Dossier: Theatre de la vie quotidienne

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Le Théâtre de la Vie Quotidienne

Optionnel de séminaire L. Lopez : Recyclage urbain et production du lien social BENJELLOUN TOUIMY Rita PACIFICI Martina SENCIUC Alexandru SUAREZ Jenifer


I. L’espace et la place des objets dans celui-ci : 1- L’espace : entre public et privé : Les concepts d’espace et de lieux nous viennent de l’intérêt que l’on porte aux sciences humaines et sociales à partir de l’individu et des interactions qu’il a avec les autres individus. Pour G. Simmel, l’espace est le lieu des actions réciproques des individus régis par des règles et des normes. Alors que la tradition voyait l’espace comme support matériel, comme contenant non déterminé par le contenu, une autre l’a considéré comme dépendant du contenu : « L’espace c’est l’ordre des Coexistants ». Simmel reprendra alors cette seconde tradition pour relever dans l’espace une troisième voie : le relativisme et l’interactionnisme. L’espace devient alors un système de positions et de relation de positions. Ce qui montre en quoi l’espace a un lien avec les interactions des individus et les relations réciproques. E. Goffman s’est intéressé à cette troisième voie. En effet, proche des théories Simmeliennes, Goffman montre qu’il est important, en sciences sociales, de s’intéresser aux interactions individuelles. Il affirme que les actions individuelles dans un espace donné ne sont qu’une métaphore théâtrale. Chaque individu serait un comédien qui joue un rôle précis conforme à l’espace dans lequel il se trouve et conforme aux attentes des autres personnes présentes. Ce jeu permet de ne pas perdre la face et de ne pas la faire perdre aux autres. Cela permet ainsi d’éviter les malaises et les conflits. Contrairement à l’espace public, lorsqu’on se retrouve seul dans un lieu privé, on ne joue plus aucun rôle car l’on rentre dans les coulisses où l’on se détend, où l’on est soi-même et où les normes de l’espace public et ses règles disparaissent. Selon Goffman, on peut jouer plusieurs rôles différents en fonction des personnes et des espaces fréquentés. L’espace serait donc non seulement un cadre matériel mais également porteur de significations pour les individus qui y sont en interaction. I. Joseph, quant à lui, essaye de comprendre la ville par rapport aux interactions des individus et par le processus d’appropriation de l’espace public. Pour lui l’espace public est accessible quand plusieurs mondes le partagent. On y agit seul ou ensemble par le biais de rencontres individuelles, de l’expérience de chacun et de la relation entre eux. L’individu est pour lui déterminé par la structure de la ville et il s’y adapte par la sociabilité et la visibilité. Comme Goffman, il explique que chaque individu fait un travail de figuration. En outre, il montre qu’il existe des rituels à chaque espace. Dans les espaces publics, il existe un langage commun dans l’exposition aux autres, pour et par les autres. Il met aussi en relation l’intimité et l’espace public, avec les autres. Il montre que l’un de ces rituels, celui de l’évitement est fréquent afin de ne pas violer l’intimité d’autrui : espace public et intimité ne sont donc pas incompatibles1. Mais déposer des objets dans la rue, dont on s’est servi et desquels on veut se débarrasser, n’est-il pas un moyen d’exposer notre vie privée dans un lieu public ? Les objets ne sont-ils pas porteurs de messages et de vie ?

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http://fr.wikipedia.org/wiki/Espace_public


Il est intéressant de comprendre les points de vue de ces grands sociologues pour pouvoir saisir la notion d’espace avant d’étudier une quelconque situation se déroulant dans l’espace (ici l’espace public). Notre approche consistera donc à étudier le rôle que joue chaque individu dans un espace public choisi (le site étudié) et ce, à travers le rapport qu’il entretient avec des objets rencontrés dans celui-ci. Il est donc tout aussi important de comprendre la place de l’objet dans l’espace et dans la vie des individus.

2- La place des objets dans l’espace et dans nos vies : Les objets font partie des supports matériels qui constituent le cadre de vie matériel (l’espace dans lequel se déroulent les interactions entre les individus), mais ils ne sont pas pour autant dépourvus de sens et de mémoire. Les objets sont des composantes de l’espace privé autant que de l’espace public. Dans les lieux privés, on parle généralement d’objets ménagers (meubles, vêtements, appareils ménagers etc.), tandis que dans l’espace public, on parle plus de mobiliers urbains (bancs publics, abris de bus, etc.). Que ce soit dans le premier ou le second espace, les objets sont en lien avec nos usages, nos pratiques de l’espace, et satisfont nos désirs et nos attentes. Un objet peut être l’outil nécessaire qui nous permette de faire ce que l’on désire ou aime faire et de ce pas, il nous devient cher, on s’y attache. Les objets rejetés, ces « déchets », ont en fait une mémoire parce qu’on s’en ait servi avant qu’ils s’usent et qu’ils ne perdent leur fonction. Les objets qu’on jette dans la rue attestent en fait de notre mode de vie, car ils servent à nous aider à accomplir nos actions au quotidien. Quand on voit par exemple, une machine à laver sur un trottoir, en bas d’un immeuble, on s’imagine qu’elle appartenait à une famille et qu’elle a servi à laver les vêtements de ses membres, ou encore, un canapé sur lequel ils s’asseyaient pour voir la télé, des objets anciens, par exemple, rappellent une époque, une manière de faire, etc. Ces objets que l’on trouve dans la rue et que l’on récupère ne sont rien sans leurs histoires et leur vie antérieure. Même si on les modifie pour leur donner une nouvelle fonction, la chance de vivre à nouveau, on ne peut pas ignorer leur mémoire. Il s’agit de prolonger leur histoire et leur permettre de générer d’autres mémoires. Malheureusement, l’imaginaire social, selon lequel les déchets véhiculent des idées de contamination et de danger, ne permet pas d’accepter de voir en ces objets autre chose que des « encombrants » ou des « rebuts » dont il faut se débarrasser. Pour que l’utilisation des déchets soit envisagée par les personnes intéressées, il faut que ces derniers soient beaux (esthétiques), qu’ils plaisent et qu’ils ne révulsent pas. La manière d’utiliser les déchets, de les montrer, de les agencer ou de créer à partir d’eux serait donc un facteur déterminant dans le changement du rapport social que l’on a avec ces objets. C’est l’une des hypothèses que notre intervention va tenter de confirmer ou de démentir dans un espace public choisi.


