chémali, représentant du parti pour la France et l’Europe, était marié avec la fille du fondateur du Parti Antoun Saadé. A cette époque, Nagib invita Kamel à rencontrer des amis venus de Paris, et qui demandaient à faire sa connaissance. Ils se retrouvèrent au café L’Univers à Tours. C’était la première fois que Kamel rencontrait le docteur Chémali. Il était en compagnie de Michel Moukarbel qui travaillait à Paris, dans une agence de voyage. Il s’avéra plus tard que le propriétaire de cette agence, un certain Amin Bassim de Zghorta, était un complice du fameux Carlos, et il fut arrêté en France. Fouad Chemali évoqua avec beaucoup de fougue et d’enthousiasme leur action étudiante, et bien que Kamel fut plus proche des positions politiques du Front démocratique pour la libération de la Palestine, la discussion était amicale. Ils se donnèrent rendez-vous pour la semaine suivante à Paris. En effet, Kamel et ses amis comptaient se rendre à la capitale pour s’approvisionner en « munitions » en vue de la soirée folklorique 94


annuelle qu’ils organisaient à Tours. Cet appui logistique de baklavas et pistaches qui faisaient la joie de leurs rencontres traditionnelles était souvent offert par des agences de voyage possédées par des Libanais comme Michel Ghorra, Amin Bassim… Quelques jours plus tard, ils se retrouvèrent au Quartier Latin, dans un restaurant proche de l’agence où travaillait Michel Moukarbel. Kamel était en compagnie de Ghazi Charara et Albert Jokhdar. Après quelques échanges sur la cause palestinienne et la lutte armée, Fouad dit d’un ton calme et assuré : « Je vais donc organiser pour vous durant les vacances d’été des sessions d’entraînement dans la vallée du Jourdain avec l’organisation du Fatah. » Il avait le regard rivé sur le visage de ses interlocuteurs, guettant la moindre réaction. Le ton impérieux était celui d’un ordre, et non d’une proposition. Kamel échangea un regard entendu avec Albert, qui était comme lui plutôt aligné politiquement sur le Front démocratique. « Nous approuvons l’idée de prime abord, dit-il avec tact, mais une telle suggestion nécessite une mûre réflexion. Nous allons en discuter avec nos amis. » Cette réponse irrita Fouad qui répondit sèchement : « Je n’aime pas les situations équivoques. » L’affaire s’arrêta là. Quelque temps plus tard, les médias dévoilèrent que Moukarbel avait été arrêté pour ses liens avec Carlos. Quant à Fouad Chémali, il s’éteignit quelques années plus tard après un combat contre la maladie de Hodgkin. La nouvelle de sa mort attrista Kamel qui avait beaucoup de respect pour sa personne et sa pensée. Ainsi donc, une session d’entraînement avec la Résistance palestinienne dans la vallée du Jourdain figurait parmi les propositions offertes à Kamel. Proposition qu’il refusa par ailleurs. La seconde proposition venait du Canada. Il était parfaitement satisfait de sa situation à l’hôpital du Mans, mais il avait remarqué un engouement parmi ses amis pour les Etats-Unis et le Canada. Après une petite enquête, il découvrit que l’ambassade du Canada à Paris organisait des concours annuels pour le compte de la commission ECFMG qui parrainait des médecins étrangers désireux de poursuivre leur spécialisation au Canada. Les lauréats se voyaient offrir la possibilité d’intégrer une faculté de médecine au Canada, de travailler comme internes dans un hôpital et de poursuivre la spécialisation de leur choix. Kamel passa les concours avec des centaines d’autres étudiants, et fut parmi les quelques candidats qui obtinrent la certification. Il reçut par la suite une lettre de l’ambassade lui 95


annonçant qu’il remplissait les conditions requises. La lettre contenait une liste d’hôpitaux qu’il devait contacter afin de réserver un poste d’internat. Il choisit un hôpital à Montréal qui accéda à sa requête. Il était censé rejoindre son poste l’année suivante, après la soutenance de sa thèse de doctorat à la faculté de Médecine de Tours. Mais il changea d’avis et déclina l’offre. C’était là la deuxième opportunité qu’il laissait passer. Devait-il choisir la France qui était sur le point de devenir sa seconde patrie après qu’il y ait passé un peu moins de dix ans comme étudiant ? Il touchait un salaire relativement élevé à l’hôpital du Mans. Il était en avant-dernière année et préparait sa thèse de doctorat. L’internat faisait partie intégrante de sa formation. Il était impatient de tourner la page de sa vie d’étudiant à la faculté pour commencer à pratiquer la médecine dans un hôpital. Le premier service qu’il intégra était le service de gynécologie-obstétrique. Il avait une chambre dans le bâtiment du service même. Ainsi, il pouvait accourir même de nuit si on avait besoin de ses services. Il se découvrit au fil des jours un réel penchant vers ce domaine, mais après quelques semaines, il lui apparut que ce n’était pas là ce qu’il recherchait. Il se fit donc transférer au service d’oto-rhino-laryngologie. Le chef du service était un professeur âgé qui l’encouragea et commença par lui confier des interventions mineures, comme des opérations d’ablation d’amygdales. Le professeur avait une fille ravissante qui travaillait comme secrétaire dans le service. Il se rapprocha d’elle et une amitié se noua entre eux, qui lui fit croire qu’il allait finalement opter pour cette spécialisation. Ce ne fut cependant pas le cas, ayant ressenti une affinité irrésistible pour la chirurgie, comme une passion longtemps refoulée et qui sortait finalement au grand jour. Cet intérêt ne dura pas plus de quelques semaines, ayant réalisé entretemps que la chirurgie nécessitait une disponibilité totale excluant tout engagement public ou politique, engagement qui faisait partie intégrante de sa vie depuis qu’il avait quitté Khyam pour Saida, puis Beyrouth et enfin la France. Après mûre réflexion, il opta pour la pédiatrie. Avec les enfants, il pariait sur l’avenir, lui dont l’action était jusqu’alors inscrite dans le présent. Il rejoignit la section de pédiatrie sous la direction du professeur Jean Riveron, et poursuivit son travail à l’hôpital durant l’été. Puis il présenta sa thèse et obtint son diplôme de médecine. Il avait à présent de nombreux amis au Mans, à Tours, et naturellement à 96


Paris, et pouvait donc choisir parmi un large éventail de destinations à l’intérieur de la France pour poursuivre sa spécialisation, ou même rester dans le même hôpital, moyennant un salaire consistant qui promettait d’évoluer avec le temps. Il refusa cependant cette troisième possibilité. Il ne lui restait plus que deux possibilités : le Dhofar ou le Liban. En réalité, il n’était pas tenu de choisir entre les deux, puisqu’il pouvait faire un compromis. Il commencerait par le Dhofar pour six mois, puis reviendrait au Liban. Il ne trouvait aucune difficulté particulière à faire ainsi le pont. La lutte armée au Liban n’était pas tellement différente de la lutte armée au Dhofar, les « foyers révolutionnaires » étaient une enseigne commune. Quant aux plus démunis, ils avaient tous le même visage du malheur, que ce soit dans les grottes du Dhofar ou dans les camps de réfugiés et les bidonvilles qui essaimaient au Liban. Entre la révolution et la fortune, le choix de Kamel était bien tranché, il ne lui restait plus qu’à le mettre en œuvre sur le terrain.

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Le Sud n’est pas un lieu géographique Le 29 Janvier 1973, Kamel Mohanna quitta pour le Dhofar via Aden, capitale du premier pays arabe à choisir les principes du socialisme scientifique comme fondement de son régime et de son mode de vie. C’était son deuxième voyage à Aden. Alors qu’il montait une nouvelle fois à bord du petit avion de la compagnie yéménite Yemda, il s’en remit à la Providence divine. C’est que son premier voyage l’été précédent lui avait laissé un souvenir cuisant. Il avait pris le même avion de Beyrouth à Aden, via le Caire. L’avion venait tout juste de décoller et commençait à survoler la mer lorsqu’il fut agité de violentes secousses et chavira dangereusement vers la droite. Kamel bascula de son siège et atterrit pour sa plus grande confusion dans les bras de la ravissante jeune suédoise assise dans le siège d’à côté. Elle faisait le voyage avec son copain palestinien pour découvrir la république marxiste. Le pilote leur annonça que les deux hélices de l’aile gauche de l’avion s’étaient arrêtées, mais que cela ne nécessitait pas un atterrissage d’urgence. Il faut dire qu’on ne pouvait entrevoir aucun tarmac ni même une petite bande de terre à portée de vue sur cette vaste étendue d’eau. Le pilote recommanda aux passagers de bien s’agripper à leurs sièges. Recommandation bien élémentaire, sachant par ailleurs que la plupart des ceintures de sécurité ne tenaient plus depuis longtemps la promesse que leur nom portait. Ainsi donc, ils s’accrochèrent de toutes leurs forces alors que leurs corps penchaient vers l’horizontale à droite. Kamel se répétait avec angoisse: « Je ne veux pas finir bouffé par les poissons et les requins au fond de l’océan, avant même de rejoindre les rangs des insurgées dans le Dhofar ! » Mais contrairement à ce qu’on dit, la révolution protège ses fils. Le pilote inconnu réussit l’exploit d’atterrir, après de difficiles manœuvres, à l’aéroport d’Aden. Il lui rappelait le héros de SaintExupéry dans son roman Courrier sud, où les avions de l’Aéropostale étaient semblables à des cercueils volants. Le deuxième vol n’était pas aussi épouvantable que le premier. L’avion avait conservé toutes ses hélices, mais il était pris de 99


secousses de temps à autre, ce qui rappelait à Kamel de s’accrocher de ses deux mains aux bords de son siège. La tasse de thé gracieusement proposée par le steward pouvait bien se renverser, il s’en fichait royalement, préférant rester bien en sécurité, vissé à son siège, plutôt que de se relâcher et de le regretter ensuite. Il arriva enfin. L’aéroport d’Aden était presque désert. Des copains du Front démocratique de libération de la Palestine l’attendaient. Ils montèrent en voiture et se rendirent directement au siège du Front populaire de libération d’Oman et du golfe Arabique, où il rencontra Abdel Rahman, de son nom de guerre Saïd Seif, et Abdel Nabi al-Akri (Hussein Moussa), ainsi que d’autres membres du commandement. Il fut frappé de constater que dans les discussions, la Palestine et Oman étaient évoquées comme un seul et même front, ce qui dénotait une coordination totale entre le Front démocratique palestinien et le Front populaire omanais. Puis il fut question d’une délégation du Vietnam qui était arrivée quelques semaines auparavant et avait visité la ville de Houf et l’ouest de Dhofar. Les membres de la délégation avaient manifesté leur admiration pour les accomplissements révolutionnaires au Yémen démocratique et dans la province du Dhofar. Kamel se sentait comblé : la Palestine, le Yémen, le Dhofar, le Vietnam, le Liban-Sud … Voilà que les vents de la révolution soufflaient et démontraient que la colonisation n’était qu’un tigre de papier. L’un des camarades, Abou Firas, de son vrai nom Mohammad Katamto, le conduisit à l’appartement d’un copain du Front démocratique pour y passer sa première nuit. Aden devait en principe être une courte escale sur la route des montagnes du Dhofar. Néanmoins, il y resta plus d’une semaine. Le temps semblait être comme suspendu, et personne n’était pressé. Après le rythme de vie saccadé en France, où il menait une perpétuelle course contre la montre, il commençait à se faire à ce temps qui s’écoulait avec douceur comme des grains de sable. Les histoires de l’insurrection et des révolutionnaires se succédaient en un long chapelet, chaque histoire en appelant une autre, comme les histoires des vipères dont avait mis en garde Lafif Lakhdar et que leur avait rapportées leur ami Fawwaz Traboulsi, tous deux l’ayant précédé à Dhofar. Les journées s’étiraient, ils s’installaient et discutaient autour de la table où régnait une profusion de poissons et de tasses de thé. 100


Kamel resta finalement à Aden jusqu’au 16 février. Ce jour-là, il se rendit à l’aéroport pour prendre à nouveau l’avion de la Yemda. Le vol avait un retard de près de trois heures, mais il n’osa pas se plaindre ni manifester le moindre signe d’impatience. A en croire l’attitude impassible des amis, le retard était la règle, alors que la ponctualité aurait été l’exception. Ils montèrent finalement à bord de l’avion poussif. Fawwaz l’avait décrit fort à propos comme «l’autobus du village, bon à transporter également la volaille, le bétail, et tout ce qui ne vous viendrait même pas à l’esprit ». Deux heures plus tard, l’avion atterrissait sur la piste de terre à l’aéroport de Rayan, à proximité de Moukalla. Cette ville, courtisée par le chanteur à succès de l’époque Fahd Ballan, enflammait l’imagination de Kamel par les promesses qu’elle recelait : « O filles de Moukalla, vous êtes le remède à tous les maux »… En vain fouilla-t-il les environs du regard, il ne trouva pas trace de filles dans les parages. Juste de la poussière et le soleil qui dardait ses rayons de plomb. Ils se départirent de leurs espérances secrètes et se résignèrent à leur déception. Ils étaient à présent dans l’une des régions les plus densément peuplées et les plus riches du Yémen. Située en bordure des frontières saoudiennes, cette région avait été le théâtre de plusieurs insurrections populaires contre la colonisation britannique. Le « bus du village » reprit les airs vers Ghidha, capitale du sixième gouvernorat. Ils y arrivèrent environ une heure et demie plus tard. Un jeune homme les attendait tout au bout de la longue piste de terre où l’avion avait atterri. Assis derrière une table qui semblait avoir été posée là à la hâte, il se contenta de leur souhaiter la bienvenue alors qu’ils passaient devant lui, sans leur réclamer le moindre papier ou passeport. L’aéroport lui-même était ouvert aux quatre vents, du style « dormez portes et fenêtres ouvertes »… à part qu’il n’y avait ni portes, ni portails. Les passagers se dispersèrent donc, chacun allant dans une direction. Le Front populaire leur avait envoyé un groupe de miliciens qui les conduisirent dans une Range Rover au siège de l’organisation, puis de là à la résidence du commandant militaire de la région. Parler de résidence relevait de l’hyperbole. C’était un séjour rectangulaire dans lequel s’entassaient des coussins dans tous les coins, flanqué d’une chambre à coucher équipé d’un lavabo, et des WC fermés par une porte.

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Une fois le déjeuner expédié, ils partirent faire une tournée exploratoire, qu’ils entamèrent par une visite de l’école Lénine. Cette école avait été fondée par les révolutionnaires en 1969 sous le nom de « l’école du peuple », et avec le renforcement du camp de la gauche, elle avait été élargie l’année d’après et avait été rebaptisée «Ecole Lénine ». Puis elle avait été rouverte en avril 1970 sous l’égide de la « camarade Hoda », la militante bahreïnie Leyla Salem Fakhro qui avait rejoint les rangs des insurgés du Dhofar et avait tant lutté pour les droits de la femme, que ce soit dans les débats ou sur le terrain6. Ils se rendirent ensuite à « l’école de Juin », surnommée ainsi en référence au 9 juin 1965, date du début de l’insurrection. Cette école préparatoire avait été inaugurée l’année précédente, et elle avait réussi avec l’école Lénine à éduquer plusieurs promotions de jeunes. L’école Lénine et l’école de Juin comptaient respectivement quatre cents et trois cents élèves, répartis sur deux horaires, un horaire de jour qui commençait à six heures du matin, et un horaire de nuit. Abdel Samad et Hamed expliquèrent que les écoles adoptaient un programme intensif qui brûlait les étapes afin de parvenir au résultat recherché dans les plus brefs délais. La session durait donc six mois et se fixait plusieurs objectifs qui étaient selon l’ordre de priorité l’alphabétisation, dans des classes de vingt minutes seulement, puis la culture politique, avec en premier plan la lutte contre l’analphabétisme et les relations claniques et tribales, et enfin la critique et l’autocritique. Le programme ne négligeait pas non plus l’éducation physique : la journée des écoliers démarrait avec une séance de sport, suivie par une cours d’entraînement au maniement des armes. Les élèves (terme pouvant englober des jeunes gens dans la vingtaine) sortaient donc de l’école sachant lire, écrire et combattre. On leur imposait en outre des lectures qui forgeaient leur conscience révolutionnaire : le Manifeste communiste, le Livre rouge de Mao Tse-Toung, des textes choisis de Lénine, Ho Chi Minh, Castro, Kim Il-sung, ainsi que des témoignages sur l’expérience des révolutionnaires Viêt-Congs. Il était conseillé également de se familiariser avec les principes du « Matérialisme dialectique et Matérialisme historique » de Staline. 6

Cette militante pionnière des droits de la femme à Bahreïn s’est éteinte en 2006 des suites d’une maladie qu’elle avait négligé de soigner, consacrant tout son temps aux causes qu’elle défendait.

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« J’avoue qu’une dose culturelle aussi copieuse dans cette société tribale et pastorale ne possédant pas de moyens de production, pouvait parfois être indigeste », commente Kamel en marge de ses souvenirs. Il était cependant en admiration face aux prouesses réelles réalisées par ces deux écoles. Il faut dire que le Sultan Saïd, lorsqu’il fut évincé en 1970 par son propre fils, l’actuel sultan Qabus, n’avait laissé au pays que trois écoles à Mascate, Matrah et Salalah, capitale du Dhofar, toutes trois surnommées l’école Saïdya. Les trois écoles recrutaient leurs élèves exclusivement parmi les cercles de la cour du Sultan ainsi que les familles proches du pouvoir. Naturellement, seuls les garçons y étaient admis. Par conséquent, trouver ce nombre d’élèves relativement élevé et réparti à égalité entre filles et garçons dans les écoles de la révolution, et que les filles y aient accès au même enseignement et au même entraînement que leurs camarades garçons, cela était une source de joie et de fierté, non seulement pour les filles, mais également pour tous les élèves, les professeurs et les membres de la direction. Face aux conditions difficiles qu’ils vivaient, ils puisaient leur soutien et leur consolation dans la pensée de Mao et son expérience face à ce qu’il était convenu d’appeler le révisionnisme soviétique. C’était à cette pensée-là que s’identifiaient les insurgés et les militants, étant plus à même de refléter les préoccupations de la société quasi-agricole du Yémen et du Dhofar, que l’interprétation soviétique du marxisme plus appropriée à une société industrielle qui relevait tout simplement de l’utopie pour les couches pauvres de la population des deux pays. A la faveur de sa visite à l’école de Juin, Kamel demanda à un élève de lui raser la tête. C’était le meilleur moyen d’éviter les poux, qui venaient en tête d’une longue liste de maladies courantes que lui avait dressée son ami Hamed, et qui comprenait en outre la tuberculose, la typhoïde, le paludisme, l’anémie, la gale, la conjonctivite, les parasites intestinaux, les symptômes de malnutrition, et pour couronner le tout, la lèpre. Ainsi donc, les balles de l’ennemi étaient de loin le moindre mal que pouvait redouter un médecin dans le Dhofar. A midi, Abdel Samad invita Kamel à déjeuner en ville. Kamel fut surpris de ne pas trouver de tables dans le restaurant, mais un comptoir 103


en bois de quarante centimètres de largeur fixé au mur et qui faisait le tour de la salle. On leur servit les plats, si l’on peut appeler cela ainsi. C’étaient des assiettes en métal rongées par l’acidité des mets. Il eut droit avec cela à une cuillère toute rouillée qu’Abdel Samad avait commandée spécialement à son intention, le reste des clients se servant avec les doigts. Une fois les plats posés, ils furent immédiatement assaillis par une nuée de mouches. Kamel leur laissa volontiers son repas, se contentant d’avaler timidement quelques bouchées de riz bouilli. Le soir, Abdel Samad égorgea un agneau en son honneur, comme pour compenser la médiocrité du déjeuner. Kamel était ravi à l’idée de ce festin, mais la manière dont son copain découpait la viande n’était pas faite pour aiguiser l’appétit : il tenait un bout du gigot avec une main, et l’autre bout entre les dents, et le découpait avec un gros couteau. Les morceaux de viande étaient entassés sur un plateau tellement crasseux que le plus calé des historiens eût été dans l’embarras de deviner à quand remontait la dernière fois où il avait été lavé. Il se raisonnait en se répétant que le feu purifiait tout, et la faim aidant, il engloutissait un morceau de viande rôtie après l’autre. Il découvrit ensuite qu’un tel repas n’était servi qu’à trois occasions : un mariage, la naissance d’un enfant, et… un décès. Le lendemain, il entama son parcours de militant. Il eut droit à l’attirail complet du parfait combattant : l’uniforme kaki, la ceinture, le képi et les bottes militaires, et jusqu’au kalachnikov avec chargeurs. Une fois qu’il eut endossé tout cela, il ne put s’empêcher de rire, tellement il se sentait incongru. Heureusement qu’il n’y avait pas de miroir dans la tente. En tous cas, pas besoin de vérifier son apparence. A une heure et demie, il quitta Ghidha avec un groupe de camarades dans une jeep. Une heure plus tard, engoncé dans ses lourds vêtements, ployant sous le poids de son fusil mitrailleur et de ses munitions, il se sentit étouffer. Il proposa donc de s’arrêter un moment pour essayer sa kalachnikov, expliquant qu’il n’avait pas porté d’armes depuis son entraînement militaire lorsqu’il était au lycée secondaire à Saida. La jeep s’immobilisa donc à l’entrée d’un col montagneux, ils en descendirent et commencèrent à tirer sur des marques. Il sentait la secousse de sa kalachnikov dans son épaule à chaque balle tirée. Les marques étaient de petits rochers qu’il ratait 104


souvent. Il se tourna vers ses camarades et leur dit, raillant sa gaucherie : « J’espère que nous n’aurons pas affaire à une armée de nains. » Leurs rires s’élevaient dans les passages tortueux de la montagne, entrecoupés par le sifflement des balles. Ils arrivèrent tout au bout de la piste praticable. La jeep s’immobilisa au bord d’une falaise rocheuse escarpée où un autre camarade les attendait. Ils lui expliquèrent qu’il l’accompagnerait à pied vers Dhalkout, un village côtier. Il prit congé de ses copains et commença sa longue descente difficile, les yeux rivés par terre. Il se rappelait toutes les mises en garde de ceux qui l’avaient précédé sur ce chemin abrupt. On a beau se dire qu’on n’a rien à craindre d’une vipère, ses crocs n’en débordent pas moins d’un venin capable de vous foudroyer d’un coup. Insouciant de tous ces dangers, son guide marchait d’un pas vif, sautant pieds nus d’un rocher à l’autre comme un cabri sauvage. En bas de la falaise s’étalait une mer d’un bleu profond au-dessus de laquelle des mouettes décrivaient des cercles, leurs ailes blanches déployées dans l’air léger. On aurait dit un paysage hors du temps, figé dans une éternité paisible, immuable. Ils poursuivaient leur descente lorsqu’un vieillard s’approcha d’eux et leur offrit un panier débordant de fruits de mer, en signe de bienvenue. Ce geste reflétait l’hospitalité des habitants de cette région accueillante. A la vue du panier, Kamel se rappela la période où il était encore étudiant en France, lorsqu’il pouvait à peine se permettre de rêver de fruits de mer. Ce mets délicieux était tellement cher que même une quantité infime pouvait être fatale pour son maigre budget tout en le laissant sur sa faim. Le soleil se couchait déjà lorsqu’ils arrivèrent à une tente d’où se dégageait un grand brouhaha. Ils entrèrent et se retrouvèrent au beau milieu d’une foule animée. La tente grouillait d’hommes, de femmes et d’enfants. Les femmes semblaient bien plus nombreuses que les hommes. « Nous allons passer la nuit ici, lui dit son guide. Nous prendrons la mer demain pour Houf. » Kamel était tellement épuisé qu’il ne tarda pas à sombrer dans un sommeil profond, indifférent au vacarme qui l’entourait. 105


« Le Sud n’est pas un lieu géographique. » Cette phrase revenait constamment à l’esprit de Kamel alors qu’il était doucement bercé par le ronronnement monotone du moteur du boutre. L’embarcation fendait allègrement les flots de la mer d’Arabie, longeant la côte en direction de Houf, avec à bord sept passagers : trois filles et quatre hommes dont le capitaine. Le canon du fusil mitrailleur fixé au beau milieu du boutre jetait des éclats sombres sous les rayons du soleil qui se levait de derrière les montagnes. Sa présence lourde et menaçante tranchait avec la sérénité du paysage. Kamel interpella le capitaine : « Camarade, est-ce que ce fusil mitrailleur serait capable d’abattre un avion ennemi ? » Cette question fit sourire les autres passagers. Imperturbable, le capitaine inspecta le ciel et répondit : « Oui, si c’est un des vieux avions poussiéreux de l’agent Said7. Mais si c’est un Hawker britannique, l’aviateur a bien plus de chances de s’en tirer indemne. » Tous éclatèrent de rire à l’entendre répondre avec tant d’assurance. Ce marin omanais considérait le plus sérieusement du monde que le cœur du problème résidait dans l’aviateur britannique et les Hawker Hunter, et pas dans son embarcation d’à peine 12 mètres de long, livrée aux vagues et aux poissons. Dans ces situations désespérées, l’orgueil reste une attitude noble et louable. Kamel se rappela l’histoire de Habkouk que lui avaient rapportée des amis. Habkouk était un combattant féroce et obstiné. Il était un jour sur une embarcation de guerre semblable à leur boutre, surnommée « la voix du peuple » en hommage au journal du Front populaire, lorsqu’un Hawker Hunter britannique piqua sur eux. Le pilote tira un premier missile d’une altitude élevée, et rata sa cible. Les passagers se jetèrent à l’eau et se hâtèrent de regagner la côte à la nage. Le pilote manœuvra et piqua à nouveau sur l’embarcation, tirant cette fois d’une altitude basse. Resté à bord, Habkouk se dressa derrière le fusil mitrailleur et ouvrit le feu en crachant au ciel un chapelet interminable de jurons. Il continua à hurler sa fureur et clamer la victoire de la révolution, jusqu’à ce qu’un missile atteignît l’embarcation de plein fouet. On ne retrouva même pas son cadavre parmi les débris calcinés de l’embarcation. En hommage à lui, on baptisa un dispensaire de son nom à Houf; c’était là qu’ils se rendaient. Ainsi, le dispensaire de la révolution devint le dispensaire Habkouk.

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Le Sultan Saïd bin Taimur, que les insurgés du Dhofar cherchaient à renverser.

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L’idée du Habkouk omanais défiant un avion de chasse ressuscita dans sa mémoire une scène épique décrite par la plume d’Hemingway dans son roman Pour qui sonne le glas, celle où El Sordo, héros républicain de la guerre civile espagnole, résiste férocement derrière son canon mitrailleur tout en haut d’une colline, vociférant des imprécations et usant ses dernières balles contre un avion franquiste, avant de tomber. Kamel mesura le Habkouk omanais à El Sordo et se dit : « La réalité est bien plus riche que la plus fantaisiste des fictions, elle est en vérité un roman sans fin. » « Et un vieil avion, demanda-t-il au capitaine, vous pensez qu’il est possible de l’abattre avec ce fusil mitrailleur ? » L’un des camarades à bord, qui semblait être un commandant militaire, se chargea de lui répondre : « Saïd bin Taimur possède six avions Provost qui remontent à la deuxième guerre mondiale. Les révolutionnaires en ont déjà abattu un avec un fusil mitrailleur semblable à celui-ci, ce qui pousse Saïd à les utiliser avec prudence et parcimonie, préférant avoir recours aux Hawker qui décollent de la base britannique de Salalah. Cette base est devenue une cible privilégiée des révolutionnaires. » Le capitaine partit d’un grand éclat de rire. « Tu vois cet oiseau làbas ? lui dit-il en lui indiquant du doigt un grand goéland aux ailes sombres qui planait au-dessus du boutre, les vieux avions sont comme cet oiseau. Ils doivent voler à basse altitude au-dessus de toi pour pouvoir te bombarder. Et lorsqu’ils s’approchent, ils sont à découvert et tu as tout le loisir de les abattre avant qu’ils ne puissent faire feu. C’est que leur taille est plus grande que celle de l’embarcation. Je ne connais que trop bien les vieux avions, j’ai servi dans cette maudite base aérienne pendant des années. » Les jeunes filles bavardaient avec les hommes. De temps en temps, l’une d’elles éclatait d’un rire vif qu’elle essayait timidement d’étouffer. A mesure que l’atmosphère se détendait, les visages des hommes perdaient leur rigidité. La dureté du combattant s’estompait, et refaisait surface le paysan, le pêcheur, le berger des montagnes. Les hommes sont en fait les mêmes partout, et Kamel

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reconnaissait sur les visages qui l’entouraient les traits des êtres chers, parents, amis, camarades, qui avaient illuminé sa vie à Khyam. A chaque nouvelle rencontre, on le présentait : « C’est un médecin. Il vient du Liban-Sud ». Il était en pleine mer, au sud de la péninsule Arabique, entre les côtes du Yémen, et celles d’Oman, et pourtant il se sentait chez lui, parmi sa famille et ses amis. Un sentiment de familiarité et de joie profonde l’étreignait. Il aurait tant voulu voir ses parents pour leur dire que le Sud n’est pas qu’un lieu géographique.

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« Docteur à la cuillère » à Houf Ils arrivèrent enfin à Houf, où un petit groupe de combattants attendait Kamel. Les camarades s’empressèrent de l’accueillir et le conduisirent à pied au dispensaire qui allait devenir son lieu de résidence pour les mois suivants. « Comme vous le savez certainement, le village est détruit, lui dit l’une des filles. Les avions britanniques ont effectué des raids sur le village et ont bombardé le siège du Front. Ils ont également détruit les puits et décimé le bétail. Onze de nos martyrs sont tombés ici. » Lorsqu’ils arrivèrent au dispensaire Habkouk, il eut l’impression d’être dans un village de fantômes. C’était un endroit désert dont la vie semblait s’être retirée. Les camarades lui avaient raconté en chemin que le docteur Marwan était arrivé au dispensaire six mois auparavant. Il était le seul médecin dans la région. Il avait fait ses études en Syrie et avait été envoyé là-bas en mission par le Front démocratique pour la libération de la Palestine, dans le même but que Kamel : évaluer les besoins médicaux de la région en médicaments et équipements en vue d’établir un réseau de dispensaires, organiser des sessions de formation pour entraîner une équipe à dispenser les premiers secours et les soins nécessaires aux blessés, et enfin aider les femmes enceintes et les malades. Le docteur Marwan l’accueillit chaleureusement. «Cela fait une semaine que nous attendons impatiemment ton arrivée », lui dit-il sans plus de cérémonie. Il lui indiqua un groupe de filles et de jeunes gens qui formerait la première équipe des sessions de secourisme. Kamel les salua, donnant l’accolade à chacune et à chacun. Leurs jeunes visages rayonnaient d’enthousiasme et d’entrain. Une des jeunes filles le conduisit ensuite à une pièce du « prax », tel qu’ils nommaient le dispensaire. Il y avait un matelas roulé dans l’un des coins. Au centre de la chambre trônaient une table et une chaise face à une fenêtre étroite. C’était là qu’il allait dormir et travailler. Le dispensaire comportait trois pièces construites en plaques de tôle. A quelque cent mètres de là se trouvait le cabinet de toilette. C’était plutôt une cabane 109


ouverte presque à l’air libre, reliée directement à un tuyau métallique qui finissait par un robinet rudimentaire. Mais où pouvaient bien être les toilettes ? Cette question fit rire Marwan. « Tu as la nature entière à ta disposition, mon ami », répondit-il, quelque peu blasé. Kamel ne put s’empêcher d’éclater de rire lui aussi, un rire mêlé d’une certaine appréhension. Il se rappela la salle de bain de sa chambre à Tours. Il laissait la porte ouverte jour et nuit pour que ses amis puissent utiliser la salle de bain au besoin. Beaucoup d’entre eux louaient des chambres chez des habitants qui interdisaient aux locataires d’utiliser les toilettes, ce qui les acculait parfois à prendre de petites amies qu’ils n’appréciaient pas tant que ça, juste pour avoir une salle de bain à leur disposition. Là à Houf, lorsque les cabinets prennent les proportions de la nature, ils deviennent le symptôme d’un mode de vie et de mœurs bien particulières. Il décida de se déchausser, préférant marcher pieds nus, et de porter le pagne omanais traditionnel. Nouer le pagne autour de la taille était une opération plutôt délicate. Il ressemblait à une jupe, mais en plus ample et plus long. On le nouait autour de la taille de façon à recouvrir les jambes jusqu’aux chevilles. Là où ça se corsait, c’est qu’on le portait généralement sans sous-vêtements ; il était donc impératif de bien se ceinturer avec, sinon on risquait de se retrouver bien embarrassé. Cette recommandation valait surtout pour les assemblées, lorsqu’on s’accroupit en cercle par terre autour du repas ou pour débattre d’un sujet. Décidément, mieux valait bien s’entraîner à porter le pagne, jusqu’à acquérir une maîtrise totale de la manière de le nouer. Les camarades prenaient un malin plaisir à raconter l’histoire d’une fille qui avait visité la région. Elle avait insisté pour porter le pagne des femmes omanaises, mais il semble que son entraînement n’était pas suffisant. Par conséquent, les assemblées s’animaient en sa présence et attiraient des foules ravies du spectacle! Kamel se laissa pousser la barbe et se mit à manger avec les doigts, comme tout le monde. Il découvrit alors que la nourriture n’en était que plus exquise. Elle ne caressait plus les yeux et les narines uniquement, mais on savourait aussi son toucher, et le plaisir en était décuplé. En tous cas, il n’avait pas le choix, sauf s’il décidait de porter sa cuiller avec lui au gré de ses déplacements et de ses pérégrinations… pour finir affublé du surnom de «docteur à la

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cuillère », au lieu du nom de guerre « Abou el-Walid » qu’il avait acquis en France. Après une journée longue et épuisante, il s’excusa pour aller prendre une douche avant d’aller au lit. L’une des filles s’exclama : « Je t’accompagne ! » Elle n’avait pas parlé discrètement, mais à pleine voix, presque à tue-tête. Elle se leva d’un bond, prit sa kalachnikov dans un réflexe spontané et le devança vers le cabinet de toilette. Il la suivit docilement. Arrivés au tuyau rudimentaire, il s’arrêta, hésitant : elle se tenait tout près de lui. Elle remarqua son embarras et lui demanda : « Tu as honte de te déshabiller devant quelqu’un ? » Il lui adressa un rire niais, incapable de déterminer si elle cherchait intentionnellement à le provoquer, ou si sa remarque était innocente. «En France, personne ne s’embarrasse pour se déshabiller devant les autres, dit-il, cherchant à reprendre le dessus, mais ici, à Houf…! » « La révolution a imposé l’égalité totale entre les femmes et les hommes, l’interrompit-elle, je suis là pour te protéger. » Elle prononça sa dernière phrase avec beaucoup de sérieux et d’ardeur, comme si elle cherchait à se rassurer elle-même. Il lui tourna le dos et laissa tomber son pagne. Certes, la première observation qui pourrait venir à l’esprit de certains est qu’un tel comportement n’a rien de féminin, comme si la « honte » et la « timidité » ne pouvaient être associées qu’aux femmes. Même Brigitte trébuchait et manquait de tomber si elle sentait son regard la détailler lorsqu’elle marchait devant lui. C’est que la pudeur n’était pas une caractéristique spécifique à l’Orient, mais l’histoire de la femme orientale restait marquée par des siècles de soumission, de frustration et d’asservissement. On pourrait dire que pour les plus déshérités, la répression ne fait pas de distinction entre l’homme et la femme, mais cela n’est pas tout à fait exact, parce que l’assujettissement de la femme est autrement plus féroce et douloureux que celui de l’homme. Il avait bien réalisé cela dans son village natal. A Khyam, un homme de la caste féodale pouvait se choisir une épouse de l’âge de sa fille, ou même de sa petite-fille, et ses parents seraient mal avisés de s’y opposer. C’est que la caste féodale possédait tout un arsenal de moyens de persuasion allant de la coupure d’eau qui privait les hommes, les bêtes et les arbres de ce bien précieux, jusqu’à abattre 111


le bétail et mettre au pas les « sujets » réfractaires. Ils ne manquaient pas pour cela de gros bras et d’hommes de main qui leur étaient entièrement dévoués et qui savaient comment exécuter leur mission à la perfection. La femme au Dhofar également vivait dans un état de sujétion totale, que ce soit au père, au mari, ou à la société entière. Elle faisait office de domestique au service des mâles de la famille. Et lorsqu’il s’agissait de la marier, elle n’avait pas voix au chapitre, le choix de l’époux étant du ressort du père. Et la dot étant exorbitante, l’homme tenait à amortir les frais en exploitant sans vergogne sa « chère » épouse, corps et âme, au foyer et hors du foyer, que ce soit dans les champs, à la cuisine ou au lit. Et malgré toutes ces tâches et ces responsabilités qui lui incombaient, la femme restait de moindre valeur que l’homme au regard de Dieu et des hommes. Puis vint la révolution, qui fit de la libération de la femme une priorité. Tout traitement dégradant pour la femme fut interdit : la dot fut fixée à 12 rials maximum, il fut interdit de l’apostropher par le mot « femme », toute ingérence extérieure dans le choix de l’époux ou de l’épouse fut interdite, interdites également les lois défavorables à la femme dans le divorce, et surtout, la polygamie fut proscrite. D’autre part, la femme se vit accorder le libre accès à l’éducation, à l’entraînement militaire et à l’orientation politique, et le droit de combattre aux côtés des hommes sur les lignes de front. Les combattantes sortirent par dizaines des alcôves pour prendre les armes sous des noms de guerre qui n’avaient rien à envier à leurs camarades : « croissant de l’île », « Fatima al-Omarie »… « Cette Fatima était belle comme un rêve, se rappelle Kamel. Je l’ai remarquée dès le lendemain de mon arrivée. Elle s’est présentée pour participer à la session de premiers soins. J’avais convenu avec le docteur Marwan que je resterais au dispensaire pour assurer la session, pendant qu’il irait en tournée dans les villages afin de soigner les malades. On pourrait échanger les rôles après un certain temps. » Le docteur Marwan fut surpris par la demande de Fatima. « Mais camarade, tu es une combattante, et tu combats vaillamment, pourquoi voudrais-tu faire du secourisme ? La révolution a autant besoin de combattantes que de secouristes. » « Tranquillise-toi camarade, lui 112


répondit-elle, je compte bien faire les deux : combattre et secourir. Quel inconvénient y aurait-il à cela ? » Le docteur ne se laissa pas démonter. « Le secourisme est une occupation à plein temps. Il nécessite une patience à toute épreuve et beaucoup de compassion. Le secouriste doit être capable de veiller le blessé et de lui tenir la main des heures durant pour calmer ses angoisses et le tranquilliser, et je ne crois pas personnellement que tu sois capable de tenir la main et la kalachnikov en même temps. » Il ponctua ce dernier argument d’un rire, comme pour donner un tour léger à la conversation. Kamel sentit que son collègue avait été dur envers Fatima. Mais elle insista : « Ce que je veux tout simplement, c’est être en mesure d’aider un camarade s’il est atteint au cours des combats. Tu sais parfaitement bien combien de blessés nous avons transportés avec beaucoup de difficultés à travers les montagnes, juste pour qu’ils crèvent à leur arrivée ici. Franchement, je crois qu’il vaut mille fois mieux sauver un copain que tuer un ennemi. Nous avons la vie entière pour faire la guerre à nos ennemis et les tuer, mais un camarade, c’est le plus précieux des capitaux, et je souhaiterais que tu me permettes de participer à la session de formation. » Marwan hocha la tête, se rendant à ses arguments, et dit : « Tu commenceras la formation demain avec le docteur Kamel. » Elle s’éloigna, satisfaite, laissant Marwan et Kamel seuls. « Pourquoi étaistu aussi dur avec Fatima ? demanda Kamel, tu avais l’air de vouloir te débarrasser d’elle. » « Bien sûr que j’aurais voulu me débarrasser d’elle, répondit Marwan, excédé. C’est une sorte de Rosa Luxemburg8 pour les combattants. Elle s’est portée volontaire il y a deux ans, et avant même de terminer son entraînement, elle a commencé à prendre part aux attaques dans la région Asharqiyah9, se targuant de connaître la région. Mais en fait, tous ceux qui ont combattu avec elle disent que c’est une kamikaze. Elle ne tient pas à la vie, tout simplement. Laissemoi te dire pourquoi elle est là : le commandant militaire lui a ordonné de retourner au camp pour la bonne raison qu’elle a risqué sa vie et 8

Militante et théoricienne marxiste et révolutionnaire allemande, née en Pologne en 1971 et morte assassinée à Berlin en 1919. Elle fut une figure de l’Internationale socialiste. 9 L’une des régions (mintiqat en arabe) du sultanat d’Oman.

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celle de toute l’unité dont elle faisait partie, et qu’elle a enfreint les ordres de son supérieur. Tu sais ce qu’elle a fait ? Je vais te rapporter ce que ses camarades eux-mêmes ont raconté. Ils avaient reçu des informations concernant une patrouille ennemie composée de soldats baloutches et d’un officier britannique, censée traverser la montagne. Ils avaient donc tendu une embuscade et avaient pris position dans les hauteurs. Ils attendaient, tapis dans leurs cachettes, que la patrouille débouche sur la pente rocheuse qu’ils surplombaient. Le temps passa sans qu’aucune patrouille ne soit en vue. Cela signifiait que les informations obtenues étaient fausses. Le soir vint finalement, et avec l’obscurité, l’embuscade devint impossible. Les camarades commençaient à dresser des plans pour se retirer, lorsque Fatima leur dit : « Nos sources confirment que la patrouille est en route vers ce passage. Et s’il n’y a pas de patrouille, c’est qu’il y a certainement une raison. Peut-être qu’ils nous réservent eux-mêmes une surprise ! » Le chef de l’unité exclut cette possibilité et ordonna aux combattants de reprendre le chemin par lequel ils étaient venus. Fatima acquiesça et proposa de prendre les devants. Et là, tu sais ce qu’elle a fait ? Elle a traversé en courant quelques dizaines de mètres, puis au lieu de rester dans le passage montagneux étroit hors de vue de l’ennemi, elle grimpa sur un rocher bien en vue, brandit sa mitraillette et commença à tirer en l’air en hurlant : « Sales agents vendus, traîtres, mercenaires, nous savons où vous vous terrez, sortez de vos cachettes. » Les balles commencèrent à siffler, on tirait sur elle de trois positions, dont l’une en amont de l’étroit passage montagneux. Elle s’en sortit indemne par miracle. Quant au reste de l’unité, trois furent blessés, et les cinq autres étaient sains et saufs. Le commandant militaire considéra qu’ils auraient pu se retirer calmement comme ils étaient venus si Fatima n’avait pas commis cette stupidité. Mais elle maintenait pour sa part que la patrouille leur avait elle-même tendu une embuscade et qu’elle les aurait tués si elle n’avait pas démasqué leur jeu. Malgré toutes ses protestations, le commandant maintint sa version à lui des faits. Il la considéra comme une « kamikaze travaillant pour son propre compte » et la présenta à un tribunal militaire qui lui interdit de participer aux combats pour une période d’un mois. » « Elle peut donc participer à l’entraînement de premiers soins ? » demanda Kamel.

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« Allons donc, camarade, rétorqua Marwan. Je te parie qu’elle jettera la trousse de secours à la première occasion et reprendra la kalachnikov. Il vaudrait mieux pour tout le monde qu’elle suive plutôt les cours d’éducation politique. Peut-être cela l’aiderait-il à se transformer de kamikaze privée en une véritable révolutionnaire. » La fille rebelle se joignit donc à la session d’entraînement aux soins d’urgence organisée par Kamel. L’atmosphère entre eux restait électrique, chargée de tension, comme s’ils couvaient en eux des volcans qui grondaient. Et tous deux savaient que l’heure de l’éruption viendrait inéluctablement…

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La sève de la vieillesse Kamel entama ses tournées sur les villages environ deux semaines après son arrivée à Houf. Ces deux semaines furent consacrées à la session de secourisme, à laquelle participèrent trois filles, dont Fatima, et trois jeunes hommes. Il commença la session en établissant le but de l’entraînement : « Les révolutions éclatent pour combattre trois fléaux : l’analphabétisme, la maladie et la pauvreté. Par conséquent, nos armes devraient être la plume, le scalpel et le fusil. Fidel Castro à Cuba a brandi le slogan « Pauvres, mais en bonne santé », et a réalisé des prouesses qui ont fait de la Havane la capitale de la santé en Amérique latine. Le fusil ne peut remplacer le bistouri, de la même façon qu’un combattant ne peut remplacer le secouriste ou le médecin. L’être humain ne peut marcher sur un seul pied, le révolutionnaire non plus. » Il entrevit l’ombre d’un sourire sur les lèvres de Fatima, mais poursuivit néanmoins : « La mission du secouriste n’est pas moins dure ni moins dangereuse que celle du combattant. Tous deux travaillent dans les zones de combat, et si quelqu’un est capable de tirer sur les positions ennemies et de prodiguer les premiers soins, cela veut dire qu’il est capable de combattre l’ennemi sur deux fronts, et il double alors ses chances de victoire. » A ces mots, le vague sourire sur le visage de Fatima s’élargit et se transforma en un éclat de rire qui les gagna tous, jusqu’à lui- même. Il avait pris soin de se procurer un livre arabe spécialisé qui l’aida à trouver en arabe l’équivalent des termes qu’il ne connaissait qu’en français. Après avoir passé en revue les notions médicales théoriques relatives au corps humain, il passa aux applications pratiques, surtout celles qui étaient indispensables sur le terrain, comme le nettoyage de la plaie, le pansement et le bandage, les injections, etc. Après cela, il entama les tournées dans les villages en compagnie de deux assistants. Fatima piquait une colère de temps à autre, réclamant en vain de les accompagner. C’est ce qu’elle fit lorsqu’un homme âgé se présenta un jour au dispensaire. 117


« Il devait avoir plus de quatre-vingts ans. Il nous demanda de l’accompagner pour assister une femme qui avait un accouchement difficile. Il craignait en fait qu’elle meure. Je lui demandais où il habitait, il m’indiqua du doigt le sommet de la montagne, à l’orée du rub al-Khali10. Deux assistants partirent avec moi, pendant que Fatima protestait à grands cris, nous accusant de favoriser les hommes. Je demandais au vieillard : « Qui va nous conduire là-haut ? » Il me regarda et se contenta de hocher la tête, sans me répondre. Il se mit en route et nous le suivîmes. Je me sentais bien honteux. Il était midi, la chaleur était étouffante, et le vieillard nous devançait, marchant d’un pas vif comme s’il était dans sa prime jeunesse, alors que je peinais à la traîne, haletant et suant l’eau de mon corps. Je me consolais en me disant que j’avais bien fait de ne pas permettre à Fatima de nous accompagner. Ainsi elle ne pourrait pas voir l’état lamentable dans lequel j’étais, surtout que j’étais certain qu’elle m’aurait devancé elle aussi. Elle était comme une jument sauvage que rien ne pouvait freiner. Même au cours de la formation, elle était la première à assimiler ce que je leur enseignais, comme si elle menait une course contre la montre. Elle posait beaucoup de questions, et exigeait d’obtenir le plus d’informations possible. Elle ne manifestait pas beaucoup d’intérêt pour la position de la femme à l’accouchement, ni les soins à prodiguer au nouveau-né. Ce qui éveillait plutôt sa curiosité, c’était le traitement des blessures, les fractures des membres, les moyens d’arrêter une hémorragie. Il était évident qu’elle avait la vocation d’une secouriste, pas d’une sage-femme. » « Nous passâmes plus d’une heure à escalader des rochers. La traversée était pénible, mais notre fatigue se dissipa lorsqu’arrivés au sommet, un paysage majestueux s’offrit à nous : la montagne surplombait la mer d’un côté, alors que l’autre versant se fondait dans les sables du désert. Nous pénétrâmes dans l’unique tente en vue de cette contrée perdue. A l’intérieur, une femme était allongée sur le dos. Entre ses jambes écartées pleurait un nouveau-né, accueillant la vie à pleins poumons. Ses cris avaient la douceur voilée d’un bêlement de mouton. La mère avait accouché normalement, mais le placenta était resté dans la cavité utérine. Je posais les mains sur son ventre et me mis à presser, le placenta sortit et la mère poussa un soupir de 10

Littéralement le désert du “quart vide”, un des plus grands déserts du monde, situé pour l’essentiel sur les territoires de l’Arabie saoudite, ainsi que sur les territoires du Yémen, d’Oman et des Emirats arabes unis.

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soulagement. C’était une jeune femme dans la trentaine. Je me demandais avec étonnement où pouvait bien être son époux. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque le vieillard nous annonça avec émotion qu’il était le père. Il égorgea un mouton et insista pour que nous partagions avec lui le repas avant de partir. » « La rencontre avec ce vieux montagnard plein de vitalité était comme une bouffée de vie pour nous. Nous repartîmes, heureux d’avoir assisté à la naissance d’un enfant dans ce coin de montagne où le seul signe de vie était cette tente isolée parmi les rochers. » Après cette expérience, Kamel sentait que cette région recelait bien des mystères. A quel point le fil du temps s’y était-il arrêté ? A quelle époque vivait encore ce vieillard, ainsi que bien d’autres habitants du Dhofar ? Quel vent avait porté le marxisme-léninisme jusqu’à ce pays lointain si peu peuplé, où l’enfantement restait l’unique moyen de production ? Y avait-il le moindre intérêt à lui faire comprendre la différence entre révisionnisme et maoïsme d’une part, et d’autre part le matérialisme historique et dialectique que nous avions passé tant d’années à défendre ou dénoncer avec une égale passion, alors que tout ce que cet homme possédait au monde était une tente, une femme et quelques maigres vaches ? » Ces interrogations le confortèrent dans sa ferme conviction que ces pauvres gens, ces oubliés de l’Histoire, avaient besoin d’un médecin engagé et non d’un guide politique, ou en tous cas d’un médecin d’abord. Les médecins étaient rares, alors que les chefs politiques étaient nombreux, et c’était là un déséquilibre que la révolution devait s’atteler à corriger. Lorsqu’un homme affamé regarde la pleine lune, il n’y voit qu’une miche de pain ronde. Ce n’est qu’une fois le ventre rassasié que la poésie affleure à l’esprit. Et il est bien connu que la poésie est le sel des révolutionnaires.

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Kamel le Dhofari Au fil des semaines qu’il passa entre son travail au dispensaire et ses tournées dans les villages et à l’intérieur des terres, Kamel constata que les combattants blessés étaient transportés au centre sur les épaules de leurs camarades, alors qu’on n’appelait le docteur que pour un accouchement, ou bien pour soigner la lèpre ou des maladies infectieuses comme la tuberculose et le paludisme. Et même dans ce cas, le docteur venait en dernier recours, une fois épuisées toutes les potions traditionnelles. Autant dire que le médecin arrivait au chevet d’un mourant. Il fallait répartir les tâches autrement entre Kamel et Marwan. Il fut convenu que l’un d’eux resterait au dispensaire, alors que l’autre ferait la tournée des villages et des terres. Les tournées nécessitaient généralement plus d’un jour, et à la nuit tombée, on pouvait dormir dans une grotte ou une baraque. Durant l’une de ces tournées, Kamel arriva un jour dans une région habitée par plusieurs familles vivant dans des grottes ou des cabanes construites dans les branches des cocotiers, à proximité d’étables qui dégageaient une odeur étouffante de fumier. Un jeune homme accourut vers lui, le suppliant de sauver une femme enceinte à son neuvième mois, qui souffrait de douleurs atroces. Il le conduisit à une grotte entre les rochers et le laissa entrer seul. Une femme était allongée sur le dos, hurlant de douleur. Kamel tendit la main pour l’ausculter, mais la femme le repoussa d’un geste brusque, lui opposant une résistance farouche. Il s’écarta, comprenant sa réserve. Il était le seul médecin à visiter la région depuis belle lurette, à supposer même qu’un autre l’y ait précédé. Elle préférait donc prendre son mal en patience plutôt que de découvrir son corps à un inconnu, fusse-t-il médecin. Il s’apprêtait à sortir lorsque des femmes entourèrent la malade et se mirent à palabrer et gesticuler avec animation. Elles parvinrent finalement à la convaincre de laisser l’inconnu l’examiner. Elle était dans un état critique et son accouchement se présentait mal. Elle souffrait d’une légère hémorragie due à une petite blessure au niveau du col de l’utérus. Il désinfecta la blessure et lui administra des médicaments pour accélérer le travail. Elle ne devait pas avoir plus de dix-sept ans, voire moins, ce qui expliquait sa pudeur. « C’est notre 121


premier enfant », lui dit son mari, qui ne semblait pas plus âgé qu’elle. Kamel lui demanda de l’observer et de l’appeler lorsqu’elle sentirait les contractions de l’accouchement. Puis il sortit et se dirigea avec ses deux assistants Mohammed et Ali vers la cabane de leur camarade Saïd, située plus bas dans la vallée, à un quart d’heure de marche. Saïd s’était marié deux jours auparavant. Ils fêtèrent l’occasion. Après avoir terminé le repas et pris le thé, Kamel envoya Mohammed au dispensaire chercher des médicaments qui pourraient être nécessaires si l’état de la femme enceinte s’aggravait. Pendant ce temps, il continua sa tournée pour soigner d’autres malades. Il y avait toujours de quoi l’occuper. Il trouva un nourrisson qu’une vache avait foulé de son sabot pendant que sa mère la trayait. Sa blessure n’était pas grave, mais elle était emblématique de la nécessité pour les femmes de cette communauté de travailler, même en portant un nourrisson. La famille dans cette société primitive pastorale était confrontée à la dureté de la nature et avait besoin de la contribution de tous ses membres afin de pouvoir survivre dans ce rude milieu. Kamel rentra chez Saïd vers le soir et s’endormit, exténué, pour se réveiller à l’aube, vers trois heures, aux cris du jeune homme lui demandant d’accourir pour aider sa femme, en proie à des contractions douloureuses. Il se hâta sur le chemin de la grotte. Il gravissait la pente à tâtons dans l’obscurité lorsque son pied glissa sur le bord d’un rocher. Le canon de la kalachnikov lui heurta le front et il sentit des étincelles de douleur jaillir de son œil droit. Il rétablit son équilibre et s’arrêta un instant, étourdi. Le jeune homme fixait sur lui des yeux rongés par l’anxiété. Il se palpa le front et découvrit une petite plaie qui saignait. Il l’essuya avec un bout de gaze et continua son chemin, retenant fermement sa kalachnikov. Cela faisait des semaines qu’il portait son arme en bandoulière sans jamais s’en séparer, même pour dormir. C’était une sorte de talisman qui le protégeait de tout danger. Et s’il tirait de temps en temps, la seule cible qu’il avait réussie à atteindre était son propre front. Cette constatation le fit sourire, alors qu’il pressait le pas. Elle lui rappela une histoire que son père racontait. C’était l’histoire d’un voisin du village surnommé Abou Ali, qui avait acheté un mouton au printemps afin de l’égorger au début de l’hiver et de conserver sa viande en kawarma, un procédé traditionnel répandu dans les villages avant l’avènement du réfrigérateur. Abou Ali vit une nuit un loup rôder dans les parages et décida de lui tendre 122


un piège. Il apprêta son fusil de calibre 12 mm, se tapit derrière un rocher d’où il pouvait surveiller le mouton et attendit. Mais le loup tardait à venir et il s’endormit. Il fut réveillé par un mouvement suspect. Ouvrant les yeux, il vit le loup qui s’apprêtait à se jeter sur le mouton. Il tira dans sa direction, rechargea son fusil et s’approcha pour l’achever, lorsqu’il découvrit le mouton baignant dans son sang. Il resta interdit, pendant que le loup se sauvait. L’histoire du malheureux Abou Ali fit le tour du village où on le cite encore comme exemple pour qui cherche à accomplir quelque chose et récolte le contraire. Ils arrivèrent à la grotte, où la femme poussait des hurlements déchirants. Il l’examina : la blessure du col de l’utérus saignait toujours, mais les contractions n’avaient toujours pas commencé. Cela pouvait prendre des heures. Il nettoya la blessure à nouveau. Il craignait que la femme ne perde connaissance et qu’il n’y ait plus moyen de procéder à un accouchement normal. D’autant plus qu’une césarienne lui semblait une solution totalement surréaliste dans cet endroit reculé. Il sortit, s’allongea par terre et contempla le lever du soleil, se remémorant son travail à la section obstétrique de l’hôpital du Mans, avant d’opter pour la pédiatrie. Il ne lui était jamais venu à l’esprit que la courte période qu’il avait passée dans cette section lui permettrait de sauver une jeune femme qui mettait au monde son premier bébé dans une grotte nue figée à l’âge de pierre. Il s’assoupit un moment et se réveilla pour trouver Mohammed de retour avec les médicaments qu’il avait demandés. Ils burent un thé brûlant. Pendant ce temps, les hurlements s’étaient mués en un gémissement continu. Il entra et examina la femme une nouvelle fois. Les contractions se rapprochaient. Il prépara les instruments dont il aurait besoin pour accueillir le nouveau-né et ressortit. Deux longues heures s’écoulèrent, au bout desquelles s’éleva un cri perçant qui se répercuta à travers les vallées. Il accourut vers la femme : le travail avait commencé, mais le cordon ombilical était enroulé autour du cou du bébé. Il avait rencontré deux cas pareils à l’hôpital du Mans, et dans les deux cas il avait réussi à sauver le nouveau-né. Avec des gestes assurés, il se mit à dégager le cordon ombilical, encourageant en même temps la mère afin qu’elle ne perde pas connaissance. Une 123


fois le cou du bébé libre, il cria à la mère : « Allez, pousse plus fort »… Elle poussa de toutes ses forces, mettant au monde son nouveau-né sain et sauf. Le père se mit à applaudir de joie parmi les exclamations et les cris des femmes. Epuisée, la mère pleurait à chaudes larmes, mais c’était de bonheur. La naissance d’un enfant est toujours un miracle. Et même si les femmes enfantent depuis la nuit des temps, cela n’ôte rien à l’émerveillement de la vie qui se renouvelle à chaque fois qu’un bébé vient au monde. C’est tout le mystère de la création, cette douleur lancinante annonciatrice de vie, puis le nouveau-né sortant de la chaleur et des ténèbres des entrailles maternelles vers la lumière du monde. Et ces pleurs se dégageant de la masse de chair, laissant présager d’un bébé plein de vitalité. L’enfantement est une bénédiction qui rejaillit sur l’univers. « Quel bonheur ce serait de poursuivre ma spécialisation en obstétrique ! », se dit Kamel. Le jeune époux lui annonça, ému : « C’est notre premier bébé, nous allons l’appeler Kamel, comme toi. » Kamel se sentit touché par la grâce divine.

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Des scorpions et des vipères Le Dhofar comptait à cette époque-là entre cent et deux cent mille habitants. La révolution qui avait « libéré » le tiers de la superficie de la province mettait deux médecins, Marwan et Kamel, au service de la population. L’un d’eux faisait des tournées et l’autre assurait la permanence au dispensaire. Leur mission s’inspirait de celle des « médecins aux pieds nus » institués par Mao. Ils devaient également former un certain nombre de secouristes. Les deux médecins faisaient des rotations pour mieux se partager le travail ainsi que les risques inhérents. En fait, les dangers que le « médecin aux pieds nus » affrontait dans le Dhofar étaient de deux ordres : militaire et naturel. Les dangers militaires allaient des bombardements aux raids aériens ou attaques par la mer, en passant par les embuscades et les balles ciblées des francs-tireurs. Pour se prémunir de ces dangers-là, ils gardaient leur kalachnikov à portée de main, même lorsqu’ils dormaient. Quant à la nature, elle avait des armes autrement plus redoutables dans cette région : entre les flancs escarpés des montagnes vertigineuses, les précipices profonds, les rochers aiguisés, et tous les scorpions et les serpents qui grouillaient partout, le danger les guettait à chaque instant. Contre cette catégorie de dangers, ils ne pouvaient se fier qu’à leur instinct et à leurs sens. Kamel avait reçu les consignes de mise : « Regarde bien où tu mets le pied. Où que tu sois, que ce soit dans ton lit ou dans une grotte, si tu sens un corps étranger t’effleurer les orteils, la tête ou n’importe quelle partie de ton corps, fais immédiatement un bond de côté. Si tu parviens à être le plus rapide, cela voudrait dire alors que les prières de ta mère ont été exaucées. » Face aux reptiles et à leur poison mortel, Kamel se sentait aussi vulnérable qu’Achille : le « médecin aux pieds nus » pouvait sauver des vies, guérir des malades, son point faible restait son talon. Il essayait bien de se protéger autant que possible, mais la tâche n’était pas aisée. Kamel connut l’une des plus grosses frayeurs de sa vie durant une soirée sur la plage. Il était assis avec des copains autour d’un feu de bois au-dessus duquel ronronnait une carafe de thé. Kamel remarqua 125


que ses amis visaient quelque chose qui bougeait dans le sable et l’envoyaient d’une chiquenaude valser dans les flammes crépitantes. Au début, ce geste passait plutôt inaperçu au milieu des conversations animées, d’autant plus que personne ne semblait y prêter attention. Mais ce manège finit par éveiller la curiosité de Kamel. Il regarda autour de lui, à la recherche de cette « chose » qu’on catapultait ainsi dans le feu… et découvrit un scorpion qui rampait sur le sable. Affolé, il sauta sur ses pieds d’un geste brusque. Voyant les regards surpris qui le scrutaient, il tenta de maîtriser sa frayeur et dit en avalant difficilement sa salive : « Il me semble que nous sommes installés audessus d’un nid de scorpions. » Tous éclatèrent de rire lorsqu’ils découvrir la cause de sa panique. L’un des copains lui dit répondit en plaisantant : « Il n’y a pas lieu d’avoir peur des scorpions. Il rampent vers le feu la nuit pour se réchauffer, et comme tu peux le constater, nous nous contentons de leur donner un petit coup de main pour y parvenir. » Kamel refoula sa peur et se rassit. Il prit son courage à deux mains et, à l’instar de ses copains, jeta d’une pichenette un scorpion qui s’avançait vers lui dans le feu. Il se sentit rasséréné lorsqu’il vit que son geste suscitait l’approbation générale. Mais après un moment, la peur reprit le dessus. Si ce coin était infesté de scorpions, cela voulait dire également que les serpents y pullulaient, et qu’ils avaient certainement fait des nids dans le dispensaire où il dormait. Il sut que cette idée allait l’obséder, et qu’il ne pourrait plus fermer l’œil de la nuit avant d’y remédier. Il prit son courage à deux mains et demanda d’un ton innocent : « Est-ce que ces bestioles restent aussi pacifiques lorsqu’elles se glissent dans notre lit la nuit ? » Il avait parlé instinctivement de « notre » lit, dans une tentative inconsciente de diffuser sa panique sur tout le groupe afin d’en atténuer le poids. Quelqu’un lui dit : « Les scorpions ne rentrent pas dans les lits, ils se glissent plutôt sous le matelas. Ce sont les serpents qui se logent dans les lits, à la recherche d’un peu de chaleur. Quant à ces… » Il laissa sa phrase en suspens pour projeter encore un scorpion dans les flammes, puis reprit : « Je crois que nous avons nettoyé le camp des serpents. Nous y avons tué un grand nombre. » Kamel sentit de grosses gouttes de sueur glisser le long de son dos. Il palpa craintivement son « talon d’Achille ». La peur des serpents ne 126


le quitta plus pendant toute la période qu’il passa au Dhofar. Il s’informa sur les divers genres de vipères, leur forme, leur comportement, l’effet du poison que chaque sorte de serpent pouvait inoculer, ainsi que les moyens de secourir les victimes. Il sut donc que les serpents des montagnes étaient plus venimeux que ceux des vallées. La nuit, il lui était impossible de s’allonger dans son lit avant de fouiller minutieusement la pièce ainsi que le lit, arrachant les draps et retournant le matelas pour mieux inspecter en dessous. Et même lorsqu’il s’assoupissait, son sommeil était toujours hanté par la crainte des vipères. Il se souvient encore d’un matin où il se mit à faire de grands bonds en l’air dans tous les sens, comme un diable à ressort jaillissant de sa boîte. Ce jour-là, il était avec Marwan au dispensaire, assis par terre, lorsqu’il eut l’impression que quelque chose de doux bougeait en dessous de lui. Il bondit comme un fou, mais ne trouva derrière lui qu’un creux dans le sable portant l’empreinte de ses fesses. Ce genre d’incident lui arriva souvent. Ainsi, au cours d’une tournée sur les habitants de la région est, ils passèrent la nuit dans une grotte parmi les rochers, en compagnie de Salem el-Attar, le chantre de la révolution. Kamel posa son fusil de côté et se détendit dans l’obscurité en compagnie de ses deux assistants. Leur hôte s’installa avec eux, alors que les autres membres de sa famille étaient allongés à l’autre bout de la grotte. Il était épuisé et ne tarda pas à sombrer dans un sommeil profond. Il fut réveillé en sursaut par la sensation de quelque chose qui lui frôlait les orteils et rampait sur sa jambe. Pris de panique, il sursauta comme s’il avait vu un revenant en se disant : « C’est un serpent de montagne, le plus dangereux entre tous… » Ce fut un remue-ménage dans la grotte. En un instant, tous furent sur pied… pour découvrir un petit chat apprivoisé qui s’était introduit dans la couchette de Kamel, à la recherche d’un peu de chaleur. On dit qu’on ne peut surmonter nos craintes qu’en les regardant en face. Kamel resta avec ses obsessions et ses frayeurs, puisqu’il ne rencontra jamais de serpent durant tout son séjour au Dhofar.

