Extrait "Le Théâtre du soleil"

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Envoi

à tous ceux qui ont travaillé et travaillent au Théâtre du Soleil Nous nous sommes persuadés qu’une organisation corporative bien comprise ne saurait diminuer en rien l’autorité du chef de troupe, s’il n’a pas simplement une âme de trafiquant. (…) L’esprit d’une troupe, voilà, je crois, le premier capital, et ceux qui ont dirigé des hommes le savent bien.  1 charles dullin Le théâtre n’est pas juste un bâtiment avec une caisse où on donne de l’argent pour acheter une vision (…) et puis après, on s’en va. C’est un endroit où le monde se revit, se pense et donc une certaine façon se transforme, en tout cas où les forces de transformation peuvent être invoquées, partagées et donc peuvent se répandre de façon très modeste, très mystérieuse, d’une façon que je pense, moi, incontestable.  2 ariane mnouchkine

Le Théâtre du Soleil constitue, en France et dans le monde, une aventure exceptionnelle à bien des égards — la durée, la qualité, l’engagement, la remise en question permanente, le rayonnement international. Il n’a nulle part d’équivalent, et on ne peut que se réjouir qu’un tel théâtre ait pu se créer et exister en France, malgré toutes les difficultés auxquelles il a été, et est toujours, confronté. Et s’interroger sur cette longévité où ne se lit aucun signe de vieillissement. Le titre des Naufragés du Fol Espoir (Aurores), l’avant-dernier spectacle du Soleil, est aussi un autoportrait. Le Fol Espoir, guinguette de l’année 1914, est le Soleil de 2010. La troupe de cinéma muet qui tourne la dernière utopie de Jules Verne, c’est celle du Soleil. La longue histoire de sa “fabrication”, avec une metteur en scène assez décidée pour travailler onze mois de suite et des acteurs assez emplis de passion pour maintenir leur confiance dans la durée, même quand leur metteur en scène doute, c’est celle de presque tous les spectacles du Soleil, depuis cinquante ans, celle des Éphémères et de Tambours sur la digue, mais aussi en remontant dans le temps celle des Atrides, de 1789 ou de L’Âge d’or... Des premières annoncées, puis différées, parfois à plusieurs reprises. Des dettes persistantes, malgré le succès. Des nuits sans sommeil. Des comédiens qui mettent la main à la pâte — de la construction du lieu ou des décors à la cuisine. L’art comme travail, l’art comme recherche de nouvelles façons de créer et de vivre ensemble... L’art comme risque. Une troupe éternellement sur la corde raide, financièrement et affectivement. Et qui se renouvelle, en fonction des crises plus ou moins

Les Naufragés du Fol Espoir (Aurores) Image finale du spectacle. La troupe de théâtre est un phare dans la tempête : “En ces jours de ténèbres, nous avons une mission (…) apporter aux vaisseaux qui errent dans le noir la lueur obstinée d’un phare.” Extrait du texte-programme (éditions Théâtre du Soleil, 2010).

1.

“Manifeste du Théâtre de l’Atelier” (1922), Ce sont les dieux qu’il nous faut, Gallimard, p. 31-32.

2.

“Changement de décor”, émission consacrée à Patrice Chéreau, France-Culture, 13 octobre 2013.

