Extrait de "Place de marche 76"

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ACTES SUD - PAPIERS

“BALAYEUR . Le 12 juin, il y a exactement un an, une bouteille de gaz explose sur la place du marché. Vingt-quatre morts, dont sept enfants en excursion scolaire. D’abord, on pense à un attentat à la bombe. Mais ensuite, on s’aperçoit que c’est une bouteille de gaz qui a fui. Le propane est inodore tout comme l’accident. La souffrance en est-elle moins grande ou précisément insupportable ? Un acte terroriste a au moins quelque chose d’héroïque. Mais bon, le résultat est le même : des os brisés, une chaise roulante et des tonnes, des tonnes de chagrin.” Né à Anvers en 1957, plasticien de formation, Jan Lauwers fait ses débuts au théâtre en 1979 avec le collectif artistique Epigonentheater zonder leiding van (en français “sous la direction de personne”). Il s’est surtout fait connaître avec Needcompany, fondée à Bruxelles en 1986. Dès Need to Know (1987), son théâtre intègre arts plastiques, danse, musique, vidéo, textes et langues multiples. Ses spectacles font le tour du monde et sont régulièrement primés. Tous les textes de la trilogie Sad Face/Happy Face (La Chambre d’Isabella suivi de Le Bazar du homard, 2006 ; La Maison des cerfs, 2009) ont été publiés chez Actes Sud-Papiers.

PLACE DU

MARCHÉ 76 Jan Lauwers

15 e TTC FRANCE 978-2-330-01946-4

ISBN

PLACE DU MARCHÉ 76

JAN LAUWERS

traduction de Anne Vanderschueren


PLACE DU MARCHÉ 76 Jan Lauwers traduit du néerlandais par Anne Vanderschueren


PERSONNAGES Kurt d’Outrive, le commissaire Antoinette d’Outrive, la femme du commissaire Benoît De Leersnyder, le boucher Anneke De Leersnyder, la femme du boucher Alfred Signoret, le plombier Kim-Ho Signoret, la femme du plombier Michèle Signoret, la fille d’Afred et de Kim-Ho Signoret Tracy Zondervan, la boulangère Oscar Zondervan, le fils mort de la boulangère Pauline Zondervan, la fille de la boulangère Karel Tuymans, le DJ local Balayeur, le balayeur de rue Bigleux, le réfugié Morts Chiens Mouettes


PROLOGUE — description d’un souvenir — L’ été, le 12 juin. Jour de marché. Un campement d’ étals bâchés plein de couleurs et d’agitation. Poussiéreux et sec. La fontaine ne coule pas. Elle est surmontée d’une construction en bois. Des gens vont et viennent, vendent et achètent. Trop de gens sur cette petite place. Un petit groupe d’ écoliers. Trop de bruit. Juché sur son aspirateur, le balayeur de rue chante. Personne ne fait attention à lui. Une maman gifle un enfant. Puis une explosion. Noir. Première chanson : Sur un gril allumé, des poulets déplumés Des élèves assidus et des désirs déçus Des bananes rances, une pelure d’orange, des déchets amoncelés et du veau desséché Des oiseaux dédaigneux aux yeux globuleux Quand les enfants meurent il n’y a pas que les mouettes qui pleurent Des berceaux empilés, des bancs rouillés, une blague trop recherchée, quelqu’un qui parle anglais Hot-dogs et oignons, le reste d’un trognon, un pauvre mendiant qui chante “je veux maman” Le goût des olives vertes, un radis amer, le gémissement d’une fille, le soleil qui brille Un jeune homme au désir de mort, l’odeur de chou fumé, silence embarrassé L’humble marchand, un tas de vieux vêtements, une petite araignée que je vais écraser Un paradis perdu plein de détritus, la merde d’une pute, un poisson mort, un chat qui dort Le tout pour quelques sous, mais ça ne vaut pas un clou.

