Rentrée Française 2013 | Extraits

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Rentrée française 2013

ACTES SUD

Rentrée française 2013

hors commerce - isbn 978-2-330-02373-7

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Sommaire Hélène Frappat, Lady Hunt Claudie Gallay, Une part de ciel Valentine Goby, Kinderzimmer Nancy Huston, Danse noire Mathilde Janin, Riviera Raphaël Jerusalmy, La Confrérie des chasseurs de livres Loïc Merle, L’Esprit de l’ivresse Lyonel Trouillot, Parabole du failli

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Hélène Frappat

Lady Hunt roman

ACTES SUD

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pour Marie, Laure, Angélique, Jean-Sébastien, Yann en mémoire de Claudine

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Ce sera comme quand on rêve et qu’on s’éveille, Et que l’on se rendort et que l’on rêve encor De la même féerie et du même décor. Paul Verlaine, “Kaléidoscope”, Jadis et naguère.

Une maison ! Depuis mon enfance, je la cherche. Celle-ci avait touché mon cœur comme un visage. Je savais toute sa beauté. Je devinais les saisons, la lune, les odeurs, le calme ! Ah ! le calme. J’aurais pu comme autrefois lire près des fenêtres, respirer les rosiers, m’endormir, et même m’éveiller ! sans peine. C’était un rêve de poète. Il n’aurait jamais dû exister. Mireille Havet, Journal 1924-1927 Éditions Claire Paulhan, 2008. 7

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PREMIÈRE PARTIE

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La première fois que j’ai vu la maison, les arêtes de ses murs en briques disparaissaient sous une brume grise. La maison se dresse en haut d’une rue en pente. Malgré le brouillard lumineux qui l’enveloppe, son ombre imposante se détache sur les villas environnantes. C’est une brume de fin de journée, un halo gris qu’absorberont bientôt les rayons blancs du crépuscule, juste avant la nuit, et la maison aura disparu. Pourtant la brume dure. La douceur grise, humide, semble sans fin. Elle encercle la vieille demeure, émane de ses volets en fer, de ses cheminées inactives, de la grille haute qui protège, derrière des barreaux rongés de rouille, l’allée ombreuse conduisant au perron. La brume absorbe les balcons ouvragés à l’étage, les jalousies closes des mansardes, le toit d’ardoise, la cime des arbres. La brume pénètre insidieusement mes vêtements. Sans quitter des yeux la maison, je frissonne. La rue en pente conduit jusqu’à la jetée qui longe la mer, ruban sombre presque invisible à marée basse. Aucune vague n’agite cette ligne confondue avec l’horizon, dans la partie mystérieusement claire et dégagée du ciel. En fermant à demi les yeux, je distingue la première lettre de la rue : K. La suite se perd dans la brume.

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K. Dans mon rêve, je sais que c’est le début de mon nom. K. Ce n’est pas la première fois. Dans mon rêve, je sais que je connais la maison. K. me réveille en sursaut. Dans le noir de ma cham­ bre, jusqu’aux premières lueurs de l’aube qui s’infiltrent en bas des stores, j’attends, vainement, de m’endormir pour retrouver la maison familière, incapable de me rappeler où je l’ai connue, ailleurs qu’en rêve.

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Depuis plusieurs mois, mes nuits sont troublées par l’irruption d’un rêve étrange. Une maison s’introduit dans mon sommeil, accapare mes rêves. Un visage inconnu, dans une fête, au fond d’une pièce noire de monde, me fixe avec une inexplicable insistance. Intriguée par ce regard qui me lance un appel muet, je me fraie un chemin dans la foule. Mais l’inconnu a disparu. Personne ne se souvient de lui, à croire que j’ai inventé sa présence. Le rêve a fait son apparition au début de l’automne, quelques jours après mon embauche dans l’agence immobilière Geoffroy de Birague, place des Ternes. Le plus souvent, ça commence comme ça… Un lieu que je n’ai jamais vu m’emplit d’inquiétude et d’apaisement. J’ignore si l’écho que le lieu suscite en moi (trop faible pour se transformer en souvenir) résonne comme une sonnette d’alarme. Quand le rêve s’achève, je voudrais retourner devant la demeure où mes nuits trop courtes m’empêchent d’entrer. En fermant les yeux, chaque soir, j’attends et redoute le retour du rêve.

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J’hésite à inviter un homme dans mon lit, de crainte que le rêve, au contact de l’intrus, ne s’évapore. Après sa visite, je sombre dans le sommeil lourd de l’aube d’où j’émerge, certains jours, en ayant raté mes rendez-vous matinaux. Quelque part sur le trottoir d’une avenue du 17e ou du 8e arrondissement (l’agence est spécialisée dans les transactions haut de gamme du “triangle d’or”), un homme d’affaires américain ou anglais attend, en vain, une négociatrice bilingue dont le téléphone sonne dans le vide.

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Le 31 avenue des Ternes est un immeuble haussmannien situé à l’angle des avenues Niel et MacMahon. Il fait partie des biens qui séduisent notre clientèle familiale – vieille bourgeoisie ou parvenus désireux de s’établir dans la Plaine-Monceau –, les autres clients, souvent américains, exigeant des appartements d’exception au cœur du triangle d’or. Comme je parle couramment anglais, c’est à eux que j’ai affaire, mais les Américains se font plus rares ces derniers temps. Depuis mes premières visites, jamais aucun client ne m’a identifiée. J’ai beau arpenter, dossier dans une main, cigarette dans l’autre, le porche où nous avons rendez-vous, le client me demande souvent du feu avant de s’éloigner pour me téléphoner, inquiet du retard de la négociatrice qui se tient en face de lui. Est-ce ma chevelure rousse, impossible à discipliner ? Ou le Burberry trop grand, hérité de mon père, dans lequel je me sens protégée comme par une vieille couverture ? Ce matin-là, le père de famille qui remonte l’avenue des Ternes à grands pas, sa femme et son fils trottinant derrière lui, se dirige sans aucune hésitation dans ma direction et me tend une main ferme.

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Bouleversée qu’il me reconnaisse avant même de m’adresser la parole, je laisse tomber ma cigarette. Le gamin qui nous a rejoints éclate de rire. (La fiche transmise par l’agence précise que le couple vient de faire un bel héritage, et recherche un appartement familial dans le style haussmannien de la PlaineMonceau. Nos clients apprécient les enfilades tristes de pièces peuplées, à l’identique, de parquets, moulures, miroirs, cheminées.) Le père de famille me laisse seule avec sa femme devant l’ascenseur, une cage grillagée antique suspendue au-dessus du vide. Entre chaque étage, le petit garçon (sa mère l’appelle Arthur) nous adresse de grands gestes enthousiastes. Il doit avoir sept ou huit ans. Lui et son père s’adorent. La mère se tient en retrait. Une fois franchie la porte d’entrée majestueuse, le produit est sans surprise. Réceptions parquetées au point de Hongrie, cheminées en marbre blanc, rose et gris, miroirs, trumeaux, peu de lumière en provenance de la cour, en dépit du cinquième étage. Les plafonds sont si hauts que la voix aiguë du petit garçon résonne en écho. Il fredonne en boucle les bribes d’une comptine : Tu peux dormir le temps nous veille Dans la maison de ton oreille Un vieux rouet plein de merveilles Rêve qu’il file quand il dort Des laines d’or Dors…

La mère semble agacée de faire la visite avec son fils. En m’éloignant dans l’immense couloir, je l’entends qui chuchote bruyamment à son mari :

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— C’est quand même pas à un enfant de huit ans de choisir l’endroit où il va vivre ! La réponse du mari se perd dans l’écho lointain de la comptine : Tu peux dormir le temps nous veille Une heure un siècle une heure encore Chaque seconde a sa pareille Ton rêve est l’envers du décor

Je vais attendre pour faire la liste des écoles, gymnases, conservatoires du quartier que le Patron me conseille de donner aux familles. Je ressens un vague malaise, le sentiment d’étouffer dans cet appartement immense, une hâte de quitter les lieux. Ça doit être l’envie de fumer, et évidemment, je n’ose pas. Pourvu que mon masque de négociatrice fasse illusion. — Les charges sont étonnamment peu élevées, comparées à la surface. Cent quatre-vingt-sept mètres carrés loi Carrez. Et l’immeuble a été ravalé il y a un an. J’ouvre l’une des trois grandes portes-fenêtres du salon. — Je peux fumer ? C’est le père. Il a l’air tendu, comme moi. Je lui donne le briquet que je garde toujours dans la poche de mon imper, et j’en profite pour allumer une cigarette. La femme fait non de la tête à la question que je ne lui ai pas posée. — Vous remarquez le calme étonnant des pièces de réception sur l’avenue des Ternes ? C’est dû à l’écran des marronniers. — Même en hiver ? demande la femme, ironique. Le mari ne relève pas ma gaffe. Il contemple le miroir au-dessus de la cheminée d’un air absent. La

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cime nue des arbres du boulevard se balance dans le vent. Au loin, en direction des chambres, les murs laissent passer la mélodie de l’enfant, étouffant peu à peu les paroles. De pièce en pièce, la voix aiguë d’Arthur décroît. Tu peux dormir le temps nous veille…

Juste avant d’obéir à sa mère qui lui demandait de quitter le salon, il a répondu, l’air rêveur ou sarcastique (son regard est indéchiffrable) : — Si tu me cherches, je suis perdu dans mes pensées. Et il est parti jouer dans les chambres vides. L’appartement a un défaut que redoutent les agents immobiliers : les pièces se succèdent en enfilade. Les trois chambres à coucher ont beau être de taille croissante, tel un emboîtement de poupées russes, on a le sentiment que l’espace se rétrécit, et que la dernière porte ouvre sur un cul-de-sac. Pourtant la chambre du fond, la plus vaste, transporte le visiteur dans la cabine d’un phare. Trois larges fenêtres emplissent de ciel une pièce ovale, où l’architecte a défié la monotonie haussmannienne des angles droits et dessiné la proue d’un navire. C’est une chambre d’enfant rêvée, une cabine de bateau propice au roulis clandestin des fables, la seule pièce de l’appartement où j’aimerais vivre. Les soirs d’hiver, la pluie frapperait aux fenêtres et le vent bercerait doucement les grands mâts des marronniers. En sortant du métro place des Ternes, les passants lèveraient la tête en direction de la lumière du phare qui ne s’éteint jamais. Mais pour parvenir jusqu’à son vaisseau, l’enfant doit traverser la chambre de ses parents. Et le jeune

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couple, qui d’après la fiche de l’agence ne dispose pas d’un budget pour les travaux, s’interroge. Dans la cuisine à l’autre bout de l’appartement (une pièce triste qui donne sur un mur aveugle mais possède sa propre entrée par l’escalier de service), je les laisse à leur aparté. La femme a sorti un mètre de son sac et elle note des mesures. L’homme part fumer une cigarette sur l’étroit balcon du salon. Le temps s’écoule au ralenti. J’essaie de me donner une contenance. Le miroir réfléchit un rayon qui trace sur les lames biseautées du parquet une frontière nette. Le salon est coupé en deux, entre une zone envahie de soleil et un territoire plongé dans l’ombre. Je reste du côté obscur, hésitant à franchir la frontière. On n’entend plus la chanson de l’enfant. L’homme se tient sur le seuil du balcon. Il observe ma silhouette dans l’ombre. Quelque chose ne va pas. Dans le grand appartement silencieux, quelque chose manque. —  Votre fils ! Ils me regardent sans comprendre. — Où est votre fils ? Comme s’il partageait mon inquiétude, le père referme la fenêtre, chassant le soleil. Le double salon d’apparat perd brusquement tout éclat. Les lames biseautées du parquet, transformées par les rayons lumineux en kaléidoscope, redeviennent une grosse masse sombre. L’homme court en direction des chambres. Ses pas résonnent trop fort dans les pièces vides. —  Arthur ! Il hurle. — Arthur ! Sa femme l’a rejoint, pendant que j’inspecte l’entrée et la cuisine.

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Je m’agite pour faire semblant. Il n’y a personne. Je le sais déjà. Mais quoi ? Le père, penché au-dessus des rambardes du balcon, regarde en bas. Accrochée à son bras, sa femme sanglote. — Mon fils. La porte d’entrée de la cuisine donnant sur l’escalier de service n’a plus de serrure. Pour sortir de l’appartement, il aurait fallu passer devant moi. Aucune fenêtre n’est ouverte. Dans la dernière chambre, la cabine de phare où j’entre seule, je suis assaillie par une sensation étrange. Peut-être un inconnu, derrière les murs courbes d’une illusion d’optique, m’observet-il. Ou les paroles de la comptine flottent dans l’air, et je m’y cogne. Chaque seconde a sa pareille Ton rêve est l’envers du décor

Il est impossible de sortir de l’appartement où l’enfant n’est plus là.

