Mémoire de master - Aimeric Gauzelin - 2022

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récits d’une heureuse quotidienneté

Aimeric Gauzelin mémoire de master

Jacques TATI, « Observer », dans Atlas of places [En ligne], octobre 2020. Extraits de l’entretien « Un comique de vocation » avec Jacques TATI par Claude-Jean PHILIPPE, 17 avril 1977.

« Les gens prennent pas le temps d’observer […] Moi je vois dans Playtime, très souvent, ce sont les gosses de 13 à 14 ans qui ont raconté le film aux parents. Je crois que, pris dans cette compétition, de cette vie moderne, qui est intense, qui est la nôtre, les gens qui sont dans ce qu’ on peut appeler "dans le bain" », n’ ont plus le temps d’ observer ».

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Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Strasbourg UEM 212 A05_Art, son, philosophie et environnement urbain 2021-2022

DU PROCHE AU LOINTAIN le marché comme espace voyagé récits d’une heureuse quotidienneté

Aimeric Gauzelin mémoire de master

Sous la direction d’Alexandra Pignol-Mroczkowski et Mathieu Tremblin 3

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Avertissement au lecteur Ce mémoire de recherche porte sur les notions de marché alimentaire, de quotidien, de voyage, d'observation. La démarche articule des récits de voyage ayant lieu au sein de l'espace du marché alimentaire. Le lecteur se voit être le spectateur d'un marché raconté. Le présent mémoire se structure sous la forme d'une représentation théâtrale pour connecter ces récits et leur donner une cohérence tout au long de la recherche.

Trois actes s'enchainent, ils correspondent aux trois grandes parties structurant la démarche. Ces trois actes se découpent eux-mêmes en scènes, dont titres et sous-titres se rapportent à ce champ lexical. Le sens de ces termes est sémantiquement détourné et a pour but de filer le récit.

Par exemple, le terme « entrée du public » désigne l'avant-propos.

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Avertissement au lecteur Entrée du public Lever de rideau

5 9 11

Premier acte

Un voyage au marché alimentaire Scène 1

Entre ennui d'ici et envie d'ailleurs

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Le quotidien, l’habitude, et l’ennui d'ici Un désir de voyage, observer l’ailleurs Redéfinir le voyage, observer le proche

Scène 2

Le marché alimentaire comme destination

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L'espace public et la rencontre de l'étranger L'aliment, matérialisation de l'étrangeté Le marché, ambiance urbaine

Deuxième acte

Du tout au particulier, observer le marché Scène 1

Le marché visité, synthèse du foisonnement

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Observer et décrire le foisonnement D’un pas pressé, le marché survolé

Scène 2

Lire le marché dans ses détails Une observation obsessionnelle Flâner au marché : trouver l'autre et se trouver soi Du quotidien au récit de voyage

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Troisième acte

Trois récits d'un voyage au marché Scène 1

Le contenant comme appel au voyage

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Une typologie de contenants Un atlas de bagages comme appel au voyage

Scène 2

Une chorégraphie du marché

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Un marché comme scène urbaine L'allée : avant-scène et arrière-scène Des étals entre cour et jardin, les coulisses du marché et la façade

Scène 3

Après le marché : du déchet à un récit reconstruit

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À la portée du toucher : l’expérience du déchet Reconstruire le marché : un récit de voyage renouvelé

Baisser de rideau Remerciements Bibliographie

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Entrée du public Le sujet de ce mémoire s’est formulé en hiver 2020, après les deux confinements mis en place par l’État français pour lutter contre la pandémie de coronavirus. Cette crise impacte nos modes de vie de manière historique.

Pour limiter la propagation du virus, les restrictions liées à la liberté de circulation se caractérisent par des dispositifs drastiques, à commencer par une attestation de déplacement qui limite les sorties à l’échelle du kilomètre dès mars 2020. Par la suite, une liste d’activités « non-essentielles1 » resserre le quotidien sur les activités de production et d’apprentissage, excluant les activités de loisir comme les musées, les bibliothèques ou les cinémas.

Si les déplacements dans les espaces quotidiens clos sont mis à mal, il est certain que le voyage n’ est dès lors plus une priorité pour les autorités sanitaires, allant jusqu'à son interdiction, qu’il se déroule à l’intérieur des frontières nationales ou à l’étranger. Malgré les incertitudes liées aux annonces sporadiques du gouvernement, les français souhaitent toujours partir, avec un « net regain d’envie de vacances » courant le mois de juillet 20202. C’est alors « près de chez eux, pour peu de temps » que les français se résignent à voyager.

Le déploiement massif des premiers vaccins contre le coronavirus au premier semestre 2021 semble sonner le retour à une « vie normale3 » : voyager est à nouveau possible malgré des contrôles sévères selon les États. La situation se dégrade à nouveau et dès août 20214 un passe sanitaire est nécessaire pour voyager. Même si le voyage reste en théorie possible, l'incertitude vis-à-vis des annonces gouvernementales, les difficultés de planification d'un séjour ainsi que l'incitation vaccinale dissuadent.

1. Arrêté du 15 mars 2020 complétant l'arrêté du 14 mars 2020 portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus de l'épidémie covid-19, Art. 1. - I. 2. Clément GUILLOU, « Tourisme : avec le coronavirus, un été placé sous le sceau de l’imprévu pour les Français », dans Le Monde [en ligne], publié le 17 juillet 2020 à 04h46, mis à jour le 17 juillet 2020 à 13h59.

3. Juliette DEMEY, « Coronavirus : la vie normale, c'est pour quand ? », dans Le Journal du dimanche [en ligne], publié le 24 janvier 2021 à 11h00.

4. Site internet du gouvernement français, « info-coronavirus ».

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Même si les loisirs et le voyage se voient compliqués par les mesures visant à limiter la propagation du virus, les lieux liés à des besoins vitaux se trouvent à l'inverse peu impactés. En mars 2020, une liste d' « activités essentielles1 » décrète un ensemble de lieux qui pourront rester pratiquables sans limitation. C'est notamment le cas des espaces liés à l'alimentation tels que les boulangeries, superettes, supermarchés et les marchés alimentaires de plein air. En tant que mode d’approvisionnement traditionnel ancré dans la vie de nombreux français, les marchés alimentaires bénéficient d’une ouverture quasi constante2. Laissés accessibles suite aux annonces du 22 mars 2020, puis interdits par le gouvernement et finalement rouverts progressivement dès le lundi 30 mars 2020, ils restent un lieu privilégié de pratiques sociales locales. Commerçants et acheteurs s'accordent pour définir le marché alimentaire comme un « besoin3 », un lieu convivial permettant de limiter l'impact de l'isolement imposé par le confinement et de retrouver un semblant de lien social.

L'exemple du marché alimentaire nous montre que la crise sanitaire nous a confronté et nous confronte encore en ce début d'année 2022 à un rétrécissement de notre vie quotienne à l'échelle du local. Face à l’incertitude d’un contexte de crise, que devient le statut du voyage ? Comment composer avec nos lieux de vie proches ? Dans le premier épisode de sa chronique vidéo4 réalisée pendant le confinement de mars 2020, le géographe français Michel Lussault affirme : « Comme vous, me voilà réduit à rester chez moi.

Faisons contre mauvaise fortune bon cœur et profitons de ce moment pour réfléchir à ce qui nous arrive5 ».

1. Raphaël EBENSTEIN, « Coronavirus : c'est quoi, un secteur économique "essentiel" ? », dans France Info [en ligne], publié le 18 mars 2020 à 16h09.

2. AFP, « Coronavirus : un quart des marchés alimentaires vont rouvrir cette semaine en France », dans France Info, publié le 30 mars 2020 à 19h08, mis à jour le 30 mars 2020 à 19h14.

3. France 3 Hauts-de-France, « Coronavirus - Valenciennes : sur une place déserte, le bol d'air des quelques clients du marché », mis en ligne le 18 mars 2020, 1,47 minutes.

4. Michel LUSSAULT, Chroniques de géo’virale, Deux-Cent-Cinq, Villeurbanne, 2020, p. 17.

5. Lussault déclare ceci dans sa première chronique vidéo de « géo’virale » le 23 mars 2020.

Sa notion de « chez-soi » est littérale et se cantonne au logement, néanmoins nous étendons cette définition en incluant l’espace urbain en plein air dont les marchés alimentaires, toujours praticables en mars 2020 sur présentation d’une attestation de dérogation.

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Lever de rideau Ce mémoire en architecture de cycle master se développe dans le champ de recherche « Art, son, philosophie et environnement urbain », encadré par Alexandra Pignol-Mroczkowski et Mathieu Tremblin, respectivement Docteure en philosophie et Docteur en arts visuels.

Cette démarche initiée en octobre 2020 et achevée en janvier 2022 tient pour sujet d’étude les lieux qui font partie de notre quotidien, que l’on parcourt sans plus y penser et sans les remettre en doute. Dans les pages qui suivent, le lecteur est amené à porter un regard nouveau sur les espaces qui l’entourent, à observer davantage les lieux qu’il croit connaître. Pour ce faire, deux idées et une méthode nous guideront dans cette recherche : - les envies de voyage et la soif de découverte qui sommeillent en chacun et que l’on pense le plus souvent trouver ailleurs, loin de chez soi.

- le marché alimentaire en tant que lieu quotidien et accessible, qui met en relation les Hommes et la nécessité de se nourrir. Il est aussi un espace où la profusion éveille les sens et l’imaginaire.

- pour nous guider dans cette démarche, nous découvrirons le marché par l'observation des choses et des processus que l’on pourrait juger insignifiants au premier regard, mais aussi du point de vue des déplacements des corps dans l’espace et de l’attention aux détails.

Les notions de voyage et de marché alimentaire ne sont pas étrangères l'une à l'autre. L'Asie du Sud-Est, l’Amérique du Sud, le Maghreb ainsi que l’Afrique subsaharienne pour ne citer que quelques régions du monde, ont développé un univers marchand qui s'est ancré dans l'imaginaire collectif européen.

La Route de la soie1 en activité de l'antiquité jusqu'au XVe siècle relie Rome à la Chine et transite par l'Asie Centrale. La Route des épices2 arabo-vénitienne dès le XIIIe siècle relie les civilisations d'Extrême-Orient et d'Occident.

1. Michel BRUNEAU, « La relation continentale eurasiatique dans la longue durée : de la "Route de la Soie" aux "nouvelles Routes de la soie" et aux "corridors" », dans Bulletin de l’association de géographes français, n°96, 2019.

2. Larousse en ligne, La prépondérance arabo-vénitienne sur la page « route des épices ».

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Ces voyages commerciaux nourrissent des récits de voyage témoignant d'un partage de cultures et d'idées, motivé par le transit de marchandises (cf. fig.1 p. 13 ci-contre). Notre recherche ne porte pas sur ces marchés étrangers et rêvés, elle se concentre au contraire sur les marchés de coin de rue, de place de village, empreints de proximité. Existe-t-il un lien entre marché quotidien et voyage ? On pourra de prime abord être supris par ce rapprochement, comme si l'ailleurs n'était pas le seul chemin amenant au dépaysement, et que d'ici, des lieux les plus familiers qui soient, puisse émerger un sentiment de voyage. Nous croyons connaître le marché alimentaire car il nous est familier.

Sa présence intermittente un jour par semaine et sa constance dans le temps (nos grands-parents et arrières grands-parents le pratiquaient déjà avant nous) nous emplissent du sentiment que le marché a toujours été.

Même l'individu n'ayant jamais mis les pieds sur un marché de place de village est capable d'en visualiser la forme globale, les produits échangés, les ambiances, et y trouverait difficilement du mystère. L'existence du marché, éprouvée et stabilisée1 au sein de notre culture occidentale, n'en fait pas un objet de réflexion tout désigné.

Bien sûr, nous n'affirmons pas ici que le marché est un lieu méprisé, délaissé car traditionnel. Au contraire, c'est son attractivité qui le rend toujours apprécié et pratiqué. Il est un lieu où il est bon de se rendre, de flâner, de faire ses achats au milieu de couleurs, de formes, d'odeurs. Le marché se développe également au cours du temps : même s'il ne se modifie pas radicalement d'une semaine à l'autre, il est le lieu de micro-changements : saisonnalité des produits, nouveaux commerçants. Il est l'occasion de discuter, de s'arrêter pour un temps, puis de reprendre son chemin, d'un étal à un autre. Cependant, le marché se pose comme une évidence car il paraît superflu d'exprimer pourquoi il est plaisant d'y être. Une observation du marché nous exliquerait son pourquoi, dépasserait le filtre de l'évidence pour en donner une seconde lecture. Les démarches des acheteurs, les criées des vendeurs, les objets et outils non comestibles, les invendus, la dégradation des aliments, l'humour voir l'autodérision ; cette richesse exprimable par une lecture attentive semble dépasser l'idée commune d'un marché évident et embrasser au contraire une certaine complexité.

1. Guy-Patrick AZÉMAR, Michèle de LA PRADELLE, « Une histoire de marché », dans Les Annales de la recherche urbaine, n°12, 1981.

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Légende1

[Fig.1] Miniature issue du Livre des merveilles du monde de Marco POLO et Rustichello DE PISE, XVe siècle.

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Ce mémoire est l'occasion de formaliser les sensations éprouvées au marché.

Il s'agit de mettre en fonctionnement notre observation, de rendre conscients les processus qui nous font apparaître le marché comme tel. Découvrons, redécouvrons ce marché que certains pratiquent de manière occasionnelle et que d'autres cotoîent depuis l’enfance. Adoptons un regard neuf, détachonsnous d'une vision empreinte de clichés et d'évidence, comme si nous y mettions les pieds pour la toute première fois.

Cet abandon de l'évidence du quotidien et du pré-conçu pour adopter un processus d'observation nous amènera à formaliser un voyage au marché alimentaire. Bien qu'incomparable à un déplacement physique dans une contrée lointaine, la pratique du marché n'en est pas moins un décalage psychologique. De la même manière que la Route des épices a favorisé une porosité des cultures et sûrement permis à de nombreux explorateurs un décentrement culturel, la pratique du marché est aussi décentrement vis-àvis de nos schémas de pensée habituels car elle nous met au contact de l'autre.

Ainsi le marché se fait l'outil d'un voyage lointain au travers du proche.

Des récits, un récit : une méthode subjective [Pour simplifier l'explication de la méthode ce paragraphe est écrit à la première personne et non plus à la troisième personne] L'acte d'observation et sa retranscription occupent une place prépondérante dans cette recherche. De la même manière qu'un voyage commence par le choix d'une destination, le point de départ a été de définir des cas concrets.

Choisir des lieux que je cotoie a été la manière la plus intuitive de traîter de la question du quotidien. La réflexion s'appuie sur deux marchés : celui de la Place Broglie à Strasbourg et celui des Halles à Mulhouse. Ils sont tous deux situés dans des villes liées à mes études et à mes lieux de résidence.

Par ce choix géographique, je pars du postulat que la quotidienneté de la plupart d’entre nous est circonscrite à l’échelle de sa région d’habitation, de son lieu d'étude ou de travail, et finalement de son logement. Ces deux marchés seront analysés en parallèle, parfois mis en regard. Ils ne seront pas décrits de manière complète et objective, mais seront des fragments permettant de déployer la problématique sous différents angles de vue.

Ce mémoire est une synthèse ce qui fait un marché alimentaire, il ne prétend pas décrire tous les aspects d'un marché situé dans un lieu précis mais plutôt

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de raconter un récit basé sur ma propre expérience. Ainsi, cette recherche contient une part d'imagination et de spéculation.

Ces analyses personnelles reposent sur des supports écrits ainsi que sur des photographies. Ces deux supports sont mis en regard et permettent de représenter le marché en partant d'une vision globale jusque dans ses détails.

Néanmoins ces modes d'analyse sont imparfaits dans le sens où l'attention a tendance à opérer une sélection : un mot ou une photographie dépendent de ce que les sens captent dans l'instant. Le voyage repose sur une succession de sensations. Dans cette recherche, cette succession se fera par la marche, par un arpentage des deux marchés patiqués. Un pas rapide nous donnera un récit synthétique, quand des arrêts et des ralentissements nous en donneront une autre vision.

L'avertissement au lecteur précise en introduction l'organisation du mémoire sous la forme d'une représentation théâtrale. Le voyage est un processus actif : même dans le cas du voyage dans un marché de proximité, le déplacement physique est réel, nécessitant la marche et la déambulation. Il s'agit d'une part de savoir comment articuler la mise en route du corps et l'expression des sensations par le verbe, et d'autre part de trouver comment raconter au lecteur ces récits de voyage de manière cohérente, en les regroupant en un plus grand récit qui devient le plan du mémoire. La pièce de théâtre me sembe pouvoir retranscrire cette idée. Une pièce de théâtre dispose un récit tout en interrogeant le spectateur sur des sujets qui le concernent, de même ce récit d'un voyage au marché vise à questionner notre rapport à l'évidence du quotidien.

La métaphore des arts de la scène renvoie aussi, nous le verrons, à la disposition même du marché dans la ville et aux interactions entre acheteurs et vendeurs. Ainsi la scène nous apporte le vocabulaire nécessaire au décryptage de l'évidence, le marché devient en quelque sorte un théâtre urbain. Certaines règles permettent au lecteur de situer le déroulement de ce récit mis en scène. Celles-ci sont tirées du théâtre classique1 pour simplifier la compréhension du lecteur, en adoptant un schéma simple à comprendre :

1. « qu’en un lieu, en un jour, un seul fait accompli tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli. », dans Nicolas BOILEAU, L'Art poétique de Boileau-Despréaux, Denys Thierry, Paris, 1674.

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- il s’inscrit dans une unité d’action1 : les actes et scènes s’enchaînent dans l'ordre dans lequel s'est déroulée la recherche au cours des mois.

- il s’inscrit dans une unité de lieu2 : la recherche se déroule dans l’espace du marché alimentaire. De même qu'au théâtre deux scènes peuvent se dérouler dans deux pièces différentes pourvu qu'elles fassent partie de la même maison, ici les deux marchés alimentaires choisis sont situés en deux lieux différents mais ont des caractéristiques communes.

- le mémoire prend des libertés vis-à-vis de l’unité de temps3 : la réflexion ne se développe pas sur les traditionnelles vingt-quatre heures énoncées par le théâtre classique4. Les différents récits composant les scènes s'écartent dans le temps de parfois plusieurs semaines, couvrant la période 2020-2022.

Une approche par plusieurs axes de recherche Ces récits de voyage dans l'espace du marché alimentaire articulent la trame du mémoire de recherche. Ces méthodes intuitives permettent d'aborder le marché dans son caractère quotidien, mais il s'agit de ne pas rester dans une superficialité et d'ancrer ces intuitions dans le champ de connaissances pré-existant. La quotidienneté, le voyage, le marché, l'approche sensible par la marche sont des notions déjà référencées.

La tension du quotidien entre théorisation et inscription dans l'évidence se fera de deux manières. D'une part, la philosophie du quotidien dans son aspect phénoménologique nous permet de poser un cadre théorique aux notion d'« ici » et d'« ailleurs » ainsi qu'à la place des espaces publics dans le quotidien. Nous nous référerons principalement à l'ouvrage « L’invention du quotidien » du philosophe Michel de Certeau ainsi qu'à « La découverte du quotidien » du philosophe Bruce Bégout.

Concernant le voyage, nous retiendrons principalement « Comment parler des lieux où l'on n'a pas été » du philosophe français Pierre Bayard et « Le Tour du monde en 80 jours » de Jules Verne pour l'importance qu'ils accordent à la notion d'observation.

1. Ibid.

2. Ibid.

3. Ibid.

4. Ibid.

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Concernant le marché alimentaire, des ouvrages reposant sur une decription de ses composantes nous permettront de préciser son statut dans l'espace urbain ainsi que ses mécaniques d'échanges. Nous emploierons l'ouvrage sociologique « Quand la place devient publique » de Joëlle Zask ainsi que le roman naturaliste « le Ventre de Paris » d'Emile Zola.