II. Notre Intervention : Le théâtre de la vie quotidienne : De nombreuses visites, préalables à notre intervention, nous ont aidé à former un certain nombre d’hypothèses à partir de toutes les observations réalisées, avant de choisir le thème de notre intervention (suite aux objets rencontrés) et le site où allait se dérouler cette intervention. Ainsi, inspirée de la vision de Goffman selon laquelle les actions individuelles dans un espace donné ne sont qu’une métaphore théâtrale, notre intervention consistera en la mise place, dans un espace public choisi (le trottoir), d’une sorte de théâtre de rue mettant en scène un aspect de la vie quotidienne (une salle à manger) qui devrait normalement être réservé à l’espace privé, et ce à travers des déchets ménagers repérés, récupérés, réparés et présentés aux habitants. Les objets seront d’abord des acteurs observés par des spectateurs (les piétons) qui, à leur tour, deviennent acteurs en prenant part à la scène grâce au rapport qu’ils entretiennent avec les objets dès lors spectateurs de leurs réactions. Notre rôle étant d’observer la scène et d’analyser ce qui s’y passe, nous avons choisi de siéger dans les coulisses (dans des bancs non loin du site d’intervention).

1 – Site étudié et visites préalables à l’intervention et au choix du site de son implantation : La première visite du 7 mars 2011 a servi à déterminer le site à étudier et ses limites en retenant les espaces où l’on rencontrait le plus souvent un bon nombre d’objets. - Site d’étude : Le site se situe dans le 19ème arrondissement de Paris et plus exactement dans le quartier de la Villette (73ème quartier administratif de Paris). Caractéristiques du 19ème arrondissement2 : - Superficie : 678,6 hectares (4e rang) dont 30,7 % pour la voirie. - Plus forte croissance démographique : +8.5% d'augmentation entre 1999 et 2006. - Population : 187 603 personnes au 1er janvier 2009. - Densité brute : 25 439 habitants au km2 (9e rang), Paris : 20 164 hab/km. - Taille moyenne des ménages (1999) : 2,15 personnes - Logement (1999) : 89 401 logements (6,8 % du total parisien) - Catégorie de logements (1999) : - Résidences principales : 79 022 (88,4%) - Logements occasionnels et résidences secondaires : 1920 (2,2) - Logements vacants : 8 459 (9,5%)

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http://mairie19.paris.fr/mairie19/jsp/site/Portal.jsp?page_id=53


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Notre terrain d’étude se situe entre deux axes importants du quartier : l’avenue de Flandre et le canal d’Ourcq. Il est constitué de quatre rues secondaires ; la rue Duvergier, la rue Riquet, la rue de Rouen et le Passage de Flandre.

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http://www.nyceparis.com/reservation-par-position/paris-hotels-la-villette.html http://www.infrancia.org/parigi/paris_fr/arrondissements-paris.html


- Visites préalables à l’intervention : - Visite du 11 mars 2011 :

Lors de notre visite, au niveau de la rue Duvergier, nous avons trouvé l’unité centrale d’un ordinateur au pied d’un immeuble d’habitation. Nous avons ensuite vérifié s’il était en état de marche et avons constaté que ce n’était pas le cas. Ensuite, du côté du quai de la Seine, et au pied d’un ensemble résidentiel (bâtiment 77), nous avons été interpellés par une vielle dame qui a remarqué l’intérêt qu’on avait pour un poste de télévision complètement endommagé, déposé au pied d’un arbre. C’était à croire qu’on avait récupéré toutes les pièces qui pouvaient avoir une moindre utilité. Elle nous a donc affirmé que le fait de laisser des « encombrants » (terme qu’elle a utilisé) à cet endroit était une pratique parfaitement courante. En effet, les habitants de l’immeuble, duquel elle était responsable, ont l’habitude de déposer des objets de tailles différentes, parfois même tellement importante qu’elle ne pouvait les déplacer à elle seule. Ils choisissaient généralement de les placer dans un dépotoir en bas de l’immeuble. Ce dernier, nous a-t-elle dit, a été terrassé, par la suite, afin d’éviter qu’ils n’y jettent d’autres encombrants (vieux mobiliers, vêtements, télévision, etc.). Elle a aussi précisé que certains habitants n’hésitaient pas à déposer leurs encombrants dans le garage de l’immeuble, près des poubelles, et qu’elle avait du mal à les sortir avec celles-ci car la plupart du temps c’était des encombrants assez lourd à transporter, d’où son désarroi et son dégoût face à ces objets. Ses paroles montrent bien que le fait de rencontrer des encombrants la gêne