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graves qu’elle doit affronter, comme tout groupe humain, mais aussi des projets, des stages, des rencontres qu’elle initie et de l’ouverture qu’elle sait pratiquer. Dans le Fol Espoir, comme aujourd’hui pour Macbeth, ce sont donc ces comédiens qui, avec les techniciens, avec les piliers du “Bureau”, toute la grande troupe solidaire dans leur Cartoucherie du bois de Vincennes — province remarquable du Pays du Théâtre et palais des merveilles —, sont les vrais naufragés d’un fol espoir, l’incarnation d’une utopie généreuse, radicale et radieuse, que Mnouchkine a toujours cherché à réaliser, incroyablement fidèle à elle-même et aux rêves de ses vingt ans. Celle de faire “le plus beau théâtre du monde” pour un public partenaire, large et diversifié. La troupe est présentée, dans ce Fol Espoir, comme un phare dans la nuit et la tempête : c’est l’image scénique qui clôt le spectacle, et précède le salut collectif final à forte intensité émotionnelle. Dans cette ultime séquence, fantastique, la troupe se donne, non pas en exemple, car il y a trop de modestie dans sa détermination, mais tout simplement à son art et à ses spectateurs, et leur insuffle l’espoir, même ténu, de parvenir à leur tour — là où ils sont, où ils vivent, où ils travaillent — à la rigueur, à la précision, au respect d’autrui, au sens de l’ensemble dont ils font preuve : “on n’est rien sans les autres 3”, c’est le secret du jeu et de la vie. Et pour créer les scènes, on a besoin de tous — ceux qui jouent en muet, ceux qui projettent les textes joués en muet, ceux qui éclairent leurs collègues avec des poursuites, ceux qui font les reflets de l’eau, le souffle du vent, qui font voler l’oiseau-marionnette (la ”Mouette” du Soleil 4), tourbillonner les flocons de neige en secouant des paniers remplis de fins papiers blancs, ceux qui font la fumée, ceux qui tournent la manivelle de la caméra, sans oublier celui qui fait la musique et le dispositif sonore —, chacun joue puis sert, à tour de rôle. On a ici un superconcentré du mode de travail des acteurs du Soleil sur les cinquante ans de son existence. Revoyons les scènes de La Cuisine d’Arnold Wesker (1967), où l’action se passe dans une cuisine de restaurant à l’heure du coup de feu, pour être convaincu de l’intérêt porté par Mnouchkine à la force à la fois productive et émotionnelle du travail collectif. Dans le Fol Espoir, le Théâtre du Soleil démonte et remonte les secrets de l’art théâtral grâce à sa vision du cinéma naissant, ailleurs il a observé et recomposé les facettes théâtrales des baraques de foire ou de son Orient imaginaire. Il fabrique du théâtre d’une façon artisanale et un peu magique comme tout ce qui touche aux synergies humaines, et, ce faisant, il nous transporte. Dans le temps et dans l’espace et au-delà de nos individualités. Commencé sous le signe du 3.

Voir le film Au Soleil même la nuit d’Éric Darmon et Catherine Vilpoux, AGAT Films & Cie, La Sept Arte (1997).

4.

Référence à la célèbre Mouette du Théâtre d’art de Moscou.

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envoi

nomadisme obligé, le Soleil est un théâtre enraciné dans le bois de Vincennes, mais qui entraîne acteurs et spectateurs au voyage choisi et qui sait lui-même partir pour de longues tournées de par le monde. Le public du Soleil couvre quatre générations, et les “anciens” se font une fête d’y emmener les plus jeunes. Ce n’est pas un théâtre de répertoire comme dans les ex-pays de l’Est, où un spectacle peut se maintenir très longtemps, repris et travaillé périodiquement par un metteur en scène formé pour ce travail, et toucher ainsi plusieurs générations. Le Soleil procède autrement, dans une pratique très différente aussi du système français, avec de nouveaux spectacles qui se répètent et se jouent longtemps, puis tournent en province et dans le monde — les tournées aident à vivre et à continuer —, mais chaque nouveau spectacle porte en lui-même, surtout depuis que les créations du soleil sont retraitées par la caméra de Mnouchkine et par ses acteurs, le souvenir, la marque des précédents dont il émane, conduisant ainsi un dialogue continu entre eux et avec le public qui partage en se les remémorant ses expériences avec de plus jeunes. Remonter aux sources de ce qu’on peut appeler, sans crainte de se tromper, une œuvre marquante dans l’histoire du théâtre permettra de découvrir un parcours où l’intuition et la détermination servent de guides à un cheminement qui peut rétrospectivement sembler incroyablement rationnel et pensé. Dès le départ, presque tout est là, puisqu’il s’agit de réinventer le théâtre de notre temps, à partir du plateau, du concret, de l’action, en s’appuyant, au fur et à mesure des découvertes, sur les voix des grands précurseurs et des authentiques traditions des arts du spectacle qui accompagneront la troupe sans jamais la contraindre. Il y a tant à dire sur l’existence du Théâtre du Soleil et des différents groupes de comédiens qui se sont succédé autour d’Ariane que ce livre ne pourra en être qu’un reflet. Pour cette remontée dans le temps, je ne peux partir qu’accompagnée des voix de ceux qui à diverses périodes ont entouré Ariane Mnouchkine, et de celle de la “chef de troupe” qui parle si clair. Impossible en effet d’aborder seule ce continent bruissant. Je les convoquerai chaque fois qu’il sera nécessaire. Mais sans doute trop peu pour qu’elles tiennent dans les dimensions de ce livre... Dans La Ronde de nuit du Théâtre Aftaab, les enfants afghans du Soleil, il est dit que ce théâtre contient les “archives du monde” : il est vrai que sur le navire à quai du bois de Vincennes, que Mnouchkine n’a jamais déserté pour créer ailleurs — autre trait distinctif —, l’on traite des grands problèmes du monde. Le sujet principal ici, c’est l’Histoire, une autre façon de la considérer, à la lumière du présent, et en dehors de tout regard eurocentré.