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CLAUDIE GALLAY

Une part de ciel roman

ACTES SUD


Il dépend de celui qui passe, Que je sois tombe ou trésor, Que je parle ou me taise. Paul Valéry

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Lundi 3 décembre

On était trois semaines avant Noël. J’étais arrivée au Val par le seul train possible, celui de onze heures. Tous les autres arrêts avaient été supprimés. Pour gagner quelques minutes au bout, m’avait-on dit. C’était où, le bout ? C’était quoi ? Le train a passé le pont, a ralenti dans la courbe. Il a longé le chenil. Je me suis plaqué le front à la vitre, j’ai aperçu les grillages, les niches, les chiens. Plus loin, la scierie sombre et la route droite. Le bungalow de Gaby, la boutique à Sam, les boîtes aux lettres sur des piquets, le garage avec les deux pompes et le bar à Francky. On avait bâti des maisons tristes cent mètres après la petite école. Les stations de ski étaient plus haut, sur d’autres versants. J’ai pris ma valise. Je l’ai tirée jusqu’à la porte. Le Val-des-Seuls n’est pas l’endroit le plus beau ni le plus perdu, juste un bourg tranquille sur la route des pistes avec des chalets d’été qui ferment dès septembre. Le train est entré en gare. J’ai regardé le quai. J’avais froid. J’ai toujours froid quand je reviens au Val. Un instant, j’ai ressenti l’envie terrible de rester dans le train. Je suis née ici, d’un ventre et de ce lieu. Une naissance par le siège et sans pousser un cri. Ma mère a enterré mon cordon de vie dans la forêt. Elle m’a condamnée à ça, imiter ce que je sais faire, revenir toujours au même lieu et le fuir dès que je le retrouve. Deux fois par an, avec le père des filles, on faisait la route. Parfois en train, le plus souvent en voiture. Saint-Étienne, Vienne, 7


Lyon, et on tirait à l’est, Chambéry, Saint-Jean-de-Maurienne. On ne restait jamais longtemps, quelques jours à certaines vacances, celles de Pâques et du bel été. Des jours pris sur nos congés, on voulait que les petites connaissent le pays, qu’elles rencontrent Yvon, Gaby et la Môme. Qu’elles aient un aperçu du sol, du sang. Et de la famille. “Dès que je vois les cimes, j’ai le cœur qui se tend”, c’est ce que je disais au père des filles. Je m’arrêtais toujours cinq minutes après le panneau d’entrée, dans le même virage, une courbe d’ombre derrière la chapelle. La main au panneau. Il fallait que je prenne l’air. De grandes goulées de vent froid que j’avalais les yeux dans le ciel et les pieds dans le fossé. Je m’arrêtais aussi au retour. Même endroit. De l’autre côté. L’été précédent, j’étais venue seule. Le train a stoppé le long du quai. Une gare sans guichet. Les fenêtres étaient murées par des parpaings. Philippe m’attendait. Son badge de garde forestier brillait au revers de sa veste. Il avait pris des rides en vrac, les cheveux en broussaille, une barbe de trois jours et des kilos en trop. Philippe est mon frère. À part lui, il n’y avait personne. Personne non plus en face, sur l’autre quai. — Ça va ? — Ça va. — Pas trop long ? — Non. Le train est reparti. Il desservait Modane, après la frontière et Bardonecchia. Un autre allait passer dans quatre minutes. Direction Chambéry. Celui-là ne s’arrêterait pas. Philippe a voulu qu’on attende Gaby. On s’est assis sur un banc. L’horloge au-dessus de la porte marquait un temps d’une seule aiguille, celle des minutes s’était décrochée et reposait dans le fond bombé du cadran. La boule de verre était dans ma poche, je l’ai sortie, je l’ai fait tourner dans ma main. Une boule à touristes pleine d’eau avec de la neige en synthétique et un cheval à bascule à l’intérieur. Pendant 8


le voyage, je l’avais posée sur la tablette, les secousses faisaient danser les flocons. Philippe lui a jeté un regard. Cette boule de verre, c’est Curtil qui me l’avait envoyée. Je l’avais reçue huit jours avant, à Saint-Étienne. Philippe avait reçu la sienne ici, Gaby aussi. Il m’avait téléphoné : “Tu l’as reçue ? – Oui. Qu’est-ce que tu comptes faire ? – Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?” J’étais venue. Tout de suite. Très vite. À quoi est-ce que je m’attendais ? Que Curtil soit là, les bras grands ouverts ? Curtil, c’est notre père. On l’appelle comme ça quand on est ensemble. Quand je pense à lui, je l’appelle comme ça aussi. Il voulait nous voir. On ne savait même plus où il habitait. Un pied-à-terre un peu à gauche de Nantes, il disait. Si ça se trouve, il n’a jamais mis les pieds à Nantes, c’est que du rêve, des histoires. — Pourquoi il veut nous voir ? j’ai demandé. — Je ne sais pas. — Il aurait pu téléphoner. — Tu sais, lui, le téléphone… — On dirait qu’il nous convoque. Philippe a haussé les épaules. — Il a toujours fait ça. — Qu’est-ce que tu crois qu’il veut nous dire ? — J’en sais rien… Peut-être rien. Simplement nous voir. Une voiture est arrivée, les pneus dans les flaques, des bruits de graviers et le capot de la Volvo. Gaby s’est avancée, elle portait son éternelle pèlerine, un manteau en grosse laine qu’elle mettait dès novembre et jusqu’à fin avril. Un peu voûtée, elle a traîné des pieds jusqu’à nous. Elle m’a frotté la tête en guise de bonjour. — Ça va, toi ? — Ça va. Elle a détaillé ma valise, les étiquettes, la sacoche d’ordinateur posée à côté. Elle s’est assise entre nous. — Je pensais pas que tu viendrais. 9


Sa voix était rauque. C’était comme ça depuis l’incendie, ses poumons sifflaient, sa gorge grattait les sons, leur arrachait la surface, ça faisait un bruit de forge et des intonations rudes, on aurait dit qu’il n’y avait jamais de voyelles dans ses mots. Elle a posé son cabas entre ses pieds. À l’intérieur, une blouse de travail et des pantoufles. Sa boule de verre, elle me l’a montrée, dans la sienne il y avait Nice avec quelques vagues bleues et un dauphin qui nageait. Philippe n’a pas dit ce qu’il y avait dans la sienne. Il fixait les rails. Les quatre minutes se sont écoulées. Le train est arrivé. Il est passé lentement. Des voyageurs sommeillaient derrière les vitres. Certains nous regardaient sans sourire. — Ça serait moi, a dit Gaby, je les ferais courir derrière pour leur apprendre la gaieté. Le dernier wagon, on l’a suivi des yeux. Après le passage du train, des poules ont sauté sur le ballast. Elles grattaient entre les rails, retournaient le gravier avec leurs pattes et piquaient du bec dans les mousses. Gaby a tiré du pain de son baluchon, elle a lancé des morceaux aux poules. Les volailles se bousculaient pour les attraper. C’étaient des pataudes. Quand Gaby jetait trop loin, elles ne retrouvaient plus les miettes alors elles piquaient du bec dans le vide, l’œil rond tourné au ciel et elles reprenaient leur allant, suivaient les rails. Il y en avait six en tout, plus une maigre à l’écart. Gaby les observait. — Je ne sais pas si c’est à cause de l’herbe qui est trop haute… ou alors si c’est la mémoire qui leur manque… mais on dirait qu’elles oublient ce qu’elles cherchent. Ça chuchotait derrière le mur. Des rires retenus. Je me suis retournée. C’étaient les fils de l’Oncle, trois graines de misère qui poussaient sans éducation. L’aîné n’avait pas onze ans. Cette gare était leur territoire, ils avaient aménagé une épave de wagon sur l’ancienne voie désaffectée. Philippe a sorti des caramels de sa poche. Des mous, entourés de papier transparent. — Qu’est-ce qu’on fait ? j’ai demandé. — Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? 10


— On l’attend, a dit Gaby. Philippe nous a donné des caramels. — Tu peux rester jusqu’à quand ? — J’ai du temps… mais je ne compte pas passer Noël. Il a hoché la tête. Il comprenait. Avec la lame de son couteau, il a partagé le caramel restant sur le plat du banc. Il a pris soin de faire des parts égales. — Ça fait combien de temps qu’on ne l’a pas vu ? — Trois ans. — Trois ans et cinq mois…, a précisé Gaby, depuis l’enterrement de maman. — Il doit être vieux. — Il y a trois ans, il était déjà vieux. — On fait tous plus vieux quand on enterre un mort. Après l’enterrement de notre mère, Curtil nous a dit qu’il allait faire un tour. On avait l’habitude. Dans notre enfance déjà, il nous quittait pour aller ailleurs. On restait des semaines sans nouvelles. Et puis un matin, le facteur apportait à notre mère une boule de verre avec un paysage en plastique à l’intérieur. “Curtil revient”, elle disait. Elle ne disait pas votre père, elle disait son nom, Curtil. Des fois, elle ne disait rien, on voyait la boule sur la table, pas besoin de plus, on comprenait. La boule annonçait son retour. C’était une question de jours. Notre mère se préparait, elle ouvrait ses armoires, sortait ses robes, choisissait la plus belle. Elle recouvrait ses ongles d’une couche laquée, un rouge magnifique qu’elle achetait au supermarché et qu’elle appelait son “Chanel”. Chaque matin, elle préparait un gâteau. Immuablement le même. À base de chocolat. Elle disait que c’était le préféré de Curtil. Elle en confectionnait un nouveau chaque matin et nous abandonnait celui de la veille. Celui-là seulement. Parfois, Curtil tardait à revenir et on n’en pouvait plus de ces gâteaux répétés, on les donnait aux copains. Aux chiens. Aux mendiants. Et quand eux-mêmes n’en voulaient plus, on les 11


déposait dehors, en pile contre un mur. Je les regardais moisir. Je n’ai jamais rien vu de plus étrange que ces gâteaux sombres qui se recouvraient de pourriture. Avec les jours, ils se transformaient, s’unifiaient, devenaient un unique et vaste gâteau, une pyramide vivante qui se tassait, s’effondrait, finissait par ramper et se confondait avec la terre. Chaque jour, après avoir enfourné son dernier gâteau, notre mère dissolvait le vernis ancien et recouvrait chaque ongle d’une couche nouvelle. L’odeur du dissolvant imprégnait la maison, se mêlait à celles, plus suaves, des diverses ordures qui traînaient dans la poubelle. Notre mère attendait. Ne s’occupait plus de nous. Ça durait des jours ou ça ne durait pas, c’était selon. Parfois, c’étaient des semaines. Et Curtil arrivait. Il arrivait toujours. Je ne sais pas s’il goûtait à ce gâteau. Il m’est arrivé de l’épier quand il entrait dans la cuisine. Le jour de son retour et aussi le lendemain. Je ne l’ai jamais vu en manger une seule part. Aujourd’hui, je pense que cette préférence était seulement dans la tête de notre mère, et que le plaisir qu’elle prenait à lui préparer ce gâteau suffisait à la persuader de cette préférence. Curtil revenu, la vie reprenait. Tant qu’il était à la maison, la dernière boule restait sur la table. Il pouvait s’attarder longtemps au point que je pensais parfois qu’il ne repartirait jamais. Et un jour, il repartait. Il repartait toujours. Notre mère l’excusait, elle disait : “C’est les démons qui l’obligent !” Elle retirait alors la boule de la table et la reléguait dans sa chambre avec toutes les autres. Sur la nappe de la cuisine restait un rond de poussière, un cercle un peu collant que nous ne touchions pas. Je n’arrive pas à me souvenir si notre mère nous l’interdisait ou si c’est nous-mêmes qui nous le défendions. À force de temps, la trace disparaissait. Philippe m’a déposée au gîte, il avait à faire et Gaby voulait dormir. 12


Francky avait laissé la clé derrière le volet. Un deux-pièces mitoyen aux ateliers de la scierie, chauffé à l’électrique. J’ai posé ma valise sur le lit. L’ordinateur. La boule de verre. Dans mon sac, l’épais livre sur Christo que j’avais à traduire. Une biographie de huit cents pages, un artiste du land art américain. Physiquement, l’ouvrage ressemblait à une bible imprimée sur papier fin. Le compteur électrique était dans une niche creusée dans le mur. Des fils pendaient, les prises étaient noires. Le lit, un deux places, matelas à ressorts, gros édredon, poussé dans l’angle de la pièce. Au-dessus, une branche de buis bénit dont les feuilles blanchies par la poussière devaient dater de lointains Rameaux. Il restait un peu de nourriture dans les placards. Le plancher était recouvert de moquette verte. Les cloisons étaient minces et j’entendais les bruits de l’atelier à côté. J’avais l’impression d’avoir les machines dans la chambre, avec les planches, les scies, les moteurs et les hommes. Je suis sortie. Un camion chargé de grumes est passé sur la route en faisant trembler les murs, des guirlandes de Noël clignotaient dans sa cabine. Un autre manœuvrait devant la scierie, ses roues écrasaient les écorces, il est allé vider sa benne de sciure au bout du chemin. J’ai traversé la route. Des femmes attendaient devant l’épicerie, elles m’ont dévisagée. L’une d’elles s’est penchée, a murmuré des choses aux deux autres. Celles qui écoutaient ont hoché la tête. La boutique était accolée à la station-service. Le petit garage à côté. Des voitures sur le parking. Je me suis avancée jusqu’au zinc à Francky. Un auvent, une enseigne en bois, La Lanterne. Il y avait d’autres bars dans la vallée mais celui-là était le plus ancien et, de l’avis de tous, c’était aussi le plus beau. L’enseigne grinçait dès qu’il y avait un peu de vent c’est-à-dire presque tout le temps. J’ai poussé la porte. C’était l’heure lente, la mauvaise, celle du milieu d’après-midi. Des gars vidaient leurs verres, les yeux dans le vague, regards 13


inabordables. Ils ont tous tourné la tête quand je suis entrée. Il y avait des vachers qui travaillaient pour Buck, des vieux et quelques autres types. Certains m’ont reconnue. J’ai eu droit à des signes. La Lanterne, c’est trois grandes salles tout en longueur et une odeur indéfinissable, un mélange de bière et de tabac qui se prend à la laine moite des pulls. La troisième salle sert de cantine aux bûcherons. L’été, quand il est d’humeur, Francky installe des tables sur la terrasse. Sur le comptoir, l’écriteau Réception date du temps où le bar faisait aussi hôtel de passe. J’ai choisi une place près de la grande baie vitrée. Diego sommeillait, dos au mur, une main repliée sur un torchon, l’autre sur un puzzle de pièces minuscules qui occupait toute la table devant lui. C’était sa pause. Sa blouse d’aidecuisinier était suspendue à un clou. Il a entrouvert un œil. Quand il a vu que c’était moi, il a soulevé la main, a remué le torchon. Francky m’a touché l’épaule. — Content de te voir, Carole… C’est lui qui me louait le gîte. Il m’a demandé si j’avais fait bonne route, si j’étais bien installée et si j’avais besoin de quelque chose, je lui ai dit que tout allait bien, que j’avais faim et il m’a préparé un sandwich. Il avait installé un ordinateur sur l’étagère près du puzzle à Diego. Un panneau sur la porte, Connexion WIFI Gratuit. C’était nouveau. Il m’a dit qu’à cause des montagnes, ça ne marchait pas tous les jours, alors il avait ajouté le mot irrégulier, entre WIFI et Gratuit. Il y avait un juke-box. Pour quelques cents, on pouvait acheter des jetons et se passer des vieux disques. Je connaissais les codes par cœur, E4 c’était Nino Ferrer, Le Sud, la chanson préférée du père des filles. Un énorme trophée en tête de cerf trônait au-dessus, cloué au mur, l’encolure recouverte de poussière. Une affiche était scotchée sur la vitre : Défilé de chars le 21 décembre ! Depuis 1884, c’était une tradition, on fêtait le sol­ stice. La nuit d’hiver la plus longue de l’année. Chaque quartier présentait son char et rivalisait avec les autres, il y aurait celui du Val-des-Seuls et ceux des proches communes. 14