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Mort du fils du pêcheur Le monde immense est baigné de larmes La vie entière n’est qu’un long face-à-face avec la mort Mais le salut viendra, inéluctable

Kamel contemplait le visage du jeune homme allongé par terre devant lui dans une flaque de sang. Ces trois vers du poète Nikolai Ostrovsky lui revinrent à l’esprit. Le garçon ne devait pas avoir plus de seize ans. Ses camarades l’avaient transporté sur leurs épaules de la région al_Wusta. Il avait été atteint par un éclat d’obus à la tête au cours d’un raid lancé par un Hawker Hunter britannique sur leur position. Il avait saigné pendant des heures. Ses amis avaient bien essayé de bander la blessure avec un bout de tissu, mais en vain. Lorsqu’ils arrivèrent au dispensaire, il était presque vidé de son sang. Ne possédant pas de salle d’opération, ils durent se contenter de désinfecter la plaie et de mettre un pansement, en lui injectant des tranquillisants pour calmer la douleur, en attendant de pouvoir le transporter à l’hôpital à Aden. Lorsqu’ils parvinrent au dispensaire, le jeune homme retrouvait ses esprits par moments, il bougeait les lèvres, essayant de dire quelque chose, mais aucun mot ne sortait de sa bouche. Juste cette plainte continue d’une voix faible et monotone, comme si elle sortait des profondeurs d’un puits. Un maigre sourire sembla flotter sur ses lèvres lorsqu’il entrevit leurs visages à travers ses paupières mi-closes. Il effleura de ses doigts la main du médecin qui lui prit les mains et les serra entre les siennes en lui disant : « N’aie pas peur, tu vas survivre. Nous allons te transporter en avion à l’hôpital et tu vas guérir. » Les doigts du garçon étaient frêles et glacés, et lorsqu’il rendit l’âme, Kamel sentit le froid le gagner jusqu’à lui transpercer les os. C’était un fils de pêcheur ! Kamel connaissait les pêcheurs de Saida, il allait pêcher le poisson avec leurs fils. Son ami Khaled avait quinze ans. Il n’allait pas à l’école, mais accompagnait son père en 129


mer sur leur petite barque. La pêche était leur gagne-pain. Ils passaient souvent le weekend ensemble au petit port de pêche, et ils avaient droit à leur festin hebdomadaire de sardines ou autres poissons de la saison. Khaled était passionné comme lui par les histoires de trésors enfouis au fond de la mer au large de Saida et de Tyr. Il rêvait d’acheter des équipements modernes et de plonger à la recherche de navires naufragés. « Je n’ai pas lu de manuels d’histoire, disait-il, mais mon grand-père nous parlait des trésors d’Alexandre le Grand, il nous rapportait des récits fabuleux de navires italiens chargés d’or et de perles, que les vagues avaient emportés et qui avaient coulé au large de Saida. C’était à ses dires une presqu’île encerclée par la mer, et qui avait sombré après avoir été frappée par un puissant séisme. Cette ville gît toujours au fond de l’eau, avec ses ruines et ses richesses inestimables. » Ce fils de pêcheur de son pays avait la tête qui débordait de rêves. Comme lui, ce garçon omanais rêvait le monde autour de lui ; il voyait dans la révolution la possibilité de réaliser son rêve et de construire un avenir meilleur. Elle lui insufflait l’espoir d’une délivrance certaine.

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La poésie révolutionnaire improvisée Un soir, Kamel dressa la liste du matériel et des équipements qui manquaient au dispensaire. Il inscrivit en tête de la liste un frigo pour garder les médicaments et un générateur pour le faire fonctionner. Puis après délibération avec Marwan, ils décidèrent de demander au commandement des vaccins contre les maladies infectieuses pour une campagne de vaccination générale incluant enfants et adultes. Ils manquaient presque de tout, des médicaments au matériel. « Le commandement de la révolution se comporte envers nous comme si le dispensaire n’était qu’une courte étape, se plaignit Marwan, une salle d’attente avant de transporter les blessés et les malades à l’hôpital de Ghayda, capitale du gouvernorat de Mahra, puis aux hôpitaux d’Aden ou des Etats socialistes. Le médecin ici n’est qu’une sorte d’intermédiaire mandaté pour exporter les blessés ou les cadavres. Il est nécessaire de corriger cette perception, nous devons nous entraider pour cela. » C’était là une critique bien dure envers le commandement, mais il était clair que Marwan était frustré et démoralisé. Kamel tenta de le réconforter. « Peut-être que certains membres du commandement pensent que notre mission se limite à sensibiliser la population aux règles de l’hygiène, lui dit-il. Dans ce cas, il est facile de dissiper ce malentendu. Nous allons leur écrire à ce sujet. Peut-être même que la liste de nos besoins serait suffisante pour leur démontrer que nous sommes là pour accomplir un travail sur le terrain, et non juste pour expliquer des règles et des théories générales. » Marwan acquiesça et ajouta : « Tu sais qu’avec les sommes que nous pouvons économiser en traitant les blessés et les malades sur place, nous pouvons construire un hôpital moderne ? De plus, lorsque nous envoyons les blessés en dehors du pays pour les traiter, cela donne l’impression que nous sommes une révolution financée par le pétrole. La révolution se doit d’être sincère avec sa population, elle doit leur dire la vérité, qu’elle est pauvre. C’est ainsi que le parti bolchevique russe a fait face au gouvernement Kerensky en 1917. Kerensky avait noyé le peuple

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avec des promesses, et la bourgeoisie a failli triompher avant même de réaliser quoi que ce soit concrètement. » Marwan semblait commencer à retrouver sa combativité. Kamel le quitta et se dirigea vers la tente des blessés, attiré par un air de musique qui s’en dégageait. C’était dans la tente des blessés qu’il passait ses meilleures soirées. On y enregistrait les chansons révolutionnaires, le plus souvent écrites et interprétées par le camarade Abou Aref. Parmi le répertoire d’Abou Aref, il y avait une chanson intitulée « Le martyr ». Cette chanson avait une drôle d’histoire. « Alors que je me trouvais dans la région Asharqiyah, je sentis le besoin pressant de pisser, raconte ce musicien révolutionnaire. Je sortis en plein air, il faisait une nuit d’encre. Je trouvais un petit rocher élevé, je grimpais dessus pour pisser sans m’éclabousser les pieds, puis je regagnais la tente. Le lendemain matin, rebelote. Je sors et je me dirige vers l’emplacement du rocher pour pisser, et là, je découvris l’atrocité que j’avais commise : c’était en fait une stèle érigée au-dessus de la tombe d’un martyr. Je me maudis et pour me punir de ce que j’avais fait, je restais trois jours sans manger. Puis je composais un poème dans lequel j’implorais le pardon du martyr. Je mis le poème en musique, et il devint un hymne. » Kamel ne se souvient plus des paroles, mais c’était un cri jailli d’un cœur abreuvé de martyrs. Le jour, on soignait dans la tente les blessés et les malades. Le soir, elle se transformait en un coin animé de rencontres et de socialisation. Kamel y rencontra de nombreux camarades issus de familles connues du Golfe. La plupart venaient du Qatar et de Bahreïn pour prendre part à la lutte armée dans cette région éloignée de la péninsule Arabique. Il rencontra également des esclaves échappés du palais du Sultan et qui avaient rejoint les rangs de la révolution. Un vieillard de la région se joignit un soir à eux dans la tente. Il déclama un poème d’As-Salmi, un des anciens cheikhs d’Oman. Kamel se souvient encore des premiers vers: La ruse est l’arme des chrétiens de nos jours Dans un moment de faiblesse, ils nous prennent de court

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Et par la duperie imposent leur domination C’est une arme plus redoutable que les canons L’intention du vieillard était de partager avec les camarades leur hostilité envers les Britanniques, historiquement désignés par les « chrétiens », mais il ne récolta que des cris d’indignation : « Ne t’en prends pas aux chrétiens, voyons ! » Abou Aref s’interposa en proposant avec ardeur : « Je vais mettre ce poème en musique, mais je vais remplacer le mot chrétiens par le nom Kesra11. » Cette idée fut accueillie par des acclamations enthousiastes, y compris du vieillard lui-même. La révolution n’avait nullement besoin de s’excuser du cheikh As-Salmi pour cette entorse faite à son vers, parce qu’à travers cet hymne, il avait été adopté dans ses rangs avec au fil du temps. Abou Aref avait le monopole des hymnes révolutionnaires, mais les anecdotes politiques étaient l’apanage du camarade Abdallah. On ne pouvait terminer une soirée sans l’écouter raconter « la dernière ». Parmi ses meilleures anecdotes, l’histoire de ce jeune soldat républicain de faction à un barrage militaire au cours de la guerre civile au Yémen du nord entre républicains et royalistes. Il vit passer un homme juché sur un âne. Il l’arrêta et lui demanda : « Halte là, estu républicain ou royaliste ? » L’homme s’excusa quelques instants, le temps de conduire son âne à l’écart, puis revint et dit au soldat : « Je suis républicain. » Le soldat lui demanda alors : « Pourquoi as-tu éloigné l’âne ? » « Mon âne, lui, est royaliste, et je crains qu’il ne me dénonce. » Une autre de ses anecdotes était à propos d’un homme ayant découvert que son voisin buvait du vin. Il lui enjoignit de s’abstenir, mais peine perdue. Il fit revêtir alors à ses trois enfants un drap qui les recouvrait de la tête aux pieds et ne laissait paraître que leurs yeux à travers deux trous. Les enfants s’introduisirent dans la maison de leur voisin en pleine nuit et le réveillèrent en criant et en hurlant, le menaçant de rôtir en enfer s’il ne confessait pas les péchés qu’il avait commis. Epouvanté, l’homme se prosterna par terre en pleurant et dit : 11

Roi de Perse qui envoya un ordre pour tuer le Prophète Mohammed, mais fut tué lui-même par son propre fils.

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« J’avoue que je bois du vin. » Les enfants répliquèrent : « Abstienstoi. Mais encore ? » « Dans le passé, lorsque j’étais encore jeune, je couchais avec la femme du voisin lorsqu’il sortait travailler. » Les enfants furent atterrés. Ils sortirent et accoururent vers leur père qui leur demanda : « Alors ? Mission accomplie ? » L’aîné répondit : « Oui père, mais nous sommes entrés chez lui anges, nous en ressortons fils de p… » L’humour politique était une arme qui se répandait comme une traînée de poudre.

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Le révolutionnaire ne compte pas les morts « Si tu tues en ton nom, tu es un criminel. Mais si tu tues au nom du parti, tu es un révolutionnaire. » Kamel ne savait plus où il avait lu cette phrase, mais elle lui revint à l’esprit à Hadeb lorsqu’il y rencontra les camarades Talal et Abou Hamed alors qu’il était en route pour assister à un colloque consacré aux procès des contrerévolutionnaires et collaborateurs. Il eut une longue conversation avec Abou Hamed qui lui raconta qu’on avait demandé un jour à un camarade combien d’agents et de « traîtres à la cause » il avait liquidés, à quoi il répondit : « Je ne sais pas. C’est la révolution qui punit les ennemis, pas moi. » Le camarade en question se considérait révolutionnaire, pas criminel. Toute responsabilité pour les morts incombait à la révolution, alors que lui gardait la conscience tranquille : il était parfaitement innocent et n’avait pas à compter le nombre de ceux qu’il tuait. A cette idée, Kamel sentit un poids sur le cœur qui l’empêchait de respirer. Cette histoire lui rappelait « Les Justes », la pièce de théâtre d’Albert Camus, qui illustrait à merveille ce dilemme. L’un des personnages, Stepan, qui avait passé des années en prison où il avait été torturé, tue et ordonne de tuer sans aucun état d’âme, alors que Kaliayev, poète, ne peut se résoudre à jeter les bombes sur la calèche du Grand-Duc parce qu’il y a aperçu deux enfants. Le plan pour assassiner le Grand-Duc échoue donc, et Stepan s’emporte violemment contre Kaliayev, lui reprochant d’avoir laissé ses sentiments personnels prendre le dessus sur ses convictions révolutionnaires. Mais ce genre de confrontation semblait si lointain dans cette contrée où le héros absolu et exemplaire restait Stepan. Cette conversation laissa Kamel perplexe. De grandes questions se posaient à lui, des questions face auxquelles il n’existait pas de certitudes absolues. Le colloque sur les procès était organisé par le Front populaire et le Front national. Le Front populaire y avait délégué Ali el-Hage, membre du comité exécutif local, accompagné d’Abou Kamel, responsable de l’armement et poète à ses moments perdus.

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Quant au Front national, il était représenté par l’officier Saïd Khalifa, membre du tribunal révolutionnaire. Kamel remarqua que le sujet suscitait un débat passionné, bien différent des discussions calmes qui se déroulaient durant les colloques politiques et dans lesquelles la raison et les idées occupaient la plus grande place. Les habitants de Hadeb étaient venus par dizaines, hommes et femmes, pour assister à la réunion, et de nombreux intervenants prirent la parole pour exprimer leur soutien aux procès. L’officier Khalifa en particulier fit remarquer que la loi du Front était bien claire : « Est passible de la peine de mort toute personne coupable de trahison. Est coupable de trahison toute personne qui rejoint les rangs de l’ennemi ou participe avec lui à la collecte des informations sur la révolution ou dénonce les militants ». La discussion était ouverte à tous, mais peu de participants s’enhardissaient à poser, même avec beaucoup de précautions, des questions délicates, comme la question de la possibilité pour certains qui avaient dévié du chemin de la révolution, manipulés par les chefs tribaux, notamment dans la région Asharqiyah, d’être exemptés de la peine capitale s’ils réintégraient les rangs de la révolution ou qu’ils étaient récupérés. Les réponses consistaient pour la plupart en une clarification supplémentaire sur la nécessité absolue de liquider ceux qui faisaient défection, parce qu’ils étaient considérés encore plus dangereux que les ennemis directs. Le sujet réel du débat était donc les anciens camarades qui avaient fait défection. Selon les informations qui circulaient, la révolution avait commencé après la conférence de Hamrin12 en 1968 à exécuter les peines de mort. Ainsi furent liquidés un certain nombre de commandants du Front de libération du Dhofar, dont Saïd Bin Ahmed Jaʀdi, l’ancien secrétaire général du Front. Les exécutions se succédèrent jusqu’à enregistrer un pic en 1971, et s’étendirent à un grand nombre de camarades ainsi qu’un certain nombre de leaders et de chefs militaires.

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Conférence organisée à Hamrin dans le Dhofar, qui changea le programme de la révolution et rebaptisa le Front de libération du Dhofar en « Front populaire de libération du golfe Arabique occupé », avec la prépondérance des marxistesléninistes au sein de la direction de la révolution.

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Les participants au colloque étaient sur la défensive, et l’excès de zèle et d’enthousiasme qu’ils manifestaient était l’indicateur certain d’une crise qui couvait, bien qu’elle ne soit pas déclarée. Le colloque fut clôturé par les acclamations de mise à la gloire du Yémen démocratique et de la révolution du Dhofar et les slogans de mort aux déserteurs et aux traîtres, suivis par une marche durant laquelle les participants levèrent leur fusil en l’air et scandèrent des hymnes révolutionnaires. Ces manifestations d’enthousiasme collectif exagéré laissèrent à Kamel un goût d’amertume. Il était certain qu’il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond, et il n’était pas sûr de mettre le doigt dessus. Il se rappelait d’un petit livre qu’il avait lu au cours de ses études en France. Cet ouvrage traitait de la révolution contre le colonialisme portugais au Mozambique13, pays africain situé à la frontière de l’Afrique du Sud, gouvernée à l’époque par le trône britannique. Le livre rapportait qu’une délégation de révolutionnaires alla en mission à Moscou où elle s’entraîna deux ans avant de revenir déclarer la révolution. Les révolutionnaires commencèrent par liquider les sorciers des tribus, la sorcellerie étant incompatible avec la pensée dialectique et le matérialisme scientifique. Les révolutionnaires considéraient que les sorciers étaient soit des collaborateurs avec la puissance coloniale, soit des opportunistes cherchant à renforcer leur pouvoir et leur influence sur la population, ce qui les poussait dans les deux cas à refuser toute tentative de changement dans le pays. La révolution éclata donc, mais elle ne parvint pas à gagner du terrain et fut étouffée dans l’œuf. Puis une deuxième délégation fut envoyée selon le livre en Chine dans une mission semblable, et revint après deux ans déclarer la guerre au colonisateur. Cependant, la première initiative prise par le commandement fut de réunir tous les sorciers des tribus pour une série de rencontres. On leur distribua le livre rouge pour en prendre connaissance et ils furent chargés d’organiser eux-mêmes les volontaires et de déléguer des représentants qui participeraient à tous les conseils du commandement 13

Le Mozambique obtient son indépendance en 1975. Il fut dirigé par un gouvernement marxiste-maoïste.

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de la révolution. En moins de six mois, la révolution fut déclarée en 1964 et se propagea pour gagner le pays. Après des semaines de tournées dans les montagnes du Dhofar et des dizaines de rencontres avec les habitants dans les grottes et les cabanes, Kamel en vint à dresser une comparaison entre les révolutionnaires de cette région et ceux des forêts du Mozambique. Bien que les Omanais soient connus pour leur pratique de la sorcellerie, c’était cependant le cheikh qui gouvernait la tribu et non le sorcier comme au Mozambique. Si les camarades au Dhofar s’inspiraient principalement de l’expérience maoïste et rejetaient le révisionnisme soviétique, ils n’en firent pas moins la guerre au système tribal, dans leur tentative acharnée de brûler les étapes. Ils considérèrent les cheikhs des tribus comme des ennemis et les dépossédèrent de tout pouvoir, n’hésitant pas des fois même à les exécuter pour ce qui constituait à leurs yeux une bonne cause. Cela offrit au Sultan Qabus plus tard un moyen inespéré d’asseoir son pouvoir après avoir renversé son père : l’une des premières décisions de son règne fut de renforcer le pouvoir des chefs de tribu, leur accordant même des salaires mensuels. Cette politique donna ses fruits, puisqu’elle suscita en 1970 un mouvement de division dans des régions de l’est du Dhofar, lorsqu’un certain nombre de cheikhs influents firent alliance avec ceux qui avaient fait scission, avant de se rallier au pouvoir et de former des troupes comme la troupe Salaheddine, afin de lutter contre les anciens camarades. Ce n’était certainement pas par solidarité envers ceux qui avaient fait défection que Kamel sentait de l’amertume, mais par peur pour la révolution en la voyant ainsi pressée de brûler les étapes. Peut-être y avait-il également une raison plus profonde, mais pour cela il fallait fouiller dans l’enfance de Kamel dans le Liban-Sud. Il regardait les camarades du Dhofar, et voyait devant lui les visages de ses compatriotes, fils de Khyam. Il se prit à réfléchir à la signification de la défection. Durant la période qui suivit la Nakba, certains noms revenaient constamment dans toutes les conversations. Ces personneslà faisaient passer en contrebande des produits alimentaires et autres marchandises aux colons juifs installés de l’autre côté de la frontière, 138


avec la complicité des policiers dans les postes établis aux frontières du Liban avec Israël. Cette contrebande était d’autant plus étonnante que les habitants du Sud ressentaient une immense compassion et une profonde solidarité envers les Palestiniens dans leur malheur. Certains de ces Palestiniens acculés à l’exode avaient trouvé refuge à Khyam et s’y étaient établis. A cette époque-là, des jeunes du Sud avaient commencé à s’entraîner au maniement des armes dans le but de libérer la Palestine. Malgré toutes ces circonstances, les habitants du village parlaient de ces « contrebandiers » d’un ton plutôt neutre, avec un brin de ressentiment parfois, mais pas plus. Les conversations étaient ponctuées d’expressions du genre : « Ils sont pauvres, ils ont des enfants à élever. Tout ce qu’ils veulent, c’est gagner leur vie. » Ces arguments restèrent gravés dans la mémoire de Kamel depuis son enfance. Ils ne pouvaient nullement justifier la défection ou la collaboration avec l’ennemi, mais il en avait appris à ne pas émettre d’avis tranché, irrévocable, mais de laisser place aux nuances et aux subtilités de la vie. Ainsi, il préférait prendre le côté positif des choses plutôt que leur côté négatif, privilégier la part de lumière à la part d’ombre, et penchait pour le pardon plutôt que la revanche. Ce choix délibéré dans la vie n’était pas toujours aisé. « Je sentais constamment que je marchais sur la corde raide », explique-t-il. C’est que sa position le mettait en butte à des accusations de transformer la trahison en un simple point de vue. C’est ce qui arriva d’ailleurs à maintes occasions. Il se souvient encore d’une nuit où il était de garde au camp de dix heures du soir à huit heures du matin. Marwan passa la soirée avec lui. Profitant de ce moment, Kamel s’ouvrit à lui et lui fit part de sa perplexité au sujet des procès et des exécutions. Il doutait que cette politique soit de nature à faire avancer la révolution dans une société où les structures tribales demeuraient fortes, et s’interrogeait sur les conséquences possibles que pouvait avoir l’exécution d’un individu sur sa tribu et sa région. Marwan ne se laissa pas démonter et répondit calmement : « Tu oublies que le système tribal est le principal ennemi que la révolution se promet de combattre. Nous devons démontrer chaque jour que les liens tribaux ne peuvent protéger personne, que rien n’empêche un révolutionnaire de juger son père ou son frère, et même de les exécuter s’il s’avère qu’ils sont coupables de trahison. Je sais qu’une telle situation n’est jamais facile, mais il faut se rappeler qu’on ne peut faire d’omelette sans casser les œufs. Et l’œuf de la tribu est le plus dangereux parmi tous. »

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Marwan était donc semblable à ce révolutionnaire qui ne comptait pas les morts, la tête tranquille. Kamel restait face à ses pensées. Il se souvenait encore des visages de ces « collaborateurs » au Sud, le corps suspendu dans le vide au bout d’une corde ou la tête éclatée par une balle. Les montagnes déroulaient leurs plis dans la quiétude de la nuit. Kamel se laissa gagner par la paix qui régnait, ayant perdu toute envie de continuer la conversation. « Tuer n’est pas mon métier, pensa-t-il. Il est vrai que je porte tout le temps une kalachnikov, le doigt sur la gâchette, mais mon esprit, ma raison et mon cœur restent dans cette valise que je transporte avec moi et où j’ai rangé mon stéthoscope, mon scalpel et mes instruments. Je suis médecin d’abord, et le médecin utilise le scalpel pour sauver des vies. Mais le révolutionnaire n’utilise-t-il pas également son fusil pour sauver des vies ? Je veux dire pour assurer une vie décente à ses compatriotes et à leurs enfants ? » « Rassasiez leur faim, et s’ils volent appliquez contre eux le châtiment légal. » Ceci fut le message du calife Omar ibn al-Khattab aux walis alors que la sécheresse et la famine sévissaient dans le pays. Les habitants du Dhofar luttaient contre la maladie et la faim en raison du blocus alimentaire imposé depuis deux ans par le Sultan Saïd bin Taymour aux villages. Faire de la trahison un simple point de vue serait certes catastrophique, mais faire des exécutions également des points de vue serait encore plus catastrophique. Marwan rompit le silence : « Est-ce que tu comptes t’investir dans la politique à ton retour ? demanda-t-il à Kamel. Tu sais bien que Che Guevara et d’autres que lui ont choisi le terrain politique. Lorsqu’un médecin s’engage au sein d’une organisation politique, il décuple l’efficacité de son rôle. » « Regarde autour de toi, répondit Kamel comme s’il raisonnait à voix haute, pour lui-même. De quoi ces gens-là ont-ils besoin alors qu’ils habitent des grottes et des taudis ? Le livre rouge qui leur a été distribué à tous leur sera certainement bénéfique à long terme, il leur rendra leur dignité perdue lorsqu’ils en comprendront la portée et la signification, mais le sentiment de dignité doit être précédé par la santé et l’intégrité physique. Un enfant solidement constitué et 140


jouissant d’une bonne santé est plus à même de servir la cause de la révolution qu’un enfant chétif, handicapé ou malformé. Les hommes sont parfaitement capables par la prise de conscience et la lutte d’échapper à la pauvreté et au sous-développement, mais s’ils tombent malades, ils ont besoin d’un médecin pour les guérir. Cette femme enceinte dans la grotte a besoin actuellement d’un médecin bien plus qu’elle n’a besoin du livre rouge. N’es-tu pas de mon avis ? » Kamel se sentit déchargé d’un poids après cette tirade jaillie de son cœur comme un trop-plein. Cette question le torturait véritablement l’esprit sans qu’il ne parvienne à formuler une réponse claire et tranchée. Devrait-il construire un dispensaire pour les enfants et les femmes enceintes ou ferait-il mieux de marcher sur les pas du Che et laisser tomber sa carrière de médecin pour rejoindre un « foyer révolutionnaire ? » Il poursuivit sur sa lancée, sans attendre la réponse de Marwan : « Regarde un peu ce que nous accomplissons ici. Nous sommes tous deux médecins, et le Dhofar est l’un des foyers révolutionnaires prêchés par Che Guevara. Il est vrai que nous portons la kalachnikov et que nous avons tous les deux débarqué ici sous la bannière du Front démocratique de libération de la Palestine, mais la mission dont nous sommes investis n’a pas besoin de beaucoup de réflexion et de tergiversations : ces révolutionnaires et leurs familles qui souffrent de la pauvreté ont un besoin pressant d’une infrastructure de soins de santé, infrastructure que nous seuls sommes à même de leur construire. Nous n’avons pas à former immédiatement une armée de médecins aux pieds nus comme le recommande Mao Tse-Toung, nous pouvons nous contenter de commencer par former quelques dizaines de jeunes, leur apprendre à prodiguer les soins infirmiers, prendre soin des blessés et offrir l’aide nécessaire aux femmes enceintes, en établissant un certain nombre de centres médicaux. Ces infirmiers et infirmières pourront à leur tour en entraîner d’autres. Je penche à croire que le médecin protège les foyers révolutionnaires bien plus qu’un combattant. » Il termina son plaidoyer par cette ardente défense de son métier qu’il considérait comme une mission noble et altruiste. Il savait avec certitude que la kalachnikov ne pouvait se substituer au bistouri.

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L’infantilisme de gauche… et le général La radio annonça que le Front populaire de libération d’Oman et du golfe Arabique avait envoyé un télégramme à Bagdad, capitale de l’Irak, à l’occasion de la conférence mondiale de la commission de l’amitié, insistant sur la nécessité d’intensifier la lutte des peuples d’Oman et d’Irak contre le colonialisme, l’impérialisme américanobritannique et les forces réactionnaires locales. « Nous n’avons rien à voir avec les gouvernements bourgeois ! » s’exclama Saïd. Youssef, un aide-soignant, lui répondit « Si tu parles du gouvernement irakien de Abdel Salam Aref14, eh bien ce gouvernement brandit le slogan de la lutte contre la pensée réactionnaire, l’impérialisme et le sionisme. C’est un gouvernement nationaliste, bien qu’il représente la petite-bourgeoisie et certaines couches de la moyenne bourgeoisie. Il offre une aide au Front, une aide inconditionnelle qui n’a aucune influence sur nos choix politiques et n’affecte en rien le cours de notre lutte. Et puis, il faut dire que nos amis ne sont pas tous marxistes. » Ils étaient en train de siroter tranquillement un thé au dispensaire en écoutant les nouvelles sur Radio Aden. « Les gouvernements bourgeois n’hésiteront pas à nous vendre lorsque leur intérêt le leur dictera, objecta Saïd. Nous devons établir nos alliances avec les peuples, avec la lutte armée palestinienne, les révolutionnaires du Yémen démocratique et les régimes socialistes : Cuba, le Vietnam, la Chine et la Corée du Nord. Voilà nos véritables alliés. Et en définitive, nous devons compter sur nous-mêmes. » Saïd devait avoir dans la cinquantaine, mais lorsqu’on lui demandait son âge, il disait qu’il ne savait pas. Il en était ainsi pour de nombreux habitants de cette région. Beaucoup de repères bien précis dans d’autres pays n’avaient pas trop d’importance là, comme l’âge, ou aussi le jour de la semaine. Mais sitôt qu’on citait la lutte ou la 14

Premier président de la République d’Irak entre 1963 et 1966.

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révolution, Saïd sursautait, se redressait et se lançait dans une charge virulente contre « le colonialisme, l’impérialisme anglo-américain et le sionisme » en bloc, comme un seul et même ennemi. Il était capable de les maudire cinq fois au cours d’une conversation de moins d’une minute. Et lorsque l’Union soviétique se mit à offrir une aide au Front, il n’en persista pas moins à l’accuser de « révisionnisme », assurant que « ces aides viennent du peuple, pas du Kremlin », mot qu’il prononçait d’ailleurs en y mettant tout le mépris dont il était capable. Saïd suivait une voie à sens unique dont il ne s’écartait jamais. Son cas tracassait Kamel, qui n’arrivait pas à bien le situer : « Etait-il un exemple de pureté révolutionnaire comme certains camarades le décrivaient, ou bien était-il le symbole vivant de cet « infantilisme de gauche » au sujet duquel tant d’encre avait coulé et qui bannissait le mot « compromis » de son vocabulaire ? Quoi qu’il en soit, Saïd était un combattant féroce et un militant pur et dur ». Après avoir écouté les nouvelles et suivi la conversation des deux camarades, Kamel se dirigea à Houf en compagnie d’Abou Hamed et Moussallem, le responsable militaire du service de la quarantaine, pour visiter le nouveau bureau du Front, après que l’ancien ait été détruit dans un bombardement. En guise de bureau, il n’y avait en fait qu’une pièce. Jemaan Salem, le responsable au bureau du commandement national, leur annonça que trente Hawker Hunter britanniques avaient atterri à la base de Salalah, prévoyant pour le printemps l’intensification des raids de l’armée de l’air britannique bien plus que durant les dernières années. « Nous avons reçu dernièrement trois batteries de missiles anti-aériens, l’informa Moussallem. Nous en avons à présent neuf. Et je vous assure qu’il ne leur sera pas aisé de lancer des raids contre le camp. » Abou Hamed sortit son paquet de cigarettes. Il fumait des White Cow qui étaient distribuées deux fois par semaine. Il en alluma une et ils prirent ensemble la direction de la mer. Moussallem demanda à Kamel : « Est-ce que tu vises mieux maintenant ? » « Bien sûr, répondit Kamel en riant. J’ai tiré récemment deux salves. » Les deux camarades l’invitèrent à prouver la véracité de ses dires.

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Ils sortirent leurs armes, choisirent des cibles sur la plage, et chacun tira deux balles. Moussallem atteignit les deux cibles, Abou Hamed en atteignit une. Quant à Kamel, il ne pouvait même pas prétendre savoir où ses balles s’étaient fichées. Lorsqu’il revint au dispensaire le soir, Marwan lui raconta qu’il avait congédié l’aide-soignant Youssef après une querelle entre eux. Il ajouta, cherchant à justifier sa décision : « Ce garçon ne sera jamais un véritable révolutionnaire, même s’il passe toute sa vie à lire Marx, Lénine et Mao Tse-Toung. Il est obtus et indiscipliné. Il ne respecte pas les ordres. » Ce n’était pas Marwan le médecin qui parlait à Kamel, mais le général, le commissaire de police et le politicien réunis. Kamel connaissait bien Youssef, c’était un agriculteur et un berger des montagnes. Il lui avait raconté qu’il avait rejoint les rangs de la révolution parce qu’il n’avait pas les moyens de payer la dot d’une fille pour l’épouser. « La décision des révolutionnaires de baisser la dot à 12 rials m’a ouvert les portes de l’avenir, avait-il expliqué. Je peux maintenant me marier et avoir des enfants. » Youssef avait suivi les cours d’alphabétisation jusqu’à la sixième classe, et bien qu’il trouvât toujours des difficultés à déchiffrer les noms des médicaments en langue étrangère, il ne se laissait pas décourager et continuait d’essayer. Cet incident irrita Kamel. Il dit à Marwan : « Nous avons besoin de Youssef, nous n’avons pas assez d’infirmiers. Et puis tu trouves que c’est un comportement révolutionnaire que de se quereller avec quelqu’un et le mettre dehors ? Il n’y a pas de moules dans lesquels nous pouvons mettre les gens pour les transformer en révolutionnaires accomplis. Nous leur apprenons des choses et nous apprenons d’eux en retour, c’est à double sens. Nous ne sommes pas là pour les gouverner ou les commander, mais pour les accompagner, c’est ce que j’ai appris du Front démocratique de libération de la Palestine dont nous sommes tous deux issus. Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. Et ce principe implique dans la réalité et sur le terrain une clarté de vision, pas seulement pour nous, mais pour les autres également, avant d’entreprendre n’importe quelle action. » Kamel avait parlé calmement. Il avait appris avec le temps à réprimer sa colère, au point qu’il en ressentait une douleur dans la colonne vertébrale. Il continua en riant pour détendre un peu la 145


situation : « Est-ce que tu me laisses tenter une médiation qui préserve ta dignité tout en gardant à Youssef son boulot ? » «Qu’il travaille avec toi, répondit Marwan sèchement. Je ne veux pas de lui à mes côtés ». Sur ce, il se retira dans sa chambre. Kamel sourit : il avait arraché à son collègue une demiapprobation, un demi pas vers le règlement du différend. Et lorsqu’il s’agissait de trouver un règlement pour une situation envenimée, Kamel était l’homme qu’il fallait. Sa mission dans la vie était de trouver des solutions aux crises. Il savait bien qu’un révolutionnaire n’accorderait aucune concession sur ses principes, mais les principes ont été établis dans un but bien précis, qui est le bonheur des hommes. La différence réside dans les divers moyens adoptés par chacun. Les règlements n’abolissent pas cette différence et ne suppriment pas ceux qui ont un style ou un avis différent, mais établissent des ponts entre eux. Ces ponts peuvent être larges ou étroits, longs ou courts ; l’important c’est qu’ils restent un espace de rencontre à travers les différences. Pour un médecin, l’amputation restait le recours de la dernière chance, et Kamel tenait à commencer par la thérapie douce.

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D’amour et de guerre Le jour de son anniversaire, le 11 février, Kamel proposa à Fatima en riant : « Ecoute, on dit de toi que tu es une kamikaze de premier ordre. Tu ne devrais donc pas trouver d’inconvénient à m’épouser. » « Je t’épouserai après la victoire, répondit-elle d’un ton badin. Et ne dis pas de moi que je suis une kamikaze. Je fais des bêtises, c’est vrai, mais qui n’en fait pas ? Après le triomphe de la révolution, je t’épouse et on reste ensemble, un point c’est tout. » « Non, on se marie et on voyage dans une semaine à Beyrouth. Je ne te laisserai pas marcher pieds nus, je t’achèterai six paires de chaussures, des chaussures françaises. Tes parents seront ravis de te voir parader ainsi, avec des chaussures de fabrication française aux pieds. » Sa réponse ne tarda pas, et elle ne plaisantait plus. « C’est ce que tu crois. Je peux te certifier qu’ils m’éviteront plutôt comme la peste. Même ma mère ne voudrait plus s’approcher de moi. Tu sais pourquoi ? » « Parce que les chaussures sont réservées aux lépreux, mon cher docteur, enchaîna-t-elle sans même attendra sa réponse. Lorsque quelqu’un est atteint de la lèpre, il est de coutume chez nous de l’isoler dans une grotte, loin des habitants. Il y dort, et on lui porte de la nourriture qu’on dépose dans un endroit convenu. Et lorsque le lépreux vient chercher son repas, tout le monde s’écarte, mettant la plus grande distance possible entre lui et eux. C’est que les gens ici croient que la lèpre se transmet aussi dans l’air. Le lépreux doit mettre des chaussures pour se déplacer, parce que les traces de ses pas peuvent être contagieuses s’il est pieds nus. Tu comprends à présent pourquoi mes parents ne m’accueilleraient pas à bras ouverts si je leur revenais avec tes chaussures françaises aux pieds ? » Dans la douceur du crépuscule, les camarades étaient assis sur les rochers surplombant la mer d’Arabie. Derrière eux s’étendaient les 147


sables du désert. Ils contemplaient le soleil en écoutant le babillage incompréhensible des femmes et des jeunes filles en amharique15. Elles entonnèrent un chant africain. Envoûté par la mélodie, il se mit à chantonner et à taper des mains avec elles. Fatima était juchée sur un rocher, à côté de Kamel. On aurait dit une sirène, avec son teint cuivré, sa peau veloutée, ses pommettes pleines et hautes, sa taille souple et ferme, ses yeux de jais et ses cheveux noirs qui lui retombaient sur les épaules. Il lui sembla qu’elle était plus proche de lui que n’importe quelle fille qu’il avait connue en France. Elle lui était plus familière même que Brigitte, malgré l’amour qu’il lui avait porté. Etait-ce la tempête de la révolution qui soufflait et ravageait même les cœurs sur son passage ? Elle n’avait que son fusil et ses bêtises qu’elle brandissait face à la mort, cherchant avec acharnement à se construire un avenir meilleur. Comme elle, il n’avait pour arme que son diplôme de médecin, son stéthoscope, quelques scalpels, et cette insondable angoisse qui ne le quittait pas où qu’il aille, du Sud-Liban jusqu’au sud de la péninsule Arabique, dans sa quête d’un avenir meilleur pour l’humanité. Ce soir-là, il comprit que les relations entre les plus démunis sont les seules vraies relations humaines. Elles ne sont pas entravées pas les chaînes de la propriété et les contraintes des classes sociales. On choisit l’autre loin de toute contrainte, sauf celle de la liberté. Le cœur s’ouvre à l’amour avec générosité, sans qu’il ne soit conditionné par une voiture luxueuse, un appartement somptueux ou même des chaussures de fabrication française. L’amour est un don total et absolu de soi, dont seuls sont capables ceux qui n’ont rien. Il se prit à fredonner en souriant « Je fuirai ton château pour revenir à la poésie de mon logis… » Fatima rompit le silence. « Est-il vraiment nécessaire que tu voyages ? Tu sais bien que je t’aime. Peu m’importe le mariage. Ce qui nous unit n’a pas besoin de papiers ni de témoins. Je t’aime, tout simplement, et je veux que tu restes là… Tu sais que je ne peux pas voyager avec toi. » Elle le regardait de ses yeux limpides. Il pouvait y lire le fond de son âme. Si Fatima quittait les montagnes de sa terre natale, elle 15

Langue sémitique parlée en Ethiopie par une majorité de la population.

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mourrait certainement, comme un poisson hors de l’eau. Il tenait à ce qu’elle s’épanouisse dans son pays. Mais pouvait-il lui-même rester là avec elle, sur les rives de cette éternité tourmentée par les rêves de tous ces matelots, pêcheurs, bergers, paysans et esclaves affranchis ? En vérité, la lutte ainsi que l’amour sont semblables aux nuages qui vont, sans terre ni racines. Lorsqu’il s’était engagé auprès des révolutionnaires du Dhofar, il avait fait le choix de se tenir aux côtés des persécutés dans ce monde. Il avait refusé les tentations de la France et les promesses du Canada, avait repoussé les attraits des quartiers chics de Beyrouth. Au lieu de cela, il avait choisi pour camp les démunis, les gens simples et les opprimés, ceux qui portaient leurs rêves d’une vie meilleure au bout de leur fusil. Ceux-là avaient besoin de lui tout autant qu’il avait besoin d’eux. Ils donnaient un sens à son existence, qu’ils soient dans les montagnes du Dhofar, ou là-bas, dans les hauteurs de Jabal Amel, les plaines de la Bekaa et de Akkar et les banlieues déshéritées de Beyrouth. Les mots jaillirent tout seuls de ses lèvres. « Ecoute-moi bien Fatima, je vais te dire quelque chose que je n’ai jamais dit avant. Je t’aime. J’ai peut-être aimé avant toi, mais avec toi, c’est différent. Ce n’est pas le hasard, mais bien le destin qui nous a réunis, et moi je crois au destin. Je ne peux pas savoir ce que demain ou après-demain nous réserve. La seule chose dont je suis certain, c’est qu’aux portes de mon village se tient un monstre, un ennemi d’une cruauté et d’une sauvagerie que les Arabes n’ont jamais connues dans leur histoire. C’est un ennemi qui me poursuit sans relâche depuis mon enfance, tapi même dans les recoins de mes rêves. Il menace même ma famille et ceux qui me sont chers. Toi, ta patrie est dans ces montagnes, tu combats ton ennemi sur tes terres. Dans ma patrie à moi, il y a des centaines de milliers de réfugiés exilés de force de leur terre. Voilà un quart de siècle qu’ils sont là, à la frontière, à attendre. Aujourd’hui, ils ont pris les armes, déterminés à reconquérir leurs terres, leurs fermes, leurs maisons, leurs droits les plus élémentaires. Je ne peux que les aider. L’expérience que je vis ici, au Dhofar, est le seuil, mais la maison pour moi est là-bas. » Il crut voir des larmes briller dans les yeux de Fatima. « Je t’aimerai toujours », ajouta-t-il. Il aurait voulu l’enlacer, mais il se retint, comme si les habitudes de la France lui étaient subitement devenues étrangères. « Je ne veux pas me marier, je ne t’aime pas, tu me plais, c’est tout. » N’était-ce 149


pas ce qu’il disait à Brigitte, traçant ainsi les limites de leur future relation ? Le voilà amoureux à présent, et comme avec Brigitte par le passé, l’amour avait pour lui un goût de chasteté. C’était un feu qui lui réchauffait le cœur, loin des frémissements du désir. Il était pourtant loin d’être un puritain. Il clamait haut et fort avec le poète Adonis : « Béni soit le seigneur corps. » Mais là, avec Fatima, dans ce pays perdu entre les cimes aiguisées des hautes montagnes et les falaises vertigineuses qui dégringolaient pour se perdre dans la mer, la nature abrupte lui insufflait sa pureté. Son âme s’ouvrait à des sentiments et des émotions que le corps ne pouvait traduire. La nuit commençait à tomber et l’obscurité se refermait graduellement sur eux. - « Tu comptes partir quand ? lui demanda-t-elle. - Dans quelques semaines, répondit-il, hésitant, avant d’ajouter en riant : peut-être aussi dans quelques mois. Je m’en vais dans deux jours, mais je ne tarderai pas, je reviendrai te voir. » Il prit sa main et la pressa entre les siennes. Il lui semblait tenir le monde dans sa poignée. Elle quitta à l’aube avec une troupe de combattants. Ils se dirigeaient vers l’œil du cyclone dans la région est, où de violents combats se déroulaient. Il la laissa partir sans adieux.

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L’automne du patriarche Allongé sur son matelas à l’aube, il sentait les poux ramper sournoisement sur son corps. Il se gratta un peu puis se détendit. Cette sensation lui était devenue familière. Il s’était rasé les cheveux, croyant ainsi conjurer le mal en privant ces insectes de leur principal foyer. Mais peine perdue ! Il suffisait d’un poil sur le corps pour que les poux s’y abritent et pondent leurs œufs. De fortes détonations de batteries anti-missiles retentirent subitement. Il sauta sur ses pieds, saisit sa kalachnikov et accourut. Les canons faisaient feu de plusieurs positions, visant un point lumineux dans le ciel. Quelqu’un hurla : « C’est un Hawker Hunter britannique… Eloignez-vous vite et dispersez-vous ! » Ce n’était pas la première fois que des avions de chasse britanniques faisaient irruption dans le ciel de Houf. Ils avaient déjà bombardé la localité par le passé, détruisant les locaux du Front populaire et de l’école Lénine ainsi que les puits d’eau, et décimant des troupeaux entiers. « Eloignez-vous et dispersez-vous !» C’est le mot d’ordre à respecter absolument en cas de raid britannique, afin de limiter les pertes humaines. « Ils sont en mission de reconnaissance », dit l’un des camarades alors que tous gardaient les yeux rivés sur le point lumineux qui s’éloignait à l’horizon en direction de Salalah. La tension se relâcha, mais les camarades restaient en état d’alerte. La reconnaissance pouvait être un prélude à un bombardement. Kamel se hâta de revenir au dispensaire où il rangea à la hâte tous les médicaments dont il disposait dans un grand carton qu’il pourrait facilement transporter en cas de bombardement. Dans des moments pareils, les médicaments étaient un bien précieux et vital. Cette nuit-là, ils se réunirent pour prendre le thé en plein air, à proximité du dispensaire. Fatima était là également. D’ailleurs, il 151


n’avait d’yeux que pour elle. Le camarade Saïd Zeydan, membre du comité exécutif du Front populaire, tenta de leur résumer la situation militaire. Il leur expliqua que la révolution devait lutter pratiquement contre trois armées : les forces spéciales britanniques, l’élite des forces iraniennes, et l’armée locale constituée principalement de soldats baloutches auxquels s’étaient ralliés récemment des traîtres et des collaborateurs. Le but de toutes ces troupes dans l’immédiat était de vider la région de ses habitants pour mieux isoler les révolutionnaires. Ainsi ils pourraient les encercler et en découdre avec eux. Pour cela, le sultan Qabus avait adopté depuis son accession au pouvoir la politique de la carotte et du bâton : il intensifiait les attaques pour forcer les habitants à l’exode, envoyant ses troupes détruire les puits d’eau, décimer le bétail et brûler les récoltes, tout en amadouant les populations locales avec des appâts matériels. Le régime distribuait des salaires mensuels aux notables des tribus, nommait les repentis à des postes de pouvoir, et allait même jusqu’à assurer aux habitants des vols hebdomadaires gratuits de Salalah à Mascate. Le Sultan promettait de moderniser le pays et de garantir prospérité et bien-être à tous ses habitants, promesses qui n’étaient toutes que de belles paroles en l’air. Saïd reconnaissait que la chute du passage de Ho Chi Minh reliant les régions de l’est, du centre et de l’ouest et servant de passage au transport du ravitaillement, avait intensifié la pression sur les révolutionnaires, mais il assurait qu’ils avaient repris l’initiative depuis, et avaient même enregistré quelques percées, parvenant à briser le blocus imposé et à faire passer du ravitaillement à dos de chameau sous une escorte de plus de 600 combattants, ce qui avait énormément atténué l’effet de la chute du passage. Saïd considérait que l’objectif militaire des forces d’occupation était actuellement de couper les lignes arrière de ravitaillement du sixième gouvernorat. C’est dans cette perspective que les militaires avaient établi une base à Sirfit, à l’ouest de la région ouest du Dhofar. C’est de cette base qu’étaient lancées les attaques visant Houf et Hadeb, en préparation à l’occupation du littoral qui servait de ligne de démarcation entre le Dhofar et le sixième gouvernorat du Yémen démocratique.

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« Pour notre part, expliqua Saïd, nous tentons de consolider nos positions dans la région Asharqiyah, au Jebel Samhan et dans la ville de Hasek. Je crois qu’ils vont se contenter pour le moment de bombarder et d’essayer de débarquer des troupes de manière ponctuelle pour attaquer nos positions dominant la mer, parce qu’ils sont incapables de supporter le coût de l’occupation. » Le Dhofar durant les années troubles de la révolution vivait deux automnes : l’automne des montagnes, et l’« automne du patriarche ». L’automne des montagnes s’étendait de juin à septembre, et coïncidait avec le printemps de la révolution. La mousson soufflait de l’océan Indien, charriant des nuages de l’ouest vers les montagnes. Un voile de brume et de bruine recouvrait la région et la transformait en une forêt épaisse protégeant les combattants, qui pouvaient alors se mouvoir sans crainte d’être repérés par l’aviation britannique. En vain les forces britanniques essayèrent-elles d’établir des bases dans les montagnes. A peine l’automne commençait, qu’elles étaient contraintes de se retirer sous les coups de boutoir des révolutionnaires. Le « général Automne » était l’allié de la révolution. Le Dhofar connaissait un autre automne, celui du « patriarche ». C’était l’automne du sultan Saïd bin Taymour, qui n’avait rien à envier par son excentricité et ses dérives à celui du patriarche de Gabriel Garcia Marquez. Quel monde extravagant que celui de ce dictateur oriental ! Il était impossible d’y démêler la réalité de l’illusion. Mohammad el Hajj, alias Abou Nasser, un révolutionnaire de la première heure et membre du comité exécutif du Front populaire, ressassait ses souvenirs. « La première opération exécutée par les révolutionnaires était une tentative d’assassinat visant le sultan, qui capota d’ailleurs. Saïd bin Taymour émit par la suite toute une série de directives, toutes plus saugrenues les unes que les autres, comme l’interdiction de mettre des lunettes, de marcher à deux dans la rue, ou même d’ouvrir les fenêtres des maisons. Ces interdictions s’ajoutaient à une longue liste de bizarreries de cet acabit. Les plus cocasses étaient l’interdiction de jouer au football, de se déplacer en vélo, de porter des pantalons à l’occidentale, de posséder des batteries électriques ou d’écouter la radio, sans autorisation préalable. Un jour, un notable tribal écouta la radio « autorisée » en présence de membres de sa tribu. Lorsque le 153


sultan eut vent de la nouvelle, il ordonna de jeter le cheikh en prison parce qu’il s’était permis d’autoriser au commun des citoyens d’écouter la radio avec lui. Certaines lois étaient plus embêtantes que d’autres. Ainsi, il fallait obtenir un permis pour voyager à l’extérieur ou même aller d’une ville à l’autre. On ne pouvait entrer dans la capitale après dix heures de la nuit, ni marcher dans la rue sans porter une lampe « officielle ». Fumer et consommer de l’alcool étaient de graves atteintes à l’ordre public ». A l’instar du tyran de Marquez, le sultan restait terré dans sa forteresse à Salalah, dont il avait fait sa résidence permanente après la tentative d’assassinat. « Il passa quinze longues années sans faire d’apparition publique. Puis, dans ses dernières années, il disparut complètement, jusqu’au coup d’Etat qui changea la donne au palais ». La révolution tentait à cette époque d’insuffler la vie à nouveau dans un pays engourdi par l’automne du sultan. « La révolution a éclaté lorsqu’un groupe de camarades ont pris le maquis, avec pour seules armes sept fusils anciens et deux poignards, reprit Abou Nasser. Les montagnards eurent peur d’eux tout d’abord et refusèrent de les aider ou de les abriter. C’est qu’ils étaient habitués aux révoltes des tribus qui se soulevaient contre le wali pour une injustice dont elles avaient été victimes. Ce n’était pas le cas des camarades, qui n’appartenaient même pas à la même tribu. Il y avait bien une révolution, mais ce n’étaient pas les chefs des tribus qui la conduisaient. Les habitants n’y comprenaient rien. Finalement, l’insurrection fut lancée officiellement le 9 juin 1965. Pour la première fois dans l’histoire d’Oman et du Golfe, le pouvoir se retrouvait incapable de monter les tribus les unes contre les autres, parce qu’elles s’étaient toutes soulevées. Les foyers révolutionnaires se succédaient, du Dhofar au Jebel Al Akhdhar, et plus loin jusqu’au cap de Moussandam, dans le détroit d’Ormuz. » Abou Nasser se tut un moment puis ajouta : « Croyez-moi les amis, il est impossible que la révolution échoue. Il se peut qu’elle faiblisse, qu’elle perde, mais elle n’échouera pas. Nous avons déjà réussi à renverser Saïd bin Taymour, ce qui est un grand exploit. Nous avons également forcé l’occupant à combattre notre programme avec un programme similaire qui met en œuvre nos propres revendications : 154


construction d’hôpitaux, de routes et d’écoles, abolition des taxes, annulation des restrictions… et c’est également un exploit. Mais notre plus grand exploit serait le triomphe de la révolution et l’unification du golfe Arabique, avec le soutien du Yémen démocratique unifié. » Dans cette région aride aux confins de la péninsule Arabique, les arbres à encens dressaient leurs branches noueuses vers le ciel, perlées de rêves qui embaumaient l’air..

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C C Le père, Hadj Assaad Mohanna

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La mère, Hadja Maryam Haytham Abou Abbass

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C Abdel Amir, C La mère entourée de ses fils Mohammad, Ahmad, Aziz,C Kamel et Issam


Kamel élève au Lycée C C secondaire de Rami elC Zarif

Kamel Mohanna étudiant en médecine en France

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Kamel Mohanna à la cérémonie de remise des diplômes de son fils Assaad, entouré de sa femme Fayda et de ses trois filles Zeina, Maryam et Nour


Feu Bachar Kamel Mohanna

Kamel après son élection comme premier Secrétaire général de l’Union générale des étudiants libanais de France (Clermont-Ferrand, 1968), avec les docteurs Hassan Mneimneh, Albert Jokhdar et Ali Awada.


Kamel avec le docteur Marwan, volontaire dans la rĂŠvolution du Dhofar (1973)

Kamel Mohanna au Dhofar (1973)


Cérémonie marquant la fin d’une session de formation professionnelle à Hay el Selloum (1983)

Kamel Mohanna entouré de députés du parti allemand des Verts en 1982, en compagnie du représentant du président du Parlement libanais Mounir Abou Fadel, du représentant du Premier ministre Chafik Mneimneh et du chargé d’affaires de l’ambassade d’Allemagne Klaus Heinman


Remise de l’insigne de Chevalier dans L’Ordre national de la Légion d’honneur à Kamel Mohanna par le Président François Mitterrand, 1995

Célébration à l’occasion de la remise de l’insigne C de L’Ordre national du Cèdre libanais au palais présidentiel, 1995


C C et sa famille à la remise de l’insigne de L’Ordre du Cèdre Kamel Mohanna avec le Président Elias Hraoui et la première dame Mona Hraoui

q

q Mohanna au cours Le premier ministre Salim el Hoss rend hommage à Kamel du colloque du Travail patriotique, en présence de sa femme Fayda, 1996


k q k Hommage Ă Kamel Mohanna au Club culturel arabe, 1997 q

D du temps et des compĂŠtences E Colloque autour de la gestion de communication, D E 1997


k k s Mouvement culturel Kamel Mohanna reçoit le Bouclier honorifique du s d’Antelias, 1998

Kamel Mohanna avec Bernard Kouchner, dansant la Dabké à Hasbani, 2003


Kamel Mohanna avec Ignacio Ramonet, ex-directeur du mensuel Le Monde E E Diplomatique, au Centre du dialogue de la jeunesse à Jdéidet Marjeyoun, 2004

E

C

E C après l’opération Kamel Mohanna avec Bernard Kouchner et Talal Salman israélienne de juillet 2006, au centre Amel à Khyam


Kamel Mohanna avec le penseur Régis Debray D D et l’historien Henry Laurens au centre Amel à Khyam, 2007

Kamel Mohanna à Saint Cloud avec les ministres Kouchner et Fneich, 2007


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D à la rencontre de Saint Cloud, 2007 Des représentants de la société civile

Kamel Mohanna au cours d’une cérémonie en son honneur au Forum nationaliste arabe, 2008


Inauguration d’un projet de jeunes àE E l’hôtel el Dana C C à Ibl el Saqui, Marjeyoun, 2008

CC Sit-in devant le siège de l’ONU au cours de la guerre israélienne à C C Gaza en 2008-2009 avec des représentants de la société civile libanais et palestiniens


C

Kamel Mohanna au Palais des pins lors de la remise C de la Légion d’honneur et du grade d’officier, 2009

C C Jokhdar,D D Joseph E E Le comité de direction de l’association Amel : Albert CC Kraykir, Yasser Nehmeh, Ibrahim Baydoun, Jamal Gabriel, Ahmad C Abboud, Nabil Machmouchi, Darwiche Chaghri, Quassem Allouch, Zaki C Taha, Mohsen Zeineddine, Ahmad Dirani, Hajj Saïd Bazzi


C C de l’association Amel à Inauguration du centre de formationDD professionnelle Saïda

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C Borj el Cérémonie de prestation de serment des infirmières au centre de Barajneh


Kamel Mohanna à une conférence Unies C C aux Nations DD

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D E Yasser Nehmeh, C Kamel Mohanna avec Ibrahim Baydoun et Jamal Gibril, membres du conseil de direction de l’association Amel


Kamel Mohanna avec le Président D français Jacques Chirac au cours de la conférence du dialogue interreligieux, Paris

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Kamel Mohanna avec le Grand Ayatollah Mohammad Hussein Fadlallah


Kamel Mohanna avec l’ambassadeur du Japon, le député Mohammad Raad, le Patriarche Kfoury et le représentant du commandant en chef de l’armée à l’inauguration du centre Amel à Khyam, 2001

CC C C avec Chawki Rafeh, Yasser La fête annuelle de l’association Amel à Tyr, Nehmeh, Darwiche Chaghri, Saïd Bazzi et Farouk Bazzi, ainsi que Fayda Mohanna et sa fille Maryam et des représentants de la Finul, 2009


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D D de l’ambassadeur Kamel Mohanna en compagnie de Suisse et du responsable C C réfugiés Jacques Mae, 2009 du Haut Commissariat de l’ONU pour les

Kamel Mohanna avec le ministre Assaad Diab et CC l’ambassadeur du Japon en visite à l’ex-centre de rétention à Khyam, 2005


D C Arkoun à la conférence du Kamel Mohanna avec le penseur D Mohammad C dialogue interreligieux

Kamel Mohanna avec l’ancien ministre D palestinien Saleh Zeidan et Ali Fayçal au siège de l’association Amel, 2009D


C au palais deq l’Unesco le 17/06/2010 Kamel Mohanna dédicaçant sa biographie

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Kamel Mohanna avec le premier ministre Salim el Hoss au Palais de l’Unesco


DĂŠdicace de la biographie

Olivier Bernard, ex-prĂŠsident de MdM, et Kamel Mohanna


Kamel Mohanna avec Chawki Waki au palais de l’Unesco

DĂŠdicace de la biographie

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Kamel Mohanna et Sami Michaka, Ibrahim Baydoun, le docteur Georges Corm et l’artisteC Amin Bacha au Club Culturel Arabe lors C du salon du livre le

14 juin 2010

Dr Kamel Mohanna avec Nahla Haidar, CEDAW, et l΄ambassadeur Najla Riachi


Intervention au Club culturel arabe

Audience


Une équipe de prothésistes hollandais monte des prothèses aux handicapés lors de l’agression israélienne en 1982


Amel envoie des blessés pour des soins en Italie

Évacuation de blessés dans un avion pour des soins en Belgique


La défense civile d’Amel évacue un enfant pour se faire soigner en France

Session de formation d'infirmières


Bernard Kouchner et Kamel Mohanna à Khyam, en 2006 après l’agression israélienne

La défense civile d'Amel recouvre des corps suite à un bombardement


Une campagne de vaccinations dans les quartiers populaires auprès de dÊplacÊs pendant la guerre civile en 1980

Campagne de don de sang


Des efforts pour un développement sain des enfants, le droit à la récréation

Inauguration d'un programme au siège de l'association, 2009


La dĂŠfense civile d'Amel transporte des corps

ProtĂŠger l'environnement. Les volontaires d'Amel plantent des arbres dans un jardin municipal


Remise des médailles pour l'équipe de football d'Amel Association International composée de réfugiés Irakiens, syriens et soudanais

Réunion annuelle de l'assemblée générale d'Amel, 2009


Solidarité avec le peuple palestinien et sa cause juste

Une séance de soins médicaux dans le centre d'Amel à Khyam, 2007


Journée mondiale des réfugiés 2013 célébrée par des enfants réfugiés.

Catherine Ashton, vice-présidente de la Commission européenne et Haute représentante de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de la sécurité, Antonio Guterres, Haut-commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, et Kamel Mohanna lors d'une visite du centre d'Amel Association International pour les réfugiés à Haret Hreik, juin 2013.