mais cela la trouble d’avantage lorsqu’elle n’arrive pas à les bouger pour s’en débarrasser. Par suite, elle nous a expliqué, concernant la Rue de Riquet, qu’elle avait eu l’occasion de remarquer la présence de nombreux objets abandonnés notamment une voiture brûlée qui était restée dans la rue pratiquement trois ans, qu’on dépouillait au fur et à mesure, et qui n’a été déplacée que lorsqu’un chantier a débuté dans la rue. De même, une mobylette enchaînée à un poteau est restée deux à trois ans sur place. La vielle dame nous a affirmé qu’au départ elle était en état mais que, petit à petit, « une roue, puis la deuxième, le guidon » ont été arrachés laissant place à un tas de ferraille gênant le passage. On peut en déduire que même s’il y a un dégoût envers ces encombrants, certaines personnes ne manque de récupérer ce qui pourrait leur être utile. Verraient-ils donc dans ces objets autre chose que des déchets ? Ce jour-là, nous n’avons pas trouvé d’objets abandonnés sur la Rue de Riquet. Plus loin sur ce même quai, il y avait un chantier (qui y est encore aujourd’hui) autour duquel était disposées des barrières de sécurité. C’est alors qu’une femme et un homme ont sorti une machine à laver, l’ont placé près d’une barrière et sont repartis laissant un mot dessus qui signalait « hors service ». Mais le câble d’alimentation n’étant pas coupé, le doute planait sur le fait qu’elle puisse être réparée. Nous les avons même entendu dire qu’ils allaient chercher un autre objet à placer dans la rue. Ils ne semblaient pas du tout gêner de laisser leurs déchets dans la rue, au contraire, ils semblaient agir le plus normalement du monde. Il est possible de penser que le fait qu’il y ait des travaux au niveau du quai mette les gens plus à l’aise par rapport au fait d’y déposer des encombrants. Peut-être que le désordre engendré par les travaux les incite à ne pas se soucier de la gêne que pourraient provoquer leurs encombrants. Finalement, en empruntant le passage de Flandre, nous avons été impressionnés par le nombre de déchets déposés en bas d’un immeuble. Ils avaient l’air d’être restés ici un bon moment, ils étaient poussiéreux et la plupart d’entre eux n’étaient plus en état ou dans un état déplorable. De l’hôtel à côté, un ouvrier sortait des portes. Nous remarquant, un guide touristique qui se trouvait à la porte de cet hôtel nous a vite rassuré sur le fait que l’hôtel et l’immeuble à côté étaient en rénovation. Il nous a aussi parlé de l’importance grandissante de ce quartier du 19ème arrondissement de Paris, que ce soit à travers son histoire ou par l’intérêt que portent actuellement les touristes pour celui-ci suite à la proximité du canal de l’Ourcq et du parc de la Villette. « C’est un quartier qui a été énormément développé ces dernières années Les façades de cette rue ont une valeur patrimoniale et c’est pour cela qu’il faut les rénover et ne modifier ou améliorer que l’intérieur des immeubles ». Il nous a aussi rassuré en nous affirmant que la mairie devait passer récupérer le amas de déchets plus tard dans la journée. Finalement, notre visite s’est achevée sur cet agréable entretien.


- Visite du 25 mars 2011 :

Nous avons entamé cette visite en commençant à nouveau par la rue Duvergier. Ici, nous avons trouvé un sèche-linge en état et qui pouvait être utilisé juste après un petit nettoyage. Il était disposé contre un mur, le long du trottoir, et n’était donc pas facilement repérable. Ensuite, au niveau du bâtiment 77 sur le quai de la Seine, nous avons été interpellés par la présence d’une boîte dans laquelle nous avons trouvé un siège de WC cassé. Même si toutes les petites pièces étaient dans la boîte, on ne pouvait pas réutiliser un objet de la sorte, ne serait-ce que pour des questions d’hygiène. C’est au niveau de la rue Riquet, en dessous d’un panneau publicitaire « République Ambulance », devant l’entrée du service ambulance (équipement), que nous avons relevé la présence d’un canapé très sale, disposé à la verticale contre le mur et derrière lequel étaient cachés d’autres déchets ménagers (ordures). Ce canapé était complètement détruit du côté caché. Peut-être y avait-il derrière le fait de cacher sa face dégradée une volonté de cacher l’histoire de cet objet selon laquelle ses anciens propriétaires n’ont décidé de s’en débarrasser qu’après l’avoir complètement usé, peut-être parce qu’ils y tenaient par exemple. Il y avait également une valise à roulettes en état, recyclable donc, malgré le fait qu’elle ait été légèrement abîmée par l’usage. Et enfin, un sèche-linge (le deuxième de la visite) en bon état également.


Contrairement à la visite précédente, le passage de Flandre qui marque la limite de notre site d’observation était complètement nettoyé. La mairie a donc bel et bien récupéré les objets. - Visite du 31 mars 2011 :

Ce jour-là, nous sommes partis à la recherche d’objets à stoker à l’école afin des les utiliser pour l’intervention de la semaine suivante. Contrairement aux autres visites, nous avons trouvé des objets assez grands et difficiles à transporter. Commençant par la rue Duvergier, nous avons trouvé un fauteuil qui était plus ou moins en bon état mais un peu sale. Un monsieur s’en est même rapproché pour l’examiner ; il l’a touché, l’a regardé, il lui a tourné autour comme s’il voulait l’emporter puis s’en est allé sans le meuble sans doute que ce fauteuil était trop lourd à porter. Ce monsieur, de classe plutôt moyenne voire basse, d’après ce qu’indiquaient ses vêtements, n’était pas du tout troublé en trouvant ce fauteuil. Au contraire, il semblait très intéressé et n’a pas du tout été réticent à l’idée de le toucher. Il ne semblait pas se soucier de la propreté ou non de l’objet, comme s’il avait déjà récupérer des objets dans la rue. La fonction de l’objet et le fait de voir s’il est en état de marche l’intéressait plus que son degré de saleté. Il n’a pas vu le fauteuil comme un déchet mais comme un objet qui pourrait peut-être lui servir et donc une opportunité d’avoir un fauteuil gratuit. Ensuite, au niveau de la rue Riquet, nous avons trouvé deux vieilles tables qui semblaient toujours utilisables (recyclables) et un matelas sale et en très mauvais