Nous approcherons l'arpentage de l'espace public par la déambulation en nous basant sur les publications du Centre de Recherche sur l’Espace Sonore & l’Environnement urbain de Grenoble, avec « Éléments pour une théorie des ambiances architecturales et urbaines » de Jean-François Augoyard.

D'autre part le quotidien sera compris d'un point de vue très ancré dans la réalité jusqu'à l'absurdité avec l'ouvrage « Tentative d'épuisement d'un lieu parisien » de l'écrivain Georges Perec.

Le cinéma de la Nouvelle Vague mettra en perspective l'observation sensible et la subjectivité du filmeur dans l'espace public, avec « L'opéra-Mouffe » de la cinéaste Agnès Varda.

Concernant les récits de voyage, la littérature nous apporte de nombreuses clés de lecture. La notion de récit sera introduite et complétée par la philosophie de Paul Ricoeur.

L’ objectif de cette diversité dans les références est d’amener à une perméabilité des points de vue, de créer des connexions à priori incongrues, de manière à donner à voir le récit de voyage multiple et potentiel qu’ est le marché.

Dans cette recherche, nous tenterons de répondre à la question : pourquoi le marché alimentaire, théâtre de la quotidienneté, permet-il de constituer le récit d’un voyage nourri par une multiplicité de spatialités et rythmes ?

Dans le premier acte, nous verrons pourquoi le marché alimentaire constitue un support d’expression du quotidien, permettant de reconsidérer notre rapport à nos lieux de vie proches et de requestionner la notion de voyage.

Nous y aborderons également le foisonnement du marché, le statut de l'aliment et la co-présence des individualités dans l'espace du marché.

Dans le deuxième acte, nous nous pencherons sur les méthodes d’observation de l'ambiance du marché alimentaire par la description. Nous tenterons de l'observer dans sa globalité puis dans ses détails.

Dans le troisième acte, nous élaborerons trois récits mettant en exergue un marché multiple aux perceptions renouvelées.

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Objectifs de la recherche Ce mémoire de recherche vise à atteindre les objectifs listés ci-après sans prétendre à une analyse exhaustive. En particulier, la recherche : - s'appuie sur certaines notions sociologiques mais n'est pas une liste des usages du marché ou une enquête démographique.

- est une analyse qualitative et non quantitative. La problématique se centre sur une analyse du marché, les notions de temps et d’ espace ne sont pas mesurées d’un point de vue objectif, mais déformées par la subjectivité de l’ expérience sensible. Le marché ne peut pas être réduit à ses qualités mesurables, mais nécessite une approche subjective pour être pleinement appréhendé.

- est une analyse qui ne s'intéresse pas à la dimension esthétique du marché.

Il s’agit de montrer en quoi la beauté visuelle et auditive du marché mais aussi ses irrégularités participent du même ordre à son expérience sensible.

- cherche à recentrer l'attention sur le proche, sans être un manifeste pour le recentrement systématique sur le proche. Il ne s’agit pas de dénigrer l’intérêt de la découverte du lointain ou de marchés étrangers.

- s'appuie sur une méthode de recherche subjective et personnelle, mais ne cherche pas à adopter un ton autobiographique.

Quelques indications de mise en forme - notre sujet porte sur le marché alimentaire, ainsi cette appellation apparaît fréquemment dans le texte. Néanmoins la formulation est longue. Ainsi, par souci de simplification et de fluidité de lecture, le terme de « marché » sera fréquemment substitué à « marché alimentaire ».

- ce mémoire fait appel à un certain nombre de références dont les thèmes font déjà l’objet d’un corpus d’ouvrages ; le lecteur trouvera ces références et citations en notes de bas de page.

- le lecteur remarquera que la mise en page repose sur une alternance entre des pages à fond de couleur blanche et des pages à fond de couleur verte.

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Ceci permet de faire la distintion entre les citations d'auteurs et les productions personnelles, afin d'éviter toute confusion. Ci-dessous, deux exemples de mise en page à propos de la distinction entre texte et image.

Textes

1.

2.

1.

2.

1. Textes cités Inclus dans ou en-dessous du corps de texte Légende en pied de page

2. Textes personnels Détachés du corps de texte sur une page colorée Légende en en-tête

Images

1. Images citées Détachées du corps de texte sur une page blanche Légende en pied de page

2. Images personnelles Détachées du corps de texte sur une page colorée Légende en en-tête

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Premier acte Un voyage au marché alimentaire

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Scène 1

Entre ennui d'ici et envie d'ailleurs Le quotidien, l’habitude, et l’ennui d'ici « Le quotidien, c'est ce qui nous est donné chaque jour (ou nous vient en partage), ce qui nous presse chaque jour, et même nous opprime, car il y a une oppression du présent. Chaque matin, ce que nous reprenons en charge, au réveil, c'est le poids de la vie, la difficulté de vivre, ou de vivre dans telle et telle condition, avec telle fatigue, tel désir. Le quotidien, c'est ce qui nous tient intimement, de l'intérieur1 ».

Michel de Certeau, philosophe français, dans l'ouverture du second tome de « L'invention du quotidien » en donne ici une définition. Une définition simple à saisir : le quotidien encadre chaque instant, chaque acte de notre vie. Il est à la fois ce qui nous élève, mais aussi ce qui pèse sur nos épaules.

Cette définition prend une tournure plus complexe quand on réalise qu'elle n'exclut presque rien : elle nous dit que le quotidien est présent dans chaque seconde de notre existence, quels que soient nos conditions de vie ou notre état d'esprit. Or, le propre d'une définition est de déterminer les bords et les limites d'un concept donné. Définir un concept, c'est l'extirper d'un ensemble plus large en l'explicitant par une sélection de mots. La définition que donne De Certeau nous montre que le quotidien ne peut se définir à partir d'un ensemble plus large : il est l'ensemble le plus grand auquel on ait accès.

Le quotidien, qui nous régule et nous accompagne, se suffit dès lors à luimême.

Le philosophe Bruce Bégout vient quelque peu nuancer le propos de De Certeau : « Le quotidien, c’ est en quelque sorte la vie nue, le simple fait de vivre qui n'a besoin d'aucune justification philosophique2 ».

1. Michel de CERTEAU, L’invention du quotidien, vol. 2 « Habiter, cuisiner », Folio Essais, Paris, 1994, p. 11.

2. Bruce BÉGOUT, La découverte du quotidien, Pluriel, Paris, 2018, p. 59.

Voir également ces ouvrages quant au quotidien : - Barbara FORMIS, Esthétique de la vie ordinaire, Presses universitaires de France, Paris, 2010.

- Nicolas GRIMALDI, Traité de la banalité, Presses universitaires de France, Paris, 2005.

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Le quotidien, en plus d'être l'ensemble de ce à quoi nous avons accès, semble étrangement se composer d'un certain vide. Cette ambivalence entre quotidien qui nous emplit par le poids et quotidien qui nous vide est à chercher dans la notion d'habitude : « [Le quotidien est] ce qui se produit dans la vie muette et irréfléchie des activités ordinaires1 ». L'habitude, ce sont les différents mécanismes cycliques qui se mettent en place non seulement au sein du quotidien, mais à cause de celui-ci. L'habitude s'acquiert, nous sature, nous encadre dans un schéma de pensée, juqu'à nous vider de toute réflexion visà-vis de l'habitude elle-même. Agir par habitude, c’est agir machinalement2.

Elle estompe les motivations originelles de nos actions jusqu'à l'anesthésie.

Sous couvert de l'habitude, notre capacité d’étonnement s’amenuise : « le monde quotidien est le monde de l’ oubli ; non pas de l’ oubli de telle ou telle chose, car, justement la spécificité du quotidien est que, constitué par l’habitude et la répétition, il n’ oublie rien ; mais l’ oubli de soi, l’ oubli des opérations mentales et sociales qui l’ ont institué comme tel et qui, insidieusement, se cachent dans leurs conséquences : les actes et les faits quotidiens3 ». Ainsi le quotidien nous mène à l'impossibilité d'atteindre ce qui se trouve en son dehors.

Aucun de nous n'est aveugle à cette anesthésie du quotidien. Nous nous savons malgré-nous pris dans un rythme entre travail, vie de famille, liens amicaux et impératifs sociaux. Nous souhaitons voir des évènements briser cette trame du quotidien, de manière à échapper pour un temps à cet ennui du quotidien. Cet ennui n'est pas de l'ordre de l'absence, nos emplois du temps sont bien assez remplis pour ne laisser aucun temps mort.

Cet ennui est plutôt de l'ordre d'une lassitude vis-à-vis du cycle quotidien, d'une envie de faire varier ce rythme, de le moduler, voire de s'en échapper complètement. Mais entre prendre conscience des limites du quotidien et agir sur celles-ci, que faire ? Pour retrouver notre capacité d'étonnement, il faudrait se rendre ailleurs, en-dehors du quotidien : « Nous devons tout d’abord quitter le monde de la vie et son évidence naturelle pour pouvoir ensuite le saisir comme tel. Toute pensée du quotidien suppose une certaine prise de distance4 ».

1. BÉGOUT, La découverte du quotidien, p. 57.

2. Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, 4e définition pour « habitude ».

3. BÉGOUT, La découverte du quotidien, op. cit., p. 69.

4. Ibid., p. 70.

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Un désir de voyage, observer l’ailleurs Cette prise de distance vis-à-vis du quotidien et ce désir de sortir de notre routine supposent un changement radical : « Le quotidien ne se révèle comme tel que si on l’ oppose à ce qu’il n’ est pas et qui, par contraste, le distingue1 ».

Il semble qu'un éloignement du corps constitue le moyen le plus simple d’ échapper au quotidien : il s'éloigne à une distance mesurable, qui se compte en dizaines, centaines ou milliers de kilomètres. L'esprit suit le corps dans son voyage, et s'acclimate à cet endroit habité pour un temps. Le notion de voyage est complexe, nous ne pouvons en donner ici que quelques idées2.

Le voyage recouvre un grand nombre de causes historiques et sociales.

Il s'agit de baliser notre définition du voyage qui introduit cette recherche.

Entendons que ce voyage touristique3 entrepris hors du quotidien est choisi : il se déroule, dans notre contexte européen, sur une période de vacances visà-vis de l'activité de travail, ou en tout cas en s'intercalant entre des activités qui marquent le quotidien. La distance dans laquelle s'inscrit ce voyage importe peu, du moment où l'endroit se détache fortement de nos habitudes.

Ce voyage dans l'ailleurs consiste à vouloir vivre pour un temps dans une autre quotidienneté, celle du pays visité. En effet, si l'on voyageait pour trouver un quotidien radicalement proche du sien, quel en serait l'objectif ?

Ainsi le voyage s'accompagne d'un désir premier, presque d'un rêve ou d'une idéalisation de l'ailleurs. En ce sens, Baudelaire décrit le voyage comme une idylle4 : « Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons, De leur fatalité jamais ils ne s’ écartent, Et sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !

Ceux-là, dont les désirs ont la forme des nues, Et qui rêvent, ainsi qu’un conscrit le canon, De vastes voluptés, changeantes, inconnues, Et dont l’esprit humain n’a jamais su le nom ! » 1. Ibid., p. 75.

2. Jean-Louis CHEVREAU, Philosophie du voyage, Institut Municipal d'Angers, 2009.

3. Ibid., p. 59.

4. Charles BAUDELAIRE, extrait de la 1re partie du poème « Le voyage » dans Les fleurs du mal, Gallimard, Paris, 2021.

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Une fois l'envie et le choix de voyager établis, comment les mettre à profit ?

S'il vise à nous amener vers un mieux, le voyage n'est sûrement pas un acte passif. Se distancier du quotidien nécessite peut-être une méthode. En effet, ce n'est pas tout de s'abreuver du dépaysement, il ne suffit pas de survoler le pays visité, ses étrangetés, ses coutumes et son esthétisme. La prise de distance vis-à-vis de son quotidien nécessite pour le voyageur de savoir en quoi cette prise de distance se fait. Ainsi il doit mettre en marche son attention et une observation attentive du lieu visité. Observer demande de sélectionner l’ objet de notre attention et d’ occulter le reste pour un moment.

Ainsi la conscience se pose sur un objet déterminé pour mieux l'appréhender.

Par des observations successives et réfléchies, le voyageur est plus apte à faire acte de son dépaysement.

Quand l'observation s'étire dans le temps, elle se transforme en contemplation.

Le Voyageur du peintre prussien Caspar David Friedrich (cf. fig.2 p. 27 ci-contre), un homme en vêtement de ville scrutant depuis un pic rocheux une mer cotonneuse s’ étirant jusqu’à l’horizon, semble témoigner par sa pose et son attitude d’un état d'harmonie avec le paysage observé1. C'est davantage une projection qu'une observation que représente ici Caspar David Friedrich : l'expérience du voyageur est avant tout une réflexion sur lui-même. Cette vision du romantisme allemand du début du XIXe siècle prône une vision où l'élévation de l'homme ne peut se faire qu'en s'immergeant dans des paysages figés aux vertues initiatiques.

Redéfinir le voyage, observer le proche Cette vision d'un voyage allégorique dans le lointain est à mettre en perspective avec un voyage plus « contemporain ». Le voyage romantique, accessible à l'élite sociale d'une époque2 suppose encore de posséder le capital économique et le temps de se rendre dans des contrées reculées ou dans des sites naturels nécessitant une expédition complète. En ce premier quart de XXIe siècle, les voyages pratiqués par le plus grand nombre sont bien différents de ceux réalisés au XIXe siècle.

1. Claude REICHLER, « Écriture et topographie dans le voyage romantique : la figure du gouffre » dans Romantisme, 1990, n°69, p. 4.

2. Ibid.

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Légende1

[Fig.2] Caspar David FRIEDRICH, Le Voyageur contemplant une mer de nuages, 1818.

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Tout le monde ne peut ou ne veut pas voyager à l'étranger, que ce soit pour des raisons économiques, sanitaires, éthiques ou environnementales1.

Cependant, les voyages de Baudelaire et de Caspar David Friedrich nous apportent deux clés de lecture encore d'actualité dans le voyage contemporain, respectivement le désir d'ailleurs ainsi que l'importance de l'observation. Le Voyageur contemplant une mer de nuages a traversé les âges et reste admiré tant pour sa définition du voyage d'antan que pour sa capacité au détournement (cf. fig.3 p. 29 ci-contre). Le voyageur, rattrapé par le quotidien, se trouve forcé de faire face à un quotidien globalisé qu'il trouvera ici comme ailleurs : aviation, fonte des glaces polaires ou encore surproduction. Dès lors le voyage ne se trouve plus dans le lointain, mais consiste en une réflexion sur ce qui nous est proche. Cela sous-tend également l'idée que toute fuite du quotidien pour l'ailleurs est vaine.

L'intérêt d'un voyage dans le lointain est aussi à questionner du fait de sa dimension temporaire : notre corps se déplace pendant une durée définie (celle des congés, celle qu'impose le budget du voyage ou les impératifs de retour), et notre esprit n’ est au contact de l’ailleurs que pendant un temps éphémère : au terme du voyage on revient chez soi. Ainsi, comment éviter de tomber à nouveau dans la réalité du quotidien de laquelle on s'est justement distancié par le voyage ? Quand il ne sera plus que souvenir et que les habitudes seront retrouvées, que restera-t-il du voyage ?

Nous avons posé le désir d'ailleurs et l'observation comme les deux conditions d'un voyage réussi. Peut-être faudrait-il redéfinir ce désir qui nous pousse à la distance. Dans le cas du voyage, le désir est un appel venant non d’ailleurs, mais de soi. Aucune loi, aucune instance supérieure ne nous impose le voyage. Il suffirait donc de modifier notre point de vue sur notre quotidien et notre manière de l'appréhender pour limiter cette compulsion à se distancier. Comment altérer subtilement le rythme du quotidien dans lequel nous nous sentons inlassablement entraîné ? Cette idée ne doit pas nous effrayer : l'observation de notre quotidien proche peut, au même titre qu'un voyage dans le lontain, amener à une prise de distance.

1. Voir : - Site internet du Service Public français, « Covid et interdictions de voyages : quelles sont les règles ? », mis à jour le 20 décembre 2021.

- Audrey RENAULT, « De plus en plus de personnes refusent de prendre l'avion pour protéger la planète », dans Slate [En ligne], publié le 22 mai 2019 à 17h59.

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Légende1

[Fig.3] Détournements du Voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David FRIEDRICH Auteurs anonymes, images glanées sur internet.

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Le voyage constitue une transgression vis-à-vis du quotidien. Il est le choix délibéré de nous détacher de cette routine rythmée. Mais ne retrouve-t-on pas des transgressions au sein du quotidien lui-même ? Une nouvelle que l'on n'attendait pas, un après-midi ensoleillé au lieu du temps pluvieux annoncé, une musique s'échappant d'une boutique de rue dans laquelle on entre sans l'avoir prévu à l'avance. Le quotidien n'est pas lisse et uniforme, mais présente des aspérités qui deviennent des moments d'étonnement si on leur accorde de la valeur. Encore faut-il éveiller nos sens et prêter attention pour pouvoir les détecter. Observer ce qui n'a pas encore eu lieu mais qui s'apprête à surgir, c'est d'une certaine manière se distancier du quotidien.

Cependant, ces micro-transgressions proviennent bien du quotidien : « Il est capital de voir que ces formes transgressives du quotidien sont à chaque fois des possibilités internes du quotidien ; elles ne lui adviennent pas de l’extérieur comme quelque chose d’autre1 ».

Cette prise de conscience constitue une étape importante au sein de notre raisonnement. Nous constatons que si la transgression du quotidien s’opère dans le quotidien lui-même, il ne s’agit plus de partir ailleurs. Le quotidien devient un terreau fertile, son observation attentive permet de récolter les fruits d'un voyage dans le proche. Tels Vladimir et Estragon attendant un Godot2 qui ne viendra jamais, il ne s’agit pas d’attendre que le quotidien nous sorte de son propre ennui, mais d’adopter un comportement actif dans notre rapport à lui. Cependant, de petites transgressions sont-elles suffisantes pour imaginer que le quotidien puisse devenir un voyage ? Un voyage dans le lointain peut être qualifié comme tel car la transgression vis-à-vis de notre quotidien est complète. Il nous faudrait trouver un cas d’étude qui condense une multitude de transgressions qui, additionnées, nous mettrait à distance du quotidien pour un temps alors même que l'on reste en son sein.

1. BÉGOUT, La découverte du quotidien, p. 76.

2. Samuel BECKETT, En attendant Godot, Éditions de minuit, Paris, 1952.

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Scène 2

Le marché alimentaire comme destination L'espace public et la rencontre de l'étranger « Le quotidien représente ce caractère commun de l’expérience qui se constitue dans l’interaction sociale entre les individus, cette marque de fabrique habituelle de la société qui confère à tout ce qu’elle produit un air familier et bien connu1 ». Bruce Bégout note que l’interaction avec l'autre semble constituer un des fondements du quotidien. Nous ne vivons pas notre quotidien seul, mais le partageons avec de nombreuses individualités.

Le cercle familial, le cercle amical, et le cercle des relations professionnelles constituent des relations fréquentes. Ces interactions reposent sur une certaine imprévisibilité : les individualités avec lesquelles nous sommes en contact, par leurs actions, peuvent modifier la trame de notre quotidien, et en constituer une transgression. Néanmoins, il est probable que nos relations proches ne soient pas radicalement différentes de nous, car nous évoluons dans un même cercle de proximité. Pour transgresser le quotidien, il faudrait peut-être se tourner vers des individualités aux habitudes et aux actions plus lointaines que celles de nos relations proches. Dans l'exemple du voyage lointain, la transgression se fait car nous sommes étrangers2 au quotidien du pays visité et à ses habitants.

Mais si l'on y réfléchit, il existe aussi une certaine étrangeté du quotidien.

Prenons l'exemple d'une marche en ville : nous partageons l'espace de la rue avec de nombreux inconnus. Observer la diversité des démarches, des tenues, des conversations, semble être une transgression basée sur les profils multiples de la société. Ces inconnus évoluent dans un quotidien qui est globalement le même que le mien : le pays, la ville, les valeurs fondamentales sont les mêmes. Cependant, ces étrangers restent extérieurs à nous-même.

