Mare Nostrum

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Mare NostruM LES CORSES ET LA MER

COLLEC TIVITÉ TERRITORIALE DE CORSE

MUSÉE DE LA CORSE

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Ont participé à la rédaction de cet ouvrage

Charlotte Albertini • Généalogiste Jean Alesandri • Professeur agrégé de Sciences de la Vie et de la Terre Hervé Alfonsi • Archéologue sous-marin Bartolomé Bennassar • Historien Pierre-Jean Campocasso • Docteur en histoire Claude Cazemajou-Pizzini • Président de la station SNSM de Macinaggio Joseph Cesari • Conservateur général du patrimoine Franca Cibecchini • Chargée de mission, responsable du littoral corse – Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (Drassm)

Jean-Yves Coppolani • Professeur des universités, doyen de la faculté de droit et sciences économiques de Corse Daniel Delorme • Chef mécanicien du baliseur Îles Sanguinaires Barbara Filippi • Ethnologue Charles Finidori • Officier de marine Antoine-Marie Graziani • Professeur des universités à l’université de Corse Pascal-Paoli, membre senior de l’Institut universitaire de France Sylvain Gregori • Docteur en histoire de l’université de Provence, attaché de conservation du patrimoine au musée de Bastia, président cofondateur de l’Association d’histoire militaire corse Sintinelle

Dominique Gresle-Pouligny • Docteur en histoire et civilisations – EHESS, Paris Aurélie Harnéquaux • Conservation régionale des monuments historiques – DRAC de Corse Raphaël Lahlou • Historien Vanina Lari • Université de Corse Pascal-Paoli – UMR LISA 6240 Jean-Christophe Liccia • Chercheur – Président de l’Association Petre Scritte Marcel Liccia • Chercheur Philippe Lucchetti • Association Petre Scritte Vincent Maliet • Conservateur en chef du patrimoine – Collectivité territoriale de Corse – Service des Patrimoines (responsable de l’archéologie et référent Musée de France), initiateur en Biologie marine – FFESSM

Massimo Maresca • Conservateur du musée naval Mario Maresca de Meta, membre de l’Institut italien d’Archéologie et d’Ethnologie navales, membre fondateur de l’Association d’étude, de recherche et de documentation sur la Marine de la péninsule de Sorrente

Ludovic Martel • Maître de conférences à l’Università di Corsica Pasquale-Paoli – UMR LISA 6240 Roger Miniconi • Docteur en océanographie, expert halieutique auprès de la Commission européenne Paul Nebbia • Conservateur en chef du patrimoine du musée de Préhistoire corse de Sartène Michel-Édouard Nigaglioni • Directeur du patrimoine de la Ville de Bastia Frédérique Nucci-Orsatelli • Docteur en histoire ancienne et archéologie – Université de Corse Daniel Pappalardo • Professeur d’histoire – Collège de Bessèges Marie-Joséphine Pellegri • Architecte DPLG – Urbaniste ENPC Philippe Perfettini • Responsable des expositions temporaires et du Département des peintures corses au Palais Fesch-musée des Beaux-Arts Sylvie Requemora-Gros • Docteur et maître de conférences – CIELAM – Aix-Marseille Université Didier Rey • Maître de conférences HDR à l’Università di Corsica Pasquale-Paoli – UMR LISA 6240 Maddalena Rodriguez-Antoniotti • Historienne de formation, plasticienne et essayiste Jean-Didier Urbain • Docteur en anthropologie sociale et culturelle, professeur en sciences du langage (linguistique générale, sémiologie), membre du CERLIS (Centre de recherche sur le lien social), UMR 8070/CNRS Paris-Descartes

Michel Vergé-Franceschi • Professeur d’histoire moderne à l’université de Tours, ancien directeur du Laboratoire d’histoire et d’archéologie maritime – CNRS/musée national de la Marine/Paris IV-Sorbonne –, ancien président de la Société française d’Histoire maritime)

Michel Claude Weiss • Professeur émérite de l’université de Corse

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Sommaire

9 Préface 11 Avant-propos

Paul Giaccobbi Pierre-Jean Campocasso

Marcel Liccia

285 Les archives de l’inscription maritime en Corse. Pour une histoire des gens de mer

1. La Méditerranée et la Corse

Charlotte Albertini – Pierre-Jean Campocasso

15 Les premiers Corses et la mer

Michel Claude Weiss

28 Épaves de Corse. Les cargaisons d’amphores des navires antiques

Hervé Alfonsi

39 Épaves de lapidariae naves et autres navires de charge en eaux corses

297 Damien Mariani (1846-1925)

Vincent Maliet

Philippe Lucchetti

298 Pancrace Pizzini, marin et capitaine cap-corsin, un parmi tant d’autres Claude Cazemajou-Pizzini 304 Joseph Conrad et la Corse

52 La mer et les Corses – U mare è i Corsi Joseph Cesari – Paul Nebbia 61 Le Cap Corse et la Méditerranée

266 Une famille d’armateurs corses du XIXe siècle. Les Valery de Brando

Maddalena Rodriguez-Antoniotti

305 Marin, il va sans dire : Dominique-André Cervoni (1834-1890)

Maddalena Rodriguez-Antoniotti

Michel Vergé-Franceschi

76 L’architecture défensive de la Corse

Antoine-Marie Graziani

87 Quand l’ennemi venait de la mer. Le système défensif littoral de la Corse, un patrimoine oublié (1804-1940) Sylvain Gregori 96 Ajaccio, une ville tournée vers la mer. Arts, histoire et religion autour du patrimoine maritime ajaccien de 1492 à 1943 Philippe Perfettini 112 Corsica marittima

Charles Finidori

4. Les bateaux et les savoir-faire 309 Premiers éléments d’un trafic archaïque en Corse : l’apport de l’archéologie subaquatique Frédérique Nucci-Orsatelli

318 Éléments historiques sur les charpentiers de marine en Corse Jean-Christophe Liccia 330 Portrait de Louis-Dominique Lari

Vanina Lari

333 Embarcations à voile typiques du golfe de Naples au XIXe siècle Massimo Maresca

2. Les représentations, les légendes et les croyances maritimes

343 Petit lexique des navires de Corse et de Méditerranée 130 Rois et comtes venus de la mer

Pierre-Jean Campocasso

Daniel Pappalardo

147 Îles et archipels. La Corse dans les Insulaires Dominique Gresle-Pouligny des XVe et XVIe siècles

360 La pêche en Corse 386 Le Cap Corse et le corail

Philippe Lucchetti

158 Le Dépôt général de la Marine et les ingénieurs hydrographes. Reconnaissance et cartographie Dominique Gresle-Pouligny des côtes de Corse

387 Matteo Lucchetti (1764-1823)

Philippe Lucchetti

178 Petit mémoire corse des monstres marins

Vincent Maliet

202 Les îles dans la littérature maritime française du XVIIe siècle

Sylvie Requemora-Gros

211 Images et fragments de navires dans les églises de Corse Michel-Édouard Nigaglioni (XVIIe et XVIIIe siècle) 225 Ex-voto marins de Corse

Jean Alesandri

Roger Miniconi

389 La nasse, objet parfait obsolète et révolutionnaire Barbara Filippi

398 Les madragues en Corse

Jean-Yves Coppolani

5. Le littoral 413 L’archéologie sous-marine en Corse : cinquante ans d’histoire et perspectives à long terme Franca Cibecchini 422 Ersa (Haute-Corse). Le phare de l’île de la Giraglia

3. Les gens de mer

Aurélie Harnéquaux

244 Les Corses d’Allah

Bartolomé Bennassar

254 Ugo Colonna

Daniel Pappalardo

255 Vincentello d’Istria

Daniel Pappalardo

256 L’amiral Andrea Doria (1466-1560)

Michel Vergé-Franceschi

259 Horatio Nelson (1758-1805)

Michel Vergé-Franceschi

260 Luce de Casabianca (1762-1798), le héros d’Aboukir

425 La signalisation maritime en Corse racontée par un baliseur Daniel Delorme 430 Le sauvetage en mer en Corse 435 Le long des rivages 443 L’invention de la plage en Corse 458 Les sports nautiques en Corse

Claude Cazemajou-Pizzini Marie-Joséphine Pellegri Jean-Didier Urbain Ludovic Martel – Didier Rey

Michel Vergé-Franceschi

265 L’amiral Jérôme Bonaparte (1784-1860)

Raphaël Lahlou

473 Catalogue des œuvres

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La MĂŠditerranĂŠe et la Corse

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~•~ Parure – Strette (Barbaggio), VIe millénaire av. J.-C. Sartène, musée départemental de Préhistoire corse – Cat. 3

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Les premiers Corses et la mer

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Michel Claude Weiss

Le comportement des Corses par rapport à la mer mérite certainement réflexion, d’autant qu’après les vicissitudes de leur histoire, la Méditerranée a longtemps été considérée de façon assez négative car source de dangers potentiels. Bien évidemment, ce n’est plus le cas aujourd’hui, mais l’image du Corse plus terrien que marin est toujours vivace. Mais qu’en était-il aux temps les plus précoces de l’occupation anthropique de l’île ? Pour répondre à cette question, il nous paraît opportun d’examiner les deux stades d’évolution initiaux reconnus, le Mésolithique du IXe au VIIe millénaire avant notre ère et le Néolithique ancien du millénaire suivant. Ce choix nous est dicté par des considérations de simple bon sens : l’intervention humaine initiale pour le Mésolithique, en tenant strictement compte des résultats indiscutables de la recherche à ce jour, et l’arrivée des premiers producteurs qui vont mettre en place une économie servant de base au développement des cultures préhistoriques et protohistoriques postérieures pour le Néolithique ancien du VIe millénaire avant notre ère. On verra qu’à ce moment-là, les groupes mésolithiques et ceux du Néolithique ancien ont su profiter pleinement des avantages et ressources de la mer, ce qui est déjà une information non négligeable.

La question du Paléolithique corso-sarde Auparavant, car cette question a été, est parfois encore et sera peut-être débattue et aussi que nous évoquons le tout début de la fréquentation anthropique insulaire, il ne nous semble pas inutile de rappeler brièvement l’état des études sur un éventuel Paléolithique corse, ou plutôt corso-sarde car l’évolution du niveau des eaux marines aidant, à cette époque, les deux îles actuelles ont été effectivement reliées. Cela veut dire que si le Paléolithique avait été retrouvé en Sardaigne, on pourrait le revendiquer en Corse et vice versa. Tout ce qui précède révèle que nous sommes là dans un espace de recherche où ne manquent pas les incertitudes. Et pourtant, ce thème a été exploité par les chercheurs

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LA MÉDITERRANÉE ET LA CORSE

depuis fort longtemps. Des chantiers ont été ouverts en Corse (grotte de la Coscia à Rogliano, par E. Bonifay) et en Sardaigne (par exemple, site de plein air de Sa Coa de sa Multa à Laerru, fouillé par F. Martini), un musée du Paléolithique sarde a vu le jour et un colloque consacré à ce thème (Early Man in Island Environments) a même été organisé dans l’île méridionale, précisément à Oliena il y a déjà un certain temps. Il n’en reste pas moins que de nombreux scientifiques œuvrant dans ce contexte ne reconnaissent pas l’existence d’indices irréfutables de la présence de groupes humains dans l’ensemble corso-sarde lors de cette période ancienne de l’histoire humaine. Ils font état de nettes surinterprétations, ce qui serait le cas notamment de la grotte de la Coscia, et de découvertes souvent de surface, donc hors contexte archéologique acceptable. À la collecte de vestiges lithiques d’allure paléolithique est opposé volontiers le manque de sols en place et ainsi la possibilité de datations fiables. Dans ce domaine, une grande prudence est donc de mise.

Le stade d’évolution mésolithique (du IXe au VIe millénaire avant notre ère) Par contre, le Mésolithique voit les premières implantations anthropiques sûres, bien documentées et parfaitement datées. Pour mieux les apprécier, il nous faut souligner un phénomène naturel aux conséquences évidentes pour notre propos, l’évolution du niveau des eaux marines.

L’évolution du niveau de la mer La dernière grande glaciation quaternaire avait retenu, vers – 20 000, des masses d’eau considérables, affectant les mers et océans en abaissant leur niveau de 100 voire 120 mètres. Or, si cela ne pouvait mettre en cause l’insularité de la Corse par rapport à la péninsule italique, les fonds marins étant trop importants dans ce secteur, les 60-65 mètres de profondeur actuels du détroit de Bonifacio sont en mesure de nous faire comprendre que le rattachement des terres sardes et corses était inévitable. C’est ce que nous avons mis en avant un peu plus haut à propos d’un hypothétique peuplement paléolithique. Le problème qui se pose est de savoir à partir de quand, lors du mouvement de remontée du niveau des eaux, Corse et Sardaigne ont réalisé leur séparation. Ou quel a été le dernier passage à pied sec entre les deux masses insulaires. Pour cela, nous disposons des données rassemblées par Antonio Ulzega et en particulier d’une carte et d’évaluations très suggestives1. Pour ce chercheur, la cote – 65/– 60 mètres aurait été atteinte au XIe-Xe millénaire avant notre ère, soit au IXe-VIIIe millénaire ; la cote – 50 mètres, au VIIIe-VIIe millénaire avant notre ère. Par conséquent, l’ultime passage à pied sec entre la Sardaigne et la Corse était possible au niveau – 65/– 60 mètres, le long d’une ligne de côte qui reliait la Punta Paganetto, Spargiotto, la Secca di Budelli, les Lavezzi et le Capu Pertusatu. 1. F. de Lanfranchi, M. C., Weiss, 1997, p. 32.

À ce moment-là, l’archipel de la Maddalena, complètement émergé, constituait l’extrême prolongement septentrional de la côte sarde.

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LES PREMIERS CORSES ET LA MER

C’est donc à la limite du Mésolithique que se produisit la dernière phase du raccordement entre les deux espaces insulaires.