— Tu dînes ici, ce soir ? m’a demandé Francky. — Non, je suis crevée, je vais me coucher tôt. Au téléphone, je lui avais dit que je resterais une semaine. Peut-être plus. Curtil m’avait amenée dans ce bar, j’avais quelques heures, il m’avait posée sur le zinc, pour me présenter au monde. J’étais sa première pisseuse, sa fente, son soleil, son azur ! Il avait offert une tournée à tous. M’avait baptisée au vin, à sa façon, une goutte de rouge qui m’avait lesté l’estomac, pour me donner le goût des fortes choses, il avait dit. Il avait tellement bu qu’il a sombré à la table. C’est le père à Francky qui m’a ramenée à ma mère. Philippe était déjà né. Gaby est venue après. J’étais entre les deux. J’ai toujours aimé les bars. Je tiens ça de lui. J’ai mangé mon sandwich en pensant à tout ça. Après, j’ai mis Le Sud, trois fois de suite. À la troisième, Diego s’est redressé, on aurait dit l’Indien géant qui jouait avec Nicholson dans Vol audessus d’un nid de coucou. Je me suis excusée. Je suis revenue à ma table. Francky m’a apporté une airelle fraîche dans un grand verre à limonade : “Offert par la maison !” — Alors c’est vrai ce qu’on dit ? il a demandé en passant le chiffon sur la table. — Qu’est-ce qu’on dit ? — Qu’il revient. J’ai hoché la tête. J’ai brassé dans l’airelle avec la paille, aspiré le bon goût frais du lait et des myrtilles. Je guettais la route. À la fin de sa vie, quand elle était en résidence, ma mère aussi fixait le bitume. Le facteur la connaissait, il lui donnait un Gratuit, elle le gardait sur ses cuisses, lissait machinalement le papier du plat de la main. À force et avec la sueur, sa paume délavait l’encre noire. 15



VALENTINE GOBY

Kinderzimmer roman

ACTES SUD


Pour Jean-Claude Passerat, Guy Poirot, Sylvie Aymler, enfants de Ravensbrück. Pour Marie-Jo Chombart de Lauwe, puéricultrice de la Kinderzimmer de Ravensbrück, infatigable militante.

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Chantecler. – Tiens, les entends-tu main-

tenant ?

La Faisane. – Qui donc ose ? chantecler. – Ce sont les autres coqs. La Faisane. – Ils chantent dans du rose… Chantecler. – Ils croient à la beauté dès

qu’ils peuvent la voir.

La Faisane. – Ils chantent dans du bleu… Chantecler. – J’ai chanté dans du noir.

Ma chanson s’éleva dans l’ombre la première. C’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière. Edmond Rostand,

Chantecler, acte II, scène 2.

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Prologue

Elle dit mi-avril 1944, nous partons pour l’Allemagne. On y est. Ce qui a précédé, la Résistance, l’arrestation, Fresnes, n’est au fond qu’un prélude. Le silence dans la classe naît du mot Allemagne, qui annonce le récit capital. Longtemps elle a été reconnaissante de ce silence, de cet effacement devant son histoire à elle, quand il fallait exhumer les images et les faits tus vingt ans ; de ce silence et de cette immobilité, car pas un chuchotement, pas un geste dans les rangs de ces garçons et filles de dix-huit ans, comme s’ils savaient que leurs voix, leurs corps si neufs pouvaient empêcher la mémoire. Au début, elle a requis tout l’espace. Depuis Suzanne Langlois a parlé cinquante fois, cent fois, les phrases se forment sans effort, sans douleur, et presque, sans pensée. Elle dit le convoi arrive quatre jours plus tard. Les mots viennent dans l’ordre familier, sûrs, elle a confiance. Elle voit un papillon derrière la vitre dans les branches de platane ; elle voit couler la poussière dans la lumière oblique rasant les chevelures ; elle 9


voit battre le coin d’un planisphère mal scotché. Elle parle. Phrase après phrase elle va vers l’histoire folle, la mise au monde de l’enfant au camp de concentration, vers cette chambre des nourrissons du camp dont son fils est revenu vivant, les histoires comme la sienne on les compte sur les doigts de la main. C’est aussi pourquoi elle est invitée dans ce lycée, l’épreuve singulière dans la tragédie collective, et quand elle prononcera le mot Kinderzimmer, tout à l’heure, un silence plus dense encore tiendra la classe comme un ciment. Pour l’instant, elle est juste descendue du train, c’est l’Allemagne, et c’est la nuit. Elle dit nous marchons jusqu’au camp de Ravensbrück. Une fille lève la main. À ce moment du récit ce n’est pas habituel. Une main levée comme un signal, une peau très pâle, et dans le sourcil droit, un minuscule anneau rouge. La main levée déroute Suzanne Langlois, le récit bute contre la main, une main sur sa bouche, et se fragmente. La fille demande si Suzanne Langlois avait entendu parler de Ravensbrück en France, avant le départ. Suzanne Langlois dit j’ai su qu’il y avait des camps, c’est tout. Et dans le train pour l’Allemagne, elle connaissait la destination ? — Non. — Alors quand vous avez compris que vous alliez à Ravensbrück ? Suzanne Langlois hésite, et puis : je ne sais pas. De toute façon elle n’aurait pu comprendre qu’elle allait à Ravensbrück, quand bien même elle aurait su ce 10


nom il n’aurait évoqué qu’un assemblage de sons gutturaux et sourds, ça n’aurait eu aucun sens avant d’y être, avant de le vivre. — Alors, vous ne saviez pas où vous étiez ? Suzanne Langlois sourit, hésite, puis : non. Elle ajuste son châle. Elle essaie de reprendre, de convoquer le mot qui doit surgir à ce point du récit. Les trente garçons et filles de dix-huit ans la fixent, attendent. Et c’est comme une écharde dans le gras de la paume. Une gêne infime, une pointe mauve qui passerait inaperçue si la chair n’était pas si lisse, si régulière autour. Cette question de la fille. Quand est-ce que j’ai su, pour Ravensbrück. Quand ai-je entendu le mot Ravensbrück pour la première fois. Personne avant n’a posé cette question, il a fallu cette fille à la peau blanche percée d’un anneau rouge. Elle cherche, dans ses images internes, au-delà du planisphère corné, du papillon, de la diagonale de lumière, un panneau sur la route qui conduit au camp, un poteau, une inscription frontale, ou une voix pour prononcer ce mot : Ravensbrück. Mais rien n’est inscrit, nulle part, rien n’est dit dans le souvenir. Le camp est un lieu qui n’a pas de nom. Elle se rappelle Charlotte Delbo, la poète. Les mots de Charlotte évoquant Auschwitz, un lieu d’avant la géographie, dont elle n’a su le nom qu’après y avoir passé deux mois. — En fait, reprend la fille, vous ne saviez rien ce jour-là ? Vous n’en saviez pas plus sur Ravensbrück alors, que nous maintenant ? Et après un silence la femme répond : oui, peut-être. Suzanne Langlois n’en revient pas, d’une telle proximité entre une fille de terminale et la jeune femme 11


qu’elle était au seuil du camp, à peine plus âgée. L’ignorance, ce serait l’endroit où se tenir ensemble, la fille et elle ; le lieu commun, à soixante ans de distance. En vérité la phrase de tout à l’heure, nous marchons jusqu’au camp de Ravensbrück, est impossible. Marcher depuis la gare et connaître la destination, ça n’a pas existé pour Suzanne Langlois. Il y eut d’abord cette route, parmi les sapins hauts et les villas fleuries, parcourue sans savoir ; et seulement plus tard, mais quand, une fois le chemin arpenté, le nom de Ravensbrück. Dans les classes et ailleurs depuis trente ans il a fallu tout dire, en bloc, tout ce qu’elle sait du camp, sans souci de sa chronologie personnelle : ce qu’en ont su et dit les autres déportées, les révélations du procès de Hambourg en 1947, les travaux d’historiens, tout agréger, reconstituer pour transmettre, pour combattre la totalité de l’oubli, la béance des archives détruites, et dans l’urgence à dire l’événement, le fouiller, l’épuiser complètement avant la mort, quelque chose a été oublié quand même : elle, Suzanne Langlois. Qui tout au long de la déportation, de la maternité au camp, a été une ligne de front singulière, constamment déplacée, entre ignorance et lucidité, l’ignorance se découvrant sans cesse de nouveaux champs. Elles sont imprononçables, les phrases habituelles. Ni nous marchons jusqu’au camp de Ravensbrück, à cause du nom ignoré. Ni nous sommes placées en quarantaine, ce Block n’a de fonction qu’aux yeux des prisonnières anciennes. Ni à 3 h 30 j’entends la sirène, car elle n’a plus de montre. Impossible de dire il y avait une Kinderzimmer, une chambre des nourrissons : elle 12


n’en a rien su avant d’y laisser son enfant. Un chagrin monte, qui est un deuil. L’histoire finie n’a plus de commencement possible. Et même s’il y a des images sûres, l’histoire qu’on raconte est toujours celle d’un autre. À cause de l’écharde dans l’histoire, Suzanne Langlois se tait. Elle rentre chez elle, elle reviendra une autre fois. Ou pas. Ça n’est pas décidé. Oh, retrouver Mila, qui n’avait pas de mémoire. Mila, pur présent.

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I

L’épuisement de Mila devant l’entrée du camp. Ce qu’elle croit être l’entrée du camp, hauts murs ébauchés dans la nuit par-delà les faisceaux braqués au hasard, ses paupières d’un coup baissées et les aiguilles qui, après, trouent la vue. Autour, quatre cents corps de femmes découpés à la torche en fragments phosphore – quatre cents, elle sait, elles ont été comptées à Romainville – nuques, tempes, coudes, crânes, bouches, clavicules. Aboiements d’hommes, de femmes, de chiens, mâchoires, langues, gencives, poils, bottes, matraques au stroboscope. Les flashs, les sons en rafale empêchent Mila de vaciller, la tiennent d’aplomb comme le ferait une salve de mitrailleuse. Les épaules de Mila, ses vertèbres, ses hanches à vif à cause de la position dans le wagon à bestiaux, allongée sur la tranche ou debout sur un pied pendant quatre jours. Sa langue pierre dans la bouche, une fois elle a penché la tête par la lucarne où les femmes vidaient l’urine, elle a bu la pluie. Maintenant elle attend devant la barrière. Sa main droite serre la poignée de la petite valise. Dans la valise la photo de son frère arrêté en janvier, vingtdeux ans, la photo de son père devant l’établi rue 15


Daguerre parmi les ciseaux, les racloirs, les alènes, et aussi les restes d’un colis alimentaire reçu à Fresnes, un chandail, une culotte, une chemise, deux barboteuses tricotées en prison. Elle serre la poignée de la valise, le territoire connu, 40 x 60 cm, la valise et la main de Lisette, pas davantage Lisette qu’elle n’est Mila mais Maria et Suzanne c’était une autre vie. Au-delà ça n’a pas de nom. C’est noir incisé de lames et de projecteurs blancs. Elle a su qu’elle partait pour l’Allemagne. Elles l’ont toutes su à Romainville. On ne les fusillerait pas, elles étaient déportées, peu le regrettaient alors sauf quelques-unes – fusillée comme un homme, pensez, comme un soldat, un ennemi du Reich, au mont Valérien. Mila avait fait son devoir, c’est ce qu’elle disait, mon devoir, comme on cède sa place à une vieille femme dans l’autobus, naturellement et sans lauriers, en elle nul désir d’héroïsme, et si possible elle ne veut pas mourir. L’Allemagne plutôt qu’une balle en plein cœur. Ça n’est pas un choix, pas une joie, juste un soulagement. Elle quitte les lieux en rang, droite, parmi les quatre cents femmes, sous un soleil grandiose. Du camion débâché au train, des gens se figent le long de la route, la Marseillaise, le pain et les fleurs la portent jusqu’aux rails, jusque dans le wagon, de l’intérieur elle entend chanter les cheminots, et les Allemands furieux pulvériser les vitres de la gare. Pour l’Allemagne, donc, elle a su. L’Allemagne, c’est Hitler, les nazis, le Reich. Y sont captifs des prisonniers de guerre, des requis du STO, des déportés politiques ; en Allemagne on tue les Juifs ; on tue les malades et les vieillards par piqûre 16


et par gaz, elle le tient de Lisette, de son frère, du réseau ; il y a des camps de concentration ; elle n’est ni juive, ni vieille, ni malade. Elle est enceinte, elle ne sait pas si ça compte, et si oui de quelle façon. Où en Allemagne, elle l’ignore. Elle ne sait rien de la distance, ni de la durée du voyage. Arrêts brefs, sans pause, portes ouvertes aussitôt closes dans un fracas de ferraille. De brusques éblouissements, des plaques d’air frais laissent tout juste entrevoir l’alternance du jour et de la nuit, de la nuit et du jour. Trois nuits, quatre jours. À un moment on passe la frontière, forcément. Avant ou après que la tinette pleine de pisse roule dans la paille déjà souillée et que deux femmes se battent aux poings ? Avant ou après que Mila somnole contre le dos de Lisette, le ventre hyper-tendu par-dessus l’utérus minuscule ? Avant ou après que Mila ne puisse plus fermer la bouche par manque de salive ? Juste après le papier jeté sur les rails ? Pas avant le papier ce serait bien, ça lui laisserait une chance de voyager jusqu’au destinataire, trois lignes écrites avec un bout de crayon à Jean Langlois, rue Daguerre à Paris, je vais bien papa je t’embrasse et une pièce pour le timbre dans la feuille froissée. Les décélérations du train cognent dans les poitrines, annoncent potentiellement l’Allemagne, alors des femmes chantent, ou serrent les poings, ou gueulent qu’elles ne descendront pas chez les Boches, ou prient, ou prédisent bientôt un débarquement ; d’autres, épuisées, se taisent ; il y en a qui frappent. Mila écoute. Elle ouvre grands les yeux. Elle cherche un signe. L’Allemagne, ça ne peut pas passer inaperçu. Puis le train accélère sans qu’on sache. Rien ne marque la frontière. C’est un 17