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I. ÉTÉ — 1. un an plus tard — Les étals ont disparu. Des tas de détritus, d’aliments en décomposition, des animaux de ville, des sans-abri, des mendiants, la vermine. Balayeur roule sur les pavés comme un monstre sorti d’un futur proche. L’aspirateur gronde, encombré. De la musique de métropole qui résonne beaucoup trop fort. Balayeur, vêtu de son costume orange, pousse l’aspirateur, il court par-ci par-là, il chante. La moitié de son visage est mangée par une sombre tache de naissance. Une construction de bois autour de la fontaine sert d’estrade. Le plombier s’affaire avec des poteaux, des lampes et un drapeau. L’ingénieur du son teste son installation sonore. Larsen. Benoît De Leersnyder, le boucher, membre fondateur du Comité de parents pour la sécurité et la paix, suspend de grandes photos d’enfants. Les photos sont sur les genoux d’Agnès, sa femme paralysée, assise dans un fauteuil roulant. Les photos des enfants morts sont des clichés maladroits et de qualité inégale. Deuxième chanson (16. Sweeper song) : Le marché doit être propre Propre tout comme moi Car je suis aussi propre que possible Je suis le balayeur, le balayeur du hameau Et ce soir je serai le chanteur des morts Ils danseront la danse des morts sur mes chants des morts Les chants du balayeur Balayant la tristesse À la fête des morts Mais demain je recommencerai à balayer les rues Et les danseurs ne me parleront plus Le marché doit être propre Propre tout comme moi Car je suis aussi propre que possible.

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BALAYEUR. Le 12 juin, il y a exactement un an, une bouteille de gaz explose sur la place du marché. Vingt-quatre morts, dont sept enfants en excursion scolaire. D’abord, on pense à un attentat à la bombe. Mais ensuite, on s’aperçoit qu’il s’agissait d’une fuite de gaz. Le propane est inodore tout comme l’accident. La souffrance en estelle moins grande ou précisément insupportable ? Un acte terroriste a au moins quelque chose d’héroïque. Mais bon, le résultat est le même : des os brisés, une chaise roulante et des tonnes, des tonnes de chagrin.

Troisième chanson chantée par Anneke (3. Broken Bones) : Des os brisés Noyée de chagrin Quand pourrai-je oublier tout ça ? Certainement pas demain Un bruit horrible Vole l’enfant Quand me souviendrai-je ? Pas maintenant. TRACY. Pourquoi les enfants traînent-ils sur la place du marché pendant les heures de cours ? C’est un petit village. Dans un petit village, sept enfants, c’est beaucoup. Mes enfants n’étaient pas sur la place du marché quand c’est arrivé. Ils étaient à la maison. (L’aspirateur roule sur le cadavre d’un jeune chat.) Attention, il y a un chat crevé là.

Des mouettes bondissent à contre-jour. L’ingénieur du son teste un micro. Larsen. Un son aigu et strident s’immisce dans la cacophonie grondante de l’aspirateur de rue. Balayeur enlève sa casquette et la lance très haut en l’air. Elle glisse à travers une fente de l’ échafaudage en bois et atterrit dans le bassin de la fontaine. Il s’y précipite, saisit sa casquette et constate que l’eau est rouge. Larsen. À côté de la fontaine, dissimulé sous le rebord, on distingue un sac en plastique déchiré d’où dégouline du sang. Balayeur prend ce sac et l’inspecte. À l’intérieur : les entrailles et la tête d’un agneau. BALAYEUR . L’eau est rouge. Comment ça se fait que l’eau est rouge ? T’as vu ça ? Vraiment des salauds. Pourvu qu’ils se débarrassent de leurs déchets. N’importe où. Espèces de connards.

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ACTES SUD - PAPIERS

“BALAYEUR . Le 12 juin, il y a exactement un an, une bouteille de gaz explose sur la place du marché. Vingt-quatre morts, dont sept enfants en excursion scolaire. D’abord, on pense à un attentat à la bombe. Mais ensuite, on s’aperçoit que c’est une bouteille de gaz qui a fui. Le propane est inodore tout comme l’accident. La souffrance en est-elle moins grande ou précisément insupportable ? Un acte terroriste a au moins quelque chose d’héroïque. Mais bon, le résultat est le même : des os brisés, une chaise roulante et des tonnes, des tonnes de chagrin.” Né à Anvers en 1957, plasticien de formation, Jan Lauwers fait ses débuts au théâtre en 1979 avec le collectif artistique Epigonentheater zonder leiding van (en français “sous la direction de personne”). Il s’est surtout fait connaître avec Needcompany, fondée à Bruxelles en 1986. Dès Need to Know (1987), son théâtre intègre arts plastiques, danse, musique, vidéo, textes et langues multiples. Ses spectacles font le tour du monde et sont régulièrement primés. Tous les textes de la trilogie Sad Face/Happy Face (La Chambre d’Isabella suivi de Le Bazar du homard, 2006 ; La Maison des cerfs, 2009) ont été publiés chez Actes Sud-Papiers.

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