La distribution significative des sites et les premières navigations La répartition des gisements mésolithiques en Corse ne manque pas d’intérêt ; elle est même tout à fait instructive. En effet, du moins pour le moment, la plus grande partie de l’île n’est pas concernée. Seules les deux extrémités sud et nord ont livré des documents de cette époque : le Cap Corse et sa base (Gritulu, Torre d’Aquila, Strette) et la région bonifacienne ou ses marges (Araguina-Sennola, Longone, Monte Leone, Punta di Caniscione) mais aussi, plus discrètement, l’intérieur méridional (Curacchiaghju) et la basse vallée du Taravu (Campu Stefanu). Une telle distribution, à condition d’être confirmée par les recherches futures, suggère une arrivée des Mésolithiques par les passages naturels les plus favorables, l’archipel toscan et les bouches de Bonifacio. Également une première exploration de l’intérieur en direction de l’Alta Rocca ainsi que par la vallée du Taravu. Il faut dire qu’en Méditerranée, la navigation maritime est connue depuis fort longtemps. À tout le moins, depuis le début de la période qui nous occupe. Techniquement, et même si leurs embarcations n’ont pu encore être identifiées, les Mésolithiques étaient en mesure de franchir des bras de mer. Pour ces navigateurs précoces et peu expérimentés, l’existence de chapelets d’îles comme dans le détroit de Bonifacio représentait une aide appréciable et la possibilité d’avoir des repères directs. Pour le secteur nord-oriental de l’île, la navigation à vue était possible mais les distances à parcourir plus importantes. La mer était donc un atout essentiel pour ces explorations mésolithiques. Néanmoins, il est assez curieux de constater que le matériel lithique de choix (le silex et l’obsidienne, le premier présent en abondance en Toscane et en Sardaigne, la seconde connue dans l’île méridionale) ne se retrouve pas dans les sites corses du IXe au VIIe millénaire avant notre ère alors qu’il aurait pu intervenir dans la confection de l’outillage de base des populations d’alors et être facilement transporté.

Nature de l’occupation mésolithique Les recherches récentes nous donnent l’occasion de préciser un tant soit peu le mode de vie des petits groupes mésolithiques. En premier lieu, il convient d’observer que, venus de la mer, ils abordent une terre inconnue qui d’emblée se révéla assez pauvre. La faune était privée de grands animaux (le cerf venait de disparaître), les mammifères étant représentés par des rongeurs (musaraigne, mulot, campagnol, lapin de la taille d’un rat, le Prolagus sardus, extrêmement abondant, notamment à Monte Leone où on a pu compter cent mille de ces individus, etc.). De la mer provenaient les poissons (mérous, daurades, bars, sardines, etc.), les coquillages voire certains mammifères comme le dauphin ou le phoque moine. La terre livrait bien sûr plusieurs produits végétaux mais en définitive la vie ou la survie ne devait pas être facile pour ces prédateurs dont la mobilité ne fait aucun doute. Ils vivaient en communautés certainement réduites, ce qui ressort, entre autres, de la nature de leur habitat, essentiellement sous abri rocheux. Cependant, le seul véritable site de plein air, celui de Punta di Caniscione

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Épaves de Corse

Les cargaisons d’amphores des navires antiques

L Hervé Alfonsi

L’extension de l’Empire romain amène le développement d’un commerce maritime très actif. La Méditerranée connaît un intense trafic destiné à acheminer les produits les plus divers, principalement des denrées alimentaires, vers Rome puis vers les provinces. Les cargaisons des navires sont d’une très grande variété et peuvent se répartir en trois catégories : – les produits de l’agriculture et de la pêche, essentiellement destinés à l’alimentation (céréales, vins, huile, saumures…) ; – les produits provenant de l’exploitation de ressources minérales (mines, carrières…), végétales (bois, poivre, épices, résines…) et animales (gibier, animaux sauvages, fourrures, soie…) ; – les produits manufacturés (vaisselle céramique, verreries et vitres, lampes et amphores, tuiles et briques, objets d’art…). La Corse, par sa position géographique, avec le jeu des vents et des courants, est quasiment l’étape obligée pour les relations entre la péninsule italienne, les Baléares et l’Espagne ainsi que pour les échanges entre la Gaule et l’Afrique. À cela, il faut rajouter les relations commerciales qu’entretient la Corse avec ses voisines phocéennes, Marseille et Ampurias, par l’intermédiaire d’Antibes, « la ville d’en face ». Elle peut aussi être l’obstacle non prévu pour des navires commerçant en Méditerranée comme en témoignent les épaves jonchant les fonds du détroit de Bonifacio, l’antique Palla, ou du Cap Corse, Sacrum Promontorium.

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Amphore à vin de type Kapitan 2 du IIIe siècle apr. J.-C., épave Porticcio A

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Épaves de Corse – Amphores à vin

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LA MÉDITERRANÉE ET LA CORSE

On retrouve dans les épaves antiques de Corse cette variété de fret, principalement pour les denrées alimentaires transportées quasi exclusivement en amphores.

Les amphores L’amphore est le récipient à deux anses le plus répandu dans l’Antiquité. Ce vase en argile a servi pendant plusieurs siècles au transport et à la conservation de denrées alimentaires : le vin, l’huile d’olive, les saumures (salsamenta) et les sauces de poissons (garum, liquamen, muria), les olives, les fruits comme les figues, raisins, dattes et amandes. Elle a également été utilisée pour acheminer des produits minéraux comme la pouzzolane, la chaux, la céruse, les résines, le soufre, voire le verre. Après fabrication dans des ateliers de potiers, les amphores étaient souvent enduites sur toute leur paroi intérieure de poix (résine de pin chauffée) pour les rendre plus étanches lors de transport de produits liquides. Seules les amphores à huile, du fait de l’incompatibilité des deux substances, échappaient à ce traitement. Si toutes les amphores présentent une même configuration (un col muni de lèvres et d’anses, une épaule, une panse et un pied), leur aspect a cependant beaucoup évolué au cours du temps. De nombreuses variétés furent ainsi décrites. Chaque type porte, en général, le nom de l’archéologue qui l’a identifié (Dressel, Almagro, Beltrán, etc.) et est représenté dans une table appelée classification des amphores. Plus rarement, les amphores portent le nom du site où elles ont été fabriquées ou le nom de leur région d’origine. Leur observation attentive permet parfois de mettre en évidence différentes inscriptions : timbres, estampilles, graffitis, fournissant de précieux renseignements sur l’atelier de fabrication, l’utilisateur, le produit, son poids et le nom du commerçant. Cela permet ainsi de connaître avec une grande précision leur date de fabrication. Une fois arrivée à bon port l’amphore était jetée la plupart du temps, son accumulation allant même jusqu’à fabriquer une colline : le monte Testaccio à Rome. Mais elle pouvait aussi être réutilisée comme récipient de transport, comme sépulture pour des enfants ou des cendres d’adultes, comme élément de vide sanitaire ou comme éléments de piliers rendus plus solides par un remplissage de mortier. L’étude des amphores permet ainsi de retracer les routes commerciales pour toutes les marchandises qu’elles contenaient.

Le vin C’est la denrée qui illustre le mieux les échanges commerciaux dans l’Antiquité, tant dans le mode de chargement que dans l’évolution des flux, Est-Ouest au début de la République puis attraction phénoménale vers Rome du temps de l’empire. Les grands crus grecs sont réputés tout autour de la Méditerranée et si les Grecs n’ont pas inventé le vin, ils ont été les principaux artisans de sa diffusion, pénétrant, au VIIIe siècle avant J.-C., l’arrière-pays à partir des comptoirs littoraux, s’implantant dans le sud de l’Italie et la Sicile : la Grande Grèce. À partir de la seconde moitié du IIIe siècle avant J.-C., on assiste à un renforcement de l’exportation de vins tyrrhéniens dans des amphores gréco-italiques produites en Sicile, en

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ÉPAVES DE CORSE

LES CARGAISONS D ’ AMPHORES DES NAVIRES ANTIQUES

Calabre mais aussi dans la région du Vésuve, dans le Latium et en Étrurie. On les retrouve en Corse sur quatre sites : l’épave de Cala Rossa présente des amphores gréco-italiques de type ancien avec des cols portant à leur base des graffiti faits après cuisson. Deux cols portent à leur base des marques en caractères latins archaïques. Sur le premier col, on peut lire un L et sur le second L (ucius) AVRE (lius). Parmi la cargaison se trouve une amphore punique de type Mana C1b. Cette épave doit dater du IIIe ou du début du IIe siècle avant J.-C. Pour l’épave Sanguinaires A, on retrouve l’association classique en cette période des trois types d’amphores : rhodien, gréco-italique, punique. Elles contenaient probablement toutes du vin. Les amphores rhodiennes, estimées à une cinquantaine, présentent, sur certains exemplaires, les estampilles figurant la rose caractéristique de Rhodes aux alentours du IIIe siècle avant J.-C. D’autres portent des estampilles rectangulaires indiquant sans doute l’année de fabrication ainsi que le nom du magistrat en charge de la cité à cette époque. L’inscription BAPI, relevée sur une anse parmi la quarantaine d’amphores gréco-italiques de la cargaison, confirme la présence en Corse de cette variante de gréco-italique mise en évidence à Aléria dans une tombe datant de 300-280 avant J.-C. Les amphores puniques sont surtout de type Mana D que l’on trouve souvent associées en Espagne à des amphores gréco-italiques et de la céramique campanienne. Les deux autres sites à gréco-italiques sont l’épave Cavallo 3 dans le sud de la Corse et la Tour d’Agnello dans le Cap Corse. Durant le Ier siècle avant J.-C., Rome « impose un système d’échanges dans lequel l’importation de vin tyrrhénien tient une place privilégiée de quasi-monopole ». En Italie, la forme des amphores gréco-italiques s’allonge pour céder la place à une amphore plus haute, moins large et plus épaisse, l’amphore Dressel 1, avec ses variantes A, B, C. Enduites de résine et bouchées comme les gréco-italiques avec du liège surmonté de pouzzolane, ce type d’amphores va littéralement inonder tout le marché, principalement la Gaule, au départ de la Campanie, du Latium et de l’Étrurie. La cargaison principale de l’épave Capu di Muru « A » est constituée d’amphores de type Dressel 1B dont certaines présentent des timbres sur lèvre « OLLEL » et sur épaule « MTAN », « NON », « ME », ainsi que des marques sur les bouchons de pouzzolane. Les inscriptions reconnues permettent d’identifier deux zones de production : Albinia, près de la ville d’Orbetello sur la rive gauche de l’embouchure du fleuve Albegna, et La Feniglia au sud d’Albinia, à quelques kilomètres de Cosa. Par contre, si l’existence de six marques révèle des potiers différents, les bouchons de pouzzolane possèdent tous le même motif signifiant peut-être la présence d’un seul mercator qui aurait chargé ce vin étrusque de la région d’Albinia. L’autre site de Dressel 1B, Bugho 1, se trouve au large de Rogliano dans le Cap Corse. Vers la fin de la République, les circuits commerciaux vont s’inverser et prendre le sens « colonies vers l’Italie », car la vie de luxe implique la recherche de produits rares provenant des plus lointaines contrées. Au début, les premières routes maritimes partent de Rome, longent le Latium vers la Gaule et l’Espagne pour la diffusion du vin italien. Le retour alimente Rome en produits de la péninsule Ibérique, retour qui peut être varié en utilisant la route directe qui relie les Baléares à Ostie en passant par les bouches de Bonifacio. Les vins de Bétique étaient de moins bonne qualité que les vins italiens mais ils supportaient le voyage dans des amphores Haltern 70 et Dressel 28. L’épave Lavezzi 1 étudiée par Bernard Liou montre une quinzaine d’amphores à vin Haltern 70, deux petites amphores à fond plat

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~•~ Philippe Jambert, photographe – Les îles Lavezzi (détail) Corte, musée de la Corse – Non exposé

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Épaves de lapidariae naves et autres navires de charge en eaux corses

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Vincent Maliet

La Corse s’impose comme un carrefour sur la route de tous les navigateurs parcourant le bassin occidental de la Méditerranée : Massaliotes, Étrusques, Puniques, Romains y ont notamment laissé trace de leurs venues1. L’île offre de précieux repères et sa position en fait un atout stratégique, un providentiel abri comme une véritable escale. Favorable au transit commercial, elle permet aussi, au demeurant, l’implantation plus durable de colonies. Sa façade orientale, moins rocheuse et moins exposée aux vents, offre l’opportunité d’une voie plus sûre, ce qui ne saurait exclure les dangers d’une navigation à vue. L’archipel des Lavezzi, dans les bouches de Bonifacio, constitue un piège permanent2 mais les risques fréquents de perdition n’ont jamais fait pencher négativement la balance des profits réalisés par les nauclères2 ou les naviculaires3. Sans permettre aucunement de préciser l’importance d’un trafic maritime, les naufrages constituent des indices. Seule l’archéologie sous-marine peut mieux cerner les navires et les flux de marchandises. Pour chaque découverte d’épave, deux questions se posent de manière récurrente : quel était l’itinéraire suivi par le bateau ? Où a-t-il effectué ses chargements ? La nature de la cargaison apporte évidemment des éléments de réponse. Il n’est pas que les denrées de bouche, comme les fruits, les céréales, le garum4, l’huile ou le vin à circuler par voie maritime. Après l’agriculture, l’activité économique la plus importante concerne les mines et les carrières. Des matériaux pondéreux prennent la mer, tels des bois de construction, des

1. Saumure de forte concentration enrichie de chairs et de viscères de poissons ou d’huîtres. Ce condiment entrait dans la composition de nombreux plats, comme le boudin. Le plus réputé, le garum sociorum, était élaboré à partir du thon rouge (Thunnus thynnus) et provenait de Bétique (sud de l’Espagne). 2. Armateurs privés engageant leurs vaisseaux au service de l’annone (service public du ravitaillement de Rome, particulièrement en blé), ils s’organisent en corporations, comme à Arles

qui en totalisa cinq. Leurs noms peuvent figurer sur des amphores contenant huiles ou vins, notamment. 3. Une vingtaine d’épaves antiques sont répertoriées à ce jour ; sur les neuf connues dans les années 1960, la quasi-totalité a malheureusement fait l’objet de pillages sauvages, sans grand profit pour la connaissance et au détriment des collections publiques… 4. Datant vraisemblablement du IXe siècle avant J.-C., un lingot « peau de bœuf » (oxhide ingot)

de l’âge du Bronze, produit à Chypre ou à partir de minerai de cuivre chypriote, a été découvert en prospection sur le territoire de Mariana (lieu-dit San Anastasia, à Revinco). Cet élément témoigne des échanges avec le monde égéen ; par ailleurs, on ne peut oublier la présence, à l’embouchure du Golo distante de 3 kilomètres, d’une embarcation archaïque, de type « cousue » (assemblage en tenons et mortaises).