franchissement silencieux, mais avéré une fois le train stoppé en gare et les femmes jetées hors du wagon : sur le quai, en face, Mila déchiffre en grosses lettres le nom de Fürstenberg. Fürstenberg c’est nulle part, insituable sur une carte, mais c’est l’Allemagne, ça sonne allemand, il n’y a pas de doute. Et tout de suite, les chiens. On les compte en rang comme à Romainville. Il manque des femmes. Les vivantes se mettent en marche. Quelqu’un tombe. Un fouet claque. Alors les hurlements, les martèlements de souliers, les aboiements se fondent en son homogène, qu’il faut tenir à distance pour mettre un pied devant l’autre, ne pas se laisser atteindre, traverser, épuiser par le bruit, la fatigue est telle. Marcher c’est tout, marcher, garder le cap. La nuit dense caviarde le paysage déjà flouté par le sommeil, la faim, la soif. Par endroits le ciel violet sculpte la masse noire, détoure des branches, des feuilles, ce sont des sapins, des pins, sûrement des aulnes. Parce que son père est menuisier Mila connaît les arbres, les formes des branches, des feuilles, l’odeur des arbres, des résines, de l’écorce grattée. L’odeur enserre la peau, ample comme une forêt. Ne pas se laisser emporter par l’odeur des arbres, l’image de l’atelier du père, du bois coupé, de Paris. Ne pas trébucher, suivre le pas des quatre cents femmes, devant, derrière. Entre les arbres, des maisons à étage toutes éteintes. Puis une trouée vaste, un lac lisse, vernissé sous la lune, luisant du même éclat blanc que les mitraillettes. L’estomac brûle sous la bile pure, Mila inspire, expire, inspire encore, mais la violence des spasmes brise toute volonté : elle s’écarte et vomit sur le sable une 18


flaque transparente, elle marche en vomissant, les chiens dans les mollets, la main de Lisette étoilée entre les omoplates. Par les tuyaux de la prison, à Fresnes, Brigitte a dit tu n’as pas de veine avec ces nausées. Dans les tuyaux d’autres voix conversaient d’une cellule à l’autre, un poème, des nouvelles du front russe, des mots d’amour glissés bas – vraiment, des mots d’amour entre un homme et une femme, qu’elles laissaient passer en faisant silence, pour leur donner une chance. Mila n’a jamais vu Brigitte, toutes les deux sont au secret. Brigitte n’a été qu’un son pen­­dant des semaines, mais tendre, fidèle, un rendez-vous du soir, un jour elle a fait passer laine et petites aiguilles à Mila dans un mouchoir noué, au bout d’un fil pendu par la fenêtre. D’où venaient les aiguilles et la laine, Mila ne l’a pas su. Pour compenser le pas de veine des nausées, Brigitte jure ton enfant te protège, je suis sûre, et elle chante une berceuse dans le boyau de plomb, une berceuse espagnole pour l’enfant de Mila, las hojitas de los árboles se caen, viene el viento y las levanta y se ponen a bailar, pour l’enfant et pour Mila, qui est comme son enfant, ditelle. L’ignorance de Mila est sans limites, en elle la grossesse, au-devant l’Allemagne, il faut bien croire quelqu’un ou quelque chose. Mila croit Brigitte, elle n’a pas d’autre idée. Elle est protégée, l’enfant est une chance. Comme dans la chanson, les feuilles soulevées par le vent vont se mettre à danser. Voilà ce qu’elle se dit.

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loïc merle

L’esprit de l’ivresse roman

ACTES SUD

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Ă€ Laure.

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J’étais enfermé dans le présent, comme les héros, comme les ivrognes. Marcel Proust

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I

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Dans cet immense rendez-vous, la foule observe peu la foule… Balzac

Et lorsqu’il parvint, craintif et résigné, au bas de la longue pente, lorsqu’il s’arrêta devant cette fameuse frontière des Iris que, même plus jeune, il n’avait jamais réussi à passer impunément, ce n’était plus une sentinelle quelconque, mais la Mort qui le guettait, et exigeait à son tour un péage exorbitant… Souriant faussement elle n’avait rien d’impressionnant, et même elle ressemblait au quartier tel qu’il l’avait toujours connu, dépourvue de la moindre bienveillance, arrogante et grossière, décidant pour lui des traces qu’il laisserait après sa disparition, une traînée de sang ici, quelques cheveux là, peut-être ; mais sa puissance semblait infinie, et il ne l’avait pas encore rejointe que, déjà, il se sentait condamné. Furtif, tremblant, il hésitait face au soleil rouge crevant sur le fil de l’horizon : à soixante-trois ans, devait-il défier cette dernière douane, ce dernier arbitraire afin de rentrer chez lui ? S’il fuyait lâchement cette rencontre, aurait-il une chance de survivre ? Sans réfléchir davantage il avança, mais une Main lui serra le cœur, et il ne put parcourir que quelques mètres avant de s’affaisser contre un grillage ; un sang épaissi arrivait à ses tempes, et battait à rompre ses veines ; son cœur se mit à suivre un rythme étrange, irrégulier et entraînant ; ses yeux se fermèrent. Alors tout, autour de lui, plongea dans le néant, et il se sentit enlevé, une part de lui, une bonne part de lui-même emportée loin, et seule. Il s’imagina un instant voyager pour de bon. Le haut disparut : l’éclat soyeux d’un soir de mai, et la nuit de banlieue qui commençait à foncer le ciel. Le bas disparut : sur sa droite l’épicerie animée de constants vaet-vient, dans son dos l’enfilade obscure des façades, et ses chaussures élimées, et ses bas de pantalon retroussés en bandes égales. 11

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Curieusement il respirait mieux, sentait à nouveau un air depuis longtemps oublié, et qui était comme lavé des rumeurs de violence, de vol et de meurtre. Enfin, M. Youssef Chalaoui goûtait au silence de soi. Il partait… Il partait… Mais cette évasion ne dura guère : dans l’enfer pullulant qu’il quittait, on dut se souvenir in extremis de son nom. Il eut l’impression qu’on venait le chercher : la vie, la vraie vie semblaitil, que jusqu’ici il n’avait pas connue, le rappela. Alors il ouvrit les yeux, et tout réapparut : d’abord trois tours gigantesques qui ressemblaient à des plantes sauvages, à la sauvagerie même, puis la dureté géométrique de la ville et du tracé des routes, puis la masse imposante des rues droites et des immeubles dont la suite sans fin figurait un monde à part. Une lévitation cessa, il était comme ramené au sol ; une fulguration cessa. Son malaise passait, s’écoulait vers ses jambes, se rétractait jusqu’à ne plus former qu’une petite boule dans sa poitrine, mais, diminuant, la douleur le laissait démuni. Comme il relevait la tête, il entendit un rire rauque s’attarder quelques instants auprès de lui, avant de s’évanouir… Il se sentait écrasé… À terre, M. Chalaoui cligna des yeux un long moment, comme si ce mouvement répété des paupières était capable de faire renaître quelque chose en lui, de faire repartir le demi-cadavre. Puis, ayant recouvré un peu de force, il réussit, presque à regret, à se remettre debout, trouvant le moyen de regarder ce qui se passait alentour : les couleurs qu’il discernait, les gens, paraissaient inchangés, inconscients de sa brève absence, et personne ne l’avait aidé à se relever. Mais il s’inquiétait : quelqu’un peut-être l’avait vu à genoux, s’était moqué de lui, et répandait en ce moment même la nouvelle de sa faiblesse dans tout le quartier ; cette crainte le piqua davantage que le souci de sa propre santé et, jetant de brefs coups d’œil vitreux de tous les côtés, délaissant la promesse d’une franche délivrance, M. Chalaoui se pencha pour ramasser son cabas et reprit péniblement son chemin. Tandis qu’il se traînait, tentant de dominer ses vertiges et la lourdeur de ses membres, la bulle de calme qui l’avait entouré pendant sa défaillance éclata soudain et des sifflements familiers reprirent possession de ses oreilles. Son souffle était entravé, comme barré par un mur à la sortie de sa bouche ; il sentait ses doigts s’ouvrir et se fermer convulsivement, 12

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comme si, désormais, ils appartenaient à quelqu’un d’autre (pourtant, quels efforts il avait consentis depuis sa naissance pour les faire siens, ainsi que ses mains !) ; une brise qui s’était levée se faufilait dans le col de sa chemise et glaçait son cou. Et il pouvait, par un étonnant dédoublement, juger de sa propre apparence : il avait l’air harassé, et pitoyable, et dément. Réellement, il devait avoir perdu la tête : il entendait à nouveau des Voix, mais elles ne consistaient plus en un borborygme continu qui l’avait poursuivi des années et dont se détachaient de temps à autre un mot ou une phrase ; c’était des Voix claires et unanimes, gonflées de mauvaise foi, qui lui répétaient un ordre irrité et comme blanc de maladie : Rentre chez toi Rentre chez toi Rentre chez toi Obéissants, ses pieds raclaient mécaniquement l’asphalte, luttant contre l’engourdissement qui le menaçait tout entier ; gardant les yeux baissés il surveillait ses trop grands pas, laissant ses bras se balancer au hasard pour empêcher la chute. Sa démarche chaloupée, son port de tête raide ne surprenaient personne, ne dérangeaient pas : on passait rapidement devant lui, derrière, on le contournait sans agacement, on le poussait au besoin. Et il fut tenté plus d’une fois d’échapper à la cohue et de s’allonger sur le trottoir, quitte à se faire piétiner, qu’en l’achevant au moins on lui prêtât attention… Cependant il continuait, tentait coûte que coûte de rester digne, et fidèle à on ne sait quels idéaux absurdes de probité et d’intégrité que, de toute façon, peu de gens ici auraient pu reconnaître… Il était aux Iris… Mais, épuisé, il dut s’arrêter au bout de la montée, au milieu d’un pont, et prendre appui sur une rambarde qui résonna légèrement au contact de sa chevalière ; et ce n’est qu’après de longues minutes que, un peu revigoré par la froideur et la solidité de l’acier, il put considérer cette éternelle vue : la gare au-dessous de lui, les nombreux panaches de fumée, l’étalage désordonné des bâtiments, des rails, des entrepôts, l’horizon trouble, tous semblables à hier, et dont la permanence tenait à sa place le compte des jours passés en assurant la liaison entre les temps si différents de son existence. Toutefois, il décelait aujourd’hui quelque chose de nouveau dans l’air, dans le paysage, dans son propre regard, et l’atmosphère et lui-même s’en trouvaient apaisés. En contrebas, sur les quais, une masse joyeuse et mouvante attendait un train qui l’emmènerait loin, ce vendredi, 13

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et la ferait pénétrer à l’est l’or généreux et artificiel du jour finissant. Et, répondant à cet appel qui n’avait nul besoin de se faire entendre, à ces désirs sans cesse répétés de renoncement, les rainures rutilantes d’une locomotive s’extirpèrent de l’ombre projetée du pont et surgirent sous M. Chalaoui, si près de ses pieds qu’il eut l’impression de courir sur son toit ; le train freina, et un crissement lamentable que même lui, pratiquement sourd à tout ce qui n’était pas ses Voix, ne pouvait ignorer, monta dans le ciel et s’y dispersa, absorbé par le beau temps. Puis, après un court arrêt, les wagons s’ébranlèrent d’une secousse et repartirent lentement, et c’était comme si un géant, là-bas, au centre de la ville dressée, attirait les voyageurs à l’aide d’une lourde corde… À son grand étonnement, M. Chalaoui observait tout cela non suivant l’habitude, mais avec intérêt, voyait différemment : une certaine modification de la réalité lui apparaissait, un très léger glissement qui ouvrait des perspectives inédites… Sans doute aurait-il dû en profiter pour acheter un ticket et, sans hâte, descendre les escaliers menant aux voies, attendre patiemment ; ensuite les courants d’air auraient rafraîchi sa tête enflammée, les vêtements des passagers lui auraient semblé de plus en plus insolites à mesure qu’ils se seraient approchés de Paris ; et il aurait vérifié souvent la propreté de ses ongles et de ses bras de veste, regretté le ton trop sombre de son pantalon, tapoté son cabas comme un sac de voyage, se serait inquiété de la conservation de ses fruits pour un si long trajet. Puis ça aurait été un autre train, quelque part, qui l’aurait conduit vers des confins qu’il ne parvenait pas à se représenter. Mais, pensa-t-il, il était bien tard pour espérer prendre une mer qui le ramènerait chez lui – c’est-à-dire dans n’importe quel endroit du vaste monde où il pourrait se sentir chez lui. Alors M. Chalaoui comprit pourquoi tout lui semblait changé : il savait qu’il ne quitterait plus le quartier des Iris. Et il était extraordinairement soulagé de posséder au moins cette assurance, qui n’était certes pas plaisante, mais sur laquelle il pouvait se reposer. C’est alors qu’une Voix prit brièvement le dessus sur les autres, sur le marais de milliers d’autres, et lui souffla à propos : Tu n’as rien fait de ta vie La considérant plus sérieusement qu’il n’aurait dû, il s’en voulut un instant de tourner aussi définitivement le dos à sa jeunesse, à ses rêves encore inassouvis de ports et d’escales – il avait 14