Délégation de MdM au siège de Amel International

Kamel Mohanna et Patrick Eberhardt, ancien président de MdM


Le dompteur de la lèpre « Nous avons le regret de vous informer que votre frère, le juge Ahmed, a été victime d’un accident de voiture dans lequel sont morts deux collègues juges qui étaient avec lui. Ahmed est grièvement blessé au poumon et à la jambe et a été transporté à l’hôpital. » Un camarade avait transmis ce télégramme à Kamel alors qu’il était en route pour un village. Il laissa tomber sa trousse, rebroussa chemin et revint au dispensaire, le cœur serré. Il ne pouvait s’empêcher de relire le télégramme encore et encore, cherchant à y déceler le moindre indice. Si deux passagers avaient été tués, cela voulait dire que l’accident était grave et que son frère était en danger. Il aurait bien voulu appeler sa famille, mais il lui fallait aller jusqu’à Aden pour placer un appel international. Le trajet aller-retour nécessitait un mois entier, alors que Kamel n’avait plus que deux semaines pour terminer la session actuelle de secourisme. Il vouait à son frère Ahmed un amour particulier. Il voyait en lui l’idéal à suivre, et admirait sa capacité à se construire et à gagner l’amitié et le respect autour de lui. Il ne savait pas ce qu’il ferait s’il lui arrivait quoi que ce soit. Mais il avait beau s’inquiéter, il ne pouvait pas grand-chose pour son frère, alors qu’ici, il pouvait aider des dizaines et des centaines de malades qui avaient un besoin pressant de soins médicaux. Il ne se faisait certes pas d’illusions : il n’allait pas changer le monde, mais il pouvait faire une différence. Et les résultats se manifestaient sans tarder. Il avait fait le tour de toute cette région montagneuse aride, avait visité les habitants de tous les villages, en avait soigné un grand nombre, avait distribué des milliers de médicaments, avait assisté de nombreuses femmes et les avait aidées à mettre au monde des bébés bien portants. Il se leva, reprit sa trousse et sortit du dispensaire. Il prit la direction de la campagne, accompagné de Mohammad Atef et Ahmed Bakhit. Sa tournée avait cette fois un but bien précis : il allait à la recherche des lépreux. Ce que Fatima lui avait raconté de leur situation laissait entrevoir un monde de superstitions et de préjugés 193


auquel il avait lui-même adhéré un certain temps, jusqu’à ce qu’il s’informe à ce sujet. Alors qu’il préparait son premier voyage à Aden, il avait accompagné quelques chefs du Front populaire de Beyrouth à Damas. L’un d’entre eux, qui portait des traces de lèpre bien évidentes sur son visage et ses mains, insistait à les saluer par un chaleureux nez-à-nez. Craignant de le froisser, ils se pliaient à cette coutume d’Oman, se résignant à recevoir son haleine en plein dans les narines, si ce n’est directement dans la bouche. Cherchant à aborder le sujet sans blesser qui que ce soit, Kamel demanda si le même salut était également de mise entre les hommes et les femmes. Les camarades rigolèrent à cette idée, mais cela ne calma pas ses craintes. Il avait beau se dire que le camarade était guéri, et qu’il ne présentait plus aucun risque de contagion, rien n’y faisait. Les craintes n’obéissent à aucune logique. Elles creusent leurs sillons tortueux dans les zones sombres de l’esprit, comme une taupe qui s’acharne à fouiller la terre. On devine sa présence aux petits monticules de terre qu’elle rejette, sans jamais la voir. Ses appréhensions ne le lâchèrent pas de toute la visite. Une fois de retour à Beyrouth, il se précipita sur les encyclopédies médicales, cherchant à s’informer sur la lèpre. Il découvrit que, comme toutes les maladies infectieuses, elle se transmettait par le toucher ou par l’usage des objets du malade. Il suffisait d’isoler le lépreux dans une chambre et de mettre des gants et un masque, pour se prémunir contre toute contagion. L’exiler dans une grotte loin de tous sans lui prodiguer de traitement revenait à une condamnation à mort, avec une période de torture qui pouvait durer des années, de longues années qu’il passerait seul face à sa douleur. Ils se rendirent chez le chantre de la révolution Salem el Attar. Il les attendait dans sa grotte avec sa femme Fatima et son fils Ahmed, ainsi qu’un camarade connu sous le nom de guerre de Beit el Nar16. Il y avait également un certain nombre de camarades, mais les noms lui faisaient défaut. Ils dînèrent à la belle étoile, puis Salem entonna quelques chants populaires que tous reprirent en chœur. Ils restèrent à veiller et chanter sous la clarté de la lune jusqu’à une heure tardive. Une fois couchés, il demanda à Salem s’il y avait à sa connaissance des lépreux dans la région. Salem avait entendu parler d’une femme 16

Surnom signifiant littéralement « le foyer » ou « les flammes ardentes ».

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atteinte de la lèpre. Elle vivait recluse dans une grotte, tout en haut de la montagne, à trois heures de marche. Au matin, ils prirent la route. Kamel expliqua à Atef et Bakhit le but de leur tournée. A la mention du mot lèpre, il sentit les deux secouristes se figer. Quelques instants après, Bakhit rompit le silence dans un effort visible pour dépasser ses craintes : « La seule difficulté, c’est de la retrouver et de savoir si elle est toujours en vie. C’est que les gens bannissent les lépreux loin d’eux. J’espère que quelqu’un sera capable de nous indiquer le chemin pour arriver jusqu’à elle. » Bakhit était un jeune homme de la tribu Chahra, une tribu défavorisée avant la révolution. Il mettait beaucoup de zèle à exécuter les tâches qui lui étaient assignées, faisant preuve de beaucoup de finesse et d’intelligence. Il était d’ailleurs sur le point de terminer sa formation de secourisme dans deux semaines. Parvenus en haut de la montagne, ils trouvèrent des grottes et quelques baraques. Des femmes bavardaient et riaient. Aucun homme n’était en vue. Ils s’approchèrent et Kamel demanda s’il y avait une personne malade qui avait besoin de soins. L’une des femmes lui indiqua une fillette à la porte d’une minuscule chaumière et lui dit quelque chose en amharique. Bakhit lui traduisit : « La petite souffre de la gale. » Il s’approcha d’elle et l’inspecta : son cuir chevelu était infesté de gale et de foyers de poux qui ravageaient également certaines parties de son corps. Son expérience des maladies courantes de la région ainsi que son expérience personnelle lui avaient appris que les poux et la gale allaient de pair. Les poux rampaient, et la gale suivait leur sillage. Il en avait lui-même fait les frais lorsqu’il avait passé une fois quatre jours consécutifs en tournée dans les villages, dormant dans des grottes et des nids où gîtaient des hommes de passage, partageant ces abris de fortune avec toutes sortes d’insectes. Il paniqua tout d’abord lorsqu’il réalisa que les poux le démangeaient, puis il s’accoutuma à l’idée, en attendant de rentrer au dispensaire afin de procéder au traitement des parties infestées. Atef prit l’initiative, cherchant à se racheter après ses réticences de la veille, et demanda aux femmes si elles savaient où ils pourraient trouver la lépreuse. Un silence gêné se fit, puis une jeune femme répondit en amharique. Bakhit lui expliqua : « Elle dit qu’il y a bien 195


une lépreuse, elle habite une grotte sur l’autre versant de la montagne. » La femme leur indiqua à leur gauche un sentier qui redescendait en serpentant entre les replis de la montagne. « Est-ce que l’une d’entre vous pourrait nous accompagner pour nous montrer l’endroit ? » demanda Atef. Elles hésitèrent un moment, puis la jeune femme se porta volontaire. Ils marchèrent près d’une demi-heure, dévalant le flanc escarpé de la montagne. A un moment donné, la jeune femme s’arrêta, leur indiquant du doigt une grotte au loin. Elle rebroussa chemin, les laissant continuer seuls leur route. Kamel demanda aux deux secouristes de l’attendre sur place. Il avait décidé qu’il irait seul à la rencontre de la lépreuse, non par courage, mais parce qu’il ne portait dans sa trousse qu’une seule paire de gants médicaux non utilisés et un seul masque de gaze. Il s’arrêta à l’entrée de la grotte. Une odeur putride semblable à la puanteur d’un cadavre en décomposition le prit à la gorge. Etait-elle morte ? Il discerna dans la pénombre un tas noir ramassé dans un coin. Le tas restait inerte. Kamel haussa la voix pour se présenter : « Je suis un docteur. Docteur. Médecin… Est-ce que vous êtes souffrante ? » Le tas noir ne bougea pas. Il s’approcha, haussant la voix : « Docteur… Docteur… Toubib. » Lorsqu’il prononça le mot dans le dialecte local, il crut déceler un léger mouvement. Il s’immobilisa, à l’affût du moindre signe de vie. Le tas s’ébranla lentement et se secoua sans bouger de sa place. Il s’approcha encore plus et entrevit un visage qui émergeait de ce monticule sombre. A la vue des traits, son sang se glaça dans ses veines. Toute la partie droite du visage était complètement rongée par la maladie. La mâchoire n’était plus recouverte que par une mince peau tendue. Il pensa un instant à prendre ses jambes à son cou, fuir ce cauchemar terrifiant. Le cas de la femme était désespéré, sans rémission possible. Il ne pouvait plus rien pour elle. Elle allait mourir quoi qu’il fasse. Le corps se redressa lentement. Les pieds d’abord bougèrent, puis, comme dans une scène au ralenti, le tronc se releva graduellement, sans parvenir à se tenir tout à fait droit. Une protubérance au niveau du cou l’empêchait de relever la tête.

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La femme marmonna quelques mots inintelligibles d’une voix faible et caverneuse, sans bouger de sa place. Il murmura, lui indiquant du doigt le masque sur son visage : « Toubib… toubib… docteur ». Il lui fit signe, lui enjoignant d’aller jusqu’à l’entrée de la grotte, mais elle ne comprit pas. Il fit alors quelques pas et dit en lui faisant signe des deux mains : « Viens, viens. » Elle avança, lui emboîtant le pas. Il sentait l’espoir refleurir en lui. Une voix intérieure lui murmura : « Elle survivra peut-être. Peut-être que la maladie n’a pas encore fait des ravages irréparables. Il faut l’aider à rester en vie. » Une fois dehors, il lui indiqua une surface plate recouverte de terre, l’invitant à s’y allonger sur le dos. Il essayait de mimer ce qu’il lui disait, mais elle s’exécuta tout de suite, prouvant qu’elle comprenait l’arabe. Alors qu’il se penchait sur elle pour lui examiner la poitrine, elle le fixa d’un regard poignant qui le bouleversa. Cette femme était un nœud de douleur qu’aucun mot ne pouvait exprimer. Le côté gauche de ses côtes était normal, mais le côté droit était labouré de lésions profondes qui lui arrivaient jusqu’au bout du sein. La puanteur de la mort s’était dissipée à l’air libre. Un vent frais soufflait. Il scruta son visage quelques instants. Il ne pouvait déterminer son âge au juste, mais ses cheveux encore noirs laissaient deviner qu’elle était dans la quarantaine. Il sortit de sa trousse les médicaments de la lèpre qu’il avait ramenés spécialement. Il commença par lui faire une injection, puis il procéda pendant trois longues heures au traitement des lésions, pendant que la femme poussait des gémissements de douleur atroce. Il était en nage lorsqu’il finit. Il était perplexe : que faire d’elle à présent ? Devait-il la ramener dans sa grotte ? Il s’assit à côté d’elle pour réfléchir un instant. Il était impensable de la laisser en pâture au monde obscur des superstitions. L’époque où les malades étaient mis au ban de la communauté était bien terminée. La révolution avait libéré les esclaves, donné leurs droits aux femmes et brisé les chaînes des opprimés. Elle avait établi l’égalité absolue, sans distinction aucune de tribu, de classe ou de région. Pouvait-on après cela laisser les illusions, les préjugés et autres fausses croyances

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contraires à la pensée révolutionnaire déterminer la santé et le bienêtre des citoyens ? Le Che avait défini des brèches par lesquelles les ennemis de la révolution s’infiltraient insidieusement pour maintenir leur emprise sur la société. L’une de ces brèches était la superstition que les ennemis essayaient de préserver et de maintenir en vie, et qui leur donnait accès à l’esprit des gens. Assis à côté de cette lépreuse, il avait la certitude totale qu’elle n’était pas un simple cas médical, mais un pont jeté entre deux époques. S’il réussissait à poursuivre son traitement au sein de la communauté, cela signifierait qu’un des plus grands tabous de l’époque révolue était tombé, et avec lui l’un des fondements du pouvoir qui se nourrissait des superstitions populaires. Il lui était impératif de continuer à traiter cette femme. Il ordonna à Bakhit et Atef : « Je veux un brancard pour la transporter près d’un endroit habité. Je resterai auprès d’elle. » Il s’attendait à ce que son plan se heurte à des difficultés et des résistances. Quelle ne fut sa surprise en voyant les deux secouristes revenir, flanqués de quatre hommes et de trois filles, munis d’une large couverture en peau de bête. Un jeune du groupe annonça : « Nous allons la porter, nous lui avons préparé un endroit pour l’accueillir. » Les filles s’affairèrent autour de la malade sans la toucher, observant une distance qui traduisait une crainte mêlée de précaution. « Est-il possible d’isoler la femme dans un endroit proche d’ici ? » demanda-t-il. « Bien sûr, répondit un jeune homme en faisant un geste de la main. Il y a à proximité une cabane isolée. Nous l’avons apprêtée pour elle. » Il indiqua une petite baraque à quelque cent mètres des grottes habitées. « Est-ce que sa présence risque de faire fuir les habitants ? Ils ne sont pas habitués à vivre près des lépreux, non ? »

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« S’ils nous voient à ses côtés, cela les encouragerait peut-être, rétorqua Ahmed. Elle a un fils, un jeune berger qui conduit son troupeau quelque part par ici. Nous allons envoyer le chercher et nous lui expliquerons comment prendre soin d’elle et les précautions à prendre. » Puis, après une brève hésitation : « Croyez-vous qu’elle ait encore une chance de guérir ? » Kamel savait que les chances de guérison ne dépassaient guère trente pour cent, mais comment pouvait-il expliquer à ce groupe de jeunes que ce n’était pas sa guérison qui était l’enjeu ici, mais bien le fait de briser la barrière des superstitions, de dissiper le voile des croyances qui conditionnait l’attitude envers les lépreux. Alors, et seulement alors, pouvait-on espérer pouvoir les guérir plutôt que de les condamner à une agonie certaine. « Oui, répondit-il, elle a de grandes chances de guérir si nous nous relayons à lui prodiguer les soins nécessaires. Pour ma part, je ferai mon possible pour lui rendre visite quotidiennement pendant un premier temps. » Ils passèrent cette nuit-là à proximité de la grotte. Il entrait de temps à autre s’assurer qu’elle allait bien. Après la dose copieuse de calmants qu’il lui avait administrée, elle dormit la nuit entière. Aux dires de l’un des camarades, c’était bien la première fois depuis un mois qu’elle souffrait de la lèpre, qu’elle connaissait une nuit de sommeil paisible sans être tourmentée par la douleur. Kamel s’assoupissait doucement sous les étoiles qui clignotaient dans le ciel profond. Une étoile filante traversa l’horizon. Il ressentit l'espace d'un instant qu’il pouvait changer le monde. Des vers du poète Nikolaʀ Ostrovsky flottèrent dans son esprit engourdi : La vie est ce que l’homme a de plus cher Elle ne lui est donnée qu’une fois Et il doit la vivre de manière à n’avoir aucun regret Pour des années perdues Aucune honte pour un passé mesquin et petit Ainsi pourrait-il dire sur son lit de mort: 199


J’ai donné toute ma vie, toute ma vitalité Pour la cause la plus noble en ce monde, La lutte pour la libération de l’humanité. Il prit soin durant une semaine entière de visiter Oum Seif quotidiennement dans sa montagne. Il fut heureux de constater que la maladie ne progressait plus. Cette évolution n’était pas du seul fait des médicaments. Entourée de son fils et de ses voisines, la patiente avait retrouvé sa volonté de vivre. L’expérience avait prouvé que cette volonté était tout aussi déterminante que le traitement pour la guérison. Il fit ses adieux à Oum Seif et aux jeunes camarades, et décida sur le chemin du retour de passer voir Salem el-Attar dans sa grotte. « Je vais te dédier un poème, lui dit Salem à sa grande surprise. Il aura pour titre Le Dompteur de la Lèpre. Tu es sur toutes les lèvres mon ami, jusqu’aux confins d’Asharqiyah. Les habitants d’ici ne tarissent pas d’éloges sur ce que tu as accompli avec cette femme. Les camarades affirment que lorsque la révolution en arrive à triompher de la lèpre, alors plus rien ne peut se mettre en travers de son chemin. Nous avons réussi il y a deux jours à descendre un avion britannique. C’était une grande victoire pour nous. Mais vaincre la lèpre, c’est là un exploit qu’aucune action militaire ne peut égaler. Tu sais pourquoi ? Parce que ce n’est pas là le fait des seuls combattants, mais bien de la société au grand complet. C’est la première fois dans l’histoire du Dhofar qu’une chose pareille arrive. C’est énorme mon ami, énorme. » Emporté par son élan, Salem le serra fougueusement contre lui. Kamel s’était attaché à cette région. Il appréciait ses gens, leur vie frugale et simple. C’était comme s’il avait de tout temps partagé leur quotidien. C’était là un sentiment qu’il ne pouvait exprimer. Il se sentait renaître au monde. Mais le compte à rebours avait commencé pour lui, et l’heure du départ approchait fatidiquement.

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Les cœurs aussi sautent sur les mines Kamel n’avait qu’un seul souci durant le temps qu’il lui restait au Dhofar : développer le dispensaire de Houf et le transformer en hôpital, lui assurer les équipes médicales et les équipements nécessaires, établir un filet de sécurité qui prendrait en charge les civils dans les régions libérées et leur procurerait les traitements et les médicaments dont ils auraient besoin. Il avait établi une liste noire des fléaux répandus dans la région, dont les poux, la gale et la lèpre, et cherchait à constituer un stock de médicaments et de vaccins pour s’en prémunir. Un soir, une délégation du comité exécutif du Front fit une visite surprise au dispensaire. Ils exprimèrent leur intérêt pour l’expérience que l’équipe médicale avait commencée et s’enquirent des possibilités de la développer. Kamel sentit que les graines qu’il avait semées commençaient à pousser. « Si le but de l’ennemi est de vider les régions libérées de leurs habitants afin d’isoler les combattants et d’étouffer la révolution, notre objectif à nous est bien clair : assurer les soins médicaux aux citoyens au sein de leurs régions. Alors que l’ennemi mine les cols des montagnes, détruit les puits d’eau, tue le bétail et brûle les récoltes, nous sommes pour notre part déterminés à améliorer la vie des gens et de leurs enfants. Pour cela, nous œuvrons à leur procurer les soins de santé nécessaires, intensifier les efforts d’alphabétisation, assurer aux pêcheurs et aux agriculteurs les outils dont ils ont besoin et transformer le Conseil du peuple en un forum issu des citoyens. » Il s’interrompit un moment puis reprit : « L’ennemi a sur nous un avantage de taille : les armes lourdes qu’il a reçues récemment. Mais nous pouvons le surpasser en organisant la société civile et en renforçant ses piliers : l’éducation, la santé et la lutte contre la pauvreté. Cela encouragera les habitants à rester enracinés dans leur terre. Ils ne penseront plus à partir si nous leur assurons ces nécessités. » « Tu sais bien que nos possibilités sont limitées, enchaîna un autre membre de la délégation, mais nous pouvons peut-être équiper l’hôpital. C’est le point le plus proche des champs de bataille, et nous 201


avons de nombreux blessés que nous ne pouvons envoyer à l’extérieur du pays pour les faire traiter. » Il raisonnait en termes militaires : l’hôpital accueillerait combattants et civils. Avant que la délégation ne quitte, Kamel leur suggéra de faire campagne auprès des « comités du Golfe » en Europe et de prendre contact avec les organismes civils dans ce continent afin d’obtenir les médicaments et les équipements nécessaires pour l’hôpital de Houf, et même des médecins consultants. L’idée reçut l’approbation générale. Il raccompagna la délégation à l’extérieur de l’hôpital. Les montagnes du Dhofar se profilaient à l’horizon. Elles semblaient sourire à la vie après des siècles de privation et de pauvreté. Le lendemain, ils étaient invités à dîner au domicile du maire de Houf, Saïd bin Othman. Une fois le repas terminé, Saïd offrit à Kamel un exemplaire de son livre La Révolution Vietnamienne. S’ensuivit une discussion animée au sujet de l’hôpital, des comités d’alphabétisation, des comités d’agriculture, ainsi que du rôle du Conseil du peuple qui portait le nom de « comités chargés de résoudre les problèmes du peuple ». Kamel proposa de nommer dans ces comités un infirmier ou un aide-soignant et d’organiser des campagnes de vaccination contre les maladies infectieuses. Pour sa part, Saïd appela à prendre exemple sur les révolutionnaires Viet-Congs qui avaient réussi à atteindre l’autosuffisance dans la production du riz. Il préconisait pour cela de construire des barrages qui aideraient les agriculteurs à résister au blocus économique, d’autant plus que leur construction ne nécessitait que des biceps et quelques explosifs. De plus, il était possible de conserver les sardines afin d’en faire un aliment de base pour les habitants, au lieu de le servir principalement aux vaches, comme c’était le cas. Il rappela que durant la Première Guerre mondiale, les récoltes de la plaine de Salalah suffisaient à elles seules à approvisionner les armées britanniques d’Orient. La révolution pouvait réaliser l’autosuffisance alimentaire avec l’aide de quelques ingénieurs agronomes qui conseilleraient les agriculteurs sur les moyens d’exploiter le moindre lopin de terre et leur procureraient les semis appropriés ainsi que les pesticides nécessaires.

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Ils discutèrent un moment des besoins de la société civile et des moyens de la soutenir dans sa résistance. Puis l’un des camarades s’enquit de la situation militaire des révolutionnaires. La réponse était tranquillisante : trois cents éléments renégats ont refusé d’intégrer la division Salaheddine composée de traîtres. La plupart de ces trois cents éléments étaient de la région Asharqiyah. D’autre part, l’unité iranienne qui avait tenté de renforcer ses positions au niveau du passage de Ho Chi Minh avait essuyé de lourdes pertes humaines. Les camarades avaient mis la main sur une grande quantité d’armements modernes, dont des mortiers de 17 Km de portée et diverses munitions. Saïd conclut en disant : « En contrepartie, nous avons perdu un certain nombre de combattants, parmi eux Fatima et trois de ses camarades, dans l’explosion d’une mine plantée par l’ennemi sur un chemin qu’ils empruntaient d’ordinaire. » « Fatima al-Omarie ? » s’exclama Kamel,abasourdi. Tous se retournèrent vers lui, intrigués par sa réaction. « Elle a suivi la session de soins infirmiers que j’ai animée », expliqua-t-il, incapable d’en dire plus. C’était comme si un champ de mine avait explosé dans ses entrailles, lui laissant le cœur en lambeaux. Dans Le vieil homme et la mer, le roman d’Ernest Hemingway, le vieillard dit au gigantesque poisson : «Un homme, ça peut être détruit, mais pas vaincu. » Le vieil homme réussit à pêcher l’énorme espadon après une lutte acharnée de plusieurs jours où il avait été entraîné au large de l’océan. Le poisson était plus gros que la barque. Santiago le pêcheur attacha sa proie à la barque et met le cap sur la terre. Vinrent alors des requins, attirés par la chair du poisson, qui commencèrent à lui arracher des bouts de chair. A son arrivée au port, le pêcheur ne trouva de son butin que la tête et l’arête. Du hublot de l’avion qui le ramenait d’Aden à Beyrouth via le Caire, Kamel contemplait les énormes puits de pétrole disséminés dans l’étendue du désert et tout le long du Golfe. Le pétrole était ce gigantesque poisson qui attirait les requins voraces. Le vieux pêcheur n’avait d’autre choix que de se battre. Ils pourraient le briser, mais ils ne pourraient jamais le vaincre, parce que l’homme a été créé invincible. 203


En 1980, le colonel Tony Gibbs, commandant des forces spéciales de l’air britanniques à Oman, publia un ouvrage sur la guerre du Dhofar, à laquelle il avait pris part. Il écrivit dans la préface : « Dans cette guerre-là, les gens étaient l’enjeu principal. Chacune des parties au conflit tentait de gagner l’appui des habitants des montagnes du Dhofar. La guerre fut gagnée en définitive par le développement de la société civile. Quant aux actions militaires, elles n’étaient qu’un moyen pour réaliser cet objectif. » Ce passage résume à la perfection l’expérience de Kamel dans les montagnes du Dhofar. Il rend également justice à la révolution qui a pris les armes dans le but de construire plus d’écoles, d’hôpitaux et de routes. N’étaient-ce pas là les fondements d’une politique de développement de la société civile ?

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Trois cages… Trois cages dorées attendaient Kamel à son arrivée à l’aéroport de Beyrouth : des dirigeants politiques qui essayaient de l’enrôler dans leurs partis, les parents qui avaient des plans pour un mariage, et la clinique luxueuse à Corniche el Mazraa qui lui « rapporterait une fortune », selon l’avis de son ami, le dentiste Sobhi Hamza, qui avait même proposé de s’associer au projet. Chacun de ces trois pièges dorés avait ses attraits. Au cours d’une soirée, un ami à lui passa des heures à le flatter et à vanter son courage. Emporté par sa verve et son enthousiasme, il fumait cigarette sur cigarette en se remémorant les « actes héroïques » accomplis selon lui par Kamel : de ses exploits à la tête de l’Union des étudiants libanais en France, à son audace face à l’« impérialisme » au Dhofar. Il en vint ensuite à sa propre expérience dans son parti. Puis, mine de rien, il enchaîna, s’adressant à Kamel : « Sais-tu que la plupart des leaders politiques dans le monde, ainsi que des leaders de partis et de syndicats, sont issus du mouvement étudiant ? Mais ils ne se sont réellement affirmés qu’en intégrant un parti, un syndicat ou une organisation. Je peux te certifier, à la lumière de ma lecture de ton passé politique et militant, que tu serais un leader de parti hors pair. Tu possèdes toutes les qualités inhérentes à un grand dirigeant. De plus, tu as une qualité rare qui ne se manifeste que chez peu de dirigeants : le charisme. » Kamel n’était donc pas invité à être un simple « membre » du parti, mais bien un « leader », par un étonnant raccourci vers la gloire. L’appât était tout prêt. Kamel n’avait qu’à poser un pied, et le piège se refermerait sur lui. Naturellement, il se garda bien de réagir, que ce soit pour accepter l’offre ou la refuser, se contentant de dire qu’il réfléchirait à la proposition. Mais le même scénario se répéta souvent, à l’occasion de rencontres avec de nombreux politiciens et responsables de partis pour lesquels il avait du respect et de l’amitié. A chaque fois, il avait la même impression qu’ils le considéraient comme une sorte de 205


« récidiviste » qui n’attendait qu’un signal pour fondre sur l’autorité et le pouvoir, et n’hésiterait pas à utiliser pour cela toutes les armes dont il pourrait disposer. Cette image de lui n’était pas sans fondement, au vu de son registre passé. Depuis sa jeunesse au Sud-Liban, jusqu’à ses aventures en France où il n’avait pas hésité à mettre son avenir en jeu, puis son engagement au Dhofar, tout ce qu’il avait fait jusqu’à présent trahissait un homme qui vivait « le doigt sur la gâchette », comme ces héros sombres de western qui ne reculaient devant aucun danger. Mais ce n’était là qu’un côté du miroir. Kamel était semblable à ce tableau qu’il avait contemplé un jour au bord de la Seine. On y voyait un volcan en fureur cracher sa fumée dans le ciel et déverser son feu dans un lac en contrebas. L’eau bleue du lac était recouverte de fleurs de lotus aux couleurs incandescentes, inhabituelles, qui semblaient se dégager de la toile en grappes rutilantes. Sur une petite plaque de cuivre en bas du tableau était gravée l’inscription « L’âge de raison ». Kamel s’était arrêté longuement devant ce tableau. Son prix ne dépassait pas quarante francs à l’époque, mais c’était trop cher pour lui. Le paysage resta marqué dans sa mémoire, tout comme ce fameux « pain anglais » de Palestine. L’âge de raison, il l’avait pleinement atteint à son retour au pays, et il avait choisi de déverser la lave de ses volcans dans les lacs du Sud qui déroulaient leurs flots de larmes et de sang jusqu’à Beyrouth. Quant à sa relation « professionnelle », elle serait avec le Front démocratique de libération de la Palestine. Une autre cage l’attendait également à son retour, dressée cette fois par ses parents qui désiraient qu’il prenne épouse. Son frère Mohammad réussit par ruse à l’emmener visiter une famille dont la fille poursuivait des études de médecine. Il trouva la jeune fille fort attirante : elle était belle et brillante. Il passa une agréable soirée, mais une fois rentré chez lui, il oublia tout projet de relation. La raison n’était pas la jeune fille, mais sa maison familiale cossue, meublée avec un goût raffiné. Assurer à sa future épouse une maison semblable signifiait pour lui faire un choix de carrière « convenable » dans une clinique bien en vue où il traiterait des gens des classes les plus favorisées souffrant de diabète et d’obésité. Il les aiderait au fil des visites à tailler dans leur silhouette et leur portefeuille. Mais ce n’était pas là un choix de vie pour un médecin hanté par le rêve de Che Guevara, habité par la douleur des gens du Dhofar, qui allait de grotte 206


en taudis à la recherche d’un malade qu’il traiterait gratuitement et récoltait en retour un maigre butin de poux et de gale. La famille revint à la charge. Sa mère, qui vouait une adoration totale à son fils fraîchement revenu de France, demanda l’aide de son fils aîné. « Kamel a vécu dix ans seul en France, lui dit-elle. Je ne savais pas s’il mangeait à sa faim, s’il trouvait moyen de laver ses habits, où il dormait. Maintenant, il veut habiter seul. Cela me brise le cœur de le voir ainsi. Fais quelque chose pour l’aider, pousse-le à se marier. » Lorsque son frère lui transmit les propos de sa mère, Kamel eut de la peine pour elle. Cette femme avait élevé une famille nombreuse, avait toujours été là pour ses enfants et même tous les visiteurs venus demander de l’aide. Il ne pouvait concevoir d’être pour elle une source de tracas. « Dis-lui que je compte me marier, recommanda-t-il à son frère. Dis-lui que je vais ouvrir ma clinique privée et meubler une maison, et que je me marierai ensuite. Raconte-lui quelque chose, qu’une jeune fille m’aime et m’attend. » Après cela, sa mère ne lui demanda plus « Quand est-ce que tu comptes te marier ? », mais « Quand est-ce que tu ouvres ta clinique et tu finis de meubler ta maison ? » Il avait trouvé là un bon compromis. Il était beaucoup plus aisé pour lui de parler de la superficie de la chambre à coucher et de visites imaginaires dans des galeries de meubles, que de discuter des qualités de sa future moitié et de frapper aux portes à sa recherche. Cette solution n’était pas son idée à lui, mais celle d’un ami qui avait milité avec lui dans le mouvement étudiant en France. Cet ami avait pour habitude invariable de répondre à toute proposition qui n’était pas à son goût : « L’idée est bonne, mais nous devons d’abord discuter la première étape. » Naturellement, le projet ne dépassait jamais cette première étape. La troisième cage l’attendait à l’immeuble Riviera, à Corniche el Mazraa, au cœur de Beyrouth. C’était une clinique de trois chambres. Son ami Sobhi Hamza lui fit une proposition sincère et avantageuse : « Tu es diplômé de France, ce qui veut dire que tu fais partie d’une petite élite de médecins. J’aimerais bien que ton nom et ta spécialisation soient inscrits à la porte de la clinique, cela lui ouvrirait 207


beaucoup de possibilités et lui ferait accéder à une plus grande clientèle. Je te laisserai choisir le bureau que tu veux, et tu n’auras pas à participer aux frais durant la première année. » Ouvrir une clinique privée était un rêve que Kamel caressait depuis toujours, mais dans un quartier populaire et non dans un immeuble luxueux à Corniche el Mazraa. Les populations pauvres de ces quartiers-là étaient sa cause à lui. Il leur procurait les soins et les médicaments, et en contrepartie, ils donnaient un sens et un but à sa vie.

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… et trois territoires Khyam, les camps de réfugiés palestiniens, et les régions populaires du Liban… C’étaient là les territoires de Kamel. Il y travaillait et s’y épanouissait. Ces trois places ne formaient pour lui en réalité qu’un seul et même champ de bataille que seule la géographie divisait. De Khyam à Kfar Chouba, puis Kfar Hamam et Rachaya elFakhar au sud, Haret Hreik, le camp de Borj el Barajneh et Bir Hassan jusqu’au quartier Fakhani à Beyrouth, la banlieue sud de la capitale, puis Borj Hammoud, Nabaa et Tall el-Zaatar au Metn Nord… Un vaste territoire peuplé de pauvres, de marginalisés et de résistants palestiniens, et qui était témoin au quotidien de leurs souffrances et de leurs espoirs. Lorsqu’il rentra à Khyam après dix ans d’exil en France et au Dhofar, il ne retrouva pas le petit village paisible qu’il avait quitté. Khyam abritait à présent la Résistance palestinienne. Elle était devenue la base arrière de ce qui fut connu après les fameux accords du Caire comme le « Fatahland »17. Le village de son enfance s’était engagé à protéger la Résistance palestinienne. C’était à présent un front ouvert que l’artillerie et les avions ennemis pilonnaient régulièrement. Ses maisons accueillaient les déplacés du Arkoub depuis l’incursion israélienne dans la région en mai 1971, puis la grande invasion qui visa tous les secteurs en septembre de la même année, et qui fit 80 victimes civiles parmi les fils du Sud. Cette attaque déclencha des vagues d’exode vers les bidonvilles de Beyrouth. Pendant ce temps, la vie suivait son cours à Khyam, et c’était plutôt un cours animé. Des dizaines de jeunes terminaient leurs études universitaires et rejoignaient les partis transcendant les fractures traditionnelles de la politique et du féodalisme. Et il faut croire que ces partis étaient légion : communiste, baasiste, nationaliste syrien, socialiste progressiste après son virage à gauche... Certains de ces 17

Fatahland ou “territoire du Fatah” désigne le sud du Liban où les fedayins palestiniens, notamment les combattants du Fatah, installent leurs bases et d’où ils lancent des opérations contre Israël.

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jeunes diplômés réussissaient à trouver un emploi, généralement dans l’enseignement, alors que d’autres allaient grossir les rangs du « prolétariat académique », en guerre contre un Etat incapable de leur offrir des chances de travail. Khyam ressemblait au Dhofar au temps du sultan Saïd bin Taymour. On ne pouvait pas y trouver un seul dispensaire. Les « sultans » de la capitale et les «beys » du Sud au Parlement le considéraient ainsi que les autres villages du Sud comme un territoire rattaché à la Résistance palestinienne, la Ligue arabe, ou même les Nations Unies. Et à ce titre-là, il n’était à leurs yeux qu’un projet de « terre brûlée ». Tous s’en lavaient les mains. Il y avait bien un dispensaire en cours de construction, un projet du club socio-culturel du village, mais les travaux se déroulaient à un rythme fantaisiste, et quelques jours de travail alternaient invariablement avec des semaines, voire des mois d’interruption. Kamel se promit de relancer sans relâche les responsables et toutes les parties concernées, jusqu’à ce que le dispensaire voie le jour. En attendant, il demanda à son frère aîné Mohammad s’il pouvait utiliser une clinique qu’il avait établie dans la maison familiale, afin de procéder à des consultations gratuites. Mohammad approuva le projet avec enthousiasme. Il trouvait même que le village avait besoin d’une armée de médecins, « mais il vaut mieux allumer une bougie que maudire l’obscurité », dit-il en souriant d’un air énigmatique. Kamel ne comprit pas l’allusion. « Comme tu dois le savoir, lui expliqua Mohammad, le malade s’accroche à la moindre illusion. Mais le problème n’est pas là. Quand les bien-portants se mettent eux aussi à l’affût de la moindre illusion, c’est alors que la situation se corse. » C’étaient là des considérations fort abstraites que Kamel ne comprenait toujours pas. Il n’en saisit la portée qu’après avoir passé quelques weekends à la clinique. Il recevait environ deux cents patients chaque samedi et dimanche. Il n’avait pas escompté une telle affluence qui transformait la maison entière en salle d’attente. Au début, il était heureux de revoir les fils de son village et des hameaux environnants, de rencontrer ceux d’entre eux qu’il ne connaissait pas, ainsi que leurs enfants et même leurs petits-enfants. Il en vint à connaître leurs problèmes de santé, les déboires de leur vie sentimentale et leurs difficultés financières. Il faisait office de 210


médecin, psychologue, maire, et même conseiller pour les démarches auprès des administrations officielles. Il jouait également au facteur, portant des lettres et des messages entre le village et Beyrouth. Il finit par découvrir qu’à trop chercher à prendre le pouls du pays à travers les patients, il encourageait chez certains d’entre eux une forme d’accoutumance à la maladie : ils ne rataient pas un weekend de consultation, quitte à s’inventer une maladie improbable. Le plus grave, c’est que cela nuisait aux vrais malades qui avaient besoin de soins réels et d’un suivi régulier. Il se souvient encore d’une femme enceinte de son premier enfant qui le visita un jour, se plaignant que le bébé donnait constamment des coups de pied. Il lui expliqua qu’il était normal que le bébé bouge, que c’était un signe de vitalité. « Je dors auprès de mon mari, objecta-telle, et lorsque cela arrive, il se réveille ! » « Je ne peux quand même pas administrer au bébé un somnifère pour l’empêcher de donner les coups de pied la nuit ! » « Non, mais vous pouvez par contre donner un somnifère à mon mari pour qu’il ne se réveille pas. » Il lui passa des comprimés d’édulcorant et lui recommanda d’en donner chaque nuit un à son mari, jusqu’à la naissance du bébé. « Après cela, il faudrait peut-être envisager sérieusement de lui donner une boîte entière de somnifères, lorsque le bébé commencera à hurler la nuit. » Un autre jour, un homme dans la cinquantaine vint pour une consultation. « J’ai un problème qui m’empoisonne la vie docteur, lui avoua-t-il dans un murmure. Ma femme est possédée par un mauvais esprit. » « Avez-vous vu ce démon ? » lui demanda Kamel le plus sérieusement du monde. « Non, mais chaque fois que je fais mine de toucher ma femme, elle pousse des cris perçants à vous glacer le sang dans les veines. C’est le génie qui manifeste sa jalousie. » « Quelle âge a votre femme ? » « Dix-neuf ans. Je l’ai épousée récemment. » « Etes-vous à l’aise financièrement ? » Il acquiesça. « Allez donc à Beyrouth, ramenez plein de cadeaux et offrez-les au démon. Rien ne vaut un beau cadeau pour amadouer les esprits malins. » L’homme le remercia et se hâta de quitter pour mettre ce conseil à exécution. Non content de jouer les exorcistes, Kamel se transformait à l’occasion en conseiller du cœur. Un jeune homme dans la force de l’âge vint pour une consultation. Débordant de vitalité, il ne lui semblait nullement souffrant. « Docteur, je sens parfois mon cœur 211


battre tellement fort, comme si j’étais sur le point de m’évanouir. » Kamel lui prit le pouls : son rythme cardiaque était plus régulier qu’une montre suisse. Il réfléchit un instant puis lui demanda : « Quand est-ce que cela vous arrive ? » Le visage du jeune homme s’empourpra. « Lorsque je vois ma bien-aimée. Je sens que je ne peux plus respirer et j’ai peur de m’étaler par terre d’un bloc. » Encore un candidat au traitement par comprimés d’édulcorant. A ce rythme-là, il faudrait penser à en faire provision. Kamel lui refila un flacon et lui recommanda sur un ton professionnel : «Veillez à garder ces comprimés à portée de main. Lorsque vous voyez votre bien-aimée, mettez-en un sous la langue et laissez-le fondre. Votre cœur retrouvera son rythme normal et bientôt vous pourrez roucouler comme un rossignol à ses côtés. » Le jeune homme l’aurait volontiers serré de joie. Il détala sans demander son reste, portant avec assurance son précieux remède. Kamel se confia à son frère, lui faisant part de ses tracas avec ses malades. « Recourir à un remède imaginaire pour guérir une maladie imaginaire peut s’avérer fructueux dans certaines circonstances, répondit Mohammad. Il a au moins le mérite de tranquilliser le patient, si on peut l’appeler ainsi. Mais qu’en est-il des vrais malades, ceux qui ont réellement besoin de ton diagnostic et de tes soins ? » « Comment distinguer un vrai malade d’un malade imaginaire ? » La réponse de Mohammad était inattendue : « C’est simple, dit-il dans un éclat de rire. Arrête de soigner gratuitement. Exige un tarif, un montant symbolique. Tu verras par toi-même. Le résultat va t’étonner. » Kamel se résigna donc à imposer un tarif de deux livres libanaises par consultation. Le nombre de patients se réduisit automatiquement de moitié, tombant en dessous de cent malades. Il put alors leur consacrer plus de temps. En contrepartie de la somme modique qu’ils déboursaient, ils se voyaient offrir les médicaments gratuitement. Kamel appliquait la devise «Qui n’aime pas ses proches, n’aime pas son prochain ». Ses proches à lui étaient et seraient à jamais les gens de Khyam. Les camps de réfugiés et les bases de la Résistance palestinienne constituaient son deuxième territoire. Ce n’était pas là un choix qu’il pouvait accepter ou refuser. La Palestine avait toujours fait partie intégrante de son histoire familiale, tout comme elle faisait partie de 212


l’histoire du Sud. Elle restait gravée à jamais dans la terre de la région et le cœur de ses habitants. La même géographie conditionnait le sort des deux peuples, et le même ennemi sioniste les guettait. Il n’avait nullement épargné en 1948 les villageois de Houla, qu’il avait rassemblés dans deux maisons avant de les dynamiter, tuant plus de quatre-vingts civils libanais. La veille, le 30 octobre, il avait fait une incursion à Salha, l’un des sept villages qu’Israël avait occupés cette année-là. Les forces israéliennes avaient rassemblé les habitants du village dans une même maison, qu’elles avaient ensuite rasée, faisant 94 morts parmi les civils désarmés. Cet ennemi qui inspirait à Kamel dans son enfance une crainte mêlée d’horreur, était devenu encore plus redoutable. Il sévissait sans pitié, frappant, enlevant et tuant à sa guise. Face à lui, pas de neutralité possible. Le seul choix était la Résistance, et Kamel y contribua en tant que médecin. Il faisait une tournée chaque dimanche après-midi dans les camps de la Résistance à Kfar Chouba et Kfar Hamam, ainsi que dans un dispensaire établi dans l’église de Rachaya el-Fakhar, en collaboration avec le Secours populaire libanais. D’ailleurs, parler de camps n’est pas totalement exact. Les combattants n’y étaient pas cantonnés. Un grand nombre d’entre eux étaient accueillis dans les maisons des villageois qui leur ouvraient grand leurs bras et leurs portes, les considérant des leurs. Que l’aviation israélienne repère les combattants, et c’était la destruction garantie de la maison. Mais les villageois acceptaient de bon gré ce risque, d’autant plus qu’avec l’intensification des bombardements israéliens, les femmes et les enfants avaient été mis à l’abri dans des régions plus sûres, allant des villages de l’arrière-pays, jusqu’aux banlieues pauvres de Beyrouth. Kamel se souvient encore d’Abou Mohammad, un villageois qui possédait une maison à Kfar Chouba. Il l’invitait à chaque fois à prendre le thé chez lui, avec les combattants de la Résistance palestinienne. Le toit de la maison était en partie effondré, suite à un bombardement israélien qui avait détruit un mur. Abou Mohammad s’installait avec sa famille sous ce qui restait du toit de la maison, presque à l’air libre, et servait le thé à la ronde dans des tasses en fer blanc. La conversation allait bon train, certains se remémorant des souvenirs anciens, d’autres relatant une opération militaire à l’intérieur des territoires occupés. Ils n’étaient pas tous palestiniens. Il y avait 213


parmi eux des Libanais, des Yéménites, des Algériens, des Syriens et des Irakiens. Assis parmi eux, Kamel revivait son expérience dans les montagnes du Dhofar, au sein de ces fameux « foyers révolutionnaires » si chers au Che. Après la défaite de 1967, la Résistance palestinienne était devenue le moteur du mouvement révolutionnaire dans le monde arabe. Il contemplait ces jeunes frères arabes aux côtés des combattants palestiniens, dans ce village niché au creux de la montagne libanaise, et d’anciens souvenirs d’enfance affleuraient à sa mémoire. Il revoyait les combattants de l’Armée du Salut arabe passer devant leur maison à Khyam, en route vers la Palestine. La situation était cependant différente à présent : c’était la lutte armée palestinienne qui était aux commandes, et non les régimes bourgeois arabes dont les fronts étaient tombés comme des châteaux de sable dans la guerre de 1967 contre Israël. Ce qu’il ne savait pas encore, c’est que les canons de la guerre d’octobre à venir étaient alors prêts à entrer en action, pour tenter de réhabiliter la cause arabe. Il ne trouvait jamais de malades qui l’attendaient à Kfar Chouba et Kfar Hamam. Ses patients dans ces deux villages étaient des combattants atteints de blessures légères ou en convalescence. Quant à ceux qui souffraient de blessures graves, ils étaient conduits dans les hôpitaux de Tyr, Saida et Beyrouth. Par contre, le dispensaire à l’église de Rachaya el-Fakhar grouillait le dimanche après-midi de malades, enfants et vieillards pour la plupart. Au début, on sonnait la cloche de l’église une fois pour annoncer son arrivée, et les malades affluaient alors du village et des hameaux environnants. Puis l’horaire des visites fut connu de tous, et on arrêta de sonner la cloche. Il n’auscultait jamais moins de vingt malades dans ce dispensaire. Kamel avait établi son quartier général à Haret Hreik, dans la banlieue sud de Beyrouth. C’est de ce quartier populaire qu’il partait en tournée dans les régions défavorisées à la périphérie de Beyrouth. Il y loua une clinique qui appartenait avant lui au docteur Abdallah Sleiman. C’était un appartement au rez-de-chaussée avec un petit jardin, qui avait été par le passé le domicile du secrétaire général du Parti communiste Nicolas Chaoui. Trois mois plus tard, le propriétaire demanda à reprendre l’appartement, et Kamel déménagea dans l’immeuble d’en face. Il loua un étage qu’il transforma en clinique et appartement. Quelque temps après, il acheta une petite voiture, une Volkswagen que son frère Aziz lui offrit. Puis, lorsque la clinique 214


commença à lui rapporter un peu d’argent, il l’échangea contre une Peugeot. Il ne tarda pas à réaliser que les apparences faisaient partie de la « panoplie de travail », et qu’il lui fallait à tout prix décrocher un diplôme de pédiatrie d’une prestigieuse faculté pour donner tout son sens à son action, certifiant que c’était bien un choix délibéré de travailler dans les quartiers populaires, et non un concours de circonstances indépendantes de sa volonté qui le lui imposait. Il s’inscrivit donc à la faculté de médecine de Grenoble qui avait signé une convention avec la faculté de médecine de l’Université SaintJoseph, à Beyrouth. Il fut convenu qu’il serait de permanence à l’hôpital Saint-Georges à Achrafieh, et travaillerait sous la direction du Professeur Ernest Majdalani. Ils étaient un groupe de médecins, certains des amis à lui : Farouk Bazzi, qui lui refila les conférences de première année, Ziad Naja, Samira Sahioun, Antoine Harmouch, Kamal Barghach, Hilda Choukr, Georges Hajj, Jean Sidi et Joseph Khoury. Cet arrangement occupait une grande portion de son temps. Il dût trouver une solution afin de pouvoir assurer les consultations dans sa clinique privée à Haret Hreik : il s’y associa avec deux autres médecins, Ziad Naja et Farouk Bazzi, des amis à lui. Son programme hebdomadaire comportait à présent, en plus de ses horaires et ses permanences de nuit à l’hôpital Orthodoxe, les consultations à la clinique et les tournées dans les dispensaires du camp de Borj el Barajneh et du quartier de Bir Hassan, une des régions les plus défavorisées du Liban, ainsi que dans le dispensaire « Naquaha » au quartier Fakhani, dans la région de Tarik el-Jadid. C’était un dispensaire géré par le Front démocratique, où il collaborait avec le responsable des questions de santé au Front, le docteur Ali el-Zein. Les weekends, il se rendait à Khyam, Kfar Chouba, Kfar Hamam et Rachaya el-Fakhar, où les malades l’attendaient comme à l’accoutumée. Ce déplacement incessant entre les villages et les quartiers pauvres dessinait à ses yeux les contours de deux mondes que tout opposait. Il y avait d’un côté le monde des défavorisés, que des enquêtes réalisées par le sociologue français Yves Chamayel entre 1973 et 1974 estimaient à près de 57% de la population, soit plus de la moitié, et dont le revenu annuel variait entre 1850 et 2750 livres libanaises, avec une moyenne ne dépassant pas les cinq livres par jour. Face à ce monde-là, il y en avait un autre où la classe moyenne comptait pour 23,4% de la population, soit moins d’un quart, et dont 215


le revenu pouvait aller jusqu’à 5500 livres libanaises, et où les riches constituaient 19,5%, avec un revenu annuel de plus de 7350 livres. Ces chiffres dévoilaient l’étendue des inégalités de classe au sein de la société libanaise. De plus, ils laissaient entrevoir la réalité de la vie quotidienne des gens, notamment dans les quartiers déshérités. Les travailleurs agricoles venus du Nord et de la Bekaa trouvaient difficilement un travail régulier. Ils travaillaient quelques jours et chômaient la plupart du temps. Ils constituaient la masse de ce « prolétariat précaire » dont parlaient les marxistes, et leurs revenus se situaient à trois livres par jour de travail, moins d’un dollar. Ceux-là attendaient Kamel dans les dispensaires où il faisait sa tournée. L’un d’eux un jour vint, portant son fils dans ses bras. L’enfant n’avait pas plus d’un an. « J’ai cru hier qu’il était mort, lui expliqua le père en pleurant. J’ai dit à sa mère qu’il était mort, mais elle a insisté qu’il était en vie et l’a serré contre elle toute la nuit. Le matin, il a ouvert les yeux. » Kamel examina le bébé : il souffrait d’une malnutrition aiguë et d’une diarrhée qui l’avaient énormément affaibli et déshydraté. Il le garda au dispensaire et lui administra sans tarder une perfusion de sérum. Le père resta prostré dans un coin du dispensaire, le regard hagard. Il était pris de temps en temps d’un accès de toux profonde qu’il essayait d’étouffer dans un mouchoir maculé. Sa toux semblait grave. Kamel lui fit signe de s’approcher et l’ausculta : il s’avéra que son cas n’était pas moins grave que celui de son fils. Il présentait les symptômes de la tuberculose. Il dit qu’il vivait depuis des années dans le camp de Borj el-Barajneh, ce qui inquiéta Kamel. La maladie pouvait facilement se propager dans le camp. Il demanda à une assistante de s’occuper de l’enfant et conduisit le père dans sa voiture à l’Hôpital Orthodoxe. Là, il lui fit faire un examen de sang qui confirma ses craintes : le père était bien atteint de tuberculose et devait être isolé. Il entreprit les démarches nécessaires pour l’envoyer au centre hospitalier de Bhannes qui accueillait les tuberculeux. Puis il revint au dispensaire afin d’accompagner la mère et le bébé à l’hôpital. Il se sentait tellement épuisé qu’il demanda à un ami de prendre le volant. Kamel s’installa à côté de lui, dans le siège du passager, alors que la mère prit place sur le siège arrière avec son bébé. Bercé par les secousses de la voiture, Kamel ferma les yeux et se mit à méditer sur sa journée éprouvante. Vivre dans les taudis de Borj 216


el-Barajneh était bien plus dur que de vivre dans les grottes du Dhofar. La nature omniprésente au Dhofar donnait aux hommes une certaine immunité, alors que dans le camp, les égouts déversaient leurs eaux à l’air libre, les familles vivaient entassées dans une promiscuité étouffante, et les nuées de mouches et de moustiques rivalisaient pour propager maladies et épidémies. La nature devenait hostile. Point d’arbres à encens dans ce dédale de ruelles sales, mais des mares aux eaux stagnantes infestées de bactéries. En comparaison à la tuberculose et autre cortège de maladies, les poux et la gale semblent bien inoffensifs. Il s’avéra que la tuberculose ne s’était pas transmise à la femme et à l’enfant. Kamel resta interdit lorsque le père refusa d’être interné à Bhannes pour y être traité. « Ma famille va mourir de faim si j’arrête le travail, expliqua-t-il, c’est notre seule source de revenus. » Kamel insista, promettant de se charger de sa famille durant son traitement, et de leur assurer le lait et les médicaments nécessaires. Son ami sortit un billet de 25 livres et le glissa dans la main de la mère. L’homme finit par accepter, bon gré mal gré. Ce soir-là, en rentrant chez lui, Kamel croyait entendre des roulements de tambours annonçant la guerre à venir entre les nantis et les démunis.

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Abou Georges « La cause juste est forte » dit le dicton arabe, alors que Shakespeare affirme à l’inverse que « la force devrait être juste ». Quoi qu’il en soit, en octobre 1973, une nouvelle guerre embrase le Moyen-Orient, opposant les forces israéliennes aux armées arabes des pays limitrophes. Les forces armées égyptiennes franchissent le canal de Suez et balaient les défenses de la ligne Bar-Lev. De son côté, l’armée syrienne prend d’assaut les fortifications israéliennes sur les hauteurs du Golan occupé. L’image de la toute-puissance israélienne commence à chanceler face aux armées arabes, cherchant à libérer leurs terres occupées et à venger leurs peuples des humiliations subies. L’effet de surprise passé, la machine de guerre israélienne se ressaisit et se met en marche, jetant toutes ses forces militaires dans la bataille, soutenue par l’action économique et diplomatique des Etats-Unis. La guerre du Kippour ou guerre du Ramadan se termine en quelques jours dans une rivière de sang qui éclaboussera les territoires libanais. Le Liban n’avait pas participé à cette guerre. Il était absorbé dans ses guerres à lui sur les fronts intérieur et extérieur. Depuis la signature des accords du Caire entre la Résistance palestinienne et le gouvernement libanais en 1969, Israël avait considéré ses frontières avec le Liban comme un front de guerre. A chaque opération palestinienne dans n’importe quel point du globe, c’était le Liban qui payait le prix. Certes, le Sud restait la première cible et subissait bombardements, destructions et invasions, mais la riposte israélienne ne se limitait pas à cette région limitrophe. Elle prenait également pour cible la capitale, ou même les camps de réfugiés dans le nord du pays. Les scènes de familles entières du Sud transportant baluchons et matelas et fuyant sous les bombardements à la recherche d’un refuge, étaient devenues familières. On pouvait les voir régulièrement dans les médias, images de ce Sud tourmenté, pris en tenaille dans un conflit historique qui bouleversait la région entière. Les familles ne portaient que ce qu’il leur fallait pour passer deux ou trois nuits tranquilles, loin des bombes et des roquettes, puis revenaient à leurs maisons. Il ne 219


venait à l’esprit de personne dans cette région malmenée par l’histoire de ne pas revenir à son logis, à sa terre. La Palestine occupait une grande place dans la mémoire du Sud. Elle signifiait l’attachement inconditionnel à la terre, même au prix de sa vie. L’attachement à la terre n’était pas un slogan creux ni un cri de ralliement vide, mais une réalité quotidienne dont Kamel découvrit l’ampleur dans son travail de terrain. Un soir, après avoir fini sa permanence au dispensaire de Rachaya el-Fakhar, Abou Georges arriva, portant une bouteille de vin. Il expliqua qu’il l’avait achetée il y avait quinze ans, et qu’il la réservait depuis, attendant une occasion importante pour la déboucher. Et cette occasion digne de célébration se présentait à ses yeux. Ce jour-là, Kamel était parti faire sa tournée hebdomadaire du Sud. Il était en route vers Khyam lorsque la radio dans sa Peugeot annonça que les forces ennemies bombardaient Kfar Chouba, Kfar Hamam, Rachaya el-Fakhar ainsi que la plupart des villages du Arkoub. Il changea de direction sur-le-champ et mit le cap sur Kfar Chouba. Son instinct de médecin lui dictait de se rendre immédiatement aux zones bombardées : c’était là que ses services seraient utiles. Il appuya à fond sur l’accélérateur. Les grondements des détonations se rapprochaient. Un barrage militaire l’arrêta à Souk el-Khan. « La zone entière est bouclée, lui dit le jeune soldat. Vous pouvez soit attendre ici la fin des bombardements, soit faire demitour. » « Ecoutez, répondit Kamel, vous êtes soldat, je suis médecin. Nous sommes tous deux indispensables en temps de guerre. Vous combattez avec votre fusil, et moi avec mon bistouri. Il y a des morts et des blessés sous les bombes qui ont besoin de moi. Vous voulez que je fasse demi-tour ? Est-ce que vous prendriez vous-même la fuite si un obus tombait tout près ? » Il était tellement tendu qu’il aurait pu forcer le barrage. Le soldat s’écarta. « Essayez seulement d’éviter la route principale, c’est là qu’ils lâchent leurs bombes. » Un éclair de solidarité et de fraternité brillait dans ses yeux. Kamel prit la direction de Rachaya el-Fakhar. Les obus pleuvaient autour de lui et à chaque nouvelle détonation, sa colonne vertébrale se tendait à craquer. Il arriva enfin au village et se dirigea tout droit vers l’église. Il sauta de sa voiture et s’engouffra dans le dispensaire. Il trouva les habitants du village rassemblés à l’intérieur. Ils accoururent pour l’accueillir, se pressant autour de lui. Ils n’en croyaient pas leurs yeux. « Dieu soit 220


loué, vous êtes sain et sauf », lui dit un vieillard en le serrant. « C’est la vierge Marie qui vous a sauvé », s’exclama une femme, un bébé dans les bras. Un jeune homme lui demanda : « Comment avez-vous fait pour échapper à cet obus ? Bon sang, ils vous ciblaient. Il a éclaté juste après votre passage, nous l’avons tous bien vu. Nous avons eu une peur bleue pour vous. » Kamel fut saisi de peur pour un moment. Ainsi donc, un soldat israélien suivait sa voiture derrière son viseur et donnait l’ordre de la bombarder. Il sentit une envie irrépressible de sortir hurler sa rage et son dépit, tout comme Habkouk dans sa barque face à l’avion de chasse britannique au Dhofar. Mais contrairement à lui, Kamel n’avait aucune envie de mourir. Il était bien plus utile en vie. Il ne trouva qu’un seul blessé. Un obus était tombé près de sa maison et il était atteint d’éclats de verre au visage. Il nettoya ses blessures et les désinfecta. Après tout cet émoi, Abou Georges tenait à célébrer. Il avait enfin trouvé un évènement à la hauteur de sa fameuse bouteille de vin qui attendait sagement depuis quinze ans. Il la déboucha et la huma goulûment. « C’est vraiment du bon vin ! », s’exclama-t-il. Il la tendit à Kamel qui prit une gorgée et la lui rendit. Abou Georges la porta solennellement à ses lèvres et avala une grande lampée d’un trait, à même le goulot. Son visage s’éclaircit de plaisir. Après le rituel de mise en l’honneur de la bouteille et du médecin, Abou Georges lâcha un gros soupir. « Vous savez, j’ai travaillé comme serveur pendant vingt ans dans de nombreux restaurants au Kesrouan, à Bhamdoun et à Beyrouth. Mon père voulait que je sois potier comme lui, mais la poterie est un métier en voie de disparition. Je n’aurai jamais pu en vivre. J’ai travaillé dur et j’ai réussi à mettre de côté de quoi construire cette maison, me marier et avoir un fils et deux filles. J’ai également acheté le lopin de terre le mieux situé dans les parages pour y planter du tabac. J’ai réalisé exactement la vie dont je rêvais toutes ces années, alors que je travaillais quatorze heures par jour à servir les clients, laver les couverts, dormir à même les tables. J’étais heureux comme un roi. Un jour, les hommes du deuxième bureau frappèrent à ma porte. Ils prirent le café chez moi, puis proposèrent à mon fils Georges : « Tu veux travailler pour nous ? Tu gagneras cent livres par mois, nous te donnerons un fusil M16. Tout ce que nous te demandons est de bien veiller à empêcher les saboteurs de pénétrer dans le village, ou de les dénoncer. »

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Il s’interrompit pour prendre une nouvelle goulée, puis continua : « Cette nuit-là, je dis à mon fils Georges : pourquoi ne travaillerais-tu pas pour eux ? Avec cent livres, nous pourrions payer l’école pour tes sœurs. Quant au fusil, tu iras une ou deux fois par semaine au champ, tu tireras quelques balles en l’air et tu iras le lendemain leur annoncer que tu as débusqué des éléments suspects et que tu as tiré sur eux pour les faire fuir. En tous cas, cela ne peut que protéger notre champ. » Abou Georges partit d’un grand éclat de rire. « Quels imbéciles ! Ils s’attendent vraiment à ce que nous ouvrions un front de guerre avec juste cent livres et un fusil ! Qu’ils la fassent eux-mêmes, leur guerre ! Mais non, ils sont tout juste bons pour s’asseoir derrière un bureau et rédiger des rapports. » Il resta pensif quelques instants, avant de reprendre le fil de son histoire. « Puis vinrent les combattants d’Abou Ammar. Ils dirent à mon fils : tu vas travailler avec nous. Nous te donnerons 150 livres par mois et une kalachnikov. Nous t’aiderons aussi à la récolte du tabac. Je dis à mon fils : Pourquoi on ne travaillerait pas avec eux ? Cent cinquante livres, c’est encore mieux que cent. D’ailleurs, tous les gens de la région collaborent avec eux. Le jour où Israël bombardera la région, elle n’épargnera pas notre maison ou notre champ. Peu lui importe qu’on ait aidé les combattants palestiniens ou non, elle bombardera aveuglément. Et puis, je pourrais utiliser une kalachnikov. Ainsi, je ne permettrai jamais à qui que ce soit d’occuper mon champ ou de me chasser de chez moi. » La bouteille avait pleinement fait son effet. Avec la dernière gorgée, Abou Georges en arrivait à la fin de son récit. « J’ai envoyé la famille chez une proche à nous qui habite à Borj Hammoud. Mon fils Georges est en deuxième année de droit à l’Université libanaise. Quant à moi, je ne possède que cette maison et ce champ. Les armées du monde peuvent débarquer, je ne quitterai jamais ma terre, même si je devais… » Il lâcha un juron qui exprimait à merveille sa détermination, mais qui serait inapproprié dans ces pages. Abou Georges conclut : « Je ne serai jamais un réfugié. »

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« Les trois P » Durant la guerre d’octobre 1973, le Liban s’était transformé en fronts multiples. Ces fractures existaient déjà avant, et il en sera toujours ainsi mais la guerre les a exacerbées. Il y avait une guerre semi-ouverte entre la Résistance palestinienne et l’armée : les forces armées libanaises bombardaient les camps et la Résistance rétorquait en bombardant l’aéroport de Beyrouth. L’accord de Melkart, conclu en mai 1973 entre l’Etat libanais et l’OLP, imposait la suspension des opérations de la Résistance palestinienne contre Israël à partir du SudLiban. Mais avec la signature en mai 1974 de l’accord de désengagement entre Israël et l’Egypte d’abord, puis entre Israël et la Syrie, il ne restait plus à la Résistance palestinienne que le front du Liban pour mener des actions militaires contre son ennemi israélien. Le mouvement palestinien pro-syrien al-Saiqa annonce alors le rejet du gel des opérations au Sud, suivi en cela par les mouvements du Front du refus palestinien. Le Mouvement national libanais, dirigé par Kamal Joumblatt, soutient cette position. Joumblatt réclame le désarmement des milices chrétiennes. Les leaders sunnites appuient à divers degrés la Résistance. L’imam Moussa Sadr, fondateur du Mouvement des déshérités et figure de proue des chiites, occupe une place importante sur la scène politique libanaise. Il défend la cause de la communauté chiite. Ce faisant, il se garde bien de se placer dans une optique de clivage confessionnel, mais appelle plutôt à combattre le sousdéveloppement des régions du Sud. Il réclame au nom du Conseil supérieur chiite d’adopter un programme économique comportant la mise en exécution du projet de Litani18 et du projet d’irrigation de la Békaa-Ouest, la construction d’écoles et de dispensaires, la hausse du prix des récoltes de tabac, ainsi que le développement des régions défavorisées. Le Mouvement des déshérités a le vent en poupe, porté par la marée chiite. Salim Nasr écrit à ce sujet : « Alors que les chiites formaient dans les années quarante une communauté rurale 18

Projet ayant pour objectif l’adduction des eaux du fleuve Litani vers la région du Sud-Libam pour assurer l’eau potable et l’irrigation à la région.