Ils sont des relations temporaires, qui n'existent dans l'espace public qu'au sein d'un regard ou d'un frôlement.

1. BÉGOUT, La découverte du quotidien, op. cit., p. 73.

2. Ibid., p. 71.

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Michel Lussault souligne cette relation temporaire avec l'étranger, à la fois de l'ordre du proche et de la distance en utilisant l'exemple de la pandémie de coronavirus : « en supprimant la pratique effective des lieux en présence d'autres personnes physiques, en nous privant de l'altérité, en nous sevrant de l'aventure du dehors, celle qui nous permet de croiser des gens que nous n'avons pas choisis et qui pourtant ne nous sont pas imposés [...] nos vies sans partages d'espaces variés ne sont alors que des vies dégradées.

Nous souffrons de ne plus pouvoir entretenir avec de simples quidams croisés par hasard des relations d'indifférence1 ».

Il nous faut alors admettre qu'il existe deux niveaux de quotidienneté : une quotidienneté de l'ordre de l'individuel et des relations proches qui nous sont semblables, et une quotidienneté de l'ordre de l'espace public qui met en relations des étrangers (cf. fig.4 p. 33 ci-contre). Ainsi, des quotidiens individuels distincts se rencontrent au sein du quotidien lui-même.

Cependant, la transgression du quotidien suppose d'abandonner cette indifférence à l'étranger que note Lussault, pour au contraire tenter de le comprendre, tenter d'aller à sa rencontre.

L'aliment, matérialisation de l'étrangeté Voyager dans l'ailleurs, c'est être en contact avec des inconnus dans l'espace public, se plonger dans un quotidien différent du nôtre. Cependant, ce voyage n'est pas uniquement rythmé par le contact avec l'homme en tant qu'être animé. La disposition des bâtiments, le mobilier urbain, les façades, les devantures, la qualité de la lumière et de l'air au sein de la rue, les objets visibles au travers des vitrages, sont des éléments qui continuent d'exister même quand l'espace public se vide de passants. Ces éléments du visible sont la matérialisation des manières de vivre dans l'endroit visité. Ils sont une transcription de la culture quotidienne au travers de la pierre, du bois, du verre, du métal, des ombres. L'objet devient le témoin de l'étrangeté du lieu visité en comparaison de notre propre quotidien. Ainsi l'étranger et l'étrangeté du lieu sont intrinsèquement liés.

1. LUSSAULT, Chroniques de géo’virale, p. 58.

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Légende1

[Fig.4] L'espace public, espace quotidien où se rencontrent des individualités.

Image libre de droit.

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L'étrangeté qui se manifeste aussi bien dans les êtres que dans le matériel nous plonge dans une ambiance1 source de dépaysement. Sans nécessiter un voyage dans le lointain, cette interdépendance entre être et matériel se retrouve également dans les espaces publics de notre quotidien. Cela ne saurait nous étonner : nous ne sommes pas étrangers à notre quotidienneté.

Souvenons-nous des deux niveaux de quotidienneté que nous avons posé précedemment : une quotidienneté de l'ordre de l'individuel, et une quotidienneté de l'ordre de l'espace public qui met en relation des étrangers qui sont eux-même des individualités. Michel Lussault2 souligne que malgré la proximité physique, ces individualités interagissent peu dans l'espace public : la proximité physique n'induit pas d'aller à la rencontre de l'autre.

Un lieu, cependant, semble capable de matérialiser cette rencontre de quotidiens individuels dans le quotidien de l'espace public : le marché alimentaire. Il possède le pouvoir non seulement de concentrer en un même lieu des personnes étrangères les unes aux autres, mais également d'établir une porosité entre ces individualités. Le marché est un « Lieu public, couvert ou en plein air, où se tiennent toutes sortes de marchands qui exposent et vendent des denrées alimentaires, des articles de bazar et des objets d'usage courant3 ». Cette définition est très vague, dans le sens où elle n’admet pas de localisation exacte. La définition du marché s'attarde davantage sur ses fonctions que sur son inscription dans l'espace : « [Il est] un lieu physique de transactions identifié au type de marchandises qui s'y échange4 ». Ainsi le marché se confond avec les échanges qui se produisent en son sein.

Cela semble montrer une primauté du contenu sur le contenant : le marché ne semble pas avoir besoin d'un lieu pour exister. En témoigne la notion de marché au sens économique, lieu dématérialisé où se rencontrent un acheteur et un vendeur5.

1. Voir : - Jean-François AUGOYARD, « Éléments pour une théorie des ambiances architecturales et urbaines », dans Les cahiers de la recherche architecturale, n°42-43, 1998.

- Thierry PAQUOT et Chris YOUNÈS, Philosophie de l’environnement et milieux urbains, La Découverte, Paris, 2010.

2. LUSSAULT, Chroniques de géo’virale, op. cit.

3. CNRTL, 1re définition pour « marché ».

4. AZÉMAR, LA PRADELLE, « Une histoire de marché », dans Les Annales de la recherche urbaine, n°12, 1981.

5. Larousse en ligne, 5e définition pour « marché ».

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[Fig.5] Deux personnages déambulent au marché des Halles à Mulhouse. L'un tend un poireau aux passants, engageant une discussion. L'autre, vêtu de sacs usagés, sensibilise aux dangers du plastique. L'aliment et l'objet se font la matérialisation du rapport à l'autre.

Photographie personnelle.

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Ainsi, l'objet échangé semble être plus constitutif du marché que ne l'est le lieu. Dans le cas du marché alimentaire, nous allons voir que l'aliment matérialise son étrangeté et est en cela une transgression du quotidien.

Le marché est, tout d'abord, le lieu où des individualités se déplacent dans l'espace public de manière indépendante les unes des autres. La liste de courses agit comme le scénario du déplacement d'un étal à l'autre : le contenu de cette liste est l'image du quotidien individuel de l'acheteur.

Elle détermine la qualité, la quantité des produits qu'il s'apprête à acheter.

Il existe autant de listes qu'il existe d'acheteurs, comme autant de mondes individuels qui, pour le moment, ne se rencontrent pas. Les aliments, comme un jeu de piste, guident des individualités dans la quotidienneté de l'espace public. Le marché alimentaire est le lieu public au sein duquel l'intimité domestique s'exprime, car il met au jour les habitudes alimentaires de chacun aux yeux de tous.

L'étrangeté du marché alimentaire matérialisée par l'aliment s'incarne davantage encore dans le lien entre le marchand et l'acheteur. Le marché n’ est pas un lieu propice à l’expérience solitaire. « Faire son marché », n’ est-ce pas aussi « faire marché », ou « faire un marché1 » dans le sens de prendre part à un échange ? Céder un produit contre rémunération ne vient pas seul, mais s'accompagne d'une attention à l'autre, qui commence par un échange de paroles : « Il [le marché] est localisé, ouvert, bourdonnant de conversations et plein de surprises2 ». Par cet acte, ce sont aussi les individualités de l'acheteur et du vendeur qui s'échangent dans la transaction marchande. Un premier voyage se met en place dans l'interaction avec l'étranger3 : la discussion, même brève, amène notre quotidien individuel à se fondre dans le quotidien de l'autre. Cet échange s'accompagne d'éclats de voix, des nouvelles du jour, de discussions légères ou au contraire politiques, d'un point de vue sur tel sujet auquel on n'aurait pas pensé. L'achat de l'aliment se fait découverte de l'autre et transgression du quotidien. Le comestible dépasse sa fonction nourricière et devient nourriture intellectuelle.

1. Joëlle ZASK, Quand la place devient publique, Le Bord de l’eau, Lormont, 2018, p. 136.

2. Ibid., p. 136.

3. Si l'acheteur peut être un « habitué » de l'espace du marché et ne pas être complètement étranger au vendeur, on peut cependant considérer que la relation entre l'acheteur et le vendeur n'est pas affective par la présence de l'argent dans les rapports.

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L'interaction des individualités ne repose pas seulement sur la discussion motivée par l'aliment, mais également sur l'aspect sensoriel des aliments et des objets. Leur aspect, leur couleur, leur odeur, la disposition des tables, des cagettes, accessoires ou encore camionnettes nous donnent une information sur le quotidien des producteurs : les types d'aliments, les manières de les transformer, de les transporter. Le positionnement du producteur en vis-àvis direct de son étal crée un lien immédiat entre son identité et le fruit de son travail.

Notre mémoire de recherche nous amène à observer l'étrangeté du rapport à l'autre par la discussion d'une part, et l'étrangeté des aliments et des objets d'autre part. L'identité du marché se fonde sur ces altérités additionnées, ainsi la transgression du quotidien est complète. On peut alors établir un récit1 de voyage dans le proche. Il ne s'agit pas de prendre part à ces échanges verbaux avec les acheteurs et les producteurs, mais de les constater, de les retranscrire. De la même manière, l'observation des aliments et des objets nourrira ces récits de voyage. Il s'agit maintenant de nuancer notre propos quant à l'inscription du marché alimentaire dans l'espace urbain. Nous avons vu que l'interaction et sa matérialisation dans l'aliment constituent son essence, car communs à tous les marchés. Cependant, il faut constater que le marché alimentaire est toujours inscrit dans un espace concret porteur d'une ambiance. En quoi celle-ci participe-t-elle à l'étrangeté du marché alimentaire et au récit de voyage ?

Le marché, ambiance urbaine « Je vois un espace, je perçois l’atmosphère et, en une fraction de seconde, j’ai la sensation de ce qui est là2 ». L'architecte suisse Peter Zumthor constate ici une fulgurance de la perception quand le corps de l'homme est plongé dans un espace. Par là, il nous montre que la notion d'espace préfigure celle d'ambiance3. La notion d'« ambiance concrète4 » est complexe et recouvre 1. Voir partie du mémoire « Du quotidien au récit de voyage ».

2. Peter ZUMTHOR, Atmosphères, Birkhäuser, Bâle, 2008, p.13. Zumthor place sa réflexion dans un cadre architectural, mais il semble ici pertinent d’ étendre la notion d’atmosphère à l’espace urbain et en particulier au marché.

3. On peut substituer le terme d'« ambiance » à celui d' « atmosphère » et inversement.

4. Pascal AMPHOUX, Jean-Paul THUBAUD, Grégoire CHELKOFF, Ambiances en débats, À la Croisée, Paris, 2004.

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de nombreux champs de disciplines à la croisée de l'urbanisme, de la construction, de l'esthétique, de l'acoustique ou encore de la sociologie.

Une ambiance active une réaction émotionnelle suivant ce que le corps humain perçoit de l'environnement dans lequel il est plongé. Décire une ambiance, c'est donner une mesure qualitative1 d'un espace. L'ambiance est difficilement mesurable quantitativement en cela qu'elle recouvre un très grand nombre de paramètres qu'il est également difficile de catégoriser.

C'est le cas concernant les ambiances urbaines : « la ville apparaît comme un tissu serré de variables contextuelles très interdépendantes2 ». Les formes bâties, les hauteurs, les vides, les percements, les masses végétalisées, les matérialités, les passants, les sons naturels et artificiels, la qualité de l'air et de la lumière, la force des ombres, la vitesse relative des véhicules par rapport aux éléments fixes, constituent une ambiance complexe. Comment appréhendrer l'ambiance de l'espace public ?

Jean-François Augoyard, chercheur et co-fondateur du CRESSON3, distingue quatre phénomènes permettant d'expliciter l'ambiance d'un lieu : les stimulations physiques émanant du lieu doivent être discernables et décomposables, ces signaux doivent raisonner avec les représentations sociales et culturelles de l'individu qui les perçoit, ces phénomènes doivent se traduire dans un agencement spatial, et la complexité de cet ensemble doit pouvoir être exprimée verbalement ou sous la forme d'une représentation. Il s'agit de nous demander comment, dans le cas du marché alimentaire, nous pouvons expliciter une ambiance qui va au-delà des aliments et de la relation à l'autre. En effet, le marché alimentaire en tant que lieu quotidien s'inscrit dans un environnement urbain plus large.

Il entretient un rapport au bâti, à la façade, aux sons lointains ainsi qu'à la matérialité du sol.

Dans ses recherches, Peter Zumthor ne parle pas explicitement du marché alimentaire, mais réalise une expérience de pensée originale dans laquelle une place de village se vide progressivement de ses composantes4 : « Je suis là, assis, une place au soleil, une grande arcade, longue, haute, 1. AUGOYARD, « Éléments pour une théorie des ambiances architecturales et urbaines », dans Les cahiers de la recherche architecturale, n°42-43, 1998, p. 3.

2. Ibid., p. 4.

3. Centre de Recherche sur l’Espace Sonore & l’Environnement urbain de Grenoble.

4. Il réalise cette expérience un « Jeudi Saint de l'année 2003 ». Le lieu exact reste indéfini.

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bien au soleil. La place - le front des maisons, l'église, les monuments - comme un panorama devant moi. le mur du café dans mon dos. Il y a du monde, juste ce qu'il faut. Un marché aux fleurs. Soleil. Onze heures. [...] Qu'est-ce qui m'a touché alors ? Tout. Tout, les choses, les gens, l'air, les bruits, le son, les couleurs, les présences matérielles, les textures, les formes aussi. [...] Mais je fais alors l'expérience suivante : j'élimine la place et je n'éprouve plus les mêmes impressions. Une expérience simple - vous excuserez la simplicité de ma pensée. mais j'élimine la place - et mes impressions disparaissent. Je ne les aurais jamais eues sans son atmosphère.1 » Il semble qu'il faille alors adopter une approche holisitique vis-à-vis de l'ambiance. La représentation de celle-ci ne peut pas être tronquée, et doit prendre en compte l'ensemble des perceptions.

Dans ce premier acte, nous nous sommes posés la question du statut du voyage. En partant de la problématque du quotidien et de l'envie d' « aller voir ailleurs » pour se distancier d'un ennui de l'habitude, nous avons posé l'idée qu'un voyage dans le proche, dans notre quotidien est également possible. La richesse de notre quotidien en fait un espace digne d'observation et de dépaysement. L'espace public est le lieu d'une possible rencontre avec l'étranger, c'est à dire avec d'autres individualités qui disposent d'un « monde intérieur » qui leur est propre. Le marché alimentaire est l'exemple d'une transgression maximale du quotidien : le lien entre l'acheteur et le vendeur, fondé sur l'échange d'aliments, nous place dans une situation d'étrangeté : le marché est le lieu des possibles où les individualités se confondent et amènent à un dépaysement. Le marché s'inscrit également dans la ville au travers d'une ambiance qui lui est propre et qui appelle au dépaysement. Ce paradoxe d'un dépaysement dans son propre quotidien nécessite une observation fine et attentive du marché alimentaire.

Dans le second acte, nous nous pencherons sur les méthodes d’observation de l'atmosphère du marché alimentaire. Nous tenterons tout d'abord de l'observer dans sa globalité au travers d'une analyse du marché de la Place Broglie à Strasbourg. Nous chercherons ensuite des méthodes pour l'analyser dans ses détails. Finalement, en partant de ces deux échelles, nous aboutirons à la notion du récit d'un voyage au marché.

1. ZUMTHOR, Atmosphères, p. 15-17.

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Deuxième acte Du tout au particulier, observer le marché

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Scène 1

Le marché visité, synthèse du foisonnement Observer et décrire le foisonnement « Les cœurs élargis des salades brûlaient, la gamme du vert éclatait en vigueurs superbes, les carottes saignaient, les navets devenaient incandescents, dans ce brasier triomphal. A sa gauche, des tombereaux de choux s’ éboulaient encore.

Il tourna les yeux, il vit, au loin, des camions qui débouchaient toujours de la rue Turbigo1 ».

Ce deuxième acte s’ouvre sur une description du marché des Halles à Paris au milieu du XIXe siècle sous la plume de l'écrivain Émile Zola. Dans Le Ventre de Paris publié en 1873, Zola représente la quintessence du marché alimentaire, dont les caractéristiques sont poussées à l'extrême. Il est intéressant de partir du mouvement littéraire naturaliste pour comprendre comment la description nous sera utile quant à l'observation du marché alimentaire. Zola, principal représentant du mouvement naturaliste2, s'attache à dépeindre précisément la réalité sociale au travers de la littérature.

Dans les vingt volumes de son Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second Empire, s'échelonnant de 1870 à 18933, Zola fait la généalogie de la famille des Rougon-Macquart sur cinq générations. Zola fait de la littérature une science de l'exact, se documentant précisément sur le contexte social qui donnera vie à la débâcle de ses personnages dans une France où la bourgeoisie triomphe au mépris des classes populaires4. Notons que le mouvement naturaliste cherche à dépasser les principes du mouvement réaliste5. S'ils ont en commun une écriture au plus proche du réel, le réalisme tend à dépeindre un milieu relativement bourgeois quand le naturalisme traite également de 1. ZOLA, Le Ventre de Paris, Classiques Garnier, Paris, 2013. Extrait du chapitre 1.

2. Marie-Anne BERNOLLE, « Zola et le Naturalisme », Académie de Versailles, publié le 29 mars 2007. Le naturalisme se développe sur la période 1860-1890.

3. Alain PAGÈS, « L'espace littéraire du naturalisme », dans Pratiques, n°107-108, 2000.

4. Ibid.

5. Ibid. Le réalisme se manifeste sur la période 1850-1870, mais développe des contours flous avec le naturalisme.

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la misère sociale. Contrairement au réalisme, le naturalisme fait également du roman un lieu d'expérimentation où l'auteur observe l'évolution du personnage dans son milieu social1.

Dans Le Ventre de Paris, troisième tome du cycle des Rougon-Macquart, Zola dépeint l'univers des Halles Baltard, « Louvres du peuple2 » rêvé par Napoléon Ier. Il ouvre son roman par la déambulation du personnage de Claude Lantier au sein du quartier des halles en cours d'haussmannisation, qu'il ne reconnaît plus depuis sa récente sortie du bagne. Zola dépeint les halles comme une vaste accumulation où la nourriture foisonne3 : « A droite, à gauche, de tous côtés, des glapissements de criée mettaient des notes aiguës de petite flûte, au milieu des basses sourdes de la foule. C’était la marée, c étaient les beurres, c’ était la volaille, c’ était la viande. Des volées de cloches passaient, secouant derrière elles le murmure des marchés qui s’ ouvraient4 ». ’

Zola décrit ici ce que l'on pourrait considérer comme des détails triviaux.

Néanmoins, par ces descriptions, il parvient à faire état des spécificités du marché des halles et à en donner une image globale. Tous les sens y sont mis en éveil : un mouvement semble prendre le visiteur, occupant tout le champ de sa perception. L'emballement des sens est suggéré par une saturation du spectre auditif, où des « notes aiguës » répondent aux « basses sourdes ». Le naturalisme se fait « méthode5 » comme l'exprime Zola. Ce que fait ici Zola s'apparente à la retranscription d'une ambiance, qui pourrait tout à fait répondre aux quatre phénomènes permettant d'expliciter l'ambiance d'un lieu énoncés par Jean-François Augoyard (cf. p.38). Préalablement à l'écriture de chacun de ses romans, Zola s'active à de véritables investigations : « Prenons le dossier préparatoire du Ventre de Paris pour exemple [...]

L’ espace des Halles est entièrement passé au crible : inventaire détaillé des marchandises, disposition topographique des différents pavillons, des magasins, étals, mais aussi informations sur l’organisation des ventes, le rôle des inspecteurs, les rues autour des Halles… L’ enquête de Zola 1. Nous ne traiterons pas ici le naturalisme en terme d'expérience sociale, car cette notion nous amène sur le terrain de l'hérédité et de la thèse darwinienne chère à Zola, qui s'éloignent du sujet de notre mémoire de recherche.