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tant redouté cette défection jusqu’alors… Respirant plus à son aise, droit et détendu, il contemplait maintenant les lambeaux de l’ancienne zone industrielle où il avait travaillé durant plus de quarante ans, les cheminées qui persistaient à cracher, les murs éventrés et toujours debout, et les créneaux de l’usine abandonnée qui, jadis, avait été entraînée jusqu’ici, comme lui-même, par une sorte de grand coup de balai donné par la ville, et qui, cet exil commun les ayant rapprochés, l’avait séduit un temps peut-être, peut-être – repensant à cette époque il ne se souvenait plus que de son aspect de plastique et de verre. M. Chalaoui poussa un grand soupir, mais dénué d’accablement ; à chaque seconde, il se sentait plus alerte. Il leva les bras ; il s’étira comme un gymnaste. C’était comme s’il n’avait jamais eu d’attaque, comme s’il n’était plus malade, comme s’il avait été, non pas guéri magiquement par le crépuscule de banlieue, mais mis à l’abri ; et, poussé par sa vigueur nouvelle autant que par le besoin d’en faire la preuve et de l’exercer, il se remit en route. Une odeur de menthe montait de son cabas, qui lui donna faim. Il prit un paquet de pistaches, en mangea quelques-unes et jeta toutes les coquilles par-dessus son épaule droite, d’un geste superstitieux qui désirait éloigner le mauvais sort encore pour quelque temps. La descente l’entraînait tranquillement jusqu’à une grande avenue où, comme dans un tableau vivant, chacun avait une place assignée, lycéens s’attardant autour du lycée, rares nuages, vendeurs à la sauvette ; et, attendri par ce spectacle familier qu’il aurait pourtant juré ne jamais avoir vu, il lui sembla un instant qu’il pouvait recommencer à vivre, c’est-à-dire participer à nouveau, sans états d’âme, à cette grande représentation qu’il avait sous les yeux et qu’il avait longtemps méprisée, il lui sembla qu’il pourrait maintenant être avalé et se perdre dans la foule qui n’était plus hostile, plus aussi hostile… qui lui indiquerait volontiers son rôle… Et profiter ainsi du regain de sa curiosité, de ses espoirs, pour renouer peut-être avec certaines personnes, si cela était encore possible… Pas d’échappatoire ni de faux-fuyants avec nous : de toute manière tu n’as jamais rien fait de ta vie

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nancy huston

Danse noire roman

ACTES SUD/LEMÉAC


à Jean M. et à Jennifer A. et grâce à Joseph N.

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Généalogie

Juge Kerrigan OO Mme Kerrigan Dorothy

Neil Kerrigan (alias Noirlac) OO Marie-Jeanne Chabot

treize enfants dont

Régis Dubé OO Marie-Thérèse Declan Noirlac OO Awinita Johnson   François-Joseph Jean-Joseph Milo Noirlac OO Paul Schwarz Eugénio

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I LADAINHA Litanie. Chant qui ouvre la roda de ca­ ­poeira, avant le début du jeu.

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Milo, 2010/1990

T’en fais pas, Milo, c’est moi qui me mettrai au clavier cette fois-ci, moi qui saisirai le truc. Ça a toujours été ton boulot à toi, sous prétexte que tu tapais plus vite que moi… sauf qu’il y avait une chance sur deux que tu te fasses piquer ton ordi dans une gare, ou effaces par erreur – Oups, merde ! – un mois entier de notre travail, alors détends-toi pour une fois et laisse-moi m’en occuper. Profite du fait d’être aplati sur le dos et accroché à l’intraveineuse pour reposer tes dix doigts. Je t’adore, bâtard chéri. Allez, raconte-moi l’histoire de ta… non, imbécile, pas ta dolce bita, ta dolce vita ! Ehh, Astuto, me fais pas rire, tu me ferais pleurer. Allez, un peu de sérieux, s’agit pas de se planter, hein ? Ce sera sans doute le dernier film coécrit par Milo Noirlac et Paul Schwarz, réalisé par Paul Schwarz et produit par Blackout Films, alors il faut bien chiader le truc. Embrasse-moi. Allez, embrassemoi, espèce de bâtard meshuga, j’attraperai rien du tout, ça je peux te le promettre ! Putain je t’adore… OK, ce n’est qu’une suggestion : intérieur jour. La caméra découvre Milo Noirlac – portant chapeau de cow-boy noir, santiags et pantalon blanc, ses cheveux acajou grisonnants ramassés en une queue de

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cheval qui lui descend jusqu’au milieu du dos – et Paul Schwarz – l’allure encore plus svelte et sensuelle que d’habitude en raison d’un nouveau costume en lin kaki – dans le foyer bondé d’un minuscule centre culturel de la Zona Norte de Rio. C’est la fin de la matinée, ils viennent de montrer leur film aux hommes et aux femmes du quartier de Tijuca qui y jouent des rôles de figurants, l’accueil a été chaleureux, les gens viennent nombreux les remercier, les féliciter, leur donner l’accolade. Compte tenu du fait que l’homme important qui a produit et réalisé ce film a des rendez-vous importants avec des distributeurs importants plus tard dans la journée, il est prévu qu’un taxi important le reconduise au Centro. Le scénariste, plus modeste (sans être moins beau, naturellement), annonce son intention de regagner à pied leur hôtel de Glória. Ça va pas ? C’est à dix bons kilomètres et il fait 40 °C, dit en s’épongeant le front son collaborateur surdoué et partenaire érotique préféré, qui n’a jamais été fan des températures élevées. Mais Milo se contente de frôler une dernière fois de la main le bras de son bien-aimé avant de sortir tranquillement dans la rue. Gros plan, pendant qu’il s’éloigne, sur son cul superbement moulé par son pantalon blanc. T’en fais pas, amour, je n’en rajouterai pas… même si je meurs d’envie de le faire. On sera avec toi, en toi. Caméra subjective : on entendra dans ta tête le rythme distinctif d’un atabaque de capoeira. Ta, ta-da Da, ta, ta-da Da, ta, ta-da Da… doit y avoir une roda dans les parages. En quittant le petit bâtiment peint en blanc, au lieu de tourner à droite dans la rue General Roca, Milo tourne à gauche et se dirige vers les collines. 14


On le suit qui suit le battement du tambour sous le soleil tapant. S’il y a une roda, il veut en être… mais il n’y a pas de berimbau, seulement l’atabaque, ta, ta-da Da, ta, ta-da Da, ta, ta-da Da… ce rythme que nous entendions parfois résonner toute la nuit depuis notre chambre d’hôtel à Arraial d’Ajuda, celui que tu as reconnu dès notre premier voyage à Salvador il y a vingt ans, celui que tu décris comme ton appel de cœur, ton appel de racines, le rythme de la voix de ta mère. Important de bien l’établir dès le début. Le battement s’intensifie. Dès que la rue General Roca commence à monter la colline, le quartier se transforme. On n’est plus à Saens Penha, cette étendue grise et plate hérissée de buildings à dix et quinze étages comme il s’en trouve dans tous les pays en voie de développement ; on glisse de la pauvreté normale à la pauvreté abjecte. Ici, plus personne n’a la peau blanche ni brun clair, il n’y a que des Noirs. Les bras de Milo bougent au rythme de son pas, ses mains sont vides. Des images scintillantes montent en ricochant sous le soleil torride : taudis de Dublin, masures de la réserve crie, meublé de son père à Montréal. La sueur coule sur son front, dans son cou, dans son dos mais il ne l’essuie pas, des hommes le dévisagent, il les laisse le dévisager… (Oh, Milo ! autrefois je prenais ça pour de l’inconscience ; ton ex-femme Yolaine le dénonçait comme passivité… “Si tu m’quittes, tu m’quittes”, lui avais-tu dit un jour, et là, si un adonné au crack te menaçait à bout portant, tu le regarderais calmement dans les yeux et lui dirais “Si tu m’tues, tu m’tues”. Mais non, ce n’est ni inconscience ni passivité, c’est capoeira. Absence de peur et de jalousie, ouverture d’esprit, curiosité, indifférence : tous tes traits découlent de 15


l’attitude capoeira, qui était tienne bien avant que tu ne découvres cette danse-lutte brésilienne.) À mesure que Milo avance, la pente se fait plus abrupte, le battement de tambour plus fort, le soleil plus brûlant. Sur la colline au-dessus de lui surgit une façade d’église vert pomme et, en raison de cette couleur verte, il pense encore à l’Irlande, pays où il n’a jamais mis les pieds. Ta, ta-da Da, ta, ta-da Da, ta, ta-da Da… Il voit des blocs de béton déglingués à deux ou trois étages, aux murs lépreux peints en couleurs pastel et striés de graffitis ; leurs toits en tôle ondulée lui rappellent à nouveau la réserve, qu’il ne connaît pas non plus. Lumière aveuglante. Noirs qui le suivent des yeux. Verdure tropicale. Racines et herbes, feuilles et vignes épaisses et poussiéreuses. Bâtiments éventrés. Ta, ta-da Da, ta, ta-da Da, ta, ta-da Da… Murs de béton aux fenêtres sans vitres, donnant sur des pièces d’un vide béant. La pente s’escarpe encore. Passant devant un escalier noyé de lianes et jonché de verre cassé, Milo voit les vestiges d’un autel candomblé : croix électrique dont une seule ampoule reste indemne, statuettes ébréchées de divinités africaines parmi la poussière et les mégots. Onirique, le monde vibre, bat et étincelle, appelant Milo avec une urgence croissante. Ta, ta-da Da, ta, ta-da Da, ta, ta-da Da… Il tourne un coin et se trouve face à une femme aux yeux fous, dans la force de l’âge. L’âge de sa mère ? Non, le sien à peu de chose près. La femme marmonne quelque chose mais il ne l’entend pas car le battement de l’atabaque lui remplit complètement la tête. Viens, lui dit le tambour, tu y es presque. Depuis une terrasse plus haut sur la colline de jeunes Noirs le toisent, on dirait qu’ils le défient de monter jusqu’à eux. Qu’a-t-il, ce cow-boy à la con ? 16


Il se trouve maintenant juste sous l’église verte et le battement du tambour est devenu assourdissant, mais au lieu d’une roda il ne voit qu’une série de grandes poubelles dont le contenu déborde. Puis son œil discerne parmi les ordures dans le caniveau un mouvement minuscule – et il se fige. Subitement, le battement de tambour se transforme en battement de cœur. La caméra devient son œil. Voilà par quoi il était convoqué : un cœur humain à l’intérieur d’un bout de tissu déchiré et enroulé. Un nouveau-né dont quelqu’un s’est débarrassé. Un petit garçon inutile, affamé, à demi mort, mis au rebut. Un gamin noir. Celui de la folle ? Non, elle est bien trop âgée… Il approche à pas silencieux. Se penche. Tend une main pour retourner la chose, qui frémit. Soudain le cerveau de Milo s’emplit d’une douce cascade de voix d’hommes et de femmes de son passé, voix françaises et anglaises, allemandes et néerlandaises, cries et gaéliques. Elles gazouillent, bouillonnent et s’entremêlent, chuchotent et rient tandis qu’il fixe l’enfant jeté. Respire-t-il ? oui il respire. Milo s’assied un instant sur les marches de béton qui montent vers l’église, à l’ombre épaisse d’un hévéa. Se relève, ôte son Stetson noir et le pose près du bébé, de manière que ses yeux soient protégés du soleil – même plus tard, quand le soleil aura bougé. Se tient là. S’éloigne d’un pas, revient. Traverse la rue, puis revient à nouveau vers le mioche. Enfin il se retourne et commence à dévaler la colline. Le regardant, on sent qu’une corde invisible relie désormais le scénariste gringo quasi quadra au minuscule bout de chou à la peau sombre qui, làhaut dans le caniveau, respire à peine… 17


On coupe. On retrouve Paul Schwarz, son élégant costume kaki tout froissé et moite – n’est-ce pas rageant comme le lin se froisse vite ? –, et Milo Noirlac, comme décrit ci-dessus, moins le Stetson, regravissant la colline de Saens Penha pendant le rapide coucher du soleil tropical. Ayant fumé trop de cigares cubains aujourd’hui, Paul est essoufflé. — He won’t be there anymore, Milo. — Yes, he will. — You’ll see. Your hat’s already been sold to tourists in Santa Teresa, and the kid has either been scooped up by the garbage trucks or devoured by a stray dog. He won’t be there. — Yes, he will. — You’re completely meshuga, Astuto. What was it, seven hours ago ? — Yeah. — He won’t be there. — Yes, he will. — Jesus Christ. So what’ll you do if he is ? Adopt him, take him back to Montreal ? — No, just… find him a foster home, if I can. — What’s with the good Samaritan shtick all of a sudden ? 1

– Il sera plus là, Milo. – Si, il sera là. – Tu verras. Ton chapeau a déjà été vendu à des touristes à Santa Teresa, et quant au môme il a été soit embarqué par les éboueurs soit dévoré par un chien errant. Il sera plus là. – Si, il sera là. – T’es complètement meshuga, Astuto. C’était, quoi, il y a sept heures ? – Ouep. – Il sera plus là. – Si, il sera là. – Bon Dieu de bon Dieu. Et tu veux faire quoi s’il est là ? L’adopter, le ramener à Montréal ? – Non, juste… lui trouver un foyer, si je peux. – C’est quoi, tout d’un coup, ces manières de bon Samaritain ? 1

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Gros plan sur le caniveau en face de l’église vert pomme. Rien n’a bougé. Le Stetson penché protège toujours l’enfant. Les deux hommes se précipitent… Qu’en dis-tu, Astuto ? OK, je sais que t’es jamais satisfait de nos premiers jets, mais quand même… Ça te plaît, l’idée de commencer avec le jour où tu as trouvé Eugénio ? Tu t’amuses un peu, au moins ? Ah non, pas question de roupiller déjà, on ne fait que commencer. T’auras tout le temps de roupiller une fois mort. Allez, parle ! espèce de Québécois indolent. Tu sais comment fonctionne un film : les dix premières minutes, le public est infiniment tolérant et acceptera tout ce qu’on choisit de lui montrer ; après, on a intérêt à faire sens. Alors profitons de cette précieuse fenêtre de tolérance pour dessiner le film dans ses grandes lignes. Tu vois ? les deux premières minutes sont déjà en place. Reste avec moi. Tiens bon, amour.