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LA MÉDITERRANÉE ET LA CORSE

lingots de métal5, des meules, des tuiles… Des minerais6 et des blocs de pierres font également l’objet d’une intense circulation maritime par frets distincts sur des vaisseaux de charge, ou lapidariae naves, dont les sources écrites ne livrent toutefois pas les critères spécifiques.

Extraction et transport de la pierre dans les eaux de Corse Le développement des villes, de leurs centres civiques et religieux monumentaux, les constructions de domus et celles, généralisées, des villae rurales, le pullulement d’agglomérations secondaires autour des pôles économiques, les grands chantiers que constituent remparts, aqueducs ou édifices de spectacles engendrent une formidable dynamique de construction. Il faut approvisionner ceci à hauteur des gigantesques besoins. Parmi les roches les plus recherchées, le palmarès revient aux marbres. On connaît les grandes sources d’approvisionnement : ils sont embarqués depuis la Numidie (Tunisie, Algérie) ; les Pyrénées ; des îles de Chio, d’Eubée, de Lesbos, de Paros ; de Proconèse, du mont Pentélique, du Péloponnèse, de Thasos (en Grèce) ; de Iassos (Asie Mineure) ; de Thèbes (Égypte)… S’ajoutent également l’albâtre égyptien, les porphyres, les basaltes et les laves, le travertin de Tivoli, les tufs romains (Adam, 2008)… Sous l’empire, les grandes propriétés agricoles où l’on cultive le blé, la vigne et l’olivier dominent l’économie de la Corse. Servant pour la construction des bâtiments, les forêts sont vraisemblablement mises aussi à contribution pour celle des navires. Abondamment fournie en minerais, l’île a pu connaître quelques extractions ciblées7. Ses pierres ont généré des carrières et sans doute a-t-elle fourni les différents chantiers insulaires8. Pour l’essentiel, étant donné la profusion et la variété des granits notamment, il paraît vraisemblable qu’on se limite à faire de modestes trajets, par cabotage. À titre d’exemple : dans les arases de plusieurs murs du forum d’Aléria, on observe l’emploi de blocs grossiers, au mieux à peine équarris, qui semblent bien originaires de la région de la Scandola9. Ailleurs, sur ce même site, on aurait recouru au granit bleu du Fiumorbo ou des Lavezzi10. Il semble aussi se décliner à Mariana. Tous les matériaux sont loin de présenter les mêmes qualités : un calcaire fossilifère de texture solide, provenant vraisemblablement des rives de l’étang de Diane (Tallone-Aléria), est également

5. Le musée d’Arles antique possède quelques lingots de cuivre en forme de galette provenant de l’épave Lavezzi 1 (Wladimir Bebko, 1971). Certains se présentent sous la forme de galettes aplaties avec des chiffres qui ne semblent pas être une indication de poids. Ils portent l’inscription AVSCI relative à l’un des agents d’exécution dont le nom est indigène. Le musée de Sartène détient des lingots de plomb recueillis sur Sud-Perduto 2, dans les bouches de Bonifacio ; des perforations attesteraient d’un transport fluvial sur le Guadalquivir au Ier siècle de notre ère ; cf. Claude Domergue, 2004. 6. Pour les besoins de la métallurgie, des bateaux chargés de lingots d’étain, de cuivre, de fer ou de minerais circulent sur la Méditerranée. Une dizaine d’épaves ont été étudiées, s’échelon-

Ier

siècle avant

être, sur le plan technique, de l’essence de bois utilisée pour la chauffe.

7. Des investigations menées sur le site d’Alalia (Aléria) laissent supposer l’existence d’un four à fer, chronologiquement antérieur (entre le Ve et le IIIe siècle), avec présence de scories. Il y aurait lieu d’approfondir les observations conduites afin de préciser cette étude ; cf. Marie-Juliette Jehasse, 1985-1986. La question de l’approvisionnement se pose. En Corse, on trouve du fer un peu partout et notamment dans le Cap Corse, au-dessus de Luri et de Ferringule (Farinole), sur la plage de Nonza, vers Merusaglia (Morosaglia) et Castifau… Nous ne possédons toutefois à ce jour aucun indice sérieux d’extraction de minerai, qui a pu être utilisé ou importé préférentiellement aux barres prêtes à l’emploi. Tout dépend peut-

8. Les études manquent encore ; à ce jour, un seul site est avéré : l’île de Baïnzo (cf. infra) dont une étude minutieuse serait néanmoins à conduire. Pour les techniques d’extraction et de manipulation, se reporter à Adam, 2008.

nant majoritairement entre le J.-C. et l’époque flavienne.

9. Ce domaine requiert la contribution fondamentale des géologues et des pétrologues. Des analyses sont programmées dans un proche avenir par les archéologues du service des Patrimoines de la Collectivité territoriale de Corse, en charge de l’étude, de la conservation et de la valorisation de ce site. 10. Pilé pour former une chape cimentée selon Jean Jehasse, 1962 [1963]. L’absence de toute analyse réclame néanmoins prudence.

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ÉPAVES DE LAPIDARIAE NAVES ET AUTRES NAVIRES DE CHARGE EN EAUX CORSES

observé. Les pierres les plus communes, utilisées pour des moellons plus ou moins grossiers, sont d’origine locale ou régionale ; ils constituent le gros œuvre de la construction. Peut-être y a-t-on exploité le cipolin du Cap Corse mais, hormis quelques observations pratiquées sur le site de Mariana11, nous ne possédons aucune donnée. Au sein des Lavezzi, il convient de mentionner l’existence des seules carrières de Corse connues pour l’Antiquité. Sur San Baïnzo et Cavallo, on exploite un granitoïde gris12. Les bancs d’extraction demeurent en excellent état de conservation et plusieurs colonnes en cours d’élaboration s’y trouvent encore. Prosper Mérimée en fait une description sommaire dans ses Notes, signalant même, pour l’une d’elles, « que l’astragale a été réservée » (Mérimée, 1840). Certaines ont été réemployées dans le port de Bonifacio, en guise de borne d’amarrage ou ont servi à la construction du phare Lavezzi (Clavel, 1924). Une autre, longue de 8,78 mètres avec un diamètre atteignant à la base 1,24 mètre, y a été transportée pour faire office de monument aux morts, depuis le 11 novembre 1932. L’utilisation du granite de Corse et de Sardaigne, à Rome même, témoigne d’une active commercialisation de ce matériau et de son emploi très fréquent dans les édifices urbains. L’habitat des carriers a été reconnu ; son occupation semble s’étaler sur quatre siècles. Potentiellement, il constitue une portion de la pars rustica13 d’un latifundium, vaste domaine de rendement à l’économie composite. Ces éléments, avec deux bas-reliefs sur un front de carrière14, constituent autant d’éléments exceptionnels pour connaître cette exploitation15. L’ensemble est inscrit au titre des Monuments historiques. Certifiée dès la fin du Ier ou le début du IIe siècle après J.-C., cette activité permet de déduire l’importance que prend la romanisation de part et d’autre du détroit, tant au sud de l’île qu’au nord de la Sardaigne. La présence de céramique de tradition indigène (Peche-Quilichini et Bertocco, 2010) rend compte d’une cohabitation inscrite dans le cadre de la Pax romana. Au-delà, ces implantations répondent implicitement à la nécessité de contrôler l’une des voies de navigation reliant Rome à ses pôles d’approvisionnement, les provinces occidentales de la péninsule Ibérique notamment. Les installations de Piantarella (Bonifacio) – statio tournée vers l’extraction et le commerce du sel – assurent aussi des prestations d’escale maritime, voire d’autres encore, comme celles, supposées, de Ficari, sont évidemment incluses dans ce contexte. Les coûts élevés du transport par voie maritime font des marbres un matériau de luxe. Leur destination finale intéresse donc les monuments publics aux parties nobles et décorées ou les parements des demeures patriciennes. Celui de Luni (Carrare), très pur et très fin, se répand en Gaule Cisalpine mais ne franchit pas les reliefs de l’Apennin. Pour une distribution plus large, la pratique d’une circumnavigation de l’Italie s’impose donc. L’époque impériale voit ces exportations se systématiser. Ce type de cargaison témoigne essentiellement des approvisionnements destinés à Rome16.

11. Frederico Guidobaldi, Claudia Angelelli, 2001. 12. Roches formées de minéraux cristallisés (quartz et feldspaths), colorés par des micas noirs ou blancs. 13. Site de production ; la pars urbana, lieu de résidence du dominus (le maître), pourrait se situer sur Cavallo ou à Piantarella. Gardonsnous d’employer le terme villae : cette typologie fait l’objet d’une classification aussi complexe que délicate.

14. Assez usés, ils figurent « le buste d’un homme barbu, ayant à sa droite un gobelet en forme de calice et soit une épée soit un outil. » Ils ont été reconnus par Prosper Mérimée puis par Roger Grosjean qui les donnent pour « buste funéraire » ; cf. Gallia, 1956, t. 14, 2. 15. Un programme de recherche, prenant notamment en considération le matériau, les stratégies d’exploitation, l’identification des traces

d’outils et des processus de taille demeure néanmoins à élaborer et à conduire. 16. À l’emporium situé sur la rive du Tibre, entre le pont Ælius et le mausolée d’Auguste, existait un lieu spécifique pour le déchargement des marbres : la statio marmorum, service des entrepôts impériaux qui se fournit à partir des magasins du port d’Ostie.

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~•~ Honesta Missio – Diplôme militaire conférant la citoyenneté romaine à un marin corse de la flotte de Misène Aléria, musée départemental d’Archéologie – Cat. 12

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Le Cap Corse et la Méditerranée

E

Michel Vergé-Franceschi

En Corse, l’homme est rarement marin car la mer effraye : c’est par la mer qu’arrive l’ennemi (le Romain, le Carthaginois, le Byzantin), l’Infidèle (le Turc, le Barbaresque, le corsaire musulman), l’envahisseur (phocéen, génois, français, anglais). La Corse passe pour terre pastorale ; le Corse serait un berger. Berger solide, résistant, nourri de miel, de fromages, de lait de chèvre, de charcuterie. Le froment paraît surtout destiné à la consommation de « l’occupant » génois, maître de l’île de 1388 à 1768. Ici, « l’arbre à pain » est le châtaignier, « la manne du peuple » selon Paoli. La châtaigne, bouillie ou grillée, entière ou en farine, nourrit son homme et lui permet de « résister » – à l’intérieur de l’île – et de combattre – à l’extérieur. Le Corse en effet s’enrôle volontiers sur tous les champs de bataille européens : et avant que de donner Sampiero Corso (1498-1567)1, officier au service des Médicis de Florence, de Rome (Léon X et Clément VII) et de la reine Catherine – épouse d’Henri II –, le Corse a toujours servi dans les armées d’Europe, depuis les troupes pontificales jusqu’aux armées de Venise ou d’Aragon, en attendant d’aller faire un jour ses études à Brienne. Sorti de son clan2 – comme l’Écossais des Highlands –, solide et mieux protégé de la peste que ses contemporains (la Méditerranée formant un véritable cordon sanitaire – pas toujours étanche – notamment en 1348), le Corse est berger ou soldat, du colonel Sampiero au général Bonaparte ; mais rarement marin, même si plusieurs Corses furent au nombre des marins de la flotte de Misène3 et même si tout soldat corse doit, par nécessité, franchir la mer avant que de combattre en Europe : Sampiero, au côté des flottes turques accueillies à Toulon par François Ier ; et Bonaparte au siège de Toulon pour combattre l’Anglais. Tout Corse soldat a donc un rapport privilégié avec la mer, y compris Sampiero, établi 1. Michel Vergé-Franceschi et AntoineMarie Graziani, Sampiero Corso (1498-1567), mercenaire européen, Ajaccio, Alain Piazzola, 1999.

à Marseille ; Paoli, exilé en Angleterre après avoir traversé plusieurs fois la Méditerranée et la Manche ; Napoléon, né dans son île et mort dans une autre île comme Paoli. Soldats, tous ont

2. Michel Vergé-Franceschi, 1996.

embarqué : Sampiero, pour prendre aux Génois Bastia, Ajaccio et Bonifacio grâce à l’appui des

3. Jean Jehasse, Corsica classica, La Corse dans les textes antiques du VIIe siècle avant J.-C. au Xe siècle de notre ère, La Marge, 1986.

galères de Soliman ; Paoli, pour étudier à Naples et combattre les Génois à partir du port de

4. Michèle Battesti, Aboukir, Paris, Economica, 1998.

L’Île-Rousse qu’il créa ; et Bonaparte, pour combattre jusqu’à Aboukir (1798)4 celui qui avait perdu un œil en assiégeant Calvi. Le Cap Corse, qui passe pour la seule microrégion de l’île à s’être intéressée à la mer, n’est pas autant une exception qu’on voudrait le laisser croire :

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Sampiero était un homme des montagnes, né à Bastelica ; le Babbu était aussi homme des montagnes, natif de Morosaglia, installé à Corte ; seuls les Bonaparte étaient hommes du littoral, Ajaccio étant préside génois. Même si la mer a intéressé beaucoup plus les Corses qu’on ne veut bien le dire, car la Corse « est un merveilleux cavalier » entre l’Espagne et l’Italie selon le mot de Catherine de Médicis, le Cap Corse est cependant la microrégion de l’île qui s’est le plus intéressée à la mer de par sa position géographique, proche à la fois de Gênes, de la France et de la Toscane et de par la profondeur de ses mouillages, correcte aux XVIe-XVIIIe siècles, compte tenu du tirant d’eau des navires qui pouvaient alors y accoster sans

encombre, notamment à Centuri et Macinaggio (futur port de la Poste).