2. Site des archives de la ville de Paris, article « Les halles de Victor Baltard ».

3. CNRTL, 1re définition pour « foisonner ».

4. ZOLA, Le Ventre de Paris. Extrait du chapitre 1.

5. PAGÈS, « L'espace littéraire du naturalisme », dans Pratiques, n°107-108, 2000, p. 92.

44

Légende1

[Fig.6] Le marché comme foisonnement.

Représentations de l'espace du marché et photographies personnelles.

Références en iconographie.

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articule un "grand tour" et des "minitours" d’observation [...] Le but affiché est la construction d’un protocole d’ observation et de description fiable1 ».

Cependant, du temps de Zola l'approche naturaliste est déjà critiquée pour son objectivité imparfaite malgré la volonté d'écrire au plus proche de la réalité. En effet, contrairement aux sciences dites « dures », le travail d'écriture du roman nécessite la création de personnages ainsi qu'une trame narrative.

La démarche est empreinte, malgré tout, d'un certain degré d'imaginaire2.

La méthode par l'observation du mouvement naturaliste peut nous aider dans la description du foisonnement qu'est le marché. La description permet de représenter la complexité et l'abondance de manière presque « picturale3 » : on peut mettre en regard l'abondance dépeinte par Zola et le marché représenté en peinture ou en photographie (cf. fig.6 p. 45). Notons que la vision du marché des Halles proposée par Zola oscille entre fascination et pessimisme, en faisant le portrait d'une société où la nourriture devient le clivage entre les « gras4 » et les « maigres5 ». Dans notre mémoire de recherche, il s'agit de dresser un portait plus optimiste du marché. Nous retiendrons cependant la fécondité de l’analyse des sens par la démarche littéraire6.

Le marché se tenant sur la Place Broglie à Strasbourg est le terrain de notre première expérimentation (cf. texte p. 47 ci-contre). Depuis la rame de tramway, la perception de fait dynamique, au rythme du moteur. Le plus souvent la place est vide, mais deux fois par semaine, le mercredi et le jeudi, le marché alimentaire s’installe. Essayons de répertorier l'abondance, de capter l'ambiance dans sa globalité. La traversée du marché se fait « sur le vif », en ligne droite de la rue du Dôme jusqu’à la rue de la Comédie. Il s'agit de retranscrire les images qui s’offrent à la vue - objets, personnes, bâtiments, le statique et le mouvant - les stimulations auditives - bruits, sons, notes, mots, conversations, superpositions - ainsi que les stimulations olfactives. L’ objectif est de recueillir ces éléments sans aucune préparation préalable de manière à ne pas orienter le contenu du texte, mais laisser les impressions s’accumuler 1. Frédérique GIRAUD, « Quand Zola mène l'enquête : le terrain comme caution scientifique », dans Ethnologie française, vol. 43, n°1, 2013.

2. PAGÈS, « L'espace littéraire du naturalisme », dans Pratiques, n°107-108, 2000.

3. Bertrand TILLIER, Les Halles : Images d’un quartier, Éditions de la Sorbonne, Paris, 2004, p.67.

4. Ibid., p. 69.

5. Ibid.

6. Ce mémoire ne prétend pas adopter une démarche strictement naturaliste, mais s'appuyer sur l'importance de l'observation et sa retranscription par les mots.

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Captation de l'ambiance du marché de la Place Broglie.

Place Broglie, un vendredi Temps nuageux, éclaircies, léger vent, début de chaleur.

Les gens arrivent en masse.

Fruits et légumes « J walter » : de tout, de l'asperge à la fraise.

Quelqu’un achète de l'avocat pour 5,38 euros.

Un saxophone proche, devant le Café Broglie, toujours fermé.

Des fleurs, des fleurs. Parasols déployés.

Soudain des nuages.

Des gens de tous âges, tous types.

Soudain deux femmes à l’air contre-culture, pantalon camouflage, musique à fond.

Enseigne « Olivrai » : musique folk, mais personne à bord.

On prend ses aises.

Enseigne « Wiesemann furdenheim » : fruits et légumes.

Proche d’un primeur juste à l’entrée ouest du marché.

Petites interactions entre marchands, entre les étals et les camionnettes. Lieu de sociabilité, on y discute prix mais aussi de tout et de rien.

Boucherie charcuterie « Christine Spiesser » : abondance de viande, on distingue à peine les vendeuses derrière les étals pleins à craquer.

L'air n'est pas très chaud, on perçoit les odeurs avec peine.

Un groupe d’amis se déplace à vélo, mais prend son temps.

La place est un lieu de passage, pratique : large et bonne visibilité, raccourci.

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de manière égale, pour élaborer une première définition de l'ambiance perçue. Chaque saut de ligne correspond à une nouvelle impression, qui se superpose à l’impression précédente ou viens au contraire la remplacer.

Néanmoins l'ambiance perçue n'est pas « complète ». Si l’on devait répertorier l’ensemble des impressions émanant du marché de la Place Broglie, la liste serait sans fin (cf. texte p. 49 ci-contre). On voit qu’il est difficile d’ en montrer une image exacte. Cette impossibilité à atteindre l'exhaustivité se double d'une imperfection de l'ordre de la subjectivité : malgré une observation attentive, il est impossible d'être dans une conscience parfaite de notre environnement. On opère donc un choix plus ou moins conscient dans la restranscription de l'ambiance.1 Pour rendre ces captations sensibles plus claires, nous pourrions être tentés de les distinguer en catégories. D’un côté, il y a les sensations visuelles : les denrées, les personnes, les véhicules… tout ce à quoi la vue a accès. D’un autre côté, il y a les sensations que l’on pourrait qualifier d’immatérielles : les sensations auditives comme les conversations qui se superposent, le cliquetis des caisses enregistreuses, les odeurs, la sensation des corps qui se frôlent dans la file d'attente d'un primeur.

Or, si l’on y réfléchit, toutes les sensations éprouvées ne proviennent-elles pas des choses matérielles ? Le foulement des pavés de la place, une odeur de poivre, le goût d’un fruit frais… Tout ici provient d’ objets concrets, qui ont pour caractéristique commune le toucher. Ainsi, élaborer un classement selon le sens stimulé ne semble pas évident, car toute sensation est reliée au concret. De plus, chaque sensation existe relativement par rapport à son contexte : c’est à cause de la teinte grise des pavés que des fruits paraissent davantage colorés. C’ est à cause du brouhaha des conversations qu’une mélodie au saxophone résonne comme une respiration. C’ est du fait de la manipulation des aliments que ceux-ci émettent des sons. Ainsi, il s’agit d’accepter une image du marché imparfaite. Les composantes de l'ambiance ne peuvent pas être objectivement séparées et classées. Quelle répercussion cette observation attentive mais néanmoins imparfaite a-t-elle dans le voyage dans le quotidien ? Bruce Bégout nous le rappelle : « S’engager dans la voie d’une philosophie du quotidien, c’est prendre le risque de penser l’instable, le mouvant, le flou2 ».

1. AMPHOUX, THUBAUD, CHELKOFF, Ambiances en débats.

2. BÉGOUT, La découverte du quotidien, p. 58.

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des carte bleues des produits laitiers des mélodies des tentes des emplacements des viandes des sacs à roulettes des fleurs des parasols des instruments des rallonges électriques des langues vivantes des déchets des vélos des trottoirs des chaises du vent des façades des câbles électriques des épices des acheteurs des opacités des mobylettes des perspectives des discussions des couteaux des bancs des nuages des cagettes des paniers

Répertoriage du foisonnement sur le marché de la Place Broglie.

des étals des palettes des soupirs de la monnaie des légumes des sécateurs des platanes des déchets des tréteaux des sachets des marchands des tabliers des vestes des bocaux des chapeaux des fruits des enseignes des cris un arrêt de tram des expressions faciales des caniveaux des pavés des camionnettes des écriteaux de la fumée des personnes âgées des cigarettes des bottes des gants

et le vide entre tout cela

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D’un pas pressé, le marché survolé L'observation du marché de la Place Broglie et la retranscription de ses ambiances nous ont permis d'approcher son atmosphère. Cependant, l'observation est teintée d'imperfection, nous avons des difficultés à obtenir une image fidèle de l'ambiance. La traversée du marché « sur le vif » (cf. texte p. 47) a établi une synthèse de l'atmosphère.

Cette découverte du marché par la rapidité fait écho au voyage dans le lointain dont la définition a été établie plus haut dans le mémoire. Par exemple, un voyage à l'étranger nous contraint à établir un parcours synthétique, car le voyage est limité dans le temps. Au sein du même pays on visite tel ou tel lieu, telle ou telle ville. Quand l'on revient chez soi, on a une image précise de chaque lieu visité, sans pour autant les connaître dans les moindres détails.

Une autre posture consisterait à ne visiter par exemple qu'une seule ville dans ce pays, mais de manière appronfondie. On aurait une meilleure vision de l'ambiance de ce lieu, mais une image globale du pays visité plus réduite : il nous faut choisir entre une image détaillée ou une image synthétique.

Un voyageur bien connu pratique un voyage synthétique, car son voyage est ambitieux : Phileas Fogg, gentleman britannique mis en scène par Jules Verne dans Le Tour du Monde en 80 jours1, ambitionne suite à un pari de réaliser un tour du monde en un temps record. Aidé par sa rigueur scientifique et sa ponctualité, Fogg doit calibrer son voyage le plus précisément possible, de manière à faire entre son parcours dans le temps imparti. Le voyage de Fogg s'inscrit dans la première révolution industrielle qui marque tout le XIXe siècle. Les moyens de déplacement longue distance sont alors majoritairement le train et le bateau. En conséquence Fogg passe beaucoup de temps dans les transports et peu dans la visite des lieux atteints.

C'est pourquoi Fogg n'effectue pas réellement un tour du monde dans le sens où il ne visite pas tous les continents à proprement parler. Son chemin commence à Londres et le mène à Suez, Bombay, Calcutta, Hong Kong, Yokohama, San Francisco, New York, et s'achève également à Londres. On parlerait donc plus d'un déplacement intégral autour de la Terre2, matérialisé 1. Jules VERNE, Le Tour du monde en 80 jours, Le livre de poche, Paris, 1976.

2. Pierre BAYARD, Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ?, Editions de Minuit, Paris, 2012, p.33.

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par un fil au dessin rationnel excluant tout demi-tour (cf. fig.7 p. 52-53).

Fogg sélectionne donc consciencieusement ses étapes et imagine une synthèse de lieux qui lui permette de gagner son pari dans le temps imparti1.

Cela l’amène à devoir choisir des lieux et à renoncer à d’autres, car il est impossible de s’exposer à l’immensité du monde en quatre-vingt jours. Là où le fait de ne pas voir un lieu pourrait générer de la frustration, Fogg s’applique au contraire à tirer parti de cette contrainte temporelle : « C’est de cette vue d’ensemble que Phileas Fogg se donne les moyens adéquats en traversant une multitude de pays à la plus grande vitesse possible – la rapidité étant le gage de l’ampleur de la vision – sans s’apesantir sur tel ou tel lieu, ni, dans chacun d’eux, focaliser son attention sur tel ou tel détail secondaire2 ».

La vitesse offre à Fogg une vue d'ensemble sur un corpus de pays et de cultures, et ne privilégie pas une destination au détriment d'une autre.

Parmi les rares lieux qu'il visite quand il n'est pas en pleine mer ou sur les rails, Fogg fait là encore le choix de la synthèse : « Ainsi donc, des merveilles de Bombay, il ne songeait à rien voir, ni de l’hôtel de ville, ni de la magnifique bibliothèque, ni les mosquées, ni les synagogues, ni les églises arméniennes, ni la splendide pagode de Malebar-Hill, ornée de deux tours polygones3 ».

Si Fogg opère une sélection au sein même des villes qu'il visiste, c'est également pour ne pas se perdre dans des détails, ne pas perdre de vue une image d'ensemble, ne pas « manquer le lieu4 ».

La démarche de Fogg peut alors être assimilée à une traversée, constituée d'un ensemble d'écarts reliant des points entre eux. Fogg ne voyage pas dans un pays pour ensuite rentrer à Londres et entreprendre un autre voyage quelques semaines plus tard. Au contraire, il entreprend un voyage unique dont les pays traversés ne constituent, d'une certaine manière, que les villes d'un immense pays-monde. Ce voyage express se déroulant finalement dans une seule grande entité et mettant sur un pied d'égalité les étapes traversées jette un pont avec notre traversée du marché de la Place Broglie. Fogg effectue son tour du monde certes dans le lointain et non dans le proche, cependant sa démarche est féconde quant à la manière d'envisager notre voyage dans le proche au travers des ambiances.

1. BAYARD, Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ?, p. 34.

2. Ibid., p. 40.

3. VERNE, Le Tour du monde en 80 jours, dans BAYARD, Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ?, p. 39.

4. BAYARD, Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ?, op. cit., p. 39.

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Légende1

[Fig.7] Alphonse de NEUVILLE et Léon BENETT, illustration originale de la carte du voyage de Phileas Fogg, 1872.

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De la même manière que son voyage adopte le tracé d’une ligne la plus courte possible, le texte relatant les captations d'ambiances (cf. texte p. 47) appréhende le marché comme une droite sans retour arrière. Cela est en concordance avec la manière « fonctionnelle » de pratiquer le marché de la Place Broglie : on se déplace dans l'allée, dans le but d’atteindre l'étal désiré.

Une fois le produit acheté, on se rend en direction d'un autre étal, et sauf oubli d'un achat il n'y a pas de raion objective de revenir sur ses pas. De plus, la fonction pratique du marché, fondée sur les échanges, inclut une idée de vitesse : la transaction, même s’il y a altérité et dialogue, se doit de ne pas s’ étaler dans un temps trop long. La file d'attente dans laquelle se pressent les clients aura rapidement mis un terme à la discussion entre le vendeur et l'acheteur. La vitesse se ressent également dans la durée du marché, qui s'installe pour seulement quelques heures, un à deux jours par semaine : il faut maximiser les transactions dans ce laps de temps.

La traversée du marché de la place Broglie (cf. texte p. 47.) peut être représentée graphiquement par le dessin (cf. fig.9 p. 56-57). Cette représentation spatialise les sensations. La traversée commence au niveau de l'arrêt de tramway (représenté en bas à gauche), et se développe en direction de l'autre extrémité. Ce « survol » du marché se déroule sur un temps très court (moins de dix minutes). Dans cette période brève se déroulent pourtant de nombreux phénomènes et interactions. Ce temps suffit à distinguer visuellement les différents types d'étals et les différents produits, mais également à y associer des sonorités : par exemple, une enseigne d'olives et de la musique folk. Tout un mobilier spécifique au marché s'accumule entre les étals et les façades des bâtiments à mesure que l'on avance, parmi lesquels ouvrants, cagettes, bâches. Cette avancée montre aussi la puissance sonore du saxophone situé juste devant le Café Broglie en face de l'arrêt de tramway, qui continue de résonner. Cette traversée expose aussi à des situations qui prêtent à sourire : les commerçants usent d'ironie face à la pluie qui s'annonce, pendant qu'une femme tente de rejoindre l'autre extrémité du marché, ce qu'elle vient d'acheter prenant désespérément l'eau. Cette traversée spatialise un ensemble de petites saynètes qui, prises ensemble et dans une continuité, établissent un voyage où se racontent des habitudes, des affinités. Les étapes de cette traversée racontent des espaces géographiques différents : la Méditerranée en passant devant un étal faisant de l'olive sa spécialité, un saxophone rappelant la Louisiane.

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[Fig.8]. Traversée linéaire du marché de la place Broglie. Sur la droite derrière l'alignement de platanes, on aperçoit l'hôtel de ville. En fond de perspective, on voit l'Opéra national du Rhin.

Photographie personnelle.

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on se réfugie sous un parasol à l’extrémité du marché. les derniers clients se pressent sous les tentes une femme court un fromage à la main les noms de camionnettes ne mentent pas : « Transit », « Transporter ». la promesse d'un voyage bruits de fracas en tous sens, les commerçants rangent en catastrophe

une bâche plastique vieillie par le temps bouge sous l'effet du vent

le souffle de l'air se rafraichit, pluie imminente

une femme (surement vendeuse au vu de son tablier) fume et fait une pause

petites discussions entre marchands à propos des prix et de la vie, au milieu des étals et des camionnettes.

des fleurs, des fleurs. parasols déployés

descente du tram, début de la traversée de la place Broglie

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[Fig.9] Plan de la traversée linéaire du marché de la place Broglie.

Dessin personnel.

les ouvrants des camionnettes sont bien pratiques, on s'y abrite facilement

les cagettes s'entassent proche de la fontaine « Allez, bon week-end ! » lance avec voix une commerçante, sans exaspération malgré la pluie

les imperméables s'enfilent, les courageux continuent leur marché

le saxophone résonne toujours, je suis à la Nouvelle-Orléans

enseigne spécialisée dans l'olive ; musique folk, mais personne derrière l'étal deux femmes à l’air contre-culture passent, pantalon camouflage et musique à fond

un saxophone tout proche, devant le Café Broglie (fermé) fruits et légumes : de tout, de l'asperge à la fraise quelqu’un achète de l'avocat pour 5,38 euros

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Comble du voyage, les noms des camionnettes annoncent ce qui se joue : « Transit », « Transporter ». D'une certaine manière, la promesse d'un voyage dès lors que l'on entre au marché. Cette appréhension du marché par la vitesse exclut une focalisation trop intense de notre attention sur tel ou tel élément. De fait, le marché est appréhendé comme une entité. Finalement, c'est une certaine discipline que l'on recherche, la ligne de la traversée est comparable à celle d'un livre : « L’intérêt de garder une vue d’ensemble est d’abord, en effet, d’ éviter de se perdre dans les détails, qui peuvent à tout moment submerger le voyageur.

Sans le guide de cet itinéraire qu’offrent les lignes d’un livre, l’arpenteur d’un lieu, surtout s’il est vaste, court le risque de s’ égarer dans le foisonnement des possibles, sans se donner les moyens d’une synthèse1 ».

Cependant, le voyage comme traversée est critiquable. De la même manière que Phileas Fogg résume l’immensité du monde à quatre-vingt journées, le marché doit-il être lui aussi résumé à environ huit minutes, temps que nous avons pris pour le traverser ? Par son trajet réglé et millimétré, Fogg prend rarement le temps de se plonger dans les aspérités des lieux visités.

Il prend le risque d'en obtenir une image lissée ne reflétant pas la complexité du pays visité. Cela relève encore une fois de la contrainte temporelle à laquelle Fogg est soumis. Au marché alimentaire, nous n'avons pas cette contrainte de temps. Certes, y effectuer des achats ne suppose pas d'y rester plusieurs heures : l'acheteur vient puis repart « dans la foulée ». Essayons cependant de nous détacher de la vision fonctionnelle du marché en tant que lieu où l'on effectue ses achats.

Nous l'avons déjà évoqué, une autre posture du voyage consiste à se concentrer sur un lieu en détail et non sur une synthèse de plusieurs lieux.

A trop vouloir synthétiser, on prend le risque de lisser nos impressions. Notre traversée de la place Broglie mettait les sensations visuelles, auditives, les objets, les personnes, les discussions, les phénomènes, sur un pied d'égalité.

Notre méthode tentait de donner une ambiance homogène composée pourtant d'éléments hétérogènes. Essayons de prendre le point de vue inverse, en abandonnant cette synthèse. Elaborons une autre méthode qui nous permette de nous concentrer plus longtemps sur le marché dans ses détails.

1. BAYARD, Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ?, op. cit., p. 40.

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Scène 2

Lire le marché dans ses détails Une observation obsessionnelle L’ expérience par la traversée a mis en évidence un voyage où l'ambiance est d'une certaine manière simplifiée. La vitesse nous prive en quelque sorte d'un niveau supérieur de compréhension de l'ambiance. Passer du temps dans un lieu, c'est approfondir notre compréhension des rythmes, des répétitions, et mettre en place une analyse plus fine de ses détails. Pour rappel, avant de passer à l'écriture de ses romans, Zola découpait ses observations en un « grand tour1 » suivi de « minitours », qui segmentaient son analyse en une perception globale suivie d'une perception des détails. Tentons maintenant de fractionner notre parcours, de faire des arrêts sur image, en nous projetant dans l’infime. Tout d'abord, il s'agit d'élaborer une méthode qui, par la répétition, nous permette d'affiner notre compréhension des détails.