état. Ces objets n’étaient pas mis en place de manière à attirer l’attention des passants. Les tables, pas trop mal en point, étaient mises de côté ce qui empêchait de voir réellement leur état. Le matelas, quant à lui, était vraiment dans un état lamentable voire répugnant. Au moment où nous prenions en photo ces objets, une dame s’est rapprochée et nous a demandé ce que nous faisions et pourquoi nous portions autant d’intérêt à des déchets. Nous lui avons expliqué que c’était pour une enquête et pour peut-être les réutiliser pour une intervention. Amusée et étonnée par nos propos, elle s’est contentée de nous souhaiter du courage vu le nombre de déchets que l’on pourrait rencontrer dans le quartier mais on pouvait voir d’après son attitude en regardant ces derniers, qu’elle était dégoûtée voire désolée pour nous. Nous avons poursuivi nos recherches jusqu’à la rue Rouen dans laquelle nous avons trouvé un panneau en bois dressé contre une barrière près d’une voiture. Même si ce type d’objet n’était pas ce que nous espérions trouver pour faire notre intervention, nous avons estimé qu’il était nécessaire de relever sa présence dans la rue étant donné que nous ne trouvions pas souvent ce genre d’objets lors de nos visites précédentes. Au niveau du quai, sur cette même rue, nous avons trouvé un cadre avec sa verrière, une table, une plaque électrique et un gilet. Mis à part la plaque électrique, tous paraissaient être en état et pouvaient donc être recyclés. Le parcours achevé, nous étions assez satisfaits des objets que nous avons pu trouver, mais nous sommes rentrés bredouille vu la taille et le poids des objets qu’on ne pouvait transporter mais surtout que nous n’aurions pas pu stocker à l’école. On s’est même demandé si d’autres personnes, comme nous ou le monsieur qu’on a vu près du fauteuil, avaient eu l’intention de s’emparer de certains objets mais qu’ils aient abandonné l’idée à cause du poids ou de la taille de ces derniers.


- CatĂŠgorisation des objets trouvĂŠs :



La première observation qui ressort de l’analyse de ces objets porte sur la localisation des objets. Le plus souvent, les objets trouvés ont un lieu bien défini par des caractéristiques spécifiques ; la visibilité ou l’invisibilité, le trafic dans la zone, etc. Ce qui constitue l’élément récurrent dans les espaces étudiés c’est le caractère secondaire et non-monumental de ces derniers qui correspond au caractère attribué le plus souvent aux objets s’y trouvant : des déchets, des « encombrants » et par là, un caractère péjoratif. La taille et l’état constitue également des éléments caractérisant de ces objets. Mais on peut dire que l’élément le plus déterminant est le fait de savoir si l’objet est en bon état ou en mauvais état et surtout, s’il est récupérable et recyclable. Du point de vue de leur fonction, il s’agit généralement d’objets simples quant à la technologie et à l’usage. On peut dire que la caractéristique générale de ces objets est l’ordinaire ; ce sont des objets produits en grand nombre, des objets récurrents dans la société et non des objets rares ou à usage inconnu. Il y a également une catégorisation des objets à travers leur usage ; des chaises (pour s’asseoir), des meubles (de rangement), des valises, des lampes, etc. Sans oublier de les distinguer à travers les matériaux qui les constituent : bois, métal, plastique, verre, etc. La taille (en rapport avec le corps humain) et l’état des objets sont les caractéristiques qui correspondent à la qualité de l’objet. Un objet de petite taille et en bon état est le plus susceptible d’être récupérable et réutilisable dans les délais les plus brefs. Dans notre étude, les objets rencontrés étaient de taille généralement grande (L) voire très grande (XL) et ceci a été déterminant dans le sens où nous ne pouvions pas les transporter et n’avions pas d’endroit pour les stocker afin de les réutiliser ensuite pour notre intervention. (Nous avons donc été contraints d’agir avec les objets trouvés le jour de l’intervention et sur le site). En ce qui concerne l’état des objets trouvés, il y avait un équilibre entre les objets en bon état et ceux en mauvais état. - Conclusions premières et formulation des hypothèses : A partir de toutes les observations que nous avons pu faire lors de notre enquête, nous avons relevé un certain nombre de conclusions qui nous ont ensuite permis de formuler des hypothèses à vérifier lors de notre intervention. Il ne s’agit pas ici de prouver l’existence d’un quelconque phénomène car c’est un fait réel dans la pratique quotidienne des habitants, mais plutôt d’en saisir la grammaire, la signification. Dans certains cas, le geste effectué par la personne qui dépose un objet dont elle se sépare, est particulièrement adressé à une personne inconnue dans le but de faire subsister l’objet au-delà. Grâce à des signes, notamment le choix d’un certain emplacement ou d’une position particulière, la personne fait comprendre que l’objet peut être réutilisé et montre une certaine volonté de le voir revivre ailleurs. Nous avons noté multiples et divers positionnements. Certains avaient disposé leurs déchets contre un mur ou le long d’un trottoir de façon à ce qu’ils ne soient pas vraiment repérables. D’autres, au contraire, les ont disposé en bas de leur immeuble de façon à ce qu’on les remarque et peut-être même espéraient-ils qu’on les