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MATHILDE JANIN

Riviera roman

ACTES SUD


pour Manon, Mathilde et Sandra, tant de fĂŞtes

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Dès l’année 1985, ces images commencèrent à circuler. La première le montre assis sur une chaise, guitare lap steel posée sur ses genoux, en train de chanter par-dessus une bande magnétique qui se déroule, à l’arrière-plan, sur l’un de ces imposants lecteurs analogiques de la fin des années 1970. Capuche rabattue sur le crâne, il garde les yeux clos, à moins qu’il ne les ferme le temps de pousser une note plus périlleuse que les autres. Il se tient légèrement de profil, semble ne pas vouloir tout à fait affronter le public. Si l’on est attentif, on remarque que la lumière qui éclaire son visage provient de sources extérieures à la scène qui, elle, demeure dans la pénombre de ce bar miteux où l’on s’étonne qu’il y ait électricité et eau courante. Ces flashs (car c’est de cela qu’il s’agit), ils les firent crépiter au milieu d’une salle presque déserte, tout contents qu’ils étaient d’avoir su pressentir que s’exhiberait sous leurs yeux ce soir-là ce que, dans leur jargon, ils désignent indifféremment par les termes de “découverte” – habituellement réservé aux sciences et, par extension, aux phénomènes de foire – ou de “sensation” – mot vaguasse intimement lié à l’exaltation sensuelle qui s’empare d’eux lorsqu’ils assistent au spectacle d’un talent 9


qu’ils vont pouvoir (c’est leur mission ainsi que leur privilège) révéler au monde. Sur la photographie suivante, il est accompagné de sa première formation américaine. L’image a été capturée au cours d’une gesticulation étrange, une danse disgracieuse où, bossu et bancal, le dos cassé en deux, les mains (tenues à hauteur d’épaules) recroquevillées dans la crispation, la jambe gauche repliée sous son corps lui donnant des allures d’oiseau disproportionné et grotesque (un flamant, une autruche), il présente un visage défait par l’effort et l’incompréhension. Le plus célèbre de ces clichés a été pris à la fin d’un des premiers concerts de Trepanned by Apes, sa seconde formation américaine. Il est étendu sur l’estrade, jambes croisées bras écartés, menton relevé vers le plafond, bouche entrouverte. Ses yeux sont dissimulés par des lunettes noires sous lesquelles on peut voir rouler ce qu’ils déclarèrent être une larme lorsqu’il s’agit plus vraisemblablement d’une goutte de sueur ayant coulé depuis sa tempe. Mais c’est véritablement au moment de son décès, en juin 1992, qu’ils s’emparèrent de lui et l’érigèrent en idole. Dès lors, ils se mirent à lui prêter des mots qui n’avaient pas été les siens. Ils louèrent, plus que son talent, son intelligence. Ils modelèrent ses paroles en de savants discours. Ils exagérèrent sa célébrité, ils inventèrent son importance. Ils étirèrent ses phrases, les amplifièrent, les lestant d’un savoir qui ne lui appartenait pas. Ils l’écrivirent symptomatique, ils l’écrivirent emblématique ; ils l’écrivirent illuminé, irremplaçable. Ils interrogèrent sa sœur et sa veuve, un ingénieur du son qui passait par là, les autres membres de Trepanned by Apes, une ancienne camarade de 10


classe, le professeur de guitare qui lui avait donné quelques leçons au deuxième semestre de l’année 1974, le patron du bouge situé en dessous de son ancien appartement de l’East Village. Ils questionnèrent, sollicitèrent, relancèrent jusqu’à obtenir confirmation de leurs légendes. Ils le titrèrent, l’éditèrent, le placardèrent ; glosèrent sur sa disparition à l’automne précédent et sur les circonstances étranges de sa mort. Ils firent parler son silence. Ils étaient romantiques jusqu’à l’écœurement. Lorsque l’écœurement vint, ils ne s’arrêtèrent pas. Ils le rediffusèrent, le rééditèrent, le découpèrent en slogans qu’ils firent imprimer sur des tee-shirts. Ils commémorèrent, compilèrent. Rendirent, ruisselants, hommage sur hommage. Puis, quand tout fut déployé, examiné, exploité, régurgité, quand ils eurent fini leur exercice de contrition, déplorant de n’avoir su faire admettre de son vivant l’exceptionnelle grâce de Philippe Arnaud, se maudissant de n’avoir pas eu plus tôt l’idée d’imposer en cover-boy cet homme que la laideur avait pourtant frappé de sa condamnation dès sa plus tendre enfance, ils partirent et, alors qu’ils s’éloignaient, résonnait encore la flagornerie de leurs sanglots.

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Première partie Dermophobia

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I

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Trafic

D’un tarmac à l’autre, nulle variation ; avec l’asphalte tout est stable. À mesure des voyages, les gestes se confondent. La seule possibilité d’aventure réside là, dans cette latence rythmée de rituels – l’enregistrement des bagages, la récupération des bagages, la lecture des consignes de sécurité, le ballet du personnel aérien. Par le hublot, c’est toujours la même vue, dans la carlingue les mêmes sensations. Les mains moites contre le plastique des accoudoirs, leurs traces qui mettent un peu de temps à sécher. L’estomac trop bas, l’air qui ne satisfait pas totalement les bronchioles. Les tempes qui crépitent alors que la tête ne pèse plus rien. Une adrénaline circonscrite, un ersatz de crainte. Il n’a rien d’une extraction, ce morne départ. Le voilà noyé dans une série de gestes apathiques, même si l’on dénombre au grand complet les symptômes de la peur. Le plus impressionnant, c’est le silence derrière le vrombissement des moteurs : inquiet, hostile. Au bruit métallique que produit la boucle de sa ceinture, Nadia Batashvili sort brusquement de sa 17


léthargie pour considérer, stupéfaite, la somme des gestes accomplis depuis la veille – bagages faits au cas où, réveil mis si jamais, embarquement sans y penser. Assise sur ce siège auquel elle s’est harnachée après trois jours incertains, trois jours qui ont oscillé entre attente et démarches, quelque chose en elle se fracasse : c’est la possibilité, anéantie, de ne pas faire ce voyage. Dans cette possibilité, elle en prend maintenant conscience, elle avait trouvé refuge. Depuis le départ de Philippe, une impression de veille constante effrite les choses. Chaque matin, elle s’extrait de son lit convaincue de n’avoir pas dormi. Parfois, son sentiment de calme est total, elle croit ses mouvements précis et mesurés ; pourtant les autres ne perçoivent que son agitation : pas moyen de contourner leur inquiétude, ils la disent nerveuse. Cela l’agace car, elle le sent bien, sa main reste ferme, sa tête droite, son esprit alerte et sa voix mesurée. La douceur l’exaspère – la sienne notamment –, sa chair comme à vif, irritée par la constante caresse que ses yeux tristes déposent sur le reste du monde, par la fragilité de sa main prenant appui sur des épaules amies, par toutes ces glorifications pénibles du vivant qui se retrouvent jusque dans son sourire, qu’il faudrait dire amène, et dans sa gratitude obscène à chaque mot d’apaisement. La fureur, elle le sent cependant, est toujours présente mais comme au dehors – une simple menace, un objet étranger qui voudrait s’infiltrer et qui n’y parvient pas. C’est avec ce sourire d’une incomparable douceur qu’elle était restée des heures durant dans la salle d’enregistrement, les yeux rivés au sol – un 18


linoléum composé d’une infinité de taches, moucheté de jaune de magenta de cyan, le tout sur gris cobalt. Un œil moins attentif que le sien aurait pu croire à des motifs anarchiques, mais il existait un schéma. Les taches étaient partout les mêmes, seul le découpage des dalles variait. Elle s’ingéniait à recomposer cette constellation. Elle mémorisait les formes, les recherchait, les associait, les perdait (il suffisait pour cela d’un instant d’inattention), recommençait. Le silence discipliné de la foule ne l’avait frappée que lorsque les pleurs d’un nourrisson avaient brisé le calme. D’autres enfants s’étaient alors mis à faire entendre le bruissement de leur impatience – agitation, geignements, pleurs. La rumeur réprobatrice des parents était montée, emplissant l’air d’agacement et de gêne ; les formes au sol s’étaient brouillées. Les écrans aux quatre coins de la pièce diffusaient toujours, avec une simultanéité qui n’était qu’illusoire, les spots de sécurité de l’Office sanitaire. Le tumulte l’agressait, comme il incommodait l’ensemble des passagers cloués au sol. Elle seule semblait comprendre que, pour que cela cesse, il aurait suffi de se taire, de bouger le moins possible. Peut-être que si elle n’avait pas été isolée, elle aurait parlé, elle aussi, et fort, elle aussi, pour lutter contre le bruit des autres, pour se réapproprier l’espace sonore ; et d’ailleurs, si elle avait su à cette heure où se trouvait Frédérique, elle aurait pu se rendre à la cabine téléphonique à cinq mètres de là et l’appeler pour brailler qu’elle en avait marre, elle aussi, d’être là, dans le bruit, dans cet intervalle qui ne servait à rien. Le départ de Philippe lui avait semble-t-il appris à se mettre en suspens – comme si tous les temps, désormais, se rejoignaient dans la lenteur. 19


Trois jours plus tôt, on avait pu les apercevoir, Frédérique et elle, au quatrième étage d’Orly, sorties prendre l’air sur la terrasse, bavarder en fumant. Elles comptaient regarder les avions décoller mais s’étaient rapidement désintéressées du spectacle. Il faisait toujours aussi chaud sous le soleil blanc. Un steward au loin, qui avait oublié d’enlever son masque respiratoire, avait porté à sa bouche une cigarette. S’en rendant compte, il avait brièvement hésité avant d’ôter son entrave et, de mauvaise grâce, avait fini par le faire, vraisemblablement par bravade envers l’hôtesse qui lui faisait face en riant, peut-être blessé par ce qu’il prenait pour une moquerie, refusant d’ajouter une lâche prudence à son évidente étourderie. Nadia s’était étonnée de dénombrer si peu d’individus masqués. Au moment de quitter les États-Unis, deux ans auparavant, elle avait pu observer des aéroports presque déserts, des supermarchés vidés, des individus égarés, le visage dissimulé par ce pauvre papier tissé qui paraissait une protection dérisoire. Les lieux de vie semblaient abandonnés. Il y avait une rigueur de la maladie, une discipline même. Sans doute une crainte dont elle se sentait exempte depuis qu’elle s’était établie en France, installation qui lui avait permis d’acquérir le sentiment rassurant d’appartenir à une communauté qui refuserait sa mort, qui accordait à sa survie une importance extrême puisqu’elle témoignait de la suprématie du groupe et de l’efficience de son système. L’hôtesse de la terrasse, les filles avaient eu l’occasion de la rencontrer une nouvelle fois, deux heures plus tard, au moment où elles s’apprêtaient à franchir la porte d’embarquement. L’employée avait déporté 20


Nadia sur le côté, lui refusant l’accès à l’avion. Sous le coup de la colère, Nadia Batashvili avait déversé sur elle un flot de paroles ordurières qu’elle avait aussitôt regrettées. Elle s’en voulait d’avoir cédé à la panique, elle qui s’était préparée à ce genre d’incident – elle savait, par exemple, que son passeport américain pouvait poser problème, qu’un dépistage aléatoire n’était pas à exclure ; elle était, après tout, un passager à risques. Aussi, elle s’était intérieurement maudite, flairant le danger que représentaient les injures qu’elle avait crachées au visage neutre de la jeune femme. Elle avait précipitamment quitté la salle d’embarquement, laissant Frédérique grimper seule dans l’appareil alors que l’hôtesse piaillait dans son talkie-walkie, bannissait de l’aéroport les cheveux courts et décolorés, le débardeur blanc, la chemise en flanelle. Accélérant le pas, Nadia s’était engouffrée dans les toilettes. Ça ne lui avait demandé que peu d’efforts de se changer, de modifier non seulement sa tenue mais toute son apparence jusqu’à reparaître avec l’air d’une jeune femme digne au maintien affecté, cheveux désormais plaqués sur le crâne et lunettes de vue qui lui mangeaient un visage aux traits plus construits alors qu’elle se dirigeait vers le comptoir d’une nouvelle compagnie afin de se renseigner sur l’heure du prochain départ. Face au type de l’accueil, elle avait adopté une attitude humble et hésitante, s’était excusée d’importuner, avait tenté d’attirer la sympathie, cherchant un prétexte pour justifier l’urgence de son voyage – un malade au chevet duquel elle devait se rendre ; son père, tiens ; un père allemand qu’elle composait pour l’occasion, bientôt mort d’une terrible maladie, 21


un mal intransmissible : un cancer du pancréas, ou encore un lymphome… Jaillissant comme ça, le mensonge, qui habitait sa bouche et qui peu à peu s’affinait, emplissait l’air de son écrasante absurdité puisque les mourants ne font pas décoller les avions, ça se saurait. Elle aurait tout aussi bien pu raconter l’histoire telle qu’elle était – Frédérique en route pour Berlin, le cadavre de Philippe qu’il fallait rapatrier. Son invention l’amusait. Son père imaginaire la détournait de Philippe et la rendait presque joyeuse. Pleurer devenait une distraction ; supplier, un plaisir. Il en était ainsi – et ce, depuis l’enfance – de Nadia Ba­­tashvili : le mensonge l’étoffait, l’artifice lui seyait à merveille. Après plusieurs minutes de vaines négociations, elle avait dû se résoudre à abandonner cet émouvant récit, quittant à regret ce père auquel elle s’était déjà attachée, admirant une dernière fois ce visage qu’elle se représentait devenu cireux, beau encore, figé dans une expression digne que la souffrance ne parvenait à entamer, puisque tous les vols sous huit jours étaient complets. Elle s’était alors dirigée vers le comptoir d’une nouvelle compagnie, une société allemande, plus luxueuse, qui proposait chaque jour un départ pour Berlin. Il était possible, en versant des ares conséquents, d’être placé sur liste d’attente. Il suffisait ensuite de se présenter chaque matin à l’ouverture du comptoir d’accueil dans l’espoir qu’un des passagers se soit désisté. Elle avait sorti de son sac l’enveloppe contenant l’importante somme que son oncle Pavel Batashvili lui avait fait parvenir afin qu’elle finance son voyage et 22


en avait extrait plusieurs billets de cent francs qu’elle comptait en prenant son temps, inscrivant sur son visage, à l’attention de la vendeuse, une sophistication feinte. Elle affichait la décontraction de celles que l’argent peut sortir de n’importe quelle situation inconfortable. S’enquérant du montant de l’option, elle appuyait son accent, jouait de son aspect indéterminable ; elle naviguait entre la rondeur étroite de ses voyelles caucasiennes et l’exubérance tout américaine de son élocution afin de marquer son exotisme, elle singeait le ton exaspéré des femmes peu habituées à la contrariété. Elle frissonnait de plaisir, malgré l’épuisement, malgré l’irréalité du décor qui semblait nimbé de sa fatigue. Elle avait toujours aimé dépenser l’argent de son oncle, ces montants délirants qui ne lui appartenaient pas et qui ne lui coûtaient rien, qu’elle avait le plus souvent investis dans des plaisirs futiles qui la ravissaient d’autant plus qu’elle en était légèrement dépossédée par la volonté de Pavel Batashvili qu’elle les satisfît. La part douce de l’obéissance. Et c’est légèrement tremblante, son reçu posé devant elle, qu’elle buvait au bar de l’hôtel où elle était descendue (un hôtel proche de l’aéroport, appartenant à une chaîne américaine réputée) une tasse d’un café qu’elle répandait un peu partout (“Je ne peux pas vous dire hélas quelle sera la durée exacte de mon séjour ; j’attends voyez-vous qu’une place se libère sur un vol ; je dois aller rendre visite à mon père ; oui, de toute urgence : il est mourant”), racontant encore n’importe quoi, parce qu’elle n’en était pas tout à fait sortie, du mensonge – on ne cesse pas le simulacre comme ça, il faut du temps pour redescendre. 23