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marginalisée, comportant 75% d’analphabètes et gouvernée par une élite féodale divisée et rétrograde, ils se sont transformés à partir des années soixante en une communauté urbaine à plus de deux tiers, dirigée par une intelligentsia active et dynamique, une élite économique ambitieuse composée d’immigrés revenus au pays, et une élite politique contestataire répartie sur tout l’éventail des partis marxistes et nationalistes arabes, ainsi qu’un mouvement politique issu de ses rangs, dirigé par un leader charismatique et populaire ayant beaucoup d’ascendant sur sa communauté, l’imam Moussa Sadr. » A cette époque-là, Kamel était d’orientation marxiste laïque, mais il se sentait attiré par les positions de l’imam Moussa Sadr, qui reprenait à son compte les revendications syndicales et prenait fait et cause pour les droits des déshérités. Kamel ne se souciait pas trop de savoir si la lutte de l’imam était d’ordre religieux ou confessionnel. L’imam ressuscitait la lutte des classes et lui rendait ses titres de noblesse en tant que conflit entre riches et pauvres. Kamel avait retrouvé avec lui ce sentiment exaltant que le travail de terrain pouvait à nouveau réunir laïcs et croyants autour d’une seule et même cause, l’important étant le résultat accompli. Il eut l’occasion de mettre cette théorie à l’épreuve au cours de son travail de terrain, lors de la création du centre médical de Khyam, en collaboration avec le club socio-culturel. Le centre fut établi dans une maison appartenant à la famille Azaïr, au quartier Berké, avec la participation de Hassan Hamid, Souhaila Awada, Riad Kanso, Ibrahim Sadek et Ahmed Abou Abbas. Quinze médecins de diverses spécialisations se portèrent volontaires pour y travailler. Ils venaient de divers partis et de confessions. Un jour où Kamel disait à l’un d’eux que c’étaient ses « gènes de Khyam » qui l’avaient poussé à revenir de France, puis du Dhofar, son collègue lui rétorqua : « Ce sont plutôt les gènes hérités de l’imam al Hussein. Tu peux l’admettre ou le réfuter, peu importe. Ils sont là, bien ancrés en nous, génération après génération. Tu les portes invariablement. » Peu importait à Kamel de percer le secret des gènes de son camarade, tant que l’idée ne lui prenait pas de se mettre à juger les gènes des autres. Tout ce qu’il lui demandait, c’était de prendre soin des patients et de s’occuper du royaume de ce monde, et pas de l’au-delà.

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Il était certes conscient des conflits confessionnels, et même des tensions à l’intérieur des diverses confessions, qui empoisonnaient la vie politique du Liban tout au long de ces années où la tempête couvait. Un collègue de Zghorta l’aborda un jour, essayant au détour de la conversation de percer ses opinions politiques et son appartenance confessionnelle. Il commença par le nom, puis la confession, pour arriver à la région d’origine, et conclut de toute cette manœuvre qu’ils étaient en réalité du même bord. « L’alliance entre la famille Frangié et la famille el-Assaad est une garantie pour le pays », lui assura-t-il d’un air entendu. Kamel éclata de rire. Après toutes ces années où il avait roulé sa bosse entre Khyam, Saïda, Beyrouth, puis la France, avant de rejoindre les révolutionnaires du Dhofar, le voilà donc revenu à la case départ, dans le giron du clan el-Assaad. Apparemment, Khyam était trop vaste aux yeux de son collègue de Zghorta pour permettre de le classer dans une catégorie. Il lui fallait à tout prix lui trouver un raccourci, une référence étroite qui le définisse de manière claire et concise, et le leadership d’el-Assaad semblait lui convenir. Il retrouva son sérieux et dit à son collègue : « Tu sais ce que je compte faire après la libération de la Palestine ? Je compte aller en Amérique centrale, au Nicaragua précisément, pour aider les sandinistes à libérer leur pays de la dictature de Somoza. Après cela, je vais traverser en secret au Salvador voisin. Il y a là-bas une grande communauté palestinienne capable de se mobiliser aux côtés des combattants du Front Farabundo Marti pour renverser le pouvoir et établir un gouvernement marxiste-maoïste. Puis ce sera au tour de l’île Trinidad. Il y a sur cette île un grand nombre de citoyens d’origine libanaise et syrienne. Nous n’aurons aucune difficulté à y imposer également un régime marxiste. » Il pardonna à son « allié » de Zghorta de l’avoir ainsi situé sous l’aile d’al-Assaad. Puis il oublia totalement l’affaire lorsqu’il se retrouva dans une situation similaire, à la différence qu’elle était moins anecdotique cette fois. Suivant le conseil de son frère Mohammad, directeur du service de prévention médicale au ministère de la Santé publique, Kamel postula auprès du ministère pour un poste de directeur de l’hôpital public de Marjeyoun. Sa requête fut acceptée et signée par le ministre de la Santé, mais sa nomination buta contre 225


l’obstacle de la « référence convenable ». Kamel ne s’était jamais imaginé devoir un jour rentrer dans les méandres et les petits calculs politiques de l’« équation libanaise » bancale, qu’il considérait personnellement en faillite et sur le point de tomber. Les élections partielles de Nabatieh fin 1974 mirent en évidence les limites de cette fameuse « équation », trahissant le fossé qui séparait les paroles des actes. Quatre candidats se présentèrent à ces élections : le candidat de Kamel el-Assaad, celui de l’imam Moussa Sadr, le candidat du parti communiste et de l’Organisation d’action communiste, et celui du parti Baas irakien. L’imam Moussa Sadr réussit à rallier les familles Osseiran et Zein, malgré les rivalités historiques entre elles. Quant aux communistes, ils se livrèrent une guerre sans merci, chaque partie assurant que son candidat était le plus fort et concentrant ses efforts à dénigrer le candidat opposé. L’imam Moussa Sadr triompha, et tous les autres perdirent la bataille. Il serait bon de tirer les leçons de ces élections-là. Les communistes à Nabatieh étaient une minorité à combattre le despotisme. Mais au lieu de s’unir contre leur rival traditionnel, ils se sont déchirés entre eux, chacun essayant de mettre l’autre en échec. Kamel a construit son action politique et sociale sur ce qu’il appelle « les trois P » : principe, position, pratique. « Certains adoptent un principe donné, explique-t-il, et c’est là leur droit le plus absolu. Le problème, c’est que leurs positions ne sont pas toujours conformes à ce principe. Il est alors de notre droit de leur réclamer des comptes. D’autres prêchent un principe et adoptent des positions en phase avec, mais dans la pratique, leur action est plutôt un déni total de ce principe et de ces position. D’autres encore, des gens ordinaires, se distinguent par une conduite exemplaire et des actions fort louables, sans pour autant mettre leur action au service d’un principe ou d’une position spécifique. Je crois personnellement que tous les maux qui entravent notre société et notre vie politique viennent de ces contradictions flagrantes entre le principe, la position et la pratique. »

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Si Kfar Chouba pouvait parler Kamel présenta les examens de spécialisation en pédiatrie à l’Université de Grenoble et décrocha son diplôme avec mention. Le Professeur Baudoin, le responsable des diplômes de spécialisation à l’université, envoya une lettre de félicitations au professeur Majdalani qui en fut tellement fier qu’il n’arrêtait pas de fanfaronner devant tout le monde en vantant ses élèves. En guise de célébration, Kamel ajouta à son palmarès un nouveau dispensaire qu’il établit à proximité des camps de Sabra et Chatila. Avec l’intensification des agressions israéliennes, de nombreuses familles du Sud et de la Bekaa s’étaient réfugiées dans la région. Kamel rattacha le dispensaire à l’organisation du Secours populaire, dirigée à l’époque par le docteur Mohammad Daqiq, qui avait joué un rôle important dans l’action médicale et sociale. Il consacra également une journée par semaine à un dispensaire à Sin el-Fil qui accueillait surtout des familles déplacées du Sud. L’emploi du temps hebdomadaire de Kamel se répartissait ainsi entre la clinique privée à Haret Hreik, les permanences à l’hôpital Orthodoxe, les tournées sur les camps de Borj el-Barajneh et Bir Hassan, le dispensaire Naqaha à Fakhani, et le dispensaire de Horch Tabet à Sin el-Fil, une région qui comprenait, avant le déclenchement de la guerre en 1975, des groupements de palestiniens et de libanais pauvres. En fin de semaine, il faisait sa tournée dans le Sud. Il commençait par visiter le centre médical de Khyam où il passait le samedi et le dimanche avant-midi, puis se rendait dans les bases des fédayins à Kfar Chouba et Kfar Hamam, pour finir à Rachaya elFakhar. Après cela, il reprenait la route de Beyrouth, souvent par le point de passage de Masnaa. Là, il s’accordait une soirée tranquille avec les amis, à regarder un bon film. « L’abeille n’a pas de temps pour la douleur. » Ce vers du poète anglais William Blake illustrait sa vie, une vie bien chargée. Mais au Liban, on ne pouvait en aucun cas échapper à la douleur, une douleur fulgurante qui attendait son heure pour frapper, transformant le pays en un véritable enfer. 227


En 1975, Kamel passa la nuit du nouvel an à Khyam. Il était alors en relation avec une jeune fille du Metn, une étudiante à la faculté d’Education qu’il avait connue dans sa clinique privée. Elle l’accompagnait dans sa tournée des dispensaires et essayait de se rendre utile comme elle pouvait. Elle allait à la rencontre des familles palestiniennes et sudistes, prêtait une oreille compatissante aux vieilles femmes qui lui débitaient leurs litanies de plaintes, et incitait les jeunes filles à se rebeller. « Il est de votre droit de porter ce qui vous plaît, d’aimer qui vous voulez, de refuser de vous soumettre aux traditions et aux coutumes qui ne vous conviennent pas, leur disaitelle. Vous êtes libres… » Les jeunes filles se pâmaient de plaisir en entendant les conseils de cette chrétienne maronite. Elle se servait du marxisme pour affirmer les droits des femmes et leur liberté. Cette exploitation « puérile » du marxisme irritait parfois Kamel et le laissait perplexe. « Est-ce que tu m’aimes parce que je suis chiite ? lui demanda-t-il un jour. Je veux dire que tu pourrais être tentée de mettre l’amour au service de l’idéologie, de l’utiliser afin de prouver que tu es bien marxiste et laïque. Si ça se trouve, ce n’est pas moi que tu aimes peut-être, mais l’idée d’aller à l’encontre de ta confession, de transcender le sectarisme. Est-ce que cela t’est jamais venu à l’esprit ? » Elle n’hésita pas un instant. « Je n’appartiens à aucun parti, répondit-elle d’un ton tranchant. Ce n’est pas un quelconque parti qui m’a donné comme directive de t’aimer. Mais le fait que je sorte de ce ghetto sectaire qui domine au Liban m’a donné la chance de découvrir le pays dans lequel je vis, et de faire la connaissance d’un chiite comme toi. C’est ce que tu es à leurs yeux, un chiite. Peu leur importent les diplômes que tu as pu obtenir, ou les aventures risquées que tu as vécues dans les montagnes du Dhofar pour sauver les malades et des lépreux. Ils ne verront jamais en toi qu’un chiite. » Le voilà bien servi : d’un simple sujet de la famille al-Assad, le voilà maintenant un simple adepte du chiisme. Décidément, il était follement amoureux de sa merveilleuse maronite. C’était elle qui avait proposé de passer le réveillon du nouvel an à Khyam. « Je ne sais rien du Sud ni de ses habitants, avait-elle dit. Je les vois à la télé et dans les journaux, leurs baluchons sur la tête ou sur l’épaule, fuyant leurs maisons ou y revenant. Je les vois aussi dans les 228


scènes filmées dans les camps de réfugiés et les quartiers pauvres à la périphérie de Beyrouth. Pourquoi on ne passerait pas la nuit du nouvel an là-bas ? J’aimerais tellement les connaître chez eux, dans leur région. » Elle parlait des gens du Sud à la troisième personne, comme d’un bloc inconnu qu’elle souhaitait explorer. Kamel eut l’impression que ce petit Liban était constitué de continents séparés par des océans. Et voilà son amie maronite qui levait les voiles, tel Christophe Colomb, et partait à la conquête du nouveau monde, le monde des chiites du Sud. Ils s’installèrent dans sa Renault et démarrèrent. Elle s’émerveillait comme une enfant à chaque vallée qu’ils traversaient, à chaque montagne qu’ils escaladaient. Même les secousses de la voiture sur la route défoncée lui tiraient des piaillements de plaisir. « Dès que l’aube se lève sur un jour nouveau à Khyam, je l’épouse, c’est sûr. » Le réveillon se limita à un groupe d’amis, certains du village, d’autres venus de Beyrouth. Ce n’était pas tant un réveillon qu’une soirée entre amis. Tout d’abord, chacun resta quelque peu sur ses gardes. Kamel savait bien la raison de cette réserve : c’était la présence de son amie maronite qu’ils ne connaissaient pas. Quant à ses parents, ils essayaient tant bien que mal d’être accueillants et bienveillants envers cette embarrassante invitée. « Qui aurait dit que le prix de la vache laitière allait dégringoler jusqu’à 250 livres ? s’interrogea son père. Il y a plus de vingt ans déjà, les vaches ne se vendaient pas pour moins de 300 livres au marché de Bint Jbeil. Les prix ont grimpé il y a cinq ans jusqu’à mille à mille deux cents livres. Et voilà, subitement les agriculteurs commencent à vendre volaille, bétail et troupeaux, entraînant la chute des prix. On peut trouver maintenant des vaches à 25 livres et des poules à deux livres. Vous vous imaginez ? » « Ceux qui ont été déplacés de leurs maisons et de leurs villages à cause des bombardements israéliens ne peuvent pas transporter avec eux leur bétail et leur volaille, expliqua Kamel. Qu’est-ce qu’ils en feraient à Borj el-Barajneh, Nabaa ou Chatila ? Ils prennent juste des matelas et quelques pièces de meubles, une table, des chaises, des casseroles, c’est tout. »

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« Ce n’est pas le bombardement israélien qui est seul en cause, rétorqua son père. Les habitants résistent en général. Ce sont des agriculteurs qui n’ont que leur terre, et ils restent enracinés dans leurs villages. C’est surtout ces rumeurs persistantes sur une cinquième guerre. La télé, les radios, les journaux, tous ne parlent que de ça. Les habitants des zones frontalières sont effrayés, parce qu’ils seront les premières victimes. On dit que cette guerre va éclater au printemps, qu’Israël va occuper toute la région est et qu’elle va y rester cette fois. » Son amie intervint dans la conversation. « D’accord, nous avons Israël à craindre, mais qu’en est-il des dissensions à l’intérieur du pays ? Nous savons tous qu’il y a des milices qui reçoivent des armes d’Israël. J’ai vu de mes propres yeux avec un copain à moi des grenades qui portaient des inscriptions en hébreu. Même qu’il en était fier et les montrait à la ronde. » « Il y a des armes partout, tous sont armés jusqu’aux dents, affirma quelqu’un. A Tripoli, ce sont les gangs et pas les milices qui attaquent les postes de police. Les bandits de la famille Kaddour ont attaqué dernièrement le poste de Bab el-Tebbané pour libérer un des leurs qui était arrêté. Si une guerre éclate à la frontière, elle aura sûrement des répercussions à l’intérieur du pays. Le Liban est comme un baril de poudre qui menace de sauter à la moindre étincelle. La première victime sera le citoyen ordinaire qui n’a pas porté les armes. Nous devrions tous avoir une arme ou même plus. Nous ne pouvons compter sur personne pour nous protéger. Ceux qui sont censés veiller sur nous seront les premiers à nous trahir. C’est comme confier un troupeau à des loups. » La discussion était animée. Chacun y allait de son analyse, échafaudait des scénarios. Oubliés, le réveillon et les festivités du nouvel an. Vers deux heures du matin, des détonations sourdes se firent entendre. Le sang de Kamel ne fit qu’un tour. Les bombardements leur étaient devenus familiers, mais ce soir-là, le bruit des explosions était différent. Les détonations se succédaient à un rythme soutenu et allaient s’intensifiant. Quelqu’un s’écria : « Est-ce que c’est l’invasion qui a commencé ? »

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Kamel se précipita sur le téléphone. Il appela le maire de Rachaya el-Fakhar, Khalil Jrady. Malgré l’heure tardive, il répondit immédiatement. « Le bombardement a commencé il y a plus d’un quart d’heure, il vise la localité de Kfar Chouba. C’est un bombardement d’une intensité hors du commun, les obus tombent même en bordure de notre village. J’ai l’impression qu’ils préparent une offensive terrestre. » Puis il ajouta pour conclure la communication : « Nous sommes en train de préparer quelques affaires, nous allons nous réfugier à l’église. Que Dieu nous protège tous. » La nouvelle année s’annonçait bien triste. Le Sud s’embrasait. Un silence consterné se fit dans la maison. Puis Kamel se secoua et annonça à son amie : « Dès que le jour se lève, je me rends à Kfar Chouba. » « Je vais t’accompagner », dit-elle. « Nous devrions dormir un heure ou deux pour retrouver nos forces. Nous en aurons bien besoin demain. » Il lui indiqua une chambre où elle pourrait se reposer, et s’allongea lui-même dans une chambre voisine, sans pouvoir trouver le sommeil. Les détonations se poursuivaient sans répit. Et dans sa tête, c’était une ronde de souvenirs : Abou Mohammad, Abou Georges, et tous les autres camarades lui revenaient à l’esprit. Au premier rayon de soleil, il sortit de la chambre et trouva son amie qui l’attendait. Son père prenait le café à la terrasse, à la porte de la maison. Ils s’assirent un moment avec lui. Les explosions étaient à présent plus intenses et plus nettes. « Cela fait trois heures que le bombardement continue sans relâche, dit son père. S’ils prennent pour cible les maisons, cela veut dire qu’il n’y a plus un mur qui tient encore. » Il s’interrompit un instant, puis demanda : « Où comptezvous aller ? A Kfar Chouba ? » Il tentait de prendre un air détaché en posant cette dernière question, dans un effort évident pour masquer son angoisse. Mais Kamel n’était pas dupe, il connaissait bien son père. Il tenait à traiter ses enfants comme des hommes et évitait de manifester ses émotions avec eux. «Seul le tambour creux résonne d’une voix tonitruante », comme il le lui avait dit un jour. « Tu crois qu’une carabine modifiée pourrait les stopper ? » plaisanta Kamel, essayant de détendre l’atmosphère. « Peut-être pas la 231


carabine, mais celui qui la porte, répondit son père dans un éclat de rire. L’Israélien est craintif lorsqu’il est seul. Il est capable de laisser tomber sa femme sous la menace du couteau, même pas de la carabine. C’est pour cela qu’ils n’attaquent qu’en meute, comme un troupeau. Je veux dire une meute d’hyènes. L’hyène a peur de son ombre. Chaque soldat israélien est équipé d’armes sophistiquées qui pourraient suffire à équiper un caserne, et pourtant ils ne sont pas courageux. » Ainsi donc, la guerre des Six jours n’avait pas suffi à changer ce mythe de l’« Israélien peureux » dans l’esprit de son père. Il justifiait cela en affirmant que la victoire n’était pas un signe de courage de la part d’Israël, mais qu’elle trahissait plutôt la faiblesse des régimes arabes et les complots des grandes puissances. Face à une histoire de défaites, l’image du vaillant résistant palestinien avec son keffieh et sa kalachnikov alimentait dans l’imaginaire populaire cette idée que le combattant pouvait faire une différence, même avec une carabine. Kamel avait hérité de son père ses convictions sur la carabine modifiée et le combattant qui la portait, bien que dans une version elle-même « modifiée ». La guerre de juin 1967 n’avait apporté aux arabes que la défaite, une défaite cuisante, et celle d’octobre 1973 n’avait conduit qu’à des concessions plus proches de la capitulation que du compromis. La seule alternative viable à ses yeux était la « lutte de libération populaire de longue haleine » pour libérer la Palestine, et la « violence révolutionnaire organisée » pour faire chuter les régimes arabes bourgeois en place. Et sur ces deux fronts, il se tenait aux côtés des fedayins palestiniens qui menaient la bataille à partir du Liban (!). Kamel fit ses adieux à son père qui le serra contre lui, puis il prit la route avec son amie. Les bombardements retentissaient toujours lorsqu’ils arrivèrent au barrage militaire de Souk el-Khan. Ils furent surpris de voir un attroupement. Les habitants de Kfar Chouba avaient fui leur village par centaines et avaient envahi le poste pour manifester leur désarroi. La scène était semblable à une vision d’apocalypse : les femmes se lamentaient, les enfants pleuraient et les hommes hurlaient leur colère et leur désespoir. Face à la violence des bombardements, les villageois avaient dû fuir en pleine nuit en pyjamas, sans même pouvoir rassembler quelques affaires. Un jeune homme criait : «Ils ont 232


détruit toutes les maisons. Et maintenant, ils envoient les chars et les blindés. Ils veulent occuper le village, mais la Résistance ne va pas baisser les armes. » Une femme se dressa face à l’un des soldats de faction au barrage et lui lança : « Regarde-toi, tu es là à nous observer ! Ne reste pas les bras croisés ! Va combattre, l’armée est censée nous protéger. » Il ne pleuvait pas, mais il faisait un froid de canard. Il fallait trouver une solution qui permette aux déplacés, surtout les enfants, de se réchauffer. Kamel décida de prendre les choses en main. Il s’adressa à l’officier en charge : « Nous avons besoin de voitures pour transporter les femmes et les enfants pour les mettre au chaud. Est-ce que vous avez un nombre suffisant de véhicules ? » L’officier eut l’air d’un naufragé auquel on avait lancé une bouée de sauvetage, au milieu de cette marée humaine en fureur. Il se ressaisit et reprit immédiatement l’initiative. « Je vais appeler le commandement de Marjeyoun et leur demander d’assurer les véhicules nécessaires. » L’amie de Kamel avait disparu, happée par le flot des femmes et des enfants. Il était certain que la découverte de ce « nouveau monde » qu’elle n’escomptait pas allait ébranler son univers. Les pourparlers s’engagèrent, avec la participation de représentants des partis nationaux et de la Résistance palestinienne. Après des heures, il fut convenu de transporter les femmes et les enfants à l’école complémentaire de Marjeyoun. Les véhicules étaient arrivés de la caserne, ainsi que des voitures envoyées par des habitants de la région. Kamel dit à son amie : « Nous allons dorénavant travailler à Marjeyoun. Les volontaires au centre médical de Khyam vont nous rejoindre là-bas. » Douze médecins, hommes et femmes, du centre de Khyam se portèrent volontaires pour travailler à l’école de Marjeyoun. Plus de huit cents déplacés de Kfar Chouba y avaient trouvé refuge. D’autres déplacés de Kfar Hamam et de Rachaya el-Fakhar se joignirent à eux. Le nombre total de déplacés à l’école dépassait parfois les mille, répartis sur les vingt salles que comportait l’école. Kamel fut pris de panique lorsqu’il diagnostiqua le premier cas de gale. « Après le Dhofar, on dirait que l’expérience se répète. »

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L’eau était coupée la plupart du temps et le chauffage ne fonctionnait pas. L’école avait bien le chauffage central dans toutes les salles, mais il n’y avait pas de mazout. Kamel fit remarquer qu’il était possible de se faire livrer du carburant, mais on l’informa que la chaufferie était inondée et que le dispositif d’allumage ne fonctionnait pas. Le cas de gale détecté était inquiétant. Les déplacés se répartissaient à raison de quarante personnes au moins par salle. Le moindre cas de maladie infectieuse risquait de se transformer en épidémie. Même les maladies courantes comme le rhume dégénéraient en pneumonie et se propageaient parmi les enfants. La grippe était une autre source de tracas pour Kamel. Comment en était-on arrivé là ? Au Dhofar, il y avait une pénurie d’eau, mais c’était compréhensible : le pays était alimenté par les sources et les canaux souterrains, il manquait de réseau routier, il n’y avait pas de courant électrique, ni de système d’égouts, ni même de système sanitaire. Tandis que cette école à Marjeyoun était bien desservie : eau, électricité, chauffage central, routes, communications, égouts, système sanitaire… Le problème, c’était que rien ne fonctionnait, parce que l’école était située dans une région rurale, qui plus est dans la bande frontalière avec Israël. Autant dire qu’elle appartenait à un continent lointain, bien que quelques dizaines de kilomètres seulement la séparaient de la capitale. Les autres médecins assuraient des rondes de permanence au dispensaire improvisé de Marjeyoun. Choukrallah Karam qui fut tué plus tard, Alaouia Farhat, Mohammad Yassine, Joseph Diab, décédé depuis, Ziad Naja et quelques autres. Quant à Kamel, il se démenait comme d’habitude auprès du ministère de la Santé pour se procurer les médicaments nécessaires. Il bénéficiait dans sa démarche de nombreux appuis : d’abord son frère Mohammad, puis quelques amis, et surtout un certain nombre d’associations en France et dans quelques pays européens. Alors que tous étaient absorbés par la guerre et s’affairaient dans tous les sens afin d’obtenir des armes pour l’armée libanaise et la Résistance naturellement, l’équipe de Khyam, elle, menait un tout autre combat, sur le front de la santé. Elle luttait pour guérir les malades, enrayer les épidémies et assurer les médicaments. C’était un combat vital, mais qui ne semblait pas mériter l’attention des médias (!). 234


L’Afrique, capitale du Sud Yasser Abd Rabbo19 dit à Kamel d’un ton narquois : « Voyons Kamel, tu es du Sud et tu ignores ta région ! » « Je peux fermer les yeux et te dessiner le Sud dans ses moindres villages, hameaux, sentiers et recoins, répondit Kamel, piqué au vif. Pour ce qui est des plants de tabac sur ses terres, leur nombre est un million, 999 mille et 999 plants. Si tu ne me crois pas, tu peux toujours aller les compter par toi-même. » Ils éclatèrent de rire, puis Yasser dit sur un ton plus sérieux : « Ce que je veux dire, c’est qu’un sudiste sur trois a émigré. Le tiers des habitants du Sud ont voyagé, et pour la plupart en Afrique. Tu n’as pas envie de faire leur connaissance ? » « J’en connais quelques uns. Ils sont riches. Ils payent des salaires mensuels aux combattants et offrent des contributions financières pour aider les familles de déplacés. » Yasser l’interrompit. « C’est exactement là que je voulais en arriver. De plus, ce sont des révolutionnaires invétérés, bien plus entiers que nous. Certains jeunes ont même été arrêtés. Allez, prépare tes valises, tu vas aller à leur rencontre. » Il ouvrit un tiroir dans son bureau et en sortit une enveloppe. « Tu iras en Côte d’Ivoire et Sierra Leone. Une dizaine de jours, c’est tout. Voilà ta lettre d’accréditation. Tu seras le représentant et porte-parole de l’OLP. Tu ne seras pas seul, une délégation du Mouvement national et de l’OLP va t’accompagner. » Kamel était pris de court, mais la proposition était intéressante. « Tu veux que je déclenche une révolution armée, ou je me contente d’un petit coup d’Etat ? » demanda-t-il en plaisantant. 19

Leader et homme politique palestinien, ancien membre du comité exécutif de l’OLP, a occupé des postes de ministre dans le gouvernement de Mahmoud Abbas.

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« Ils ne t’ont pas attendu pour ça, rétorqua Yasser du tac au tac, ce sont eux qui gouvernent les deux pays, et ils ont notre soutien. » Trois jours plus tard, Kamel quitta Beyrouth en compagnie d’une délégation composée d’« africanistes » comme Ali Bilal, Joseph Khoury, Ali Khatib et Carlos Zraik. L’Afrique… Il en rêvait dans son enfance. La terre des lions, des tigres et des éléphants. La patrie de Tarzan, roi de la jungle, et sa bienaimée Jane. Sans oublier Cheeta qui le faisait rire aux éclats lorsqu’il était petit, avec ses mimiques et ses espiègleries. A présent qu’il avait grandi, il faisait une lecture politique de la fable de Tarzan. C’était l’« homme blanc » que les « bons noirs » appelaient à la rescousse pour les sauver des « méchants noirs ». Ce que voulait Tarzan en définitive, c’était de dominer la jungle entière et tout ce qui y vivait : hommes, végétation et animaux sauvages. Quant à Cheeta, il voyait en elle une « collaboratrice » avec le colonisateur blanc. Mais pour tous les bons souvenirs d’enfance qu’elle lui avait laissés, il lui trouvait des circonstances atténuantes, se disant qu’elle aimait Tarzan, et que quand on aime, on justifie tout. Puis le continent noir commença à se libérer. Des personnalités politiques y brillèrent, des noms comme Patrice Lumumba, Jomo Kenyatta, Ahmed Sékou Touré… Ils tiraient leur inspiration de Gamal Abdel Nasser, figure dominante du nationalisme arabe, et Ahmed Ben Bella, héros de l’indépendance algérienne. Après avoir été pendant des siècles victimes des traites négrières, voilà que les anciennes colonies françaises et britanniques d’Afrique se mettaient à exporter les révolutionnaires. Bien que les révolutions d’Afrique brandissent des slogans de gauche, ses populations musulmanes, majoritaires dans certains pays comme la Côte d’Ivoire et Sierra Leone, accueillirent à bras ouverts leurs frères musulmans venant du monde arabe, que ce soit du MoyenOrient ou d’Afrique du Nord. Ils les considéraient comme des partenaires capables de remplir le vide laissé par le départ des colonisateurs et des colons blancs, que ce soit pour stimuler l’activité commerciale ou pour construire les institutions gouvernementales. On ne sait pas au juste à quelle époque les premières vagues d’émigrés du Sud-Liban commencèrent à déferler en Afrique. Le père 236


de Kamel racontait que l’insurrection de Jabal Amel en 1936 avait été déclenchée par Ali Baydoun, le père de l’historien Ibrahim Baydoun. C’était un émigré qui vivait en Afrique, et qui avait décidé de revenir à son village natal, Bint Jbeil. Là, il fit circuler une pétition réclamant aux autorités mandataires françaises d’améliorer la situation des cultivateurs de tabac dans le Sud. Les forces mandataires perquisitionnèrent sa maison, mirent la main sur la pétition et l’arrêtèrent. Les jours suivants, des manifestations eurent lieu, au cours desquelles trois personnes furent tuées, puis l’insurrection se généralisa dans le Sud, gagnant le littoral et les montagnes. Ainsi donc, ce jeune homme avait emporté avec lui d’Afrique les graines de la révolution. Mais la grande vague d’émigration vers l’Afrique commença en 1948, après la Nakba20 et l’exode palestinien. Avant cela, le Sud était relativement prospère. Il était relié à la Palestine par une continuité géographique qui tissait des liens solides de complémentarité et d’interdépendance entre eux. Le père de Kamel, dans ses déplacements en Palestine pour acheter du bétail, ainsi que sa sœur et son mari qui résidaient à Haifa, témoignaient de cela. Le fils du Sud ne faisait pas commerce avec le port de Beyrouth, mais avec celui de Haifa. L’artisan potier ou tanneur portait sa production aux marchés de la Palestine pour la vendre. Beyrouth était la capitale politique lointaine où dominaient les grands seigneurs féodaux. Quant à la capitale économique qui attirait commerçants, agriculteurs et artisans, c’était Haifa et sa région. Il était donc logique que la Nakba ait des répercussions directes et dramatiques sur le Sud, qui sera la scène principale de la lutte et des combats qui s’ensuivirent. Elle n’avait pas seulement séparé les frères qui vivaient sur une même terre et pour qui les frontières n’étaient que des lignes abstraites tracées sur du papier, mais elle avait surtout coupé cette artère qui reliait le corps du Sud à son cœur, la Palestine. Après la Nakba, le Sud se transforma en une région aride où régnait la désolation. Ses habitants étaient pris en tenaille entre une force ennemie implacable et une caste politique féodale vorace. La 20

La Nakba, ou terme arabe signifiant la « catastrophe », fait référence à la dépossession des Palestiniens qui furent expulsés par centaines de milliers de leurs villages et de leurs villes. A la suite de cet exode massif au cours duquel des centaines de villages palestiniens furent détruits ou dépeuplés, l’Etat d’Israël est déclaré en 1948.

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première convoitait leurs terres et leur eau, au point de réclamer l’annexion pure et simple du Sud, comme l’annoncèrent à l’époque certains tracts largués par l’ennemi au-dessus de quelques villages. Quant à la seconde, elle n’avait de cesse de confisquer leur production et leurs biens. Dans ce contexte-là, l’émigration n’était plus un choix, mais une nécessité. Et l’Afrique était la terre promise. « Nous allons atterrir dans quelques instants à l’aéroport d’Abidjan », annonça le pilote. Kamel contemplait par le hublot l’étendue des forêts vertes qui s’étalaient à perte de vue. Pour un pays fraîchement indépendant, Kamel fut surpris de trouver l’aéroport propre et organisé. Il remarqua qu’un grand nombre d’avions étaient alignés sur le tarmac. Une « délégation d’honneur » formée de Libanais et de Palestiniens était venue les accueillir dans la salle d’attente. A l’exception des Arabes, tous parlaient français. Il fit la même observation à l’hôtel également. On se serait cru dans une banlieue parisienne. «Tu sais bien que les Français ont débarqué dans ce pays en 1842 et y sont restés jusqu’en 1960, lui expliqua Joseph Khoury. Cela veut dire qu’ils ont gouverné le pays pendant plus d’un siècle. Imagine-toi un peu. Nous autres, au Liban, nous roucoulons en français alors que le mandat français n’a duré chez nous qu’un quart de siècle. De plus, et contrairement à ce qui s’est passé en Algérie, les citoyens de la Côte d’Ivoire considèrent toujours la France comme la mère patrie. » « Est-ce que tu as déjà visité Abidjan ? » lui demanda Kamel. « Non, pas du tout, mais je me suis documenté un peu avant d’entreprendre le voyage. » Kamel regretta de ne pas avoir fait quelques lectures pour se familiariser un peu avec le pays. Mais l’accueil chaleureux réservé à la délégation suffisait à combler cette lacune, et il eut tôt fait d’oublier ses regrets. Toutes les familles du Sud étaient représentées à Abidjan. De plus, la communauté libanaise entretenait d’excellentes relations avec les autorités, à commencer par le président lui-même. Yasser Abd Rabbo le lui avait bien dit, et il eut le loisir de le remarquer par lui-même. Kamel rencontra l’ambassadeur d’Algérie. « Ce pays est le plus prospère parmi tous les pays d’Afrique équatoriale, lui fit remarquer l’ambassadeur, et l’influence des sudistes y est bien plus 238


grande que dans votre capitale Beyrouth. » Puis il ajouta en riant : « Je ne crois pas que le choix d’un fils du Sud pour présider la délégation de l’OLP soit une simple coïncidence. L’émissaire parle toujours au nom de son peuple, et ceux-là sont ton peuple. » Leur arrivée avait été précédée par une vague d’arrestations parmi les jeunes libanais et palestiniens. Des manifestations avaient éclaté au cœur de la capitale, en soutien à la lutte palestinienne. Les amis de Kamel lui racontèrent que certains manifestants se mirent à protester à la libanaise : ils cassèrent des panneaux de signalisation, ce qui poussa les forces de sécurité à intervenir pour les arrêter. Mais en réalité, le gouvernement n’avait rien contre la cause palestinienne, et ils furent libérés sous caution. L’ambassadeur d’Algérie mit à leur disposition dans l’ambassade une salle ouverte sur le jardin, pouvant accueillir un millier d’invités. Ils y organisèrent une cérémonie qui commença par la projection d’un documentaire sur la Résistance. Après cela, Kamel donna une conférence dans laquelle il assura que les Libanais et les Palestiniens étaient frères d’armes dans la même lutte. Il prédit la chute des régimes bourgeois par les guerres de libération populaires, ce qui conduirait inexorablement selon lui à la reconquête du territoire palestinien. La réception terminée, ils quittèrent la salle avec des paniers débordant de dons. Ils avaient même récolté des chèques de plus de dix mille dollars. A ce rythme-là, ils ne pouvaient pas continuer leur tournée en transportant des valises pleines de billets. Ils chargèrent donc des représentants de la Résistance et du mouvement national d’échanger les dons contre un seul chèque pouvant être encaissé au Liban. La délégation passa trois jours à Abidjan. Trois jours bien chargés, durant lesquels ils ne purent explorer ce vaste pays de plus de quinze millions d’habitants, et dont la superficie dépassait de 25 fois celle du Liban. Les rencontres et les réunions se succédaient sans arrêt et les journées ne finissaient jamais avant minuit. Le Liban et la Palestine étaient deux astres qui brillaient dans le ciel africain limpide. La Sierra Leone était encore plus «sudiste » que la Côte d’Ivoire. Hachem Hachem, un émigré libanais qui y vivait, lui expliqua : « C’est un pays démocratique, mais le nombre d’électeurs n’y dépasse 239


pas les trois : Jamil Saïd, Moussa Abbas et Samih Hachem. » Il crut tout d’abord que son ami plaisantait, mais après avoir rencontré des dizaines d’émigrés, il réalisa qu’il était sérieux. Ce qui distinguait ces « trois chevaliers », c’était qu’ils coordonnaient leur action. Ils ne se contentaient pas de se mettre d’accord sur le nom du président, mais se concertaient également sur la formule politique à adopter pour le pays. Il n’était pas question pour Abbas de laisser la délégation descendre à l’hôtel. Il les hébergea dans une modeste maison, où Kamel dut partager un lit avec Ali Bilal. Ali était corpulent, et il suffisait qu’il se retourne dans son sommeil pour que Kamel se sente propulsé vers le plafond. Il passa deux nuits arc-bouté au rebord du matelas. On organisa en leur honneur une réception au cours de laquelle Kamel prononça un discours. Ali recueillit les dons. Les émigrés furent généreux, notamment les Arabes, ainsi que quelques citoyens du pays. Joseph Khoury, leur camarade « africaniste », leur expliqua que le pays comptait 60 pour cent de musulmans, et que l’« Association islamique », présidée par Ismaïl Baydoun, avait joué un rôle important pour mobiliser la population autour de la cause palestinienne. Le dernier jour, ils étaient plus de trente, réunis dans la maison de Hachem Hachem à discuter avec animation, lorsque le domestique vint annoncer à Hachem que le préfet de police était à la porte et demandait à lui parler. La nouvelle jeta un froid sur l’assemblée. « Est-ce que c’est une perquisition ? » demanda quelqu’un. Hachem sortit un instant, puis revint pour reprendre la conversation. Curieux de savoir de quoi il en retournait, Kamel lui demanda : « Est-ce que l’affaire nous concerne ? » « Le préfet voulait savoir si votre délégation avait besoin d’une escorte policière jusqu’à l’aéroport, répondit Hachem en riant. Je l’ai remercié, et il est reparti. » Kamel se souvint des paroles de Yasser Abd Rabbo : « Ce sont eux qui gouvernent le pays. » Et c’était vrai.

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Guerres d’ombres Les guerres civiles n’éclatent pas d’un coup. Les lignes de démarcation ne sont pas tracées par les combattants d’un trait, et les sociétés ne s’effondrent pas et ne se divisent pas pour le simple fait qu’elles sont en conflit au sujet d’une cause claire et bien définie. Il est vrai que les Libanais étaient divisés autour de la Résistance palestinienne, mais ces dissensions étaient une tradition qui faisait partie intégrante de ce qu’il était convenu d’appeler l’« équation libanaise ». Ainsi en était-il de la vie politique dans cette « Suisse de l’Orient ». Mais d’ici à passer du désaccord et du conflit politique au conflit armé, c’est là un pas qui ne peut être réduit à une seule et unique dimension. Ce conflit s’apparentait plutôt à un jeu d’ombres, dans lequel il était difficile de distinguer la silhouette de l’original. Les évènements de janvier 1975 suffisent à jeter un peu de lumière sur ce jeu d’ombres. L’agression israélienne d’envergure au Sud pousse à l’exode les habitants de Kfar Chouba, Kfar Hamam et Rachaya el-Fakhar. Suite à quoi, des accrochages éclatent entre les déplacés d’une part, et les forces de sécurité et l’armée d’autre part, faisant des morts et des blessés. La confrontation avec Israël se transforme en une confrontation entre le peuple et les symboles de l’autorité qui s’était désistée de sa mission consistant à protéger les citoyens. Puis la Résistance palestinienne intervient dans le conflit : une organisation bombarde la caserne de l’armée à Tyr, pendant qu’un commando du Front du refus, composé d’un Libanais, d’un Palestinien et d’un Algérien, détourne un avion de ligne de l’aéroport d’Orly. Cinq pays arabes, dont le Liban, refusent d’accueillir l’avion qui atterrit finalement à Bagdad. Il s’avère alors que les « fous d’Orly », comme les surnomme la presse française, réclament, en échange des otages français, la libération de l’évêque de Jérusalem Mgr Kpoja, emprisonné en Israël. A Beyrouth, une unité du « Mouvement révolutionnaire socialiste – commandement central – groupe du martyr Mohammad Mansour » investit les bureaux de CBS news. La chaîne de télévision américaine avait à l’époque deux bureaux : l’un dans un hôtel, l’autre dans le quartier de Sanayeh. L’unité annonce dans un communiqué avoir mis la main sur des 241


documents prouvant que la chaîne est en contact avec l’ennemi israélien. Entre-temps, le pouvoir ayant perdu son prestige au Sud, il tente de le retrouver au Nord. Il prépare donc une opération militaire conjointe entre l’armée et les forces de sécurité, et prend d’assaut la « République des Hors-la-loi ». Les forces encerclent et investissent les quartiers populaires de Tripoli, qui couvrent près de la moitié de la ville, et poursuivent leur opération de nettoyage pendant plus de quinze jours, avant de parvenir à mettre la main sur le « président de la République » Ahmad Kaddour, et plusieurs de ses lieutenants. Le chef du gang, qui a semé la terreur pendant des mois parmi les commerçants et les habitants de la ville, passe aux aveux : « J’étais moi-même le chef, Abdel Ghani (qui a été tué dans l’opération) était ministre de la Défense et Fayçal Atrach (syrien) ministre de l’Intérieur. » Il affirme également qu’un député au parlement libanais lui payait cent livres par jour en échange de « certains services ». Un autre leader du gang, un Syrien, est interrogé par une commission syrienne venue spécialement pour enquêter avec lui. Il est identifié comme étant Ahmad Joumaa el Mouslamani. Il s’avère qu’il avait disparu après la guerre d’octobre, et que sa famille percevait une allocation parce qu’il était considéré comme un soldat disparu à la guerre… jusqu’à ce que son nom réapparaisse comme l’un des leaders de la « République des Hors-la-loi » à Tripoli. Les risques d’une « cinquième guerre » constituent le point principal sur l’agenda du sommet qui se tient au début du mois entre les présidents libanais Sleiman Frangié et syrien Hafez el-Assad à Chtaura. Le président syrien dévoile durant la réunion une carte obtenue par les services secrets syriens, qui montre qu’Israël cherche à occuper le secteur est du Sud-Liban. Il propose d’envoyer des troupes et du matériel militaire au Liban. Alors que Moscou est disposée à fournir au Liban trois systèmes de missiles, Washington met en garde contre toute tentative syrienne d’«occuper le Liban ». La Syrie se contente d’envoyer des forces palestiniennes du mouvement al-Saiqa à travers ses frontières. La situation n’est pas mieux sur le plan de l’économie et du niveau de vie. Les cultivateurs de tabac du Sud décident de suspendre la livraison de leurs récoltes à la régie, réclamant une hausse de 20%du prix de leur production. Puis 21 000 instituteurs des écoles publiques se joignent au mouvement. La revendication principale est la hausse 242


des salaires. Le salaire minimal d’un instituteur est à l’époque de 287 livres et demie (la demi-livre vient comme la cerise sur le gâteau, comme pour certifier l’exactitude et la justesse du montant), ce qui équivaut à moins de dix livres par jour. Pendant ce même mois, les cartes de rationnement sont introduites pour la première fois afin de permettre la distribution de produits comme le sucre, souvent introuvable sur le marché, et le riz, à des prix subventionnés. Le Liban évolue au rythme d’une vie politique intense pleine de coups de théâtre et de rebondissements, certains dramatiques, d’autres anecdotiques. Parce que la réalité, dans sa plus profonde noirceur, a de quoi être drôle. Kamel se souvient encore qu’il avait été invité à un festival à l’Université Arabe de Beyrouth, en soutien à la révolution en « Erythrée arabe ». Le festival coïncidait avec les élections universitaires auxquelles les « forces progressistes » avaient décidé de présenter une liste unifiée. Ces forces comprenaient le Parti communiste jordanien, le Parti communiste syrien, le Mouvement libanais de soutien au Fatah ainsi que le Fatah, le Front démocratique, le Mouvement al-Saiqa, le Parti socialiste progressiste, l’Organisation de l’action communiste, le Parti national social et le Parti communiste libanais. Ce front unifié avait défini un programme électoral simple et clair : - Le maintien de la stratégie de la guerre de libération populaire de longue haleine. - L’amendement de la constitution libanaise. - L’ouverture de la cantine universitaire (!). La question de la cantine pourrait sembler farfelue dans un programme électoral, mais apparemment, elle revêtait aux yeux de ces partis la même importance stratégique que des revendications autrement plus cruciales comme la guerre de libération et la constitution. Tous ces évènements, graves et bénins, se déroulaient sur fond de conflits entre nationalismes syrien, libanais et arabe, entre laïcité absolue et sectarisme, entre les différentes confessions à l’intérieur 243


d’une même religion, puis entre l’Internationale soviétique révisionniste et l’Internationale chinoise maoïste. Ces conflits ne se cantonnaient nullement à un niveau théorique d’idées qui se confrontaient et se mesuraient. Chaque partie, à quelques rares exceptions, avait sa milice ou son bras armé, équipée de manière à « convaincre » les autres qu’elle détenait la vérité totale et absolue. Il est bien connu que lorsque la vérité devient une propriété exclusive, le compromis est alors banni du vocabulaire politique, réfuté par tous. La « Suisse de l’Orient » se transformait de manière lente mais sûre en un agrégat de peuples apeurés et frileux qui n’attaquaient pas de leur propre chef, mais étaient semblables à des pions que des forces faisaient bouger sur un grand échiquier. Les pays arabes n’étaient pas épargnés non plus ; les mêmes appréhensions les tourmentaient. Le président syrien craignait que l’Egypte ne se désolidarise et signe un accord de paix isolé avec Israël, avec l’appui de la Jordanie. Des attentats perpétrés par des inconnus visèrent les ambassades d’Egypte et de Jordanie à Damas. L’OLP dirigée par Yasser Arafat se méfiait de tous et suscitait en retour la méfiance de tous, surtout du régime en Jordanie. Les forces arabes et régionales exportaient leurs craintes et leurs appréhensions au Liban. Dans ces guerres d’ombres intriquées, le pays des cèdres devint le théâtre des conflits régionaux par procuration.

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Rêves et cauchemars Kamel vécut la guerre civile libanaise et y prit part en tant que médecin. Ses armes à lui étaient le bistouri et le stéthoscope. Il se déplaçait entre les barrages, ceux des résistants et ceux des démunis et des déplacés, essayant comme il pouvait d’alléger les souffrances des uns et des autres. Lorsque la radio annonça le massacre de Aïn elRemmaneh le 13 avril 1975, il rentrait du Sud, après avoir terminé sa tournée hebdomadaire. Il s’engagea dans la route de Masnaa et arrêta sa voiture au bord du chemin pour écouter attentivement les nouvelles. Une colère violente monta en lui. « C’est donc la guerre civile ! » Il était seul dans la voiture, mais il l’avait dit à voix haute, comme pour se soulager d’un poids et mieux saisir la réalité de la situation. Il redémarra en trombe. Ainsi donc, les phalangistes avaient ouvert le feu sur des civils. Les pays changent, le fascisme reste le même. Durant la guerre civile espagnole, les phalangistes de Franco avaient ouvert le feu de leurs mitraillettes sur les ouvriers dans les Asturies, se considérant en droit de les tuer indistinctement, dans leur guerre sans merci contre les communistes. Quant aux phalangistes de Pierre Gemayel au Liban, ils avaient choisi pour cible les Palestiniens et les déshérités libanais. Pour Kamel, la guerre se déroulait en fait entre deux camps : un camp de droite qui brandissait l’épée du confessionnalisme pour protéger un système sclérosé et impuissant, et un autre camp laïc, qui offrait aux Arabes une alternative à la défaite de 1967 et aux concessions de 1973, arrachées par le secrétaire d’Etat Henry Kissinger dans le but de neutraliser l’Egypte et de mieux protéger Israël. Il prit une route qui passait devant leur ancienne maison à Aïn elRemmaneh. Il connaissait beaucoup de gens dans le quartier et voulait se tranquilliser à leur sujet. Les rues étaient désertes, mais il entrevit un groupe de jeunes armés dans l’entrée de l’un des immeubles qui faisaient face au quartier de Chyah. Il fit mine de ne pas les voir et continua son chemin vers Chyah. Là-bas, les hommes armés se

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déplaçaient à découvert dans les ruelles arrières, ne prenant même pas la peine de se cacher. Il arriva enfin à sa clinique à Haret Hreik. La sonnerie du téléphone ne s’arrêtait pas. Un camarade du Front démocratique l’appela et lui proposa de recevoir ses patients le lendemain au dispensaire Naqaha. « Je sais que ta clinique est au premier étage de l’immeuble, c’est déjà bien, parce qu’elle est protégée des tirs. Mais je te conseille d’être prudent et de limiter tes déplacements. Nous avons repéré des cargaisons d’armes lourdes à destination des quartiers de Aïn el-Remmaneh opposés à Chyah. » Lorsque Kamel lui raconta qu’il arrivait tout droit de Aïn elRemmaneh, il poussa des hauts cris. « Ne refais plus cela, évite ce quartier une fois pour toutes. » Dès la première semaine, la guerre avait établi un cycle infernal qui se allait se répéter indéfiniment : cela commençait par des bombardements, suivis par un accord de cessez-le-feu qui butait inévitablement contre des tirs de francs-tireurs, puis des enlèvements et des routes coupées, et finalement reprise des bombardements. C’était un cercle vicieux sans issue. Sur le plan politique, les lignes de fracture idéologiques ont été clairement tracées dès le départ : le « Congrès populaire »21 décide de bannir le Parti des phalanges, et le Conseil général de l’Ordre libanais maronite impute la guerre à « la présence de sans-abris, aux idéologies destructrices et au manque de foi du peuple libanais dans leur nationalisme originel ». C’était la guerre de la gauche contre la droite, de la laïcité contre le confessionnalisme, de la résistance armée contre la devise tant rabâchée : « La force du Liban est dans sa faiblesse ». Ce n’était pas une guerre aux implications strictement libanaises, mais elle avait des ramifications arabes et internationales. Lorsque les « foyers révolutionnaires » s’embrasent, les flammes n’épargnent pas les puits de pétrole, ni les intérêts occidentaux. Avec l’intensification des combats, ces pensées revenaient sans cesse hanter Kamel. La Havane, Hanoï et le Dhofar avaient les yeux rivés sur Beyrouth, candidate à leur succession sur la longue liste des soulèvements et des révoltes. Le Liban nourrissait tant de grands rêves. Avec le déclenchement des violences, les rêves se sont mués en 21

Structure politique regroupant des organisations politiques et sociales.

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cauchemars que tous avaient contribué à produire, et dont personne ne sortit sain et sauf. Pris dans le tourbillon de la guerre, Kamel n’eut aucune hésitation à choisir son camp : il prenait invariablement parti pour la résistance armée, où qu’elle soit. Au fil des combats se précisèrent les lignes de démarcation et les axes des accrochages. Kamel se déplaçait entre ces différentes zones chaudes, de Choueifat à Laylaki, puis plus loin jusqu’au quartier des hôtels. Il maintenait en même temps sa tournée hebdomadaire au Sud, où les lignes de front n’étaient pas moins agitées que dans la capitale. Il dut cependant fermer sa clinique à Haret Hreik. Sa situation financière se détériorait encore plus rapidement que la situation sécuritaire. Il dut se résoudre avec embarras à emprunter à ses amis et à accepter l’aide de ses frères. Il était médecin volontaire, et les volontaires n’étaient pas payés, contrairement aux combattants qui percevaient un salaire, en plus du « butin » qu’ils récoltaient de leurs batailles. Sa situation s’améliora un peu lorsque le ministère de la Santé l’engagea comme pédiatre au dispensaire central de Beyrouth, pour un salaire de 1500 livres. Lorsqu’il perçut son premier salaire, après cette longue période de vaches maigres, il se sentit riche. La guerre avait déjà ses traditions, dont « la trêve des salaires » qui durait trois jours entiers, durant lesquels les canons et les mitraillettes se taisaient afin de permettre aux employés d’encaisser leurs salaires et de s’approvisionner avant que les fronts ne s’embrasent à nouveau. Kamel prenait surtout soin de faire le plein d’essence. Il tenait à acheter lui-même son essence, sans avoir recours aux « frères carburants », selon l’expression inscrite sur les coupons gratuits distribués par le commandement de la révolution aux divers mouvements et aux combattants. Le travail que Kamel accomplissait dans les quartiers populaires et dans les zones de combat lui procurait une exaltation et une satisfaction que rien d’autre ne pouvait lui faire ressentir. C’était un sentiment que les médecins connaissent bien lorsqu’ils sauvent une vie ou atténuent la souffrance d’un malade, surtout si c’est un enfant. Il se sentait en communion avec la vie. C’était comme un courant qui le submergeait et rejaillissait sur le monde. Mais cette exaltation pouvait à tout moment se muer en cauchemar. Un vendredi, alors qu’il s’apprêtait à aller au Sud, un 247


camarade vint lui demander dans un murmure : « Est-ce que tu peux remettre à plus tard ta tournée au Sud aujourd’hui ? Nous avons besoin de toi à Beyrouth. » « Où est-ce que vous voulez que j’aille ? » répondit-il sans hésiter. « Demain, au secteur des hôtels. » Le cinquième round de la guerre civile avait commencé depuis quelques jours, et Beyrouth avait vécu une nuit de bombardements intenses, en représailles à l’enlèvement de cent personnes, dont le chef du Conseil militaire des Phalanges libanaises William Haoui. Le Comité de dialogue national qui avait été constitué depuis quelques semaines et comptait vingt membres choisis pour des considérations confessionnelles, était impuissant à maintenir le cessez-le-feu. Le Premier ministre Rachid Karameh avait annoncé une nouvelle fois son refus de déployer l’armée et la capitale bruissait de rumeurs inquiétantes qui alimentaient les craintes d’attaques et d’incursions mutuelles. Il était plus d’une heure du matin lorsqu’une jeep militaire conduisit Kamel au « Holiday Inn ». « Nous sommes parvenus à prendre l’hôtel, lui annonça le chauffeur. Ils sont en train de le nettoyer complètement des éléments phalangistes. » Lorsqu’ils arrivèrent au bâtiment, des cadavres gisaient devant l’entrée calcinée. Il ne put distinguer si c’étaient des combattants de la Résistance et du Mouvement national, ou des phalangistes. Des combattants accoururent et lui demandèrent de monter au quatrième étage. Un spectacle effarant l’attendait, témoignant de la brutalité des combats. Il y avait des flaques de sang partout. Il ne compta pas moins de 17 blessés. Il se mit au travail sans tarder à la lumière d’une lampe électrique. Il ne pouvait pas faire grand-chose pour eux. Il se contenta de bander les plaies pour arrêter l’hémorragie, avant de donner des directives pour les transporter à un dispensaire ou un hôpital. Alors qu’il s’affairait ainsi, il entendit un chahut venant de la cage des escaliers, puis des combattants firent irruption, poussant devant eux à coups de crosses un jeune phalangiste blessé. C’était un jeune d’à peine vingt ans. Il était atteint au flanc et saignait abondamment. « Nous l’avons trouvé caché dans les chiottes », dit quelqu’un. Le phalangiste chancelait sur ses jambes, puis il s’effondra subitement, s’étala lourdement par terre et se retourna sur le dos. Kamel s’agenouilla à côté de lui pour lui tâter le pouls. Il ouvrit les yeux. « Il

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est encore vivant, s’écria Kamel. Donnez-moi quelques minutes pour lui nettoyer la plaie avant de le transporter. » Tout se passa tellement vite, qu’il n’eut pas le temps de comprendre. Les combattants échangèrent rapidement des regards entendus, et en une seconde, empoignèrent le blessé, le lui arrachèrent des bras et disparurent par la porte-fenêtre du balcon. Un hurlement déchirant lui parvint, puis ce silence macabre qui lui glaça le sang. Une amertume sans fond lui serra le cœur comme un étau. Il était au bord du malaise. « Ceci n’est pas une bataille, c’est un crime », se ditil. On aurait dit que les combattants avaient deviné sa pensée. « Ne nous en veux pas docteur, lui dit l’un d’eux, si tu étais à sa place, tu aurais eu le même sort que lui. C’est une guerre sans prisonniers. » Lorsque Kamel rapporta l’affaire à un commandant militaire, ce dernier ne sembla pas ému outre mesure. « Tu as raison, mais c’était une opération mixte entre trois organisations, et on ne peut pas dire que tous les éléments soient disciplinés. » Les représailles ne se firent pas attendre. Dès le lendemain, les Phalanges et leurs alliés contre-attaquèrent sur le front de la Quarantaine, faisant trente-cinq morts et des dizaines de blessés. La violence se généralisa, échappant à tout contrôle. S’il y avait un trait commun qui unissait les combattants de tous bords sur tous les fronts, c’était bien cette soif de combat au mépris de tout principe, de toute règle humanitaire.

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Fausse identité « Dhofari, nous avons besoin de toi au centre médical de Borj Hammoud ! » Le commandant du Front démocratique qui l’avait ainsi apostrophé savait bien que cette expérience passée auprès des révolutionnaires du Dhofar serait son « passeport » pour arriver jusqu’à Borj Hammoud. Kamel avait déjà visité ce centre et y avait travaillé une semaine avant d’aller au Dhofar. Sinon, il faisait quelques permanences espacées au dispensaire de Sin el-Fil. Il ne connaissait pas la région à fond, et ne s’était pas aventuré dans les dédales de ses petites ruelles depuis qu’il était parti pour la France. Quant à ses lignes de front et ses axes de combat, il en savait ce que rapportaient les journaux et les radios. Le centre médical était placé sous la direction des docteurs Mohammad Borjaoui, qui poursuivait sa spécialisation en Espagne, Salah Chahrour, ainsi qu’un troisième médecin suisse qui s’était porté volontaire pour travailler avec la Résistance palestinienne. Ce médecin suisse était étonnant : il était connu parmi les combattants pour la précision de ses tirs. Il avait effectué, comme tous les Suisses, un entraînement militaire obligatoire, et il pouvait atteindre n’importe quelle cible. Il défiait même parfois les combattants qui disaient de lui avec admiration qu’il faisait mouche à tous les coups. Mais avec la dégradation de la situation, l’équipe médicale avait été contrainte de partir et le dispensaire était à présent vide. Il fallait y assurer des permanences pour prendre en charge les besoins des habitants de la région, pour la plupart des déplacés du Sud, ainsi que des combattants. Le commandant du Front démocratique lui indiqua qu’il fallait accompagner les forces de liaison qui traversaient d’une région à l’autre de Beyrouth par le passage du Musée. C’était le seul moyen pour lui d’arriver à Borj Hammoud. Kamel acquiesça. Il était enthousiasmé par l’idée d’aller dans cette région. Le dispensaire était situé à Nabaa, à proximité du camp de Tall el-Zaatar. La région comptait plus de 150 000 habitants, entre réfugiés palestiniens et déplacés du Sud. Beaucoup d’entre eux travaillaient dans les usines de Mkallès, où cette main d’œuvre bon marché dont le salaire ne 251


dépassait pas les trois livres par jour était considérée comme une manne pour les affaires. D’autre part, les riches qui avaient fui la Palestine étaient accueillis à bras ouverts par les groupes financiers de la capitale, où leurs avoirs étaient placés. Décidément, l’infortune des uns faisait littéralement la fortune des autres. Le jour de son périple à Borj Hammoud, Kamel se rendit au dispensaire Naqaha et fit le plein de médicaments. Le coffre de sa Peugeot débordait. Il prit ensuite la route du musée pour rejoindre les forces de liaison. Il était presque arrivé lorsqu’un combattant au dernier barrage avant le musée l’informa que les forces de liaison ne travaillaient pas lorsque les conditions de sécurité étaient mauvaises, et elles l’étaient apparemment ce jour-là. Puis il conclut en riant aux éclats : « Charif el Akhaoui22 avait pourtant bien annoncé dans son bulletin à la radio que la route était sûre et praticable… Je ne te conseillerai pas de suivre ses directives à l’aveuglette, parce que la situation peut changer d’une minute à l’autre. » Il resta près d’une heure bloqué au barrage sans savoir quoi faire. Trois voitures seulement traversèrent pendant ce temps. Lorsqu’elles arrivaient en vue du barrage de Adlieh, elles ralentissaient jusqu’à rouler comme des escargots. Kamel décida de faire comme elles, misant sur la bonne foi de Charif el Akhaoui. Il remit le moteur en marche et démarra le plus lentement qu’il pouvait. Le barrage de Adlieh suscitait les pires craintes. Il jouissait d’une bien triste renommée pour les exécutions sommaires qui y avaient lieu, ce qui lui avait valu le surnom de « barrage des mules ». Il était tenu par des combattants du quartier des Syriaques à Msaitbeh, des jeunes qui avaient quitté leur quartier ou avaient été chassés par les milices locales, ainsi que d’autres groupes qui s’étaient portés volontaires dès le déclenchement des violences, pour combattre aux côtés des phalangistes. C’était une minorité qui s’estimait tenue de faire ses preuves, mue par une soif de revanche inextinguible. Et ils n’y allèrent pas de main morte. Les « mules » étaient déployées des deux côtés de la route. Elles n’étaient pas embusquées derrière les sacs de sable empilés, mais 22

Présentateur à la radio officielle libanaise, où il donnait un bulletin consacré à la sécurité des routes pendant la guerre civile.