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chapitre 2

1793, la cité révolutionnaire est de ce monde La proposition de jeu est donc complètement différente : recentrée, non éclatée. Car si le spectacle commence par une parade où un meneur convoque successivement les personnages du monde ancien et où, sur la Symphonie funèbre et triomphale de Berlioz, les comédiens costumés et emplumés semblent rejouer des épisodes de 1789, le ton change vite : ceux qui racontent la révolution sont des sectionnaires de Mauconseil, section parisienne du quartier des Halles, qui pendant la révolution s’est distinguée par ses motions et fut la première à déclarer la déchéance de Louis xvi et à dénoncer les Girondins. Le spectacle les saisit de la destitution du roi à l’interdiction par le Comité de salut public des sections et donc des formes de démocratie directe.

Et personne ne désire créer un spectacle didactique à la Brecht. Le Soleil, interviewé 106 par Claude Morand

Voix de Sophie Moscoso, 17 janvier 1972 En octobre 1971, nous étions à Londres, nous avions repris les improvisations de commedia dell’arte (Les Clowns). C’était une réadaptation de la technique du jeu collectif. Après deux cent neuf représentations de 1789, l’usure du comédien nécessitait cet entraînement. Puis, en novembre 1971, nous sommes partis en tournée à Lyon. Là, nous avons pris des cours auprès d’un professeur d’histoire (deux heures chaque matin sur la période 17891795). Nous poursuivions l’entraînement l’après-midi, et jouions 1789 le soir. En décembre, après une semaine de vacances, nous avons aménagé la Cartoucherie, continué de suivre des cours, et commencé les premières improvisations sur 1793. Il y eut des discussions difficiles. Rien n’était clair, aucun n’avait la même vision. Encore imprégnés du style de jeu de 1789, les comédiensbateleurs ne trouvaient pas dans 1793 la même puissance d’images mythiques. Ils décidèrent alors d’abandonner les bateleurs de 1789, pour approcher les sectionnaires de 1793. Mais pour imaginer la vie quotidienne des “sans-culottes”, ils ressentirent la nécessité de creuser une interprétation historique et politique. Cette recherche devant être ellemême imbriquée dans un style de jeu “à inventer”. Ce travail n’avait pas eu lieu pour 1789. Aussi, chaque jour, les comédiens se sont-ils astreints à faire des exposés collectifs sur les situations particulières posées par la guerre, le clergé, les Feuillants, les Brissotins, le roi, les puissances étrangères, le problème colonial, etc. Ils abordèrent en profondeur la complexité de la période 1789-1795.

1793 Croquis du dispositif final par R. Moscoso. Trois grandes tables de bois dont la position dessine un triangle (la plus grande mesure 6 m sur 2 m 70). Tables et bancs, galeries, et système d’éclairage (300 tubes fluo de 40 watts et velums pour la verrière) qui a constitué un atelier de formation et de recherche sur le plan technique : c’est la scénographie qui “organise le regard du spectateur”, écrit D. Bablet dans la revue Travail théâtral, février 1976. “Le 23 août 1793, la levée en masse des volontaires était décrétée : à cette occasion, la section organisa un banquet civique.” De face sur le tréteau, G. Hardy et N. Félix.

106.

ATAC Informations, avril 1972, n° 40, p. 4.

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Titre courant

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Kant sur la grandeur exemplaire des événements racontés, reflète les débats internes de la troupe qui se veut, comme les sectionnaires, société d’égaux. Aucune actualisation pourtant, aucun slogan direct, c’est un spectacle de réflexion citoyenne, proposé au public de l’après-68 : liberté, autonomie, autogestion, par des comédiens dont certains comme Georges Bonnaud et Gérard Hardy interviennent en ces années dans diverses manifestations — à la première fête de Lutte ouvrière en 1971, avec La Commune racontée aux enfants, à base de marionnettes et d’allégories, avec le gip (Groupe d’information sur les prisons) en 1972.