Le Cap Corse est, en gros, la petite péninsule qui avance dans la mer au nord de Bastia. En fait, la microrégion est subdivisée en deux : au nord, l’ancienne seigneurie de San Colombano, propriété de la famille Da Mare à partir du XIIIe siècle, et, au sud, entre la seigneurie de San Colombano et Bastia, le fief des Gentile. Des siècles durant, les deux seigneuries et leurs vassaux ont cohabité, mais c’est surtout la seigneurie de San Colombano qui est terre de marins. Les Da Mare, d’origine génoise, n’en sont pas directement la cause : certes, Ansaldo Da Mare (vers 1175 – vers 1254), premier seigneur insulaire de San Colombano, avait été amiral des empereurs Henri VI et Frédéric II Hohenstaufen avant que de s’installer en l’île, et son fils Andriolo (vers 1210 – après 1241) fut amiral de Frédéric II, mais là n’est pas la question, même si le frère cadet d’Andriolo, Henri (vers 1220 – après 1284), amiral génois, fut victorieux de la flotte de Pise à la bataille de La Meloria qui devait assurer à Gênes sa suprématie en Méditerranée. Non, la véritable raison du destin maritime de l’extrémité nord du Cap Corse réside dans l’existence de ces deux ports : Centuri et Macinaggio qui ont donné naissance à un milieu extraordinairement entreprenant dès 1530 puisqu’on le trouve omniprésent à Marseille, La Ciotat, Alep, Smyrne, La Calle, Bône, Alger, Tunis, Gênes, Livourne, Barcelone, Valence, etc.

Des marins cap-corsins à Marseille, dès 1530 À partir de 1530, les Centurais et les habitants de Morsiglia se sont imposés en Méditerranée, à Marseille, Barcelone, Madrid et sur toutes les côtes du Maghreb, au point que Fernand Braudel a pu conclure qu’au XVIe siècle, « il n’y a point eu un événement méditerranéen auquel un Corse n’a point été mêlé ». Dans la décennie 1530-1540, les Cap-Corsins de Centuri et de Morsiglia affluent à Marseille dans le sillage de Tomasino Lenche (vers 1510-1568), natif de Morsiglia, qui attire plus de huit cents Cap-Corsins à Marseille. La plus grande place de Marseille porte aujourd’hui son nom : place Lenche. Tomasino fut marin, négociant, armateur, pour transporter et écouler ses marchandises : des produits chers, venus d’Orient, d’Alexandrie, épices, étoffes ; et des produits recherchés sur les côtes du Maghreb : armes françaises ou espagnoles (souvent en contrebande), poudre, munitions. Reconnu pour ses qualités par François Ier et les autorités musulmanes, il s’imposa en Méditerranée comme un habile négociateur en matière de rachat des captifs, permettant aux puissances chrétiennes de racheter des chrétiens pris par les chébecs et brigantins d’Alger, Tunis ou Tripoli ; mais permettant aussi aux puissances du Maghreb de racheter des musulmans tombés aux

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mains des galères pontificales ou contraints de ramer au sein des chiourmes des galères de la Religion dites de l’ordre de Malte. Négociateur hors pair, Tomasino mérite la première place au panthéon des marins du Cap Corse. Enrichi, il épousa à Marseille, en 1541, la fille du maître calfat royal de l’arsenal du port, Hugone Napollon, et il entreprit, grâce à la protection dont il jouissait à Bône, de déposséder les Génois du monopole de la pêche au corail qu’ils détenaient à Tabarka5. Tomasino obtint de Bône (1551) le monopole de cette pêche et il s’enrichit alors d’une façon considérable à la tête de la Magnifique Compagnie du corail qu’il créa (1552) et dirigea à Marseille jusqu’à sa mort. Grâce à cela, il put être le principal appui de Sampiero, d’Henri II et de Catherine de Médicis dans la guerre navale que la France conduisit en Méditerranée de 1553 à 1559, jusqu’à la paix du Cateau-Cambrésis, contre le Habsbourg : Charles Quint puis Philippe II, et la flotte génoise des galères du vieux Doria. Tomasino, devenu second consul de Marseille en 1565, et beau-père, la même année, d’un Forbin, grâce aux vingt-quatre mille livres de dot données à sa fille unique, Désirée Lenche, est non seulement l’ancêtre direct du corsaire louis-quatorzien Claude de Forbin, amiral de Siam6, mais aussi le fondateur d’un étrange milieu corso-provençal qui va « tenir » Marseille jusqu’au troisième tiers du XVIIIe siècle.

Les successeurs de Tomasino Lenche : (1568-1588) Sampiero mort (1567) et Tomasino aussi (1568), les grands marins corses demeurent les Cap-Corsins. À Macinaggio, ce sont les vassaux des Negroni, descendants des Da Mare, qui embarquent avec eux pour prendre part à la victoire chrétienne de Lépante (1571) sur le Croissant ottoman. À Marseille, ce sont les Lenche : les neveux de Tomasino, Visconte (mort de la peste marseillaise en 1580) et Antoine (vers 1540-1588). Natif de Morsiglia, celui-ci poursuit l’œuvre entreprise par son oncle. Directeur de la Magnifique Compagnie du corail (1568-1588), il développe cette pêche, tout en traitant bien ses pêcheurs napolitains ou gascons ; la nourriture servie à bord des barques de cinq ou six pêcheurs est copieuse : de la viande le dimanche, le mardi, le jeudi ; des sardines grillées les autres jours ; du fromage ; du pain à volonté ; de l’huile d’olive et du vin à chaque repas. Naturalisés comme leur oncle, Visconte et Antoine sont des armateurs cap-corsins et marseillais. Riches, ils possèdent la quatrième fortune de Marseille en 1588 (140 000 écus), après les Riquetti seigneurs de Mirabeau (300 000), les Covet seigneurs de Marignane (300 000), les d’Albertas de Jouques. À Marseille, une foule de cousins de Morsiglia les entoure : Giovanni, Paolo et Orlando de’Porrata de Stanti de Morsiglia ; Andrea Gaspari de Camorsiglia de Morsiglia et ses frères Francesco et Felippo ; Orso Santo Cipriani d’Ortinola de Centuri. Tous sont des notables, capitaines 5. Le corsaire musulman Dragut ayant été capturé sur les côtes de Corse à La Girolata (1540), le vieil amiral de Gênes Andrea Doria (1466-1560) avait eu la cupidité de le rendre au Grand Seigneur en échange (1542) du monopole de la pêche au corail concédé aux Génois à Tabarka. 6. Michel Vergé-Franceschi,Les Officiers généraux de la marine royale au XVIIIe siècle, 7 vol., Paris, Librairie de l’Inde, 1987, tome : Les Provençaux.

de navires dans leur jeunesse, et administrateurs au Maghreb ensuite, car la Magnifique Compagnie du corail s’est dotée, à Bône, au Massacarès et à La Calle, de comptoirs connus sous le nom de « Bastion de France ». Les Lenche confient donc à leurs cousins d’abord des commandements de « nefs » (terme encore employé au XVIe siècle), pour aller surveiller les zones de pêche et ramener les cargaisons : le corail est produit de luxe, en orfèvrerie, pour la fabrication des chapelets ; mais aussi monnaie d’échange, à Alexandrie, contre les épices et étoffes venues d’Orient. Puis, ils leur confient le commandement des petits comptoirs : au Massacarès ou à La Calle où se trouvent des bureaux et une petite garnison armée. Puis, enfin,

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Attribué à Jean-Baptiste de La Roze (1616-1687), peintre L’arsenal des galères et le port de Marseille en 1666 Marseille, chambre de Commerce et d’Industrie Marseille-Provence – Cat. 47

la responsabilité du Bastion de France proprement dit, à Bône, à Giovanni de’Porrata par exemple (il le défend contre les Anglais jusqu’en 1596). L’âge venu, les hommes les plus remarquables du clan obtiennent, à Marseille ou au comptoir de Barcelone, de nouvelles responsabilités, commerciales ou politiques. Ainsi, en 1587, Antonio Lenche est-il second consul de Marseille. Les ligueurs l’y assassinent en 1588 quelques mois avant qu’Henri III ne soit contraint de faire assassiner le duc et le cardinal de Guise. Après l’assassinat d’Henri III, le clan des marins capcorsins joue un rôle essentiel à Marseille, afin de conserver le port au Béarnais, huguenot, qu’ils veulent pour roi, alors que les galères de Philippe II – catholique – assiègent Marseille. Au cours de ces années de troubles (1588-1598), les armateurs et négociants cap-corsins s’imposent, à Marseille, comme le principal soutien d’Henri IV qui ne cesse de les récompenser : en 1595, le fils de Sampiero, Alphonse, est fait maréchal de France et chevalier du Saint-Esprit, au moment où sa fille épouse le fils aîné d’Antoine Lenche. Quant aux Mirabeau, ils commencent à faire carrière, la marquise de Mirabeau étant la fille cadette d’Antoine Lenche et l’ancêtre directe du tribun révolutionnaire. Henri IV va jusqu’à anoblir un Baglione, marin de Calvi, qui a accepté d’assassiner à Marseille le chef local de la Ligue, le premier consul Cazaulx (1596), assassin d’Antoine Lenche. En 1597, le roi fait édifier à Baglione, précocement disparu, un magnifique tombeau, aujourd’hui au musée lapidaire de Marseille.

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Les marins du Cap Corse : apogée et difficultés (1588-1633) Le règne d’Henri IV (1589-1610) correspond à un premier apogée des marins cap-corsins à Marseille. C’est Désirée Lenche et son mari Forbin (gendre de Tomasino) qui accueillent Henri IV au port en 1600 pour ses noces avec Marie de Médicis7. Dès 1599, c’est Orso Santo Cipriani d’Ortinola, premier consul de Marseille (1599), qui est anobli à Marseille où son fils devint aussi premier consul en 1635. Néanmoins, les troubles ligueurs ont déstabilisé le milieu corse, émigré et naturalisé à Marseille. Le meurtre d’Antoine Lenche a ébranlé les vocations marseillaises (car il a été assassiné dans le couvent de l’Observance, ô profanation du droit d’asile, puis dépecé et son corps traîné dans les rues jusqu’à la porte de son hôtel, barricadée par sa veuve) ! D’autre part, la Magnifique Compagnie du corail n’est plus, après 1588, ce qu’elle était du temps de Tomasino. Les héritiers se déchirent (les Forbin, les Mirabeau, les Ornano). Les héritiers corses (Lenche, Porrata, Gaspari), hommes de la troisième génération, ne cherchent plus à bâtir, mais à profiter ; et ils n’hésitent pas à violer la confiance des autorités du Maghreb pour exporter illicitement des étalons arabes à destination de l’aristocratie provençale. La Magnifique Compagnie du corail périclite. Aussi, certains marins du Cap Corse passent-ils en Espagne : Paolo de’Porrata, à la tête du comptoir Lenche de Barcelone, à partir de 1588 ; Andrea Gaspari, établi à Valence, dès 1569, y devient même un des principaux conseillers de Philippe II. Après avoir réussi à empêcher le dey d’Alger d’aller soutenir les révoltés maures de Grenade, il ne parvint pas à dissuader le roi Sébastien de Portugal d’aller attaquer Ksar-el-Kébir en 1578. C’est Andrea Gaspari qui ramena la dépouille de Sébastien, tué là à vingt-quatre ans, jusqu’à Ceuta et, à partir de ce moment-là, il joua un rôle essentiel dans la conquête du Portugal par Philippe II, monté sur le trône de Lisbonne en 1580. En récompense, Andrea obtint un appartement à l’Escorial, belle promotion pour un marin cap-corsin qui avait commencé sa carrière en jouant le rôle de négociateur en matière de rachat de captifs, entre chrétiens et musulmans, dans les années 1570. Il avait même racheté un neveu du pape Pie V et, après le désastre chrétien de Ksar-el-Kébir, il put racheter six cents prisonniers de guerre portugais, dont le duc de Bragance, et deux ambassadeurs, l’un de Portugal, l’autre d’Espagne.

Au début du XVIIe siècle, les marins du Cap Corse continuent à jouer leur rôle initial d’intermédiaires entre deux mondes, chrétien et musulman. De même que Sampiero avait été envoyé comme ambassadeur à Constantinople par Charles IX, dans les années 1560, Richelieu sut qu’il n’y avait pas de meilleurs interlocuteurs avec le monde musulman que les Corses. Il fit donc confiance à Sanson Napoleoni d’Orche, marin de Centuri, cousin des Lenche et fils d’une Cipriani d’Orche. Sanson, passé à la postérité sous le nom de Sanson « Napollon » (et grandpère de Mme de Grimaldi, des princes souverains de Monaco, mariée en 1646), commença par être consul de France à Alep, sous Louis XIII. Lequel Louis XIII donna le bâton de maréchal 7. Grâce à la dot de Marie de Médicis, Henri IV fait venir à Marseille les Vinciguerra,originaires de Bastia.Ils construisent six galères à Marseille avant de s’illustrer notamment au siège de La Rochelle en 1628. Voir Michel Vergé-Franceschi, 1998.

de France à un Ornano : Jean-Baptiste, fils du maréchal Alphonse, petit-fils de Sampiero et beau-frère de Thomas II Lenche, nouveau directeur de la Magnifique Compagnie du corail et du Bastion de France après son père Antoine et son grand-oncle Tomasino. Sanson réussit pour le cardinal dans ses différentes missions en Orient (à Alep puis à Smyrne). Gentilhomme ordinaire de la chambre du roi (comme Mirabeau, le gendre d’Antoine Lenche), et chevalier

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de l’Éperon d’or (ordre pontifical), il fut chargé par le roi, en 1628, de relever le Bastion de France, détruit par les Génois de Tabarka (les Lomellini) et les Arabes (furieux du vol de leurs étalons). Mais les Génois finirent par tuer Sanson au Bastion de France, en 1633. Il laissait à Marseille ses cousins Cipriani (prêts à prendre le consulat du port deux ans plus tard) et ses cousins Antonio-Maria et Marco Franceschi de Cannelle de Centuri, naturalisés par Louis XIII en 1611 et 1613.