Raphaël Jerusalmy

La confrérie des chasseurs de livres

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roman

ACTES SUD

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Pour Sharon, ma rose du désert…

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… la poésie écrite n’est qu’un jalon, un passage, une borne indicatrice sur le champ immense de l’activité qu’embrasse la vie du poète. Tristan Tzara Préface au Testament de François Villon, (Audun, 1949).

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Né à la fin du Moyen Âge, François Villon est le premier poète des temps modernes. Il est l’auteur de la célèbre Ballade des pendus et de La Ballade des dames du temps jadis. Mais Villon est également un brigand notoire et un voyou. En 1462, à l’âge de trente et un ans, il est arrêté, torturé et condamné à “être pendu et étranglé”. Le 5 janvier 1463, le Parlement casse le jugement et le bannit de Paris. Nul ne sait ce qu’il advint de lui par la suite…

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La face rougeaude du gardien surgit dans la lucarne. Ses yeux se plissent pour scruter l’obscurité. Le tintement de ses clefs résonne à travers le soupirail. François retient son souffle. La porte s’ouvre brutalement sur la lumière aveuglante d’un flambeau. François se recroqueville aussitôt contre la paroi suintante mais le geôlier demeure planté sur le seuil, le dos voûté, son fouet pendant mollement à la ceinture. Deux laquais en livrée pénètrent dans le cachot et y déposent une petite table aux pieds torsadés. Pendant que l’un d’eux se met à balayer la paille et les excréments d’un air dégoûté, l’autre apporte deux chaises capitonnées et une grande nappe brodée. Ses gestes sont précieux. Il dispose ensuite deux bougeoirs de cuivre, une carafe de cristal et une cruche en grès au centre d’un savant arrangement de couverts en argent, de corbeilles à biscuits et à fruits, d’assiettes et plats en faïence. Aucun des deux valets ne daigne adresser un regard au détenu qui suit leur manège avec effarement. Leur travail achevé, ils se retirent sans piper mot. Le silence de la nuit enveloppe la prison. Même les rats, terrés dans les fissures de la muraille, se tiennent cois.

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Une silhouette drapée d’une aube de lin blanc illumine soudain l’embrasure de la porte. D’une main, elle tient un chapelet en buis. De l’autre, une lanterne dont les rayons éclairent une croix écarlate cousue à hauteur de poitrine. — Guillaume Chartier, évêque de Paris, dit le visiteur tout en ordonnant au garde de libérer François de ses chaînes. L’ecclésiastique s’assied et verse à boire. Ne paraissant nullement rebuté par la puanteur et la crasse, il prie civilement son invité de se joindre à lui. François se lève avec peine. Il tire sa chemise vers le bas pour dissimuler ses plaies, se coiffe maladroitement, redresse les épaules, parvient même à afficher un léger sourire. L’évêque lui tend une cuisse de dinde confite. François saisit le morceau de volaille et le déchiquette à pleines dents, le rongeant jusqu’à l’os, pendant que Guillaume Chartier lui expose le but de sa visite. Le prélat articule doucement chaque mot avec le calme imperturbable propre aux hommes d’Église. Sa voix suave flotte comme un doux encens dans l’air rance de la pièce. François a bien du mal à écouter les paroles du prêtre. Les vapeurs du vin lui titillent les narines. Entre pleines bouchées de viande et avides lampées de bourgogne, il ne saisit que des bribes éparses. Il devrait pourtant se montrer plus attentif puisque Chartier, après avoir insisté sur sa qualité d’envoyé du roi, évoque le moyen d’échapper à la potence. Lançant le bras vers une côtelette de marcassin, François renverse une pleine saucière de jus de truffe. Tout en ricanant bêtement de sa propre gaucherie, il observe le dignitaire du coin de l’œil. Il serait facile de lui enfoncer une fourchette en plein cœur.

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* Guillaume Chartier s’était attendu à un meilleur accueil, imaginant un auditeur subjugué, pendu à chaque syllabe. Le voilà assis en face d’un goinfre aux paluches rugueuses qui, l’échine penchée à même l’écuelle, se borne à mastiquer goulûment sa pitance. La tâche que Louis XI lui a confiée demande du doigté. Le moindre impair risque de déclencher une effroyable crise politique, voire un conflit armé. Or le prisonnier qu’il a devant lui n’est pas réputé pour sa docilité. C’est un rebelle. Mais c’est justement sur cet esprit d’insubordination que table l’évêque de Paris. Alors que Villon happe une belle portion de fromage des montagnes, Chartier extrait un volume de dessous sa cape. La reliure en est grossière, une peau de truie dépourvue de tout ornement. Le titre est manuscrit au dos en caractères gras : ResPublica. — Le Saint-Siège veut interdire cette publication à tout prix. Chartier constate avec satisfaction que Villon cesse aussitôt de piquer dans les plats. La lueur vacillante des bougies exhausse maintenant une impression de connivence entre les deux hommes. Ce n’est pas la pénombre du cachot qui invite à cette intimité mais le lien invisible d’une passion partagée, une passion vive et intense qui rappelle à l’évêque pourquoi il daigne dîner avec un condamné à mort : la passion pour tout ce qui touche aux livres. François redresse le dos, s’essuie les mains et prend l’ouvrage que Chartier a posé sur la nappe. Il en caresse d’abord la couverture, à la manière des aveugles, tâtant la texture, lissant les tranches, suivant du doigt les plissements du cuir. Lorsqu’il l’ouvre,

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ses yeux s’éclairent. Il feuillette avec précaution. Le goinfre de tout à l’heure a disparu comme par magie, cédant brusquement la place à un convive au maintien sûr et aux gestes experts. Oublieux de la présence de son éminent visiteur, François examine avec attention la qualité du papier, celle de l’encre. Un texte latin, entrecoupé ici et là de termes grecs, encombre les pages. Les lignes sont denses et serrées. De minces espacements séparent à peine les paragraphes. Le flot continu des mots est parsemé d’une ponctuation timide. L’ouvrage est inélégant, comme bâclé. Ce n’est pas un manuscrit de copiste au trait indolent, à la calligraphie arrondie mais un fatras de caractères gauches, à l’alignement maladroit, brutalement frappés à même la feuille. François a déjà vu quelques volumes de ce genre dans les bibliothèques des facultés. Il les trouve plutôt rebutants d’aspect, ces livres fabriqués à la machine. L’évêque toussote pour tirer Villon de sa contemplation. — Cet exemplaire se vend sous le manteau. Il sort des presses d’un certain Johann Fust, imprimeur à Mayence. François repose l’ouvrage sur la table et attrape une pomme verte. Il a du mal à entendre Chartier, dont la voix monocorde surmonte à peine le craquement que font ses mâchoires en broyant la pulpe. Le jus acide du fruit lui picote les abcès que lui a occasionnés la diète draconienne de la prison. Il recrache le tout à terre d’un air dégoûté. Chartier constate avec regret le retour de l’ours mal léché. Villon semble ne l’écouter désormais que d’une oreille, l’air franchement barbé. L’évêque reprend son exposé à contrecœur, de moins en moins persuadé du bien-fondé

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de sa visite. Il ne peut toutefois rentrer bredouille. Le roi persiste à considérer Villon comme le candidat idéal, malgré l’avis opposé de ses conseillers. La façon dont Johann Fust gère ses affaires intrigue la cour au plus haut point. Cet imprimeur allemand a ouvert plusieurs ateliers dans de petits bourgs isolés, en Bavière, en Flandres et dans le nord de l’Italie. Il semble ne tirer aucun avantage mercantile de ces succursales. Sur la carte cependant, leur répartition évoque un déploiement militaire. Quel en est l’objectif ? D’après les renseignements obtenus, Fust perd chaque jour de l’argent. À Mayence, il publie bibles et ouvrages pieux sur commande, mais ailleurs ses presses artisanales impriment des volumes d’un tout autre genre : antiques écrits grecs ou romains, récents traités de médecine et d’astronomie que lui seul paraît capable de se procurer, sans qu’on puisse en découvrir la provenance. Qui l’approvisionne ? Dans la copie de La République que Villon vient de tenir entre les mains, Platon expose comment la cité doit être gouvernée. Ce texte confirme Louis XI dans son dessein politique. Il fortifie également le statut de l’Église de France, désireuse de s’affranchir du joug apostolique. D’où l’opposition de Rome. Pourquoi Fust s’obstine-t-il à publier ce genre d’ouvrages, au risque de subir les foudres de l’Inquisition ? François se penche vers le volume d’un air perplexe, estimant qu’il est suffisamment lourd pour assommer l’évêque. Il pointe le doigt avec ostentation vers les murs moites de sa cellule puis désigne le festin d’un geste arrondi de la main. — Y aurait-il à ce point carence de mouchards ? — Il n’est point question de dénoncer cet imprimeur, maître Villon, mais de s’acoquiner avec lui.

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François sourit, rassuré. Il serait quelque peu ridicule de l’engager comme dénonciateur. Emprisonné et torturé plus d’une fois, il n’a jamais trahi aucun de ses complices. La délation ne figure pas au répertoire de ses nombreux vices et travers. Chartier s’abstient de lui faire cette injure, lui versant magnanimement un plein godet de marc.

* Le roi de France cherche à affaiblir le pouvoir du Vatican, afin de consolider le sien propre. Or une industrie naissante mine soudain la suprématie papale. À la différence des moines copistes, l’imprimerie n’est pas assujettie à l’Église. Habilement utilisée, elle pourrait conférer bien de la puissance à ceux qui s’en assurent le contrôle. Il est donc regrettable qu’il n’y ait encore aucune presse en France. L’évêque fixe Villon droit dans les yeux, cherchant à obtenir son entière attention. Il chuchote presque. Bandits et libraires empruntent les mêmes canaux clandestins pour faire circuler leurs marchandises à l’insu des censeurs et des gendarmes. De ce fait, c’est à un brigand de la bande des Coquillards, nommé Colin de Cayeux, qu’a été confiée la mission de suivre les faits et gestes de Johann Fust. Il l’espionne depuis des mois. Fust a ouvert plusieurs ateliers dans les contrées voisines du royaume mais toujours aucun ici. Colin de Cayeux a recommandé son bon ami Villon, Coquillard lui aussi, comme étant le plus apte à convaincre l’imprimeur allemand de venir s’installer à Paris. — En somme, vous avez besoin d’un gredin, monseigneur.

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— Oui, mais doublé d’un fin lettré. François accepte le compliment d’un signe de tête. Il rend l’exemplaire de la ResPublica à Chartier, s’abstenant de révéler au prélat qu’il connaît fort bien ce texte et qu’il en comprend la portée politique tout autant que Louis XI. Platon y décrit une nation régie par un monarque dont l’autorité surpasse celle des prêtres et des seigneurs, au nom du “bien commun”. Villon réfléchit un moment. Les ambitions d’un jeune roi soucieux d’affermir son régime sont aisées à comprendre. Mais quel dessein poursuit donc ce Fust, un simple marchand de livres ? L’évêque se met à tapoter la table du bout des doigts, laissant poindre une moue exaspérée. Les mèches des chandelles surnagent dans la cire fondue. Leurs reflets ténus dansent sur le cristal de la carafe. François relève le front, arborant un pincement de lèvres dont la niaiserie par trop appuyée frise l’insolence. — Dites à Louis le Prudent que son bon sujet Villon, bien que fort pris par ailleurs, fera fi de toute échéance dans le seul dessein de lui être agréable. Le tapotement des doigts cesse aussitôt. La moue impatiente de Chartier fait place à un sourire sacerdotal. — Fust et son gendre prendront part à la grande foire de Lyon. Ils y auront un étal. Ton ami Colin ne les quittera pas d’une semelle. Dès que ta commutation de peine sera enregistrée, tu iras le rejoindre. Mon diocèse te fournira de quoi appâter cet imprimeur. Encore un peu de vin ? François tend son verre. Le breuvage qui coule fredonne un plaisant refrain. Le prélat et le détenu trinquent d’un air entendu.