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étaient assises à découvert en petits groupes. Kamel décida de tenter sa chance. Il prit un air assuré et traversa le barrage sans ciller, comme s’il était de la région. Après tout, il était un médecin qui conduisait sa voiture bourrée de médicaments. Une fois le barrage dépassé, c’était un désert sur lequel régnait un silence macabre. Pas âme qui vive, pas un chat dans la rue. C’était comme si la vie s’était subitement interrompue. Une sensation étrange et intrigante le gagna. Le fameux franc-tireur d’Achrafieh lui vint à l’esprit. Un tireur impitoyable qui n’épargnait même pas un chien errant. « Se peut-il que je sois en ce moment dans son viseur ? » se demanda Kamel. Cette idée lui donna des frissons. A Badaoui, les phalangistes avaient posté un blindé. Il fit mine de ne même pas le remarquer et poursuivit son chemin, feignant l’insouciance totale. Il traversa le pont en direction de Sin el-Fil. Puis retentit ce bruit qui lui était devenu familier : un sifflement suivi par une détonation sourde. Il se dit que c’était sûrement un franc-tireur et appuya sur l’accélérateur. La Peugeot fila comme une flèche et ne s’arrêta que lorsqu’elle parvint au centre médical de Borj-Hammoud. Il sortit, contourna la voiture et l’inspecta : une balle s’était logée dans le toit, juste au-dessus du pare-brise arrière. « Le tireur a raté sa cible pour cette fois », se tranquillisa-t-il. Il se souvint d’une phrase que son père lui répétait lorsqu’il lui demandait s’il n’avait pas peur quand il voyageait de nuit pour se rendre en Palestine, en Syrie, ou même à Saïda. Il disait : « Nul ne peut prendre de précautions face à son destin ». Cette phrase s’imposa à lui en cet instant. Il en fit une devise dans sa vie. L’équipe du dispensaire fut surprise de le voir faire irruption subitement et le reçut avec joie et soulagement. Il connaissait certains d’entre eux. Ils l’informèrent que des combats directs avaient lieu sur les lignes de front, particulièrement l’axe de Horch Tabet, et que les bombardements continus avaient suscité un mouvement d’exode limité. Les déplacés sortaient sous la protection des Forces de liaison et du Comité de coordination. Les phalangistes mettaient la main sur les chargements de produits alimentaires qui ne leur arrivaient qu’au compte-goutte. Ils déchargèrent les cartons de médicaments du coffre de la voiture et il l’arrêta dans une ruelle protégée par des immeubles. Ils lui préparèrent ensuite une chambre à coucher au dispensaire et il s’attela immédiatement au travail. 253


Les jours suivants, il se rendait le matin à Tall el-Zaatar pour y soigner les malades et les blessés, puis il revenait l’après-midi au dispensaire où il auscultait quotidiennement entre trente et cinquante malades et blessés. Une semaine plus tard, le Comité de liaison et de coordination reprit ses navettes, et il put l’accompagner jusqu’au passage du musée et revenir à son appartement à Haret Hreik. Il avait quelques tâches à accomplir. Il commença par ranger quelques affaires nécessaires qu’il ne pouvait trouver à Borj Hammoud, puis se rendit au siège du Front démocratique. Il leur avait passé la carte d’identité du docteur Nayef Saadeh, un ami à lui maronite, afin que le service de sécurité dirigé par Abou Adham la falsifie en son nom. Ils avaient substitué donc sa photo à celle de Nayef et avaient apposé dessus un tampon impossible à distinguer de l’original. Il prit possession de sa nouvelle identité, se sentant tout drôle dans sa nouvelle peau maronite. Il n’était pas certain cependant que son nom d’emprunt le protégerait des liquidations aux barrages, surtout au « barrage des mules ». Un ami lui avait raconté l’histoire d’un maronite progressiste, un journaliste qui travaillait à Beyrouth ouest. Il gardait constamment sur lui douze cartes de douze partis et mouvements, chacune portant sa photo et un tampon certifiant qu’il était membre de ce parti. Lorsqu’un barrage l’arrêtait, il tentait immédiatement de percer l’identité politique des éléments armés, puis leur sortait la carte qui prouvait qu’il était bien de leur bord. Un jour cependant, un barrage l’arrêta en pleine nuit dans le secteur Abou Taleb, à l’extrémité de la rue Hamra. C’était un barrage volant à l’identité inconnue. Le journaliste était face à une situation totalement inédite qui le laissa perplexe, ne sachant quoi faire au juste. Voyant qu’il hésitait, les éléments armés le fouillèrent et découvrirent sa panoplie impressionnante de cartes, dont sa carte d’identité. Ils lui annoncèrent alors qu’ils étaient du « Front de la lutte populaire » et le kidnappèrent. Le Front avait vu le jour récemment et notre ami n’avait pas eu le temps de mettre ses cartes à jour. Kamel mit sa nouvelle carte d’identité dans sa poche et se dit : « Même si elle ne me protège pas totalement, elle me fait au moins gagner un peu de temps, le temps que le barrage vérifie mon identité au lieu de me liquider sur-le-champ. » Il revint le lendemain au dispensaire de Borj Hammoud avec les Forces de liaison. 254


Deux miracles et la bénédiction de l’imam Neuf mois après le déclenchement de la guerre civile, les confrontations sur différents axes se transformèrent en incursions et invasions mutuelles dans lesquelles chaque partie cherchait les points faibles sur les fronts de l’autre pour tenter de grignoter sur son territoire et de crier victoire. Les camps adverses jetaient leurs forces dans la bataille, essayant de modifier les lignes de démarcation et de les transformer en « frontières internationales » délimitant les différents « Etats » voisins au sein d’un même pays. Une fois les divers « Etats » délimités, on passait à l’étape du « nettoyage » afin de débarrasser cet « Etat » des éléments, groupements et îlots ennemis, qu’ils soient religieux, confessionnels, nationalistes ou idéologiques. « Qui sait ? Cette affaire pourrait conduire à une troisième guerre mondiale. C’est que le Liban est au centre de la question du MoyenOrient qui a été la préoccupation du monde quatre siècles durant. » Kamel ne put s’empêcher de rire en entendant cheikh Pierre Gemayel parler ainsi à la radio. C’était là un raisonnement « impérial » qui s’adaptait difficilement à ces camps de miséreux. Comment le monde entier pouvait-il évoluer autour d’un pays dont plus de la moitié de la population vivait en-dessous du seuil de pauvreté, comme l’avait affirmé le fameux rapport de la mission AirFed ? A la faveur d’une accalmie sur les fronts, le Comité de coordination réussit à retirer les éléments armés de Horch Tabet, ce qui donna à Kamel la possibilité de sortir de la région pour aller voir ses parents et refaire le plein de médicaments au dispensaire Naqaha avant de revenir à Borj Hammoud. Son frère Mohammad le prévint de la gravité de la situation dans les régions encerclées, mais il insista pour revenir. Il ne pouvait abandonner ces milliers de gens à leur sort. Tous les médecins avaient quitté la région dans laquelle il ne restait plus que l’hôpital des Déshérités de l’imam Moussa Sadr, avec à l'intérieur un seul chirurgien. Puis les évènements se succédèrent : les Phalanges prennent le camp de Dbayeh et le nettoient des éléments armés. Des rumeurs se 255


répandent à Nabaa sur des dizaines de morts tombés dans la région. Le lendemain, les Forces communes attaquent les villages de Damour et de Naameh et y commettent des massacres, tuant des dizaines et poussant des milliers à fuir pour venir grossir les rangs des déplacés. S’ensuit alors une succession sanglante d’attaques et de représailles : les forces des Phalanges et du Parti Patriotique Libre connus sous le nom des Ahrar occupent la région des abattoirs, de la Quarantaine et du quartier Charchabouk dans lequel est né le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah. Nasrallah fréquentait à l’époque la mosquée « Usrat Attaakhi »23 où officiait l’ayatollah Sayyed Muhammad Hussein Fadlallah. Ce jour-là, des dizaines de rescapés des massacres déferlèrent à Nabaa. Les journaux publièrent plus tard des photos des tueries, mais Kamel n’avait pas besoin de ces preuves pour deviner la barbarie dont les humains étaient capables. Une camionnette arriva, transportant un tas de cadavres défigurés. Il compta parmi eux les cadavres de sept membres de la même famille, les Zaaitir, tous liquidés à bout portant par une balle dans l’œil. Les traces noires étaient bien visibles sur les orbites brûlées et les crânes étaient fracassés. Puis les blessés et les déplacés commencèrent à arriver par dizaines. Kamel dut leur ouvrir des appartements désertés dans l’immeuble du centre médical pour les accueillir. Il put ainsi assurer environ trente lits supplémentaires pour les blessés. Le journal al-Aamal, porte-parole du parti des Phalanges, avait publié quelques jours auparavant un article qui augurait de ces massacres. Il y annonçait « le début de la guerre de libération libanaise, la guerre de libération de la volonté et de la patrie, et de la démilitarisation totale du littoral du Metn nord ». Ce que le journal n’annonçait pas, c’était que la région allait être nettoyée également de ses habitants. Kamel continuait à cette époque-là à faire le va-et-vient entre le dispensaire, le camp de Tall el-Zaatar et le centre de Nabaa et BourjHamoud lorsque les conditions de sécurité le permettaient, enchaînant le travail à un rythme exténuant. Il examinait par jour environ soixante blessés et malades. Suite à la chute de Damour et de Naameh, les menaces d’invasion du camp de Tall el-Zaatar et de Nabaa 23

Usrat Attaakhi ou la famille de la fraternité.

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s’intensifièrent jour après jour. Puis, le 11 mars 1976, survint le coup d’Etat du brigadier Aziz el-Ahdab, commandant de la Place militaire de Beyrouth, qui décrèta unilatéralement la loi martiale, déclara l’état d’urgence et réclame le départ du président et du Premier ministre. Ce fut le coup de grâce pour l’institution militaire officielle, signant sa dislocation, déjà bien entamée. Avant cela, les militaires « musulmans » ainsi que la majeure partie du commandement avaient rejoint les rangs de l’« Armée du Liban Arabe », alors que les militaires chrétiens avaient regagné leurs casernes, de Jounieh à Fayadiyé en passant par l’école Militaire, et jusqu’au « Passage du bon mur » à la frontière avec Israël. Le coup d’Etat eut pour conséquence d’ôter tout rôle à l’armée en tant qu’institution officielle patriotique et de libérer les diverses milices des deux bords d’un poids qui mettait un frein, bien qu’uniquement moral, à leurs ambitions. Le premier résultat immédiat ne se fit pas attendre : les passages furent fermés entre Nabaa et Tall el-Zaatar. Les milices étaient à présent les seuls maîtres de la situation et se faisaient face, sans aucune intervention possible de l’armée qui séparait auparavant les combattants et faisait office de tampon entre les factions en guerre. Kamel se retrouva bloqué à Nabaa, dans ce quartier qui ne dépassait pas un kilomètre de longueur et dont les immeubles délabrés s’enchevêtraient et s’imbriquaient, séparés par des passages de moins d’un mètre de largeur. Les habitants s’entassaient les uns au-dessus des autres, dans une promiscuité étouffante. Les familles chanceuses occupaient des appartements exigus. C’étaient des familles de pas moins de huit personnes, pour des appartements ne dépassant pas cinquante mètres carrés de superficie. Quant aux familles moins chanceuses, elles se débrouillaient comme elles pouvaient dans une seule pièce. En fait, les habitants passaient le plus clair de leur journée à l’extérieur, dans les ruelles entrelacées et sales. Avec les bombardements, ils durent se cantonner à l’intérieur. Mais les enfants, ignorant le danger, continuèrent à fuir ces cages étriquées pour jouer librement dehors. Aussi, la plupart des victimes étaient des enfants. Malgré cela, Nabaa restait relativement en sécurité : le quartier était protégé par un accord passé entre les leaders arméniens et le commandement des Forces communes afin de garder les régions à majorité arménienne à l’écart des affrontements. Grâce à cet accord, Nabaa n’était pas coupé de son entourage. Il n’y avait pas de lignes de démarcation ou de fortifications qui le séparaient de Sin el-Fil et Borj 257


Hammoud. Les Arméniens gardaient leur neutralité dans le conflit. Un camarade raconta qu’une délégation arménienne vint un jour au siège de Front se plaindre de harcèlement. « Le groupe de Sotian Ali ne respecte pas l’accord et nous menace constamment », dit l’un des membres de la délégation. Ne comprenant pas au juste de quel groupe il s’agissait, le camarade du Front demanda : « Qui est ce groupe de Sotian Ali ? » « Leur chef s’appelle Safouan », répondit l’Arménien. En entendant le nom du chef, le camarade devina qu’ils parlaient, avec leur accent si particulier, d’une petite milice locale, « Fetyan Ali » ou les jeunes d’Ali. Avec la détérioration de la situation, les accords et les alliances commencèrent à changer, notamment après le 12 février de cette année-là, date à laquelle le président Frangié et le président du Conseil des ministres Rachid Karamé signèrent au cours d’une visite en Syrie l’« accord de Damas ». Dix jours après la signature, le leader druze Kamal Joumblatt, chef du Mouvement national, rejetta publiquement l’accord, suivi par la Résistance palestinienne, bien que sans le déclarer formellement. Le parti arménien Tachnak se départit alors de sa neutralité et s’engage dans le combat aux côtés des Forces Libanaises. Nabaa et sa région se retrouvent exposées et les habitants commencent à fuir par centaines, cherchant refuge où ils pouvaient. Les médecins désertent à leur tour l’hôpital des Déshérités. Lorsque le dernier chirurgien se retire, Kamel prend sa place, bien qu’étant pédiatre. C’est que la situation imposait ses dures réalités, et l’hôpital était plus grand et mieux équipé que le dispensaire, où Kamel ne travaillait plus que deux jours par semaine. Un jour, une roquette explose dans le quartier de Sekket Farhat, fauchant la vie de plusieurs morts et faisant plus de quarante blessés. Les morts sont enterrés sur le champ, le réfrigérateur de la morgue étant en panne. Quant aux blessés, ils sont transportés les uns après les autres à l’hôpital où ils sont entassés dans les chambres et le long des couloirs. Kamel accourait d’un lit à un brancard, bandant des plaies, prodiguant des soins. Il travailla sans relâche pendant plus de neuf heures d’affilée. Un étau de douleur lui enserrait le dos : son hernie

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discale se rappelait à lui, lui intimant de reposer un peu son corps. Il tenta de la calmer avec un analgésique, mais la douleur s’intensifia. Il alla dans son bureau et s’allongea sur le dos. Il commençait tout juste à se relaxer lorsque le plafond s'ébranla subitement au-dessus de sa tête. L’énorme cadre en bois dans lequel trônait le portrait de l’imam Moussa Sadr, le fondateur de l’hôpital, se décrocha et atterrit sur son visage, puis il sentit des pierres et des bouts de béton s’abattre dessus. Il sauta sur ses pieds et accourut à l’extérieur. Son nez saignait abondamment. Il entendit quelqu’un hurler : « C’est une bombe de 150 mm de calibre. Heureusement qu’elle n’a pas explosé ! » La bombe était tombée dans la chambre voisine où elle gisait par terre à l’horizontale comme une baleine échouée, après avoir percé le toit. Un miracle était survenu ce jour-là, ou plutôt deux : la bombe n’avait pas explosé et le portrait dans son cadre de bois avait protégé la tête de Kamel. Il était chanceux de s’en tirer ainsi avec un petit saignement du nez… et la bénédiction de l’imam.

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Les flammes de la vengeance… et leurs victimes « Les flammes de la vengeance rendent aveugle. » Un dicton qu’il avait souvent entendu dans son enfance. Les vieillards de Khyam le répétaient, accompagné d’histoires étranges : quelqu’un tuait son frère, croyant se venger de son ennemi. Un autre tuait son père, le prenant pour un adversaire. Un autre encore brûlait la maison de son voisin pour prendre sa revanche d’un mal qu’il lui avait fait, et les flammes gagnaient sa maison à lui. Histoires sans doute exagérées, pour donner plus de force à la parabole. Kamel ne s’était jamais imaginé que la fable deviendrait pour lui une réalité qui manquerait de l’emporter. Il en faisait encore des cauchemars. Un soir, vers la fin de l’année 1975, alors que la région de Nabaa, Borj Hammoud, Sin el-Fil et les camps de Jisr el-Bacha et Tall elZaatar était assiégée et que les bombardements faisaient rage, Kamel partageait un dîner frugal de lentilles et de viande en conserve avec le responsable du Front démocratique à Nabaa, connu par son nom de guerre Ramzi Rabah, le commandant militaire Abou Khaled et Abou Taysir, un membre du Parti social nationaliste syrien. Abou Taysir était un intellectuel septuagénaire qui possédait une longue et riche expérience de militant politique. Ils étaient assis au poste du Front démocratique lorsqu’un camarade fit irruption dans la pièce, essoufflé. Il n’attendit même pas de reprendre son souffle et leur raconta d’un trait qu’il était de garde à Sin el-Fil, au barrage du quartier Sekket Farhat qui jouxtait le quartier arménien de Borj Hammoud, lorsque deux hommes portant des blouses blanches d’infirmiers s’approchèrent. Ils expliquèrent qu’ils travaillaient à l’hôpital orthodoxe, sortirent des cartes certifiant cela et déclarèrent vouloir s’enquérir d’une malade qui avait été transportée la veille à l’hôpital. Les gardes postés au barrage eurent des doutes et leur demandèrent de les accompagner au poste du Front démocratique pour s’assurer de leur identité. A peine avaient-ils fait quelques pas que l’un des deux prétendus infirmiers fit volte-face et se mit à courir en sens inverse, revenant par le même chemin. Les éléments armés au barrage tirèrent sur lui, il chancela et tomba dans la bande à découvert qui s’étendait entre leur barrage et celui des Phalanges. Le second infirmier attendait 261


toujours à l’extérieur du poste. Abou Khaled ordonna d’aller le chercher. Quelques instants plus tard, ils entendirent des coups de feu. Puis les tirs devinrent plus nourris. Quelques balles ricochèrent même sur la porte de leur chambre. Abou Khaled se leva en brandissant son pistolet, entrouvrit la porte et jeta un coup d’œil à l’extérieur. Il vit deux corps gisant par terre, inanimés. L’un deux était le prétendu infirmier, l’autre Boumediène, l’officier des armes. Entretemps, les gardes avaient accouru, alertés par les coups de feu. Ils contemplèrent la scène, ébahis. Un des éléments armés raconta ce qui s’était passé. Ils avaient décidé d’escorter l’« infirmier » au premier étage du bâtiment. Ils étaient arrivés au niveau de la chambre de l’officier des armes, qui donnait sur la pièce où Abou Khaled dînait avec Kamel, lorsque l’« infirmier » sortit un pistolet caché sur lui et tira sur l’officier, croyant sans doute qu’il était le commandant militaire. Les combattants le tuèrent. Kamel s’approcha de Boumediène et l’examina : il était mort. La balle lui avait percé directement le front. Le prétendu infirmier était apparemment un tueur professionnel. Abou Khaled fulminait et invectivait les combattants. « Vous l’arrêtez, puis vous l’amenez au commandement sans même le fouiller ? Vous n’allez pas vous en tirer à bon compte. » Il leur ordonna d’emporter les deux cadavres, de fouiller les poches et les habits de l’infirmier et de lui ramener tout ce qu’ils trouveraient à son bureau. Ramzi, Abou Taysir et Kamel revinrent à la chambre, pestant contre la stupidité des combattants qui avait causé la mort de Boumediène. Une mort bête, pour rien. Ramzi raisonnait à voix haute : « Nous ne pouvons plus interroger l’infirmier sur la mission qu’il était censé accomplir avec son camarade, mais ce n’était certainement pas une mission ordinaire. Ou bien alors ils étaient encore plus stupides que certains de nos combattants et ils ont pensé que les cartes de l’hôpital leur suffisaient pour passer le barrage. » Dix minutes à peine s’étaient écoulées que les portes de l’enfer s’ouvrirent autour d’eux. Leur poste était pris d’assaut et des rafales violentes de balles s’abattaient sur eux sans relâche, atteignant même leur chambre. « Les Phalanges nous attaquent », hurla Ramzi. Il poussa Kamel par terre, alors qu’Abou Taysir trouvait refuge dans un coin, près de la fenêtre donnant sur la rue. « Nous devons trouver 262


moyen de quitter rapidement la chambre, dit Ramzi, elle est trop exposée et ils peuvent tirer des roquettes RPG sur nous. » « Un instant », dit Abou Taysir qui se tenait debout dans son coin. Il tendit prudemment le cou, scrutant la rue par la fenêtre, puis il poussa un cri de soulagement : « Ce sont nos camarades, ce sont les véhicules du Front, je les vois. Je reconnais les uniformes de nos combattants. » Il s’enhardit à cette découverte et s’approcha de la fenêtre, mais il fut accueilli par des tirs de toutes sortes de fusils. Il se jeta par terre et rampa vers Kamel. Il était blessé à la joue gauche et saignait. Kamel lui prit la tête entre ses mains, l’entoura de ses bras et examina la blessure : l’entaille était superficielle, la balle avait juste frôlé la peau. Il le tranquillisa, mais Abou Taysir le fixait d’un air hagard. « Ce sont nos camarades, répétait-il, pourquoi diable est-ce qu’ils tirent sur nous ? » Ramzi sortit en coup de vent, comme sous le coup d’une impulsion subite. Ils entendirent ses pas dans la chambre voisine. « Hey les amis ! C’est moi, Ramzi… » Une rafale de mitraillette couvrit sa voix. Kamel essayait de raisonner, cherchant une explication à cette situation absurde. « Est-ce que les deux infirmiers avaient été envoyés en mission de reconnaissance ? Les combattants à l’extérieur étaientils des phalangistes déguisés en éléments du Front ? Est-ce qu’ils auraient également pris leurs véhicules militaires ? » Il n’entendait plus la voix de Ramzi. Il crut qu’il était mort. « Ramzi… Ramzi… », hurla-t-il. Abou Taysir se leva à son tour et se précipita vers la chambre voisine. Kamel lui emboîta le pas. Les tirs pleuvaient de plus belle lorsqu’ils entendirent Ramzi crier : « Ce sont nos camarades, je les ai vus. N’ayez pas peur. » Kamel se souvint qu’il y avait un téléphone dans la chambre de l’officier des armes. Il accourut dans la pièce et leva le combiné : ils n’avaient pas coupé la ligne. Il composa à la hâte le numéro du centre médical. Imad Charara répondit. Reconnaissant la voix de Kamel, il s’exclama : « Où es-tu ? » « Je suis au poste du Front, répondit Kamel, les camarades nous attaquent, ils tirent sur nous… ». Imad l’interrompit : « C’est impossible, le poste a été occupé par les Phalanges, ils ont tué tout le monde. Et maintenant, les combattants 263


l’encerclent, ils vont donner l’assaut d’un moment à l’autre à coups de roquettes RPG. » « Mais nous sommes à l’intérieur, hurla Kamel. Il y a juste moi, Ramzi et Abou Taysir. Personne n’a occupé le poste. » Il raccrocha. Les tirs s’intensifiaient. Il expliqua la situation à Ramzi. « Ce sont bien les camarades, ils croient que les Phalanges ont occupé le poste après la mort de Boumediène. J’ai contacté le dispensaire. Ils vont tout leur expliquer, ce sera fini dans quelques minutes. » Il s’avéra qu’il se faisait des illusions : plus de vingt minutes plus tard, l’assaut était toujours en cours. Dans les rares instants d’accalmie, les combattants à l’extérieur les abreuvaient d’injures et de menaces : « Fils de p…, vous êtes faits comme des rats, vous ne sortirez jamais vivants de là. Nous allons jeter vos cadavres aux chiens… » « Allons nous cacher dans le grenier, le temps qu’ils réalisent leur erreur », suggéra Ramzi. « Sortons plutôt sur le toit, riposta Abou Taysir. Ils nous verront à découvert et nous reconnaîtront. De plus, ils ne pourront pas nous viser facilement. » Ils montèrent au toit. Un parapet séparait les dernières marches du toit voisin. Ramzi les devança. Il se haussa légèrement pour jeter un coup d’œil de derrière le parapet, puis se baissa et revint en hâte vers eux. « Il y a deux combattants, l’un d’eux a un RPG sur l’épaule, je crains qu’il ne lance une roquette sur nous avant même d’entendre nos voix. Il m’a semblé tout jeune. » Ils dévalèrent les escaliers. Ramzi portait sa kalachnikov en bandoulière, le canon vers le bas. La mitraillette déchargea subitement une rafale de balles. Ramzi hurla de douleur et faillit tomber. Kamel se précipita pour le soutenir. Abou Taysir l’aida à le porter jusqu’à la cage des escaliers. Il saignait du pied droit. N’ayant pas son bistouri, Kamel déchira la jambe du pantalon avec ses mains et ses dents. L’une des balles avait sans doute sectionné une artère, parce que la blessure saignait abondamment. Ils le transportèrent jusqu’à la chambre de l’officier des armes qui était à l’abri des balles. Il leur fallut quelques instants pour reprendre leur souffle. Abou Taysir se leva soudain. « C’est quoi ce cirque ? ditil avec véhémence, nous n’allons pas rester ici et mourir enterrés sous les décombres avant qu’ils ne découvrent leur bévue. » 264


Il se dressa, le torse droit, la tête haute, et sortit. Kamel se précipita dans la pièce voisine pour voir de la fenêtre ce qui allait se passer. Il gardait les yeux braqués sur l’entrée. Il entendit Abou Taysir les appeler : « Les camarades ! Je suis… » Sa voix fut couverte par une rafale de mitraillette. Ils ne lui avaient pas laissé le temps d’arriver à la porte du poste. « Est-ce qu’ils l’ont tué ? » demanda Ramzi. Kamel ne pouvait pas savoir ; il n’avait même pas pu le voir. Ramzi serra les dents, déterminé à sortir de cette situation incroyable, et se leva malgré sa blessure. « Si ces imbéciles ne me reconnaissent pas moi, alors qu’ils me tuent, tant pis », dit-il. Il descendit les escaliers en se tenant la jambe blessée avec les deux mains. Kamel n’entendit pas sa voix, mais il le vit passer la porte d’entrée et s’avancer vers eux, les bras ouverts. Arrivé au milieu de la route, il cria de sa voix tonnante : « Camarades… » Kamel retint sa respiration et ferma les yeux pour ne pas le voir tomber sous les balles. Abou Taysir n’était pas réapparu, et maintenant Ramzi… Aucun son ne lui parvint. Le temps resta comme suspendu pour quelques secondes qui lui semblèrent interminables. Puis des exclamations fusèrent. Il ouvrit les yeux, n’osant pas y croire : des dizaines de combattants traversaient la rue et accouraient vers Ramzi, le portaient en triomphe. Ils l’avaient reconnu. Kamel descendit les escaliers à son tour. Abou Taysir gisait dans une flaque de sang, le corps criblé de balles. Une fin bien triste pour un grand militant et intellectuel qu’il avait été. Kamel n’avait même pas besoin de l’examiner pour s’assurer. Il s’assit par terre, le prit dans ses bras et retint à grand-peine ses larmes. Un camarade expliqua plus tard : « On nous avait dit que le poste du Front était tombé et que les Phalanges l’avaient occupé et avaient tué tout le monde. Les factions ont alors réuni des combattants, nous avons encerclé le poste en jurant de ne laisser personne sortir vivant. Nous étions déterminés à prendre notre revanche. Comment pouvionsnous savoir que c’étaient là des rumeurs ? » La rumeur en temps de guerre s’impose aux esprits avec l’évidence de la vérité, et «les flammes de la vengeance rendent aveugle », comme disaient les vieillards de Khyam. 265



Ils tuent même les enfants Le début de l’été 1976 avait connu une relative accalmie qui avait duré plusieurs semaines sur les fronts de Nabaa, Jisr el-Bacha et Tall el-Zaatar. Les volontaires profitèrent de cette trêve pour assurer des vaccins aux enfants et organiser des campagnes de propreté et de sensibilisation à l’hygiène. Un groupe de filles et de garçons s’affairèrent à distribuer des tracts aux habitants du quartier, leur recommandant de bouillir l’eau avant de la boire à cause de la pollution, de bouillir les biberons pour protéger les bébés des maladies infectieuses qui se propageaient, et les encourager à garder les rues propres. Une équipe de volontaires se proposa même de balayer les rues devant les maisons et les immeubles, dans l’espoir que les habitants se joignent à eux dans leurs efforts. Mais au lieu de cela, certaines ménagères attendaient leur passage pour leur lancer leurs sacs à ordures. Devant cette transformation des jeunes volontaires en ouvriers de la municipalité, les combattants décidèrent d’intervenir en force et de faire circuler des patrouilles chargées de maintenir de force la propreté publique dans les rues. Kamel était réticent à ce moyen de « persuasion », mais il dut accepter à contrecœur : la société civile ne peut se forger en quelques semaines, et il est nécessaire parfois de brûler les étapes. Cette période de calme relatif fut marquée par l’arrivée d’une équipe de médecins français de l’organisation Médecins Sans Frontières. L’équipe était dirigée par Bernard Kouchner, un ami de l’ancien président de l’Ordre des médecins, le professeur Fouad el_Boustani. Il était également un ami personnel de l’imam Moussa Sadr qu’il avait rencontré au cours de l’une de ses visites à Paris, et s’était joint au Mouvement des opprimés que l’imam avait fondé. Des rapports de confiance s’établirent dès la première semaine entre Kamel et l’équipe de Médecins Sans Frontières. Il se sentait surtout proche de Bernard Kouchner. Il offrait à ses yeux l’image du médecin engagé, militant pour une cause humanitaire, loin de toute considération politique. Il se déplaçait dans cette vaste « terre négligée des pauvres », comme il le disait lui-même, errait d’un continent à 267


l’autre pour offrir son aide. Il n’avait pas choisi de venir au Liban par hasard. Il avait beaucoup lu à propos de ce pays et connaissait de nombreuses familles libanaises qui vivaient en France. Il compatissait aux souffrances qu’endurait le peuple de ce pays, considéré comme la capitale de la culture au Moyen-Orient. Kamel ne fut nullement surpris plus tard lorsque Bernard Kouchner fut nommé président de Médecins sans frontières, puis plus tard secrétaire d’Etat chargé de l’action humanitaire, ministre de la Santé et enfin ministre des Affaires étrangères. Lorsqu’il le rencontra au Liban pour la première fois, il ne lui vint même pas à l’esprit que ce médecin à la fougue communicative allait l’aider à sauver des centaines de blessés, en les accueillant dans des hôpitaux en France. En présence de l’équipe française, Kamel redevint l’étudiant en médecine qu’il avait été, observant attentivement les opérations chirurgicales qu’il pratiquait aux blessés, essayant autant que possible d’apprendre. Il savait bien que les médecins étaient là pour une période déterminée et que leur présence restait tributaire de la situation dans le pays, situation qui pouvait changer d’un moment à l’autre. Après tout, la chirurgie était la spécialisation vers laquelle il aurait aimé s’orienter à l’origine, si ce n’était la crainte de devoir renoncer à l’action sociale et civile qui le passionnait. Il réussit en un temps record à assimiler un certain nombre d’interventions chirurgicales, notamment pour extraire des balles ou des éclats d’obus de la poitrine, et même des poumons. Quant à ceux qui étaient atteints au cœur, il ne restait plus qu’à invoquer le ciel pour eux. Restait un problème de taille à régler : les interventions chirurgicales nécessitaient un anesthésiste. Dans la situation précaire où ils étaient, Kamel ne s’embarrassa pas pour demander à Abdo, le responsable de la sécurité de l’hôpital, d’assister le médecin français dans ses opérations et d’apprendre autant qu’il pouvait afin de pouvoir se charger lui-même à terme de l’anesthésie. Le visage d’Abdo s’éclaircit de joie lorsqu’il se vit confier cette mission. Il possédait en fait beaucoup d’intelligence et de finesse, en plus d’un sens de l’observation extrêmement pointu. C’était probablement pour ces mêmes qualités qu’on avait choisi de le charger de la sécurité. Kamel craignait que l’anesthésiste français ne se moque de son choix. Ce n’était pas chaque jour qu’on voyait un agent de sécurité armé d'une kalachnikov se transformer en un médecin maniant la seringue. Au

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lieu de cela, l’anesthésiste le tranquillisa et lui dit : « Ne crains rien, je vais lui apprendre à procéder de manière à ne pas les tuer. » Les traits de ce médecin restent gravés dans la mémoire de Kamel. Comment avait-il bien pu oublier son nom ? C’était un rêveur comme lui, qui avait la certitude absolue qu’un responsable de sécurité à qui sa fonction dictait souvent de tuer, pouvait effectivement devenir un ange sauveur. Ils avaient tous deux raison, parce que ce rêve s’est réalisé : Abdo devint après la fin de la guerre responsable des urgences à l’hôpital de l’Université américaine de Beyrouth. Le mois de juin tirait à sa fin lorsque les fronts s’enflammèrent d’un coup, et la banlieue nord-est de Beyrouth se transforma en enfer : les roquettes explosaient sans relâche, de jour comme de nuit. Une semaine plus tard, le camp de Jisr el-Bacha tombait aux mains des Phalanges qui le proclamèrent zone militaire. Les victimes se comptaient par dizaines. Certains combattants et civils qui avaient réussi à s’échapper et avaient regagné Nabaa, rapportaient des histoires horribles de torture, comme si le but des atrocités commises était de transmettre un message de terreur aux habitants des régions environnantes, surtout le camp de Tall el-Zaatar, leur découvrant le sort qui les attendait. Kamel se souvient qu’un cessez-le-feu fut proclamé, qui dura deux jours. Bernard Kouchner l’informa alors que l’équipe médicale comptait quitter Nabaa. Cela faisait trois semaines seulement que les médecins français étaient arrivés. Il était prévu qu’ils restent plus longtemps, mais ils avaient été contraints de changer leurs plans avec l’escalade de violence dans le pays : le bombardement violent de Tall el-Zaatar, puis la chute de Jisr el-Bacha, ainsi que les roquettes qui tombaient sur Nabaa et enfin la fermeture de l’aéroport suite au bombardement d’un avion de la MEA, la compagnie aérienne libanaise, dont le pilote avait été tué. L’ombre de la mort planait partout, du nord au sud. « Est-ce que vous pouvez nous laisser quelques équipements et des médicaments ? demanda Kamel à Bernard Kouchner. Nous sommes en état de guerre, comme vous voyez, et nous manquons de tout. » « Les équipements sont entièrement à vous, ainsi que les médicaments, répondit Kouchner sans hésitation. Nous n’emporterons rien avec 269


nous. Et si la guerre continue, j’essaierai de revenir avec plus d’équipements. » Puis il ajouta : « Je crois que tu aurais besoin d’un congé pour soigner cette hernie discale. Je t’ai bien vu, tu ne peux pas passer toute ta vie à examiner des malades adossés au mur. Nous avons en France des hôpitaux spécialisés pour cela, tu n’as qu’à venir chez nous. » Kamel fut touché par cette marque d’attention et d’amitié que lui manifestait le docteur français. Il essayait autant que possible de cacher ses maux de dos ; il était incongru pour un docteur de tomber lui-même malade. Mais ce militant humaniste avait tout deviné. « Une hernie discale, ce n’est pas bien grave, répondit Kamel en riant, le plus important, c’est qu’ils ne parviennent pas à briser le dos du pays. » Kamel fit ses adieux à l’équipe française et regarda leur convoi s’éloigner et quitter Nabaa. Il sentit une profonde solitude retomber sur lui, et sur des milliers autour de lui. Il ne lui restait plus qu’Abdo et quelques volontaires pour faire face aux ravages de la guerre. « Les hommes meurent pour une cause, mais les enfants, pourquoi meurent-ils ? » Cette question le hantait comme un rocher accroché au-dessus d’un précipice. Il croyait que la vie allait s’écrouler autour de lui alors qu’il regardait Ali agoniser dans ses bras. C’était un garçon de neuf ans à peine, des mèches noires en broussaille lui couvraient le front, et il crachait du sang, luttant pour respirer. Une balle de franc-tireur l’avait atteint à la poitrine, avait transpercé ses côtes et s’était logée dans son poumon gauche. Son père l’avait porté à l’hôpital en courant. Il le serrait fort contre lui, comme s’il voulait lui donner son cœur. Le père et le fils étaient couverts de sang. Kamel avait porté l’enfant en courant à la salle d’opérations. « Vite Abdo, l’anesthésie… » Il palpa la poitrine de l’enfant, il pouvait presque toucher la balle du doigt. Il lui fallait à tout prix la sortir du poumon et tenter d’arrêter l’hémorragie. Il se dit que ce n’était qu’une opération comme tant d’autres qu’il avait déjà effectuées, cherchant à se donner un peu de courage. Mais lorsqu’il tint le scalpel et l’enfonça dans la chair de l’enfant, il sentit que la lame pénétrait dans son corps à lui. L’opération dura plus de quatre heures. Quatre longues heures, durant lesquelles il tenta d’utiliser toutes les possibilités que lui offraient les équipements laissés par 270


l’équipe française afin de sauver Ali. Lorsqu’il parvint enfin à retirer la balle, il fut pris de panique : elle ne ressemblait pas aux balles généralement utilisées par les francs-tireurs, elle était plus longue et plus large. Est-ce qu’ils auraient recours à un nouveau genre de munitions ? Il passa la nuit entière au chevet d’Ali. « C’est mon fils aîné, lui expliqua le père. Il jouait devant la maison… » Le reste de l’histoire fut noyé par les larmes. Kamel crut qu’il avait arrêté l’hémorragie, qu’il avait sauvé l’enfant. Mais au petit jour, Ali fut pris d’une quinte de toux. Il toussait et crachait du sang. Des points de suture avaient probablement cédé au niveau du poumon. Kamel se sentait totalement impuissant. «Je ne peux pas combattre les cieux ! » Le matin, le père serra son enfant contre lui. Kamel contemplait la scène, partageant en silence sa douleur. Ils étaient deux cadavres, l’un portant l’autre dans les bras.

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Une vie offerte après la mort Ahmad mon frère Tu es l’adorateur et l’adoré et le lieu de l’adoration Quand vas-tu témoigner Quand vas-tu témoigner Quand vas-tu témoigner ? Mahmoud Darwish Du poème « Ahmad el-Zaatar »

On l’appelait « le triangle de la résistance ». Il comprenait Jisr elBacha, Nabaa et Tall el-Zaatar. Kamel avait vu les côtés du triangle tomber l’un après l’autre. D’abord Jisr el-Bacha en juin. Le camp avait tenu neuf jours, résistant à un assaut impitoyable dans lequel furent utilisées toutes sortes d’armes : roquettes, canons de chars, artillerie lourde de 155 mm de calibre… Les habitants fuyaient par vagues successives et se réfugiaient à Nabaa. L’électricité était coupée, l’eau se faisait rare et les camions de ravitaillement étaient stoppés aux barrages et leur chargement confisqué, en violation totale des accords signés. Il ne faisait aucun doute que la région de Nabaa serait la suivante. Il était impossible, à moins d’un miracle, de tenir face aux attaques, non parce que la résistance était affaiblie, ni parce que les milices des Phalanges, Ahrar ou des Gardiens du cèdre étaient puissantes, mais parce que l’adversaire était à présent à l’intérieur. Les accords étaient tombés, les alliances s’étaient défaites, et il n’était plus possible de masquer les fossés qui s’étaient creusés et qui s’élargissaient jour après jour. La région était soumise à une campagne qui visait ouvertement à la vider de ses habitants, sous le slogan : « Sauvez votre peau, sauvez vos enfants ». Avec l’intensification des bombardements et des tirs de francstireurs et l’augmentation du nombre de blessés, la gale et les poux se 273


répandirent, alors que les antibiotiques vinrent à manquer. La situation ne s’améliora qu’avec l’arrivé de Jean Hoefliger, représentant du Comité international de la Croix-Rouge, à la tête d’une équipe de l’organisation internationale. Kamel lui fit visiter le centre médical et l’hôpital. A la fin de leur tournée, Hoefliger lui remit plusieurs caisses remplies de médicaments. Quatre jours plus tard, il lui rendit visite de nouveau, portant encore des caisses de médicaments demandés par Kamel. Bien que neutre politiquement, Hoefliger ne cacha pas sa compassion envers les habitants de Nabaa lorsqu’il vit les conditions dans lesquelles ils vivaient. Il discuta avec Kamel de ce qui s’était passé à Jisr el-Bacha après sa chute. Il avait contribué avec son équipe à l’évacuation d’une partie des habitants du camp de réfugiés, et il parlait de ce dont il avait été témoin en réprimant une sourde colère. « Je vois que vous travaillez seul dans une région surpeuplée, dit-il à Kamel. Mais vous ne travaillez pas en vain, ces milliers de personnes ont réellement besoin de vos soins. Soyez certain que je vous aiderai autant que je peux et autant que les circonstances le permettent. » Kamel apprit plus tard que Hoefliger avait donné une conférence de presse dans laquelle il avait parlé du calvaire enduré par les habitants de Nabaa et de Tall el-Zaatar, comment ils mouraient par manque de ravitaillement, d’électricité, d’eau, bref en l’absence des nécessités les plus élémentaires pour la survie. Il insista particulièrement sur le fait que la plupart des blessés et des victimes étaient des femmes et des enfants, libanais et palestiniens. Kamel reprit courage après la visite de Hoefliger. Assiégés dans des conditions de vie atroces dans leur réduit, ils avaient besoin d’entendre une voix de l’extérieur les soutenir, sympathiser avec eux et faire connaître au monde leur souffrance. Les rumeurs persistantes sur la chute probable de Nabaa réussirent à pousser un certain nombre d’habitants à fuir, et quelques associations civiles à suspendre leurs activités. Mais la campagne coordonnée visant à vider la région en prélude à son invasion ne commença réellement qu’au milieu de juillet. Kamel se souvient encore qu’il se tenait avec Abou Khaled Ghandour à l’entrée du siège du Front démocratique. Il devait être cinq heures du soir et ils discutaient tranquillement avec Imad Charara, un volontaire, debout sur le trottoir d’en face. De là où il était, Imad était visible du camp Sis. Une balle de franc-tireur tirée du camp l’atteignit à la tête. Il 274


tomba à terre, baignant dans son sang. La région où ils se tenaient était à découvert : il n’y avait pas de lignes de démarcation qui la séparaient des régions à majorité arménienne, ni de sacs de sable empilés pour la protéger. Dans le sillage de la chute de Jisr el-Bacha, les phalangistes avaient attaqué les régions arméniennes pour empêcher le ravitaillement de la population de Nabaa, et s’étaient heurtés à une résistance farouche des éléments du Hinchak, le parti arménien de gauche. Avec le tour que prenait la situation, Nabaa se retrouvait exposée. La guerre s’était déplacée à l’intérieur. Le commandement du Front démocratique envoya un message annonçant que « les extrémistes du Tachnak ont ouvert les régions arméniennes aux forces des Phalanges et des Ahrar, et combattent à leurs côtés ». En une nuit, les civils furent évacués des quartiers faisant face aux régions arméniennes et transportés vers des quartiers plus en sécurité. La notion de sécurité restait cependant bien relative : s’ils étaient à l’abri des francs-tireurs et des enlèvements, ils restaient vulnérables aux bombardements qui se poursuivaient sans relâche. On érigea à la hâte des remblais de sacs de sable pour protéger les mouvements des combattants. Les maisons situées sur les nouvelles lignes de démarcation se transformèrent en barrages et fortifications qu’on ne pouvait atteindre que par des fentes pratiquées dans les murs. Les frontières de Nabaa se resserraient sur ses habitants qui se retrouvaient à l’étroit. La mission médicale dut ouvrir des appartements abandonnés par leurs locataires avec l’espoir de revenir un jour. Elle ouvrit également des appartements vides à proximité du dispensaire et de l’hôpital pour pouvoir recevoir un plus grand nombre de blessés. Un tailleur qui habitait dans le voisinage de l’hôpital vint faire ses adieux à Kamel avant de quitter. « Docteur, les trous rapiécés sont à présent plus larges que l’habit. J’ai laissé ma machine à coudre dans mon échoppe. Voici la clé, n’hésite pas à l’utiliser si elle peut t’être utile. » Qu’est-ce qu’une machine à coudre pouvait bien faire contre les plaies béantes ouvertes dans les corps et les âmes ? Paradoxalement, les habitants de Nabaa se mirent à cette époque-là à suivre avec beaucoup d’intérêt les négociations entreprises par l’émissaire de la 275


Ligue arabe Hassan Sabri Khaouli, de la même façon que les habitants de Beyrouth suivaient de près les bulletins de Charif el Akhaoui. C’est que les négociations étaient semblables aux routes ; comme elles, elles changeaient d’un moment à l’autre. Viables un instant, coupées un autre. Leur sort dépendait de l’issue de ces pourparlers en cours. Les peuples en temps de guerre se raccrochent à un symbole qui cristallise à leurs yeux leur situation. Face aux dangers, ils n’ont pas le loisir d’analyser, ni la patience de tirer des conclusions. Ce qu’il leur faut, c’est un signe, un mot, comme un panneau de signalisation qui leur ordonne de fuir ou de rester. Tout se joue en quelques secondes. Les signaux étaient nombreux, et tous invitaient les habitants de Nabaa à quitter la région. Les lignes de démarcation n’étaient plus très claires et s’imbriquaient de plus en plus, les assauts se succédaient dans les deux sens, les bombardements se poursuivaient sans relâche. Kamel quitta l’hôpital un soir pour aller dormir chez un ami, Hajj Saïd Bazzi. Son ami habitait près du camp Trad, dans un bâtiment contigu au dispensaire où il travaillait le matin. Il ne s’était pas encore assoupi lorsque des détonations résonnèrent dans le camp peuplé de familles de la Bekaa et du Sud. Les coups de feu s’intensifièrent, alors que les hurlements terrifiés des femmes et des enfants s’élevaient dans la nuit. Son instinct lui dit que c’était l’assaut tant redouté. Il jeta un coup d’œil par la fenêtre : il vit des combattants tirer sur un jeune homme qui s’étala par terre, à proximité de l’immeuble où il se trouvait. Le temps pressait, les combattants allaient investir le quartier d’un moment à l’autre, et ils ne prendraient certainement pas de prisonniers. Ce genre d’attaques ne laissait en général dans son sillage que des morts et des mutilés. Sans même réfléchir, Kamel se dirigea vers le balcon arrière adjacent au dispensaire, sauta du premier étage sans même prendre la peine de descendre les escaliers, se faufila entre les bâtiments et s’éloigna. Durant les jours qui suivirent, il perdit totalement la notion du temps. Les blessés arrivaient sans arrêt, de jour comme de nuit, dans un ballet sinistre. Kamel les répartissait selon leurs blessures, aidé par Abdo et Sakina Salameh, la responsable du comité des femmes au Front démocratique. A ceux qui étaient atteints à la tête et qui n’avaient pas perdu connaissance, il se contentait d’administrer des calmants si la balle ou l’éclat d’obus avait transpercé le crâne et que le blessé pouvait encore bouger. Quant aux autres blessés, notamment 276


ceux qui étaient atteints à la poitrine, aux poumons ou aux membres, il les opérait sur le champ. Assisté par son anesthésiste de fortune, il réussit à sauver un certain nombre de blessés et à maintenir des blessés plus graves dans un « état stable », en attendant l’arrivée de la délégation promise de la Croix-Rouge pour les transporter vers les hôpitaux de Beyrouth ouest. Cependant, il n’était pas facile de sortir les blessés. Les Forces communes étaient parvenues au cours d’une attaque à capturer un combattant du camp opposé. Après des négociations ardues, il fut libéré en échange du transport de cinq blessés gravement atteints de Nabaa à Beyrouth ouest. Que signifie sauver la vie d’un homme ? Pas grand-chose. Les êtres humains dans le feu de la guerre ne sont que des nombres, un simple bilan sans visages. On annonce dix morts. Puis le chiffre grimpe jusqu’à quinze. Ou vingt. Ou même trente, qu’importe. On le lit dans les journaux, on l’entend à la radio sans s’en émouvoir : ce n’est qu’un chiffre inoffensif, froid, banal. On ne réalise pas que derrière ce chiffre, il y a quinze, vingt ou trente familles qui ont perdu un être cher, une aile protectrice qui pourvoyait à leurs besoins. Les chiffres sont ce qu’il y a de plus atroce dans la guerre ; ils la déshumanisent et ôtent toute valeur à la vie d’un individu. Les journalistes appelaient quotidiennement pour s’informer du nombre des victimes du jour. Juste un nombre. Nul ne se souciait de savoir si la victime était une fillette, un vieux, un enfant… Qu’il soit venu du Sud ou de la Bekaa, de la Palestine ou de la Syrie, fuyant la misère, à la recherche d’une vie meilleure pour ses enfants… c’étaient là des détails qui n’intéressaient personne. La vie d’un homme avec le poids de son passé, son présent et ses rêves d’avenir, tout cela était réduit à un chiffre nu. Kamel détestait répondre à ces appels de journalistes et les passait systématiquement à Abdo. Peu de gens savent que le sang a une odeur. C’est une odeur familière aux médecins. Elle peut attirer les requins à des kilomètres à la ronde. Un jour où Kamel avait passé de longues heures dans la salle d’opérations, cette odeur prit possession de ses poumons ; elle les satura et reflua sur toutes les cellules de son corps. Il se sentait suffoquer jusqu’à en vomir. Il avait absolument besoin de respirer de l’air frais. Mais où pouvait-il trouver cet air frais ? A force de vivre au milieu de la destruction et de la mort, il en avait même oublié le goût. La désolation régnait sur cette région 277


dévastée. Il demanda à Abdo de lui chercher la bouteille d’oxygène. Quelques bouffées lui feraient du bien. « Nous n’avons plus d’oxygène, docteur », lui répondit Abdo d’un ton las, dénué de toute expression. Kamel crut qu’il allait étouffer. Il sortit précipitamment, fit quelques pas dans les ruelles étroites où résonnaient il y quelques jours encore les rires des enfants et les bavardages des femmes. Elles étaient quasiment désertes à présent. Une troupe de combattants du Front démocratique surgit subitement de nulle part. C’étaient des jeunes à la fleur de l’âge, qui semblaient épuisés. « Il est préférable de ne pas trop circuler docteur, et de rester à l’hôpital, lui dit l’un d’eux. Nous venons de recevoir un message du commandement ; on a observé des regroupements militaires comprenant des blindés. D’après les informations obtenues par le commandement, une invasion est en cours de préparation. Nos positions au Monteverdi ont reçu des renforts, je ne crois pas que ce sera pour eux une promenade. Nous allons résister jusqu’à la dernière balle. Nous n’avons pas d’autre choix. » Le jeune combattant avait prononcé les derniers mots comme pour lui-même, comme s’il tentait de se donner du courage. Kamel rebroussa chemin. « Nous allons résister jusqu’à la dernière balle. » Cette phrase résonnait encore dans ses oreilles. « Et moi, se dit-il, qu’est-ce que je peux faire ? Résister jusqu’au dernier blessé ? » Le commandement du Front l’avait informé que ses frères Amir et Aziz se rendaient chaque jour au poste de Chatila et demandaient à voir le camarade Taysir Khaled et son assistant Fahd pour demander de ses nouvelles. Ils se faisaient du mauvais sang à son sujet depuis que des rumeurs avaient circulé, faisant état de son assassinat. On disait même qu’il avait été lynché. Kamel parla à ses frères à travers la radio du Front et les tranquillisa à son sujet. Il appelait également de temps en temps ses amis du journal As-safir, notamment Talal Salman. Talal était pessimiste. « Les enjeux nous dépassent tous, disait-il. Les fronts des combats s’étendent sur toute la superficie du Liban, du nord au sud, et la capitale est en feu. » Malgré cela, il ne manquait pas de s’enquérir de la situation sur le terrain, de la vie quotidienne des gens à Nabaa. Talal s’était intéressé à la politique à travers le prisme des causes sociales. Des années plus tard, la cause des pauvres et des plus démunis restait primordiale pour lui. Il terminait toujours ses communications avec Kamel par une 278


recommandation : « Prends garde à toi docteur, les autres fronts ont également besoin de toi. » C’est à croire qu’il pressentait le destin inéluctable du triangle de la résistance. Un accord de cessez-le-feu intervint à la fin du mois d’août pour permettre d’évacuer les blessés de Tall el-Zaatar et de Nabaa. Kamel avait une soixantaine de blessés, la plupart dans un état grave. Certains étaient des combattants, et parmi eux Bachar le Syrien, un combattant féroce. Une balle lui avait fracassé le côté gauche de la mâchoire. Kamel avait pu parer au plus pressé, mais son état nécessitait plusieurs interventions chirurgicales et il fallait pour cela le transporter dans un hôpital mieux équipé. Il fut convenu avec la Croix-Rouge de sortir les blessés et les civils graduellement, afin de s’assurer de la bonne exécution de l’accord. La première voiture fut apprêtée. C’était une ambulance qui transportait six blessés, dont Bachar. Elle était accompagnée d’une camionnette dans laquelle avaient pris place des femmes et des enfants, ainsi que trois hommes de plus de cinquante ans. L’ambulance démarra, conduite par un citoyen suisse, avança une centaine de mètres et s’immobilisa à un barrage. Ils s’étaient rassemblés pour observer le convoi, certains d’entre eux étaient équipés de jumelles militaires. Cinq minutes plus tard, des éléments armés surgirent subitement de derrière le remblai de sacs de sable et ouvrirent la porte de l’ambulance. L’un d’eux grimpa à l’intérieur et jeta un premier blessé dehors sur la chaussée, puis un autre encore. Kamel scrutait la scène avec des jumelles. Il crut que son cœur allait s’arrêter tellement il battait fort. Les combattants se jetèrent sur les deux blessés et déchargèrent leurs fusils d’un coup sur eux, sous le regard impuissant et incrédule des ambulanciers. Soudain, Bachar bondit par la porte ouverte de l’ambulance et prit ses jambes à son cou. Il sautait et zigzaguait, essayant d’échapper aux balles qui pleuvaient dans son dos et de regagner Nabaa. Il n’avait plus que trente mètres à traverser lorsqu’il tomba, rattrapé par une balle. Il se mit à ramper, pendant que tous ses camarades hurlaient à pleins poumons, le poussant et l’encourageant de toutes leurs forces. Certains ouvrirent le feu sur le barrage pour tenter de couvrir sa retraite, mais les balles continuaient de pleuvoir sur lui. Quelques secondes encore, puis il s’immobilisa. « Fils de p…, hurla l’un des combattants en fureur, ils sont en train d’achever les blessés ! »

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Le convoi resta immobilisé près d’une heure au barrage avant de pouvoir poursuivre sa route. Ils surent plus tard que les deux autres blessés avaient été liquidés à un autre barrage, et qu’aucun blessé n’était arrivé en vie. Le soir, la radio transmit des déclarations de Hoefliger, dans lesquelles il dénonçait la liquidation des blessés, considérant que c’était « le plus odieux des crimes ». De son côté, la radio des phalangistes mit cet acte sur le compte d’« éléments indisciplinés ». Le cadavre de Bachar resta au beau milieu de la route pendant des jours, sans que personne ne puisse s’approcher pour le retirer. Puis le ventre se gonfla et la peau se fissura. Ce n’était plus un secret pour personne à Nabaa qu’une offensive d’envergure se préparait. Les bombardements violents, les forces militaires massées, tout cela indiquait que le compte à rebours avait commencé. Kamel n’avait qu’un souci : sauver à tout prix les blessés. Il contacta le responsable du parti Baas dans la région pour lui demander de l’aider à transporter les blessés aux hôpitaux de Beyrouth ouest. Par un retournement d’alliance, le Baas syrien avait changé de bord et coordonnait à présent avec les phalangistes et les Ahrar. Il contacta également le responsable de l’hôpital des Déshérités, l’avocat Ali el-Maoula, qui avait de solides amitiés au sein du parti Ahrar, lui demandant de l’aider dans cette mission. Il réussit finalement à envoyer plus de quarante blessés à l’hôpital Orthodoxe et autres hôpitaux à Beyrouth ouest, en fournissant à la plupart d’entre eux des cartes du parti Baas ou du Parti national libéral. C’était le médecin en lui qui le poussait à ces arrangements, prenant le pas sur ses convictions politiques. Du moins, pas la politique dans son sens le plus étriqué où nous la cantonnons d’ordinaire pour la transformer en une sorte de notion sclérosée, imperméable à toute évolution. La politique à l’origine, dans son sens vaste et noble, œuvre au bonheur de l’homme et au bien de l’humanité. Elle défriche donc un espace d’entente où les uns et les autres peuvent se rencontrer autour de buts communs, au-delà des différences d’approches et de moyens pour les réaliser. Si les pourparlers de Kamel avec le camp adverse pouvaient être accusés d’« opportunisme », selon le vocabulaire de cette politique étroite, eh bien il n’y trouvait pas d’inconvénient, malgré la gravité de l’accusation, si cela pouvait contribuer à sauver une vie. 280