Des marins cap-corsins razziés et capturés par « les Turcs » (1635-1669) Toutefois, la guerre qui se rallume entre chrétiens (le Roi Catholique contre le Très-Chrétien) de 1635 à 1659 est peu propice aux marins corses. Les Porrata, devenus riches marchands « en draps de soie », à Marseille, dans les années 1607-1620, disparaissent de nos archives, après avoir marié leurs filles (grâce à leurs dots) dans la meilleure aristocratie de Provence. (En 1595, leurs 100 000 écus faisaient d’eux la cinquième fortune du port juste après les 140 000 écus des Lenche.) En Corse, les côtes redeviennent peu sûres et sont à nouveau la proie d’une piraterie barbaresque qui s’accroît, comme à l’époque où un Zaccagnino Lucchesi d’Ortinola déployait dans sa tour (en 1561) des prodiges de valeur pour défendre les siens contre les Barbaresques, souvent accompagnés de renégats corses, le plus célèbre étant Mammi Corso. Devenir renégat était pour un Cap-Corsin, prisonnier du « Turc », un moyen, à la fois, de recouvrer la liberté, puisque converti à l’islam, et un moyen d’accéder à la fortune, voire au pouvoir politique sur la rive sud de la Méditerranée. Nombre de raïs et de capitaines corsaires d’Alger et du Maroc sont des Cap-Corsins qui ont « réussi » (tels Hassan Corso ou Ali Corso), pendants des grandes « réussites » cap-corsines de Marseille. Ces renégats, Corses convertis, sont du reste utiles à leurs compatriotes pour les échanges de prisonniers et les négociations de rançons, et ils ont toujours accueilli ceux que la cour de France dépêchait à Constantinople, via Alger. (Sampiero lui-même fut l’hôte de l’un d’eux chez lequel il faillit mourir à Alger, sur la route de La Porte.) Mais le nombre d’esclaves cap-corsins détenus dans les bagnes barbaresques est nettement supérieur à celui des marins du Cap Corse illustrés au Maghreb. Dans les recensements de population que nous avons entièrement dépouillés pour le Cap Corse (1635 et 1667), les esclaves se multiplient tout au long du XVIIe siècle : esclaves à Alger, Tunis, Tripoli, schiavo in Barbaria, abondent. Certains marins cap-corsins deviennent alors les ennemis acharnés du monde musulman, parmi eux le corsaire Antonio-Maria Vitali (mentionné sur le recensement de Morsiglia de 1667), lequel s’installe à Tinos, archipel de l’Égée, dans les eaux de Venise, à partir duquel il mène la vie dure aux marins turcs qui ne cessent d’attaquer la Crète, au cours de la longue guerre turco-vénitienne de Candie (1644-1669). Vitali succombe à la mer en 1668, épisode qui prend à Constantinople l’allure d’un événement national.

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Georg Braun (1541-1622) Algerii Saracenorum urbis fortissimae [Alger] – 1574 Paris, Bibliothèque nationale de France Département des cartes et plans Non exposé

La riposte cap-corsine (1669-1729) : l’aristocrate ordre de Saint-Étienne-de-Toscane D’autres corsaires de Centuri s’illustrent dans cette guerre navale contre le monde musulman. En témoigne la grande pierre tombale de Pietro Franceschi de Cannelle en l’église SaintSylvestre de Centuri, datée de 1686. Sur la dalle de marbre blanc qui recouvre son tombeau, on peut lire son éloge en latin : « À la mémoire de Pietro Franceschi, fils d’Anton-Paolo, intrépide capitaine de navire. Sous l’étendard du Sérénissime Grand Duc d’Étrurie, il équipa des navires à ses frais contre les Turcs et, au grand mépris de sa vie, leur prit un grand nombre de vaisseaux dont l’un surtout qui transportait aux Barbaresques assiégeant la ville principale de Candie (Crète) des miliciens d’élite. Il rendit de grands services à la République chrétienne, ce qui lui valut du prince de Vénétie de vives louanges. Fait trois fois prisonnier, il garda toujours sa liberté d’esprit et se racheta. Couvert de gloire, il vint mourir dans sa patrie dans l’amour de la Sainte Religion à l’âge de cinquante-trois ans en 1686. » Armer des navires « à ses frais » était coûteux. Aussi, nombre de marins du Cap Corse adhérèrent-ils à des structures destinées à mener pareille entreprise : l’ordre des chevaliers du Saint-Sépulcre et celui des chevaliers de Saint-Étienne-de-Toscane. Dès le XVIe siècle, Andrea Gaspari avait été fait chevalier du Saint-Sépulcre avant de mourir à Madrid en 1590. Son frère Francesco avait même été nommé commissaire général de l’ordre du Saint-Sépulcre pour recevoir les aumônes destinées à l’ordre, en Espagne, au Portugal et aux Indes (colonies espagnoles d’Amérique). Chez les Cipriani d’Ortinola, il faut attendre le milieu du XVIIe siècle pour voir apparaître des chevaliers du Saint-Sépulcre. Les Franceschi de Cannelle de Centuri, que nombre d’érudits (dont l’abbé Galletti en 1863) prétendent chevaliers de Malte, ont été en réalité chevaliers de l’ordre de Saint-Étienne. (La confusion vient de ce que la croix à huit

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pointes qui supporte leur écu est semblable à celle de l’ordre de Malte alors qu’il s’agit de celle de Saint-Étienne créé en 1562, par le grand-duc Cosme de Médicis, en souvenir de la bataille de Marciano, gagnée sur les Français, le jour de la Saint-Étienne, en 1534. Les chevaliers respectent la règle de saint Benoît et ont mission de défendre le catholicisme. Le grand-duc était grand maître de l’ordre. Dès 1678, les chevaliers avaient à leur actif six mille chrétiens délivrés et quinze mille esclaves libérés. La grande chancellerie de l’ordre se trouvait à Pise et un de leurs derniers faits d’armes fut la défense de Venise, en 1684, contre les Turcs.) L’ordre comprenait les prieurs grand-croix, les baillis grand-croix, les commandeurs et les chevaliers « de justice » ou « de grâce ». Pour être admis dans l’ordre, il fallait être catholique ; avoir huit arrière-grands-parents nobles, comme dans l’ordre de Malte ; avoir un revenu foncier en propriétés terriennes susceptible de fonder une commanderie ; les commanderies « de grâce » étaient distribuées par le grand-duc, à titre de récompense, et retournaient à l’ordre à la mort du titulaire. La précision de ces exigences explique le nombre de fausses preuves de noblesse que firent les marins cap-corsins, dans la seconde moitié du XVIIe siècle. En effet, pour la République de Gênes, n’existaient en Corse que deux catégories sociales : l’une, noble (les patriciens génois en poste dans l’île gouverneurs de l’île, gouverneurs des présides Bastia, Ajaccio, Calvi, Bonifacio), commissaires extraordinaires, évêques : les Doria, Spinola, Grimaldi, Lomellini et les feudataires insulaires : les Da Mare/Negroni dans la seigneurie de San Colombano ; les Gentile dans celles de Brando et de Nonza, dans le Cap Corse ; les La Rocca, Ornano, Istria, Bozzi et Leca dans le sud, dans les fiefs des seigneurs cinarchais. L’autre catégorie, dans l’esprit de la République marchande qu’était Gênes, était roturière. Toutefois, dans ce tiers-état existaient des élites : Corses exemptés de tailles par les feudataires : les Cipriani d’Ortinola en 1459, les Franceschi de Bovalo de Centuri en 1397, les Franceschi de Cannelle en 1608, exemptés de tailles par les Da Mare ; il pouvait aussi s’agir de Corses exemptés de tailles par la Sérénissime, pour fidélité à Gênes et nommés benemeriti de SaintGeorges. Tous se considéraient comme nobles et tous avaient un train de vie qui équivalait à celui du second ordre français : port d’armes, port de l’arquebuse ; habitation dans des tours de quinze à vingt mètres de haut, larges de dix (tour des Porrata, à Morsiglia, édifiée en 1542 ; tour des Gaspari à Morsiglia, également édifiée en 1542 ; tour ruinée des Franceschi à Cannelle établis par mariage (1612) en la tour des Pretiozi de Merlacce) ; exemptions fiscales (tailles et corvées) ; possession de chevaux, d’armures, d’épées, de heaumes, attestée dès le XVe siècle8 ; possession de quatre canons ou couleuvrines sur les terrasses des tours (tour Porrata à Morsiglia, tour Ferrandini à Tomino) ; possibilité d’être accompagné d’une escorte armée en l’île de Corse (escorte de douze hommes pour les Porrata ; six pour les Franceschi de Cannelle). Sampiero, du reste, divise la société corse de son temps en trois : les feudataires (ou noblesse d’« extraction chevaleresque » qui remonte aux années 1000-1300), les nobles (ou noblesse de simple « extraction » qui remonte aux années 1400-1500, donc les exemptés de taille et benemeriti) et « le peuple », équivalent du tiers-état. Division qu’acceptent ses contemporains français, dont le cardinal Du Bellay. Les grands marins cap-corsins des XVIe-XVIIIe siècles se recrutent dans ce que Sampiero consi8. Michel Vergé-Franceschi et Antoine Franzini, édition d’un document de 1454 relatif aux indulgences offertes aux Cap-Corsins cette année-là, in A Cronica du Cap Corse.

dère comme la noblesse, d’où les hésitations de la France face à ces émigrés. Tous naturalisés français (les Lenche, Cipriani, Gaspari, Franceschi, Napollon), tous ont prouvé devant le parlement d’Aix, la cour des comptes d’Aix, le Conseil du roi et les généalogistes des ordres

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Marine et Colonies Brevet de Maître au cabotage de Teramo Terami (1731-1822) Collection particulière Professeur Vergé-Franceschi – Cat. 211

propriété de « patrons » cap-corsins ou « nationaux », achetés par le gouvernement national à Livourne ou construits à Centuri et Farinole. La plupart sont commandés par des capitaines cap-corsins. Grâce à eux, Paoli protège le commerce insulaire, nuit au commerce génois, se ravitaille en armes et munitions, à Livourne et Porto-Longone. Le plus célèbre fut messer Teramo Terami de Quercioli de Rogliano qui commanda en course un bâtiment national, un felucone armé d’artillerie : le Santissima Concezione. Après avoir contribué, en 1760, à la prise de la tour génoise de Rogliano, il reçut à Rogliano, en 1761, Paoli, venu y surveiller l’action des corsaires. En 1763, à l’issue d’un rude combat contre les Génois, Teramo fut capturé avec Giorgio Rossi dans la Cala Sevina, conduit dans un port sarde, puis relâché. Devant se réparer, il se trouva immobilisé plusieurs mois. L’amiral de cette flottille échappe à notre sujet puisqu’ajaccien : ce fut Jean-Baptiste Peri, dit le comte Perez, de la plaine de Peri. « On peut l’appeler Grand Amiral de Corse », écrit Boswell. En revanche, le corsaire Sebastiano Piccioni est de Pino (Cap Corse) : il commande le scampavia Saint-Antoine. Tout comme Giorgio Rossi (homonyme de Georges Roux de Corse à Marseille), commandant un scampavia auprès de Teramo Terami. Mais Paoli se retrouve isolé par la paix franco-anglaise de 1763. Le 29 décembre, le roi d’Angleterre interdit à tout Britannique d’avoir des relations avec la Corse. Néanmoins, Paoli continue à recevoir armes et munitions à partir de Centuri où sont débarqués, en juin 1764, trente-six canons et quantité de boulets et de poudre. D’autre part, nombre de marins du Cap Corse, enrichis au Pérou, soutiennent financièrement la cause paoliste. En effet, à partir des années 1660, nombre de marins du Cap Corse étaient partis – surtout de Centuri – pour « les Indes du Pérou ». Dès le recensement de 1667, nombre de chefs de feux cap-corsins, à Morsiglia et Centuri, sont mentionnés comme étant « aux Indes » : par exemple Matteo Franceschi de Bovalo, rentré de Lima en 1712 ; son beau-père Silvestri de Centuri, établi aux Indes en 1667, avec leurs parents Lucchesi d’Ortinola dès 1667 (descendants du « héros » cap-corsin Zaccagnino, de 1561).

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Ce « courant » américain s’est développé à partir des années 1720 lorsque Jean-François Roux et son fils Roux de Corse se sont lancés dans le commerce du sucre de Martinique, à l’imitation de leurs cousins Franceschi de Cannelle (descendants de l’échevin marseillais de 1678-1680). Tous, dans les années 1720-1740, animent un véritable courant américain. Parmi eux, Giacomo Giacomini de Porrata (1710-1765) qui devait recevoir Boswell. Mais Boswell débarqua à Centuri alors que Giacomo était mort la veille. On s’affairait au village pour y graver sa pierre tombale : « À l’Illustrissime Dominus [chevalier] Giacomo Giacomini de’Porrata de Morsiglia, chevalier de l’Éperon d’or qui connut la protection de Dieu au cours de longues pérégrinations. Revenu du royaume du Pérou en celui de Corse, il décéda dans la maison paternelle. Il fut pieusement enseveli, avec la participation des deux populations (de Morsiglia et de Centuri) en cette église (le couvent de l’Annunziata, entre Morsiglia et Centuri), reconstruite par ses soins. Son frère bien aimé, Dominus Antonio, son légataire universel, son cher cousin le Magnifique Presbyter Gio-Maria Caracciolo, provincial des Servites de Marie en Corse, les pères du couvent dont il fut l’insigne bienfaiteur, érigèrent ce monument en témoignage d’amour et de gratitude. Il mourut le 8 octobre 1765 à l’âge de 55 ans. » La plaque existe toujours au couvent de Morsiglia, surmontée de son buste et des armoiries de sa famille « d’azur au lion d’or, chargé de trois étoiles de même », armes de son aïeul Orlando de’Porrata, le cousin des Lenche de 1588 et d’Andrea Gaspari installé à Valence (Espagne) dès 1569. Paoli en Angleterre, la Corse française, il fallut discipliner les marins corses. Certains, comme Teramo Terami, éprouvèrent quelques difficultés à le faire et se retrouvèrent parfois privés de tout commandement par le ministre français de la Marine, tel le maréchal de Castries, en 1786. Après la Révolution, les marins du Cap Corse se mirent à former le gros des contingents des élèves de l’École d’hydrographie de Bastia, des « maîtres au cabotage » et des « capitaines au long cours ». Certains demeurèrent de véritables aventuriers, tel Valery, fondateur de la Compagnie Valery, fait comte par le pape pour lui avoir offert un bateau à vapeur. Le percement du canal de Suez associa encore davantage le Cap Corse à la grande aventure de la mer puisque, au retour de l’expédition, le pilote du yatch impérial – roglianais – réussit à persuader l’impératrice Eugénie de faire halte à Macinaggio (où une plaque mentionne cette escale) et de monter jusqu’au village de Rogliano (actuel « chemin de l’Impératrice ») qui l’accueillit le 2 décembre 1869. Gustave Eiffel lui-même fut étroitement associé à l’île, non seulement par ses gigantesques travaux mais aussi parce que sa fille Valentine épousa le Cap-Corsin Camille Piccioni, issu d’une longue lignée de marins de Pino. Mais les Cap-Corsins du XIXe siècle se mirent à devenir de plus en plus des colons et de moins en moins des marins. Porto-Rico se mit à drainer une foule de Cap-Corsins qui furent d’authentiques pionniers sur les plantations de cannes américaines : parmi eux, les Lucchetti de Bettolacce de Rogliano, descendants du corsaire paoliste Teramo Terami. À partir de ce moment-là, avec la conquête de l’Algérie, en 1830, les Cap-Corsins, autrefois négociateurs privilégiés pour le rachat des captifs entre les deux mondes, chrétien et musulman, s’ils restèrent marins pour gagner Porto-Rico ou Alger, San Francisco (les Lusinchi de Bastia) ou les mines de phosphate tunisiennes de Redeïef et de Metlaoui (Toussaint Devoti de Bastia et son frère Pierre, leur neveu Vincent Valéry, de La Vasina) devinrent néanmoins des marins d’adoption et des colons de vocation. La grande aventure maritime des marins du Cap Corse s’acheva alors dans « la coloniale » et la colonisation outre-mer, suivie de la décolonisation et

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du « malaise corse » qui naquit à sa suite à la fin des années 1960 et au début de la décennie suivante. Ne restent plus aujourd’hui de cette grande aventure maritime des Cap-Corsins que des souvenirs, des pierres tombales, des plaques et armoiries gravées dans des églises magnifiques, des couvents franciscains, des tours littorales, tous bâtiments qui ont un urgent besoin de restauration rapide sinon seuls les ex-voto marins (88,84 % des ex-voto insulaires sont au Cap Corse) seront bientôt les derniers vestiges d’un monde qui n’est plus.