La compréhension de l'ambiance du lieu par la répétition a été expérimentée par l'écrivain Georges Perec qui, pendant trois jours consécutifs durant le mois d’octobre 1974, s’installe sur la Place Saint-Sulpice à Paris2, et note l’ensemble de ce qu’il voit.

Le schéma urbain de la place Saint-Sulpice semble dans une certaine mesure3 faire écho au marché de la Place Broglie : la mairie du Ve arrondissement répond à l'hôtel de ville, les marronniers aux platanes, les autobus au tramway, les deux places sont bordées d'hôtels particuliers et agrémentées de fontaines. La place Saint-Sulpice compte des éléments supplémentaires : une église, un tabac, un cinéma, des commerces, un parking notamment.

Perec ne s'intéresse pas à ces éléments qui ont déjà été décrits, recensés ou photographiés par d'autres. Au contraire, il s'intéresse à « ce que l'on ne note 1. GIRAUD, « Quand Zola mène l'enquête : le terrain comme caution scientifique », dans Ethnologie française, vol. 43, n°1, 2013.

2. Georges PEREC, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Christian Bourgois, Paris, 1982.

3. La place Saint-Sulpice organise chaque automne une foire à l’artisanat, comprenant céramique, estampe, livre, photographie, antiquité et poésie, renforçant l’analogie avec la place Broglie.

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généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n'a pas d'importance1 ».

Il répertorie les personnes, les véhicules, le mobilier urbain, les animaux, les accessoires. Il s’intéresse également aux rythmes, aux répétitions. Perec ouvre son expérience par un avertissement : « Esquisse d’un inventaire de quelques-unes des choses strictement visibles2 ». Il assume d'emblée qu'il répertorie seulement ce qu'il perçoit grâce à sa vue, les autres sens ne sont pas pris en compte. Perec assume alors un inventaire très partiel, il sait d’avance qu’il ne pourra pas tout répertorier3. Par son choix d'approcher le site et son ambiance par les sensations visuelles, on voit que Perec fait une première concession. Il ne pourra pas retranscrire fidèlement les ambiances de la place, mais en donnera un échantillon détaillé au travers de sa vue. Imaginons même que l’ambiance de la place n’ était constituée que de perceptions visuelles : il ne pourrait de toute façon pas les répertorier toutes. À première vue, nous pourrions penser que même si Perec ne peut pas tout répertorier, il mène tout du moins une analyse du lieu rigoureuse et objective.

Il introduit sa recherche par une suite de tirets, semblant catégoriser tout ce qui peut être vu dans son champ de vision : « - Des slogans fugitifs : "De l’autobus, je regarde Paris" - De la terre : du gravier tassé et du sable.

- De la pierre : la bordure des trottoirs, une fontaine, une église, des maisons...

- De l'asphalte - Des arbres (feuilles, souvent jaunissants) - Un morceau assez grand de ciel (peut-être 1/6e de mon champ visuel) - Une nuée de pigeons qui s'abat soudain sur le terre-plein central, entre l'église et la fontaine - Des véhicules (leur inventaire reste à faire) - Des êtres humains - Une espèce de basset - Un pain (baguette) - Une salade (frisée ?) débordant partiellement d'un cabas4 » 1. Ibid., p. 12.

2. Ibid., p. 13.

3. Perec se concentre sur ce qu’il « voit » au sens propre : jamais il ne fait mention d’une sensation autre que la vue comme l’ouïe ou le toucher.

4. PEREC, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, op.cit., p. 14.

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Légende1

[Fig.10] Jean-Christian RIFF, Richard Copans, adaptation de Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Perec, France, 2007, documentaire, 74 minutes. Photogrammes.

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Il peut nous sembler que Perec s’apprête à décrire tous ces ensembles. Or, dès cette introduction, Perec prouve que toute analyse objective est impossible.

En effet, Perec semble mettre sur un pied d’ égalité une salade supposément frisée dépassant d’un sac, et une portion de ciel. Comment comparer ces deux éléments ? Ici les petites aspérités perçues l’emportent déjà sur le reste.

Dans son ouvrage Penser-Classer, Perec déclare : « Tellement tentant de vouloir distribuer le monde entier selon un code unique ; une loi universelle régirait l’ensemble des phénomènes : deux hémisphères, cinq continents, masculin et féminin, animal et végétal, singulier pluriel, droite gauche, quatre saisons, cinq sens, six voyelles, sept jours, douze mois, vingt-six lettres. Malheureusement ça ne marche pas, ça n’ a même jamais commencé à marcher, ça ne marchera jamais1 ». Si l’ acuité visuelle de Perec lui permet d’ émettre une supposition quant à une variété de salade, pourquoi ne lui permet-elle pas une description de la teinte du ciel, de ses textures, de la nature des nuages, si nuage il y avait ? Dès le départ, Perec fait un choix, conscient ou inconscient, dans ses observations. Ainsi sa démarche n’ est jamais lisse et uniforme. Cela se voit dans la valeur qu'il accorde aux autobus qu'il voit, comparativement à une femme qui traverse la place : « Un [autobus] 86 passe Un [autobus] 63 passe Une femme passe. Sur son sac il y a écrit "Gudule"2 » Ainsi Perec donne plus d’attention à l’inscription sur un sac qu’aux autobus qui pourtant occupent une place importante dans leur trajet autour de la place. L’autobus revient sans cesse, il se voit donc réduit par Perec au statut denuméro. Tout détail qui n’est pas un autobus prend donc de la valeur. Que nous indiquent ces aléas dans la compréhension du lieu ? C'est l’imperfection de la perception humaine que Perec explore. Cette imperfection n'est cependant pas une « perte » : ce sont ces petites divergences, ces petits détails qui se détachent qui viennent rythmer sa lecture du lieu.

1. Georges PEREC, Penser-classer, Seuil, Paris, p. 153.

2. PEREC, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, op. cit, p. 25.

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Ainsi, il s’agit d’imaginer le même processus quant à l'analyse du marché.

Sur la trame de fond des conversations, des éléments redondants, y a-t-il des détails qui accrochent davantage l'attention ? Perec nous montre qu’il est nécessaire de pratiquer un lieu de manière obsessionnelle pour le percevoir et le comprendre.

En s’installant sur la Place Saint-Sulpice trois jours consécutifs, Perec inscrit cet exercice dans la lenteur. Il y a un décalage entre le foisonnement décrit et la lenteur de la démarche : Perec décline son expérience dans un temps long, et d’une certaine manière il flâne à représenter à l’écrit les choses, non sans un certain flegme. Face à la saturation de l'observation, il parvient à évacuer certaines sensations au fur et à mesure de l’ écriture. Il en vient, par exemple, à se débarrasser des autobus, qui après avoir été cités maintes et maintes fois, semblent finalement l’agacer à force d’ effectuer leur trajet incessant et répétitif : « Des autobus passent. Je m’ en désintéresse complètement1 ».

La flânerie dont fait preuve Perec devient le moyen par lequel il sélectionne ce qui l’intéresse, ce qui l’ennui : son intérêt pour les bus dure un certain temps seulement. La flânerie devient regard critique et éclairé sur l’atmosphère du lieu.

Essayons d’adopter le même regard que Perec : arrêtons-nous au milieu des étals pour un temps, ou tout du moins décélérons : à trop se dépêcher, on pourrait manquer des indices étonnants. Ne serait-il pas intéressant d’ observer les choses insignifiantes, anecdotiques, que personne d’autre que nous ne verra ? Si compter les bus se pressant autour d’une place est un passe-temps tout à fait respectable, effectuer des allers-retours dans l'espace du marché alimentaire l’ est tout autant. Ralentissons, quitte à en oublier la liste de courses qui nous a fait nous déplacer au marché. Amusons-nous nous aussi à lister, à dénombrer, à nous étonner. Notons que, dans la démarche de Perec, deux paramètres sont récurrents : la présence de l'autre dans le décrit, et la présence de soi dans l'acte de décrire.

Flâner au marché : trouver l'autre et se trouver soi Quelque part dans Paris, à seulement quelques centaines de mètres de la Place Saint-Sulpice, se déroule une étrange comédie. La cinéaste Agnès Varda, caméra au poing, déambule au marché se trouvant dans l’ étroite rue 1. Ibid., p. 40.

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Mouffetard dans le Ve arrondissement. Agnès Varda est la seule représentante féminine du mouvement cinématographique de la Nouvelle Vague, actif en France dans les années cinquante-soixante1. Son oeuvre, qualifiée d'art et d'essai2, utilise « le sens de l’humour, le montage en forme de coq-à-l’âne, le goût du collage, l’utilisation d’une voix off 3 » pour filmer plusieurs aspects de la vie quotidienne dans un mélange de documentaire et de fiction. Dans L'Opéra-Mouffe4, Agnès Varda s'amuse à filmer le marché qui prend place quotidiennement dans la rue Mouffetard. « L’ opéra-Mouffe, au premier raccord, au premier abord, c’est la bouffe5 » nous chante Varda sur des images d'étals débordant de nourriture : l'idée d'un « premier abord » nous incite d’emblée à voir au-delà des apparences : bien plus que de la nourriture habite le marché. Très rapidement, Varda élude les denrées pour se concentrer sur ce que le marché a d'autre à offrir. Elle se lance alors dans une flânerie dans laquelle elle filme les personnes arpentant le marché.

Flâner, c'est « avancer lentement et sans direction précise6 ». On retrouve cette idée dans la manière dont Varda construit ses séquences filmées.

Elle porte son attention sur des détails et étire ses plans dans la longueur.

Le premier détail choisi par Varda est un cortège de cadrages sur les visages d'acheteurs (cf. fig.11 p. 65 ci-contre). Les expressions filmées sont diverses : sourires, moues, grimaces, malgré l'absence de paroles on peut lire sur les lèvres les conversations qui se déroulent. Les visages de vieillards alternent avec ceux de jeunes gens. Varda relate ici l’ émulsion du lieu : Ses personnages - des inconnus - sont autant d’individualités se détachant de la masse plus vaste qu’ est le marché. Ils ne s'en détachent que parce que Varda leur accorde de l'importance au travers de la caméra.

Le montage montre à quel point Varda dissèque son objet d’étude : la misère est représentée par des plans vides dans lesquels des personnages à la mine triste se trouvent seuls et isolés dans le cadre, en errance dans le marché.

1. Geneviève SELLIER, « La Nouvelle Vague, un cinéma au masculin singulier », CNRS Éditions, Paris, 2005. Les principaux représentants de la Nouvelle Vague sont Jean-Luc Godard, François Truffaut, Éric Rohmer, Claude Chabrol, Jacques Rivette, Alain Resnais, Louis Malle, Agnès Varda et Jacques Demy.

2. Thierry JOUSSE, « Agnès Varda, l’unique figure féminine de la Nouvelle Vague », dans Les Inrockuptibles [En ligne], publié le 2 avril 2019 à 17h15, mis à jour le 17 mars 2021 à 15h12.

3. Ibid.

4. Agnès VARDA, L’Opéra-Mouffe, France, 1958, documentaire, 17 minutes.

5. Ibid.

6. CNRTL, 1re définition pour « flâner ».

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Légende1

[Fig.11] Une séquence filmée sur des visage d'acheteurs.

Agnès VARDA, L’Opéra-Mouffe, France, 1958, documentaire, 17 minutes. Photogrammes.

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Ils ne parviennent pas à entrer en communication avec d'autres passants.

A l'inverse, le marché est aussi espace d'interaction et refuge pour d'autres personnages, qui se trouvent à plusieurs dans le même cadre et tiennent des conversations. Le marché offre ainsi plusieurs visages, Varda nous offre à voir deux atmosphères antagonistes. En prenant comme détail des visages de passants et en les multipliant, Varda décale notre vision du marché : il ne s’ agit plus de l’envisager comme une traversée centrée sur l’achat de produits, il devient le portrait de ceux qui le parcourent. La relation ou à l'inverse la non-relation entre des inconnus devient la raison d'être du marché. Varda établit sa propre direction au sein du marché. La rue Mouffetard se dessine au gré du regard que porte la réalisatrice sur les autres, et des regards qui croisent le champ de la caméra : le marché se fait ici voyage dans l’autre.

Le court-métrage de Varda devient un outil émotionnel de compréhension du marché. C’est en se projetant dans les émotions de l’autre que l’atmosphère de la rue Mouffetard se dessine : un lieu où l’aliment devient prétexte d’un dialogue empathique avec son voisin, où les enfants pratiquent la rue, où l’abondance des denrées contraste avec les difficultés du quotidien dans le contexte des années cinquante.

Observer le marché au travers de la caméra n'est pas uniquement plongée dans l'autre. Le cinéma documentaire de la Nouvelle Vague et en particulier celui de Varda dénote un double enjeu. La méthode du « cinéma direct1 » vise à poser des problématiques au plus proche du réel, en cela l'élaboration du documentaire se fait au plus proche de l'objet filmé. Dans ses documentaires, Varda va à la rencontre d'inconnus et se confronte à leur quotidien, composé d'habitudes, de souvenirs, d'objets personnels et de rites. Dès lors, la proximité est grande : il y a un enjeu de l'ordre du filmé, et un enjeu de l'ordre du filmeur. Le cinéaste Alain Cavalier, contemporain de la Nouvelle Vague, voit une nécessité de l'ordre de la catharsis dans cette proximité avec le quotidien : « Il y a surtout l'incroyable désordre de mon intérieur, tout ça ne tient pas debout. De temps en temps il y a un début d'explication de la vie qui a l'air de tenir le coup cinq minutes, effectivement tout cela est assez difficile à vivre et le cinéma de temps en temps apaise cette angoisse du désordre profond en gardant de la vie un plan ou une succession de plans qui mentent mais qui donnent l'illusion que la vie 1. JOUSSE, « Agnès Varda, l’unique figure féminine de la Nouvelle Vague », dans Les Inrockuptibles [En ligne], publié le 2 avril 2019 à 17h15, mis à jour le 17 mars 2021 à 15h12.

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Légende1

[Fig.12] Le filmé comme reflet de la personnalité du filmeur.

Agnès VARDA, L’Opéra-Mouffe, France, 1958, documentaire, 17 minutes. Photogrammes.

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a un sens, que la vie vaut le coup... pas un sens, mais que la vie vaut le coup d'être vécue. Je pense que de ce côté-là, le cinéma m'aide à sortir des pauvres choses qui m’habitent et qui nous habitent un peu tous1 ».

Cette porosité se ressent dans la déambulation d'Agnès Varda au sein du marché de la rue Mouffetard. Varda choisit de s'inclure dans la démarche filmique. Cela passe par plusieurs procédés. Même si les aliments ne sont pas le personnage principal du documentaire, ils y existent et Varda détourne leur sens pour s'y relier. Ils ne sont plus apport d'énergie et sauvegarde de la vie, mais deviennent le reflet de sa personnalité et de ses craintes.Varda se met littéralement à nu (cf. fig.12 p. 67). Enceinte au moment de la prise de vue, ce sont ses angoisses de maternité qu’elle projette sur les aliments. Par un jeu de montage, son ventre rond se superpose à l’éventrement d’un potiron.

Cette perte de l’enfant attendu réapparait sous la forme d’une ampoule brisée gisant au sol, contenant un œuf dont s’extirpe un poussin à peine mature : le marché émeut, le marché inquiète.

Au-delà de ses angoisses, c'est également son imagination que Varda superpose à la prise de vue. Elle part du réel pour en révéler le potentiel extraordinaire et les analogies fortuites sur le ton de l’humour : « Entre le dégout et l’envie, entre la pourriture et la vie2 » chantonne Varda en bande sonore sur plans d’abats de viande et de poissons aux yeux écarquillés (cf. fig.12 p. 67). Soudain, une femme se saisit d’une rose et s’en délecte joyeusement : c’est sur cette étonnante note que s’achève cet Opéra-Mouffe, hymne à l’optimisme de Varda malgré tout.

Revenons pour un temps sur la Place Saint-Sulpice, où Perec projette également sa subjectivité dans son observation du lieu. Face à l’impossible neutralité vis-à-vis de l’espace qui l’obsède, Perec s’adonne, comme Varda, à un jeu de mise en relation entre les aspérités surgissant de ses observations et son propre vécu : la place devient un canevas sur lequel Perec tisse une projection de lui-même : « Sur le trottoir, il y a un homme secoué, mais pas encore ravagé, de tics (mouvements de l'épaule comme s'il éprouvait une démangeaison continuelle dans le cou) ; il tient sa cigarette de la même façon 1. Alain CAVALIER, « On n'a de mémoire que ce qui a été filmé, le reste paraît complètement faux ». Retranscription de l'entretien « À voix nue » avec Sandrine Treiner sur France Culture le 18 janvier 2016, 29 min.

2. VARDA, L’Opéra-Mouffe.

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que moi (entre le medius et l'annulaire) : c'est la première fois que je retrouve chez un autre cette habitude1 ». Ces principes d’identification s’accroissent à mesure que Perec passe plus de temps sur la place, et donc qu’il la connaît mieux. Rien ne nous empêche d’imaginer que Perec a l’estomac qui s’agite à force d'une observation studieuse des autobus : « Le 96 va à la gare Montparnasse Le 84 va à la porte de Champerret Le 70 va Place du Dr Hayem , Maison de l'O.R.T.F. Le 86 va à Saint-Germain-des Prés Exigez le Roquefort Société le vrai dans son ovale vert2 » La manière dont Perec écrit cette dernière phrase sonne presque comme un impératif au lecteur, duquel subsiste néanmoins un doute : on ne sait pas si Perec rapporte ici un slogan publicitaire aperçu sur un camion frigorifique, ou s’il construit cette phrase de toute pièce en apercevant une image publicitaire. C’est ici que la frontière entre observation et imagination devient floue : face à l’impossibilité d’archiver l’ensemble du lieu dans l’ écriture de son essai, Perec se laisse aller à jouer avec son environnement, d’une certaine manière à le déformer : l’ écriture n’est plus l’expression d’un lieu réel et d’une atmosphère extérieure, mais est le reflet d’un dialogue entre le lieu et l’ écrivain. L’ observateur se fait alors, chez Perec comme chez Varda, un élément perturbant l’ atmosphère ressentie. ’

Dans ce deuxième acte, nous avons exploré plusieurs manières d'observer et représenter l'ambiance du marché alimentaire. Nous sommes partis de la méthode naturaliste et de l'analyse que Zola fait des Halles Baltard à Paris pour illustrer le foisonnement du marché alimentaire. Nous avons ensuite réalisé une traversée du marché de la place Broglie, sur le mode d'une observation synthétique de manière à comprendre le marché dans sa globalité. Cette synthèse nous fait vivre le marché comme un lieu empreint de vitesse : celle de l'immédiateté des échanges, qui caractérise le marché.

Cette manière d'appréhender l'espace du marché est une première manière de voyager dans notre quotidien proche : nous avons utilisé l'exemple de 1. PEREC, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, p. 30.

2. Ibid., p. 15.

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Phileas Fogg et de son tour du monde en quatre-vingt jours, notre itinéraire rectiligne au sein du marché devient un voyage en huit minutes.

Nous avons ensuite adopté le point de vue inverse en supposant que cette visite au sein du marché alimentaire ne doit pas se faire à la hâte, mais peut passer par une observation fine, en se plongeant dans ses détails. Cela nous demande d'élaborer une seconde méthode qui sera de l'ordre d'une observation presque obsessionnelle. Dans son analyse de la Place Saint-Sulpice, Georges Perec fait émerger l'ambiance par une description qui s'inscrit dans un temps long. Il nous montre également que toute description exhaustive est impossible : l'attention opère une sélection face à l'infinité des détails. Il s'agit de développer une méthode par la flânerie, où c'est la subjectivité de celui qui explore qui opère la sélection des détails à représenter. Pour étayer ce propos, Agnès Varda déambule dans la rue Mouffetard caméra au poing, nous montrant que le marché est projection dans l'autre par empathie mais également compréhension de soi dans le rapport à l'aliment.