Que serait-ce s’il s’agissait de sauver des dizaines de victimes sans défense, de civils broyés dans les rouages de ce conflit ? Sa devise était et resterait toujours « l’être humain d’abord ». C’était ce principe-là qui le guidait dans tout ce qu’il entreprenait. Il était intimement convaincu que le serment d’Hippocrate primait sur tout credo idéologique. Une telle conviction pouvait avoir des conséquences néfastes dans des situations de conflit. Kamel était assis un jour avec des camarades, dont des responsables de sécurité, dans un appartement situé au-dessus du dispensaire, lorsqu’un combattant fit irruption, pointant son pistolet sur eux, et demanda avec rudesse : « Lequel d’entre vous est le docteur ? » Les camarades du commandement militaire sortirent leurs pistolets, mais Kamel leur demanda de ne pas intervenir. « Que veuxtu de lui ? » demanda-t-il au combattant. « Marche devant moi, lui ordonna-t-il, on va aller au dispensaire. » Les camarades tentèrent de s’interposer à nouveau, mais Kamel les en empêcha. Arrivé au dispensaire, il trouva un blessé qui l’attendait : il avait été atteint au coude gauche par une balle qui avait brisé une partie de l’articulation, et il saignait abondamment. Kamel le transporta immédiatement à la salle d’opérations. L’intervention chirurgicale dura près de deux heures, après quoi il sortit et annonça au combattant : « Ton ami va guérir, bien que la balle ait été tirée de près. Que s’est-il passé ? » « J’étais en train de nettoyer mon pistolet, expliqua-t-il, et la balle est partie par accident. Je suis du Parti nationaliste, mais mon ami est responsable au Fatah. Je vous remercie d’avoir pris soin de lui. » Fayez Kinyar, de la délégation médicale, intervint alors dans la conversation pour s’adresser au combattant : « Comment as-tu pu entrer ainsi et menacer le docteur de ton pistolet ? Nous aurions pu te tuer.» « N’ayez pas peur, répondit-il, le pistolet n’est pas chargé, je l’utilisais simplement pour donner le change. » Il leva le pistolet en l’air pour prouver la véracité de ses dires, et pressa sur la gâchette. Un coup de feu partit et des bouts de ciment tombèrent du plafond. Kamel resta interdit, n’en croyant pas ses yeux. Il sentit à ce moment-là que le ciel prenait parfois les hommes sous son aile. Durant les derniers jours avant l’invasion, Kamel dormait dans une petite chambre, au rez-de-chaussée du bâtiment comportant le dispensaire. C’était un réduit exigu dans lequel pénétraient par bouffées les exhalaisons fétides des égouts. Lorsqu’il se réveillait le 281


matin, il voyait des limaces près de son lit. La chambre était sillonnée par les traces de bave visqueuse qu’elles laissaient sur leur passage. Il fallait prendre garde à ne pas glisser dessus. « Nabaa est tombée ! » Il entendit son voisin Abou Hussein, celui qui avait accroché au-dessus de son échoppe une pancarte « Ici on répare les chaussures de toutes sortes », s’exclamer ainsi. Le grondement des chars et les rafales de tirs se faisaient entendre sans discontinuer. Ainsi donc, l’assaut avait commencé ! Kamel sauta du lit et grimpa en vitesse les escaliers vers le dispensaire. Il vit des véhicules militaires s’avancer ; ils s’arrêtèrent lorsque les RPG entrèrent en action. Kamel courut jusqu’au siège du Front démocratique. Il le trouva grouillant comme une ruche d’abeilles. Le préposé aux écoutes radio cria en direction des combattants : « La faction d’Ahmad Safouan s’est alliée aux Phalanges, cherchez d’autres issues ! » Au milieu de cette animation fiévreuse, Kamel ne trouva aucun de ses amis. « Où est le commandement ? » demanda-t-il à un combattant. « Ils sont sortis combattre sur les fronts. Nous sommes en train de brûler les dossiers, docteur. » Sa voix se perdit dans un hoquet. La carte des alliances secrètes commençait à se dessiner avec le sang sur le terrain. Le talon d’Achille militaire était la région arménienne. C’est par cette faille que les forces des Phalanges et des Ahrar, rejoints par le Tanzim, avaient pu pénétrer, avec l’aide des éléments du Tachnak. Le Tachnak était un parti militairement minoritaire, mais il avait joué un rôle crucial le jour de l’invasion de Nabaa. L’invasion s’effectua en trois étapes. L’opération dura trois jours au cours desquels l’exode des habitants se poursuivit en un flot ininterrompu. Les barrages s’étaient transformés en portails qui pouvaient ouvrir sur le paradis… ou l’enfer. Un brassage s’opéra sur l’échiquier des forces en jeu qui se repositionnèrent au gré des changements d’alliances. L’Armée du Liban arabe, sous le commandement de l’officier Mohammed Shaïto, se retira des Forces communes ; la milice « Fetyan Ali » lui emboîta le pas. Le Mouvement des opprimés annonça la neutralité des chiites. D’autre 282


part, la faction Koneizeh, issue d’une scission du Parti Social Nationaliste Syrien, jetait ses forces dans la bataille aux côtés des phalangistes et des Ahrar, suivie en cela par certaines factions d’alSaiqa et du parti Baas syrien. Il s’avéra que les liens familiaux assuraient plus de protection aux déplacés. Les fils du Sud, eux, avaient donné aux convictions politiques la primauté sur la filiation familiale naturelle et avaient adhéré pour la plupart aux partis progressistes ; ils payèrent de leur vie le prix de ce choix aux barrages. Kamel se réfugia dès le premier jour de l’assaut à l’hôpital. Il pensa tout d’abord que l’hôpital pouvait lui procurer une certaine immunité en tant que médecin. Mais avec tous les cadavres qu’il recevait les uns à la suite des autres, le plus souvent mutilés, il dut se résoudre à délaisser l’illusion d’immunité. Il se dit néanmoins qu’il était moins cruel de mourir dans un hôpital que de crever à un barrage ou par une balle de franc-tireur, après quoi le cadavre resterait abandonné dans la rue jusqu’à ce qu’il pourrisse. « Est-ce que je suis mort ? Est-ce là la vie après la mort ? » Cette pensée lui vint à l’esprit alors qu’il sortait d’une maison où s’étaient repliés quelques dirigeants du Front démocratiques, leur siège n’étant plus en sécurité. Il avait absolument besoin de contacter ses parents à Beyrouth, et le seul moyen disponible pour cela était la radio. Les dirigeants du Front avaient plusieurs appareils radio, et il put donc appeler le siège du Front au camp de Chatila. Il eut son frère Amir à l’autre bout et tenta de le tranquilliser à son sujet, mais son frère ne voulut rien entendre. « A chaque quart d’heure qui passe, nous parviennent des nouvelles disant que tu as été tué et mutilé. Pour l’amour du ciel Kamel, nous sommes en train de mourir mille fois par jour, sors immédiatement de là, fais-le pour nous tous. Hoefliger de la Croix-Rouge, le professeur Ernest Majdalani et D. Samira Sahyoun ont appelé pour dire qu’ils étaient disposés à te faire sortir. Tous les habitants de Nabaa ont déjà fui. Qu’est-ce que tu attends ? » Amir n’arrêta ses supplications qu’après avoir arraché à Kamel une promesse, celle de quitter le lendemain et de le tenir au courant des démarches qui seraient prises pour sécuriser sa sortie. Kamel pouvait quitter Nabaa à n’importe quel moment, rien ne l’en empêchait. C’était lui qui avait fait le choix délibéré de rester 283


depuis le début du siège. Mais que deviendraient les blessés s’il quittait ? Que ferait-il de ces dizaines de blessés, combattants et civils, qui avaient préféré résister plutôt que fuir ? Pouvait-on les récompenser en les laissant saigner à mort ? Il sortit après la communication avec son frère, le cœur lourd, et prit la route de l’hôpital, à quelques minutes de marche. Il n’avait pas fait quelques pas qu’une roquette explosa tout près de lui, le projetant à plusieurs mètres de là. Il atterrit par terre et resta immobile. Il sentait qu’il était en vie, mais il ne pouvait pas bouger. « C’est sans doute ma colonne vertébrale, se dit-il. Elle a dû se briser sous la pression du souffle. » En vain tenta-t-il de bouger ses membres, il était totalement paralysé. Il resta dans cet état une quinzaine de minutes, après quoi il vit les copains se dresser autour de lui. Ils le soulevèrent en hâte et le transportèrent à la maison qu’il venait de quitter. « Docteur… docteur… », hurlait l’un deux en lui éclairant le visage avec sa torche. Kamel ferma les yeux. Il voulut ouvrir la bouche, leur dire quelque chose, mais ses mâchoires ne lui obéirent pas. Les camarades lui racontèrent plus tard qu’il avait perdu connaissance et ne bougeait plus. « Nous avons cru que tu étais mort, et nous n’avions même pas de médecin pour t’examiner, lui dit Abou Hassan en riant. Nous t’avions vu poser le pouce sur un endroit précis sur le cou des blessés pour voir s’ils étaient encore en vie, nous avons tenté la même chose. On se relayait pour te tâter le cou avec les doigts, mais nous ne savions pas où au juste. Certains disaient qu’ils pouvaient sentir le pouls. Cela nous a donné du courage et nous avons alors essayé de te réanimer. On pressait sur la cage thoracique du côté gauche… sauf Wafik, qui s’obstinait à presser du côté droit. Il disait que le cœur bondissait de sa place lorsqu’il recevait un choc, et il était déterminé à concentrer ses efforts du côté droit par mesure de précaution. Comme quoi, on ne sait jamais. » Selon les camarades, il était resté sans connaissance « une affaire d’une demi-heure… tout au plus ». Puis l’un d’eux eut l’idée de lui verser un verre d’eau sur la tête, et il reprit ses esprits. Il ne pouvait trouver une explication scientifique à ce qui lui était arrivé. Tout ce qu’il savait, c’était que le système nerveux est parfois frappé d’un dysfonctionnement passager, pour des raisons qui restent inconnues, 284


peut-être un choc subi. Il perd alors sa capacité à contrôler le corps, qui est sa fonction première. Kamel pense que c’est ce qui lui est arrivé. Il se souvient encore d’un cas semblable dont il avait été témoin : une mère divorcée n’avait pas revu sa fillette depuis des années, et lorsque le père lui a enfin permis de la rencontrer, elle lui a acheté une petite bicyclette à trois roues. Quand la fillette a vu sa mère et la bicyclette, ses jambes ont fléchi et elle ne pouvait plus se tenir debout. La femme l’a portée en courant à la clinique. Elle criait : « Docteur, ma fille est paralysée, on me cachait cela ! » Le père rétorquait, en colère : « Elle a été atteinte de paralysie en te voyant, c’est toi la fautive. » Moins d’une heure plus tard, la fillette roulait sur sa bicyclette en riant. Il est improbable que la fillette ait simulé la paralysie, elle avait à peine cinq ans et était incapable de telles machinations. Il se disait : « Je suis sans doute mort, c’est la vie après la mort. » Une vie qui nous est offerte comme une porte sur un nouveau commencement, qui nous submerge d’un coup. Il sentait la grâce de l’existence jaillir en lui. Il riait et serrait ses copains dans ses bras l’un après l’autre, avec une telle joie qu’ils en restèrent perplexes. Ils crurent qu’il souffrait d’un traumatisme crânien. Mais il n’y avait ni commotion, ni contusion ; juste ce sentiment de joie profonde qui ruisselait en lui et le remplissait. Le lendemain, il se sentit investi d’une mission : s’enquérir du sort des otages et des disparus. Personne n’avait jamais fait le décompte, mais ils étaient nombreux à avoir disparu, que ce soit de leur maison ou sur les barrages, et leur nombre augmentait d’heure en heure. On constitua un « Comité de suivi du sort des disparus » qui inclut même des représentants des factions combattantes. « Je vais quitter Nabaa, leur dit Kamel, et je veux emporter dans ma poche une liste des noms des disparus ainsi que du lieu où ils ont disparu. » Quelqu’un proposa d’inscrire le dossier des disparus sur la liste des sujets que la délégation des Forces communes entendait discuter avec les représentants de la communauté arménienne au cours d’une réunion convenue le soir du jour-même, au Club arménien. Le Mouvement national et les Forces communes entendaient bien faire pression par tous les moyens possibles sur les Arméniens pour les pousser à revenir à leur neutralité, dans l’espoir d’éviter la chute de 285


Nabaa. La délégation arriva aux négociations, portant la liste des otages et des disparus. Au beau milieu de la réunion, des éléments armés phalangistes et Ahrar investirent le Club et enlevèrent les membres de la délégation des Forces communes. Il y avait certainement eu connivence de la part des intermédiaires arméniens qui pouvaient changer de bord selon leurs intérêts du moment. C’est ce qu’une missive confirma d’ailleurs. La rumeur courut que la délégation avait été entièrement liquidée, mais un responsable du Parti nationaliste syrien leur assura qu’après intervention du patriarche et de leaders arméniens, les membres de la délégation étaient encore en vie, et que des pourparlers étaient en cours afin de les relâcher et de les échanger contre des otages retenus par les Forces communes. Toutes les dispositions furent enfin prises pour sortir Kamel de Nabaa. C’était un jour d’août, et le convoi devait faire sortir en tout quarante personnes de la région. On avait pu parvenir à cet accord avec l’aide de Hoefliger et de Samira Sahyoun, appuyés par l’intervention d’Ali Maouli, responsable de l’hôpital des Déshérités, auprès des Ahrar et en coordination avec le commandant militaire de la région du Metn Nord, le général Abdallah Husseini, un ami de Issam, le frère de Kamel. Un bus avait été apprêté pour cela, et l’itinéraire avait été soigneusement tracé pour éviter le moindre risque. Ils étaient censés sortir à travers Dora et se rendre à Oyoun el-Siman, dans les montagnes de la région chrétienne du Kesrouan, au nord de Beyrouth. La route du musée fut écartée, nul ne pouvant garantir leur sécurité sur tous les barrages relevant de factions différentes, surtout le « barrage des mules » à Adlieh, tristement célèbre pour son record de liquidations physiques. Lorsqu’ils arrivèrent sur les hauteurs d’Oyoun el-Siman, il se sentit pénétrer dans un autre monde. La présence militaire était toujours évidente après que les forces syriennes aient rétabli leur contrôle sur la région, mais le calme régnait, l’air était frais et pur, les arbres déployaient leur feuillage vert. Son frère Aziz l’attendait avec son neveu Izzat Awada et le général Husseini. Ils se précipitèrent pour l’accueillir. Ce qu’il avait vécu à Nabaa avait été une expérience déterminante qui avait bouleversé sa vie. Plus rien ne serait pareil après cela. Il fit ses adieux au reste du convoi, ses compagnons des jours difficiles, et prit la direction de Khyam.

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Ainsi donc, le deuxième côté du « triangle de la résistance » était tombé. Le troisième, le camp de Tall el-Zaatar, tenait bon encore et repoussait les attaques. Il en était au soixante-neuvième assaut et il résistait toujours. Khyam accueillit à bras ouverts son fils « revenu de la mort », selon l’expression qu’il entendait de la bouche de la plupart des visiteurs qui affluaient pour le féliciter. Ils lui racontèrent que les rumeurs disant qu’il avait été « tué et lynché » s’étaient largement répandues. Leur voisin septuagénaire Abou Hussein Atoui lui dit qu’on ne parlait plus que de ça au village depuis que « nous n’avions plus de tes nouvelles et que les seules nouvelles à filtrer de Nabaa ne parlaient que de massacres. » L’histoire la plus étrange qui avait couru à son sujet, rapportée par des témoins ayant pu fuir Nabaa, était que « La dernière fois que nous l’avons vu, ils lui avaient attaché les pieds à deux voitures qui ont démarré dans deux directions opposées… » En d’autres termes, selon cette histoire « certifiée » par des témoins oculaires, il était mort écartelé ! Comme Kamel l’avait dit lui-même, les gens de Khyam avaient la mémoire fertile ; lorsqu’elle se heurte au mur de la réalité, elle trouve refuge dans l’imagination. Cette parenthèse de « convalescence » à Khyam ne dura pas plus d’une nuit, au cours de laquelle il se sentit à nouveau submergé par ce profond sentiment de grâce, cette immense gratitude pour cette nouvelle vie qui lui avait été donnée. Il sentait vraiment qu’il était revenu de la mort. Il se rendit à Beyrouth dès le lendemain. L’assaut final avait été donné contre Tall el-Zaatar. Une atmosphère sombre et lourde régnait au siège du Front démocratique à Chatila. L’abattement était palpable dans l’air : Tall el-Zaatar était tombé. De longs jours durant, les déplacés de Tall el-Zaatar traversèrent le passage du musée, bras lourds, regard éteint, en un cortège interminable de femmes, d’enfants et de vieillards… Mais qu’est-il arrivé aux hommes ? Où sont les jeunes ? Les voix s’éteignaient, les cœurs se serraient et la douleur inondait les yeux : « Ils les ont pris aux barrages, ils les ont enlevés. » Ils racontaient que les « directives » données aux barrages étaient d’arrêter tous les hommes et d’enquêter avec eux. Les éléments armés 287


mettaient beaucoup de zèle et d’acharnement à fouiller et interroger ces hommes, dont beaucoup avaient à peine plus de dix ans, alors que d’autres étaient au bord de la soixantaine. Le bilan fut de plus de cinq mille disparus. Un nouveau chapitre commençait dans la lutte de Kamel. Endossant ses nouvelles responsabilités à la tête du comité des disparu, il restait en contact quotidien avec la Croix-Rouge et le commandement de l’armée, et entreprenait d’âpres et difficiles pourparlers avec les responsables des Phalanges et Ahrar. Il se rendait chaque jour au centre de la Croix-Rouge au Coral Beach, où il rencontrait l’envoyé international Hoefliger. Ils revoyaient ensemble leurs listes pour les remettre à jour, rayaient les noms de disparus qui avaient été retrouvés, morts pour la grande majorité. Hoefliger se chargeait des contacts avec les Phalanges et les Ahrar du Parti national libéral. Une profonde amitié s’était tissée entre les deux hommes, réunis par cette cause douloureuse à laquelle ils consacraient toute leur énergie. Ils réussirent à échanger les membres de la délégation des Forces communes qui avaient été enlevés au Club arménien, contre un certain nombre de civils et de combattants des Phalanges et du Parti national libéral. Il fut convenu de procéder à l’échange à la porte du musée, à proximité du barrage d’Adlieh. Parmi les membres de la délégation qui devaient être relâchés, il y avait le responsable du Parti communiste pour la région de Nabaa et Borj Hammoud, Taan Taher, connu sous le pseudonyme de guerre Abou Adel. Il était originaire de Houla, une localité du Sud limitrophe avec Israël. L’opération se déroula comme convenu, les otages furent relâchés un à un. Puis vint le tour d’Abou Adel. Il n’avait pas fait quelques pas sur la route de sa liberté retrouvée, qu’une balle de franc-tireur le foudroyait. Atteint à la tête, il tomba mort au barrage d’Adlieh. Taan Taher était un dirigeant hors pair. Il n’avait pas hésité à participer aux opérations de distribution de médicaments et aux campagnes de vaccination, et tenait à faire parvenir lui-même les aides alimentaires aux familles dans le besoin. Il avait quitté son village Houla suite aux bombardements israéliens, avait trouvé du travail au port et s’était établi à Nabaa.

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L’ironie du sort avait voulu qu’il meure en sortant de captivité, lui qui considérait les enlèvements, même en représailles, comme des crimes. « S’ils enlèvent un civil, et que nous en enlevons un autre en contrepartie, qu’est-ce qui nous distingue d’eux alors ? disait-il toujours. Nous les accusons d’être des fascistes, que dirions-nous de nous-mêmes dans ce cas ? C’est nous qui devons définir les règles du jeu : nous n’enlèverons personne. Nous sommes des communistes, et eux, ce sont des fascistes. C’est ça, la différence entre nous. » La question des disparus piétinait sans aucune issue en vue. Kamel décida de se rendre à Damour où s’étaient établis les cortèges de déplacés de la banlieue nord de Beyrouth.

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Damour et les héros inconnus Lorsque Kamel arriva à Damour, il trouva une ville fantôme dévastée. Les bâtiments calcinés alternaient avec les tas de décombres. Quant aux rares maisons à rester debout, elles étaient défoncées ; de simples squelettes de béton sans dallage ni placards, sans installations sanitaires ni robinets, des trous béants à la place des portes et des fenêtres. Tout avait été arraché et les murs qui restaient portaient les marques de tous ceux qui étaient « passés par là ». Les noms qu’on pouvait y déchiffrer étaient bien plus nombreux que ceux des factions palestiniennes et des organisations libanaises réunies. Quelqu’un avait même pris la peine d’inscrire « Le mulet d’Abou Issa est passé par là ». Kamel était certain que ce mulet avait fait preuve de plus de cœur que tous les autres. Les rescapés de Tall el-Zaatar et Nabaa, libanais et palestiniens, s’installèrent après leur évacuation sauvage à Damour, alors que les habitants de Damour et Naameh, après la prise de leur région, accompagnée de massacres non moins sauvages, occupèrent ce qui reste des quartiers de Nabaa, ainsi que la banlieue de Dekouaneh et Borj Hammoud. Les camps situés dans la banlieue est de Beyrouth furent rasés par les bulldozers. Conflit d’intérêts et de classes à l’origine, la guerre s’était transformée en un conflit confessionnel. A chaque population sa confession et son Dieu qui restent leurs références ultimes et leur représentant pour intercéder en leur faveur entre la terre et les cieux. Si Damour offrait un spectacle de destruction et de désolation, il suffisait de sortir de la ville et de longer le littoral, pour se retrouver plongé au cœur d’un pays idyllique qu’on croirait émerger droit de la mémoire. Les vergers verdoyants s’étendaient à perte de vue, évoquant la vie simple et tranquille de générations d’agriculteurs qui s’étaient succédées sur cette terre, vivant au rythme des saisons et des récoltes. Les bananiers agitaient leurs palmes au vent, et leur doux bruissement se mêlait au bruit des vagues qui déferlaient sur le rivage et se brisaient sur les rochers. Qu’il était hideux, le visage de la guerre ! 291


Le soir, Kamel se laissait gagner par la douceur du crépuscule et se prenait à rêver d’un monde de paix et de justice. Il choisit une maison au centre de la ville ; c’était une maison calcinée, totalement ravagée, où il ne restait plus rien. Malgré l’étendue de la destruction, la « brigade de Nabaa » était prête à reprendre le travail. Cette brigade s’était constituée au commandement régional pour le Liban, placée sous la direction de Taysir Khaled et de son adjoint Fahd Sleiman. Sa naissance avait été précédée de nombreuses réunions préparatoires qui avaient eu lieu au camp de Chatila. La brigade comprenait des associations et des groupes constitués par les habitants de Nabaa et de Tall el-Zaatar. Saleh Zeidan, chef du Front démocratique à Tall el-Zaatar et héros de la bataille au camp avant sa chute, était chargé de superviser le réaménagement de Damour, en coordination avec le commandement du Fatah et le reste des organisations palestiniennes, afin que la ville puisse accueillir les déplacés qui arrivaient de plus en plus nombreux chaque jour. Ils constituèrent des équipes qui se répartirent les diverses priorités à rétablir : l’eau, l’électricité, les habitations, les produits alimentaires, les médicaments et les soins médicaux… Des chantiers furent entrepris pour assurer ces nécessités. On posa des tuyaux et des conduits, et on installa des robinets dans plusieurs secteurs de la ville. Pour ce qui est de l’électricité, des ingénieurs, techniciens et ouvriers de l’Electricité du Liban se portèrent volontaires et parvinrent à rétablir le courant dans certains quartiers. Une organisation offrit également trois générateurs utilisés, mais en bon état. Kamel en installa un au centre médical qu’il ouvrit à Damour, et un autre dans un atelier pour les femmes supervisé par la « Cheikha », sous les directives d’une religieuse, sœur Odile. Il établit également une maternelle, dirigée par la femme d’un ami, Ahmad Abou Wadoud, spécialiste en éducation. Toute guerre a ses héros inconnus, héros des deux bords, unis par un même combat au-delà des lignes de fracture. Nul ne parle d’eux, ils restent méconnus, œuvrant en silence à rendre l’enfer plus supportable autour d’eux, et c’est là leur plus grande récompense. Kamel avait connu Saleh Zeidan au camp de Tall el-Zaatar. C’était un leader inné, doté d’un charisme naturel. C’était un chef militaire capable de livrer bataille avec férocité, doublé d’un politicien maniant 292


avec brio l’art du débat calme et de l’analyse froide, dénuée de passion. On ne pouvait que l’admirer et l’aimer, même lorsqu’on était en désaccord avec lui. Il était devenu à Tall el-Zaatar la personnification de la résistance. A la chute du camp, il put s’échapper grâce à un concours de circonstances qui tenait plutôt du miracle. Arrivé à Damour, il planta son lit en fer dans la chambre attenante à celle de Kamel et se refusa le moindre privilège, mettant un point d’honneur à vivre dans les mêmes conditions que tous les autres déplacés. Il était si différent des autres responsables. Magnanime dans les épreuves, il savait rester humble et vivait au milieu des déplacés, partageant jusqu’à ses repas avec eux. C’était l’exemple du leader populaire. Il ne se laissait jamais aller aux discours incendiaires, n’émettait jamais d’ordres absolus qu’il fallait exécuter sans discuter et refusait farouchement toute distinction entre les déplacés, quelle qu’en soit la raison. « Certains se comportent comme si la lutte armée était un gouvernement de services, dit-il un jour à Kamel. Si une mère a besoin de lait pour son enfant, elle doit avoir un piston pour pouvoir l’obtenir. Comme si la misère de l’exode ne suffisait pas, il leur faut y rajouter l’humiliation des supplications. » « Quelle est l’identité d’un déplacé ? disait-il. C’est un déplacé, un point c’est tout. Mais non, ils tentent de les classer, à la manière des hôtels : il y a les déplacés cinq étoiles, les déplacés quatre étoiles… Le déplacé n’a qu’une identité : c’est un déplacé. » Il affirmait, intransigeant : « Toute classification est strictement interdite, sinon nous allons devenir comme un clone déformé du pouvoir au Liban avant la guerre. Nous aurons toutes les confessions, même sous un ciel idéologique et politique différent. Il se peut même qu’on les surpasse et qu’on n’admette pas d’avoir moins de vingt confessions, abritées derrière diverses organisations, chacune livrant une bataille sans merci aux autres pour faire valoir ses privilèges et imposer sa vision propre de la Palestine. » Sœur Adèle avait travaillé environ treize ans au Conseil des églises du Moyen-Orient. C’était une humanitaire qui possédait une solide et profonde expérience de l’action sociale. Kamel apprit d’elle beaucoup de choses, notamment sur la manière de tisser des relations avec les organisations étrangères et internationales dans divers pays du monde. Son dévouement et sa générosité l’entouraient à ses yeux d’un halo de sainteté ; elle se dépensait nuit et jour sans compter, pour 293


rester à l’écoute des déplacés et assurer leurs besoins d’une part, puis effectuer tous les contacts possibles afin de faire connaître au monde leur supplice quotidien. Elle savait se montrer insistante et n’épargnait aucun moyen : téléphone, poste ou simples voyageurs. Elle n’hésitait pas à mettre à contribution les ambassades étrangères à Beyrouth et les églises, et aurait même envoyé des pigeons voyageurs si elle en avait eu sous la main. Elle ne se contentait pas de demander de l’aide, mais réclamait à ses interlocuteurs de venir sur place personnellement ou d’envoyer des délégations pour s’informer de la situation sur le terrain. La simple présence de sœur Adèle était une négation des fractures sectaires. Les cartes de partition confessionnelle tombaient en sa présence et semblaient puériles. Ses racines restaient profondément ancrées dans la terre, et ses branches poussaient bien haut dans le ciel. La Cheikha, dont on ne divulguera pas le nom dans ces pages, était une Palestinienne qui habitait Tall el-Zaatar. Elle avait perdu son mari et son fils unique avait été atteint d’une balle à la colonne vertébrale qui menaçait de le laisser paralysé à vie. La Cheikha était sortie du camp à pied, son fils dans les bras, et avait traversé un barrage après l’autre. Un milicien à l’un des barrages lui ordonna de poser son fils à terre pour s’assurer qu’il était bien handicapé, et tira pour l’effrayer. « Mon fils ne bougeait pas, raconta-t-elle, il tremblait mais ne bougeait pas. Je me suis jetée sur lui pour le protéger, en implorant le milicien de nous tuer une fois pour toutes pour nous délivrer de cette vie de misère. » Le responsable du barrage répondit : « Nous ne comptons pas vous délivrer, tu vas le porter sur le dos toute ta vie et dégager d’ici. » La Cheikha porta son fils jusqu’à Damour. Lorsque sœur Adèle la vit arriver, elle fut bouleversée et un sanglot la secoua. Elle partit surle-champ à Beyrouth et à son retour, annonça à la Cheikha : « J’étais à l’ambassade d’Italie, j’ai parlé avec Rome. Une mission médicale se charge de traiter ton fils. Tu pourras l’accompagner et rester un mois là-bas avec lui, mais tu devras ensuite rentrer et le laisser. Il se peut que son traitement soit long. »

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La Cheikha accompagna donc son fils et revint au bout d’un mois. « Je crois que cette religieuse est un ange du ciel, dit-elle. Mon fils va être sauvé. » La Cheikha exprimait sa reconnaissance à la vie en travaillant comme une forcenée à l’atelier des femmes. Elle travaillait tellement qu’elle ne sentait pas le temps passer et le soir tomber. Kamel devait la chasser de l’atelier situé face au dispensaire, pour qu’elle aille dormir. Son fils était à présent un homme de trente-six ans. Il vivait toujours en Italie et ne parlait pas un mot d’arabe. « Je ne parle pas l’Italien et je ne comprends pas cette langue, dit la Cheikha. Il m’en veut de ne pas être restée avec lui en Italie ou de ne pas l’avoir ramené avec moi au Liban. » Elle soupire, le cœur lourd. « Je n’avais pas le choix. En tous cas, je me suis acheté un petit enregistreur et quelques cassettes d’Italien. Je compte apprendre cette langue. Peut-être que je pourrai un jour bavarder avec mes petits-enfants. C’est que mon fils s’est marié, et sa femme est enceinte. » Cette Cheikha était décidément un personnage unique. Piera Redalli était la femme du docteur Issam Haddad, membre du bureau politique du Front démocratique, chargé des relations extérieures. C’était une Italienne dans la trentaine, qui parlait couramment l’arabe, et qui avait totalement embrassé la cause palestinienne. Issam l’avait rencontrée au camp de Tall el-Zaatar, où elle était à la tête de l’organisation féminine. Elle rayonnait d’énergie et possédait une capacité étonnante à organiser et poursuivre tout ce qu’elle entreprenait. Vêtue d’un sempiternel jeans assorti d’un t-shirt, elle inventait constamment de nouveaux moyens d’encourager les femmes à travailler. « Les fascistes de Mussolini ont tué mon père, dit-elle un jour, il était communiste et travaillait au port. Ils l’ont tué et ont jeté le cadavre à l’eau. Je suis donc gauchiste de naissance. » Ils lui demandaient parfois d’un ton taquin : « Tu ne veux pas avoir d’enfants, Piera ? Tu ne peux quand même pas priver notre meilleur camarade d’un enfant ! » Elle éclatait de rire et répondait : « Vous croyez sincèrement que vous allez triompher par le nombre, que chaque nouveau-né palestinien vous rapproche de la victoire, n’est-ce pas ? D’accord, j’aurai mon premier bébé sur la première terre palestinienne que vous parviendrez à libérer. Vous avez donc 295


intérêt à vous dépêcher de libérer votre pays… En attendant, je me contenterai d’amour. » Ses éclats de rire retentissaient dans le camp alors qu’elle chantonnait à tue-tête dans sa langue natale « L’amore, l’amore », un mot que tous les habitants du camp connaissaient déjà par cœur. Le monde arabe est réfractaire de manière générale au principe d’égalité entre hommes et femmes ; et lorsqu’il adopte cette égalité, comme dans ce qu’on appelle les « foyers révolutionnaires », elle reste le plus souvent une égalité de façade. Edmond était un responsable du Front démocratique à Damour, issu d’une grande famille palestinienne qui avait fui avec la vague d’exode de 1948. Il était membre du même comité que Piera et était chargé de certaines missions qu’il exécutait lui-même ou distribuait. Au moindre manquement ou échec, il lui fallait trouver quelqu’un à blâmer, un bouc émissaire sur qui rejeter la responsabilité, et c’était invariablement Piera. L’Italienne volubile prenait la chose avec un sens de l’humour à toute épreuve, mais Kamel était révolté par cette attitude doublement discriminatoire, d’abord parce qu’elle était une femme, puis parce qu’elle n’était pas arabe. Autant dire qu’ils tournaient ces atouts en défauts. Kamel ne cachait pas sa colère à ce sujet. Il ressortait ses fameux « trois P » et livrait bataille, réclamant que la pratique soit alignée sur les principes et la position.

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Sous l’aile de l’Eglise Le centre médical, l’atelier des femmes et la maternelle constituèrent un premier pas vers la création de l’association Najdeh que Kamel entreprit de fonder, à la tête d’un bureau exécutif. Le bureau exécutif comprenait sœur Adèle, Oum Nabil, de son vrai nom Rose Ghannam Bayham, décédée depuis, docteur Nabila Habbab elBanna, Aneta, une volontaire allemande, docteur May Abboud, professeur de Mathématiaques à l’Université Libano-Américaine, ainsi que le conseiller juridique de l’association maître Nabil Machmouchi, actuellement membre du comité de direction de l’association Amel. Kamel recevait quotidiennement quarante à soixante malades au dispensaire, des enfants pour la plupart. Il assurait également le suivi de plusieurs patients blessés durant le blocus de Tall el-Zaatar et sa chute. Ils souffraient surtout de fractures ; certains avaient besoin de prothèses, d’autres de physiothérapie. Il s’occupait aussi d’adultes atteints de maladies chroniques comme les maladies cardiaques, le diabète, l’hypertension, les maladies rénales, les rhumatismes. Ces maladies nécessitaient des médicaments au prix exorbitant ; Kamel se débrouillait pour les assurer, soit au moyen des contributions et des aides qu’il recevait, ou bien à travers le Croissant Rouge palestinien à Damour ou Beyrouth. Il était assisté dans son travail par Amina Seif, une infirmière qui avait travaillé avec lui aux camps de Tall el-Zaatar et Borj el-Barajneh et avait insisté pour le rejoindre à Damour, Sabah Chahrour, une aide-soignante, et un groupe de jeunes filles bénévoles qui mettaient beaucoup de cœur à leur travail. Depuis qu’il était arrivé à Damour, Kamel restait en contact avec la Croix-Rouge, notamment avec Jean Hoefliger avec qui il avait établi d’excellents rapports. Ensemble, ils poursuivaient leurs efforts pour éclaircir le sort de plus de cinq mille disparus de la banlieue est de Beyrouth, dans une course contre la montre pour tenter de sauver ceux d’entre eux encore en vie. Kamel lui demanda également d’assurer toute l’aide possible aux déplacés de Nabaa et de Tall el-Zaatar ; ils avaient vécu de terribles épreuves dans lesquelles ils avaient perdu des êtres chers, et méritaient de figurer en tête des priorités. 297


La Croix-Rouge coopéra pleinement. Elle ne se contenta pas seulement d’envoyer une aide alimentaire comprenant de la viande congelée, du riz, du sucre et des conserves de toutes sortes, mais contribua surtout au réaménagement du « camp ». Elle leur fournit une quantité importante de feuilles de plastique pour masquer les fenêtres, ainsi qu’un certain nombre de réservoirs pour assurer l’eau potable. Elle envoya également des médicaments, des désinfectants et des produits de nettoyage. En signe de gratitude, Kamel organisa un dîner à la maison d’un ami à Damour, auquel il convia environ trente-cinq délégués de l’organisation internationale, dont la plupart avaient déjà visité les déplacés. La maison n’était pas bien équipée et manquait de tables et de chaises. Certains convives, notamment les femmes, trouvèrent de la difficulté à s’asseoir jambes croisées par terre, ce qui les poussa à expédier le repas à la hâte. Kamel se souvient surtout de Bernard, le responsable de l’organisation en charge de la région de Damour. Il avait été invité au dîner et se montrait fort à l’aise, se comportant comme s’il était chez lui. Bernard arrivait souvent à la tête de convois transportant de l’aide aux déplacés. A sa dernière visite, il serra Kamel chaleureusement pour lui faire ses adieux : la CroixRouge avait décidé de l’envoyer dans un pays d’Afrique déchiré par une guerre sans merci, où la famine faisait des ravages parmi la population civile. Il espérait pouvoir alléger les souffrances des habitants là-bas. Plus tard, Jean informa Kamel que Bernard était mort : il avait été tué à un barrage par des éléments armés qui l’accusaient d’être un espion à la solde de l’une ou l’autre des parties en guerre. Kamel le regretta amèrement. L’association Najdeh reçut un jour la visite d’une délégation de la Cimade, une association catholique française d’entraide engagée dans le domaine social et humanitaire. Sœur Adèle avait travaillé avec cette association à l’époque où elle était encore au Conseil des églises du Moyen-Orient, et avait suggéré d’envoyer la délégation. Kamel accompagna la délégation constituée de deux femmes et d’un homme, pour une visite au dispensaire et à l’atelier des femmes situé en face. Les membres de la délégation, plus particulièrement les femmes, exprimèrent leur admiration pour le travail minutieux de broderie exécuté par les femmes du nouveau camp, notamment les caftans traditionnels palestiniens et libanais brodés à la main. Ils

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poursuivirent ensuite leur tournée et visitèrent la maternelle qui comprenait cinquante enfants de trois à six ans. Les enfants portaient des habits propres, ils étaient sagement assis sur des bancs en bois répartis sur trois salles dont les murs étaient décorés avec des dessins qu’ils avaient effectués. Les membres de la délégation manifestèrent un intérêt particulier pour les dessins pleins de couleurs ; ils s’arrêtaient devant chaque dessin et le contemplaient en discutant entre eux. Ils observèrent les activités des enfants durant l’un des cours, puis sortirent dans la cour et s’assirent sur des bancs de pierre taillée disposés à l’ombre d’un grand noyer au feuillage épais. Un moment plus tard, les enfants sortirent à leur tour et les trois représentants continuèrent à les observer alors qu’ils jouaient, riaient, faisaient des culbutes et couraient autour d’eux. « Pouvez-vous nous expliquer comment ces enfants peuvent encore faire les dessins que nous avons vus accrochés dans les salles de la maternelle ? demanda Claire, l’une des deux déléguées, à Kamel. Je veux dire que ces enfants ont vécu un blocus inhumain, certains d’entre eux ont perdu un proche, un parent, ou l’ont vu se faire tuer sous leurs yeux, et ils dessinent encore la mer, des bananiers verts et le ciel bleu, et sortent jouer avec beaucoup de joie et d’entrain. Ils paraissent tout à fait semblables aux enfants de chez nous, bien que les drames et les violences qu’ils ont vécus soient sans commune mesure avec les problèmes de nos enfants, même ceux des banlieues les plus défavorisées de Paris. Comment expliquez-vous cela ? Est-ce que vous avez des psychologues qui les suivent ? » Kamel faillit éclater de rire en entendant la dernière question. L’idée de faire suivre les enfants par des psychologues ne lui avait jamais effleuré l’esprit, alors qu’il peinait à trouver un médecin pour l’aider à soigner les parasites et les maladies communes. « Cette question est importante du point de vue médical et scientifique, répondit-il. J’ai discuté longuement ce point-là avec des amis et des médecins en visite d’Europe. Les exemples qu’ils posent et les comparaisons qu’ils établissent ne peuvent conduire qu’à une seule conclusion : les répercussions psychologiques des évènements traumatisants comme le bombardement, les enlèvements, le déracinement brutal de l’environnement, conjugués avec la malnutrition aiguë, occasionnent inévitablement des troubles émotifs 299


caractérisés par l’anxiété, la peur de l’avenir, le repli sur soi et l’incapacité à communiquer. Paradoxalement, on n’observe pas ces troubles ici. Peut-être que l’explication de ce phénomène ne relève pas du domaine de la médecine mais de la sociologie. Les sociétés occidentales sont construites autour du respect de l’individu et des valeurs individuelles, alors que dans nos sociétés à nous, l’individu se fond dans sa famille, son clan, sa tribu, sa communauté, ou son parti s’il s’est développé politiquement. Je sais que ces valeurs-là sont le plus souvent réactionnaires et font de nous un troupeau qui se laisse conduire à l’aveuglette ; mais notre société est en état de guerre, un état qu’elle vit depuis 1948 et la proclamation de l’Etat d’Israël. Nous essayons autant que possible de développer les valeurs individuelles, de manière à placer l’individu au centre de la société, mais dans un pays en guerre, les gens sont mus par un sentiment de peur et se comportent comme un troupeau, ou même des troupeaux dans notre cas particulier. La peur est aux antipodes de la liberté. Elle construit des communautés fermées, hermétiques, dans lesquelles les individus se serrent et cherchent la protection, alors que la liberté brise tous les obstacles qui séparent les communautés et repositionne l’individu au sein de son espace humain vaste, universel. Ce que nous vivons actuellement est la pire chose qui nous soit arrivée dans notre histoire : nous menons des guerres intérieures ayant des ramifications arabes, régionales et internationales, et nous poursuivons en même temps une guerre d’autodéfense contre notre principal ennemi, Israël. Dans les deux cas, le troupeau est en train de défendre ses petits, ce qui donne aux enfants un sentiment de sécurité. Ce sentiment est peut-être factice, comme il s’est avéré à Nabaa et Tall el-Zaatar, ou comme il se passe ici-même, à Damour, mais à chaque jour suffit sa peine comme on dit. Nous traitons les problèmes au quotidien, et chaque jour qui passe est une petite victoire sur la vie. Entretemps, chacun s’accroche à l’espoir de revenir à la chaleur du foyer et de vivre en paix avec les autres et avec soi-même. » Il s’interrompit un moment puis ajouta, après réflexion : « Ces enfants ont un modèle : les fedayins, ces combattants qui ne reculent pas face à la mort. Ils sont un symbole et un idéal, et les enfants en rêvent, de la même manière que les enfants en Occident rêvent du père Noël. » Kamel se tut, craignant de prendre des accents de conférencier s’adressant à un public. « Excusez-moi, reprit Claire, mais est-ce que

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je dois comprendre de vos propos que la mentalité de troupeau est salvatrice en temps de guerre ? » Il se remémora de ce que son père avait dit lorsqu’Ahmed elAssaad avait privé son frère de sa bourse d’études : « Le bey ne décidera pas de son avenir, ni du nôtre, nous ne sommes pas un troupeau dans sa ferme. » Mais comment expliquer cela à Claire ? « La pire chose qui puisse arriver aux gens en temps de guerre, soit qu’ils reviennent au bercail, redeviennent un troupeau, alors qu’ils luttaient de toutes leurs forces auparavant pour en sortir. La liberté nous donne la possibilité de sortir du troupeau, la guerre nous oblige à y retourner. De ce point de vue, je crois sincèrement que vous jouez là un rôle important ; vous êtes une association chrétienne qui se propose d’aider une communauté arrachée à sa terre, à sa maison, par des combattants qui brandissent la croix et l’utilisent comme un instrument pour déloger les autres, juste parce qu’ils ne sont pas chrétiens. La nuance est de taille : c’est toujours la même religion, mais sa mission est différente. Vous sauvez des vies, alors que les autres les ôtent. » L’homme prit alors la parole. « Les chrétiens ne sont pas les seuls à commettre toutes ces atrocités, dit-il. Ici, nous sommes à Damour, mais où sont ses habitants ? » « C’est exactement le point sur lequel je voulais insister. Ce n’est pas le christianisme seulement qui subit une déformation de sa mission, mais toutes les religions. Elles deviennent des rouages dans la machine de la guerre. Parfois la religion remplit les deux missions ensemble : tuer et sauver. Prenons la foi par exemple ; les gens d’ici croient profondément au destin auquel nul ne peut échapper. Cette foi les aide d’une part à se résigner à la réalité et à l’accepter sans être brisés, mais elle joue d’autre part un rôle négatif, puisqu’elle décourage les efforts de changement et entrave la marche vers l’évolution si nécessaire à toute société. Les crimes perpétrés par nos responsables deviennent une volonté divine qu’on ne peut combattre et un destin inéluctable. Au lieu d’être jugés ici-bas, ils sont laissés à une justice divine dans l’au-delà, qui reste hypothétique. » « Est-ce que vous êtes croyant ? », lui demanda Claire. Cette question personnelle surprit Kamel qui préféra ne pas rentrer dans des considérations théologiques. « Croyez-vous qu’Ernesto Che Guevara 301


se rendait chaque jour à l’église pour écouter un sermon ? dit-il en riant. Et pourtant, il avait une foi inébranlable qu’il n’a pas hésité à payer de sa vie. Il croyait en une cause qui impliquait le bonheur des hommes sur terre. Dans ce sens-là, oui, je pense que je suis croyant, et toute aide qui pourrait nous venir du ciel est certainement la bienvenue. » La délégation offrit une aide généreuse. Il lui fut donné d’apprécier à nouveau la prodigalité du ciel avec l’arrivée de Samuel Anderson. Ce citoyen suisse était à la tête d’une grande association protestante qui récoltait des dons pour les pays du tiers monde et publiait de petits manuels dans lesquels elle exposait les projets entrepris grâce à ces dons, accompagnés de photos des communautés ou des individus qui en bénéficiaient. Samuel visita le siège principal de l’association Najdeh à Tariq el-Jdidé, à Beyrouth. Il fut convenu de l’accompagner en tournée à Damour pour rencontrer les déplacés et prendre quelques photos de sa visite. Samuel Anderson visita le dispensaire, puis l’atelier des femmes et enfin la maternelle. Kamel l’invita ensuite à rencontrer quelques familles du camp pour s’enquérir de leurs conditions de vie. Ils se rendirent d’abord chez Oum Nabil qui leur raconta son histoire. Kamel se chargeait de la traduction. « Nous habitions à Tall el-Zaatar, j’avais quatre fils et trois filles. Mon mari était un officier du Fatah, alors que j’avais personnellement choisi le Front démocratique. Quant à nos enfants, ils se répartissaient entre les deux factions. Lorsque les bombardements ont commencé à Tall el-Zaatar, un obus est tombé tout près de chez nous. Mon fils Hicham, qui avait dix-sept ans, est mort sur le coup et l’une de mes filles a été blessée. Elle a aujourd’hui seize ans et elle boite. A la chute du camp, je suis sortie avec deux de mes fils, Walid et Khaled. C’étaient des enfants de onze et douze ans, et j’ai pensé qu’on me laisserait passer aux barrages avec eux et ma fille qui boitait. Quant aux autres, je craignais que les miliciens ne les tuent ou les violent ; je les ai donc laissé sortir avec un groupe de combattant par des chemins qu’empruntait la résistance armée. Nous sommes arrivés à un barrage des Phalanges. Là, un milicien masqué m’a demandé : ce sont tes enfants ? Je lui ai dit que oui. Il a alors exigé de mes deux fils qu’ils enlèvent leur chemise, ce qu’ils ont fait. Le milicien a examiné leurs épaules, l’un après l’autre, puis il s’est exclamé : ce sont des combattants, ils portent des traces sur les épaules 302


causées par le recul de la kalachnikov quand on tire avec. Tu vas les laisser ici pour qu'on enquête avec eux. S’il s’avère que ce ne sont pas des combattants, nous te les rendrons au passage du musée. J’ai crié et supplié de toutes mes forces : ce sont des enfants, ils sont encore à l’école, mais le milicien masqué m’a refoulée en disant : passe avec ta fille seulement. Quant à eux, nous devons les interroger. J’ai pleuré et imploré, le suppliant de m’arrêter moi et de laisser mes enfants. Finalement, un autre milicien masqué qui m’a semblé être l’officier en charge du barrage, s’est approché, a discuté avec le premier milicien, puis s’est éloigné. Le milicien m’a dit alors : nous allons nous contenter d’un seul. Choisis lequel des deux tu veux emmener avec toi, et l’autre reste avec nous. Comment on peut demander une chose pareille à une mère ? Je me suis assise par terre en lui disant que je ne m’en irai qu’avec mes deux fils. Le milicien m’a repoussée d’un coup de crosse de son fusil en disant : allez, bouge. Je vais t’aider, je te laisse le plus petit. Il a empoigné Khaled par sa chemise, me l’a arraché et l’a poussé vers les miliciens du barrage qui l’ont emmené. Puis il m’a dit : dégage avant que je ne te prenne l’autre. J’ai continué mon chemin, nous sommes arrivés au musée, et maintenant nous sommes là. » Oum Nabil ne tentait plus de retenir ses larmes. « J’aurais préféré qu’ils le tuent sous mes yeux, cela aurait été plus facile que de les imaginer en train de le torturer de mille façons avant de l’achever. J’ai entendu dire qu’il était parmi quatre-vingts cadavres retrouvés plus tard. Je n’ai pas vu sa dépouille de mes propres yeux, et j’ignore toujours son sort. » Samuel Anderson écoutait avec attention. Il demanda à Oum Nabil la permission de la prendre en photo. Il était équipé de plusieurs caméras et prit toute une série de photos avant de continuer sa tournée et de visiter d’autres maisons. Les visages changeaient, mais les histoires se ressemblaient. Quelques mois après sa visite, Kamel reçut un livret portant l’emblème de l’association protestante, illustré par une profusion de photos dans lesquelles on pouvait voir Oum Nabil, le dispensaire, l’atelier et la maternelle. La visite fut suivie par un afflux d’aide envoyée par les protestants. Puis le Conseil des églises américaines envoya un émissaire, l’écrivain américain Liston Pope Junior. Le but de la visite était d’écrire un livre qui exposerait la situation au Liban, particulièrement dans les camps de réfugiés palestiniens. A son 303


arrivée, l’émissaire contacta Mgr Grégoire Haddad, archevêque greccatholique de Beyrouth qui avait fondé le Mouvement social, l’une des principales associations caritatives du Liban, et le docteur Tarek Mitri, coordonnateur pour les relations et le dialogue interreligieux au Conseil des églises du Moyen-Orient et cofondateur de l’association Amel où il est resté membre du conseil d’administration pendant douze ans. Les deux amis demandèrent s’il était possible d’héberger l’hôte américain au camp pendant deux semaines, pour qu’il puisse se faire une idée sur le terrain de la situation des déplacés. Kamel accepta sur-le-champ, ravi de cette idée. Il lui choisit une chambre proche de la sienne et de celle de Saleh Zeidan, et chargea Ahmad Abou Wadoud de s’occuper de lui. Ahmad était un militant pur et dur, à l’abord difficile, qui parlait l’anglais couramment. Kamel lui fit comprendre à l’avance que l’hôte était américain, « mais il est proche de notre bord ». Liston Pope Junior travaillait d’arrache-pied, se déplaçant continuellement entre le dispensaire, l’atelier et la maternelle, et enquêtant auprès de toutes sortes de gens, y compris les enfants. Il posait des dizaines de questions et ne ratait pas le plus petit détail qu’il prenait soin ensuite de discuter avec eux le soir. On aurait dit qu’il écrivait les chroniques du camp et la biographie de Kamel. Il le bombardait littéralement de questions sur son enfance, son village natal, ses études en France, les dispensaires qu’il avait fondés ou dans lesquels il avait travaillé, les raisons de son célibat. « N’es-tu jamais tombé amoureux ? » lui demanda-t-il un jour. Liston Pope Junior était venu pour parler du camp, mais au bout du compte, le camp entier n’avait d’yeux que pour lui. Il avait gagné la sympathie générale par sa vivacité, son dynamisme à toute épreuve et sa bonté qui touchait les cœurs. Kamel se souvient d’avoir eu une grosse frayeur un jour pour lui. Ils étaient près du bureau du Front démocratique, à discuter de la guerre et des malheurs qu’elle fait subir aux enfants et aux civils qui ne portent pas les armes. « Face à tant de sauvagerie et de laideur, dit l’écrivain à Kamel, on trouve des personnes prêtes à tout sacrifier, à donner même leur vie, pour sauver les autres. Ces personnes ne sont peut-être pas nombreuses, mais elles rayonnent sur tout le reste. Comme le Christ, elles se sacrifient pour le salut des autres. » Il avait à peine prononcé ces mots qu’une violente explosion les projeta tous deux plusieurs mètres en arrière. Ils 304


atterrirent par terre, chacun d’un côté. Kamel se leva en chancelant. Son premier réflexe fut de fouiller du regard la poussière et les gravats autour de lui à la recherche de son ami. « Junior ! Junior ! Tu es blessé ? » appela-t-il fébrilement, sans obtenir de réponse. Il fit une dizaine de pas et manqua de trébucher sur quelque chose : c’était Liston, étendu par terre, le visage dans la terre. Kamel se hâta de le retourner sur le dos et commença à lui nettoyer le visage, mais il ne bougeait pas. Il se dit qu’il était peut-être blessé. Des gémissements s’élevaient autour de lui. Quelqu’un cria : « C’est un raid israélien ! » Il pensa d’abord aux enfants de la maternelle, mais il était plus de midi et ils devaient être tous rentrés chez eux. Tranquillisé à leur sujet, il s’assit par terre à côté de l’écrivain et posa le doigt sur la veine jugulaire : il perçut les battements de son cœur, à son grand soulagement. Lorsque Liston bougea un peu, Kamel lui prit la tête et la posa sur ses genoux. Oubliant la douleur lancinante de son hernie discale, Kamel posa les mains sur le cœur de Liston et lui prodigua un massage cardiaque. Quelques secondes plus tard, Liston releva la tête, puis d’un bond, il se remit sur ses pieds et s’écria : « Docteur ! Vous allez bien ? » Kamel était délivré d’un poids énorme qui l’oppressait. Il se leva, serra Liston dans ses bras, puis ils accoururent tous deux au dispensaire. « Il y a certainement des blessés », dit Kamel. Saleh les arrêta à la porte : « Nous allons répartir les blessés dans les maisons, nous ne voulons pas de rassemblements, même dans le dispensaire, sinon il va devenir une cible. » « Où pouvons-nous aller ? » demanda Kamel. « Suis-moi, répondit Saleh. Reste à mes côtés. » Kamel proposa à Liston de s’allonger sur un lit au dispensaire et de se reposer un peu, mais il se heurta à un refus catégorique. « Je reste avec toi, peut-être que je peux aider », dit l’écrivain américain. Ramzi s’approcha du cratère laissé par la bombe : il était profond de plusieurs mètres. Le vrombissement des avions israéliens qui planaient encore à basse altitude était assourdissant. « Répartissez les blessés dans les maisons, hurla Ramzi, le dispensaire est fermé. » Liston aidait à évacuer les blessés. Une fois le calme revenu un peu, il contourna le trou béant par terre. « C’est une chose inimaginable ! s’exclama-t-il. Je ne peux pas croire qu’on puisse encore bombarder des civils avec un missile de ce calibre ! Je crois que ça ne s’est pas vu depuis la deuxième guerre mondiale. Ils auraient pu détruire la 305


maternelle sur la tête des enfants, déjà rescapés de l’enfer de Nabaa et Tall el-Zaatar. Cela aurait fait un massacre ! » Puis il ajouta d’un ton déterminé : « Je vais raconter ce qui s’est passé dans mon livre.» Kamel se sentit réconforté par la présence de cet américain, témoin des pratiques israéliennes. Trois ans plus tard, Kamel reçut de son amie Leyla Zakharia, directrice exécutive à cette époque de l’association Najdeh, un roman intitulé Redemption : A Novel of War in Lebanon24. C’était un livre de trois cents pages écrit en anglais et préfacé par le penseur juif américain Noam Chomsky, l’auteur Hicham Charabi, Malcolm Kaui, prisonnier politique en Amérique, et l’éminent critique américain Cleanth Brooks. L’auteur n’était autre que Liston Pope Junior. « Junior te l’a envoyé à l’adresse de l’association », lui dit Leyla. Kamel feuilleta le roman et tomba sur la dédicace figurant en première page « Au docteur Kamel, leader résistant ». Junior relatait dans son livre l’expérience de Kamel à Nabaa et Tall el-Zaatar, puis à Damour. Il avait décrit son livre comme un roman de fiction, mais il foisonnait de détails étonnants sur la guerre du Liban, ses évènements, les atrocités commises aux barrages des phalangistes après la chute de Tall el-Zaatar, et jusqu’aux noms des rues, régions, axes et hôtels, ce qui poussa Noam Chomsky à écrire dans sa préface : « Je l’ai lu en deux soirées. Ce livre est un témoignage frappant ». Junior envoya plus tard également à Kamel son second roman intitulé Living Like the Saints : a Novel in Nicaragua25, dont la trame se déroulait autour de la révolution sandiniste et des crimes du dictateur Somoza. Après les églises catholiques françaises, puis protestantes suisses, voilà que les églises américaines offraient le réconfort de leur aile protectrice. Kamel trouvait sous leur dôme un refuge qui éloignait de lui, l’espace d’un moment fugitif, les affres du confessionnalisme, ce loup qui rôdait d’un barrage à l’autre et hantait les lignes de démarcation divisant un même pays. L’église libanaise n’était pas moins généreuse que celles d’Europe et d’Amérique. Le patriarche Paul Meouchi était la seule personne sensée au milieu d’une communauté maronite en proie à une folie 24

La rédemption: roman d’une guerre au Liban Vivre comme les saints: un roman du Nicaragua

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meurtrière, comme disait Kamal Joumblatt. Kamel rendait de temps à autre visite au recteur du monastère de Naameh. C’était un monastère qu’on aurait dit irréel, accroché entre ciel et montagne, suspendu à la limite si ténue entre le paradis et l’enfer, entre la sérénité et les tourments. Le père recteur les accueillait chaleureusement, débouchant en leur honneur une bonne bouteille de vieux vin qui les rapprochait du paradis. « Quel âge a ce vin, mon père ? », lui demandait Kamel. Le recteur répondait en riant : « On mesure l’âge du vin dans le commerce en années. Quant au vin de l’église, son âge se mesure en générations. Cette bouteille a dû en voir passer trois avant d’atterrir dans nos coupes. Je crains que les générations à venir ne trouvent pas de quoi nous être reconnaissantes. C’est que la guerre consume rapidement ce que les aînés ont patiemment amassé, ne laissant sur son passage que ruines et désolation pour les générations à venir. » Sur le chemin du retour, Kamel retournait dans sa tête les propos du père recteur. Il dit à ses amis : « Lorsque cette guerre prendra fin, je vais suggérer à Abou el-Leil, Abou el-Jamajem26 et consorts de laver leur conscience en fabriquant du vin d’église. Peut-être deviendraientils alors bons comme le père recteur. Fabricants d’amour et non de mort. »

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Surnoms de guerre que prennent les combattants, signifiant littéralement : père de la nuit, père des crânes.

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Lorsque la colère se réveille « La colère est un monstre tapi en chacun de nous ; on ne sait jamais quand est-ce qu’il peut se réveiller. » Kamel avait vécu cette phrase de Dostoïevski dans sa chair et avait failli en payer le prix. Il était assis avec un groupe d’amis à Damour, au balcon du bureau du Front démocratique donnant sur la mer, à deviser sur le discours du président Anouar el-Sadate, dans lequel il prédisait aux Libanais des larmes de sang, lorsque les balles commencèrent à siffler dans tous les sens autour d’eux, accompagnées de cris de rage et d’une pluie de jurons. Ils risquèrent un regard dans la rue et aperçurent, à leur grande surprise, Abou Nasser, un officier du Front démocratique, debout au beau milieu de la place sous leur balcon, brandissant sa kalachnikov au bout d’un bras, et l’autre poing levé vers le ciel d’un geste menaçant. Ils dévalèrent les escaliers. Dans son impatience, Kamel sauta d’un bond les dernières marches, réveillant ses maux de dos qui l’enserrèrent comme un étau. Il s’immobilisa un instant, puis maîtrisa sa douleur et sortit. Saleh Zeidan se tenait face à Abou Nasser et hurlait : « Jette ton arme immédiatement ! » « Attention, vociférait l’officier en retour, un pas, un seul, et tu te retrouves à boiter comme moi. Ainsi, nous aurons deux canards boiteux dans ce camp. » Il pouffait d’un rire niais ; il était évident qu’il avait forcé sur la bouteille. Il avait lâché la bride à la rage enfouie en lui et sa colère fusait dans tous les sens, n’épargnant rien ni personne. Saleh tendit la main pour dégainer son pistolet, mais Kamel lui retint le bras en disant : « Laisse-moi m’occuper de ça. » Il s’approcha d’Abou Nasser qui pointa son fusil mitrailleur sur lui en criant : « Prends garde, ne bouge pas. Tu es le médecin ici et je ne veux vraiment pas te tuer. » « Je ne m’approcherai pas, le tranquillisa Kamel. Mais dis-moi, ta blessure à la jambe te fait mal ? » Il avait littéralement mis le doigt sur la plaie. « Ce n’est pas à la jambe que je suis blessé docteur, mais là, au cœur. » Abou Nasser se frappa la poitrine en répétant : « La blessure est là, dans le cœur. » Puis il posa la tête sur l’épaule de Kamel et fondit en larmes ; on aurait dit un enfant. Abou Nasser était un vaillant combattant qui avait perdu son frère cadet à Tall el-Zaatar. Il avait été atteint dans la bataille d’un éclat 309


d’obus à la jambe et s’était retiré du camp après sa chute, par la route du Monteverdi. Lorsqu’il arriva au dispensaire Naqaha à Fakhani, sa plaie saignait encore et il avait perdu beaucoup de sang. A sa sortie du dispensaire, il boitait, mais cela ne l’empêcha pas de reprendre les armes et de combattre aux côtés de ses camarades, cette fois avec un grade d’officier. Pendant que Kamel tapotait l’épaule d’Abou Nasser, des images défilèrent en un éclair dans sa mémoire. Il revit ce milicien phalangiste dans le quartier des abattoirs, qui levait une bouteille de champagne et trinquait au beau milieu des cadavres amoncelés en éclatant d’un rire épouvantable. N’était-ce pas là le monstre de la colère qui s’était réveillé ? Il souhaita vivre assez pour être témoin de la fin de cette sale guerre qui avait anéanti ses rêves. Le foyer révolutionnaire pour lequel il se battait n’était plus qu’un marécage dans lequel pullulaient les crocodiles et les vipères du sectarisme. La Résistance palestinienne et les partis trans-confessionnalistes pouvaient bien essayer de se démarquer de cette folie meurtrière, la machine de la guerre s’était emballée et avait emporté tout le monde, imposant sa propre logique que tous s’accordaient à dénoncer, mais qu’ils pratiquaient néanmoins. Ses maux de dos le tourmentèrent toute la nuit. On aurait dit un étau qui lui enserrait la colonne vertébrale. Le matin, les orteils de son pied gauche étaient partiellement paralysés et c’est à grand-peine qu’il put se changer. La douleur n’était plus supportable, il ne pouvait plus prétendre l’ignorer. Il lui fallait s’avouer à lui-même qu’il avait besoin de traitement. Il demanda à Salman Abou Abbas27 qui était chargé de l’escorter, de le conduire chez lui à Haret Hreik. De là, il téléphona au docteur Ibrahim Baydoun, un ami de jeunesse, et lui demanda de l’accompagner à la clinique du docteur Mehdi Chatila. En attendant, il décida de profiter de l’eau courante qui manquait cruellement à Damour, pour prendre une douche. Il était encore tout couvert de savon lorsque la sonnerie du téléphone retentit. Craignant que ce ne 27

Salman Abou Abbas a été tué dans un bombardement dans la banlieue sud de Beyrouth. Son frère Ghassan a pris la relève et il escorte Kamel depuis un quart de siècle déjà.

