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« J’ai compris que j’étais Camerounais quand je suis arrivé en Europe, à travers le regard de l’autre, et l’histoire que j’amenais avec moi. » moderne. Regardez le Japon, la Chine, la Corée du Sud… Ce sont des pays très ancrés dans leurs cultures, leurs histoires, mais où règne la technologie de pointe. La langue fait partie de la valorisation de la culture. Même si vous maîtrisez le français et l’anglais, vous chantez en bassa. La marque Apple a d’ailleurs choisi en 2016 votre morceau « Kiki » pour sa campagne de pub d’un nouvel iPhone… C’est mon combat d’assumer notre identité, de valoriser et de chanter dans nos langues. Elles construisent nos imaginaires. Quand je commence à composer, je suis dans un autre monde, je retourne en enfance. C’est aussi un moyen sincère. Sous le coup d’une émotion, d’une colère, c’est notre langue maternelle qui ressort naturellement. Et avec ses intonations, sa rythmique, elle nous impose une mélodie. À nous de raconter notre histoire. Car jusqu’ici, on ne connaît l’Afrique qu’à travers la perspective et le récit d’autres personnes. Aux nouvelles générations, je dis que si Apple a choisi mon morceau chanté en bassa, cela prouve bien qu’on n’a pas besoin de changer notre identité. Au contraire, quand on la met en valeur, elle intéresse les autres, suscite leur curiosité. On apporte ainsi de la lumière aux générations futures. Dans Wanda-full Artistik Concret’, une mini-série sur le Net créée en 2017 avec RFI, vous donniez des informations et des conseils aux jeunes musiciens pour lancer et gérer leur carrière. En effet, car aujourd’hui, l’artiste ne doit plus seulement s’occuper de la création, il devient aussi en quelque sorte un entrepreneur. Le CD est en train de disparaître, le producteur aussi, donc connaître son métier et son milieu professionnel est essentiel. Sinon, c’est très compliqué de faire des choix, de prendre les bonnes directions, surtout à notre époque de transition sociétale. Internet bouleverse le jeu, et les gens sont perdus. La démocratisation des nouvelles technologies permet d’enregistrer des morceaux avec un laptop. Et via les réseaux sociaux, il est très facile de faire sa promotion. J’ai également cofondé Bimstr (Be In Music Street), une plate-forme prescriptrice de musique en ligne pour les artistes camerounais, qui produit aussi des émissions. Elle comptabilise plus de 3 millions de consultations par mois. J’organise des ateliers en Afrique pour sensibiliser les jeunes artistes sur le métier. Je les incite à trouver les solutions par eux-mêmes, à être inventifs : un obstacle est une opportunité pour être novateur. Ce n’est pas parce que je viens de France que le modèle en vigueur ici doit être appliqué là-bas. AFRIQUE MAGAZINE I 3 9 1 – A V R I L 2 0 1 9

Quel est l’état du secteur de la musique dans les pays dans lesquels vous intervenez ? L’Afrique est d’une créativité incroyable. Les individus n’ont pas d’autre choix que de faire, d’agir. Il y a une dynamique forte, les majors étrangères l’ont bien compris en allant chercher ce potentiel. Comme tout est à faire, cela crée beaucoup d’opportunités pour initier, entreprendre. C’est encore un continent à découvrir ! Qui, dans le monde, connaît la mode africaine, les voitures africaines… ? Il faudrait structurer, normaliser cette industrie, avec un modèle économique, pour que les choses évoluent plus vite et mieux. Comme il n’y a pas d’école pour former des agents, des producteurs, des éditeurs, des bookeurs, les gens exercent ces métiers à leur manière, ce qui complique forcément les choses. Il faudrait établir un standard, une norme, des règles à respecter. Vous habitez un village rural du sud-ouest de la France. Pourquoi ce choix de vie ? Comme je voyage tout le temps pour mon métier, j’ai besoin de rester connecté avec la terre, la nature. C’est aussi là que je me confronte à moi-même, me questionne. C’est en vivant seul que j’ai commencé ma quête identitaire, il y a des années. Dans une société capitaliste, basée sur la consommation à outrance, où des standards préétablis nous sont imposés, il est très difficile d’être soi-même. Il faut se libérer du regard des autres, et se détacher des modèles que nous ont transmis nos parents. C’est un combat quotidien. Que vous apporte cette vie d’expatrié, toujours sur les routes du monde ? J’apprends énormément. Le voyage nous nourrit, quels que soit la culture, le pays. Rencontrer l’autre, vivre dans son environnement, avec ses pratiques, ses us et coutumes, nous aide à mieux comprendre notre culture, à nous développer. J’ai compris que j’étais Camerounais quand je suis arrivé en Europe, à travers le regard de l’autre, l’histoire que j’amenais avec moi et que je pouvais partager… J’ai alors compris que j’appartenais à une communauté incroyable. On devrait ne pas exiger de visa et laisser les individus circuler librement. On vivrait ainsi dans un monde meilleur, parce que découvrir, connaître l’autre empêcherait le racisme, la haine, qui naissent de l’ignorance. Voyager devrait être accessible à tous. ■ 1958, Nø Førmat! Blick Bassy sera en concert le 15 avril à La Cigale, à Paris, et le 20 avril au Printemps de Bourges (France).

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