En somme, il nous faut reconnaître que le voyage, qu'il se déroule dans le lointain ou dans le proche, relève non seulement d'une observation attentive mais également d'une déformation du réel et de l'atmosphère par l'émergence de la subjectivité. Cette part d’ego dans l’observation inscrit le voyage à michemin entre l'objet et le sujet. Le voyage n'est donc pas retranscription exacte, il n'est pas non plus invention de toute pièce, il est un récit que l'on raconte et que l'on se raconte. Les approches littéraires et par la caméra que nous avons analysées jusqu'ici inscrivaient déjà, d'une manière sous-jacente, cette recherche dans le récit.

Du quotidien au récit de voyage Ce second acte nous a permis d'aborder différentes méthodes permettant d'envisager un voyage dans le quotidien. Les approches de Zola, Verne, Perec et Varda mettent toutes en oeuvre des manières de raconter, de narrer le voyage et le proche. Cette situation de n’ être ni tout à fait dans la réalité ni tout à fait dans l’imaginaire enrichit notre compréhension du lieu en y superposant l'étonnement, le point de vue de l'observateur.

Le lieu quotidien et l’observateur, conjointement, donnent à voir un récit.

Si l’on comparait le lieu de la place ou du marché à une œuvre d’art, toute

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description viendrait enrichir l’ œuvre et affaiblir les contours entre la description et l’ œuvre elle-même : « Bien loin de ses vertus scolaires, des écrivains ont tenté d’animer le corps de l’ œuvre par cette puissance fantastique, et même érotique, de la description, par laquelle créer un souffle, déclencher un frisson, faire frémir des lèvres qui respirent. Tout contour se met à vibrer, et on ne sait plus s’il vibre dans l’ œuvre ou du fait de sa description1 ».

Le philosophe Paul Ricoeur synthétise ce rapport entre lieu et observateur sous la notion de « narrativité2 ». Elle décrit les relations entre l’ objet observé et l’ observateur, qui fusionnent pour créer un récit. Ricoeur établit deux stades. Tout d’abord il énonce un principe de préfiguration comme étant le stade « où le récit est engagé dans la vie quotidienne, sans s’ en détacher encore pour produire des formes littéraires3 ». Ainsi, le récit se préfigure dans le quotidien lui-même. Nous l’avons vu dans le premier acte avec le philosophe Bruce Bégout : « C’est, en un sens, le quotidien qui appelle luimême sa propre élucidation. Il y a toujours quelque chose de plus en lui que son évidence naturelle4 ». Ainsi le quotidien, et par extension le marché, contiennent déjà en eux-mêmes un récit latent qui n’ attend qu’ à éclore sous l’ œil d’une Varda ou d’un Perec.

Ricoeur définit un deuxième stade, celui de la configuration : « Le deuxième stade du récit, que j’appelle "configuration", est celui où l’acte de raconter s’affranchit du contexte de la vie quotidienne et pénètre dans la sphère de la littérature5 ». C’est à partir du moment où l'observateur commence à se distancier du sens premier des choses et à y superposer sa subjectivité que la configuration s’installe. La configuration consiste à donner une forme6 au quotidien, à réinterpréter ses composantes pour lui donner un sens propre à l'observateur. Le marché en tant que lieu foisonnant est reconfiguré par l'observation entâchée de subjectivité. C’est cet acte de 1. Guillaume GESVRET, « Décrire, léger », dans 02 (revue d’architecture contemporaine trimestrielle), automne 2021, p. 32.

2. Paul RICOEUR, Architecture et Narrativité, Direction de l’Architecture et du Patrimoine, 1996, p. 4.

3. Ibid., p. 4.

4. BÉGOUT, La découverte du quotidien, p. 60.

5. RICOEUR, Architecture et Narrativité, p. 7.

6. CNRTL, 1re définition pour « configuration ». Nous étendons ici la notion de « forme littéraire » aux productions graphiques et cinématographiques vues plus haut.

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remise en cause de l’évidence d’un lieu rempli et saturé qui crée un récit unique. Ricoeur affirme : « Le flâneur cherche un refuge dans la foule. La foule est le voile à travers lequel la ville familière se meut pour le flâneur en fantasmagorie1 ». En somme, Ricoeur est loin de cliver l’ observation du réel et les effets de la subjectivité. Il nous montre au contraire que le récit est une clé non seulement de compréhension de notre quotidien, mais également un puissant outil de remise en cause de celui-ci : « Paul Ricœur n’ oppose pas le récit à l’ explication comme la fantaisie à l’observation, l’irrationnel au rationnel, le réel à l’irréel. Un récit n’ est pas une fuite, un temps perdu ou un monde imaginaire. C’est une manière de travailler sur soi-même, sa relation au monde, aux autres, à la société, à son entourage et son époque2 ».

Il s'agit dans notre troisième et dernier acte de mettre en oeuvre les méthodes mises au jour précédemment. Nous les appliquerons à deux marchés concrets : celui du marché de la Place Broglie et celui du marché des Halles à Mulhouse.

Nous l'avons vu, il semble plus riche d'analyser le marché dans ses détails que d'en faire une synthèse survolée. Nous élaborerons alors trois récits de voyage au marché qui développeront l'atmosphère au travers de ses détails.

Nous nous concentrerons sur un seul phénomène à la fois et l'analyserons dans la durée, de manière à faire converger observation et subjectivité.

Ces trois récits ne seront néanmoins pas autonomes et déconnectés les uns des autres. Il s'agit d'élaborer des récits détaillés faisant tout de même partie d'un récit synthétique. N'oublions pas que si la démarche d'Agnès Varda est une méthode du détail, Zola élabore une vision d'ensemble du marché qui n'en reste pas moins un récit. Dans ces récits d'un voyage au marché, nous intéresserons au contenant-contenu comme appel au voyage, puis à l'organisation spatiale du marché comme une chorégraphie urbaine, pour finir sur la déconstruction-reconstruction périodique du marché.

1. Walter BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle, dans RICOEUR, Architecture et Narrativité, p.16.

2. Odile RIONDET, « Paul Ricoeur : le texte, le récit et l’histoire », Bulletin des bibliothèques de France, n°2, 2008, p. 6.

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Troisième acte Trois récits d'un voyage au marché

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Scène 1

Le contenant comme appel au voyage Une typologie de contenants « Place Broglie » annonce une voix métallique. Les portes du tramway s’ ouvrent, le vent s’ engouffre. Il y a du monde. Le marché n’ est pas loin, c’est peu dire : il n’y a qu’à traverser la voie de tramway, le marché se trouve de l’autre côté. Au moment d’enjamber la voie, le regard se dirige en contrebas, vers les rails : attention à ne pas glisser. Dans le même mouvement visuel, les yeux remontent légèrement, dans cette zone du champ de vision située entre la dureté minérale du sol et la clarté diaphane des mains : lanière enlacée autour des doigts d’une passante, se balance une sacoche froissée de toile écrue, effleurant presque le sol. De l’autre côté de la voie de tramway, le regard se redresse en direction de l’entrée du marché, rue du Dôme. La femme au sac écru s’arrête au premier étal, et le pose au sol. En quelques secondes, elle y tasse une grappe de tomates, une laitue, et quelques oignons. Puis, d’un geste de bras et avec quelques difficultés, son sac se retrouve maintenant sur son épaule. Rassasié, la panse pleine, ce bagage récolte et protège les achats du marché. Espérons néanmoins qu’il lui reste un peu de place : sa propriétaire se dirige vers un autre étal, puis deux, puis trois. En prenant un peu de recul, on remarque que les péripéties de cette sacoche ne sont pas les seules : de nombreux promeneurs et acheteurs arborent également un compagnon de route : sac, sacoche, cabas, sachet, filet, besace, panier… un bestiaire se dessine sous nos yeux : - un matériau : toile, plastique, coton, nylon, carton, papier, osier.

- un volume : porté du bout des doigts, à la main, au coude, à l’ épaule, un sac dans chaque main, deux sacs dans chaque main, un sac dans un sac.

- une couleur, des couleurs : ton uni, à damier, motif à fleurs, camaïeux, inscriptions, publicités.

- des petites imperfections : une légère déchirure, une anse raccommodée.

Tout propriétaire a son sac. Ou plutôt, tout sac a son propriétaire.

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Qui se ressemble s’assemble, dit-on : le panier d’osier sied bien à la maman accompagnée de son enfant. Le sachet en plastique, à l’ acheteur étourdi qui se le voit fournir par le commerçant. Le sac en toile, à l’étudiant : on sait très vite à quelle école il s’identifie. Le sac de marché devient une expression de soi. Éric Tabuchi, plasticien français, photographie sur une durée de quatre années des arrières de camions de transport sur l'autoroute. Ces camions sont peints d'une lettre, celle de l'initiale du transporteur, dans le but d’élaborer un alphabet1. En mettant ces vingt-six lettres bout à bout, il établit une sorte de grammaire du déplacement, en rétablissant de la cohérence entre des photographies qui sont pourtant séparées par des centaines de kilomètres.

De la même manière, peut-on imaginer une grammaire constitutive du marché alimentaire ? Considérons comme un détail ces sacs et paniers que nous relevions plus haut : on pourrait élaborer une typologie des contenants à l'échelle de l'individu (cf. fig.13 p. 77 ci-contre). Si on lit chaque image seule, on perçoit une identité, des goûts individuels, une démarche. On y voit également le contenu que sont les achats effectués. On peut aussi lire cette suite d'images comme un tout, en les comparant. De cette manière, on trouve de la cohérence dans la diversité. Pour trouver les vingt-six lettres de l'alphabet, Éric Tabuchi parcourt des milliers de kilomètres. Son travail est un déplacement dans l’espace. La notion de camion comme contenant fait référence au sac de marché comme contenant. Même s’il est d’un plus petit volume, la fonction de ce dernier, comme celle du camion, est de transporter des produits d’un point de référence à un point situé ailleurs, en l'occurence le logement.

Un atlas de bagages comme appel au voyage L’ analogie devient encore plus forte quand on y intercale la notion de bagage.

La valise en est l’exemple le plus évident : dans un premier temps, elle protège les effets que l’on emporte avec soi en voyage ou en déplacement. Au retour, la valise se charge de souvenirs, qui s’additionnent aux nécessaires que l’on avait apportés à l’arrivée. Ces souvenirs, qu’il s’agisse d’objets, d’étoffes, de bibelots, sont la transcription matérielle des expériences vécues ailleurs.

1. Éric TABUCHI, Alphabet Truck, 2008, 26 photographies sur impression offset, 15,5 x 19,2 cm, éditions Florence Loewy, 600 exemplaires.

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[Fig.13] Typologie de contenants individuels sur le marché de la place Broglie.

Photographies personnelles.

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Acheter des produits au marché, c’est en quelque sorte le même processus.

Revenir du marché, c’est revenir avec des aliments qui sont la transcription matérielle d’ échanges verbaux immatériels. L'aliment devient la métaphore des discussions avec les commerçants. Comme un bagage, le sac et le panier se vident et se remplissent au gré de nos déplacements. Comme un bagage, il protège ce qui nous est cher. Comme un bagage, il est le contenant du souvenir du déplacement au marché. Il faut néanmoins faire une distinction : le voyage dans le lointain n’a pas forcément pour objectif de ramener avec soi des effets matériels, mais bien souvent de vivre des expériences immatérielles. L’ objet que l’on ramène avec soi devient une partie du souvenir, mais ne le remplace pas. A l’inverse, le déplacement au marché vise en premier lieu à rapporter des aliments matériels, et non des expériences immatérielles. Ainsi, cette comparaison avec le bagage doit nous permettre de voir le déplacement au marché non comme un simple processus d’achat, mais d’inverser le point de vue. Constituer une typologie de bagages, c’est d’une certaine manière, élaborer le récit de ce qui impulse, ce qui jalonne, et ce qui finit le voyage.

Changeons de lieu pour nous rendre au marché des Halles à Mulhouse.

Davantage que le sac de marché, on y rencontre un autre type de contenant : le trolley, ou sac à roulettes de son autre nom. De dimensions très proches de celles de la valise, la comparaison avec le voyage devient évidente : avec son volume, il faut plus de temps pour le remplir. Ses roues miniatures en facilitent la manipulation. Déambuler en tirant derrière-soi un tel objet, dont la contenance est plus grande que celle du sac, c’est s’inscrire dans l’espace du marché de manière logiquement plus longue. De la même manière qu’une valise varie en taille selon la destination et le temps que l’on passe en déplacement, le sac à roulettes donne une indication quant au temps que l’acheteur va passer au marché. Si l'on inventorie ces bagages de marché et que l'on alterne leur lecture avec des archétypes du voyage, le voyage devient évident (cf. fig.14 p. 79 ci-contre). Cette méthode par l'allégorie et par le lien fortuit peut être reliée à l'idée d'un atlas : « L’ Atlas fait apparaître des analogies (entre des formules gestuelles, notamment) mais aussi, au cœur de ces analogies, des effets de contraste. Donc aussi bien des ensembles cohérents que des singularités1 ». Avec l'atlas Mnémosyne, l'historien de l'art Aby Warburg souhaitait mener une comparaison et une classification 1. Maud HAGELSTEIN, Brasser l’histoire de l’art de ses larges bras : l’imagier, l’atlas, le musée imaginaire à partir de L’Atelier infini de Jean-Christophe Bailly, 2015, p. 5.

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[Fig.14] Mise en regard de trolleys de marché et de représentations du voyage.

Photographies personnelles sur le marché des Halles à Mulhouse et représentations d'un archétype du voyage. Références en iconographie.

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des grands courants de l’Histoire de l’art, en se basant uniquement sur des éléments graphiques. En comparant des œuvres par le rapprochement physique, il souhaitait cartographier les images infinies produites par notre culture occidentale et imaginer des recoupements. Le thème de la démarche de Warburg est certes très lointain de ce que nous imaginons avec cet atlas de bagages. Cependant, la mise en regard de trolleys de marché et de représentations du voyage s'apparente tout comme l'atlas de Warburg à une manière de manipuler des images, de créer « des recoupements, des répartitions, des domaines de savoir1 ». Mettre graphiquement en regard des représentations du marché et du voyage, c'est créer un pont entre ces deux champs même si rien ne semble les y prédisposer.

1. Ibid., p. 1.

Voir aussi : - Gérard RÉGIMBEAU, « Collections d’images et questions posées à l’iconologie », dans Documentation et bibliothèques, vol. 57, n°1, Janvier–Mars 2011, p. 45–52.

-Aby Moritz WARBURG, L’atlas Mnémosyne, L’Écarquillé, Paris, 2012.

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Scène 2

Une chorégraphie du marché Un marché comme scène urbaine Ce second récit s'intéresse au marché comme un lieu où s'opère une métaphore de l'espace scénique. Le plan du mémoire s'articule en actes et en scènes de manière à filer les différentes parties sous la forme d'un développement, le lecteur devient le spectateur d'un marché raconté. Ici la comparaison devient encore plus forte. Nous l'avons vu, le marché alimentaire (en-dehors de toute fonction événementielle ou tourisitique) est toujours situé dans un contexte urbain, que l'on parle d'une place de ville, d'une placette de village, ou d'une rue. Cependant, il se duplique et n'est pas un lieu unique. Il est un type qui se répète de manière plus ou moins identique dans ses principes : chaque marché nous permet d'acheter des aliments, chaque marché permet une rencontre avec l'autre.

Nous constatons le même caractère duplicable quant à la représentation théâtrale. La représentation se déroule sur une période courte dans un théâtre1 situé dans telle ou telle ville. Cependant, la mise en scène par une troupe artistique est mobile, itinérante, et se déplace de lieu en lieu, de ville en ville, de théâtre en théâtre. Elle se présente et se re-présente en différents lieux. De même, au moins une fois par semaine, le marché se re-présente ; « aller au théâtre », c’est en quelque sorte « aller au marché ». L'espace dans lequel le marché s'insert devient assimilable à l'espace de la représentation théâtrale.

Notons aussi que la représentation théâtrale, car elle se représente en un grand nombre de lieux, admet de subtiles variations qui sont concomittantes de l'impossibilité de l'homme à reproduire exactement la même action.

Ces variations sont de l'ordre de l'acteur : variations du jeu, de la voix, du ton. Ces variations sont également architecturales : la disposition de la salle, l’éclairage, la répercussion du son sur les matériaux, qui colorent la représentation. C'est sur ces imperfections que repose l’acte théâtral 1. Théâtre au sens de lieu physique et architectural.

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comme un spectacle de l’instant1. Le marché répond ici une fois encore à la représentation théâtrale : les marchands et les vendeurs, en fonction du lieu, colorent l’acte de la transaction économique et humaine par leurs identités multiples et infinies. Le contexte urbain agit également comme une variation du marché : la dimension de la place ou de la rue, la hauteur des façades, la rugosité du pavé, le climat, tout concorde à décliner le marché en une multiplicité d'expériences. D'une certaine manière, le marché devient une scène urbaine2 où se joue une représentation du quotidien.

L'allée : avant-scène et arrière-scène La métaphore de la scène urbaine est particulièrement visible sur le marché de la Place Broglie. Après avoir observé les contenants, on observe maintenant les acheteurs eux-mêmes. Si l’on se positionne au centre de l'allée et que l’on observe en direction de l'opéra, on constate des mouvements et des dynamiques différenciées. Certains premeneurs marchent en ligne droite, d’autres en diagonale, d’autres encore à une cadence rapide, et certains stationnent devant les étals plus qu’ils ne se déplacent. Le marché a la capacité d’organiser « des places dans la place3 » de manière à diversifier les comportements mais à les faire cohabiter en un même lieu. Ces places plus petites que la place dans laquelle elles s'inscrivent deviennent des micro-zones d'interaction, qui témoignent d’une « diversité de manières d’ être et de faire4 ». Comme des scènes s’enchainant l’une après l’autre, des groupes d'individus se forment et se répartissent différemment dans l'espace.

1. André HELBO, Le théâtre : texte ou spectacle vivant ?, Klincksieck, Paris, 2007.

2. Rappelons également qu'avant que le théâtre ne se fixe dans un lieu dédié, la représentation théâtrale se faisait en extérieur. Au Moyen-Âge, des scènes provisoires étaient installées en estrade sur les places publiques, faisant face à un public debout. Le théâtre d'intérieur n'apparaît qu'au XVIIe siècle. Voir : Larousse en ligne, définition pour « théâtre [architecture] ».

3. ZASK, Quand la place devient publique, 2018.

Cette définition de Zask ne s’applique pas spécifiquement au marché, mais à toute place d’une manière plus générale. Elle stipule que la capacité d’une place à se subdiviser en espaces plus restreints est une nécessité pour permettre à plusieurs activités d’exister en un même lieu. Cette définition semble pouvoir correspondre aux micro-interactions que l’on observe au marché.

4. Ibid.

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[Fig.15] Comparaison entre la scène de théâtre et l'espace du marché de la place Broglie.

En haut : plan gravé du Teatro San Carlo de Naples , gravure sur plaque de cuivre, 1789.

En bas : photographie personnelle.

2

5

5 4

3

1

1. Avant-scène 2. Arrière-scène 3. Côté jardin 4. Côté cour 5. Coulisses

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Une file d’attente se forme devant un étal renommé, un groupe d’amis discute à vélo, un homme se déplace seul, un enfant questionne son parent : « Maman, pourquoi il y a un marché le vendredi ? ». Ces densités ponctuent le marché qui se divise spatialement en de multiples saynètes. Cependant, celles-ci ne sont pas figées. Elles se déplacent au rythme de la marche, elle s'agrandissent lorsqu'un attroupement se fait devant un étal, elles se réduisent, se déforment, parfois s'entrechoquent : « dans ces situations de co-présence, la plus ou moins grande proximité des corps ou simplement la présence de la foule gêne parfois la progression du passant dans l’espace et l’expose au regard d’autrui1 ». Cette mécanique relève d'un ensemble de microgestuelles. Cette scénographie du marché, manière tacite et involontaire des corps à s'organiser dans l'espace, peut s'apparenter de nombreuses manières à la scène où la représentation théâtrale se développe.