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soit un appel urgent, il s’empressa de sortir de la douche pour répondre, mais il glissa et s’étala par terre. Une douleur atroce l’empoigna, il sentit que sa colonne vertébrale allait s’arracher de sa place ; il manquait de suffoquer et résista tant qu’il pouvait, craignant de s’évanouir là. Puis il rampa péniblement jusqu’au salon. Lorsqu’on frappa à la porte, il rassembla les forces qui lui restaient et alla ouvrir. Ibrahim le soutint et l’emmena à la clinique du docteur Chatila. Il n’était plus qu’un tas d’os et de nerfs traversé d’élancements de douleur. Lorsque le docteur Chatila le vit entrer chez lui en se traînant presque, il lui demanda d’un ton enjoué : « Laissez-moi deviner : vous me ramenez une hernie discale ? » Il lui recommanda de garder le lit quatre semaines entières. Allongé sur le dos, les semaines lui semblèrent une éternité. Une fois cette période de repos forcé écoulée, il suggéra au docteur Alfred Chahine de l’opérer afin de le délivrer de ses douleurs, mais ce dernier lui demanda de garder le lit deux semaines supplémentaires. « Rien ne presse, lui dit-il. Je comprends que tu sois responsable de l’association Najdeh, mais à présent, c’est toi qui as besoin d’être secouru. » Ce fut la plus longue période de sa vie qu’il passa au lit sans bouger. Il payait le prix de sa négligence, alors qu’il était le mieux qualifié pour savoir que son hernie discale pouvait empirer s’il ne la traitait pas. « Il n’y a pas pire malade qu’un médecin », disait le dicton. Il fut très heureux, durant cette période passée à se morfondre chez lui, de recevoir la visite d’un ancien ami, le médecin français MarcelFrancis Kahn. Ils évoquèrent ensemble leurs souvenirs au Dhofar. « Est-ce que les frayeurs de la guerre t’ont fait oublier ta phobie des serpents ? » lui demanda son ami en riant. « Bien sûr, dit Kamel. Même que nous en importons du bout du monde pour nous débarrasser des rats du sectarisme, c’est notre seule issue. » Son neveu Ghassan Abdallah ne le quitta pas tant qu’il resta alité. Ghassan achetait chaque jour un poulet rôti qu’ils se partageaient… jusqu’à ce que Kamel soit écœuré par ce plat quotidien incontournable. « Attention Ghassan, dit-il à son neveu, si ça continue comme ça, tu vas finir par pondre. » « Oh mais c’est toi qui es immobile dans ton lit, rétorqua Ghassan, tu vas me précéder, et même les couver, tes œufs. »

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Après de longues semaines, l’état de Kamel s’améliora et il put enfin sortir de chez lui et revenir à Damour. Ses camarades insistèrent pour qu’il fasse plutôt sa permanence au siège principal de l’association Najdeh à Tarik el-Jdidé, d’où il pourrait superviser les activités qu’elle entreprenait en collaboration avec le bureau exécutif. Il décida alors de se rendre chaque matin à Damour et de revenir le soir à Tarik el-Jdidé. Il s’arrêtait chaque jour sur son chemin à Ouzaï pour acheter une tête de mouton rôtie qu’il partageait à midi avec son garde Salman. Assis au balcon du siège de l’association à Damour, il se délectait en prenant sa revanche sur les poulets, se disant qu’ainsi, il ne risquait plus de pondre, mais il pourrait se mettre à bêler. « Je crois que les choix d’un célibataire sont limités, disait-il à Salman en riant : pondre ou bêler… à moins de se marier. »

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Le médecin, le commissaire… et Halabaoui Où finit le travail politique et où commence le travail professionnel ? Où se situent les limites du parti, pour qu’au-delà commencent celles de l’institution sociale ? Dans quelles circonstances le décideur politique doit-il se départir de son autorité pour la transférer aux responsables sur le terrain ? Toutes ces questions pourraient sembler théoriques, mais dans le monde arabe elles sont si complexes et intriquées avec la réalité quotidienne qu’elles forment une sorte de labyrinthe grec dans lequel on se perd, pour finir dévoré par le Minotaure. Ce monstre fabuleux tapi dans le dédale, dans l’attente de sa proie, a toujours été et reste à jamais le pouvoir. Et dans sa confrontation avec le pouvoir, Kamel a connu une réalité qui a souvent dépassé la parabole. Les projets de l’association Najdeh connurent un tel succès à Damour, qu’ils furent adoptés dans d’autres régions également, au nord et au sud du pays. On créa des maternelles à Tarik el-Jdidé, au camp Badawi à Tripoli au nord, au camp de Rachidié, à Ain el-Héloué et à Borj el_Chémali. Et avec chaque maternelle était fondé un atelier pour femmes dans lequel pouvaient travailler les veuves qui se retrouvaient avec une famille à leur charge. Les maternelles et les garderies les aidaient à travailler et à être productives. Malgré les conditions de vie difficiles dans les camps de réfugiés, l’association tentait à travers ses projets d’assurer un minimum de stabilité à des populations déplacées qui luttaient chaque jour pour leur survie. Le bureau exécutif de l’association se réunissait chaque semaine pour élaborer des plans et suivre leur mise en œuvre, à travers notamment des mises au point quotidiennes au siège principal de l’association. Aidé d’un ami avocat, Nabil Machmouchi, Kamel avait établi les statuts et le règlement intérieur de l’association et avait choisi son nom et son logo. Il avait évité de citer son nom parmi les fondateurs, de crainte d’empiéter sur les formalités d’obtention des permis nécessaires. Il n’était pas particulièrement dans les bonnes grâces du ministère de l’Intérieur, à cause de son engagement 313


politique. En tout cas, que son nom apparaisse ou pas sur la liste des fondateurs, cela ne lui importait pas. La seule chose qui lui tenait à cœur, c’était le travail qu’il pouvait accomplir effectivement, les résultats sur le terrain. Il reçut un jour une lettre de Taysir Khaled, commandant régional du Front démocratique pour le Liban. Ils venaient de clôturer une réunion du bureau exécutif de l’association, au cours de laquelle ils avaient discuté du programme de travail pour les six mois à venir et avaient réparti les taches à exécuter. Taysir lui enjoignait dans sa lettre de « notifier immédiatement » les membres du bureau exécutif d’un certain nombre de décisions administratives. Suivait la liste de ces décisions énoncées sous forme d’ordres répartis sur les membres du bureau : assignation de nouvelles missions pour certains, modification de mission pour d’autres, élargissement des responsabilités pour d’autres encore… Ces décisions avaient été prises sans la moindre consultation préalable avec le bureau, bien qu’il représente le commandement effectif sur le terrain, en charge de toutes les activités des dispensaires, maternelles et ateliers de femmes, ainsi que de tous les travaux administratifs. Kamel refusa d’exécuter ces ordres « supérieurs ». Il sentit qu’il était arrivé à une croisée des chemins : il y avait d’un côté la culture dominante du parti qui disait « nous faisons de la politique et c’est le parti qui décide », et de l’autre les membres du bureau exécutif, pour la plupart des européennes ou des femmes ayant étudié dans des universités européennes. Il n’était pas dans leurs traditions d’exécuter aveuglément des ordres, d’autant plus qu’elles étaient bénévoles dans une association bien ancrée dans la société civile, sans aucun lien avec un parti, une milice ou un service de renseignement. Ces associations adoptaient une logique de travail totalement différente de la mentalité qui prévalait, une logique basée sur le dialogue et la participation dans la prise de décision, afin que chacun puisse suivre ensuite l’exécution des décisions communes et en être responsable. Sans cette méthode de répartition des charges, ces associations ne peuvent voir le jour et se développer afin de permettre à chacun de leurs membres de donner le meilleur de lui-même. Kamel se rendit au bureau de Taysir, au centre de commandement régional au camp de Chatila. Il avait élaboré dans sa tête une stratégie 314


pour parvenir à un arrangement avec lui. Il lui déclara d’emblée que la « notification immédiate » demandée dans la lettre n’avait pas eu lieu, parce qu’elle se heurterait certainement à un refus de la part des collègues. « C’est la décision du commandement, l’interrompit Taysir sèchement, et quiconque refuse de l’exécuter n’a qu’à renoncer à ses responsabilités et quitter, nous trouverons bien des remplaçants. Nous sommes en état de guerre et dans l’urgence, nous ne pouvons pas nous permettre le luxe d’un Hyde Park ici. » « Nous voici revenus à la logique de la guerre », se dit Kamel. Les dames du bureau exécutif, sœur Odile, Rose Ghannam Bayham, Nabila Habbab el-Banna, Aneta et docteur May Abboud, n’avaient plus qu’à se conformer aux ordres émis par le commandement régional… ou s’en aller, tout simplement. Cette permutabilité de l’être humain était quelque chose de terrible. L’homme n’était donc plus « le capital le plus précieux » ; on pouvait le remplacer aussi facilement qu’on change de chemise. Kamel réprima sa colère en se promettant de ne pas céder aux provocations. « Qu’est-ce que vous voulez réellement, camarade Taysir, tuer le loup à tout prix ou sauver le troupeau ? Si c’est le résultat que vous recherchez véritablement, vous devez nous laisser faire, parce que c’est nous qui avons la mission le plus à cœur. Nous sommes bien placés pour l’accomplir et assurer son suivi. » Taysir comprit parfaitement bien ce que Kamel disait. Il partit d’un grand éclat de rire et lui annonça en grande pompe : « Camarade Kamel, en vertu de la confiance placée par le commandement régional en votre personne, vous êtes officiellement nommé gardien titulaire du troupeau. Veillez bien sur lui. » Puis après réflexion, il lui demanda sur un ton plus sérieux : « Tu crois que j’ai vraiment gaffé en prenant ces décisions administratives ? J’étais entouré de tellement de gens et chacun y allait de sa suggestion, en exposant longuement les tenants et les aboutissants. J’ai fait mon possible pour choisir la meilleure. Où est-ce que je me suis trompé à ton avis ? » A ce moment précis, Taysir était semblable à un lac limpide; on pouvait voir les grains de sable tout au fond. Kamel lui dit : « Tu te souviens sûrement de ce que disait Marx, tout pas en avant, toute 315


progression réelle, importe plus qu’une douzaine de programmes. Ce pas en avant, il faut le laisser à ceux dont c’est le boulot, parce qu’ils connaissent bien leur sujet et sont les seuls à même de réussir. Pour ce qui est de savoir si tu as commis une erreur, les choses ne sont pas noires ou blanches. Les décisions administratives sont sujettes à débat. Ce dont je suis certain, c’est que le centre médical a besoin d’un médecin, et non d’un commissaire politique. Lorsque quelqu’un décide que tout est politique, cela pose problème. Le parti engloutit alors les institutions civiles, et le secrétaire général engloutit le parti. Quant aux membres du parti, ils ne sont plus que des automates qui exécutent sottement les ordres, incapables de prendre des initiatives ou d’assumer des responsabilités. » Kamel se tut un moment après cette longue tirade, puis revint à la charge. « Mon point de vue personnel, c’est qu’il faut respecter les décisions des organes du parti. Quant à l’exécution, il faut la laisser à des organismes travaillant sur le terrain. Ces organismes comprennent des professionnels ayant les qualifications et l’expérience faisant défaut aux politiciens. Ils ne se sont pas engagés dans l’action sociale de force, mais par conviction. Par égard pour leur conviction, il est impératif de leur permettre de participer pleinement à la prise de décision, et non leur imposer des directives à suivre. » Son petit discours avait assez duré, mais il savait qu’il pouvait compter sur la patience des camarades au Front. Ils avaient l’habitude d’écouter sans broncher leurs interlocuteurs, un don qu’ils avaient développé au gré de leurs réunions interminables avec le secrétaire général Nayef Hawatmeh, qui se résumaient en fait à un monologue pouvant s’étaler sur six heures. Par souci de justice envers la branche armée du Front, Kamel se devait d’avouer qu’elle lui avait délivré une carte militaire, avec le grade de commandant. Le nom inscrit dessus à côté de sa photo était Albert. Il l’avait choisi en hommage à son ami Albert Jokhdar. Muni de sa carte, le commandant Albert pouvait circuler nuit et jour, même dans les pires conditions de sécurité. La carte lui assurait une protection certaine et lui donnait confiance. Dans une guerre conventionnelle, les médecins se voient accorder des cartes militaires qui leur permettent de passer toutes sortes de barrages. Dans la tourmente de la guerre civile, la carte de l’Ordre des médecins du 316


Liban émise en son nom véritable ne lui offrait aucune garantie aux barrages, ou même parfois équivalait à une invitation à l’enlèvement. « C’est la providence qui vous envoie, docteur. Nous avons un cas urgent, veuillez nous accompagner. » Ce cas soi-disant « urgent » pour lequel le collègue avait été forcé d'accompagner les miliciens se révélait souvent être bénin. Comme la femme de l’un des miliciens qui souffrait de douleurs de menstruation et avait besoin d’un analgésique. Avec la prolifération des barrages et la multiplication de ces « auscultations » impromptues, Kamel décida de renoncer à sa carte de médecin et d’adopter celle de commandant. Vers la fin de l’année 1977, il se rendit après une longue journée de travail chez des amis à Sabra. Ils étaient une bande de copains, assis autour de la table du dîner, et la discussion était animée, alimentée par les évènements du Liban. A un moment donné, ils en vinrent à évoquer l’histoire de Halabaoui, un milicien qui avait tiré une roquette B7 antichar sur un véhicule militaire de la Force de dissuasion syrienne, tuant sept soldats, avant de disparaître. Toutes les factions libanaises et palestiniennes avaient clamé leur innocence et nié toute responsabilité dans l’attaque, ce qui gardait le mystère total autour de cet acte. Halabaoui avait-il donc décidé de déclarer seul la guerre contre des pays ? On disait qu’il était dissident d’une organisation locale et qu’il cherchait à s’imposer. Il était environ deux heures du matin lorsque Kamel quitta la maison de son ami pour rentrer chez lui à Haret Hreik. Arrivé au rond-point de Chatila sur la route de l’aéroport de Beyrouth, il fut surpris de voir un milicien bondir subitement devant lui de nulle part. Il donna un grand coup de frein et la voiture s’immobilisa. Nullement démonté, le milicien resta planté devant lui quelques instants, puis s’assit posément sur le capot avant. Kamel ne broncha pas. Il tâta sa poche pour s’assurer qu’il avait bien sur lui la carte du « commandant Albert ». Quelques minutes passèrent ainsi. Le milicien était sans doute surpris par le sang-froid de Kamel. Il fit le tour de la voiture et se planta devant lui. Kamel baissa la vitre et lui dit du ton autoritaire d’un commandant, tel qu’il se l’imaginait : « J’admire votre courage, mais j’ai failli vous écraser. C’est une voiture, pas une kalachnikov. » Il regarda autour de lui, cherchant un barrage ou d’autres éléments armés, mais la région était totalement déserte. « Montrez-moi votre carte », dit-il d’un ton impérieux. « Pourquoi ne me donnez-vous pas vous-même votre 317


carte ? » rétorqua le milicien en brandissant son fusil mitrailleur dont il colla le canon contre la joue de Kamel. Le médecin sortit calmement sa carte et alluma l’ampoule intérieure de la voiture pour que le milicien puisse voir. Ce dernier l’examina un moment, puis il sortit à son tour sa carte de sa poche et la lui tendit. Kamel put déchiffrer « Halabaoui », avec le nom d’une faction armée. Le milicien lui dit : « Ta carte ne m’importe pas, mais je respecte ton audace, tu n’as pas peur. » « Je n’ai peur que de celui qui a peur, répliqua Kamel. Toi non plus tu n’as pas peur. » Il sortit de sa voiture et serra la main au milicien. Ce dernier dit en guise d’adieu : « Pourquoi ne porterais-tu pas une carte de notre organisation ? Je peux t’en fournir une. » Kamel reprit son chemin en se demandant d’où est-ce qu’il avait sorti sa répartie « Je n’ai peur que de celui qui a peur ». Il se souvint que Gandhi avait dit cela. La mémoire prend parfois de ces raccourcis ! Qu’est-ce que Gandhi pouvait bien faire dans cette maudite guerre ?

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Naissance d’une association « Ils les ont rassemblés près de la municipalité et ont ouvert le feu sur eux. Il n’y a pas eu un seul survivant. » Ainsi racontaient les déplacés qui avaient fui Khyam le massacre qui avait eu lieu dans la localité. Cinquante-cinq personnes avaient été exécutées d’un coup. Cinquante-cinq hommes et femmes, tous dans la cinquantaine ou plus. Kamel les connaissait un à un, il les connaissait de nom, de visage, il les avait visités dans leurs maisons. Ils avaient illuminé son enfance avec leurs souvenirs et les histoires fascinantes qu’ils prenaient plaisir à raconter durant les soirées animées au village. On ne pouvait imaginer Khyam sans eux. Kamel se souvenait particulièrement de Hajj Mohammad Ghazzaoui, un vieillard de quatre-vingts ans qui avait vécu les deux guerres mondiales et la famine qui s’était abattue sur le pays dans l’intervalle. Comme les autres victimes, il avait refusé de quitter Khyam en disant tout simplement : « J’y ai vécu, j’y mourrai. » Sa mort était la conséquence d’une décision délibérée ; le destin n’avait rien à voir. En mars 1978, Israël lance l’opération Litani, avec pour but déclaré « L’éradication des bases terroristes », selon un communiqué militaire israélien. Le massacre de Khyam, quant à lui, a un but différent : anéantir la mémoire du Sud. Les martyrs tombés dans cette opération n’étaient pas des combattants portant les armes, mais les dépositaires de cette mémoire. Ils portaient en eux un trésor de souvenirs et poussaient leurs racines au plus profond de la terre de cette région. Les assassins ont voulu effacer la mémoire, les souvenirs et l’histoire. Ils ne tentèrent pas seulement d’effacer le passé, mais également de détruire l’avenir. A Kounin par exemple, un village proche de Bint Jbeil, ils firent vingt-neuf victimes, tous des enfants. A Abbassieh, ils massacrèrent sans distinction d’âge, tuant quatre-vingt-une personnes de deux à quatre-vingts ans. Le Litani n’était plus qu’un fleuve de sang.

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L’invasion de 1978 avait constitué un tournant décisif dans la vie de Kamel. Avant cela, Israël visait les Palestiniens et les Libanais qui les soutenaient. Mais avec l’opération Litani, elle avait modifié les règles du jeu : c’étaient les Libanais qui était à présent sa cible. Elle avait complètement détruit Khyam et six autres localités de la région par de violents bombardements, occupé plus de cent cinquante villages et localités du Sud, tué plus de mille Libanais et poussé plus de deux cent cinquante mille à l’exode. Cela ne pouvait avoir eu lieu fortuitement. Tout comme les phalangistes mettaient les sales besognes sur le compte d’éléments « indisciplinés », l’armée de défense d’Israël se lavait les mains des massacres et en rejetait l’entière responsabilité sur « l’armée de l’agent Saad Haddad ». D’ailleurs, elle adopta la même stratégie quatre ans plus tard, lorsque furent commis les massacres de Sabra et Chatila. L’opération Litani était la plus grande agression israélienne depuis la guerre d’octobre 1973. Vingt mille soldats y participèrent, avec pour mission l’établissement d’une zone tampon qui serait une première section de la part revenant à Israël dans un Liban morcelé en cantons. Et c’est ce qui se passa en réalité à partir de mi-juin : Israël annonce le retrait de ses troupes, après avoir confié à Saad Haddad l’administration de cette « bande de sécurité » qui comprenait les districts de Bint Jbeil et Marjeyoun, ainsi que certaines parties des districts de Tyr et Hasbaya. Pour sécuriser cette zone tampon, Israël trace au Sud une « ligne rouge » allant jusqu’au fleuve Litani, qu’il est interdit aux forces syriennes de transgresser. Elle empêche également l’exécution des résolutions 425 et 426 de l’ONU qui appellent au retrait des forces israéliennes du Sud et à la création de la Force intérimaire des Nations Unies au Liban pour accompagner et appuyer l’armée libanaise, censée se déployer jusqu’au tracé des frontières internationales. Ces résolutions ne purent être mises en œuvre, puisqu’au moindre mouvement de troupes, les forces de Saad Haddad bombardaient les unités de l’armée libanaise qui restèrent bloquées au niveau de la région de Kaoukaba, au Sud. Israël ne voulait pas en réalité d’un partenaire dans cette zone tampon. Elle la considérait comme une simple « annexe » où elle exportait ses produits et qui lui fournissait en retour une main d’œuvre 320


bon marché, pendant qu’elle continuait tranquillement à pomper les eaux du Hasbani et du Wazzani, au centre de ses convoitises. En septembre, Saad Haddad décrète la création de l’« Etat du Liban libre » et commence à distribuer aux habitants de la zone qu’il contrôle des pièces d’identité portant le nom de son Etat. Cet Etat autoproclamé s’étend sur cinquante-cinq villages et localités de plus de cent mille habitants, dont la superficie totale ne dépasse pas sept cents kilomètres carrés. Au milieu de tout ce malheur qui s’était abattu sur le Sud et poussait ses habitants sur les chemins de l’exode, Kamel commença à remettre ses choix en question, cherchant à se repositionner sur la carte de ce pays déchiré. L’association Najdeh était un organisme libanais, fondé par des Libanais. Ses activités se répartissaient entre les dispensaires, les maternelles et les ateliers pour femmes, mais elles étaient principalement orientées vers les camps de réfugiés palestiniens. La lutte palestinienne à cette époque-là attirait des milliers de cadres palestiniens, arabes et mêmes étrangers. Elle avait à sa disposition une armée de médecins, d’infirmières et d’infirmiers, appuyés par une multitude de spécialistes et de techniciens. Kamel n’avait plus à se faire aucun souci de ce point de vue. Avec l’invasion israélienne, il sentait de plus en plus le besoin de s’investir au service des Libanais, et plus particulièrement des déplacés qui affluaient vers les quartiers pauvres de Beyrouth et de sa banlieue, et jusqu’à la plaine de la Bekaa. Ils vivaient dans un état de dénuement total et manquaient de tout, mais le plus urgent était de leur procurer des soins médicaux, des médicaments et des vaccins. Au début de l’année 1979, l’idée avait bien mûri dans sa tête. Il avait pris la décision de fonder l’association Amel, dans le cadre du Mouvement national libanais. Il avait appris de sa longue et intense expérience qu’un individu seul ne peut prendre la tête du changement, quel que soit le crédit que les gens lui accordent et la confiance qu’ils placent en lui. Les partis progressistes pouvaient lui procurer une base humaine et matérielle suffisamment solide pour lui permettre de construire une institution consacrée aux pauvres et aux déplacés, où qu’ils soient sur l’étendue du Liban… et Dieu sait s’il y en avait. Le pays entier était devenu un vaste camp pour les damnés de cette terre.

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Ecartant d’emblée l’idée de demander l’aide des leaders traditionnels, il s’adressa à des amis du Courant radical de gauche, qui manifestèrent beaucoup d’enthousiasme. Ils s’empressèrent de lui assurer les moyens de réaliser ce rêve improbable sur une terre hantée par les cauchemars. Bien qu’il soit le seul à ne pas être membre d’un parti, ils lui accordèrent toute leur confiance ; ou bien était-ce justement à cause de cela, chacun caressant en fin de compte l’espoir d’annexer l’association à son parti. Dans les deux cas, il était certain que la confiance venait couronner le travail effectif réalisé sur le terrain, et non des conjectures démagogiques abstraites. Les médicaments, tout comme le pain et les vaccins, échappent à toute étiquette politique. Ils formaient une équipe possédant l’expérience et les qualifications nécessaires, mais il leur manquait le financement, d’autant plus qu’ils devaient partir de zéro. Kamel transforma sa clinique à Barbir en salle d’opérations où ils organisèrent leurs premières campagnes de vaccination, sans attendre d’obtenir des aides ou même un permis. Ils faisaient la collecte des vaccins auprès du ministère de la Santé et de l’UNICEF, et les comités politiques du Mouvement national leur assuraient leurs repas quotidiens, généralement du lahmajoun28 et du yaourt. Quant aux prix du carburant pour leurs déplacements, il était à leur charge. Ils étaient une centaine, et parvinrent à vacciner sept mille enfants. Lorsque le stock du ministère vint à s’épuiser, ils se mirent à solliciter les « centres d’influence » capables de leur en fournir. Sœur Odile leur fut à cet égard d’une aide précieuse. Mettant à profit les vastes connections acquises tout au long de son service au Conseil des églises du MoyenOrient, elle envoya personnellement des lettres aux plus grandes associations suisses et hollandaises, dans lesquelles elle exposa les efforts entrepris par Amel, leur demandant instamment d’envoyer toute l’aide possible. La réponse des amis suisses et hollandais fut immédiate, ce qui leur permit d’élargir la campagne de vaccination à vingt mille enfants. N’ayant toujours pas obtenu l’autorisation nécessaire, ils travaillaient sous la bannière du « comité national des déplacés de Khyam ». Kamel présidait la commission de la santé au sein du comité dont le 28

Plat traditionnel fait d’un rond de pâte sur lequel est disposée une farce de viande hachée.

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secrétaire général n’était autre que son frère Mohammad. Ils constituèrent le premier centre médical de la région de Sfeir dans la banlieue sud de Beyrouth, qui abritait de nombreux déplacés de Khyam et plus généralement du Sud. Puis ils établirent un deuxième dispensaire à Souayri, une localité de la Bekaa occidentale qui était également devenue un foyer de déplacés, et en confièrent la direction au médecin bénévole Halim Kassis. Et lorsqu’ils obtinrent enfin le permis, l’association croula sous les aides qui lui parvenaient de partout. Ainsi, Amel intervient depuis plus de 30 ans dans les régions les plus déshéritées du Liban, de Beyrouth et sa banlieue Sud en passant par le Mont Liban et les plateaux de la Bekaa (à l’est du Liban) jusqu’au sud du Liban. A travers ses 24 centres, Amel a toujours proposé des services de qualité accessibles à tous dans les domaines médicaux, psychosociaux, de la formation professionnelle, du développement rural, de la protection de l’enfance et de la promotion des droits de l’Homme. En temps de crise, pendant la guerre civile mais aussi lors de l'invasion israélienne en 2006 et en réponse à la crise syrienne ayant amené plus d'un million et demi de réfugiés au Liban, toute la société civile libanaise se mobilise autour d'Amel. L'association met donc en place un programme d'urgence et d'aide humanitaire. Le Dr Mohanna fait d'Amel un catalyseur afin que toutes les associations s'engagent pour ceux et celles qui n'ont plus rien, qui vivent dans l'espoir de retrouver une vie normale et paisible. L'association travaille au service de toutes les personnes vivant au Liban, réfugiés syriens, soudanais, irakiens, Palestiniens, Libanais, peu importe leur appartenance religieuse, politique ou leur condition socio-économique. Les objectifs d’Amel sont les suivants: 1. Promouvoir les droits sociaux, économiques, civils et culturels des populations défavorisées au Liban ; 2. Contribuer à l’émergence d’un Etat civil fort et engagé dans le but de renforcer l’unité nationale et de promouvoir les valeurs démocratiques ;

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3. Mettre en place des actions de sensibilisation et de lobbying pour promouvoir les droits de l’homme et ainsi assurer la justice sociale ; 4. Assister et fournir des services de qualité à chacun (services médicaux, développement rural, formations professionnelles…) ; 5. Promouvoir l’égalité des droits et des opportunités, entre les zones urbaines et rurales, les hommes et les femmes ou encore entre les différentes catégories socio- professionnelles. Amel, qui est devenue une organisation internationale et qui œuvre pour un partenariat d’égal à égal de la société civile du Nord et du Sud, base son travail sur le credo de la « pensée positive et de l'optimisme permanent ». Amel Association International travaille à contre-courant au sein d'un pays miné par le pessimisme et l'inaction des dirigeants. Se dévouant corps et âme au service des déshérités, ce sont des centaines d'employés et de volontaires qui sont aujourd'hui engagés, aux côtés du Dr Mohanna, pour un monde plus juste, plus humain.

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Pas d’immunité face à la peur La civilisation est le fruit du triomphe de l’homme sur la maladie. L’homme a dompté la forêt, inventé l’agriculture, apprivoisé les animaux. Après avoir vécu dans les grottes où il se réfugiait pour se protéger des éléments de la nature, il a découvert qu’il pouvait planter sa tente où il voulait et la transporter avec lui au gré de ses déplacements. Puis il s’est sédentarisé, a établi des villes, construit des forteresses et érigé des remparts autour d’elles pour les protéger… tout cela pour découvrir finalement un ennemi terrifiant qu’il ne pouvait combattre : la maladie. C’était un adversaire sournois, invisible, qui ne se manifestait qu’à travers les victimes qu’il terrassait. Peste, choléra, variole… autant de noms pour un même adversaire qui se répandait avec le vent, choisissait ses proies en silence et fondait sur elles. On avait beau élever les murs et creuser les donjons, rien ne pouvait entraver son chemin. Il poursuivait inexorablement sa progression et fauchait des millions. Mais l’esprit humain n’admet jamais la défaite. L’homme releva les empreintes de l’ennemi, cerna son identité et lui tendit l’appât. C’était un duel sans précédent, dans lequel l’homme put triompher de la maladie par le vaccin. C’était un vrai tour de force : prendre le microbe même, lui ôter bec et griffes, et l’inoculer dans le corps afin qu’il puisse se battre à armes égales. « Connaître son ennemi pour mieux le combattre » ; n’est-ce pas là le principe de base de toute stratégie de guerre ? Ainsi donc, l’homme a pu combattre la maladie par l’immunité. Mais peut-il se prémunir contre un autre fléau qui fait des ravages dans l’âme ? Peut-il surmonter sa peur de la mort ? Elixir de longue vie, fontaine de jouvence… La mort hante l’homme jusque dans les légendes et les mythologies. La mort est le dénouement naturel de la vie, et ne devrait pas inspirer la peur. C’est la peur de la mort qu’il faudrait chasser. Mais peut-on s’immuniser contre cette peur atavique ?

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« Qui cherche la mort trouve la vie », avait dit Khaled ibn alWalid29. Mais la vraie question ne se pose pas sur le plan de la pensée et des concepts. Elle se situe sur un plan bien plus réel, dans la vie quotidienne de gens qui travaillent, vaquent à leurs occupations, fondent des familles qu’ils aiment et qui les aiment en retour, et attendent le soir pour rentrer chez eux et se retrouver tous ensemble autour du dîner… Peut-on leur demander de ne pas craindre la mort ? Est-il possible de les immuniser contre ce sentiment ? Kamel avait vécu cette confrontation avec l’éventualité de la mort chaque jour à Tall el-Zaatar et à Damour. Il n’avait aucun désir de mourir et ne tentait nullement de provoquer le destin. Il était débordant de vitalité et son emploi du temps nécessitait bien plus de vingt-quatre heures par jour. Il avait des plans allant d’un an à cinq ans, qui ne pouvaient humainement se réaliser que sur des décennies. Mais toute expérience qu’il vivait lui inculquait une gorgée de mort, tout comme le bébé africain auquel sa mère administre de petites doses de venin de serpent afin de l’immuniser contre toute morsure future. Cette mort dont il s’était graduellement imbibé, avait érigé dans sa tête une cloison qui empêchait la peur de la mort de s’infiltrer en lui. Il n’irait pas jusqu’à prescrire l’exposition à la mort pour dépasser la peur de mourir, mais il conseillerait quand même de méditer le dicton : « Contre la mort, il n’y a pas de philtre ». Kamel crut pour un temps qu’il s’était construit des défenses qui le rendaient imperméable à la crainte de mourir, jusqu’à ce qu’un incident vint lui rappeler qu’il ne pouvait se débarrasser de ce sentiment universel. Il se rendit en 1977 en Roumanie pour une cure de traitement et de relaxation. Ses maux de dos étaient devenus insupportables, et l’OLP lui avait obtenu une invitation officielle pour cet institut roumain. Il se sentait bien bizarre : c’était le premier « congé maladie » de sa vie. A son arrivée à Bucarest, il fut accueilli par un responsable du Parti communiste au pouvoir, qui le conduisit à l’hôtel et veilla à ce qu’il soit logé dans les meilleures conditions. Au moment où le responsable communiste prenait congé, Kamel lui offrit un paquet de 29

Principal général du prophète de l’Islam Mahomet, qui le surnomme « Glaive de Dieu » parce qu’il n’a jamais connu de défaite.

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cigarettes More. A la vue du paquet vert, le visage du responsable s’éclaira. Les camarades avaient averti Kamel à l’avance que les roumains étaient friands de ces cigarettes fines que le parti ne pouvait leur procurer. Kamel fut soumis durant les premiers jours de son séjour à des tests médicaux approfondis. Il rencontra durant cette période le poète palestinien Samih Kassem avec qui il passa des soirées mémorables à parler d’amour, de guerre et de poésie, avec la Palestine en filigrane. Puis Kamel se rendit à une station thermale où il eut droit à une thérapie qui conjuguait bains de boue, bains en eau chaude et exercices physiques. Il était logé à l’« Hôtel du parti », situé sur la « plage du parti » également. La « chambre du parti » qui lui fut assignée à l’hôtel surplombait la plage. A la vue de ce long ruban de sable fin, Kamel ne put résister. Il ôta ses habits à la hâte, redescendit, sortit de l’hôtel et courut se jeter dans l’eau de la mer. Allongé sur le dos, il se laissa porter par les vagues. Une sensation de sérénité l’engourdissait doucement alors que les flots le berçaient de leur mouvement. Il était seul sur la plage déserte. Quelques minutes plus tard, il rouvrit les yeux et regarda autour de lui ; effaré, il découvrit que la plage n’était plus qu’une bande au loin. Il avait dérivé avec les vagues et un courant puissant l’emportait toujours plus loin vers le large. Il se sentait glacé de terreur. « Je vais me noyer et mon cadavre ne sera découvert que demain. » Il tenta de calmer sa frayeur, de maîtriser la situation. « Contrôle-toi, se dit-il, ne panique pas, c’est la panique qui va te perdre. » Il observa un moment le mouvement des vagues, puis il commença à nager, brassant l’eau d’un mouvement régulier. Il sentait qu’il ne toucherait jamais le rivage. Il ne retrouva son calme que lorsqu’il reprit pied. Encore quelques brassées, et il se jeta, épuisé, sur le sable. Il resta un moment assis seul, un sourire incrédule sur le visage. Il avait échappé aux balles des francs-tireurs et survécu à des bombardements meurtriers, il était sorti plus d’une fois sain et sauf de sous les décombres à Nabaa et Tall el-Zaatar, et voilà qu’il avait failli mourir seul, noyé sur un rivage inconnu… La vie nous joue de ces tours ! Il réalisa que son vaccin contre la peur de mourir avait expiré. Peut-être n’était-il valable que sur les fronts embrasés des guerres, lorsque l’âme, l’esprit, le corps et les sens sont constamment sur le 327


qui-vive, même dans le sommeil. En temps de paix, sur un rivage assoupi dans le calme et la sérénité, la mort nous cueille dans un moment d’inadvertance. Elle nous surprend dans notre nudité, réveille les monstres de la terreur tapis dans les recoins les plus sombres de notre inconscient. Nos défenses tombent et la peur nous gagne. La peur de faire face seuls à notre mort… sans même connaître notre ennemi, parce qu’il est simplement inexistant.

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Un amour à la dimension du pays On dit chez nous d’une fille restée célibataire qu’elle a « raté le train du mariage ». C’est une expression qu’on n’utilise qu’au féminin, comme si ce train allait son chemin, transportant de « bons partis », et qu’il revenait aux filles de se tenir prêtes à les cueillir à la station, sinon elles rataient leur chance. Quoi qu’il en soit, Kamel se sentait concerné par cette expression et avait peur de rater lui-même ce fameux train et de rester les mains vides sur le quai. Il avait déjà trente-cinq ans et vivait toujours seul. Il était semblable à une ambulance : sa vie se déroulait dans un circuit fermé, entre sa clinique privée, le dispensaire gouvernemental et le bénévolat à l’association Amel qui commençait à se relever des cendres de la guerre civile et de la guerre avec Israël, avec quand même un détour par l’université où il enseignait. Son emploi du temps était surchargé, et il ne restait plus de place pour l’amour. L’amour se nourrit de temps passé ensemble pour mieux se connaître et s’apprécier, ce qui rendait impossible pour Kamel de rencontrer la fille de ses rêves. Il rejetait d’ailleurs l’idée de l’union traditionnelle, telle que l’y invitait sa mère avec l’approbation de ses frères. Il refusait d’aller frapper à la porte des familles à la recherche d’une épouse, avec la même désinvolture que s’il faisait son marché. Et puis, ses critères pour une relation viable étaient assez particuliers. Pour partager sa vie, une femme ne devait pas rechercher la fortune, parce qu’elle resterait alors sur sa faim. Elle devait être solidaire de ses choix et partager ce qui lui tenait le plus à cœur : son engagement social. Il ne concevait pas de s’embarrasser d’une poupée qui rêvait d’une lune de miel à Paris, d’un appartement luxueux ou d’une grosse voiture. Il avait besoin à ses côtés d’une femme réfléchie, résolue, qui apprécie son travail et le soutienne. Bref, la femme de sa vie devait être intimement convaincue que « seule une vie vécue pour les autres vaut la peine d’être vécue », comme l’avait dit Einstein. Son frère Ahmad le raillait. « Tu veux sincèrement qu’elle épouse un médecin pour vivre avec un salaire d’aide-soignant ? lui disait-il, incrédule. Tu peux dès à présent laisser tomber, tu ne la trouveras pas, 329


ta tourterelle. Il est plus facile pour toi de chercher Cendrillon que de chercher la fille de tes rêves. » Et pourtant, sa tête bruissait de rêves qui ne cherchaient qu’à être partagés. Il rêvait de changer le monde. Quant à ses besoins, ils étaient modestes : une petite maison, l’amour inconditionnel d’une femme, et des enfants qui ensoleillent leur vie. Etait-ce trop demander ? Il ne souhaitait pas rater ce train, mais ne désirait pas de compromis sur ses convictions et son choix de vie. Puis, au moment où il s’y attendait le moins, la providence lui sourit. Kamel avait gardé l’habitude de se rendre chaque fin de semaine à Khyam pour se ressourcer et refaire le plein auprès des parents et des amis de cette énergie si particulière à son village. Tout commença par une flaque de boue dans laquelle il pataugea malencontreusement. La terre de Khyam est fertile, et comme dans toute région fertile, les chemins sont souvent boueux. Dans son empressement à se rendre chez un ami à lui, Kamel mit les pieds en plein dans la boue, mais ne s’en soucia pas outre mesure. Arrivé chez son ami, il sonna et une jeune fille qu’il ne connaissait pas lui ouvrit la porte. Il resta interdit, ne sachant quoi dire. Elle était rayonnante de grâce et de beauté. Face à elle, il se sentait clair et transparent comme un galet au soleil. « Veuillez entrer », lui dit-elle avec un sourire discret. Décontenancé, il restait debout à la porte sans prononcer un mot. Lorsqu’il la vit rougir, il se ressaisit et balbutia : « Excusez-moi, mais je dois me déchausser à la porte pour ne pas tacher de boue les tapis. » Il ne voulait quand même pas passer à ses yeux pour un visiteur indélicat. « Votre visite nous est bien plus chère qu’un tapis, docteur », répondit-elle spontanément, avec l’accent des gens du Golfe. Il était sous le charme. « Comment savez-vous que je suis médecin ? Je ne vous ai jamais croisée auparavant ». Il aurait voulu que cette conversation dure des heures, même sur le pas de la porte. « Je vous ai vu hier, vous dansiez dans le cercle de dabké pendant la fête au village. Ma sœur m’a énormément parlé de vous. » Il ôta ses chaussures et la suivit au salon. Son ami lui bondit au cou et l’enlaça chaleureusement. Sa femme s’exclama en riant : « Tu as enflammé la fête hier ! » « Tu ne m’as pas présenté ta sœur, lui dit330


il sur un ton de reproche. Je ne savais même pas qu’elle était là. » « Fayda est arrivée hier à midi. Elle vient du Koweït. C’est sa première visite à Khyam depuis des années et elle était intimidée. Peut-être même qu’elle l’est encore. » Puis, se tournant vers sa sœur : « Je te présente notre docteur, tu ne dois pas être timide avec lui, il connait tout le monde. » « Qui a dit que j’étais timide ? objecta Fayda dans un éclat de rire. Tu ne vois pas qu’il est entré pieds nus ? » A cette remarque, il s’esclaffa. Ainsi donc, elle avait su repérer son moment d’embarras à la porte et l’exploiter à son profit. Elle avait de la finesse et de l’esprit. Il était totalement subjugué, comme si son cœur s’était subitement réveillé d’un long sommeil. Il sut à cet instant que seul l’amour pouvait guérir les plaies de la guerre. Et il avait trouvé son amour à lui. Kamel annula ses projets du lundi à Beyrouth. Sa décision était prise. Il alla voir Fayda le lendemain et lui demanda d’emblée de l’épouser. Mais il l’avertit : « Tu vas épouser un médecin, mais tu vas vivre avec le salaire d’un aide-soignant. Nous ne nous verrons pas trop, parce que je suis occupé vingt-quatre heures pas jour. Je peux cependant te consacrer la vingt-cinquième heure de ma journée. » En entendant cette proposition de mariage plus proche de la mise en garde, Fayda rit de tout cœur. Kamel eut peur qu’elle ne croie à une plaisanterie, mais elle répondit : « Aucune crainte de ce côté-là, je serai assez occupée moi-même à poursuivre mes études universitaires. » Il fut convenu qu’il visiterait ses parents au Koweït. Le stéthoscope et le scalpel étaient le seul capital que Kamel possédait à l’époque. Sa clinique privée accueillait les patients presque gratuitement et couvrait à grand-peine ses propres frais. La mensualité du prêt sur sa voiture et sa consommation d’essence lui prenait la moitié de son salaire du dispensaire gouvernemental et de l’université, les poulets et les têtes de mouton rôties se chargeaient de l’autre moitié. Son compte en banque était semblable à un malade mourant que les médecins ménageaient en lui déclarant que son état était « stable ». 331


Ces soucis matériels s’imposèrent à lui alors qu’il préparait son voyage au Koweït, ce creuset du monde arabe qui avait vu la naissance du mouvement de libération du Dhofar, puis de l’OLP sous la direction du Fatah, et qui s’apprêtait à présent à lancer le mouvement de sa libération du célibat. Il alla demander conseil d’urgence à son ami Ibrahim Baydoun qui lui exposa la situation clairement : « Le dinar koweitien vaut trois dollars, et le dollar vaut trois livres libanaises. Cela signifie que chaque jour que tu passes au Koweït équivaut à douze jours de dépenses au Liban. Par conséquent, si nous passons quatre jours dans un hôtel modeste, tu devras en contrepartie renoncer à ton poulet et ta tête de mouton pour deux mois. Mais ne t’en fais pas, nous allons nous débrouiller. » Kamel déduisit de ces paroles que son ami comptait faire le voyage avec lui. Cette idée le réconforta. Parmi tous ses amis, et il en avait beaucoup, Ibrahim était le plus proche. Ils avaient fait connaissance en France, puis étaient rentrés tous deux au Liban. Leur amitié s’était renforcée avec le temps et Kamel était certain qu’ils pouvaient communiquer par télépathie entre eux, que chacun lisait les pensées de l’autre. Alors qu’ils discutaient un soir des possibilités qui s’offraient à eux d’avoir une relation stable avec une fille qu’ils pourraient épouser, Kamel avait suggéré à son ami une fille de Khyam. Ibrahim s’enhardit et fit sa connaissance… puis il l’épousa. Et maintenant, la femme de son ami avait fait la connaissance de Fayda et lui chantait ses louanges. Les deux amis débarquèrent donc au Koweit et descendirent dans un hôtel de moins de cinq étoiles. Naïm Dib Awada, le père de Fayda, était l’un des premiers Palestiniens qui s’étaient établis au Koweit après avoir quitté leur pays. Il avait commencé par ouvrir un petit restaurant qui servait des manakichs, du houmous et des fèves30, puis son activité avait pris son essor et il était à présent à la tête du restaurant Al Arabi, le plus célèbre des restaurants du Koweït. Il avait envoyé ses enfants poursuivre leurs études en Espagne, et Fayda était censée les rejoindre à son tour… si le hasard n’avait pas mis une flaque de boue en travers de sa route. Le père de Fayda leur donna sa bénédiction et ils fêtèrent cette heureuse occasion en organisant une soirée dans un hôtel. Son ami 30

Plats de base dans la région.

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Abou Nabil Hachem offrit les frais de la soirée ainsi que la facture de l’hôtel. Un autre ami, Abou Hussein Zalzali, donna un dîner en leur honneur. Le Koweït méritait réellement son surnom de « pays de l’abondance ». Kamel précéda sa fiancée à Beyrouth, où il s’absorba entièrement dans son travail au sein de l’association Amel. Amel évoluait et croissait à un rythme record. Elle comptait dans ses rangs des dizaines de cadres qualifiés pour mener une action médicale, sociale et éducative. Il tenta également de tout préparer pour accueillir Fayda à son arrivée. L’appartement qui lui servait de clinique à Haret Hreik était relativement spacieux et pouvait abriter également leur nid conjugal, pour peu qu’il entreprenne quelques travaux d’aménagement et de réparation pour le rendre accueillant. Mais les travaux avaient besoin de temps, et Kamel n’en avait justement pas. Le 19 avril, Fayda arriva du Koweït, accompagnée de sa mère et d’une amie à elle. Kamel alla les accueillir à l’aéroport avec toute une bande d’amis, puis il les ramena dans sa voiture jusqu’à l’appartement, escorté par un long cortège de voitures. Son frère Mohammad leur ouvrit sa maison pour célébrer le mariage. La fête se limita au cercle des amis proches, mais Kamel promit à sa jeune épouse de se rattraper en organisant une grande fête à Khyam après sa libération… promesse qu’il ne tint jamais. Le lendemain, leur appartement ne désemplit pas : des centaines de visiteurs défilèrent pour leur présenter leurs meilleurs vœux. Les présents s’entassaient dans toutes les pièces. Ses frères et ses amis avaient cotisé pour meubler le salon et la chambre à coucher, et équiper la cuisine. Il se sentait touché par la grâce. Chaque présent qui lui était offert, quelle qu’en soit la valeur, était une vague de plus dans ce vaste océan où il baignait, entouré d’amitié, d’amour et de solidarité, les ingrédients du bonheur dans la vie. En guise de lune de miel, ils se contentèrent de passer une semaine à l’Hôtel Melkoun, dans le village de Souk el-Gharb. Pour Kamel, c’était comme s’il ne s’était pas éloigné de son association ; elle lui collait à la peau. Il en parlait tout le temps, tant et si bien que Fayda finit par le taquiner : « Je ne savais pas que j’aurais dès la première semaine une concurrente, et pas des moindres. » Elle se joignit néanmoins plus tard à sa concurrente pour faire du bénévolat, tout en poursuivant ses études universitaires. 333


Le 27 février 1981, Fayda mit au monde leur fils aîné qu’ils prénommèrent Bachar, comme le fils de son ami Yasser Abd Rabbo. Le gynécologue Karam Karam qui avait procédé à l’accouchement, lui annonça avec beaucoup de peine que le bébé souffrait d’une malformation aux pieds qui nécessitait des soins spéciaux durant la première année de sa vie, après quoi il pourrait être opéré. Cette mauvaise nouvelle n’entama en rien leur bonheur : ils étaient à présent trois dans la famille. « Quatre, le reprit Fayda, il faut compter Amel qui ne nous quitte pas d’une semelle, même au lit. » Il découvrait avec un immense bonheur deux mondes : le monde de Fayda, peuplé de rêves et d’ambitions, débordant d’amour qu’elle distribuait sans compter, et le monde de Bachar qui illuminait ses matins de son joyeux babillage lorsqu’il le faisait asseoir sur ses jambes avant de quitter la maison. Il n’en ressentait que plus d’empathie pour les démunis et les déplacés, tous pères, mères ou enfants, comme eux. En contrepartie, le contact avec ces démunis et ces déplacés le rapprochait encore plus de Fayda et de Bachar. N’étaitce pas là le propos du matérialisme dialectique de Marx ? Fayda ne nourrissait pas de grandes aspirations matérielles. Elle croyait, comme Kamel, que « l’argent est un bon serviteur mais un mauvais maître ». Ils dépensaient donc avec insouciance, et se retrouvaient invariablement à sec avant la fin du mois. Le monde s’écroula subitement autour d’eux avec le déclenchement d’une nouvelle invasion israélienne baptisée opération Paix en Galilée, qui ne s’arrêta qu’après que les chars de Tsahal soient entrés dans Beyrouth. Avec cette invasion, ils se transformèrent en réfugiés. Ils se déplaçaient entre cinq maisons dans la capitale, pourchassés par les balles des francs-tireurs, les obus, les perquisitions et les guerres fratricides. Lorsqu’ils en avaient assez, ils allaient au Sud, à Bhamdoun, à Aïnab ou à la périphérie de Byblos, chez les sœurs, les frères ou les amis. On leur vola à cette époque-là quatre voitures consécutives et ils furent victimes de deux holdups. La première fois, ils célébraient le retour d’Afrique de cheikh Ismaïl, le frère de son ami Ibrahim Baydoun. Il était rentré d’Afrique et les avait invités à dîner au restaurant al Arisheh. Kamel était accompagné de Fayda. Ils 334


n’avaient pas encore terminé le repas qu’une troupe d’éléments armés se revendiquant de l’organisation « al Forsan » fit irruption dans le restaurant. Ils commencèrent par vider la caisse, puis se tournèrent vers eux et leur ordonnèrent : « Videz vos poches sur les tables. Sortez tout : argent, bagues, bracelets, montres, colliers, chapelets, tout ce que vous avez sur vous, compris ? » Ils comprenaient nécessairement, avec tous les fusils et les pistolets braqués sur eux. Fayda retira furtivement sa bague et la fit glisser sous la table. Tous étaient pris de panique, surtout le frère du docteur Samih Dagher ; il ne sortait jamais de chez lui, mais cette nuit-là, il avait fait une exception par égard pour cheikh Ismaïl. Les éléments armés sortirent enfin, après avoir dépouillé les convives de tout ce qu’ils possédaient… sauf la bague de Fayda qui avait survécu seule au braquage. Les parents de Fayda la dédommagèrent plus tard en lui offrant de nouveaux bijoux, mais elle ne les garda pas longtemps. Au cours de l’un des rounds de violence qui enflammaient le pays, ils décidèrent de quitter leur abri du moment à Borj Abou Haydar et de se rendre à un petit appartement que Kamel avait acheté avec un crédit immobilier à Aïnab, un petit village proche de Chamlan. Il devait attendre son neveu Izzat Awada, mais les tirs s’intensifiaient autour d’eux et ils eurent peur de ne plus pouvoir partir. Kamel eut l’idée de lui laisser une note. Il colla un papier à la porte sur lequel il écrivit : « Nous sommes à Aïnab, suis-nous », et ils se hâtèrent de s’en aller. Lorsqu’ils revinrent le lendemain, l’appartement avait été dévalisé et vidé de tout ce qui avait une valeur et qui pouvait être facilement emporté. Les voleurs avaient surtout pris les nouveaux bijoux de Fayda et un pistolet « historique » que des phalangistes avaient volé de la voiture de Kamel un jour qu’il l’avait laissée à Nabaa, et qu’il avait pu récupérer grâce à la médiation de son amie Samira Sahyoun. La guerre pouvait les chasser à tout moment de leur foyer, leur ôter leurs maigres possessions ; ils se sentaient constamment traqués, pourchassés. Leur seule revanche, leur seule compensation pour toute cette insécurité et ces frustrations, était de donner la vie. Après Bachar, leur amour fut béni par la naissance de Zeina, Assaad, Mariam et la petite Nour.

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Bachar… j’attends toujours J’ai entendu les pigeons qui reposent dans tes mains Et ces lamentations J’ai aperçu une complainte sur la pierre immaculée de la montagne Et le murmure du vent A travers les fentes entre les roseaux Drapé dans la nuit, à l’heure où les plaies se rejoignent Je me suis avancé jusqu’à voir ce que j’entendais Je n’ai trouvé qu’une petite maison Qui tient dans le creux des mains Tu étais à l’intérieur Autour de toi rien que le ciel J’ai écarté le ciel Pour m’asseoir seul à tes pieds de terre Mais voilà que j’étais assoupi dans le marbre Et toi Penché au-dessus de ma tête A gémir comme les pigeons Le poète Mohammad Ali Chamseddine Eloge funèbre à Bachar Kamel Mohanna

« Tu connais un certain Béchara Mohanna ? » Kamel était à la clinique lorsqu’Abou Fouad Awada débarqua chez lui en trombe, en quête de nouvelles. Abou Fouad était originaire de Khyam, mais il vivait à Ablah depuis l’exode en 1978. « Quatre enfants sont morts dans un hôtel à Faraya, lui dit-il. La radio vient d’annoncer la 337


nouvelle. Vous avez un Béchara dans la famille ? La radio a dit qu’ils ont été brûlés dans un incendie à l’hôtel. » Faraya, l’hôtel, Béchara… Kamel sentait son dos s’affaisser, une vertèbre après l’autre. Il dut s’asseoir sur une chaise pour ne pas tomber. Il demanda d’une voix étranglée d’inquiétude : « Ils ont bien dit Béchara à la radio ? » « J’ai bien entendu, Béchara Mohanna. » Kamel s’accrochait à un bien mince espoir. Bachar était allé en classe de neige à Faraya avec son école, le Collège protestant. Il était passionné de ski et n’aurait raté pour rien au monde ces vacances. Kamel se précipita sur le téléphone et appela l’école ; la ligne était occupée. Il essaya maintes fois, sans résultat. Il finit par appeler Fayda. « Informe-toi de ce qui s’est passé à Faraya », lui dit-il. Il avait bien tenté de parler aussi calmement que possible, mais sa voix trahissait son émotion. Fayda s’écria, affolée : « Quoi ? Qu’est-ce qui s’est passé à Faraya ? » « Un accident peut-être, répondit-il. On ne sait pas où au juste. Informe-toi. » Il se hâta de raccrocher. Il ne pouvait plus dire un mot, les sanglots l’étranglaient. Le filet d’espoir auquel il s’accrochait se dissipa lorsqu’il vit entrer Danielle Diab, la responsable du bureau du directeur de l’école, et par ailleurs la femme de son ami, le docteur Adnan Diab. Il lut le malheur sur son visage. Elle le regarda sans dire un mot, resta là devant lui un moment puis murmura : « Docteur… » et fondit en larmes. Il s’effondra totalement, ainsi qu’une montagne de poussière. « Il avait voulu sauver trois de ses amis, dit-elle, et ils sont tous morts asphyxiés. » Il n’avait plus qu’une pensée en tête : « Je veux le voir, je veux voir mon enfant Bachar ». Il se tourna vers elle : « Où est-il ? » « A l’hôpital de docteur Hage, à Achkout », répondit Danielle Diab. Il ne sut jamais comment il trouva la force de conduire sa voiture jusqu’au village. Ses amis demandèrent à se rendre à la montagne dans une ambulance du centre ; ils avaient peur qu’il ne soit pris d’un 338


malaise sous le coup du choc. Un tel malheur anéantit un homme. Il insista cependant pour conduire sa voiture. Pas un mot ne sortit de ses lèvres tout le long du trajet. Danielle Diab était assise à côté de lui. Ils étaient sur le point d’arriver lorsqu’il ouvrit subitement la vitre, malgré le froid glacial. Il sentait qu’une boule de feu lui consumait les poumons et les côtes, lui paralysait les sens. Il n’était plus qu’une douleur informe, et cette pensée qui émergeait, impérieuse, dans sa tête : « Je veux voir mon enfant. » Il arriva enfin à l’hôpital, suivi par l’ambulance de l’association qui transportait une équipe de bénévoles de la défense civile. Ils descendirent au sous-sol, où on le conduisit devant un gros réfrigérateur à plusieurs tiroirs. L’infirmer en tira un vers lui, et il vit Bachar allongé, inerte. Il s’approcha, le porta, le serra contre lui en pleurant de rage et de douleur. Il aurait voulu l’insérer entre ses côtes et l’y garder. Pour un instant fugitif, il vit sur le visage de son fils les traits d’Ali, le petit garçon de Nabaa qu’une balle de franc-tireur avait fauché. Les visages défilèrent en un éclair, visages d’enfants qu’il avait connus à Nabaa, Tall el-Zaatar et Damour, tués par des éclats d’obus ou une balle de franc-tireur, ou écrasés sous les décombres de leur maison… Et les trois amis de Bachar qui étaient morts avec lui ? La tristesse le submergeait comme un fleuve puissant, le portait sur ses eaux paisibles qui coulaient silencieusement, étouffant le vacarme de la vie. Il savait dans ses entrailles que ce fleuve, il le porterait à jamais en lui. Un sentiment de sérénité retomba sur lui comme la fraîcheur du soir après une journée torride. Dans son impuissance, il ne pouvait que s’en remettre à la vie. La mort est un droit sur les humains. Qui était-il pour tenir tête à la volonté divine ? Il demanda à retirer les quatre cadavres et dit à Danielle Diab : « Contactez les parents, nous allons les transporter tous. » « Cent dollars pour chaque enfant », dit le préposé à la morgue machinalement. Kamel ne portait pas la somme sur lui ; Danielle Diab se proposa et régla les « frais de retrait » des cadavres, frais qui trouvèrent par la suite des échos retentissants dans les médias. Les élèves et les professeurs racontèrent par la suite le fil des évènements de cette nuit tragique. 339


Ils étaient un groupe de trente-trois élèves, accompagnés par six professeurs chargés de veiller sur eux. Arrivés à Faraya, ils descendirent dans l’auberge choisie par l’école. C’était un bâtiment de plusieurs étages. Les élèves occupèrent les chambres des premier et deuxième étages, alors que les professeurs se répartirent dans les étages supérieurs. La nuit du mardi 14 janvier 1992, les élèves étaient épuisés après une journée passée à skier. Ils regagnèrent leurs chambres, se jetèrent sur leurs lits et tombèrent immédiatement dans un profond sommeil. Omar et Mazen partageaient une chambre au deuxième étage ; Bachar, Ziad, Ali et Anas occupaient la chambre attenante. Omar se réveilla en pleine nuit et voulut passer aux toilettes. Le courant électrique était coupé et il faisait nuit noire. Le propriétaire de l’auberge avait disposé des bougies dans les chambres en cas de nécessité. Omar alluma la bougie et la mit au pied de son lit. Lorsqu’il revint, la fumée remplissait la chambre et les flammes dévoraient le matelas. Il se hâta de réveiller Mazen. Ils tentèrent ensemble de briser les vitres de la fenêtre, sans résultat. Ils tambourinèrent alors à la porte de l’autre chambre en appelant Bachar à la rescousse. C’était un leader né. De plus, il était athlétique et préparait sa ceinture noire de karaté. Il se serait débrouillé pour les sauver tous. Bachar leur cria de lui ouvrir la porte de l’extérieur, parce que la poignée intérieure était perdue. Une fois la porte ouverte, il s’engouffra dans la chambre voisine et brisa la vitre d’un coup de pied afin de faire rentrer de l’air frais. Le matelas brûlait comme une torche, sans pour autant éclairer l’entrée devant la chambre. Omar et Mazen sortirent par la fenêtre pour aller demander de l’aide et demandèrent à Bachar de les accompagner, mais il refusa en disant : « Les secours vont tarder à arriver, allez-y vous-mêmes, je vais réveiller les amis dans la chambre ». Après cela, ce fut la débandade générale. Tous se réveillèrent en catastrophe, accoururent à l’étage supérieur, puis redescendirent en trombe vers le hall d’entrée et se précipitèrent à l’extérieur. Ils contemplaient avec horreur les volutes de fumée qui montaient dans le ciel sombre. Une odeur étouffante de plastique brûlé flottait dans l’air.

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Personne ne pensa à vérifier si des élèves manquaient. A la sortie des enfants, quelqu’un trouva bon de fermer la porte d’entrée de l’auberge pour freiner la fumée et l’empêcher de s’échapper, ce qui transforma le premier étage en un véritable étouffoir. Une unité de l’armée arriva sur les lieux et entreprit d’éteindre les flammes. Les militaires pénétrèrent dans le bâtiment. Arrivés devant la chambre de Bachar et de ses amis, ils ouvrirent la porte et trouvèrent quatre cadavres calcinés. Il s’avéra plus tard, à la lumière des témoignages recueillis, que Bachar était revenu dans la chambre pour réveiller ses amis, mais la porte s’était refermée sur eux et ils n’avaient pas pu l’ouvrir de l’intérieur pour sortir. La solidarité que tous manifestèrent à Kamel dans le malheur lui fut d’un grand réconfort. Les visiteurs affluaient par dizaines pour présenter leurs condoléances, les messages et les télégrammes parvenaient du pays comme de l’extérieur. Toutes ces marques d’affection et de chaleur arrachaient Kamel au gouffre de la mort et de la solitude dans lequel il s’enfonçait, et effaçaient l’image de Bachar, inerte dans le froid de la morgue. Il retrouvait son fils dans toute la vigueur de sa jeunesse, rayonnant de joie et d’entrain. Bachar qui n’hésitait jamais à voler au secours d’un ami, et qui l’avait finalement payé de sa propre vie. N’était-ce pas cela même que Kamel et Fayda avaient appris à leurs enfants ? Aider les autres quel qu’en soit le prix ? Comment pouvait-il regretter que Bachar ait risqué sa vie, alors que lui-même n’avait fait que ça, entre Dhofar, Nabaa, Tall el-Zaatar et Damour ? La différence, et une différence tellement douloureuse, c’était que Bachar l’avait précédé. Il avait traversé vers l’autre versant, et il l’attendait maintenant. L’âme meurtrie, Kamel se tourna vers la foi, cherchant paix et consolation. Plus de cinquante avocats proposèrent à Kamel de déposer plainte contre l’école, affirmant qu’il y avait bien un responsable pour la mort de Bachar et de ses amis, et que ce responsable devait payer le prix.

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« Mais y a-t-il un prix pour la vie de quatre enfants morts à la fleur de l’âge ? se disait Kamel. Et puis nous parlons d’une école, pas d’une milice, une école que j’ai choisie de mon propre chef, qui a formé des générations bien avant Bachar, les a éduqués et leur a fourni les instruments nécessaires pour forger leur avenir, avant de les lancer sur les sentiers de la vie. » Sa décision était prise. « L’école n’est pas une milice, et je ne suis pas disposé à la traduire en justice. Je ne cherche pas vengeance. Ma mission, c’est d’ouvrir des écoles, et pas d’en fermer. » Une année s’écoula ; la plaie restait ouverte et le fleuve coulait toujours en lui, paisible et profond. A l’occasion du premier anniversaire de la disparition de Bachar, Kamel tenta d’exprimer sa douleur et sa frustration dans un article publié par le journal As-safir. « Excuse-moi mon enfant, de ne pas avoir tenu ma promesse de t’acheter l’orgue et le fusil de chasse que tu avais demandés. Je t’attends toujours pour réaliser cette promesse. Je ne pensais pas que la caverne serait tellement sombre, que le froid glacial t’empêcherait à toi et à tes amis de dormir, cette nuit-là où la lumière s’est éteinte, faisant place aux flammes et à la fumée. Je ne pensais pas qu’une main de fer s’abattrait sur ta gorge, te priverait d’air pur, que personne n’entendrait les cris dans la caverne… Aujourd’hui, je sais pourquoi tes petites affaires n’étaient pas à leur place ce jour-là… Je me suis convaincu, ou je me suis leurré que la justice me viendrait en aide. J’ai cru que l’école, dont je souhaite par ailleurs préserver le rôle et la mission, détenait les clés et pouvait éclaircir le mystère des quatre fleurs qui avaient emprunté un chemin sous sa garde, pour revenir par un tout autre chemin… Et voilà qu’un cinquième malheur s’abat avec l’acte d’accusation de la justice, rejetant la responsabilité sur votre camarade qui avait allumé la bougie dans la nuit. Le voilà à son tour victime de cette équation qui n’avait pas émergé des cendres de la guerre, mais s’était greffée hélas sur la situation de guerre, une sorte de réplique de ses « valeurs » nouvelles, porteuse de toutes ses frustrations qui nous encerclent à perte de vue… La force n’est donc point du côté de la justice ; c’est plutôt la justice qui se range du côté de la force. La victime est traquée, alors que l’assassin se drape dans ses beaux habits… Quel étrange paradoxe par les temps étranges qui courent. » 342


« Un an déjà que tu es parti, accompagné de tes trois amis. Vous avez pris votre envol vers le vaste horizon, quatre bourgeons de printemps. Un an déjà, et toujours les mêmes questions qui me tourmentent : Est-ce que je me suis mal pris ? Est-ce que j’ai été trop loin dans ma peine ? Ou est-ce que tes années bruissantes de rêves m’ont fait perdre toute mesure ? Je ne sais au juste, mais je me sens lourd, comme si je traînais un malaise bien plus profond que la tristesse, bien plus douloureux que le deuil, bien plus amer que la culpabilité. Un an déjà, et tout ce qui me reste, c’est la leçon que j’ai apprise de toi… Ton altruisme que je n’ai pas pu égaler, et cette obstination à travers toi à poursuivre sur le chemin que tu as choisi, à travailler sans relâche pour construire une société meilleure, une vie meilleure pour un peuple généreux comme nul autre… L’affection et la sollicitude dont les amis et les proches nous ont entourés à ta disparition devraient nous conforter dans notre détermination à garder le cap et à donner toujours plus. » Dix-huit ans après, Kamel voit toujours Bachar dans ses rêves. Il vient à lui dans son sommeil, portant dans ses petits bras un berceau et un linceul. Seul le cœur d’un homme peut étreindre le berceau et le linceul, les serrer tous deux contre lui.