~•~ Bibliographie I. Ouvrages de Michel Vergé-Franceschi Préface de l’ouvrage de François Demartini, Armorial de la Corse, 3 vol., Ajaccio, Alain Piazzola, 2002 (nombreux renseignements et armoiries des grandes familles de marins du Cap Corse).

« Andrea Doria, amiral génois et ennemi des Corses », in Les Doria, la Méditerranée et la Corse, Ajaccio, Alain Piazzola, 2001. « La Corse pendant les années de jeunesse de Bonaparte », Revue Napoléon, hors-série n° 1 : La jeunesse de Bonaparte (1769-1796), 2003.

Dictionnaire d’Histoire maritime (collectif), 2 vol., Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2002.

« La guerre sur mer en Méditerranée XVIe-XVIIe siècles », in Quatrièmes Journées

Le Cap Corse, Généalogies et destins, Ajaccio, Alain Piazzola, 2006.

« Les îles de Méditerranée dans les conflits maritimes du XVIe au XVIIIe siècle »,

Le Voyage en Corse, Anthologie des voyageurs de l’Antiquité à nos jours, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2009, prix du Livre de la Région Corse 2009. Histoire de Corse, 2 vol., Paris, Le Félin, 1996, couronné par l’Académie des Sciences morales et politiques, rééd., 2010. Actes de colloques parus à Ajaccio aux Éditions Alain Piazzola 1991 : Guerre et commerce en Méditerranée (IXe-XXe siècle), Paris, Kronos. 2000 : La Guerre de course en Méditerranée, Paris-Ajaccio, Presses de l’Université

universitaires de Bonifacio, Ajaccio, Alain Piazzola, 2003.

Relations, échanges et coopération en Méditerranée, 128e congrès du CTHS, Bastia, 14-21 avril 2003, p. 97 et suiv. « Louis XIV et l’affaire des gardes corses pontificaux à Rome (1662-1668) », in Mélanges offerts à Ph. Loupès, Presses universitaires de Bordeaux III, 2005, p. 381 et suiv. « Quand Septèmes était une baronnie corse », Kallisté, n° 16, juin 2006, p. 48-49. « Aubagne, « colonie » corse aux XVIe-XVIIe siècles », Kallisté, n° 17, juin 2007, p. 4851.

de Paris-Sorbonne-Alain Piazzola. 2001 : Les Doria, la Méditerranée et la Corse. 2002 : La Corse, île impériale. 2003 : La Corse, carrefour des routes de Méditerranée. 2004 : Le Corail en Méditerranée. 2006 : Commerce et échanges maritimes. 2007 : Les Arsenaux européens du Moyen Âge au XIXe s. 2008 : Mer et Religion. 2009 : Escales bonifaciennes. 2010 : La Corse, Venise et la Méditerranée. II. Articles « Centuri en 1769 : Recensement démographique », Bulletin de la Société des Sciences historiques et naturelles de la Corse, 1984, n° 646, p. 41-69. « La bibliothèque du bailli de Mirabeau (issu des Lenche de Morsiglia), oncle du tribun », Chronique de la Commission française d’Histoire maritime, n° 18, 2e semestre 1988, p. 2-11. « Le héros d’Aboukir : Luce de’Casabianca », in Bonaparte, les îles méditerranéennes et l’appel de l’Orient (1796-1799), Université de Nice, Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine, 1998. « Les Corses de Marseille en Méditerranée aux XVIIe et XVIIIe siècles », in L’Homme et les espaces maritimes (XVIe-XVIIIe siècle), 1998, p. 63-91. « Le roi de France, les Corses et le monde musulman de François Ier à Louis XVI : 1515-1792 », in La Guerre de course en Méditerranée, Paris-Ajaccio, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne-Alain Piazzola, 2000.

« L’identité corse vue par les voyageurs de Sénèque à Mérimée », in Mélanges offerts à J. Pontet, Bordeaux III, 2007, p. 379-391. « La Corse et la Méditerranée : la longue durée d’une relation », in cat. exp. Paoli, musée de la Corse, Corte-Ajaccio, Albiana, 2007, p. 31-48. « La famille corse », Hachette, 2007. « Les consuls et les échevins dans les villes portuaires en France », in Les Sociétés urbaines au XVIIe siècle, Angleterre, France, Espagne, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2007, p. 95-125. « Mer, Corse et arsenaux : rêve ou réalité ? », in Les Grands Arsenaux du Moyen Âge au XIXe siècle, Ajaccio, Alain Piazzola, 2007. « L’envers de la razzia », Revue Fora, La Corse vers le monde, n° 2, Corse et Maghreb, 2008, p. 14-18. « Les Corses de La Ciotat du XVIe au XVIIIe siècle : une élite dirigeante », Kallisté, n° 18, juin 2008, p. 43-47. Articles sur le Cap Corse et les marins du Cap Corse « Les Lenche de Morsiglia et la Magnifique Compagnie du corail à Marseille XVIeXVIIe siècles », in Le Corail, Ajaccio, Alain Piazzola, 2004, p. 65-97.

« Roux de Corse (1704-1792), le plus riche armateur marseillais du XVIIIe siècle », in Commerce et échanges maritimes (XVIe-XIXe siècle), Ajaccio, Alain Piazzola, 2006, p. 111-131.

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L’architecture défensive de la Corse Antoine-Marie Graziani

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Tout au long du XVIe siècle, les côtes de la Corse sont soumises aux incursions barbaresques : les destructions sont importantes, certains villages sont abandonnés, des milliers de Corses sont razziés et transportés dans les bagnes nord-africains, le traumatisme est considérable et durable. Face à cette déferlante, la solution choisie à partir des années 1530 est de construire et d’entretenir un réseau de tours sur le littoral. Cette solution sera privilégiée par la République de Gênes qui succède à l’Office de Saint-Georges en 1561. En réalité, la piraterie est exercée depuis longtemps dans l’île ou à partir de l’île quand survient l’épisode turc. Les Rivières génoises ont mauvaise réputation comme l’a bien noté Jacques Heers1 et la piraterie catalane se développe tout au long des XIVe et XVe siècles. Mais les Corses ne sont pas en reste : les Cap-Corsins exercent la piraterie à l’encontre de toutes sortes de navires et les seigneurs De Mari sont régulièrement accusés de couvrir les actes de piraterie de leurs sujets ; des seigneurs cinarchesi, du sud de l’île, peuvent posséder jusqu’à des galères, comme ce sera le cas de Vincentello d’Istria, qui sera capturé sur l’une d’elles en 1435 ; les Bonifaciens en font un appoint important à leurs revenus. Au total, comme l’exprime Jacques Heers, « la piraterie est, sans doute, l’industrie la plus florissante de l’île ». Et puis, il y a tous ceux qui, sans être corses, arment à partir de la Corse. Parmi eux, quelques « figures » comme le doge-archevêque Paolo Fregoso ou comme le prince pirate Giuliano Gattilusio de Mytilène au milieu du XVe siècle. Mais la situation évolue brutalement à l’arrivée des Turcs en Méditerranée occidentale2.

« Toute l’île est aux mains des Infidèles » On peut diviser la « présence turque » sur les côtes corses à l’époque moderne en quatre 1. Jacques Heers, 1971, p. 225. 2. Antoine-Marie Graziani, 2001, p. 143.

périodes distinctes. La première correspond grosso modo aux trente premières années du XVe siècle.

La Corse n’est touchée qu’indirectement au début, à travers son commerce avec

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~ ~••~ ~ Carte de la Corse. In Pirî Reis (1470?-1554), Le Livre de la mer. Kitâb-i bahriyye (seconde version) – XVIIe siècle Paris, Bibliothèque nationale de France – Département des manuscrits orientaux – Non exposé

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la Sardaigne et la Toscane. Les Turcs, comme le fameux Kurtòg Ali, disposent de points d’appui sur les côtes d’Afrique du Nord, à Tunis, notamment pour mener leurs actions. C’est d’ailleurs lors de représailles exercées contre le port de Tunis, où une galère de garde de l’Office de Saint-Georges, capturée au large du Cap Corse, a été menée, qu’Andrea Doria se fera connaître sur mer. Une riposte génoise est alors encore possible : Andrea Doria infligera même une véritable punition, lors d’un combat survenu à la hauteur du cap Sant’Andrea à l’extrémité occidentale de l’île d’Elbe, à la flotte du raïs Caïd Ali, qui s’était emparé de la galère capitana de la flotte pontificale lors d’un combat dans la Tyrrhénienne3. Mais, après la prise de Rhodes en 1522, la présence turque se renforce en Afrique du Nord et il faut désormais de véritables alliances entre États pour abattre des ennemis toujours plus nombreux. En fait, les guerres d’Italie empêchent que soient passés de tels accords et le succès d’Andrea Doria sur Barberousse en 1526 est sans lendemain. Ceux que l’on appelle turcs deviennent désormais des Maghrébins, comme cela ressort de l’analyse des équipages pris sur les côtes de Corse au cours de razzias, un phénomène qui ne cessera de se renforcer au cours du XVIe siècle, si l’on excepte bien sûr les épisodes où c’est la flotte turque elle-même qui se montre en Méditerranée occidentale. Le témoignage de Mgr Giustiniani, largement corroboré par la documentation, montre qu’alors les principales destructions ont touché la seule zone réellement exportatrice de l’île, le Cap Corse, une région vini-viticole, dont la production part chaque année pour les zones littorales romaines et toscanes (Maremmes) : « [Les Cap-Corsins], écrit-il vers 1530, se sont beaucoup appauvris et ont perdu, au cours des six dernières années, plus de quatre-vingts navires et reçu de grands préjudices du fait des Turcs. Et parce qu’ils n’ont pu durant ce temps conduire du blé dans leur stérile pays, ils en sont restés désolés, de sorte que voilà trois ans quand la Corse a connu la famine, nombreux ont été parmi eux, et surtout parmi les plus pauvres, ceux qui ont dû abandonner la culture de leurs vignes, qui étaient leur œil droit, parce que qui non manducat, non laborat. Et à cause des Turcs et des famines on peut dire que les Cap-Corsins ont perdu la mer et la terre ; ce qu’il faut beaucoup regretter car s’ils pouvaient au moins naviguer, ils y pourvoiraient, en hommes industrieux d’une quelconque façon. » Le gouverneur Pietro Giovanni Salvago dit la même chose, qui écrit en novembre 1529 que « les Infidèles ont détruit tout le Cap Corse », obligeant quotidiennement les Cap-Corsins à racheter les habitants qu’ils viennent de capturer et les réduisant ainsi à la plus extrême misère. Mieux, selon lui, « toute l’île est aux mains des Infidèles ». Vingt ou trente fustes entourent l’île continuellement et elles viennent jusque dans le golfe de Saint-Florent où l’Office tient pourtant une forteresse, « comme si elles étaient chez elles ». Si les galères d’Andrea Doria ne viennent pas, ajoute-t-il, il n’y aura guère de choix qu’entre « abandonner les zones basses de l’île ou risquer à toute heure d’être capturé ». Cette première période voit le renforcement des défenses des cités littorales, élaborées au cours des décennies précédentes (Bastia est conçue après 1476 ; Bonifacio est entouré de murs à partir de 1480 ; Ajaccio est créé en 1492 ; Calvi change de site après 1499), qui se ferment désormais totalement : ainsi Ajaccio achève-t-elle en deux temps ses murs en 1503-1504 et à la fin de la décennie suivante ; de même Bastia où l’Office décide de reconstruire en partie le château entre 1518 et 1521, 3. Antoine-Marie Graziani, 2008, p. 69-70.

transformant en forteresse les nouveaux appartements du gouverneur. Quelques rares tours

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sont construites, sur les marines du Cap Corse (Centuri) ou de la pieve de Lota (Grisgione), par les rares communautés capables d’effectuer cette dépense.