La Commune racontée aux enfants (spectacle réalisé par des membres du Soleil), à la première fête de Lutte ouvrière dans le parc boisé du château de Bellevue à Presle, Val-d’Oise (30 mai 1971). On y verra une allégorie de la Commune (L. Bensasson) en grande robe blanche et collier de fleurs. Cortège funèbre du 13 mai 1973 Tract pour une marche contre le ministre des Affaires culturelles Maurice Druon, avec une calèche tirée par deux chevaux figurant l’enterrement de la Culture (Action théâtralisée menée avec la Compagnie Vincent-Jourdheuil, l’Aquarium, l’Ensemble de Gennevilliers, le Théâtre de la Tempête, l’Action pour le Jeune Théâtre).

Voix de Georges Bonnaud Il est dans la pratique du Théâtre du Soleil de fabriquer, dans le courant de l’exploitation d’un spectacle, ce qu’on appelle un cabaret, un spectacle de consommation interne qui, dans sa fabrication, peut être pris pour un entraînement du comédien et, dans sa réalisation, pour une fête. Ce divertissement complice, nous mettons un à deux mois pour le réaliser et nous nous l’offrons ainsi qu’à nos amis pour le plaisir d’un soir. Dans ce contexte de réalisations parallèles, jusqu’alors intra-muros, nous avons monté deux spectacles d’intervention politiques, sur la Commune en 1971, et le Vietnam en 1973. C’était (…) travailler sur un thème proposé par l’un d’entre nous, sans mettre nécessairement la totalité de la troupe à pied d’œuvre. (... Le spectacle sur le Vietnam) fut représenté à la Mutualité, à la Cartoucherie (deux fois), à la Maison des jeunes et de la culture de Drancy, et, à la demande du comité d’entreprise Thomson, deux fois dans leurs locaux à l’heure du déjeuner116.

À la deuxième fête de Lutte ouvrière, avec le GIP, le 22 mai 1972 Le Soleil donne un court spectacle d’intervention : Qui vole un pain va en prison, qui vole des millions va au Palais-Bourbon, une phrase qui courait de cellule en cellule dans le milieu carcéral. À gauche et à droite, assis : Ariane Mnouchkine et Michel Foucault.

Pendant les six mois de préparation dans des conditions financières délicates, tous n’avancent pas au même rythme. Certains partent. Le groupe de femmes très solidaire retient des comédiennes en difficulté qui pourront s’épanouir dans le spectacle suivant. Et la troupe en travail demeure ouverte sur les problèmes du monde, accueille des prises de parole, des débats politiques, des expositions consacrées au Théâtre Za Branu d’Otomar Krejča, fermé après le printemps de Prague, au Vietnam, au Larzac, et diverses manifestations, de concert avec les autres théâtres de la Cartoucherie — en 1973, Jeux floraux organisés par des opposants portugais, Foire aux femmes, une des premières apparitions du mouvement féministe, deux Journées pour le Chili et l’Amérique latine...

116.

G. Bonnaud, du Théâtre du Soleil, “Chronique de l’illusion efficace (1968-1980)”, in Le théâtre d’intervention depuis 1968, vol. I, L’Âge d’Homme, 1983, p. 36-37. Pour les spectacles avec le GIP, voir infra, p.155 et 228-229.

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chapitre 2

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fait aussi partie du vocabulaire qui se fixe à l’époque des Shakespeare, comme le terme “versatilité” : “passage très rapide d’un état à un autre qui peut être contraire177”. Enfin, les états se traduisent par des “symptômes” qui en sont les signes. Appliquées à des cas très concrets, les notions se précisent, les mots-outils mystérieux qui les recouvrent se répètent, mais gardent un peu de mystère et de magie : ils créent aussi les “délices de la complicité et du secret” entre les membres de la troupe. Ils sont des embrayeurs pour diriger les acteurs, petites lanternes sur leur chemin. On ajoutera encore  : le “pressentiment du corps” qui sait avant la personne ou le personnage, l’“enfance”, avec sa naïveté, sa foi et sa croyance ; le “plaisir”, la “joie” d’être là, de se transformer, de s’habiller, d’être aimé, de jouer, de savoir que pendant quatre heures on répondra à un besoin ; et surtout le mot “dessin”. Dessiner, c’est faire de chaque geste un spectacle, presque une danse, c’est “décomposer” ses mouvements, “ne pas pléonasmer, coller les mots, ou surjouer”, c’est transposer la marche, marcher en jouant, c’est aussi ne jamais oublier le regard du public. être visionnaire, c’est ne pas confondre l’intériorité psychologique avec l’intériorité de l’imaginaire, c’est être disponible, constamment prêt et donc présent. Ariane prévient dès le début des répétitions que “ce sera un grand spectacle d’acteurs, pour atteindre ce que les Japonais nomment « la fleur » (yugen)178”.