récupère. D’autres encore ont disposé leurs encombrants de façon à en cacher les parties dégradées. Peut-être y avait-il derrière cette action une volonté de cacher l’histoire d’objets dont ils ont mis longtemps à se débarrasser, peut-être parce qu’ils y tenaient vraiment. Nous avons également constaté que tous les objets réutilisables présentaient presque les mêmes caractéristiques en termes d’état, d’usage et de taille. Cette observation démontre un fait qui renvoie dans un premier temps vers un phénomène de typification des objets dans le regard public, mais également vers la typification du geste lui-même. Goffman parle même d’un groupement de personnes qui font ça exprès : « A l’intérieur d’une organisation sociale, on trouve une équipe d’acteurs qui coopèrent pour présenter à un public une définition donnée de la situation. »4 Il explique ensuite que cette définition est faite de manière à empêcher le public de regarder les coulisses d’une manière contradictoire mais sous la forme d’un accord tacite entre les acteurs et le public ; « comme s’il existait entre eux un certain degré d’opposition et un certain degré d’accord. » Cette contradiction peut être relevée dans la situation même des déchets : vus généralement comme des choses qui encombrent l’espace, les objets sont aussi là pour les autres. Goffman soulève le fait que les autres acteurs et le public utilisent toujours des techniques pour sauvegarder le spectacle même dans une situation conflictuelle. Un fait qui crée un effet de cercle clos formé d’actions répétitives. En ce qui concerne les réactions des individus, par rapport aux objets, elles montrent bien que les encombrants ne laissent pas les gens indifférents. Le rapport qu’entretiennent certaines personnes avec les objets (comme la vielle dame qui gardait l’immeuble ou la seconde rencontrée lors de la dernière visite) est un rapport de dégoût. Ces objets les troublent et représentent des saletés dont il faut se débarrasser. Le fait de devoir les voir en bas de chez elles constitue une véritable gêne. On voit bien, dans ce cas, que l’imaginaire social est bien présent. Par contre, d’autres personnes (comme celles qui ont dépouillé la voiture brûlée ou la mobylette ou encore le monsieur qui était intéressé par le fauteuil) ne manquent pas de récupérer ce qui pourrait leur être utile et ce, malgré le fait que ces objets soit salissants voire répugnants pour d’autres. Peut-être verraient-ils ces objets autrement que des déchets ; plutôt des matériaux, des pièces voire des meubles entiers qu’ils pourraient se procurer gratuitement. On peut dire qu’ils se soucient plus de la fonction, de l’utilité et de l’état plutôt que de l’aspect de ces objets. Une autre observation a permis de supposer que le fait qu’il y ait des travaux dans l’espace public mettait les gens plus à l’aise par rapport au fait d’y déposer des encombrants. Peut-être que le désordre engendré par les travaux les incite à ne pas se soucier de la gêne que pourraient provoquer leurs encombrants. Peut-être aussi pensent-ils que du fait de ces travaux, les règles de cet espace peuvent être détournées sans qu’ils soient mal vus par les autres car ils ne sont pas les seuls à perturber cet espace

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Goffman Erving, La mise en scène de la vie quotidienne, La présentation du soi, page 225


Nous avons pu procéder, à partir de ces quelques observations et remarques, à la formulation d’hypothèses que notre intervention va tenter de démentir ou d’affirmer. Il s’agit des hypothèses suivantes : - Si les rapports qu’entretiennent les individus avec les objets mis en rebut dans l’espace public sont conditionnés par les normes et les règles de cet espace ; - Si les rôles interprétés par chaque individu dans l’espace public changent lorsque l’ordre de celui-ci est perturbé ; - Si la façon de disposer, d’utiliser, de montrer ou d’agencer les objets est un facteur déterminant de changement de rapport entre les gens et les objets ; - Si les gens s’intéressent aux objets pour eux-mêmes ; car ils pourraient leur être utiles, ou pour le message qu’on pourrait faire passer en faisant parler les objets, ou encore, si l’intérêt qu’ils portent à ces objets ne manifesterait que le dégoût et le mépris du fait d’un imaginaire social profondément ancré dans les esprits ; - Si les différences d’âge entre les individus montrent un rapport aux objets différents chez les adultes que chez les enfants ou autre. - Choix du site d’intervention : Nous avons cherché un endroit où notre intervention serait la plus parlante. En premier lieu, nous avons pensé au quai du canal mais nous avons remarqué qu’il n’y avait pas beaucoup de passages et qu’il était donc nécessaire de faire notre intervention ailleurs. Nous avons tout de suite pensé au trottoir situé au pied de la tour d’habitation qui se trouve au croisement de la rue Duvergier et du quai de Seine, où il y avait beaucoup de passages suite à la présence d’un café et d’un restaurant juste en face. On se doutait bien qu’aux l’heures de pointe, il y aurait beaucoup de monde.


2 - Le 08 avril 2011 : L’intervention : Le théâtre de la vie quotidienne : A partir des nombreuses visites effectuées lors de notre travail d’observation, et par rapport aux objets qu’on a trouvé, notre idée d’intervention de base était de rassembler des objets pouvant servir à mettre en place notre scène de théâtre sous forme d’un salon privé en lieu public. Seulement, comme nous n’avions pas pu stocker certains objets utiles à cette intervention avant ce jour-là, nous nous sommes contentés d’une chaise, d’un micro-ondes (en état), d’un siège enfant, d’une table et d’un cendrier, à la fois acteurs et composants matériels de la scène, pour simuler une salle à manger sur le trottoir avant de nous installer en coulisses, à partir desquelles on a pu observer par la suite le jeu et le rôle des différents acteurs (objets et individus).