Sur le marché de la place Broglie, tout d’abord il y a l'allée. Elle divise les étals des marchands en deux côtés, laissant un passage aux promeneurs. Quand le marché s'installe, l'allée apparaît : elle se matérialise comme une rue se reliant au réseau viaire existant. Elle n'est pas une rue au sens toponymique : elle ne porte pas de nom. Pourtant, l'allée s'apparente bien à une rue dans le sens où elle permet le déplacement d'une part des véhicules, tels les camionettes des marchands lors de l'installation et de la désinstallation, et d'autre part le déplacement des piétons effectuant leurs achats. Quand le marché s’en va, la rue disparaît et se dilate pour redevenir une place. Ainsi, le marché retire à la place des petits morceaux d’ espace. Chaque étal occupe une surface, dont l’alignement dessine une ligne des dimensions d'une rue. Quand le marché s’installe, c’est un petit bout de ville qui apparaît.

La comparaison avec la scène de la représentation théâtrale émerge quand on se rend compte que l'allée est le terrain de déplacements libres (cf. fig.15 p. 83).

Le marché de la place Broglie propose deux entrée opposées : les acheteurs ne suivent pas un itinéraire unique, mais commencent leur arpentage du marché dans un sens ou dans l'autre. Si l'on s'imagine être un observateur faisant partie du public et regardant en direction la scène, certains promeneurs viennent de l'arrière-scène vers l'avant, et d'autres vont de l'avant-scène vers l'arrière. Le déplacement dans le marché devient une action dramatique qui 1. Rachel THOMAS, « Quand le pas fait corps et sens avec l'espace. Aspects sensibles et expressifs de la marche en ville », dans Cybergeo : European Journal of Geography, 2004.

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[Fig.16] Avant-scène, arrière-scène, côté cour et côté jardin : le marché comme une scène de théâtre.

Marché de la place Broglie, photographie personnelle.

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se développe librement, loin de l’exiguïté d’un trottoir où se croiser relève de l’ acrobatie. La rue de marché se fait scène, elle ne contraint pas les corps mais leur donne un espace d’expression (cf. fig.16 p. 85).

Ces expressions corporelles et positionnements dans l’espace sont multiples et représentent la multiplicité des individualités, comme les personnages d’une intrigue. On compte : - des rythmes : des étudiants pressés, des couples avec enfants, des personnes âgées prenant leur temps, des personnes traînant un trolley derrière elles, des personnes chargées, moins chargées, très peu chargées.

- des densités : des personnes seules, en couple, en groupe d’amis, et même parfois, des groupes de touristes.

D'une certaine manière, sur cette scène urbaine quotidienne qu'est le marché, chacun a un rôle à jouer dans la diversité.

Des étals entre cour et jardin, les coulisses du marché et la façade Vient le moment où, sur son trajet dans l'allée du marché, un acheteur repère la camionnette d'un marchand, un étal, ou est attiré par un produit. Sans prévenir, il vire à droite ou à gauche, occasionnant parfois un carambolage chaotique. Il faut multiplier ce processus par le nombre de promeneurs présents dans le marché au même instant. Sorte de danse hasardeuse et intuitive, rien ne dit qui changera de direction ni à quel moment. Les corps se frôlent, parfois se percutent. Ce changement de direction vers les étals du côté droit ou du côté gauche brouille la perception des déplacements dans l'allée. A quel moment se fait le sortir du flux des acheteurs d'avant en arrière pour s'affirmer de droite à gauche ? Les déplacements d'avant-scène en arrière-scène se font dès lors déplacements vers le côté cour et vers le côté jardin (cf. fig.16 p. 85).

Ces déplacements latéraux sont le contact avec l’ espace des perceptions visuelles, là où les couleurs et les textures se discernent et happent l'attention : la texture bosselée d’un légume, la luisance d’un pot de miel, l’ odeur subtile d’un bouquet, des montagnes de lentilles, empilements et empilages, vracs, bocaux, textures épicées, veloutées, rugosité. De l’autre côté des étals se trouvent les commerçants. Ils y échangent, rient, comptabilisent. Il est des emplacements qu’on s’arrache pour être le mieux situé.

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Légende1

[Fig.17] Jean-Pierre JEUNET, Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, 2001, fiction, 131 minutes.

Photogrammes.

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S'engage parfois entre l’acheteur et le vendeur une situation comique.

L'acheteur cherche du regard ce qui lui conviendrait, scrute les prix, affine son choix, à un rythme lent et indécis. Bien-pensant et voulant engager la conversation, le vendeur pousse un retentissant « bonjour » ou une phrase d’accroche similaire, arrachant l’acheteur à son songe. L’étal est aussi le lieu des micro-interactions physique. Faire l'expérience du marché nous amène de l’interaction la plus fortuite et la moins voulue (le frôlement) jusqu’à celle la plus volontaire et partagée (la poignée de main lors de la rencontre d'une connaissance ou d'un vendeur avec lequel on a sympathisé). Parfois peuvent survenir des interactions moins agréables. En témoigne cette scène au marché dans Le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet : « Amandine Poulain n’aime pas : […] être par quelqu’un ; qu’elle n’aime pas ; effleurée de la main1 » (cf. fig.17 p. 87). Ainsi, le côté cour et le côté jardin deviennent l'interface entre le vendeur et l'acheteur au travers de l'aliment. C’est ici que se trouve la raison fonctionnelle du marché, le point d’accroche où l’achat se fait. Ce récit nous mène à élaborer une dernière comparaison entre le marché et la scène : il nous faut pour cela regarder au-delà de l'étalage.

Notons qu'au théâtre, les côtés cour et jardin font souvent le lien avec l'espace des coulisses (cf. fig.15 p. 83). Ceux-ci cachent à la vue du spectateur le matériel technique nécessaire à la représentation, et permettent les entrées et les sorties des acteurs2. Le marché alimentaire a aussi des éléments secondaires qu'il tente de dissimuler. On constate que l’on ne voit pas ce qui se trouve au-delà des étals et de l'espace des vendeurs. Les façades cerclant la place, les alignements d’arbres, sont rendus invisibles par la présence des camionnettes grâce auxquelles les vendeurs apportent leur production au marché. Celles-ci doivent être à portée de main des vendeurs, pour charger et décharger, et remplir les étals à mesure que les acheteurs affluent. Moteur éteint, elles forment une barrière entre le marché et les façades. Le contraste est grand. D'un côté, les façades de l'hôtel de ville, la Banque de France, l'Opéra National du Rhin ou encore les maisons à colombage traditionnelles.

1. Jean-Pierre JEUNET, Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, 2001, fiction, 131 minutes.

2. Larousse en ligne, définition pour « théâtre [architecture] ».

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[Fig.18] Les coulisses du marché et la façade.

Marché de la place Broglie, photographie personnelle.

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De l'autre, on compte : - des véhicules et leur vocabulaire : des camionnettes, roues, phares, carrosseries, des coffres entrouverts desquels on aperçoit des cagettes pleines à craquer attendant acheteur.

- des raccords électriques pour préserver la fraîcheur des chargements : bornes, boîtiers, rallonges, câbles gisant au sol, groupes électrogènes, prises en tous sens.

- des éléments de stockage et des déchets : cagettes, palettes en plastique ou en bois, de tout volume, recouverts de bâches protégeant les produits du vent.

On constate que le contraste est grand. Le marché présente son meilleur jour, son côté le plus « noble » non du côté des façades du tissu urbain qui l'entoure, mais du côté de son allée, où se rencontrent l'acheteur, le vendeur et les denrées. Le marché semble alors tourner le dos à la ville qui l'accueille, en lui rejetant ses coulisses (cf. fig.18 p. 89). Ses entrailles, sa technicité, tout ce qui ne doit pas être en contact direct avec l'acheteur, se trouve rejeté à ses abords. Cependant, ce rejet des coulisses du marché du côté de la ville n'est pas à dénoncer : de la même manière que les coulisses au théâtre sont la nécessité du bon déroulement de la représentation (et ne portent pas de connotation négative), les coulisses du marché alimentaire sont l'indication que, temporairement, se déroule une chorégraphie du quotidien. Le marché une fois terminé, la place retrouve son calme relatif.

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Scène 3

Après le marché : du déchet à un récit reconstruit À la portée du toucher : l’expérience du déchet Dans ce dernier récit, nous nous intéressons aux vestiges du marché alimentaire une fois que celui-ci a quitté la place Broglie. L’inscription du marché dans l’espace de la place n’ est que temporaire : sans le marché, la scénographie des corps sur la place n’ est plus. Si une fois le marché terminé celui-ci n'existe plus par son emprise spatiale, il en existe cependant des « restes ». Il semble étonnant que ce foisonnement, que cette accumulation de denrées, que cette abondance puisse disparaître aussi rapidement sans laisser aucune trace. D’autant plus que le marché de la place Broglie plie bagage en moins d’une heure. Revenons une fois que la place se sera vidée du marché, pour faire un travail d'inspection.

Les dernières camionnettes ont maintenant quitté la place il y a trente minutes. En descendant du tramway, il n’y a pas grand-chose à voir.

Les pavés granuleux qui couvrent la place, la façade de l’hôtel de ville et des immeubles de logement attenants sont de nouveau visibles au travers des alignements de platanes. Peu de personnes traversent la place, l’ atmosphère est revenue au calme. Et pourtant, à mesure qu’on s’approche, on devine rapidement que le marché se tenait là il y a peu de temps. Partout, des bouts de tout et de rien. Quelques morceaux, restes, jonchant le sol çà et là.

Des bouts d’aliments solitaires, insignifiants. Mais, comme un jeu de piste, à comptabiliser ces petits vestiges disséminés dans l’ océan d’une place vide, on se rend compte qu’ils sont nombreux.

Dans le désordre dans lequel on les rencontre, on compte : un bout de bois écorché, un papier rouge chiffonné, une branche seule (variété de lierre ?), une étiquette autocollante pliée, une peau d’oignon rouge déployée, une cerise percée, une tête de rose quasi intacte, un légume non identifié, une pomme de terre à la mauvaise mine, des pois s’ échappant, des pois ne s’ échappant pas, une pomme de terre écrabouillée, une fraise appétissante, une autre abîmée, un bout de bois, une briquette de jus de pomme sûrement passée sous un pied. Comme des êtres à l'espérance de vie limitée, jonchant

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le sol. Comme des petites sculptures, témoignant, chutes nécessaires.

Que nous racontent ces fragments de marché ?

Dans Les Glaneurs et la Glaneuse1 , Agnès Varda sillonne la France au début des années 2000 à la rencontre de personnes pratiquant le glanage dans des espaces aussi variés que des champs agricoles, des parkings de supermarchés et des places de marchés alimentaires. Des hommes et femmes de tous âges et de toutes classes sociales ramassent des épis après moisson, récupèrent de la nourriture dans les poubelles et de vieux objets sur le bord des trottoirs.

Après avoir effectué son marché sur une place parisienne, Agnès Varda filme un homme qui, parmi d’autres, a pour habitude de récupérer des délaissés en bon état : « Je ramasse sur les marchés, c’est ça de moins à acheter. Je suis essentiellement végétarien, donc je trouve ce que je veux2 ».

La symbolique du glanage dépasse cependant la nécessité économique.

Dector et Dupuy3, artistes contemporains, partent du constat que l’habitude use le regard. Dans leurs performances urbaines, ils portent attention à des éléments et phénomènes dont l’ évidence exclut à priori tout questionnement : « Dans leurs conférences urbaines, Dector & Dupuy relèvent avec leurs spectateurs des éléments plastiques dans la rue, à la fois pauvres en dignité et riches d’une mémoire artistique paradoxale qui semble hanter ces rebuts de l’attention. Une constellation de chewing-gum apparaît en dripping sur un trottoir. Un cerclage bleu conserve la mémoire du colis qu’il entourait4 ».

Ainsi, le triple processus de s’abaisser, regarder et saisir, devient plus qu’une action effectuée par nécessité. Le glanage devient un mode de pensée, une attention renouvelée. Une manière de retrouver du sens dans des actions qu’on pourrait penser insignifiantes. Une manière différente, également, de pratiquer l’espace, de redonner de l’importance au rapport au sol. « J’aime filmer des pourritures, des restes, des débris, des moisissures et des déchets5 », déclare Varda. Comme un glaneur, abaissons-nous, pour nous saisir de l’image du déchet (cf. fig.19 p. 93 ci-contre).

Procéder ainsi, c’ est déjà considérer le déchet différemment. Si on s’approche suffisamment près, il ne dénote plus sur le pavé gris, mais n’ existe plus 1. Agnès VARDA, Les Glaneurs et la Glaneuse, 1999, documentaire, 142 minutes.

2. Ibid.

3. GESVRET, « Décrire, léger », dans 02 (revue d’architecture contemporaine trimestrielle), automne 2021, p.33.

4. Ibid.

5. VARDA, Les Glaneurs et la Glaneuse.

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[Fig.19] Glaner des déchets à la manière d'un herbier.

Marché de la place Broglie, photographies personnelles.

peau d'oignon

pomme de terre

fraise

brocolis

éclat de cagette

jus de fruit

rose blanche

caoutchouc

serviette

étiquette

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cerise

crevette

que pour lui-même : petites sculptures luisantes, brillantes, chiffonnées, éparpillées, délicates. Parfois, une fraise croquée, un légume non identifiable rongé par quelques moisissures : la décomposition de l’objet comme mise en scène. Cette méthode peut s’apparenter dans sa forme à la constitution d’un herbier1. L'observation des déchets se fait voyage dans l'étrange teinté d'un certain exotisme. Exotisme qui est de l'ordre d'un renouveau du regard que l'on porte sur le quotidien : il ne s’agit pas de photographier des espèces esthétiques, mais de rendre dignes d’intérêt des éléments considérés comme dégradés et méprisables. A la manière d’une exploration, le déchet devient l’ outil d’une cartographie du proche et du marché alimentaire : il nous donne un indice sur le type de marchandises qui se trouvait là avant que le marché ne l'abandonne.

Ce temps de glanage n’ est hélas qu’ éphémère : pendant que nous photographions à la hâte quelques fragments d'aliments de plus, une camionnette nettoyeuse effectue des allers-retours incessants sur la place.

Sorte de monstre mécanique, elle s’applique à avaler tout ce qui jonche le sol. Usant de ses brosses rotatives, toute trace laissée au sol disparaît bientôt.

Comme pour effacer le détritus, le déchet, la honte. L’herbier des rebuts alimentaires ne devient dès lors que vestige, comme la mémoire d’une espèce en voie de disparition.

Reconstruire le marché : un récit de voyage renouvelé Ces trois récits nous ont permis de donner plusieurs axes de lecture quant au marché alimentaire. Élaborer une typologie des contenants que sont le sac ainsi que le trolley offre une entrée en matière quant au voyage dans le proche. Répertorier ces objets qui sont indissociables du marché, c'est apprendre à partager l'espace public avec l'autre, dont nous sommes co-présents. On peut aussi mettre en comparaison ces objets avec des représentations du voyage. Le contenant qui nous accompagne dans la déambulation au marché est ce que la valise est au voyage : un réceptacle qui vient stocker la matérialisation d'expériences vécues.

1. Concernant les herbiers, voir par exemple : - Pierre-Joseph BUC'HOZ, Herbier colorié du Japon faisant suite à l'herbier colorié des plantes de la Chine, gravé d'après des desseins coloriés au Japon et dirigé par les soins de J. P. Buchoz, 1792.

- Jean Jules BODIN, Herbier agricole, ou Liste des plantes les plus communes, à l'usage des écoles d'agriculture et des écoles normales primaires, par M. J. Bodin, 1881.

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Partir de ce détail nous permet de jeter un pont entre le marché et le voyage.

Le marché peut également s'apparenter à une scène urbaine. Il s'inscrit dans un tissu urbain, dans une atmosphère. Cependant, le marché est aussi réplicable : sa fonction nourricière en fait un type qu'on retrouve dans chaque ville, dans chaque village. Il s'apparente à une représentation théâtrale : les acteurs d'une troupe déambulent de ville en ville et de théâtre en théâtre. Le spectacle ne sera pas le même chaque soir, car le théâtre en tant que lieu et la sensibilité des acteurs introduisent des variations dans le jeu.

Le marché alimentaire se décline également dans une infinité de représentations qui dépend d'une part du lieu et du contexte bâti, et qui dépend d'autre part des acheteurs, vendeurs, promeneurs, qui se font les acteurs du quotidien. En tant que scène à l'échelle de l'urbain, on peut voir le marché comme une vaste scénographie. Pratiqué tantôt comme une allée circulatoire d'arrière-scène en avant-scène, tantôt comme un espace où la discussion se crée avec le vendeur côté cour et côté jardin, le marché expose aussi ses coulisses et ses espaces techniques aux façades qui cerclent la place, créant une relation intrigante entre le marché et son environnement.

Cette scénographie disparaît quand, finalement, le marché alimentaire quitte la place. C'est à se demander ce qu'il en restera quand les dernières camionnettes seront parties. Le marché subsiste par le détail : glaner, s'abaisser, nous met en contact avec des résidus de marché. Déchets, rebuts, morceaux en tout genre, sont l'ultime témoignage du marché alimentaire, jusqu'à ce qu'enfin il s'efface complètement sous les brosses d'un véhicule de nettoyage.

Quitter le marché, c'est s'en-aller pour mieux y retourner. En plus de mettre en route les jambes, le marché nous ouvre à l'autre, à la discussion, il devient un lieu pour penser à notre propre condition. Le récit, cette histoire qui n'est pas tout à fait la nôtre car elle appartient au lieu, et qui pourtant n'appartient pas au lieu car elle est aussi la nôtre, devient un outil pour penser et re-penser le quotidien. Ainsi le récit appelle à sa redéfinition constante. Repensons à Georges Perec et Agnès Varda : leurs récits de la place Saint-Sulpice et de la rue Mouffetard ne sont-ils pas des évènements ponctuels inclus dans une réflexion de plus grande dimension que sont leurs carrières littéraires et cinématographiques respectives ? L'Opéra-Mouffe en 1958 ouvrira le

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champ à Varda qui produira de nombreux documentaires1 explorant le monde quotidien et le rapport à l'autre, pendant près de soixante ans.

Tentative d'épuisement d'un lieu parisien s'inscrit en continuité de l'oeuvre de Perec, qui dans plusieurs ouvrages déjà traite des limites de l'acte de décrire le quotidien2. On imagine bien que de Varda et Perec, chacune de leurs expérimentations façonne leur manière de considérer leurs a priori, leurs certitudes. En découle une déconstruction d’un regard à grande échelle, au travers du voyage d'une vie.

Ce mémoire de recherche nous a amené à revenir plusieurs fois sur le marché alimentaire, au travers des exemples du marché de la Place Broglie à Strasbourg et de celui des Halles à Mulhouse. Ces marchés ont permis d'expérimenter des méthodes théoriques explorées tout au long de cette recherche. Ainsi, le marché ne s'appréhende pas en une seule fois.

Il est un lieu à arpenter, à pratiquer, à nuancer dans la durée. Le pratiquer est simplifié en cela qu'il reste un espace facile d'accès et ancré dans nos sociétés. Chaque retour au marché est l'occasion d'une nouvelle observation, d'un nouveau détail découvert ou redécouvert sous un nouveau jour. Cette évolutivité de la perception nous renvoie directement au voyage : un récit ponctuel mais qui, répété, est l'assurance que l'on en reviendra transformé.

Pour reprendre Ricoeur, on pourrait dire que le récit du marché est en constante « configuration3 » : l'observation du marché, répétée, ne cesse de se superposer à la sensibilité de l'observateur. Chaque déplacement au marché est l'occasion d'un nouveau voyage dans le proche : « Le flâneur cherche un refuge dans la foule. La foule est le voile à travers lequel la ville familière se meut pour le flâneur en fantasmagorie4 ».

