des civilisations et des puissants, comme le roi Soumangourou Kanté, l’empereur Soundiata Keïta en terre mandingue, le roi zoulou Chaka en Afrique du Sud, qui ont remporté des guerres, ou encore le chef Samory Touré, qui a résisté pendant des années à la colonisation française en Afrique de l’Ouest à la fin du XIXe siècle, alors on est fier et on se sent fort ! Et on comprend que nous ne combattions pas à armes égales : les armes à feu de l’Europe contre nos arcs… Si vous interrogez un universitaire ivoirien sur Napoléon ou de Gaulle, il maîtrise. Mais on n’a pas appris à un universitaire français qui sont ces hommes africains. Il faudrait produire des films avec des acteurs noirs américains à l’affiche, car avec des acteurs africains, il est hélas plus difficile de diffuser une œuvre dans certains pays. Un Denzel Washington incarnant Soundiata Keïta, et on aurait tous les Occidentaux dans les salles de cinéma qui apprendraient la vraie histoire de l’Afrique. Cela véhiculerait une autre image de l’homme noir. Votre ancêtre, le lieutenant Fakoly Koumba Fakoly Daba, a ◗ Le monde est chaud, justement combattu auprès de 2019 (Barclay) Soundiata Keïta au XIIIe siècle… ◗ Racines, 2015 (Barclay) Il m’a inspiré, et je m’en ◗ Dernier appel, sens l’héritier, car il s’est battu 2014 (Barclay) ◗ Le Caméléon, contre l’injustice. Son oncle, 2008 (Barclay) Soumangourou Kanté, qui lui avait ravi son épouse, avait annexé l’empire mandingue de Soundiata Keïta. Il a lutté aux côtés de ce dernier pour le reconquérir et le libérer. Puis, à la fin du XIXe siècle, les circonstances ont amené le griotisme dans ma famille [la pratique de la musique était réservée à la caste des griots, dont Tiken n’est pas issue, ndlr]. Le résistant Samory Touré avait enrôlé les hommes de Gbéléban, où vivait mon aïeul, et lui avait confié la garde du village. Pour se protéger de l’attaque d’animaux sauvages, il a alors créé un orchestre familial : le soir, ça chantait et jouait des percussions pour faire croire que le village était habité ! C’est ainsi que la musique est entrée dans ma famille. Vos parents vous ont-ils soutenu dans votre démarche artistique ? Non, j’ai dû m’imposer. Pour la génération de mon père, puis de mon grand frère quand celui-ci est décédé, faire de la musique était très grave. Soi-disant, la religion musulmane l’interdisait. Jusqu’à sa mort, mon père n’a jamais su que je chantais. Ma mère m’a fait des bénédictions à condition que je m’engage à ne pas boire d’alcool, ce que j’ai toujours respecté.
DR
discographie sélective
AFRIQUE MAGAZINE
I
394 – JUILLET 2019
J’ai tout fait moi-même, j’ai vendu mes cassettes. Je n’attendais pas assis que Dieu vienne m’aider. J’étais toujours en action, et c’est là qu’Il m’a donné la force d’y arriver. Hormis la musique, avez-vous d’autres passions ? J’ai une ferme à Siby, à 45 km de Bamako, dans laquelle je me retire souvent. Là, j’oublie tout. Je suis musulman, mais je n’ai pas besoin de porter un boubou. Le bon musulman, c’est Dieu qui le connaît. J’élève des poules, des paons, des autruches, des cailles, des biches, qui circulent librement sur presque un hectare clôturé. Sinon, je lis peu, j’ai hérité d’une culture de tradition orale. Je préfère regarder des documentaires sur les chaînes Histoire et Planète. Et je fais beaucoup de sport, du footing. J’ai une salle à la maison car si je cours à Bamako, je suis sans cesse interrompu par les rencontres. Quelle est cette « ambassade du reggae » que vous avez ouverte à Abidjan, dans le quartier de Yopougon ? Elle regroupe une radio, un studio d’enregistrement, deux salles de répétition et une bibliothèque consacrée au reggae, au rastafarisme et au panafricanisme. Depuis Bob Marley, cette musique a toujours lutté pour l’unité du continent. Grâce aux livres, les jeunes renforcent ainsi leurs connaissances. Ce genre a été inscrit en 2018 sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco. C’est une véritable reconnaissance, la preuve que nous avons contribué à l’éveil des consciences des peuples africains. Il y a quarante ans, Bob Marley disait : « Un jour, le reggae retournera à sa source, et il prendra sa vraie place. » Sa prophétie s’est réalisée. Aujourd’hui, ce n’est plus en Jamaïque, mais en Afrique que l’on trouve un reggae avec un message fort. Sinon, à Bamako, j’ai aussi un studio, deux salles de spectacle, et je rêve d’y ouvrir une radio. J’espère que les autorités me donneront la fréquence. Bob Marley chantait également des chansons d’amour. Ce sujet ne vous inspire pas ? Ce n’est pas mon truc, je n’ai pas les mots qu’il faut. Je suis peut-être un mauvais dragueur [rires] ! Je préfère me consacrer au combat collectif. ■ Le monde est chaud, Barclay, 2019. Tiken Jah Fakoly sera en concert les 14 et 15 novembre prochains à l’Élysée Montmartre, à Paris, et en tournée dans toute la France.
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