Le temps des commissariats À partir de la décennie 1520, l’Office de Saint-Georges change pratiquement de politique, en envoyant dans l’île des commissaires extraordinaires, dotés de pouvoirs importants et particulièrement chargés d’examiner la défense de l’île en même temps que la mise en valeur des zones basses, alors que la période est marquée par de fortes disettes. Un programme de construction de tours sur le littoral est défini, qui passe par la création d’une caisse publique, dont les ressources serviront à avancer à des concessionnaires privés ou à des communautés les sommes d’argent nécessaires. En 1532, les commissaires extraordinaires Sebastiano Doria et Pietro Francesco Grimaldi Podio concèdent à divers nobles génois des terres littorales sous forme de fiefs, en échange de la construction de tours mais aussi de la mise en valeur de terres en friches. Différentes zones sont privilégiées, dont toute la zone de Porto-Vecchio, une partie de la Plaine orientale, Galeria et le Sia, les Agriates, le Liamone… En mars 1539, l’Office obtient une bulle de Paul III, accordant l’exemption du paiement des dîmes ecclésiastiques à ceux qui mettent des terres incultes de Corse en valeur. La même année, les commissaires extraordinaires Francesco Grimaldi Bracello et Troilo De’Negroni sont envoyés en Corse « repérer les lieux propices aux cultures ». Ils sont accompagnés du grand fortificateur milanais Giovan Maria Olgiati, qui dessine les plans de Porto-Vecchio, conçue à l’origine comme une colonie agricole (1540-1542). L’Office accélère son programme d’inféodations, trouvant des concessionnaires, des patriciens génois le plus souvent, seuls ou en sociétés par parts (a carati). Notons toutefois que si la construction de tours est la seule clause prévue d’annulation des contrats d’inféodation, ceux-ci ne déboucheront sur rien de bien concret d’un point de vue agricole. Il faut dire que la pression s’accentue encore sur l’île et sur la Tyrrhénienne avec la venue de grandes flottes, comme celle de Barberousse à l’hiver 1543, qui hibernera en Provence et dont une partie effectuera une violente descente dans la pieve de Moriani, à son retour : cent quatre-vingt-sept personnes seront réduites à l’esclavage, auxquelles il faut rajouter les morts et les blessés. Les attaques se multiplient en 1539, à Lavasina (une centaine de prisonniers ; des dizaines de morts), à Palasca (cent quarante-cinq prisonniers ; vingt-deux morts), à Arbellara (soixante-dix prisonniers). Lumio, à deux miglie de Calvi, est attaquée en 1540 par Dragut, et à nouveau en 1543 par Acha Raïs. Seule courte période d’accalmie, celle qui suit la capture de Dragut à Girolata par les galères de Zannettino Doria en juin 1540. Encore Dragut sera-t-il finalement relâché, attaquant la pieve de Sartène en novembre 1545 (cent trente prisonniers ; quinze morts), puis Monticello en 1549 (trois cents prisonniers), avant de tenter de surprendre Ajaccio l’année suivante. Les Turcs sont partout au cours de cette décennie terrible : le 15 décembre 1544, trois vaisseaux corsaires organisent à découvert le rachat de captifs à Sperone, où une tempête inattendue les surprend, entraînant la noyade d’une centaine de chrétiens attachés à la rame.

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L ’ ARCHITECTURE DÉFENSIVE DE LA CORSE

À la veille des guerres, c’est encore et toujours de descentes turques qu’il s’agit : à Carcopino en 1550, à Evisa puis à Palasca en octobre 1551, d’où les habitants devront fuir, nus « comme lorsqu’ils sont nés ». Les populations cherchent alors des moyens de défense supplémentaires : les Cap-Corsins édifient les tours d’Ampuglia (Pietra Corbara) puis ensemble décident d’un impôt sur la mise en tonneaux de leur vin, dont les revenus permettront d’édifier des édifices nouveaux, éloignés des marines (Finocchiarola, Santa Maria della Chjappella, Capo Sacro) ; les habitants d’Ajaccio font connaître la nécessité de posséder un réseau de tours dans leur golfe et construisent en trois ans la Parata, Capitello et Canton Grosso. Et l’Office fait appel à des ingénieurs-architectes, comme Gieronimo de Levanto, dit le Levantino, sur le chantier de Girolata puis comme réviseur des plans de Simone Carlone pour Sartène (1551-1552). À partir de 1553, les guerres se déroulent dans l’île. Les événements principaux de la guerre des Franco-Turcs sont le siège victorieux de Bonifacio par Dragut en 1553 et les deux sièges infructueux de Calvi en 1554 et 1558. Lors du traité du Cateau-Cambrésis, la Corse retourne à Gênes. Au lendemain du conflit, l’Office bénéficie de l’ingénieur-architecte prêté par Philippe II, Giacomo Palearo de Morcotte, dit le Fratino. On connaît bien, grâce aux travaux de Marino Viganò, la carrière de celui-ci et ses interventions à La Goulette (Tunis), en Espagne, à Melilla Fernando Ferreira, photographe Tour littorale de Senetosa Collection particulière Fernando Ferreira – Cat. 94

et Pampelune, mais aussi en Sardaigne (Cagliari et Alghero). En Corse, il intervient sur les deux grands chantiers, Saint-Florent et Ajaccio. Dans cette dernière ville, il s’agit de modifier un plan que les troupes françaises, bénéficiant de la présence de plusieurs centaines d’hommes, ont fait évoluer. Le Fratino dessinera le nouvel Ajaccio, où les travaux commenceront en 1563, séparant nettement le château du reste de l’ancienne ville. Mais aussi la tour de la Mortella, dans le golfe de Saint-Florent. À partir de cette dernière, les modalités de construction des tours évolueront. Et puis cet édifice, repéré par Nelson en 1794, sera copié et reproduit, sous le nom de Martello’s tower, à Jersey puis sur les côtes de l’Irlande, de l’Écosse, du Canada, des États-Unis et autres lieux de l’Empire britannique.

La mise en place d’un système de défense La dernière période, de 1569 à 1620, est la plus noire de la course musulmane autour de l’île. La situation ne cesse alors de se dégrader. Les flottes sont toujours plus nombreuses. À Dragut, disparu lors du siège de Malte en 1565, succèdent Occhiali, un renégat calabrais présent à la bataille de Lépante ou le renégat corse Filippo de Pino, dit Mammi Longo Corso, tué lors d’une attaque menée à Girolata en 1585. Les attaques menées contre Paccionitoli en 1582 par ce dernier puis contre Levie et Quenza en 1584, encadrent la dramatique attaque de Sartène en mai 1583 par le bey d’Alger Hassan Veneziano, principal événement de l’histoire du dernier quart du XVIe siècle dans l’île. Encore, ce sont les zones commerçantes de l’île, le Cap Corse, « où il n’y a guère de village qui n’ait été attaqué par les Turcs » et la Balagne côtière qui paient le plus lourd tribut à la piraterie turque. Les villages y sont constamment assaillis. En 1588, pour demander l’autorisation de bâtir une tour dans son village pour la défense des populations, Marcantonio de Monticello fait état de cinq attaques précédentes, dont le sac de la communauté par le roi d’Alger en 1583 où furent brûlées l’église, les maisons et

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les tours de la communauté. Ogliastro, dans le Cap Corse, est saccagé le 24 juin 1588 par le même roi d’Alger, menant onze galères. Pour répondre à ce défi, les autorités génoises créent dans un premier temps un Magistrato particulier dit delle seminiere e delle fabriche di torri, en 1571, chargé de la construction des tours et de la mise en valeur céréalière de l’île. Deux commissaires extraordinaires sont envoyés en 1573 autour de l’île à bord d’une galère pour déterminer les lieux où il conviendra de construire des tours et la taille de celles-ci. Le texte, appelé Distinzione delle torri prend en compte l’existant, notamment dans le Cap Corse où la seule tour prévue est celle dite de l’Isolotto (Giraglia), et prévoit sur le littoral occidental un grand nombre de constructions (Agriates, Balagne, golfes d’Ajaccio et du Valinco) et quelques-unes importantes dans la région de Porto-Vecchio et de la Plaine orientale. Ce programme mettra une cinquantaine d’années pour être appliqué, et ce, alors même que le Magistrato aura dès 1580 disparu. Pour arriver à leurs fins, les officiers génois useront de différentes solutions. Ainsi, faute d’avoir à proximité des populations capables de payer la construction des forts de Tizzano, Campomoro et Figari dans les années 1570, ils réclameront qu’une partie de l’argent soit versée par les corailleurs de Cervo, Alassio, Diano, Laigueglia et Portofino, qui profiteraient de ces constructions pour pêcher le corail de manière plus assurée. En 1587, une loi prévoyant à nouveau des inféodations contre la construction de tours et une mise en valeur agricole permettra l’édification de tours dans la Plaine orientale par le seigneur Bartolomeo Invrea et de celles de Porto-Vecchio par Filippo, des seigneurs Da Passano, un temps gouverneur de la Corse. Ailleurs, les populations seront mises à contribution, à travers leurs seigneurs (les tours de la rive sud du golfe d’Ajaccio ou de la rive nord du golfe du Valinco, par les seigneurs Bozzi/Ornano et Istria), des entrepreneurs privés comme les Ajacciens Sorba et Ponte (Palmentaggio, Capigliolo et Pelusella pour les pievi de Cinarca et d’Appietto), ou directement à la suite d’accords passés avec les représentants des populations. Certaines tours seront construites sous la direction d’un ingénieur stipendié par l’État comme Angelo Aicardo de Portomaurizio en Balagne – il sera lui-même capturé dans les Agriates sur le chantier de la tour de Lacciolo –, puis Brizio Tramallo pour les tours du golfe d’Ajaccio (îlot des Sanguinaires, l’Isolella, Capo di Muro, Capo Nero), du golfe du Valinco (Porto Pollo, Capanella) et de Tizzano, ou les frères Cantone ; d’autres, plus tard, dans les zones les plus difficiles, seront bâties sous la direction d’un surintendant à la construction, la plupart du temps un notable insulaire de premier plan, que l’on mettra à la tête d’un groupe de soldats payés, choisis par lui, comme les anciens Orateurs du Delà-des-Monts Anton Giovanni de Sarrola (Omigna, Orchini, Cargèse, Capu Rossu, îlot de Gargalu, Imbutu/Elbu), ou Giovanni de Cauro, l’ancêtre des Peraldi d’Ajaccio (Senetosa et Roccapina). La construction de ces dernières tours, au cours de la première décennie du XVIIe siècle, s’accompagne d’ailleurs d’une nette évolution dans les pratiques architecturales : les programmes prévoient désormais la construction « à la chaîne » de ces édifices, par deux, par trois ou par quatre, avec les mêmes équipes mobilisées pour une ou deux années, la maîtrise et particulièrement les maîtres charpentiers, passant d’un chantier à un autre, une fois le travail effectué.

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~•~ Domenico Pelo, architecte – La Torre della Giraglia Gênes, Archivio di Stato di Genova – Cat. 90

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Un système de défense obsolète ? Vers 1620, avec les chantiers de la Sponzaglia et de Santa Manza, aux environs d’Ajaccio, s’achève une période. Bien que différents officiers génois, comme le commissaire sindicatore Giovan Battista Baliano, continuent à préconiser la construction de nouvelles tours, considérant qu’il n’y en a pas suffisamment, le recul palpable des Turcs en Méditerranée, consécutif à la montée en force de nouvelles puissances en Méditerranée, induit un arrêt effectif. À peine, avec la surprise par les Turcs de l’Algajola en 1643 et de nouvelles menaces dans les années 1660, quelques projets sont-ils évoqués, mais non réalisés dans la région de Porto-Vecchio ou à la Revelata, près de Calvi. Après le conflit avec la Savoie en 1672, on assiste même à une privatisation de l’outil de défense, en faveur de différentes familles de notables insulaires, généralement urbains, comme les De Battisti de Bastia. Parallèlement, le discours sur les fortifications des cités se fige. Après le bastionnement généralisé dans les deux dernières décennies du XVIe siècle (le Diamant à Ajaccio en 1584 ; le circuit extérieur de Bastia après 1596), les résultats ne sont guère brillants. Giorgio Centurione, venu comme commissaire extraordinaire en 1604 puis comme gouverneur en 1613-1615, Giovan Battista Baliano, sindicatore en Corse en 1619, plus tard Ansaldo De Mari considéreront globalement la Corse comme indéfendable. Trois personnages de qualité : le premier sera doge du biennio 1621-1623 ; le second, mathématicien et philosophe réputé, un des correspondants de Galilée ; le troisième, un des meilleurs spécialistes génois des fortifications du XVIIe siècle ; les deux derniers seront d’ailleurs associés un temps pour mener à bien, sous la direction du Magistrato delle Nuove Mura, le grand projet de fortification de Gênes. Pour Centurione, il n’existe dans l’île que quatre places seulement : Bonifacio, Calvi, Ajaccio et Saint-Florent. Bastia est notoirement impossible à défendre en cas de siège. Même sentiment chez Baliano pour qui les trois bastions extérieurs ne servent strictement à rien, dominés qu’ils sont par des collines naturelles. Centurione propose d’ailleurs le retrait des autorités lors d’un conflit dans les deux places en bon état, auxquelles il ajoute la tour de Campomoro et son recinto. Ajaccio et Saint-Florent sont en trop mauvais état.

Des tours génoises aux fortins « Maginot » Au XVIIIe siècle, la Corse entre en révolutions. À la fin des révolutions de Corse, seules les places (Bastia, Ajaccio, Calvi, Saint-Florent, Bonifacio et l’Algajola) demeurent aux mains des Génois, si l’on excepte les rares périodes liées à la guerre de Succession d’Autriche où Bastia et SaintFlorent passent aux mains des insulaires. Cette situation de places assiégées empêche les mutations en cours, avec la formation de bourgs à l’extérieur des murs, de se concrétiser. Les murs extérieurs d’Ajaccio ne seront ainsi abattus qu’à partir de 1799. L’ensemble des tours passe, l’une après l’autre, aux mains des nationaux. Plusieurs sont endommagées, quelquesunes volontairement détruites. D’autres le seront au cours de la Révolution française, une période où Calvi, Saint-Florent et Bastia connaîtront des sièges victorieux de la part de la Royal Navy. Gérées par le ministère de la Guerre jusqu’en 1857 et tombant en ruine, les tours insulaires passeront ensuite pour la plus grande part d’entre elles aux Ponts et Chaussées.

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Ajaccio, une ville tournée vers la mer. Arts, histoire et religion

autour du patrimoine maritime ajaccien de 1492 à 1943

L Philippe Perfettini

Nos promenades journalières avec Napoléon se prolongeaient sur le rivage de la mer, au-delà de la Chapelle des Grecs, en côtoyant un golfe aussi beau que celui de Naples, dans un pays embaumé par les exhalaisons des myrtes et des orangers. Nous ne rentrions quelquefois qu’à la nuit close. Joseph Bonaparte, Mémoires du Roi Joseph.