Ce vendredi 8 avril 2011, nous nous sommes donnés rendez-vous à 9h du matin pour tenter de récupérer tout objet susceptible de servir pour notre intervention. Le premier élément trouvé était une chaise cassée dans la Rue Duvergier. C’était un bon début mais il fallait encore espérer en trouver plusieurs autres. Les rues de Riquet et Rouen ne comportant aucun objet, nous commencions à perdre espoir. Finalement, et heureusement d’ailleurs, nous avons trouvé, dans le passage de Flandre, un siège enfant et un micro-ondes, tous deux en état et qui semblaient avoir été déposés depuis peu. En effet, la gardienne de l’immeuble devant lequel étaient disposés ces objets, nous a affirmé qu’elle avait sorti ce micro-onde ce matin même, non pas parce qu’il n’était plus en état mais parce qu’elle venait d’en recevoir un nouveau. Nous lui avons fait part de notre intention de le récupérer et elle nous a aidé à l’envelopper pour nous faciliter le transport.

Au moment où nous mettions en place nos éléments d’intervention (après avoir réparé la chaise, et nettoyé le micro-onde et le siège enfant), il y avait des jeunes (probablement d’une école pas loin) qui nous observaient d’un air amusé. Ils avaient l’air de se moquer de nous parce qu’on touchaient et composaient avec des déchets. Leur réaction montrait bien qu’ils ne voyaient en ces objets que des déchets salissants et que l’imaginaire social dominait l’esprit des jeunes comme des grands.


Ces trois objets à eux seuls n’étaient pas assez significatifs pour notre intervention, c’est pourquoi nous sommes allés à la recherche d’objets qui pourraient compléter notre idée. Ainsi, en repassant par la rue Rouen, nous avons trouvé une table toute propre qui venait d’être déposée et qui était en parfait état de marche. Nous l’avons prise pour en faire notre table à manger. Finalement, au pied d’un arbre devant le café, nous avons trouvé un petit cendrier que nous avons placé sur cette table. Jusqu’ici, nous avons été les seuls acteurs. Nous étions ceux qui parlaient, qui étaient épiés et qui construisaient la scène. Mais nous allions bientôt rejoindre les coulisses et laisser place à d’autres intervenants. - 1ère intervention : Disposition des objets pour mettre en scène une salle à manger, avec d’abord des mots sur les objets et ensuite sans les mots :

Une fois notre salle à manger en place, et avant de nous éclipser, nous avons choisi de disposer des mots sur chaque objet comme pour simuler une pièce de théâtre parlante, où les objets, à travers ces affiches, pourraient communiquer avec les spectateurs (les individus) encore étrangers à la scène par des mots en plus que par leurs états. La petite tâche sur le côté, la petite égratignure, le vis en moins, le bouton cassé Tous ces éléments sont la preuve que ces objets ont un passé, ont une vie. Ils ont servi à des personnes, les ont lassé, puis ont été déposé pour servir à nouveau et commencer une nouvelle vie auprès d’autres personnes. Les mots visaient à faire découvrir cette histoire aux gens, à leurs interlocuteurs. Ainsi, les rideaux se sont ouverts et le spectacle pouvait commencer.


En effet, les objets disposés dans cet ordre ont interpelé de nombreuses personnes et ont instauré un dialogue avec celles-ci. Le dialogue établi entre les objets (acteurs) et les passants (spectateurs) découvrant la scène s’est précisé et les spectateurs sont devenus des acteurs dont nous étions à notre tour spectateurs.


Des personnes de tout âge se sont arrêtées pour observer les acteurs plus attentivement, et de plus près. En les touchant et en lisant les messages qu’ils comportaient, les spectateurs ont pris part de la scène pour jouer leurs propres rôles dans l’histoire contée par ces objets. Le dialogue établi n’était pas juste celui de la parole mais aussi celui du toucher et du regard. Des enfants appuyaient sur les boutons du siège enfant et ne semblaient pas réticents à l’idée de s’en approcher. Naïfs, ils n’avaient pas peur de rencontrer des saletés, tout ce qui les intéressait était l’utilité de ce siège et l’amusement qu’il pouvait leur procurer. On peut croire que l’imaginaire social ne s’était pas encore emparé de leurs esprits contrairement à leurs aînés. Mis à part ces enfants, on aurait dit que les personnages, régis par les normes et les règles de l’espace dans lequel ils se trouvaient, s’empêchaient de prendre entièrement part de la scène. En effet, il nous a semblé que les gens s’approchaient curieusement pour lire les mots déposés sur les objets mais ne se donnait pas le temps de lire au-delà de ces derniers et de comprendre l’histoire de ces objets mêmes. Ils s’interdisaient toute autre réaction. Mais pour quelle raison ? Est-ce la peur d’être mal vus, méprisés, ou moqués ? Est-ce par crainte de défier les regards et les préjugés ? Seul un homme noir, d’une trentaine d’années, s’est approché trois fois de la table et l’a touchée en laissant entrevoir l’intention de s’en emparer. Mais dès qu’il l’atteignait, il se retournait pour voir s’il n’y avait personne derrière tout ceci, comme s’il craignait une quelconque supercherie ou mascarade. Il semblait avoir besoin de temps. Son hésitation loin d’être anodine montre bien qu’il s’interrogeait sur la présence de ces éléments, à cet endroit, dans cette disposition, de crainte qu’il n’y ait un piège, ou que ce soit un gag ou une exposition. Même lui semblait redouter toute humiliation ou gêne qui pourrait provenir du jugement d’autrui. Au bout du troisième aller-retour, il a quitté la scène bredouille en abandonnant l’idée d’emporter la table. Certaines personnes encore semblaient indifférentes (dans le sens où elles apercevaient les objets mais continuaient leur chemin comme si de rien n’était) à ce qui se passait, comme si elles refusaient d’intégrer la scène par manque de curiosité ou de temps peut-être ... Les mots qu’on peut lire sur les objets sont des messages qui n’engagent rien ni personne. Les gens, du fait d’observer les objets et de lire les affiches, acceptent de faire partie de l’histoire de ces derniers, ne serait-ce que pour un instant très bref mais personne n’est disposé à changer son programme journalier afin de récupérer un objet pour prolonger son histoire même si l’objet l’intéresse vraiment et pourrait effectivement lui servir. Peut-être est-ce une question de temps. Mais il semble plus pertinent de supposer ou de penser que les personnes, intéressées par un ou plusieurs objets, évitent de faire le pas vers ces derniers voire de les récupérer de peur d’être mal vu par autrui. Les « encombrants » sont perçus par les gens comme des déchets et des objets sales. Quiconque s’en approcherait serait dès lors perçu comme un marginal.


