Extrait "Kafka" de Robert Crumb

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David Zane Mairowitz

Robert Crumb

KAFKA

ADAPTATIONFRANÇAISE

DEJEAN - PIERREMERCIER

ACTES SUD BD
David Zane Mairowitz
ACTES SUD BD
Robert Crumb
Kafka

Durant presque toute sa vie, Franz Kafka imagina sa disparition au moyen de dizaines de méthodes soigneusement élaborées. Celles qu’il a consignées dans ses journaux parmi des plaintes triviales sur sa constipation ou sur ses migraines sont souvent les plus frappantes :

Kafka essaya de transformer cette terreur intime, parfois délicieusement décrite – de lui-même, déchiré et mutilé – en un conte destiné aux autres. Il n’avait aucun point de vue sur le monde à faire partager, aucun principe philosophique, seulement des récits éblouissants issus d’un inconscient extraordinairement précis. Au mieux, une ambiance s’exhale de ses textes, mystérieuse et difficile à définir. C’est ce qui a autorisé les “charcutiers” de la culture moderne à le réduire à un adjectif.

Aucun écrivain contemporain, et sans doute aucun depuis Shakespeare, n’a été à ce point décortiqué et étiqueté. Jean-Paul Sartre l’a proclamé existentialiste, Camus voyait en lui un écrivain de l’absurde, Max Brod, son ami et éditeur, a convaincu des générations d’étudiants que ses paraboles s’inscrivaient dans la quête minutieuse d’un Dieu hors d’atteinte.

Comme ses romans Le Procès et Le Château traitent de l’inaccessibilité d’une autorité supérieure, l’adjectif “kafkaïen” a fini par être associé au système bureaucratique sans visage que le très efficace Empire austro-hongrois a légué au monde occidental. De toute façon, celui-ci a acquis à notre époque des proportions quasi mythiques, irrévocablement lié à des fantasmes de perte et de mélancolie, escamotant le très subtil humour juif qui imprègne pourtant le cœur de l’œuvre.

Avant même de devenir un “adjectif”, Franz Kafka (1883-1924) était un juif de Prague, né au sein d’une tradition toujours maintenue de conteurs et de fantaisistes, d’habitants du ghetto et d’éternels réfugiés. Sa Prague, “une petite mère” avec des “griffes”, était un lieu qui l’étouffait, mais où néanmoins il choisit de vivre toute sa vie, exception faite des huit derniers mois de son existence.

Prague, au moment de la naissance de Kafka en 1883, faisait encore partie de l’empire des Habsbourg de Bohême, où de nombreuses langues et tendances sociopolitiques coexistaient et même s’entremêlaient pour le meilleur et pourle pire. Pour quelqu’un comme Kafka, Tchèque de langue allemande, qui en réalité n’était ni Tchèque ni Allemand, se constituer une identité claire n’était pas des plus facile.

Il va sans dire que, pour un juif, la vie était un équilibre difficile à trouver dans un tel environnement. On s’identifiait d’abord à la culture allemande, mais on vivait parmi les Tchèques. On parlait allemandparce que c’était proche du yiddish et que c’était la langue officielle de l’Empire. Le nationalisme tchèque prenait l’ascendant sur la domination allemande et, de façon générale, les Allemands traitaient les Tchèques avec mépris. Et bien sûr, tout le monde haïssait les juifs.

Y compris, évidemment, de nombreux juifs “assimilés” qui, comme le père de Kafka, ne voulaient pas que leurs cousins plus pauvres de Pologne ou de Russie, les Ostjuden, leur rappellent leur statut d’étrangers. De nombreux juifs aisés deviendront plus tard sionistes et apprendront l’hébreu, rejetant le yiddish, qu’ils considéreront comme une langue bâtarde.

Le mouvement sioniste, fondé en 1897 par Theodor Herzl, affirmait que les juifs, dispersés autour du globe, devaient fonder à nouveau leur patrie en Palestine. Au milieu des nombreux mouvements nationalistes alors que sévissait un antisémitisme rampant, ce sionisme naissant joua un rôle essentiellement protecteur qui attira beaucoup des contemporains de Kafka.

Ces affrontements au sein de la communauté juive étaient monnaie courante pour le jeune Kafka, qui a grandi au cœur d’un des plus vieux ghettos d’Europe.

Le “cercle étroit” de Kafka, connu sous le nom de Josefov, s’enroulait dansun réseau complexede rues et d’allées (Judengassen) sombres et tortueuses qui s’étendaient depuis les limites du Vieux Carré de Prague jusqu’au fameux pont Charles qui enjambe la Vltava (Moldau). Dans sa jeunesse, il y avait six synagogues dans ce quartier surpeuplé, et de magnifiques bâtimentsbaroques accotés à des taudis infestés de rats.

Sous ses pieds reposaient, ensevelis là depuis sept siècles, les ossements et les âmes de mystiques juifs, d’érudits hassidiques, de kabbalistes secrets, d’astronomes, d’astrologues, de rabbins fous et autres visionnaires qui, en leur temps, n’avaient que très rarement le droit de vivre en dehors du ghetto ou même de le quitter.

Cette Prague-là avait ses propres saints talmudiques, dont aucun ne fut plus célèbre ou plus révéré que le rabbin Judah Loew ben Bezalel (1512-1609), surnomméle “Maharal” (acronyme de “plus vénéré de tous les professeurs et de tous les rabbins”), qui fut le grand sage et le guide spirituel du ghetto à la fin du XVIe siècle. Philosophe, astronome, naturaliste, astrologue, Loew fut l’archétype même de l’humaniste de la Renaissance.

18 € TTC France
978-2-7427-6573-7
ISBN
9782742765737

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