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Les appâts de la politique Le rapport de Kamel à la politique a toujours été semblable à un amour à sens unique ; malgré les appels du pied répétés de la politique, il résistait obstinément à ses charmes. Il refusa d’adhérer à un parti, non qu’il était contre, mais parce qu’il était un opposant inné. Il coopérait bien avec certains partis, mais cette coopération restait sur le plan du travail de terrain, sans rentrer dans un cadre organisationnel. Il croyait que la discipline imposée par un parti privait ses adhérents de leur capacité à critiquer, alors que la pensée critique était à son sens le gouvernail du navire. Sans elle, on perd le cap et on va droit à sa perte. Les associations qu’il avait fondées ou cofondées pratiquaient une séance de critique hebdomadaire au cours de laquelle toutes les activités entreprises étaient passées en revue. A cet exercice-là, Kamel démontrait sa capacité à reconnaître les erreurs, en discuter les raisons puis poursuivre le travail sur des bases plus saines. Certes, cette pratique consacrée ne ressemblait en rien à un tribunal d’inquisition ; l’esprit d’équipe prévalait. Ils faisaient corps et restaient unis, dans la victoire comme dans la défaite. Mais en 1992, Kamel perdit son immunité et succomba aux appâts du travail politique direct : il se présenta aux élections législatives. Il avoue bien qu’il ne lui était jamais venu à l’idée, tout au long de ses années d’activité, de faire de la politique, devenir membre du parlement, et encore moins membre du gouvernement. Occuper un siège parlementaire nécessitait tout un attirail qu’il ne possédait pas : le financement indispensable pour la campagne électorale, la mobilisation des alliances familiales, confessionnelles ou locales, la recherche des « clés » de la victoire dans les arrangements et les magouilles de la politique locale étroite, la « couverture extérieure » propice. Bref, le jeu électoral exigeait des talents et des ressources qui lui faisaient défaut. Face à ses réticences, tous s’ingénièrent à lui faciliter la tâche. Les journaux et autres médias relayèrent son nom, le présentant comme 345


candidat sur la « liste commune » du Sud ou sur celle de l’ancien Premier ministre Salim el-Hoss à Beyrouth. Les amis et les collègues commencèrent alors à affluer à son domicile, à sa clinique et aux bureaux de l’association Amel. Ils lui déclaraient avec beaucoup de fougue et de sincérité : « Docteur, vous êtes le mieux placé pour nous représenter, nous vous connaissons depuis un quart de siècle, vous n’occuperez pas un siège au Parlement pour vous, mais bien pour nous. » Il objectait bien que ses ressources étaient modestes et qu’elles ne pouvaient certainement pas lui payer la course à la députation, mais ils lui proposaient avec la même ferveur de lui financer sa campagne. « Nous allons tous cotiser, vous nous avez rendu tant de services sans rien demander en retour, il est naturel de vous rendre la pareille. » Kamel avait le cœur endeuillé par la perte de son fils. Cela faisait deux mois à peine que Bachar était mort, et peut-être cherchait-il une mission dans laquelle il pouvait s’investir entièrement et briser un peu cet étau de tristesse qui l’enserrait. Malgré cela, il hésitait à s’engager, jusqu’à ce que Salim el-Hoss, par ailleurs un ami à lui, l’appelle personnellement un jour. « Si tu penses sérieusement te présenter aux élections législatives, lui dit-il sans ambages, je veux que tu le fasses sur ma liste. » Ses défenses tombèrent alors. Après avoir longtemps résisté, il décida de se lancer en politique. Entre le Sud et la capitale, il choisit Beyrouth. « Je connais presque tout le monde ici, se dit-il, dans tous les secteurs et à tous les niveaux. » Il s’avéra plus tard qu’il était totalement novice en politique et que ses comptes relevaient de la naïveté plutôt que de la maîtrise du jeu électoral. Ceux qu’il connaissait n’étaient pas nécessairement de Beyrouth, et par conséquent, ils n’y votaient pas. De plus, et contrairement à ce qu’il croyait, les électeurs beyrouthins restaient fidèles à leurs leaders traditionnels du quartier et de la région. Les programmes électoraux n’étaient à leurs yeux que des propos destinés à alimenter les médias. Il y avait également un obstacle de taille auquel il n’avait pas pensé : la campagne électorale à Beyrouth n’aurait pas coûté plus si elle se déroulait à New York, à part que Salim el-Hoss n’était pas riche. Une fois n’est pas coutume, dit-on. Mais lorsqu’on ouvre une porte, le vent s’engouffre. Kamel est originaire du Sud, il en connaît les villages et les vergers jusque dans leurs moindres recoins. Il 346


partageait avec les fils du Sud leur histoire douloureuse, entre agressions, massacres, exode et indifférence officielle ; il en avait fait sa cause dès le départ. Il avait commis une erreur en choisissant de se présenter à Beyrouth, alors que son milieu naturel était plutôt le Sud. S’il y avait un profit à tirer d’un siège au Parlement, il devait revenir prioritairement aux habitants du Sud, précarisés et vulnérables. Les forces populaires dans les pays s’organisent en général autour de quatre centres de pouvoir au moins : le pouvoir politique, les médias, les syndicats et les organisations de la société civile. Au Liban, le pouvoir en place est le seul centre d’autorité, et ce pouvoir a négligé le Sud tout au long de son histoire. Pénétrer dans le cercle de ce pouvoir n’était pas un but en soi, mais un moyen. Quant au but, il restait le travail sur le terrain au service des citoyens, et l’obtention d’un siège au Parlement pouvait donner plus de poids et d’ampleur à cette cause. C’était du moins la conviction intime de Kamel. Ainsi, lorsque des leaders de la « liste commune » du Sud le contactèrent en 1996, il n’hésita pas à se joindre à la liste en qualité de candidat indépendant. Mais à mesure que la campagne électorale battait son plein et que le ton montait et durcissait, les candidats des partis se faisaient plus nombreux, au détriment des indépendants. Kamel décida alors de se présenter en candidat individuel. Il ne prit pas cette décision tout seul, mais en discuta d’abord avec sa femme, qui donna son approbation. Lorsque les hommes mènent des batailles, leurs épouses en payent le prix maintes fois : une fois pour le mari et la famille, et bien d’autres fois pour les amis qui participent à la campagne. Elles en supportent également tous les désagréments qui bousculent la vie quotidienne : les emplois du temps surchargés du mari candidat, en plus des horaires improbables des diverses réunions qui commencent aux environs de minuit et se poursuivent jusqu’aux aurores. Fayda supportait tout sans jamais se plaindre. Les amis étaient nombreux autour de lui, et chacun y allait de son avis, ce qui ne lui facilitait pas la tâche. Ils lui firent remarquer que trois chefs de listes étaient candidats dans la région, et que la bataille avec eux relèverait de l’expérience bien plus que d’une tentative sérieuse de se faire élire. L’un d’eux, qui s’y connaissait en élections et campagnes électorales, lui dit : « Sincèrement, je ne m’attends pas à ce que tu gagnes. J’ai vécu de nombreuses élections. Au début, les candidats payaient au bey Ahmad el-Assaad, et après lui à son fils 347


Kamel Bey el-Assaad, pour être sur sa liste. Ensuite vinrent les partis et divers mouvements, et les candidats des partis furent alors dispensés de payer au bey. Nous avons brisé le cercle fermé des familles féodales ; les fils d’agriculteurs pouvaient à présent dépasser, ne serait-ce que relativement, la barrière de la féodalité s’ils adhéraient à un parti. Quant à toi, tu n’es pas issu d’une famille connue, tu n’appartiens à aucun parti et tu n’es pas non plus millionnaire. Tu es contre Israël et tu œuvres pour la justice sociale, les droits de l’homme, l’égalité en droits et en devoirs entre les hommes et les femmes et la condition des plus démunis. Je souhaite de tout cœur que tu sois candidat à ces élections, non pas dans l’espoir bien mince que tu gagnes, mais pour voir si nous sommes un peuple capable d’évoluer. Personnellement, je considère ta candidature comme un indicateur, un baromètre. » Suivant le conseil de son ami, Kamel mena sa campagne comme une expérience à observer, ou une compétition sportive dans laquelle il ne faisait pas face à des rivaux, mais à des concurrents. Et puisqu’il n’avait pas de rivaux, sa campagne ne connut pas, fait rare, les coups bas et les déballages coutumiers aux élections. Il put donc exposer tranquillement ses idées et ses convictions sans s’attirer les foudres des autres candidats. Sa campagne était axée principalement sur le développement et la justice sociale, et sur le devoir énorme de l’Etat envers la société civile, elle qui a résisté tout au long de la guerre, alors que l’Etat était aux abonnés absents. Kamel présenta un programme de réformes politiques, administratives et économiques, dans le but de libérer le potentiel des jeunes et de la femme surtout, et de rendre au Liban son rôle pionnier dans le monde arabe. Ses jeunes amis organisèrent une collecte de fonds et parvinrent à récolter trente mille dollars, montant bien modeste en comparaison aux sommes faramineuses dépensées par certains autres candidats, mais suffisant pour organiser plus de quatre cents réunions publiques. Cette campagne fut couronnée aux élections par l’obtention de quinze mille voix. Kamel ne fut pas élu, mais il considéra que les quinze mille voix qui s’inscrivirent en sa faveur dans une bataille électorale extrêmement polarisée, étaient un signe d’approbation et d’estime de

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la part de citoyens ordinaires, prouvant qu’il allait dans le bon sens. Ils fêtèrent cette « victoire ». Les avances politiques ne s’arrêtèrent pas là. L’année suivante, Salim el-Hoss fut chargé de former un gouvernement. Il l’appela et lui dit : « Je vais proposer ton nom pour le ministère des Affaires sociales si j’arrive à constituer un gouvernement de vingt ministres. Est-ce que tu aurais une objection ? » Kamel le remercia de sa confiance. Le lendemain, les journaux annoncèrent la nouvelle : les tractations avaient été ardues et Salim el-Hoss avait dû se contenter d’un gouvernement de seize ministres. La même chose se reproduisit deux fois au moins par la suite. De tout ce que Kamel a entrepris dans sa vie, Amel est demeurée l’engagement le plus séduisant, le plus durable et le plus apte à véhiculer son message et sa mission.

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Kouchner et Kamel au « palais des plaisirs » La soirée chez Bernard Kouchner était agréable. Une atmosphère d’intimité et de familiarité régnait. Il y avait des intellectuels et des artistes, comme Yves Montand et Michel Piccoli. Bernard Kouchner fit un clin d’œil discret à Kamel, comme pour l’inviter à engager la conversation avec une dame assise à côté de lui. C’était une femme ravissante, mais Kamel n’avait pas l’esprit à socialiser. Il se contenta de raconter une des anecdotes en vogue à propos du Liban. « Le président Ronald Reagan prie et demande à Dieu : Mon Dieu, quand est-ce que le capitalisme va triompher ? Dans vingt-cinq ans, lui répond Dieu. Reagan se met à pleurer et dit : Ce ne sera donc pas de mon vivant. Puis c’est au tour de Brejnev. Il demande à Dieu sans prières : Quand est-ce que le communisme va triompher ? Et Dieu de lui répondre : Dans quarante ans. Ce ne sera donc pas de mon vivant, répond Brejnev en pleurant. Arrive enfin le tour du président libanais Elias Sarkis. Il se prosterne et demande : Mon Dieu, quand est-ce qu’il y aura la paix au Liban ? Dieu répond sans hésiter : Cela, ce ne sera pas de mon vivant à moi. » Lorsque Bernard Kouchner vint à Beyrouth le 26 mai 2007, il rappela cette anecdote à Kamel et lui dit : « Je vais essayer de faire en sorte que l’âme du président Sarkis repose en paix. » La conférence de la Celle-Saint-Cloud, organisée par Kouchner les 14 et 15 juillet 2007 dans le but de relancer le dialogue interlibanais, ne fut qu’une courte étape dans le long parcours de son engagement envers le Liban. Bernard Kouchner était un habitué du Liban qu’il revenait toujours visiter, le plus souvent en temps de guerre. Il était venu la première fois en 1976 à la tête d’une délégation de l’association Médecins sans frontières. Ils travaillèrent ensemble à Nabaa, deux mois avant sa chute. Il tenta alors de convaincre Kamel de partir avec lui. Kamel déclina l’offre, se contentant de sourire en haussant les épaules.

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Puis Bernard Kouchner revint au Liban en 1982, alors que l’invasion israélienne était en cours. Il avait déjà quitté Médecins sans Frontières et avait fondé l’association Médecins du Monde. Il aménagea trois hôpitaux de campagne à Msaïtbé, Haret Hreik et Wadi Abou Jamil, dans la capitale libanaise. Au cours de cette visite, il railla un de ses collègues de la délégation parce qu’il avait refusé de travailler momentanément à l’hôpital de Haret Hreik, arguant qu’il devait renter en France présenter sa thèse de fin d’études. Bernard se porta volontaire pour accomplir lui-même la mission. En 1983-1984, les guerres de la montagne et de la banlieue faisaient rage lorsque Bernard revint au Liban. Il participa aux opérations de distribution d’aide et aida à soigner des blessés, s’affairant partout, de la banlieue de Beyrouth jusqu’à la montagne, puis plus au sud à Tyr. Il travaillait sans relâches durant de longues heures, sans chercher à se mettre en valeur. Il lançait un défi à Kamel en riant : « On va faire la course au travail, le premier qui s’endort perd. » Bernard revint encore au Liban en 1986 dans le cadre de l’opération « Un bateau pour le Liban ». Le bateau jeta l’ancre dans le port de Jounieh, portant une grande quantité d’aide humanitaire. Kamel reçut un coup de fil de Bernard : « Mon cher ami, tu définis toi-même la part que tu veux et je te l’envoie. » Kamel s’excusa de ne pouvoir accepter l’offre. « Bernard, tu me mets dans une position délicate envers les chefs des diverses confessions. Tu es en train de distribuer l’aide aux chefs des confessions, il n’y a pas de place parmi elles pour la confession civile à laquelle j’appartiens. Par contre, si tu me demandes de t’aider dans la distribution, je le ferai sans l’ombre d’une hésitation. » Et c’est ce qu’il fit. Kamel invita Bernard à déjeuner au restaurant el-Agha, en face de l’hôtel Bristol. Des amis se joignirent à eux, dont Talal Salman, Bassem el-Sabeh, Joseph Samaha, Yasser Nehmé et docteur Ibrahim Baydoun31. Le repas était un vrai festin, le restaurant s’était vraiment surpassé pour le mezzé. Kouchner contempla la table débordant de

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Respectivement rédacteur en chef du journal As-safir, secrétaire général de la Fédération des journalistes arabes, journaliste libanais, journaliste également, et enfin historien.

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plats appétissants et s’exclama, l’eau à la bouche : « Il y a là plus de nourriture que la cargaison de médicaments sur le bateau ! » Il est vrai que Kamel était en désaccord avec Bernard pour ce qui est de la distribution de l’aide, mais cela n’entamait en rien leur amitié. D’ailleurs, ils eurent un nouveau désaccord en 1986. Bernard avait été nommé ministre de l’Action humanitaire. Il appela Kamel et lui annonça que le gouvernement français était disposé à accueillir des blessés libanais. Il demanda à Kamel, en tant que président de l’association Amel, de préparer les blessés afin de les transférer en France. Kamel lui demanda : « Les blessés sont uniquement de Beyrouth ouest ou bien de tout le Liban ? » « Je suis en train de coordonner l’opération à Beyrouth est avec le Premier ministre, le général Michel Aoun », lui répondit Kouchner. Kamel lui donna alors le numéro de téléphone du Premier ministre à l’ouest Salim el-Hoss et l’invita à coordonner également avec lui. Kouchner semblait l’avoir contacté dans un élan spontané, mais Kamel était conscient de la dimension politique d’une telle initiative. Le président François Mitterrand avait publiquement avoué qu’il « penchait instinctivement » vers une certaine catégorie de Libanais, ce qui rendait la position française biaisée. Kamel indiqua à Kouchner qu’il était nécessaire de rectifier le tir. Ils convinrent de se retrouver le lendemain au domicile de Salim el-Hoss. La rencontre fut très amicale. Le Premier ministre invita Kouchner à adopter une position plus équilibrée envers le Liban. Il remercia par ailleurs le gouvernement français pour son initiative humanitaire et promit de coopérer à condition que la France adopte une position à égale distance de toutes les parties. Une réunion fut organisée plus tard dans ce but, à laquelle participèrent Kouchner, Salim el-Hoss, Nabih Berri et Walid Joumblatt32. Kamel assista à une partie d’elle. La réunion eut lieu le 11 avril 1989. C’était un mercredi, le jour de la réunion hebdomadaire du Conseil des ministres français. Kouchner avait transmis la demande à son gouvernement, lui réclamant une réponse rapide. A l’issue du Conseil des ministres, le porte-parole officiel annonça que la France se tenait aux côtés du Liban, sans distinction aucune entre ses diverses composantes. Cette position fut transmise à Salim el-Hoss, qui donna alors son accord 32

Nabih Berri, actuellement président du Parlement, et Walid Joumblatt, leader druze, étaient à l’époque ministres du gouvernement el-Hoss.

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pour l’initiative française. Il chargea Kamel de prendre les dispositions nécessaires pour le transport des blessés et de superviser l’opération. Les fournitures médicales de la région étaient coupées et les hôpitaux à l’ouest étaient bondés de blessés, atteints au cours de la « guerre de libération et de la guerre d’annulation », ainsi que des violentes batailles qui les avaient accompagnées. Alors que les médias occidentaux, notamment français, restaient focalisés dans leur couverture sur le bombardement de la région est par l’artillerie syrienne, la région ouest était la cible de bombardements sauvages. Kamel et sa famille y échappèrent de justesse. « Dresse une liste avec les noms des blessés que tu souhaites envoyer en France pour être traités, lui dit Bernard, et je me charge avec le général Aoun de dresser une liste parallèle pour les blessés de la région est. » Il l’informa qu’il y avait 14 blessés de Beyrouth est qui allaient être transportés du port de l’Aquamarina33 à un navire français, le « Tolérance », un hôpital flottant d’une capacité de cent lits, qui avait jeté l’ancre au port de Saïda. Kamel dressa une liste de 78 blessés répartis sur divers hôpitaux, dont huit sous respiration artificielle. Ils accompagnèrent les blessés à Saïda, mais les miliciens au port refusèrent de les laisser passer à cause d’une négligence de Kamel : occupé à rassembler les blessés, il avait oublié de notifier Moustapha Saad, chef de l’Organisation populaire nassérienne, qui contrôlait le port. Ils se rendirent donc à son domicile. Kamel découvrit à cette occasion à quel point Bernard Kouchner, bien qu’étant ministre, se souciait peu des règles protocolaires. Ils ressortirent de chez le chef du parti avec le permis d’entrer dans le port. Mais Kamel n’était pas au bout de ses surprises : Kouchner lui demanda d’opérer une « sélection » parmi les blessés, expliquant que « Le gouvernement français ne pouvait pas se charger des frais de leur traitement à tous, le ministre de la Santé n’accepterait jamais, nous allons devoir nous contenter de la moitié. » Kamel sentait le sang bouillir dans ses veines. Il était trop tard pour faire marche arrière : les blessés avaient été sortis de l’hôpital et 33

Complexe balnéaire et port de plaisance privé au nord de Beyrouth.

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transportés à Saïda. Que pouvait-on dire à leurs familles rassemblées au port ? « Bernard, objecta-t-il, tu m’as bien dit que le bateau avait une capacité de cent lits ! » Bernard ne répondit pas. Ils montèrent à bord de la petite embarcation qui allait les conduire jusqu’au bateau. Ils se tenaient face à face, comme deux adversaires sur un ring de boxe. Bernard avait le visage fermé. Il fixait Kamel, qui soutint son regard. Puis il sembla prendre une décision, ses traits s’adoucirent et il dit : « Bon Kamel, nous allons tous les prendre. » Ils s’étreignirent dans un élan de joie silencieuse. Le transport des blessés commença. Lorsque Kamel grimpa à bord du bateau, la correspondante d’une chaîne de télévision française lui demanda combien de blessés étaient musulmans. « Nous sommes ouverts à tous les blessés, de toutes les confessions, répondit-il. Je ne les connais pas personnellement, mais il y a des blessés chrétiens venus de Beyrouth ouest. Les médias français posèrent plus tard la même question au ministre français délégué chargé de la santé Claude Evin alors qu’il accueillait les blessés à l’aéroport, s’étonnant de voir tant de blessés venant du secteur ouest de la capitale. Le ministre déclara qu’il ne voyait que des blessés dans un état grave, d’où qu’ils viennent. Les médias français découvrirent au cours de cette visite la violence des bombardements et l’étendue de la destruction à Beyrouth ouest, ce qui les a poussé plus tard à plus d’impartialité dans leur couverture des évènements. Ce premier groupe de blessés n’était que le début. La France accueillit par la suite 570 blessés, dont les frais médicaux dépassèrent vingt millions de dollars. Certains d’entre eux restèrent en France et furent naturalisés. Bernard revint au Liban en 2003, accompagné de sa femme Christine Ockrent et de leur fils Alexandre. Il donna une conférence à l’Université Saint-Joseph, puis Kamel les emmena au Sud, où ils visitèrent le centre de détention de Khyam. Le guide, un ancien détenu de Khyam, leur décrivit les divers moyens de torture utilisés et la brutalité des bourreaux. Alexandre était bouleversé de découvrir tout

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cela. Son père lui dit : « Les prisons ne sont jamais des hôtels , toutes se ressemblent. » Bernard faisait toujours son apparition avec les crises, et il ne manqua pas à son habitude après la guerre israélienne contre le Liban en juillet 2006. Il arriva le quinze août avec son fils et resta deux semaines durant lesquelles Kamel les emmena visiter la banlieue sud de Beyrouth et le Sud-Liban. Il écrivit au cours de ce séjour-là un article pour Paris Match qui avait envoyé avec lui un photographe. Il avait pris une chambre à l’hôtel Bristol et Talal Salman proposa de lui payer son séjour, mais le propriétaire de l’hôtel lui offrit la suite royale à ses propres frais, refusant que quiconque paye la facture. Au bout de quinze jours, Bernard partit, mais Alexandre se porta volontaire pour rester travailler un mois au centre d'Amel à Khyam. Bernard confia son fils à Kamel en lui recommandant : « Il est ce que j’ai de plus précieux au monde. Je le laisse à tes bons soins. » Kamel faisait également des voyages à Paris de temps en temps, et Bernard insistait à chaque fois pour l’héberger chez lui. Il se sentait tellement à l’aise qu’il y recevait même ses amis. Il avait participé une fois à un congrès à Paris et avait réservé un hôtel proche du centre où se tenaient les conférences. Bernard l’appela et le menaça : « Ecoute Kamel, je vais faire en sorte qu’ils te chassent de l’hôtel, même si tu dois pour cela être accusé de terrorisme… Sauve ta réputation et viens chez moi. » Une autre fois, Kamel était allé en mission à Paris avec une délégation de son association. Kouchner a insisté pour tous les héberger. Kamel était resté chez lui une semaine, au bout de laquelle il était rentré au Liban, alors que les membres de la délégation étaient restés un mois entier chez Bernard. Ce n’était pas une amitié normale qui unissait Bernard Kouchner et Kamel Mohanna. Leur amitié avait vu le jour au milieu des dangers. Tous deux pratiquaient au départ une politique de « bord du gouffre », qui avait évolué plus tard en un cheminement commun vers la construction d’un monde meilleur pour les damnés et les marginalisés de ce monde, quels que soient les sacrifices et les dangers qu’impliquait cette grande aventure. L’élan humanitaire qui les avait réunis, que ce soit dans le cadre de Médecins sans Frontières ou 356


Médecins du Monde, s’inclinait devant les souffrances des peuples. Leur action ne s’était pas transformée en une institution employant des responsables auxquels elle payait des salaires exorbitants qui engloutissaient une grande part des aides et du budget. Leur action s’appuyait sur le dévouement et l’abnégation et ils menaient une vie frugale. Ils se confiaient des fois l’un à l’autre, se plaignant de leur condition financière médiocre, en comparaison à leurs collègues fortunés ou même de moyenne condition. Kamel emmena un jour Bernard visiter la maison familiale à Khyam. L’immeuble était constitué de cinq appartements pour ses frères, et un sixième appartement qu’ils lui avaient construit grâce à la vente d’une terre dont ils avaient hérité et d’un prêt. Bernard remarqua que les travaux étaient achevés dans les cinq appartements de ses frères, alors que son appartement à lui était toujours en chantier. Ils pénétrèrent par l’entrée sans porte et visitèrent les différentes pièces vides. Lorsqu’ils ressortirent, Bernard s’écria subitement : « Kamel, tu as oublié de refermer ! » Kamel répondit en riant : « Ici, nous dormons portes et fenêtres ouvertes. » Malgré ce grand rapprochement, forgé entre eux par tout ce qu’ils avaient vécu ensemble, chacun d’eux travaillait pour son peuple et son pays, et c’est ce qui guidait leurs décisions et leur ligne de conduite lorsque survenait un différend. C’est exactement ce qui se passa lors de la réunion interlibanaise à la Celle-Saint-Cloud. Avant que Bernard Kouchner ne soit nommé ministre des Affaires étrangères, il y eut un échange épistolaire entre lui, Kamel et le penseur Régis Debray. Ce dernier avait visité le Liban, où Kamel l’avait fait visiter les centres du Sud de l’association Amel à Khyam, Marjeyoun, Ibl el-Saqi et les environs de Tyr. Au cours de l’une de ces visites, le penseur français confia à Kamel qu’il s’était séparé avec Bernard sur un différend, malgré la grande amitié qui les liait, et lui demanda s’il pouvait régler le malentendu entre eux. Kamel écrivit à Bernard pour essayer d’arranger les choses. Il fut surpris de recevoir en retour une lettre adressée à « Mon cher frère ». Jusque-là, Bernard s’était toujours adressé à lui par son nom, sans jamais utiliser cette expression affectueuse. Kamel découvrit plus tard que Bernard était alors sur le point de passer du Parti socialiste de 357


gauche, à l’UMP de droite. Cette marque d’amitié était peut-être une tentative pour compenser ce repositionnement, sachant à l’avance que Kamel ne l’approuverait pas. A chaque visite au Liban, Bernard demandait à Kamel : « Pourquoi n’essaies-tu pas d’obtenir un poste exécutif, un ministère, ou bien un siège de législateur au Parlement ? » « Pas au sein de ce système confessionnel, répondait Kamel invariablement, parce qu’il ne reconnaît pas la société civile. Et lorsqu’il se trouve acculé à la reconnaître, il traite avec elle comme avec un simple décor imposé par les temps modernes, une chose superflue. Tu sais bien que je suis parfaitement satisfait là où je suis. » Kouchner rétorquait en plaisantant à moitié : « J’espère que tu n’es pas en train de me dénigrer pour avoir accepté un portefeuille au gouvernement ! » Un mois plus tard, l’annonce tomba : Bernard était nommé ministre des Affaires étrangères et européennes. Kamel attendit trois jours avant de lui envoyer un email de félicitations. Cette nomination n’était certainement pas de son goût ; il sentait que l’humanitaire serait au service du politicien, et non le contraire. Bernard l’appela personnellement pour lui demander de s’occuper d’une militaire italienne qui avait travaillé avec lui au Kosovo deux ans auparavant, et qui allait se joindre au commandement de l’unité italienne déployée au Liban. Cette requête personnelle raviva la chaleur de leur amitié. Puis Bernard lui demanda : « Qu’est-ce que je peux faire pour le Liban ? » « Je crois qu’il est important que tu dialogues avec toutes les parties, à commencer par le président de la République, le président du Parlement, jusqu’au Premier ministre et divers leaders. Et puis, tu ne devrais pas oublier la Syrie ». Kouchner l’interrompit : « Tu veux que nous soyons à la merci de la politique syrienne au Liban ? » Une colère sourde perçait dans sa voix. « Tu te souviens encore de notre discussion, lorsque tu étais venu avec une délégation du ministère des Affaires étrangères ? répondit Kamel. Nous avions parlé du rôle de la Syrie, non ? Eh bien, la position de la Syrie n’a pas changé : nous avons toujours plus de 300 kilomètres de frontières communes, et de solides liens familiaux et historiques avec le peuple syrien, ainsi que des intérêts économiques communs. Que nous le voulions ou pas, la Syrie a une grande influence politique chez nous, et l’exclure du dialogue n’aiderait pas à instaurer la stabilité au Liban. »

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« Nous verrons bien », dit Bernard. Le 25 mai, Bernard Kouchner vint à Beyrouth pour sa première visite en tant que ministre. Il rencontra Nabih Berri, le président du Parlement, et Fouad Siniora, le chef du gouvernement. Le lendemain, Kamel était invité avec un certain nombre de personnalités à un petit déjeuner de travail au Résidence des Pins34. Ils étaient plus d’une vingtaine d’invités, dont Bahia Hariri35, l’ancien ministre Michel Eddé, les députés Samir Frangié et Ghassan Moukheiber, et Maître Ziad Baroud. Les députés et l’ancien ministre prirent la parole en premier. Lorsque Kouchner demanda à Kamel son point de vue, son intervention s’articula autour de deux points principaux : d’abord, les Libanais ne sont pas soit des anges soit des démons, mais se ressemblent tous. Et puis, comme l’avait dit des années auparavant Hamid Frangié, le père du député Samir Frangié, « Si les Libanais divergent sur un bien, c’est qu’il est mal pour eux, et s’ils s’accordent sur un mal, c’est qu’il est bien pour eux. » Au cours de la réunion, Bernard reçut un coup de fil du président Nicolas Sarkozy. Il revint au bout d’un moment, avec l’air d’avoir reçu le feu vert pour une initiative. Il leur annonça d’emblée : « Que diriez-vous si j’invitais les représentants de la société civile à une rencontre en France ? » Tous acquiescèrent, ravis de cette idée, alors que Kamel gardait le silence. Bien que le simple fait d’entendre prononcer « société civile » soit une douce musique à ses oreilles, il ne dit pas un mot. Il eut plus tard un entretien en aparté avec Bernard et lui demanda : « Pourquoi voudrais-tu inviter uniquement les représentants de la société civile ? Est-ce que la société civile porte seule la responsabilité de la crise ? Où sont donc les leaders politiques, ceux qui ont un poids sur le terrain ? » Après discussion, il fut décidé d’inviter à la rencontre vingt-deux représentants des partis politiques qui avaient participé à la « table de dialogue national », à raison de deux représentants par parti, ainsi que cinq représentants de la société

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Résidence de l’ambassadeur de France au Liban. Députée de Saïda et sœur de l’ancien Premier ministre Rafiq Hariri.

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civile : Ghassan Salamé, Joseph Maïla, Ziad Baroud, Ghaleb Mahmassani36 et Kamel. La décision était historique : c’était la première fois dans l’histoire des crises politiques au Liban, où le rôle de la société civile était reconnu, et où elle était représentée sur un même pied d’égalité avec les dirigeants politiques. La date de la rencontre de Saint-Cloud fut fixée au 14 juillet. Mais des rebondissements inattendus allaient bousculer le projet. Trois jours avant la réunion, le président Sarkozy reçoit les épouses et proches des soldats israéliens capturés par les combattants du Hamas à Gaza et du Hezbollah au Liban37, et fait à l’issue de la rencontre une déclaration dans laquelle il assimile le Hezbollah à une organisation terroriste. Naturellement, cette déclaration irrite le parti chiite. Nawaf Moussaoui, responsable des relations extérieures du Hezbollah, contacte Kamel pour dénoncer la contradiction dans la position française, après que Kouchner ait considéré le Hezbollah comme un grand parti politique libanais, et exiger une clarification française. Kamel appelle le Quai d’Orsay, mais ne parvient pas à trouver Kouchner. Il parle alors à son conseiller Christophe Bigot qui promet de publier la clarification réclamée. Un communiqué clarifiant la position française est effectivement émis, mais il ne satisfait pas les dirigeants du Hezbollah, qui décident de ne pas participer à la réunion de Saint-Cloud. Kamel est solidaire de leur décision. L’affaire est portée à Nabih Berri, qui demande de garder le secret et d’empêcher que le différend parvienne aux médias. Il appelle Kamel et demande à le rencontrer. Kamel comprend de leur réunion que le président du Parlement voudrait qu’il contacte personnellement Kouchner, ce qu’il fait lorsqu’il rentre chez lui. « Mon cher ami, lui dit-il au téléphone, personne ne veut de ton initiative, ni l’administration américaine, ni le président Sarkozy, ni l’ambassadeur de France Bernard Emié, ni même le secrétaire général de la Ligue arabe Amr Moussa. Ils sont tous en train de te la saboter. Il faut que tu fasses quelque chose. » 36

Respectivement politologue et universitaire, professeur de sociologie politique et de relations internationales, militant de la société civile et homme politique, et viceprésident de la Bourse de Beyrouth. 37 Opérations d’enlèvement lors de raids transfrontaliers au cours de l’été 2006

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Kouchner le fait patienter quelques minutes, après quoi il lui annonce : « L’Elysée va publier un communiqué dans lequel il va assurer que le Hezbollah n’est pas une organisation terroriste. Le président Sarkozy ne recevra aucune des délégations qui participeront à la réunion ». Cette dernière phrase est une réponse à des informations de presse indiquant que Sarkozy comptait recevoir toutes les délégations sauf celle du Hezbollah. Berri est informé de ces nouveaux développements et l’Elysée publie la clarification. Plus tard, Kamel demande à Kouchner : « Comment as-tu pu convaincre le président aussi rapidement de modifier sa position ? » « J’étais avec lui dans l’avion en route pour le Maroc, lorsque j’ai reçu ton coup de fil. Je crois que je semblais tellement bouleversé qu’il a vite appelé l’Elysée pour leur enjoindre de publier immédiatement le communiqué. » Le Hezbollah revient alors sur sa décision de boycotter la réunion. « Le palais des plaisirs »… C’était le surnom donné par l’un des amis de Kamel au château de la Celle, à cause des nombreuses histoires qui circulaient à son sujet, et qui rapportaient qu’il abritait les rendez-vous galants de l’ancien ministre des Affaires étrangères Roland Dumas. Il faut dire que ce vaste château aux innombrables pièces était comme une invitation à l’amour, avec les jardins verdoyants qui l’entouraient. Un autre château y avait été rattaché afin de pouvoir recevoir les délégations qui y étaient invitées lors de diverses conférences. Kouchner insista dans son discours d’ouverture de la réunion interlibanaise sur les dangers qui menaçaient le Liban. Connaissant la réalité confessionnelle du pays, il fit remarquer que les chiites constituant quarante pour cent de la population libanaises, ils devaient participer dans un gouvernement d’union nationale. Il était clair que la France avait décidé de se tenir à égale distance de toutes les parties. Puis les chefs des délégations prirent la parole successivement. L’atmosphère générale était plutôt positive, tous insistant particulièrement sur les éléments constructifs. Voyant que la parole n’était pas donnée aux représentants de la société civile, Kamel leva la main pour demander son tour. « Je tiens à te tranquilliser, dit-il à Kouchner, je ne serai pas long : juste une anecdote et un 361


commentaire. » Il rapporta l’anecdote que lui avait racontée Régis Debray : « Dieu a créé le jour, et le diable la nuit. Dieu a créé le mariage, le diable le sexe. Dieu a créé le Liban, le diable les Libanais. » Puis il enchaîna au milieu des rires, et exposa la crise économique et sociale, rappelant que l’immigration avait vidé le pays de quarante pour cent de ses élites. Le « palais des plaisirs » restera le synonyme de la légalisation de relations considérées comme taboues par le passé, sous l’égide de Bernard Kouchner, défenseur du principe d’« ingérence humanitaire ». Malgré les nombreuses différences en politique, une solide amitié, plus large et plus durable que toute alliance politique, liait Kamel et Bernard. Lorsque Kouchner avait été nommé ministre, le téléphone n’arrêtait pas de sonner et les visiteurs affluaient pour féliciter Kamel. A tel point que Fayda s’étonna : « Cela fait trente-cinq ans que tu es actif dans le domaine humanitaire, tu as lutté avec l’Union des étudiants libanais en France, tu as rejoint les révolutionnaires du Dhofar, tu as vécu sur les lignes de démarcation à Tall el-Zaatar et Nabaa, tu as partagé le quotidien des déplacés à Damour, le Sud-Liban a toujours été ta première ligne de défense, et tu t’es toujours battu pour ses habitants ainsi que pour les Palestiniens, tu as brandi la bannière de la société civile face au système féodal et sectaire et au pouvoir corrompu… A chacune de tes batailles, tu frôlais la mort, et nous mourions mille fois d’angoisse pour toi… Et voilà qu’ils te découvrent subitement, juste parce qu’un ami à toi est devenu ministre en France. Tu ne sens pas toute l’ironie de ce paradoxe ? » Il pensa en lui-même : « Que sert à l’homme de gagner l’univers, s’il vient à perdre son âme ? » Il ne dit rien.

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Une patrie comme en rêvent les enfants Aujourd’hui, lorsque Kamel contemple le chemin parcouru, il réalise que la vie de l’homme ne se mesure pas aux années vécues, mais aux actions accomplies. A cette aune-là, il pourrait dire qu’il a traversé de nombreuses générations. Et malgré tous les malheurs côtoyés, il ne peut que se sentir touché par la grâce, à voir tous ces visages rayonnant d’affection qui l’entourent. Quant à la famille, elle reste pour lui une oasis d’amour et de tendresse, un océan sans fond d’offrandes généreuses. Zeina a suivi des études universitaires à l’Université américaine de Beyrouth (AUB) avant d’obtenir un master en Droits de l’homme à Bruxelles. Elle a travaillé deux ans pour l'ONU à Beyrouth et collabore aujourd’hui avec l’AUB pour un lendemain meilleur. Assaad a obtenu un diplôme d’ingénieur mécanique de l’AUB également. Il travaille actuellement comme directeur dans une compagnie canadienne spécialisée dans la prospection pétrolière aux Emirats Arabes Unis. Il pense que la mécanique de l’Etat libanais aurait bien besoin de réaménagement, et tenterait volontiers de s’y attaquer. Mariam est en dernière année de sciences informatiques à l’AUB. Elle se plaint du savoir déployé par certains Arabes dans le but de produire de la médiocrité. Nour, la lumière de la famille du haut de ses seize printemps, rêve de changer le monde de fond en comble… et de n’en garder que les McDonald’s. Et Fayda, l’amour de sa vie et sa compagne tout au long du chemin. Elle qui a tant supporté et pris sur elle-même, qui a choisi de continuer au Collège protestant sur la route si généreusement tracée par Bachar.

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Et enfin Amel, sa grande famille et l’école de la vie où il reste un éternel élève. Lorsqu’un homme est déterminé à réaliser quelque chose, rien ni personne ne peut entraver son chemin. L’association en est la preuve vivante. Elle est une patrie, comme en rêvent les enfants.

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Table des matières Préface Un homme d’honneur et de compassion .............................................. 7 Introduction ........................................................................................ 11 Préambule ........................................................................................... 17 La chute du « royaume du pain anglais » ........................................... 19 Des trésors et des guerres ................................................................... 23 Sortir du « troupeau » ......................................................................... 27 Entre la province et la capitale ........................................................... 31 Le monde aussi est un roman ............................................................. 37 En présence des anges ........................................................................ 45 Services de renseignements et chevaliers du Moyen Age .................. 55 Les muscles et… l’équilibre de la terreur .......................................... 63 Brigitte et ses sœurs ............................................................................ 69 Persona non grata ............................................................................... 75 La mère patrie ..................................................................................... 83 La fin d’un rêve .................................................................................. 89 Entre révolution et richesse : deux mondes, un choix ........................ 93 Le Sud n’est pas un lieu géographique ............................................... 99 « Docteur à la cuillère » à Houf ....................................................... 109 La sève de la vieillesse ..................................................................... 117 Kamel le Dhofari .............................................................................. 121 Des scorpions et des vipères ............................................................. 125 Mort du fils du pêcheur .................................................................... 129 La poésie révolutionnaire improvisée .............................................. 131 Le révolutionnaire ne compte pas les morts ..................................... 135 L’infantilisme de gauche… et le général ......................................... 143 D’amour et de guerre ........................................................................ 147 L’automne du patriarche .................................................................. 151 Le dompteur de la lèpre .................................................................... 1 Les cœurs aussi sautent sur les mines .............................................. 201 Trois cages… .................................................................................... 205 365


… et trois territoires ......................................................................... 209 Abou Georges ................................................................................... 219 « Les trois P » ................................................................................... 223 Si Kfar Chouba pouvait parler.......................................................... 227 L’Afrique, capitale du Sud ............................................................... 235 Guerres d’ombres ............................................................................. 241 Rêves et cauchemars ........................................................................ 245 Fausse identité .................................................................................. 251 Deux miracles et la bénédiction de l’imam ...................................... 255 Les flammes de la vengeance… et leurs victimes ............................ 261 Ils tuent même les enfants ................................................................ 267 Une vie offerte après la mort ............................................................ 273 Damour et les héros inconnus .......................................................... 291 Sous l’aile de l’Eglise ....................................................................... 297 Lorsque la colère se réveille ............................................................. 309 Le médecin, le commissaire… et Halabaoui .................................... 313 Naissance d’une association ............................................................. 319 Pas d’immunité face à la peur .......................................................... 325 Un amour à la dimension du pays .................................................... 329 Bachar… j’attends toujours .............................................................. 337 Les appâts de la politique ................................................................. 345 Kouchner et Kamel au « palais des plaisirs » ................................... 351 Une patrie comme en rêvent les enfants ........................................... 363

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Monde arabe – Maghreb – Moyen-Orient aux ĂŠditions L’Harmattan Dernières parutions POUR COMPRENDRE LA CRISE SYRIENNE Éclairages sur un Printemps qui dure

Marty Olivier, Kervran LoĂŻc

Premier Printemps Ă durer plus qu’une saison, l’insurrection populaire syrienne qui a dĂŠbutĂŠ en mars 2011 met en lumière les caractĂŠristiques du pouvoir syrien. L’auteur indique la façon dont les alliances nouĂŠes par Damas lui permettent de poursuivre la rĂŠpression. Il esquisse aussi les consĂŠquences pour la rĂŠgion de la chute du rĂŠgime de Bachar el-Assad et la façon dont les ĂŠquilibres internationaux pourraient ĂŞtre recomposĂŠs. (Coll. Bibliothèque de l’iReMMO, 10.00 euros, 90 p.) ISBN : 978-2-343-00038-1, ISBN EBOOK : 978-2-296-51644-1 RÉVOLUTION YÉMÉNITE – Un tournant historique aux enjeux multiples

Bouchet Sonia

RĂŠdigĂŠ avant les ĂŠvènements qui ont secouĂŠ le monde arabe (puis rĂŠactualisĂŠ), cet ouvrage vise Ă mettre en relief les raisons et impacts des ingĂŠrences ĂŠtrangères (amĂŠricaines et saoudiennes notamment) sur le pays, tout en posant la problĂŠmatique du devenir du YĂŠmen, situĂŠ sur la route des matières premières stratĂŠgiques, et dont les problèmes internes sont, pour la plupart, OHV FRQVpTXHQFHV GÂśLQĂ€XHQFHV H[WHUQHV (13.50 euros, 132 p.) ISBN : 978-2-336-29142-0, ISBN EBOOK : 978-2-296-51618-2 PALESTINE (LA) CONTEMPORAINE – Des Ottomans aux IsraĂŠliens

Guillossou Pierre

Ce prÊcis d’histoire de la Palestine à l’Êpoque contemporaine, destinÊ à ceux qui s’avouent perplexes devant la complexitÊ du Proche-Orient, se veut une contribution documentÊe à la FRPSUpKHQVLRQ GœXQ GUDPH TXL VHPEOH QœDYRLU SDV GH ¿Q ,O HQYLVDJH OH SUREOqPH SDOHVWLQLHQ GDQV VRQ FRQWH[WH UpJLRQDO HW LQWHUQDWLRQDO D¿Q GœHQ UHVWLWXHU OD GLPHQVLRQ XQLYHUVHOOH (Coll. Comprendre le Moyen-Orient, 24.00 euros, 236 p.) ISBN : 978-2-336-00533-1, ISBN EBOOK : 978-2-296-51624-3 ISRAËL, UN ÉTAT D’APARTHEID ? – Enjeux juridiques et politiques

Lebrun CĂŠline, Salingue Julien

La dĂŠmarche de ces diverses contributions consistant Ă se demander si l’État d’IsraĂŤl peut ĂŞtre TXDOLÂżp GÂśeWDW GÂśDSDUWKHLG QÂśHVW SDV LGpRORJLTXH PDLV VFLHQWLÂżTXH (OOH VH Âż[H SRXU SULQFLSDO REMHFWLI GÂśHQULFKLU OH FKDPS GHV pWXGHV FRQVDFUpHV DX FRQĂ€LW RSSRVDQW ,VUDsO DX[ 3DOHVWLQLHQV La mise Ă l’Êpreuve du concept d’Apartheid permet un regard nouveau et de sortir des DSSURFKHV GLWHV ŠpTXLOLEUpHVÂŞ DYDWDU LGpRORJLTXH GH OD ÂżFWLRQ GX ŠSURFHVVXV GH SDL[ÂŞ (Coll. Comprendre le Moyen-Orient, 27.00 euros, 270 p.) ISBN : 978-2-343-00034-3, ISBN EBOOK : 978-2-296-51718-9 CONSCIENCE ET VIDE D’EXISTENCE

Abou Rizk Joseph - PrĂŠface de Jean-Pierre NakhlĂŠ Ces deux ouvrages qui font la matière de ce volume se complètent parfaitement, c’est pourquoi ils paraissent sous le mĂŞme titre. L’auteur analyse dans Esquisse d’une esthĂŠtique l’activitĂŠ gratuite de l’artiste. Le procès de la conscience dĂŠnonce d’un cĂ´tĂŠ la conscience de l’autre, reconnaĂŽt que les religions et les philosophies ne sont que des issues qui permettent de combler le vide d’être que la conscience a creusĂŠ en nous. (Coll. PensĂŠe religieuse et philosophique arabe, 19.00 euros, 182 p.) ISBN : 978-2-336-29168-0, ISBN EBOOK : 978-2-296-51698-4


FRANCE (LA) ET LES MARONITES Regards croisĂŠs

CMDR - France

(QWUH OD )UDQFH HW OHV PDURQLWHV VœHVW QRXpH GHSXLV SUHVTXH PLOOH DQV XQH UHODWLRQ GœDPLWLp dont la soliditÊ ne s’est jamais dÊmentie à travers les vicissitudes de l’Histoire. Le rôle de la )UDQFH DX /LEDQ IXW pWURLWHPHQW OLp j OœpPHUJHQFH GHV PDURQLWHV HQ WDQW TXH IRUFH SROLWLTXH DX ;,;H VLqFOH HW HQ WDQW TXœpOpPHQW FDWDO\VHXU GDQV OD FUpDWLRQ GH Oœ(WDW OLEDQDLV DX GpEXW GX ;;H VLqFOH  OœKHXUH GH Oœ(XURSH HW GH OD PRQGLDOLVDWLRQ R HQ HVW OD UHODWLRQ HQWUH OD )UDQFH et les maronites ? (CoÊdition Centre Maronite de Doucmentation et de Recherche CMDR France, Coll. PensÊe religieuse et philosophique arabe, 21.00 euros, 206 p.) ISBN : 978-2-343-00105-0, ISBN EBOOK : 978-2-296-51711-0 DE LA COLONIE À L’ETAT-NATION : CONSTRUCTIONS IDENTITAIRES AU MAGHREB

Denieuil Pierre-NoĂŤl - Maghreb et sciences sociales 2012

Cet ouvrage propose trois dossiers thĂŠmatiques, ÂŤAprès l’orientalisme ? MĂŠdiations, DSSURSULDWLRQV FRQWHVWDWLRQVÂŞ Š6RXV OÂśHPSLUH GH OD QDWLRQDOLWp ÂŞ HW Š)RUPHV territoriales, urbaines et architecturales au Maghreb aux XIX-XXIe siècles: permanences ou ruptures ?Âť, une sĂŠrie d’Êtudes, suivis de deux textes dans une nouvelle rubrique intitulĂŠe ÂŤChroniques et opinionsÂť. (CoĂŠdition IRMC (Institut de recherche sur le Maghreb contemporain), Coll. Maghreb et sciences sociales, 23.00 euros, 338 p.) ISBN : 978-2-336-00895-0, ISBN EBOOK : 978-2-296-51576-5 SOCIÉTÉ CIVILE, DÉMOCRATIE ET ISLAM : PERSPECTIVES DU MOUVEMENT GĂœLEN

Sous la direction d’Erkan Toguslu

)HWKXOODK * OHQ SHQVHXU PXVXOPDQ Qp HQ GDQV XQ YLOODJH GÂś$QDWROLH RULHQWDOH D pWp imam jusqu’au coup d’État militaire de 1981. Ses ĂŠcrits traitent des sujets qui fâchent, comme le dialogue interreligieux, la dĂŠmocratie et l’islam, les droits de l’homme et l’Êducation. Son message en faveur de la paix a eu un ĂŠcho important en Turquie et dans le monde entier. Ces contributions analysent les diffĂŠrents aspects de sa personnalitĂŠ. (23.00 euros, 272 p.) ISBN : 978-2-296-99371-6, ISBN EBOOK : 978-2-296-51347-1 CONFLITS ET TERRITOIRES AU MOYEN-ORIENT ET AU MAGHREB

CoordonnĂŠ par Chantal Chanson-Jabeur et May Maalouf Monneau

Si l’ordre territorial ĂŠtatique est de plus en plus mis en cause par le processus de mondialisation, le dĂŠsordre territorial reste bien prĂŠsent et peut s’analyser. Cette publication part de l’hypothèse que le territoire est Ă la fois produit et producteur d’identitĂŠ ; il est une nĂŠcessitĂŠ première pour DIÂżUPHU VD SURSUH H[LVWHQFH /HV VRFLpWpV VDQV WHUULWRLUH VH WURXYHQW GÂśHPEOpH GDQV XQH VLWXDWLRQ FRQĂ€LFWXHOOH &H &DKLHU VÂśDUWLFXOH DXWRXU GHV FRQĂ€LWV IURQWDOLHUV LGHQWLWDLUHV HW XUEDLQV (Coll. Cahiers du GREMAMO, 22.00 euros, 208 p.) ISBN : 978-2-336-29149-9, ISBN EBOOK : 978-2-296-51428-7 ISLAM ET IMMIGRATION

Benarab Abdelkader - PrĂŠface de Paul Balta L’auteur aborde un sujet brĂťlant et toujours d’actualitĂŠ, celui de l’immigration et ses enjeux culturels et politiques dans la vie publique. RegroupĂŠs en deux grandes catĂŠgories : immigration et littĂŠrature puis islam et Occident, les textes qui composent l’ouvrage suggèrent la nĂŠcessitĂŠ de l’apprentissage des langues maternelles comme mode d’apprĂŠhension de la rĂŠalitĂŠ et comme processus indispensable Ă toute sociabilitĂŠ humaine et intellectuelle. (12.50 euros, 114 p.) ISBN : 978-2-336-00585-0, ISBN EBOOK : 978-2-296-51459-1 IDÉOLOGIE (L’) DE L’ISLAMISME RADICAL La nouvelle gĂŠnĂŠration des intellectuels islamistes

Al Subaie Mohammad - PrĂŠface de Farhad Khosrokhavar Voici une ĂŠtude approfondie de la pensĂŠe djihadiste de quatre grands intellectuels FRQWHPSRUDLQV DUDEHV VXQQLWHV RULJLQDLUHV GX 0R\HQ 2ULHQW MHXQHV HW WUqV LQĂ€XHQWV GDQV


le monde arabe et islamique. Deux thèmes majeurs sont privilĂŠgiĂŠs : la question du Djihad et celle de la dĂŠmocratie vue comme un système politique illĂŠgitime. (Coll. Comprendre le Moyen-Orient, 29.00 euros, 310 p.) ISBN : 978-2-296-99379-2, ISBN EBOOK : 978-2-296-51102-6 PENSÉE (LA) DE FETHULLAH GĂœLEN – Aux sources de l’islamisme modĂŠrĂŠÂť

Bureau Louis-Marie - PrĂŠface d’Olivier Esteves ; avant-propos de Bayram Balci )HWKXOODK * OHQ OHDGHU UHOLJLHX[ LQVWDOOp DX[ eWDWV 8QLV HVW j OÂśRULJLQH GX ŠPRXYHPHQW * OHQÂŞ QpEXOHXVH SXLVVDQWH MRXDQW XQ U{OH PDMHXU GDQV SOXVLHXUV SD\V PXVXOPDQV ,O SU{QH XQ rapport dĂŠcomplexĂŠ des musulmans Ă la modernitĂŠ pour faire triompher un islam rigoureux. Ce livre prĂŠsente sa pensĂŠe et les ressorts d’un islamisme alliant religiositĂŠ et dĂŠveloppement, qui marque la Turquie contemporaine et inspire aujourd’hui les gouvernements issus des rĂŠvolutions arabes. (Coll. Inter-National, 14.50 euros, 138 p.) ISBN : 978-2-296-99733-2, ISBN EBOOK : 978-2-296-51103-3 PARTICIPATIONS ET CITOYENNETÉS DEPUIS LE PRINTEMPS ARABE

Sous la direction d’Antoniy Galabov et Jamil Sayah

Le Printemps arabe induit un dialogue des rĂŠvoltes, un rapprochement possible avec la globalisation numĂŠrique. Les populations investissent mĂŠdias et rĂŠseaux sociaux, qui semblent jouer un rĂ´le incontournable. Les moyens de communication ne font certes pas les rĂŠvolutions, mais ils interdisent les black out FRPPH OHV GpVLQIRUPDWLRQV RIÂżFLHOOHV /H SUREOqPH QÂśHVW SDV GH savoir si l’internet sert ou non la dĂŠmocratie, il s’agit de comprendre comment son appropriation et ses usages constituent ou complètent l’exercice de la citoyennetĂŠ. (Coll. Local et Global, 23.00 euros, 232 p.) ISBN : 978-2-336-00399-3, ISBN EBOOK : 978-2-296-51148-4 SOCIÉTÉS ARABES EN MOUVEMENT – Trois dĂŠcennies de changements

Chiffoleau Sylvia

L’irruption des sociĂŠtĂŠs arabes sur le devant de la scène est venue contredire les images convenues de sociĂŠtĂŠs monolithiques, ÂŤbloquĂŠesÂť par le poids des normes religieuses et de l’autoritarisme politique. Cet ouvrage se propose de rendre compte de la diversitĂŠ de ces sociĂŠtĂŠs Ă travers l’analyse de pratiques sociales peu ĂŠvoquĂŠes (aspirations et mobilisations des jeunes, conditions fĂŠminines, sexualitĂŠ, modes de consommation et pratiques de loisirs, H[SUHVVLRQV UHOLJLHXVHV GLYHUVLÂżpHV (Coll. Bibliothèque de l’iReMMO, 13.50 euros, 122 p.) ISBN : 978-2-296-99431-7, ISBN EBOOK : 978-2-296-50982-5 COMMUNICATION ET DÉVELOPPEMENT TERRITORIAL EN ZONES FRAGILES AU MAGHREB

Morelli Pierre, SghaĂŻer Mongi - PrĂŠface de Wahid Gdoura

Voici questionnÊ le lien entre communication publique et dÊveloppement territorial dans certaines zones fragiles et menacÊes du Maghreb. Dans une volontÊ de rapprocher les sciences de l’information et de la communication et les sciences Êconomiques, ces travaux interrogent GHV QRWLRQV WHOOHV TXH OœLQWHOOLJHQFH WHUULWRULDOH OH PDUNHWLQJ WHUULWRULDO OD FRQ¿DQFH HQWUH acteurs du dÊveloppement local, les perceptions et la valorisation de sites patrimoniaux... (Coll. Communication et Civilisation, 29.00 euros, 280 p.) ISBN : 978-2-296-99724-0, ISBN EBOOK : 978-2-296-50949-8 PIED-NOIR... ET GAULLISTE – $XWRELRJUDSKLH HW UpÀH[LRQV SHUVRQQHOOHV

Achor Robert

3HQGDQW VD SpULRGH RUDQDLVH 5REHUW $FKRU D IUpTXHQWp OH O\FpH /DPRULFLqUH R VRQ SURIHVVHXU GœKLVWRLUH pWDLW 0DUF )HUUR 'pMj VHQVLELOLVp DX JDXOOLVPH HQ $OJpULH LO D SRXUVXLYL GDQV FHW engagement une fois arrivÊ à Paris. Il rencontre Pierre Mesmer et son Êpouse, le gÊnÊral .RHQLJ *ROGD 0HLU %HQ *RXULRQ $XWDQW GH SHUVRQQDOLWpV HW GœpFKDQJHV TXL IDoRQQHURQW HW Êclaireront sa vision de l’histoire contemporaine dont il tÊmoigne ici. (SPM, 16.50 euros, 160 p.) ISBN : 978-2-901952-94-7, ISBN EBOOK : 978-2-296-50579-7


DIX JOURS À ALGER – Carnets d’un Printemps manquÊ. FÊvrier 2011

Viollet Christian

)pYULHU OD 7XQLVLH OÂś(J\SWH SXLV OD /LE\H EDVFXOHQW GDQV OH Š3ULQWHPSV DUDEHÂŞ Ă€ $OJHU OD UpYROXWLRQ DQQRQFpH VH IDLW FUXHOOHPHQW DWWHQGUH 'DQV FH SD\V R WRXW OH PRQGH parle politique, cette rĂŠvolution qui joue l’ArlĂŠsienne est au coeur des dĂŠbats. SĂŠjournant Ă Alger, l’auteur rapporte des rĂŠponses qui permettent de refaire l’histoire et rappellent le lien indissociable de nos deux pays, de nos deux peuples. (Coll. Ecrire et Voyager, 13.50 euros, 118 p.) ISBN : 978-2-336-00296-5, ISBN EBOOK : 978-2-296-50778-4 DYNAMIQUES SOCIOLANGAGIĂˆRES DE L’ESPACE ALGÉROIS Discours et reprĂŠsentations

Lounici Assia, Bestandji Nabila

/D UpÀH[LRQ VXU OHV G\QDPLTXHV VRFLRODQJDJLqUHV GH OœHVSDFH DOJpURLV RIIUH OD SRVVLELOLWp GH FRQIURQWHU OHV FRQFHSWV GH OD VRFLROLQJXLVWLTXH XUEDLQH j OD VSpFL¿FLWp GX WHUUDLQ DOJpULHQ (OOH permet Êgalement d’aborder la question des tensions sociospatiales qui traversent la sociÊtÊ algÊrienne, au vu des grands bouleversements sociaux, Êconomiques et urbanistiques qu’elle est en train de vivre. (Coll. Espaces discursifs, 19.00 euros, 194 p.) ISBN : 978-2-336-00340-5, ISBN EBOOK : 978-2-296-50780-7 SAHARA (LE) ALGÉRIEN IntÊgration nationale et dÊveloppement rÊgional

Kouzmine YaĂŤl

Le Sahara algÊrien reprÊsente les 4/5e du territoire national. La diffusion des infrastructures de transport et des Êquipements publics a considÊrablement remodelÊ les territoires sahariens, dans un contexte de forte croissance dÊmographique. Voici ÊtudiÊes les perspectives futures d’Êvolution de ce dÊsert, aujourd’hui largement urbanisÊ et intÊgrÊ à l’Êconomie nationale. (35.00 euros, 344 p.) ISBN : 978-2-336-00418-1, ISBN EBOOK : 978-2-296-50554-4 ESPRIT (L’) ARABE ENCHAÎNÉ

Heggy Tarek - Traduit par Leila Henein L’esprit arabe enchaÎnÊ parle des obstacles qui se posent entre l’esprit arabe et la civilisation moderne. Il traite des faiblesses et des failles culturelles et sociales qui ont menÊ la majoritÊ des sociÊtÊs arabophones contemporaines à s’isoler et à rester barricadÊes dans leurs convictions. Comment pourra-t-il se libÊrer de ses chaÎnes et s’intÊgrer dans le monde ? La rÊgion connaÎtra alors la vraie dÊmocratie rêvÊe par le Printemps arabe et pourra la vivre. (16.50 euros, 160 p.) ISBN : 978-2-336-00279-8, ISBN EBOOK : 978-2-296-50491-2 ISLAM (L’) : UNE VICTOIRE INÉLUCTABLE

Maucade Julien

L’opposition entre Islam et monde occidental ĂŠclaire les causes profondes du malaise grandissant dans les civilisations. L’humanitĂŠ est Ă un tournant crucial de son histoire. Le dĂŠnouement de cette confrontation dont l’issue aura un rĂ´le essentiel dĂŠterminera l’idĂŠologie dominante Ă venir. Laquelle de ces deux armĂŠes sera victorieuse ? (14.00 euros, 128 p.) ISBN : 978-2-296-99694-6, ISBN EBOOK : 978-2-296-50404-2 ALGÉRIE, 50 ANS APRĂˆS

&RQÀXHQFHV 0pGLWHUUDQpH Souiah Sid-Ahmed L’AlgÊrie fête cette annÊe les 50 ans de son indÊpendance, une occasion pour revenir sur son parcours à la fois politique, Êconomique et culturel. Au sommaire notamment de ce numÊro des contributions sur Ben Bella, le dÊveloppement Êconomique depuis 50 ans, le pÊtrole, la dÊpendance alimentaire, le logement, la jeunesse, l’histoire de la peinture, le cinÊma, la crÊation littÊraire. (18.50 euros, 234 p.) ISBN : 978-2-296-99405-8, ISBN EBOOK : 978-2-296-50081-5


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