On peut également penser que les mots déposés sur les objets intimidaient en quelque sorte les gens et conditionnaient la réaction qu’ils pourraient avoir envers ces objets. Le fait qu’ils puissent se doutaient d’une quelconque mascarade les empêchait peut-être d’agir librement. Nous avons donc décidé d’ôter ces mots tout en gardant la même disposition. Dès lors, le nombre d’arrêt devant les objets a clairement diminué. Les gens passaient devant la scène sans plus d’attention envers ses acteurs. Comme si un silence s’était abattu, que les objets s’étaient tus et que les acteurs avaient cessé de jouer. Le dialogue avec les objets, plus difficile à instaurer, est devenu embarrassant au point où les spectateurs ne se sont plus arrêtés. On aurait dit que leur curiosité ne pouvait être déclenchée que par les affiches disposées précédemment, par des paroles. Le silence les éloignait. Mais il est possible que le fait d’enlever les mots et de faire taire les acteurs ne soit pas la seule raison de cette situation. Peut-être que la disposition des objets (acteurs) a aussi un impact sur la réaction des spectateurs. On a donc pensé que, disposés ainsi, les objets instauraient un certain ordre que les personnes qui les rencontraient n’osaient pas perturber. Ces derniers ne savent plus s’il faut se méfier d’une supercherie ou s’ils sont face à une œuvre d’art, ou à une mise en scène, etc. On pouvait tout a fait penser que l’ordre les troublait. Il nous fallait alors vérifier cette hypothèse. - 2ème intervention : Disposition des objets en vrac et sans les mots :


En ce sens, cette deuxième intervention avait pour but de rompre l’ordre qui régnait dans la disposition précédente de façon à rendre la situation plus familière aux passants, une situation qu’ils ont l’habitude d’observer. Les rideaux de scène se ferment et s’ouvrent à nouveau mais cette fois-ci sur des objets (acteurs) qui ne répondent à aucune règle. Ils semblaient alors avoir perdu la crédibilité qu’ils avaient acquise lors de la première expérimentation ; ils sont disposés autour d’un poteau comme quand on les a ramassé - chacun séparément, soit contre le poteau soit contre le mur.

L’intérêt porté par les spectateurs est encore moins important que lors de la disposition précédente avec ou sans les mots, à croire que cette disposition ne les a pas troublé comme celle d’avant ; celle qui incluait un lieu de vie privé dans un espace public, celle qui représentait une situation totalement nouvelle et inconnue. Leur curiosité a faibli. Pour eux, ces objets ne représentent que des ordures dont il n’est pas nécessaire de se soucier. Ils passent à côté sans être réellement interpellés par ces derniers. Ils cherchent uniquement à les éviter, à les contourner, et restent en dehors de la scène. Certains efflorent la table ou la chaise mais la tête en l’air, comme s’ils acceptaient la présence de ces objets en pensant pertinemment que la mairie les récupèrera et s’en débarrassera bientôt. Aucune personne ne s’est approchée des objets et n’a pris part de la scène. Aucun regard curieux ne s’est posé. Une distance incroyable a éloigné les acteurs de leurs interlocuteurs. On aurait dit que le théâtre s’était vidé. On peut prétendre alors que l’hypothèse selon laquelle la disposition des objets a un impact sur la réaction des gens par rapport à ces derniers est confirmée. En effet, les objets ne mettent plus en scène une situation de vie privée dans la rue comme dans la première intervention ; la disposition autour du poteau ne suggère


pas une salle à manger, un salon ou une chambre mais seulement des ordures disposés en vrac en attendant d’être transportés hors de la vue des passants. Seul l’intérêt des spectateurs peut transformer ces ordures en objets utiles et leur donner du sens. S’ils repensaient leur vision des choses, les passants verraient que ces objets ont une vie antérieure qui ne demande qu’à être prolongée, mais la typification de ces objets (en tant qu’encombrants) ne leur permet pas de voir au-delà. Lors de la première intervention, nous les avons aidé à visualiser la scène. Les objets-acteurs figuraient une situation de la vie quotidienne des spectateurs qui pouvaient alors mieux percevoir ces objets. On peut même penser qu’avec cette disposition en vrac ils ne se donnent pas la peine d’imaginer la scène et ne font pas d’effort en ce sens. - 3ère intervention : Disposition des objets sous forme d’exposition artistique diagonale tout le long de la place de l’intervention :

Finalement, comme la situation ne semblait pas inciter de réactions autour de cette seconde intervention, nous avons décidé de disposer les objets, les uns après les autres (le micro onde dans son carton), sans les mots, en diagonal, le long du trottoir et ce de façon un peu brouillon dans un but de gêner le passage et d’obliger les gens à s’y intéresser. On peut dire que les acteurs se sont dispersés entre la scène et les gradins pour s’imposer aux spectateurs. On arrive donc à l’acte final de notre petite pièce théâtrale ; les objets ne sont plus cachés mais sont délibérément exposés sur le trottoir, les uns après les autres, comme lors des remerciements finaux.