1. Quelques oeuvres de Varda qui suivront l'Opéra-Mouffe et qui mettent en place un dialogue avec l'autre dans une volonté de simplicité : Deux ans après (2002), Visages, villages (2017).

2. Exemples : Espèces d'espaces (1974), Penser-Classer (1985).

3. Voir chapitre « Du quotidien au récit de voyage », p. 70-72.

4. Walter BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle, dans RICOEUR, Architecture et Narrativité, p.16.

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Baisser de rideau Au terme du voyage, on revient chez soi. Après avoir posé son sac, empli d'achats, que retenir de cette excursion ? En trois actes, nous avons posé la question d'un récit de voyage au marché alimentaire qui, en tant que théâtre du quotidien, est nourri par une multitude de spatialités et rythmes.

Nous avons tenté d'y répondre sans pour autant affirmer en avoir une vision exhaustive : il est difficile de cerner les contours du marché alimentaire, autant qu'il peut être difficile de décrire et de rêver le quotidien.

Dans notre premier acte nous sommes partis de ce quotidien, problématique et dérangeant, « ce qui nous presse chaque jour1 ». Il englobe les espaces que l’on croît connaître trop bien, ceux que l’ on pratique sans plus y penser. Le poids de l'habitude ainsi que des processus routiniers nous amènent à une envie d' « aller voir ailleurs » grâce au voyage.

Ce voyage dans le lointain, à l'étranger ou en tout cas loin de chez nous, doit nous dépayser de manière à échapper pour un temps à notre quoditien.

Cette échappée se fait par une observation attentive de l'endroit visité, qui doit nous permettre de nous projeter et d'établir une réflexion sur nousmême. Cependant, le bât blesse quand, par essence, voyager suppose de revenir. Nous voilà retombés dans un quotidien dont nous ne voulions plus. Est-il possible de considérer notre quotidien différement, de le rendre plus désirable ? Nous avons montré que, si l'observation par le voyage nous permet de nous dépayser, observer le proche d'un oeil nouveau permettrait ce dépaysement sans pour autant quitter le quotidien.

Pour comprendre cette situation d'apparence paradoxale, nous avons posé l'espace public comme le lieu où se fait la rencontre de l'inconnu, ou plutôt d'inconnus. Aller à la rencontre de l'autre, c'est d'une certaine manière effectuer un voyage. Un voyage par le décentrement, un voyage par le dialogue et l'échange qui nous met au contact d'autres réalités que la nôtre. Le marché alimentaire est un lieu où cette rencontre avec l'autre est possible. Il est un lieu ancré dans nos sociétés, tout d'abord car il opère une fonction vitale : celle de se nourrir. Au marché, l'aliment s'achète, s'échange.

1. Michel de CERTEAU, L’invention du quotidien, vol. 2 « Habiter, cuisiner », p.11.

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Il devient la matérialisation du rapport à l'autre par la discussion.

En partant de ce lieu et de ce constat, nous nous sommes demandés comment le marché alimentaire contribue, par ses espaces et ses rythmes, à opérer cette sensation de voyage par notre co-présence aux autres. Cela commence par prendre en compte l'ambiance du marché alimentaire : « Je vois un espace, je perçois l’atmosphère et, en une fraction de seconde, j’ai la sensation de ce qui est là1 ». Il est un espace qui s'insère dans un morceau de ville, qui génère des images, des sons, des sensations. En cela on peut analyser le marché, le répertorier, le comprendre.

Dans notre deuxième acte, nous sommes partis à la recherche d'une méthode pour observer le marché alimentaire. Le marché est un lieu foisonnant d'aliments, de personnes, de conversations, d'interactions, de rires : pour appréhender cet espace, nous avons tout d'abord tenté de le décrire dans sa globalité, aidés par Emile Zola et sa decription du marché. Une déambulation rapide au sein du marché de la place Broglie à Strasbourg nous a permis d'élaborer une synthèse de sensations « sur le vif ». La découverte se fait alors à la manière d'un tour du monde, où toutes les perceptions du marché se mêlent et donnent à en voir une image globale. De la sorte, c'est l'idée d'un voyage à toute vitesse dans le quotidien qui se dégage, un tour du marché en huit minutes comme pourrait nous le conter Jules Verne.

Cependant, cette hâte nous prive de plonger dans les détails du marché.

Nous nous sommes alors tournés vers d'autres méthodes permettant de représenter le marché dans une observation fine empreinte de lenteur.

Il ne s'agit alors plus de survoler le quotidien, mais de se plonger dans ses mécanismes, dans ses imperfections, et dans sa poésie. Georges Perec nous a montré comment une observation obsessionnelle peut nous amener à opérer une sélection, même involontaire, dans les perceptions les plus incongrues et les plus surprenantes. Le voyage au marché se voit dès lors teinté d'humour et d'une certaine ironie. Perec nous montre également que toute description objective est impossible, car celui qui regarde imprime sa subjectivité dans l'objet regardé.

Chez Agnès Varda, cette projection se fait empathie envers l'autre. Flânant dans le marché de la rue Mouffetard, caméra au poing, elle filme tantôt la misère, tantôt la joie. Le marché est alors le lieu où les individualités convergent.

1. ZUMTHOR, Atmosphères, p.13.

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Par ailleurs, la figure de l'aliment intrigue : on peut s'y assimiler, s'y comparer, comme Varda qui projette son émotion sur le contenu des étals. En somme, il faut reconnaître que se plonger dans les détails du marché, ce n'est pas seulement décrire : il est expression de l'intimité et de la subjectivité.

Notre excursion au marché devient donc un récit, où l'on raconte l'espace, le mouvement, mais où l'on se raconte également. Paul Ricoeur nous apprend que le récit configure notre perception du lieu : dans le cas du marché, la mise en récit de l'ambiance sort le marché de l'univers du quotidien pour le rendre exprimable et représentable au travers du filtre de la subjectivité.

Dans notre troisième acte, nous avons élaboré trois récits autour de l'arpentage du marché de la Place Broglie à Strasbourg et du marché des Halles à Mulhouse. Trois axes de lecture nous ont permis d'expérimenter une recherche par l'observation du détail.

Dans un premier récit, une typologie de sacs de marché et de trolleys mise en relation avec des archétypes du voyage constitue un « appel au voyage » : le sac contenant l'aliment devient le réceptacle qui vient stocker le rapport à l'autre.

Dans un second récit, nous avons apparenté le marché à une scène urbaine.

L'acheteur et le vendeur deviennent les acteurs d'une représentation du quotidien, l'espace du marché s'apparente à une vaste scénographie. Pratiqué comme une allée de circulation d'arrière-scène en avant-scène, comme un espace où la discussion se crée côté cour et côté jardin, le marché expose aussi ses coulisses et ses espaces techniques aux façades qui cerclent la place, dans une relation intrigante entre le marché et son environnement.

Dans un troisième et dernier récit, nous nous sommes intéressés aux résidus du marché alimentaire qui prolongent la présence de celui-ci même après son départ : glaner nous met en contact avec les déchets, rebuts, morceaux en tout genre. Ils sont l'ultime témoignage du marché alimentaire.

Au terme de cette recherche, c'est un ensemble de méthodes d'observation du quotidien et de nos espaces proches que nous avons esquissé, dans le but de montrer que le proche est un matériau inépuisable qui peut être support d'étonnement, de rêverie, et, finalement, de voyage. Les différentes manières dont nous avons pratiqué le marché, qui mettent en évidence ses spatialités et ses rythmes, amènent à la reconstruction perpétuelle d'un récit de voyage. Il est un lieu entrelaçant l'objet et le sujet, l'individu et l'aliment, mais aussi le partage de l'espace et le partage de la parole.

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Bien sûr, le quotidien est un domaine vaste, le marché alimentaire n'en est qu'un exemple. Il serait alors intéressant, dans des recherches futures, de se tourner vers d'autres lieux exprimant le quotidien : on pourrait mettre en parallèle le marché alimentaire et le supermarché1. Il est ancré dans le quotidien peut-être davantage encore que le marché alimentaire, car contrairement à ce dernier le supermarché n'est pas périodique, il est accessible en permanence. Le supermarché met en oeuvre des dynamiques spatiales et un partage de l'espace, cependant le rayonnage en libre service y instaure un nouvel ordre et questionne la capacité de l'aliment à créer du lien entre les Hommes.

Pour conclure, nous dirons que l’exercice de décrire le quotidien, de le retranscrire par le texte et par l'image, de décrypter ses mystères, nous permet d’ ouvrir notre attention à ce que l'on considère trop souvent et à tort comme acquis. Nous finirons avec ces mots de Marcel Proust et un éloge à l'attention2 : « Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux ».

1. Quelques pistes de recherche : - François MADORÉ, « Les pratiques d'achat dans les villes contemporaines : Mobilités et appartenances territoriales » dans Les Annales de la recherche urbaine, n°90, 2001, p. 58-66.

- Maria Pia POZZATO, « Au supermarché. Libertés et contraintes dans le temple moderne de la consommation », dans Protée, vol. 29, n°1, 2001, p. 57–63.

- Peter SZENDY, Le Supermarché du visible : essai d’iconomie, Editions de Minuit, Paris, 2017, 170 p.

2. Marcel PROUST, La prisonnière, Le livre de poche, Paris, 2008.

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Remerciements Je tiens à remercier Alexandra Pignol-Mroczkowski et Mathieu Tremblin, dont le suivi, l’ enseignement et les connaissances m’ ont guidé tout au long de l’ élaboration de ce mémoire. Également, je remercie Jeremy Hawkins, chercheur et poète, dont l’approche littéraire transmise lors de séminaires à l'ENSAS m’a initié à la réflexion par la poésie.

Je tiens à faire part de ma gratitude à toutes les personnes suivantes : Mes parents, pour leur grand soutien et leurs relectures multiples, Mes camarades de promotion, pour leur écoute et leurs remarques, Mes proches et amis, pour leur curiosité vis-à-vis du sujet et leur soutien apporté au quotidien.

Je remercie toutes les personnes qui par leur temps passé, leur énergie et leurs conseils, ont concouru à l’ élaboration de ce mémoire.

Enfin, je tiens à remercier Elisabeth Raphael et Anne Costa, respectivement professeures d’histoire-géographie et d’ économie au lycée Lambert à Mulhouse, dont j’ai suivi les enseignements entre 2015 et 2017.

Ces connaissances se retrouvent en filigrane dans les pages qui précèdent.

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Bibliographie Ouvrages Pascal AMPHOUX, Jean-Paul THUBAUD, Grégoire CHELKOFF, Ambiances en débats, À la Croisée, Paris, 2004, 336 p.

Charles BAUDELAIRE, extrait de la 1re partie du poème « Le voyage » dans Les fleurs du mal, Gallimard, Paris, 2021, 272 p.

Pierre BAYARD, Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ?, Editions de Minuit, Paris, 2012, 158 p.

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Bruce BÉGOUT, La découverte du quotidien, Pluriel, Paris, 2018, 506 p.

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Georges DIDI-HUBERMAN, Atlas ou le gai savoir inquiet, Les éditions de Minuit, Paris, 2011, 384 p.

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Guy GAUTHIER, Géographie sentimentale du documentaire : l'esprit des lieux, L'Harmattan, Paris, 2010, 298 p.

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[En ligne sur HAL] URL : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00744911/document

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Films documentaires et fictionnels Alain CAVALIER, Le Filmeur, 2005, documentaire, 97 minutes.

Alain CAVALIER, Vies, 2000, documentaire, 87 minutes.

France 3 Hauts-de-France, « Coronavirus - Valenciennes : sur une place déserte, le bol d'air des quelques clients du marché », mis en ligne le 18 mars 2020, 1,47 minutes. [En ligne sur YouTube] URL : https://www.youtube.com/watch?v=Q-lZ6OiEvUk Jean-Pierre JEUNET, Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, 2001, fiction dramatique, 131 minutes.

Jean-Christian RIFF, Richard COPANS, adaptation de Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Perec, France, 2007, documentaire, 74 minutes.

Agnès VARDA, Les Glaneurs et la Glaneuse, 1999, documentaire, 142 minutes.

Agnès VARDA, L’Opéra-Mouffe, France, 1958, documentaire, 17 minutes.

Travaux d'artistes Éric TABUCHI, Alphabet Truck, 2008, 26 photographies sur impression offset, 15,5 x 19,2 cm, éditions Florence Loewy, 600 exemplaires.

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Iconographie [Fig.1] (p. 13) Miniature issue du Livre des merveilles du monde de Marco POLO et Rustichello DE PISE, XVe siècle.

URL : https://cdn.radiofrance.fr/s3/cruiser-production/2018/08/109005c67b1a-4126-83a1-c5e1d72e72c8/1136_gettyimages-142450349.webp [Fig.2] (p. 27) Caspar David FRIEDRICH, Le Voyageur contemplant une mer de nuages, 1818, huile sur toile, 94,4 × 74,8 cm, Hambourg, Kunsthalle de Hambourg.

URL : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/b/b9/ Caspar_David_Friedrich_-_Wanderer_above_the_sea_of_fog.jpg/702pxCaspar_David_Friedrich_-_Wanderer_above_the_sea_of_fog.jpg [Fig.3] (p. 29) Détournements du Voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David FRIEDRICH. Auteurs anonymes, images glanées sur internet.

[Fig.4] (p. 33) L'espace public, espace quotidien où se rencontrent des individualités.

Image libre de droit. [En ligne sur pxhere.com] URL : https://get.pxhere.com/photo/crowd-people-marketplace-public-spaceblack-and-white-street-city-monochrome-bazaar-market-monochromephotography-event-photography-flea-market-downtown-history-pedestrianbuilding-style-1520781.jpg [Fig.5] (p. 35) Deux personnages déambulant au marché des Halles à Mulhouse.

Photographie personnelle.

Noms des personnes photographiées: Nicolas Hazi et Anaïs Schlienger.

[Fig.6] (p. 45) Le marché comme foisonnement.

Représentations de l'espace du marché et photographies personnelles.

De gauche à droite et de haut en bas : 1. Marché des Halles de Mulhouse, vu sur des étals. Photographie personnelle.

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2. Les Halles de Paris, « La Ville du Grand Marché Alimentaire dans les Photographies », 1950, photographie d'époque.

URL : https://photoshistoriques.info/wp-content/ uploads/2019/06/5ea2e7838b5982450096f047ae7fe3f2.jpg 3. Victor Gabriel GILBERT, Un coin de la Halle aux poissons le matin, 1880, huile sur toile, 73 x 59,7 cm, Lille, Palais des Beaux-Arts.

URL : https://histoire-image.org/fr/etudes/halles-commerce-alimentaireparis 4. Edouard-Jean DAMBOURGEZ, Marchandes de crème et de fromage blanc aux halles, XIXe siècle huile sur toile, 59 x 81 cm.

URL : https://miro.medium.com/ max/3992/1*JqG46RCsEEbIzNG5BVaT1w.jpeg 5. ©Marché alimentaire de Rungis, intérieur d'une halle de marché.

URL : https://www.tourisme-valdemarne.com/wp-content/ uploads/2019/04/pavillon-maree-marche-rungis-cp-cdt94-1600x900.jpg 6. Léon LHERMITTE, Marché aux pommes de Landerneau, 1878, huile sur toile, 85,7 x 120 cm, Philadelphie, Philadelphia Museum of Art. URL : https://uploads2.wikiart.org/00342/images/leon-augustin-lhermitte/ lhermitte-landerneau-1878.jpg!Large.jpg 7. Paul GÉNIAUX, Sous-sols des Halles : les bouchers et les équarrisseurs, 1873, photographie d'époque.

URL : https://histoire-image.org/de/comment/reply/5750 8. Frans SNYDERS et Antoine VAN DYCK, he Fish Market, 1621, huile sur toile, Vienne, Kunsthistorisches Museum.

URL : https://www.fonds-epicurien.fr/wp-content/uploads/2019/02/thefish-market-frans-snydersantoine-van-dyck.jpg 9. Marché des Halles de Mulhouse. Vue depuis l'intérieur. Photographie personnelle.

[Fig.7] (p. 52-53) Alphonse de NEUVILLE et Léon BENETT, illustration originale de la carte du voyage de Phileas Fogg, 1872.

URL : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/7/7f/ Around_the_World_in_Eighty_Days_-_map.jpg/1024px-Around_the_World_ in_Eighty_Days_-_map.jpg

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[Fig.8]. (p. 55) Traversée linéaire du marché de la place Broglie.

Photographie personnelle.

[Fig.9] (p. 56-57) Plan de la traversée linéaire du marché de la place Broglie.

Dessin personnel.

[Fig.10] (p. 61) Jean-Christian RIFF, Richard Copans, adaptation de Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Perec, France, 2007, documentaire, 74 minutes. Photogrammes.

[Fig.11] (p. 65) Une séquence filmée sur des visage d'acheteurs.

Agnès VARDA, L’Opéra-Mouffe, France, 1958, documentaire, 17 minutes.

Photogrammes.

[Fig.12] (p. 67)Le filmé comme reflet de la personnalité du filmeur.

Agnès VARDA, L’Opéra-Mouffe, France, 1958, documentaire, 17 minutes.

Photogrammes.

[Fig.13] (p. 77) Typologie de contenants individuels sur le marché de la place Broglie. Photographies personnelles .

[Fig.14] (p. 79) Mise en regard de trolleys de marché et de représentations du voyage. Photographies personnelles sur le marché des Halles à Mulhouse et représentations d'un archétype du voyage.

Images de représentation du voyage : 1. © Groupe ADP, cliché de la façade sud de l'aéroport d'Orly dans les années soixante.

URL : https://www.leparisien.fr/resizerU08oturKYWuvne4JAT2nElU XhX0=/932x582cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ leparisienXYEF7QTLYVGX7MZCWLKMAPXPUA.jpg 2. David ZUCKER, Jerry ZUCKER, et Jim ABRAHAMS, Y'a-t-il un pilote dans l'avion ?, 1980, fiction, 85 minutes.

URL : https://www.critique-film.fr/wp-content/uploads/2020/11/Y-a-t-ilun-pilote-dans-l-avion-001-1068x707.jpg

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3. © Groupe ADP, Plan du terminal 2A de l'aéroport Charles-de-Gaulle.

URL : https://ontheworldmap.com/france/city/paris/cdg-airportterminal-2a-map.jpg [Fig.15] (p. 83) Comparaison entre la scène de théâtre et l'espace du marché de la place Broglie.

En haut : Plan gravé du Teatro San Carlo de Naples , gravure sur plaque de cuivre, 1789.

URL : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/f/f2/ Teatri_d%27Italia.jpg/800px-Teatri_d%27Italia.jpg En bas : photographie personnelle.

[Fig.16] (p. 85) Avant-scène, arrière-scène, côté cour et côté jardin : le marché comme une scène de théâtre Marché de la place Broglie, photographie personnelle.

[Fig.17] (p. 87) Jean-Pierre JEUNET, Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, 2001, fiction, 131 minutes. Photogrammes.

[Fig.18] (p. 89) Les coulisses du marché et la façade.

Marché de la place Broglie, photographie personnelle.

[Fig.19] (p. 93) Glaner des déchets à la manière d'un herbier.

Marché de la place Broglie, photographie personnelle.

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Portons-nous assez attention aux espaces que nous croyons connaître, à ceux qui font partie intégrante de notre quotidien ? Cette recherche explore le marché alimentaire, ce lieu éprouvé par le temps et foisonnant de sensations.

L'observation de ses spatialités et de ses rythmes décale notre regard sur cet espace. D'un lieu proche, il devient voyage par l'intermédiaire du récit.

Cette plongée dans l'espace quotidien s'appuie sur différentes méthodes faisant appel à la littérature, à l'image, à l'observation des ambiances et à la déambulation. Le marché devient dès lors une scène urbaine, qu'il est possible de lire par une approche globale ou par une approche du détail.

Une exploration où convergent l'aliment, la co-présence de l'autre, ainsi que l'expression de soi.

Mots-clés : quotidien - voyage - marché - observation - récit

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