La notion de patrimoine maritime peut se définir de la manière suivante : « Le patrimoine maritime comprend l’ensemble des éléments matériels ou immatériels liés aux activités humaines qui ont été développées dans le passé, récent ou plus lointain, en relation avec les ressources et le milieu maritimes. » À ce titre, l’histoire maritime d’Ajaccio est profondément riche. Ce qui pourrait s’apparenter à une lapalissade regardant un port de Méditerranée ne l’est assurément pas. En effet, un lieu commun consiste à faire de la Corse une île tournant le dos à la mer pour regarder la montagne. Or, tant matériel qu’immatériel, le patrimoine ajaccien relatif à la mer est polymorphe. Il se décline des monuments médiévaux au cinéma du début du XXe siècle et, excepté sa richesse naturelle, ses atouts patrimoniaux s’orientent suivant trois axes. Dans un premier temps, la domination génoise laissera à la ville un ensemble architectural important, mais aussi des traditions liées à l’économie et surtout un fort ancrage religieux. Puis, au crépuscule du XVIIIe siècle, Ajaccio offrira Napoléon Bonaparte à l’Histoire. Celui-ci ne sera pas ingrat et donnera à sa ville natale un nouveau visage et de nouvelles sources de développement intimement liés à la réorganisation de la cité autour de son port. Enfin, entre 1840 et 1943, la ville obtiendra ses lettres de noblesse en devenant une escale réputée en Méditerranée jusqu’à un soir de 1943, où elle rentrera pour la seconde fois dans l’Histoire, par la mer cette fois-ci. Il ne s’agit pas de dresser un inventaire exhaustif de toutes ces richesses patrimoniales, mais davantage de mentionner quelques éléments architecturaux, historiques, artistiques et religieux permettant d’appréhender Ajaccio comme une ville véritablement tournée vers la mer.

La République de Gênes et son héritage Le 30 avril 1492, la pierre de fondation de la nouvelle place forte génoise est posée. Le destin d’Ajaccio sera scellé à celui de la République de Gênes pendant près de trois siècles. Du mode de fonctionnement imposé par la cité ligure, Ajaccio garde de multiples témoignages liés à la surveillance et à l’exploitation du milieu maritime ainsi qu’au culte des gens de la mer.

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~•~ Union commerciale corse – La Parata et les îles Sanguinaires Corte, musée de la Corse – Non exposé

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Plan d’ensemble de la tour de la Parata – 1891 Ajaccio, archives départementales de la Corse-du-Sud Inv. Série Q, domaines – Non exposé

Le patrimoine bâti, une place militaire Durant le XVIe siècle, la Méditerranée occidentale est en proie aux raids barbaresques et la Corse ne fait pas exception. En 1550, l’amiral ottoman Dragut tente de s’emparer d’Ajaccio et fait une razzia jusqu’au petit village de Sarrola-Carcopino1. Ainsi, à des fins de prévention, de multiples tours de surveillance sont construites sur tout le littoral de Corse si bien qu’au début du XVIIe siècle, le golfe d’Ajaccio compte sept tours bâties en l’espace de cinquante ans, réparties des îles Sanguinaires à Capu di Muru.

Chronologiquement, les constructions débutent en 1550 par la tour dite de la Parata. Viennent ensuite celles de Capitello en 1552, d’Aspretto en 1582, de la Castagna en 1587, des Sanguinaires en 1590, de Canton Grosso avant 1597 et de l’Isolella en 16082. Un inventaire détaillé des tours de l’île, dressé le 29 août 1617, confirme que toutes les tours établies sur le territoire ajaccien sont achevées3. Aujourd’hui, des quatre tours érigées sur la commune, deux subsistent : celles de la Parata et des Sanguinaires, à l’extrémité ouest du golfe d’Ajaccio.

1. Cité par Antoine-Marie Graziani dans la conférence « Le pirate Dragut », Girolata, 2005. À titre purement anecdotique, Dragut aura sa revanche le 23 novembre 1883, lorsque le cargo de la Compagnie générale transatlantique portant le nom du pirate harponnera violemment le quai du port d’Ajaccio. 2. Antoine-Marie Graziani, 2002, p. 19. 3. Antoine-Marie Graziani, 1992, p. 135. 4. Gênes, Archivio storico di Genova, Distinzione delle torri si doveriano far’a cingere l’isola di Corsica secondo la recognit.e fatta da m.co Sr X. foro for.i e Franc° di Negro Com.ri acio deputati havuta à 25 di Giugno 1573, fonds Corsica, liasse 885. 5. Antoine-Marie Graziani, 1992, p. 22.

Malheureusement, la documentation relative à la construction de la première semble assez restreinte. A priori, il aurait existé sur le futur emplacement de la tour, aux alentours de 1530, un édifice de surveillance qui aurait été réhabilité afin de donner au bâtiment sa configuration actuelle. Sa construction daterait de 1550, sous la direction de Giacomo Lombardo. Quelques mètres plus loin se dresse la tour dite de mezzu mare, sur la plus grande île des Sanguinaires, faisant partie du programme de construction des années 1580. En avril 1586, les représentants d’Ajaccio demandent sa réalisation rapide. Ils mentionnent également que l’île est devenue un repaire pour les Barbaresques. Le 15 mars 1592, Domenico d’Ornano est choisi pour élever la tour, ainsi que pour en assurer la défense durant les travaux. La tour est finalement édifiée entre 1593 et 1596. En reprenant la direction de la ville, au niveau de l’actuelle place Miot, se trouvait la troisième tour du territoire communal, celle dite de Canton grosso, qui daterait des années 1560 ou 1570. Elle figure dans le rapport du 25 juin 15734 récapitulant l’ensemble des tours à construire dans l’île, avec la mention : « Alla ponta di Canton grosso, la torre è gia fatta5. »

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A JACCIO ,

UNE VILLE TOURNÉE VERS LA MER

Enfin, anciennement située à la pointe d’Aspretto, la dernière tour fait l’objet d’un projet, non retenu, établi par Pretino de Cesena en juillet 15786. En juillet 1582, Agostino Buonaparte, insistant sur les dangers d’une éventuelle descente turque aux portes d’Ajaccio, propose de construire une tour à cet endroit et indique que l’édifice sera réalisé à ses frais. En contrepartie, les futurs gardiens de l’édifice devront être choisis parmi ses héritiers.

L’économie des corailleurs L’activité coloniale ne s’est pas cantonnée à la seule surveillance militaire du littoral. La présence génoise a permis l’essor de la cité ainsi qu’un certain développement économique lié aux activités de la pêche qui subsistera consécutivement à la conquête française et à l’avènement de la Corse napoléonienne. Déjà, en 1594, l’archidiacre Filippini décrit dans Storia di Corsica la pratique de la pêche au corail. L’activité se développe ensuite considérablement et, en 1694, il y a cent soixantedouze barques qui mouillent à Ajaccio7, constituant ainsi la principale source de revenus des Ajacciens jusqu’au début du XIXe siècle. À la fin du XVIIIe siècle, alors que la population locale avoisine les cinq mille habitants, le barcareccio (flottille des corailleurs) est composé d’environ cent cinquante embarcations employant, chacune, une dizaine d’hommes d’équipage. Ainsi, mille cinq cents individus vivent directement de la pêche au corail. Certains font même fortune et, d’ailleurs, l’un d’entre eux, Mario Peraldi (1752-1799), suscite l’admiration. Le vice-roi de Corse, sir Gilbert Elliot (1751-1814), dit de lui qu’il est expert en commerce maritime8 et Jacques-François Siméon de Buochberg (1765- ?), officier suisse à la solde de Pascal Paoli puis maire de Corte, le surnomme « le riche d’Ajaccio9 ». Certains ont fortune plus modeste, mais réussissent néanmoins à tirer leurs familles hors des classes les plus populaires, à l’exemple des Levie, Conti, Po, Tavera, Barberi… D’autres, en revanche, n’ont pas la même chance et leur labeur est bien plus dur puisqu’ils alternent pêche et élevage. De cette double activité, il ne reste qu’une expression : i pesci-porchi10 signifiant « l’estate : pesciu, l’invernu : porcu11 ». De plus, les origines ethniques variées de pêcheurs et le brassage de populations ainsi engendré ont donné naissance à un idiome spécifique forgé autour des activités de la mer12 et appelé aghjaccinu ritaghjolu13. Le 23 nivôse an IX (17 janvier 1801), un arrêté consulaire proclame qu’une compagnie de pêche au corail sera basée à Ajaccio (article 6). Cette compagnie aura pour obligation de créer une manufacture de corail 6. Ibid., p. 39.

(article 7) et un lazaret devra y être construit (article 10). D’ailleurs, le corail porte beau jusqu’à

7. Paul Lucchini, 2005, p. 39.

la Malmaison : « À la cour consulaire de la Malmaison, le corail était en grande vogue : tout le

8. Emma Eleanor Elizabeth ElliotMurray-Kynynmound, 1874, p. 302.

monde l’aimait – la signora Letizia et ses filles, en vraies ajacciennes – la brune Joséphine […],

9. Siméon de Buochberg, 1940, p. 101.

Napoléon lui-même dont le jeu d’échecs était de corail […]14. » Les événements malheureux

10. Poissons-cochons.

survenus à Bône en 1816 sonneront le glas progressif de la pêche au corail. En effet, l’annu di

11. Paul Lucchini, 2005, p. 41. L’expression signifie : « L’été : poisson, l’hiver : cochon.»

a disgrazia (l’année du malheur) fut marquée par la mort de quinze marins ajacciens15.

12. Roger Miniconi, 2004, p. 8-10.

De cette glorieuse époque de la pêche à l’or rouge, il ne reste quasiment rien sinon une maison

13. « L’Ajaccien des pécheurs. »

symbole de la réussite que pouvaient représenter les activités corallifères et maritimes en

14. François-Xavier Forcioli-Conti, 1897, p. 371.

général. Cette demeure, construite entre 1760 et 1770, dans le quartier populaire du Borgu,

15. Paul Lucchini, 2005, p. 50.

était celle d’Angelo Montepagano. Il l’avait fait construire avec loggia et vue plongeante sur

16. Xavier Versini, 1993, p. 126.

l’anse de San Rocco sul mare où ses bateaux étaient parqués16.

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Anonyme – Nostra Signora dei naviganti Ajaccio, Palais Fesch – musée des Beaux-Arts – Cat. 152

Bien qu’en 1897, le comte Forcioli-Conti écrive : « […] sur les plages du golfe d’Ajaccio […] la rive sablonneuse apparaît bordée d’un large liseré rose aux gracieuses ondulations. De près, c’est une fine couche, menus débris de productions maritimes, roses et rouges pour la plupart17 », le crépuscule des corailleurs a sonné depuis bien longtemps déjà. Cependant, il n’en est pas de même pour la pêche traditionnelle qui connaît une activité croissante eu égard au développement de la population, à tel point que les pouvoirs municipaux décident de l’agrandissement du marché aux poissons, sur le port, à la fin du XIXe siècle. Le 25 octobre 1891, le maire, Joseph Pugliesi, publie un avis d’adjudication au rabais pour la reconstruction et le nouvel aménagement du marché aux poissons. Le 14 novembre de la même année, le préfet Jacques-Marcel Bonnefoy-Sibour prend un arrêté autorisant la cession du terrain pour les travaux relatifs audit marché. Enfin, par délibération du conseil municipal en date du 14 octobre 1892, le marché de construction est accordé, pour la somme de 36 369,72 francs, à l’entrepreneur Patrice Spinosi18.

Le culte des gens de la mer En pleine période de souffle baroque sur la Corse, la ville d’Ajaccio n’échappe pas à la prolifération d’édifices religieux. Pourtant, le patrimoine matériel lié au culte de la mer reste curieusement pauvre. Si l’on excepte l’église Saint-Érasme, bâtie au début du XVIIe siècle mais placée sous le vocable du protecteur des marins seulement deux cents ans plus tard, il existe fort peu de signes de dévotion maritime. Cependant, en la cathédrale Notre-Dame-de-l’Assomption, une chapelle est consacrée, le 9 mars 1746, à Nostra Signora dei Naviganti et porte l’inscription : « In mare irrato, in horrida procella, invoco te, nostra benigna stella19. » À l’origine, elle était décorée d’un tableau éponyme20, « ouvrage de bonne école […] a reçu quelques outrages d’un barbouilleur ambulant21 », représentant Nostra Signora dei Naviganti entourée de saint Érasme et saint Euphrase surplombant le golfe d’Ajaccio. Cette chapelle constituait le seul lieu de piété destiné aux marins à l’intérieur des remparts de la ville et était décorée d’ex-voto faits de branches de corail. De plus, avant chaque départ en mer, les pêcheurs protégeaient leurs corallines en y plaçant une statuette de la Vierge. Si la foi des gens de la mer passe par l’érection de temples, elle s’assortit également de la 17. François-Xavier Forcioli-Conti, 1897, p. 321. 18. Ajaccio, Archives départementales de la Corse-du-Sud, Agrandissement du marché aux poissons, cote 004 / M / 8, liasse 11, fol. n.n. 19. « Au milieu de la mer courroucée, d’une tempête furieuse, je vous invoque, ô ma bonne étoile.» 20. Cette œuvre intitulée Nostra Signora dei Naviganti (huile sur toile, 220 x 110 cm) est aujourd’hui conservée dans les réserves du palais Fesch-musée des Beaux-Arts.

création de confréries. Fondée en 1599, la cunfraterna San Rocco e San Bastiano est rattachée, en 1613, à l’oratoire San Rocco sul Mare bâti dans le Borgu, là où vivent de nombreux marins. Ainsi, la confrérie compte, en 1772, huit cents matelots22. Mais le véritable attachement de l’oratoire à l’histoire maritime d’Ajaccio est davantage lié à la légende des Sette nave. D’origine inconnue, ce mythe relate l’anecdote d’une poignée de pêcheurs tirant leurs filets au pied de San Rocco. Les malheureux aperçoivent soudain sept navires de pirates au large de la presqu’île de l’Isolella. Affolés, ils donnent l’alerte et secours est demandé à la statue de San Rocco qui est alors sortie de son oratoire pour être posée sur la grève. À force de prières, les navires finissent par disparaître, laissant, à leur place, sept rochers appelés depuis i sette nave.

21. Alex Arman, 1844, p. 27. 22. Pascal-Pierre Santini, 1983, p. 90-91.

Cette confrérie a disparu, mais, au début du XIXe siècle, une autre lui a succédé. Le 14 août

23. L’église a été rendue au culte le 18 juin 1815 et confiée pour l’occasion à la confrérie des marins.

1812, dans l’ancienne église Saint-Ignace qui, pour l’occasion, est vouée à saint Érasme, est consacrée la nouvelle confrérie des marins pêcheurs dont la fête sera célébrée tous les 2 juin23.

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