C’est l’heure du déjeuner et le flux des passages s’accélère et se multiplie. Malgré l’exubérance de la disposition des objets, ceux-ci ne suscitent pas un intérêt qui pourrait justifier l’arrêt des passants dont le but à ce moment là est de se trouver quelque chose à manger. Tout le monde sans exception est plus ou mois obnubilé par ce besoin commun. Toutefois, contrairement à la seconde intervention, les regards se tournent furtivement, et des questionnements se posent, mais les passants ne s’arrêtent pas pour autant. Les réactions étaient partagées. Certains étaient intrigués par cette disposition, d’autres semblaient moins curieux. Certains se doutaient d’une disposition artistique, d’autre s’étonnaient de voir des encombrants disposés autrement que contre un mur ou devant des poubelles. On a pu lire sur le visages des passants de l’étonnement, de la curiosité et parfois même de l’amusement. Après un certain temps d’observation, nous avons également décidé de faire une pause pour aller chercher des sandwichs. A notre retour, et à notre grande surprise, l’ordre dans lequel les objets étaient disposés n’était plus conforme à l’ordre dans lequel nous les avions laissé. Il manquait un objet La petite table n’y était plus. Dès lors, un sentiment d’excitation nous a envahi. Comment cela s’était-il produit ? Quel était le profil de cette personne ? Est-ce une coïncidence que l’action se soit déroulée pendant notre absence ?


Il est évident qu’un des spectateurs a pris part de la scène et en acteur, il s’est emparé de la table avant de s’éclipser en coulisse puis de quitter le théâtre. Malheureusement, nos questionnements ne pouvaient que demeurer vains. Nous avons également ressenti une petite fierté. L’objet-acteur avait bien joué son rôle ; il a capturé un regard, convaincu une personne et a probablement reçu une invitation directe pour rejoindre la maison de cette personne désormais en charge de prolonger son histoire. Finalement, la table n’a pas été la seule à mériter son ticket de prolongement de vie. A 18h, tous les objets avaient disparu sans que nous ne puissions malheureusement observer les faits. Le spectacle était donc fini et l’espace du trottoir a pu retrouvé son état initial, avec son ordre, ses normes et ses règles, que le théâtre avait défié.

III. Conclusions : Comme le démontre G. Simmel, l’espace public est régi par des normes et des règles dont chaque citoyen doit s’accommoder pour faire partie de la société. Dans cet espace, nous ne sommes pas libres d’agir comme bon nous semble mais plutôt comme il se doit d’agir. L’espace public a une grammaire propre à lui qui diffère de celle de l’espace privé. Les interactions entre les individus en ce lieu sont autres que celles que l’on pourrait observer dans un lieu privé, où les seules règles qui nous sont imposées sont celles que l’on se fixe soi-même. Dans l’espace public, on joue un rôle, comme le dit E. Goffman, car on est observés, épiés et le moindre faux pas nous est compté. Notre intervention avait pour but de défier ces lois en introduisant le privé dans le public à travers des déchets ménagers. Les gens en ont été troublés. En effet, ils étaient face à une situation tout à fait nouvelle et inconnue. Les objets ménagers font normalement partie de la vie privée des individus. Ceux-ci développent des rapports divers et variés avec leurs objets : ils les achètent parce qu’ils leur plaisent ou leur sont utiles, les utilisent, les usent puis s’en séparent pour en acheter d’autres même s’ils y sont attachés. Rencontrer ces objets dans la rue, disposés comme à la maison, est un fait inhabituel et troublant alors même que le fait de voir certains objets jetés dans la rue sans plus d’ordre ne semble pas les gêner autant. Ces objets ne sont que des « rebuts » et n’ont pas plus de valeur que ça. Alors que disposés de cette façon, ils semblent avoir gagné en notoriété. Ils accrochent les regards mais les personnes restent quand même un peu distantes. L’imaginaire social demeure très fort et très présent et ne permet pas aux individus de voir totalement autrement ces objets. Seuls les enfants, naïfs, s’adonne à leur imagination et voient dans les déchets des objets pouvant être utiles et amusants. Sans oublier aussi que pour certaines autres personnes, ces objets sont une opportunité ; une occasion de prendre possession de choses utiles gratuitement. Les rapports donc varient selon les personnes mais dans l’ensemble, les objets restent tout de même considérés par la plupart comme des déchets dont il faut se débarrasser.


On a pu constater aussi que les personnes de classes moyennes voire basses étaient les plus à même de prendre possession d’objet mis en « rebut » dans la rue. Les personnes un peu plus aisées peuvent considérer que le fait de récupérer des objets dans la rue est tout à fait répugnant et indigne. Les « encombrants » sont perçus comme des déchets et des objets sales, et donc, quiconque s’en approcherait serait dès lors perçu comme un marginal. On peut dire aussi que la peur d’être mal vu oblige les individus à ne pas s’intéresser d’avantage à ces objets même s’ils suscitent leur curiosité.


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