les masques et “masquillages” Ariane Mnouchkine affirme que “le masque est notre discipline de base, car c’est une forme, et toute forme contraint à une discipline. (…) Le théâtre est un va-et-vient entre ce qui existe au plus profond de nous, au plus ignoré, et sa projection, son extériorisation maximale avec le public. Le masque requiert précisément cette intériorisation et cette extériorisation maximales.”179 Derrière le rideau jaune de la salle de répétition, ils seront là plus tard posés sur des étagères, accessibles et comme surveillant les acteurs. Les masques sont donc présents dans tout le travail sur le cycle des Shakespeare : masques de commedia dell’arte, masques balinais (comme Pandapa, Rajisan baptisés ainsi par les comédiens, et Punta, de son nom authentique), masques de Stiefel. Ils sont là sur une table, rituellement et respectueusement posés à côté de celle où s’étalent les livres. À tous les masques joués en répétitions s’ajoutent les nez rouges des clowns. Mais 177.

A. M., Remarques en répétitions, BnF, 4-COL 153 (907-911), Fonds Théâtre du Soleil, Archives S. Moscoso.

178.

Carnets de notes de S. Moscoso, 21 avril 1981, Archives S. Moscoso.

179.

In Odette Aslan (dir.), Le Corps en jeu, CNRS éditions, 1993, p. 233.

Richard II Le masque du Duc d’York (Ph. Hottier). Sculpté par E. Stiefel, en cours de travail dans son atelier. A. Mnouchkine dialogue avec l’actrice qui joue la Duchesse de Gloucester (L. Bensasson). Son visage est recouvert d’un masque articulé, son crâne surmonté de la coiffure des shoguns, son cou est entouré d’une fraise Renaissance.

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Le cycle des Shakespeare

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Chapitre 4 Un nouveau mode d’écriture pour de grandes épopées asiatiques Est-ce que la difficulté à transposer au théâtre les personnages occidentaux de notre époque (contrairement au cinéma américain) ne tiendrait pas au scepticisme, à la prudence vis-à-vis d’une morale ou d’une métaphysique morale, si ce n’est au rejet complet des notions de Bien et de Mal ? 202 ariane mnouchkine

Où l’on voit arriver cette fois un auteur, issu de la troupe — ou de sa fréquentation. Il s’agit d’Hélène Cixous qui rejoint, à partir de 1985, le noyau dur de tous les créateurs du Soleil, scénographe, musicien, costumiers, techniciens, groupe plus stable que celui des comédiens. Mais cet avènement a été longuement mûri. Pendant les Shakespeare, A. Mnouchkine a proposé à H. Cixous de tenter d’écrire pour le Soleil — pourtant son écriture, tant de fiction que de théâtre, paraît très éloignée de ce qui s’y fait. Ce n’est qu’une proposition d’essai, dont le résultat doit être soumis à l’approbation de la troupe. Mais Mnouchkine semble avoir confiance. Elle n’est que scénariste, et “il fallait un vrai écrivain203 ”. Depuis 1789 qui l’a émerveillée et qu’elle a vu en voisine puisqu’elle enseigne à l’université de Vincennes, H. Cixous a vu les autres spectacles et fait connaissance avec le travail du Soleil. En 1972, elle est venue avec Michel Foucault proposer à Mnouchkine de collaborer aux interventions du gip dans les prisons. Ce qui a donné Qui vole un pain va en prison, qui vole des millions va au Palais-Bourbon, spectacle de quatre minutes qu’elle considère en riant comme leur premier spectacle commun, quoiqu’elle ne l’ait jamais vu, puisque la police débarquait plus vite que les acteurs ne pouvaient décharger leurs tréteaux. Relation inaugurale avec le Soleil qui croise l’éthique, l’engagement, le jeu, l’action. Et surtout, elle a participé en observateur actif, faisant parfois même travailler des acteurs, à l’”atelier Shakespeare”. Et ce sont des étudiants de son séminaire qui prennent en

L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge H. Cixous, qui écrit cette pièce pour le Soleil, s’inspire de Shakespeare et, comme lui, fait apparaître les défunts sur la scène. Le spectre de Norodom Suramarit, père de Sihanouk (G. Freixe), revient, à plusieurs reprises, pour parler avec les vivants.