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François, déjà bien ivre, s’abstient de bondir de sa chaise pour aller danser la bourrée autour de la table. Il baisse les yeux, feignant une humilité reconnaissante, n’apercevant plus que la nappe brodée, les mets qui refroidissent au fond des plats, la poitrine de l’évêque qui, à chaque souffle, gonfle la croix écarlate. Il sait à quel point Guillaume Chartier le déteste. Et l’envie. Car de tous deux, dans cette geôle, François est bien celui qui est vraiment libre, sans amarres, et l’a toujours été. Chartier repose son verre et prend brusquement congé. Son aube flotte un moment dans l’encadrement de la porte avant d’être happée par la pénombre. Villon croit avoir rêvé. Va-t-il donc faire faux bond au gibet ? Peut-il prêter foi à la parole d’un intrigant de sacristie ? Il doit rester sur ses gardes. Mais ce copieux repas vaut bien la peine de pactiser avec le diable même. Un reste de daube nage au fond de la terrine à viande. Elle est déjà tiède. Les chandelles s’éteignent doucement. François en profite pour chiper le couteau à pain et deux cuillers en argent qu’il dissimule sous ses haillons. Toujours planté sur le seuil, le geôlier bâille de fatigue. Dehors, un brouillard paresseux se hisse au-dessus des remparts. La frise des créneaux se dessine avec netteté, libérée de son voile de givre. Les premiers piaillements de corneilles se font entendre sur le toit du donjon. Au loin, un clocher bat les matines. François Villon n’a pas encore écrit sa dernière ballade.

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Lyonel Trouillot

Parabole du failli roman

ACTES SUD/LEMÉAC

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À Sabine, Marie, Élodie.

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Zaka Mede, pa tou tan ti kwi nan men m M ap mande lacharite. “Zaka Mede, je ne tendrai pas tou­­ jours ma sébile pour demander la charité.” Chant populaire haïtien

Tout cœur qui tremble mérite amour Mais lui, De son vol Et de son désir, Sur quelle branche se posera-t-il ? Momar D. Kane

Je ne ferai pas avec le monde ma paix sur votre dos.

Aimé Césaire

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Avertissement de l’auteur

Le 12 novembre 1997, le comédien haïtien Karl Marcel Casséus décédait à Paris dans des circonstances tragiques. Si on peut trouver des ressemblances entre lui et le personnage principal de ce livre, cette œuvre de fiction ne raconte pas sa vie. Ni sa mort. Sont cités ou évoqués dans ce livre de nombreux poètes et paroliers : Paul Éluard, René Philoctète, Alfred de Musset, Magloire Saint-Aude, Alphonse de Lamartine, Pablo Neruda, Victor Hugo, Carl Brouard, François Villon, Roussan Camille, Jean Racine, Anthony Phelps, Kateb Yacine, Walt Whitman, Nazim Hikmet, Charles Baudelaire, Guillaume Apollinaire, Paul Fort, Léo Ferré, Claude Delécluze, Michèle Senlis, Louis Aragon, Paul Verlaine, Joachim Du Bellay, Carlos Saint-Louis, Léon Gontran Damas, René Char et Charles Dumont. L. T.

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Pardon Pedro. Tu avais beau nous dire que les bulletins de nouvelles c’est pire que le théâtre. Mensonges et jeux de rôle. Que tel grand artiste dont on avait annoncé trois fois le décès s’était sorti trois fois d’un coma éthylique. Trois fois ses fans se sont laissé prendre et sont allés par centaines poser des fleurs devant sa maison, brûler des cierges à sa mémoire de spécialiste de la résurrection à grands coups de calmants et de chirurgie esthétique. Tu avais beau nous répéter que les informations, ça marche selon le goût du jour et l’échelle des valeurs. Tu voulais dire marchandes, mais tu n’aimais pas les concepts et choisissais l’ellipse contre la théorie. Lorsque avec l’Estropié nous partions dans des discussions sur les modes et les systèmes, la différence entre les réformes et les révolutions, tu te contentais de sourire et tu allais dehors jouer avec les enfants. Tu aimais les enfants. Tu avais beau nous dire : “Méfiez-vous, mes amis, les infos c’est un piège à cancres, ils inventent des charniers n’ayant jamais existé et il est de vrais morts dont on ne parle jamais”, tu avais beau nous répéter : “Méfiez-vous”. Tu ne le disais pas qu’à nous. Tu avais pris l’habitude d’alerter les passants, toute personne que tu croisais sur ton chemin. Tu

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déambulais dans les rues du quartier et t’adressais aux mendiants agenouillés sur les marches de l’église de Saint-Antoine. Aux automobilistes, y compris aux bonnes bourgeoises, ces femmes climatisées qui passaient au volant de leurs véhicules, les vitres montées, l’accélérateur à ras le plancher, la tête droite, sans un regard pour notre quartier sans lauriers et sans flamboyants qui ne ressemble pas aux leurs. Aux piétons fatigués ou alertes, jeunes ou vieux, ventrus ou maigrelets. Aux militaires en uniforme qui te traitaient de fou et te disaient de prendre garde parce qu’on a beau parler de démocratie, de liberté d’expression et autres illusions, ici comme ailleurs les fous trop bavards finissaient en prison. Aux marchands de bonbons et de glace concassée. À la vendeuse de cigarettes au détail que la mort de son fils dans un voyage clandestin avait rendue toute triste et que toi seul parvenais à faire sourire. Aux enfants. C’est fou comme tu aimais les enfants. Aux vieilles qui s’essoufflaient en grimpant la colline dans leurs chaussures d’un autre temps et auxquelles tu offrais quelquefois ton bras, parce que la pente est raide et ce n’est pas plus mal si les forts aident les faibles. Tu aimais les vieilles presque autant que les enfants, et, toutes fières, avec des sourires de bal de débutantes, elles grimpaient à ton bras cette satanée colline qui avait épuisé leurs rêves, leurs jambes, leurs amours. Le dernier homme à leur avoir donné le bras avant toi était mort depuis longtemps. Va-t’en savoir pourquoi, cette putain de colline est une machine à faire des veuves. Chez le peuple de la colline, les dépenses physiques tuent les hommes avant la cinquantaine et les privations gardent longtemps les femmes en vie. Les femmes meurent lentement, comme une

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plante qui s’effrite, rapetisse, pour un jour disparaître. Quand tu marchais dans Saint-Antoine, tu donnais le bras aux veuves et avais un mot pour chacun, un sourire pour chacune, une confidence pour nous tous, un bonjour pour tous les vivants. Tant pis s’ils ne t’écoutaient pas et te tournaient le dos. Tu disais qu’il faut parler aux hommes comme dans le dos du vent, en retard de vitesse, “à perte”, comme dit le poète. “Tout se perd et rien ne vous touche.” Mais rien n’est absolu, éternel, définitif. Pas même la merde. Et, à force de tourner, il arrive que le vent revienne sur ses pas, ramasse de vieux mots, des consignes d’amour autrefois inaudibles, et tout n’est pas perdu. Tu traînais dans la rue ton sac de paraboles, comme l’autre qui n’en finissait pas de dire à sa mère et à ses amis, à son père adoptif – un brave type, celui-là, quelle modestie faut-il pour prendre pour épouse la mère d’un enfant né comme au passage du vent –, aux ouvriers et aux comptables, aux pêcheurs et aux érudits : “… en vérité, je vous le dis…” Toi, tu disais : “Les bulletins de nouvelles c’est de la sauce piquante versée sur le malheur, les infos c’est le pouvoir, inventez des informations à la convenance de vos rêves et vos rêves prendront le pouvoir.” Tu avais beau nous dire ces choses, nous exhorter à la méfiance quand nous écoutions la radio, le soir où, en écoutant la station étrangère que la femme du camionneur impose à son mari comme une thérapie conjugale, nous avons entendu qu’un garçon de chez nous s’était jeté du douzième étage d’un immeuble d’une grande ville, que les causes de son suicide n’étaient pas connues, nous avons compris qu’entre deux mensonges, les bulletins de nouvelles nous révélaient parfois de tristes vérités. Nous

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te croyions ailleurs, donnant la comédie. Et voilà que par la voix du présentateur tu rentrais chez toi, dans notre deux-pièces, comme par effraction, comme la pire des surprises, comme si ton corps s’était brisé là, devant nous, dans la chambre. Je n’aime pas cette station de nouvelles étrangères. Ni le camionneur. Ni sa femme. Ni leurs jeux. Quand il rentre couvert jusqu’aux cheveux du sable des carrières, avec sa paie du jour dans sa poche, et, dans ses mains, un sac de bonbons d’amidon acheté au carrefour des Quatre-Chemins, elle prétend prendre sur son teeshirt l’odeur d’une autre femme. Et lui de se défendre et de dire que c’est l’odeur de la route, que, comme une femme, la route a son parfum, surtout la nuit. Une odeur de mirage qui envahit le voyageur, se plante sur ses vêtements, le soûle jusqu’au matin. Et tout en mangeant les bonbons, elle lui demande où ça qu’il suit des cours pour apprendre à parler comme un qui a de l’instruction, alors qu’il n’a même pas son certificat d’études primaires, et que son permis de conducteur de poids lourds, il ne l’a obtenu que par magouille vu qu’il n’aurait jamais pu passer l’épreuve écrite. “Quand les pauvres se mettent à avoir de la classe et s’expriment comme des chérubins vivant dans les nuages, c’est qu’ils se laissent atteindre par les vices des riches.” Et elle commence à pleurer. Pleure sur la trahison. Sur les routes et les beaux parleurs. Sur le carrefour des Quatre-Chemins que les hommes passent pour changer de destin, en laissant leurs épouses à elles-mêmes. Au diable les voyages ! Puis les larmes tournent aux hurlements. Et les bonbons qu’elle mâche, les larmes et les cris, ça fait un drôle de mélange sonore de tristesse et d’avidité. Et il la

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prie de se calmer : “Les voisins entendent tout !” Et elle : “Qu’importe si les voisins entendent. Et c’est qui les voisins ? Les trois bons à rien qui ne sont plus que deux, et des pauvres comme nous qui n’ont rien à cacher, pas même leur pauvreté. Maintenant que monsieur parle la belle langue des poètes et qu’il fait dans les boniments, il ne supporte pas que les voisins entendent les larmes de sa femme qui lui reprise ses chemises et lave ses caleçons.” Et recommencent les hurlements : “Tu me trompes ! Tu me trompes !” Et lui, pour la calmer, promet qu’il ne partira plus : “Je t’aime. Je t’aime. Je ne partirai plus. Je te le jure sur la tête de ma grand-mère. – Elle est morte. – Oui, mais c’est elle qui m’a élevé. Sur la tête de ma grand-mère qui m’a élevé je ne bougerai plus d’ici. Je n’irai pas plus loin que le parvis de l’église de Saint-Antoine. Je ne ferai même pas un tour complet du quartier de l’échoppe du coiffeur à la boutique du cordonnier. Ce sera mon nouveau périmètre. – Tu promets ? – Je promets.” Et, triomphante, elle allume la radio : “Si tu rêves de voyage, alors écoute.” Elle lui met à plein volume la station des nouvelles étrangères qui nous arrive par satellite. Et les musiques d’un autre monde, ses merveilles et atrocités, envahissent notre espace, nous refusent tout droit au silence, grimpent par-dessus les toits, se faufilent entre les cloisons, se glissent sous les portes et pénètrent dans les maisons du quartier. Et voilà que nous tous, en vrais voisins complices, écoutons les nouvelles d’ailleurs : les avancées des technologies de pointe et telle trêve que deux États belligérants viennent enfin de signer. Voilà pour le premier segment alors que le couple commence à faire l’amour et que la femme crie : “Demain, je le sais, tu me trahiras.” Et telle usine

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qui a sauté. Et une nouvelle portée de travailleurs délocalisés. Tiens, maintenant on dit portée pour les humains qui perdent leurs emplois, comme pour les truies quand elles mettent bas. Et la trêve tout juste signée qui n’est déjà pas respectée, parce qu’il y a des États plus puissants que d’autres qui savent que si les écrits restent, ce n’est pas pour autant qu’ils disent la vérité. Voilà pour le deuxième segment alors que le couple continue de faire l’amour, fait durer le plaisir, et que, pas loin de la jouissance, la femme continue de crier : “Demain tu me trahiras !” Et nous, on finit par s’endormir d’une seule oreille, avec tous les cauchemars du monde dans l’autre moitié de nos têtes. Et le lendemain matin, c’est le bruit du moteur du camion qui nous réveille. Si fort, le bruit, que l’on se demande si les bombes tombées de la bouche du présentateur tout le long de la nuit ne sont pas venues finir leur course dans ce quartier pourri de Saint-Antoine. Oui. Ce soir où la station des nouvelles étrangères a annoncé qu’un garçon de chez nous s’était jeté du douzième étage d’un immeuble d’une grande ville, que les causes de son suicide n’étaient pas connues, tandis que le camionneur et sa femme se livraient à leurs jeux, l’Estropié et moi, nous avons regardé le matelas sur lequel tu ne te coucherais jamais plus. Nous l’avions laissé à sa place pour le jour où tu reviendrais. L’autre, quand il revient, il convient qu’il retrouve les choses du cœur à la même place. Comme une preuve qu’il nous a manqué. Ce matelas, tu l’avais acheté dans un bric-à-brac du Poste Marchand, au pied de la colline. Tu l’avais choisi à cause des motifs imprimés sur la toile. De vagues lignes courbes sans qualité auxquelles tu donnais

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force d’âme, et qui évoquaient selon toi le labyrinthe du destin. Toujours pourri, le destin. À preuve, les trous creusés dans ton matelas fétiche par le temps et les mites. Ce matelas, tu avais grimpé la pente raide de la colline de Saint-Antoine en le portant sur ton dos. Deux gamins faisaient semblant de t’aider, mais se contentaient en réalité de profiter de l’ombre que tu leur offrais. Tu l’avais ensuite posé dans ce coin sombre que tu avais choisi pour en faire ta demeure à côté du lit en fer de l’Estropié. Et, maintenant que tu ne reviendras pas, nous ne l’avons toujours pas bougé, ton symbole mité du destin. Ni recouvert d’un drap. Tu détestais les draps, les enveloppes, les couvertures. Nous le gardons à ta convenance. Et, parfois quand on a trop bu, l’un ou l’autre se jette dessus et joue à être toi. Mais, merde, nous n’avons pas ton talent pour être soi-même et les autres.

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