202.

Carnet de notes de S. Moscoso, 14 février 1981, répétitions des Shakespeare (Archives S. Moscoso).

203.

A. M. in à la recherche du Soleil, film de W. Schroeter.

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Les bouddhas ont été recouverts de tissu rouge, tout l’espace est en sang. Les multiples changements de décor exigés par l’écriture sont chorégraphiés par une tribu de serviteurs de scène qui agissent en étroite complicité ou par des koken tout de noirs vêtus, et leur précision rapide donne au spectacle un rythme de thriller. Le dispositif reprend le vomitoire des Atrides qui crache de dessous les gradins une passerelle en pente par où entrent et sortent des groupes de personnages, bondissant et courant, sur fond de percussions, un peu comme dans les Shakespeare. Des plates-formes circulaires venues des Éphémères font tournoyer la sorcellerie d’un ballet de tables de banquet. Les sorcières ont quelque chose à voir avec les érinyes et dansent sur la musique du péan des Atrides, composée par Lemêtre qui unissait les quatre pièces du cycle grec. Quant à la musique finale qui retentit depuis la plate-forme sombre où brillent de petites lumières qui sculptent les formes étranges des instruments, c’est le thème de Gandhi dans l’Indiade. La présence constante de Lemêtre est plus discrète que d’habitude — l’habituel travail musical avec les comédiens n’a pas eu lieu, et la musique est devenue plus cinématographique —, mais il a trouvé de puissants accords pour cette partition shakespearienne, comme le Requiem de Fauré quand avance sur le château de Dusinane la forêt de Birnam, et réalisé des montages de sons cosmiques captés par la nasa pour composer la matière sonore angoissante de ce Macbeth, devenu la tragédie d’un homme ordinaire, dévoré d’ambition et de reconnaissance médiatique, suivi par des micros et des flashes crépitants — tragédie d’un personnage de serial, dépourvu de grandeur, mais fauteur d’un mal plus grand que lui. Les costumes mélangent les époques et les pays, mais pour l’écrasement final du monstrueux personnage, aujourd’hui si banal, Mnouchkine crée des images qui évoquent la Résistance. Elle a déplacé le dernier vers de la pièce de Shakespeare pour terminer le spectacle, sur la lande de chanvre roux qui couvre le plateau sombre — et où se tissent des échos de son lointain Songe d’une nuit d’été au sol en peau de chèvres —, par une invitation généreuse à agir ensemble, chacun à sa façon et à sa mesure. Macbeth pouvait-il autrement se terminer au Soleil ? Devant le mal en action (“Ce qui commence par le mal prendra ses forces dans le mauvais”, Macbeth, iii, 2, trad. a. m.), il reste à prendre le maquis. “Macbeth, tragédie du pouvoir..., écrit C.-H. Bradier dans une lettre aux comédiens. Et il continue, « Et le peuple dans cette histoire ? » s’interrogeait Hélène... Eh bien, vous l’avez convoqué. En vous regardant, nous le devenons un peu plus331.”

331.

Macbeth Les koken ou serviteurs de scène (S. Beheshti et J. Jancso ; M. Chaufour et A. Milléquant) en uniformes contemporains tracent avec des pétales de roses rouges le chemin qui mène au crime. Cette image contient le souvenir du hanamichi, la passerelle du kabuki “chemin des fleurs”, qui a tant inspiré le Soleil.

Mail du 21 juin 2014. Il s’agit d’H. Cixous.

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Chapitre 7

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Fondé par Ariane Mnouchkine il

y a cinquante ans, le Théâtre du Soleil marque

l'époque par sa longévité, son parcours exemplaire et la renommée mondiale de ses spectacles. Béatrice Picon-Vallin, accompagnée de voix du Soleil, raconte l'épopée d'un théâtre qui se distingue, au-delà de la qualité de ses créations artistiques, par l'originalité de son fonctionnement, ses méthodes de travail et son rapport au monde.

Ce

livre, enrichi d'une iconographie largement inédite, est le premier récit historique

sur la troupe.

Directrice de recherche émérite ou CNRS, Béatrice Pi con- Vallin consacre une partie de ses recherches à l'histoire et à la théorie de la mise en scène. Elle dirige des collections dédiées aux arts du spectacle, "Mettre en scène" (Actes Sud-Papiers) "TH 20" (L'Âge d'Homme) et "Arts du spectacle" (CNRS Éditions)

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