Extrait d'"Une sirène américaine" de Julia Langbein

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JULIA LANGBEIN

roman

traduit de l’anglais (États-Unis) par Laure Manceau

Gaïa

UNE SIRÈNE AMÉRICAINE

Titre original : American Mermaid

Éditeur original : Doubleday/Penguin Random House LLC, New York

© Julia Langbein, 2023

© ACTES SUD, 2024 pour la traduction française

ISBN 978-2-330-19248-8

Julia Langbein

Une sirène américaine

roman traduit de l’anglais (États-Unis)

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pour toutes les sirènes parmi vous (vous vous reconnaîtrez)

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PREMIÈRE PARTIE

À SA RENCONTRE

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Le roman que j’ai écrit s’ouvre sur une femme en fauteuil roulant qui tombe dans la mer.

Ce n’est pas une comédie. Je l’ai écrit seule à ma table dans un studio de New Haven, Connecticut, sur un tapis qu’on aurait dit prédigéré plutôt que tissé. Pendant trois ans, après les cours de lettres que je donnais aux adolescents de Holy Cross, lycée laïque de Holy Cross Avenue, je suis rentrée chez moi et j’ai travaillé à ce livre dans un état second, à la fois épuisée et tendue. Je me rappelle la nuit où j’ai commencé. J’avais acheté une bouteille de vin immonde après le boulot. J’écrivais dans mon journal, bientôt je mentais à mon journal, puis je l’ai créée. Je l’ai vue, je l’ai sentie : ce n’était pas une femme brisée en fin de compte mais une sirène. Sa peur de la noyade m’a submergée, puis, voguant sur l’ivresse, j’ai senti dans mes jambes un tressaillement musculaire ancestral, la mémoire de la nage.

Je suis allongée sur le radeau blanc de mon lit géant, au vingtième étage, dans l’appartement de standing que j’ai loué pour l’été à Los Angeles. Je ne tiens pas à me faire passer pour quelqu’un d’important, et ça me gêne de cadrer aussi mal avec cet endroit. Je n’ai que du temps libre ici, comme me le rappelle le café en dosettes prêt en un éclair. Je n’ai rien à scanner sur le scanner. J’ai eu cet appart pour pas cher parce qu’on est à Century City, le quartier le moins cool de Los Angeles. On y voit mon immeuble et d’autres du même genre : l’équivalent architectural de femmes d’affaires charpentées

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en tailleur-pantalon gris. À moins que la lumière naturelle de Californie m’ait brûlé la rétine, je crois bien que les baies vitrées sont en verre de lunettes de soleil, celles des pervers, en verre fumé. Et je me sens en effet pleine de vice, un mélange de plaisir irresponsable et de dégoût désinvolte. Plaisir parce que j’ai délaissé l’enseignement et j’ai toutes mes journées libres, dégoût à cause de ce qui m’a fait venir ici. Parfois, le nez appuyé contre la vitre, depuis mon périlleux plongeoir, je baisse les yeux vers le trottoir désert en contrebas, l’unique partie de L.A. qu’on pourrait confondre avec Stamford, Connecticut. S’il n’y avait ce courant glacé de peur panique qui coule en boucle dans mes veines comme l’eau d’une fontaine dans une cour carrée d’entreprise, j’en oublierais où je me trouve.

Une sirène américaine est sorti en décembre. Je n’étais personne – pas un personnage spectral jasant sur internet, juste une prof – et on m’a dit que je devais m’estimer heureuse d’obtenir un à-valoir de quarante-cinq mille dollars. La somme m’a paru phénoménale. Mon agent a picoré dedans, les impôts en ont croqué un gros morceau, et j’ai été bien contente d’empocher les dix-sept mille restants. Puis dix mille balles ont remboursé la dette de ma carte de crédit. Mais rien que me retrouver avec sept mille dollars, c’était le pied. Des dollars imprévus, non destinés à me vêtir ou à me loger, ni à être bus inéluctablement le vendredi dans un bar à trois rues du lycée.

J’avais trente-trois ans et malgré cet argent en plus j’avais les jambes poilues, mon lieu de travail était crade et ça m’allait. Et puis tout à coup il a semblé possible que le monde entier fonde et prenne une nouvelle forme toute lisse en refroidissant.

Au printemps, quelques mois après sa parution, Une sirène américaine a fait une apparition sur le compte Instagram d’un professionnel d’internet nommé Stem Hollander, charmeur bien bâti d’une quarantaine d’années, aux cheveux blonds et

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souples et à la panoplie de sourires coquins, dont les mouvements de salsa chaloupés exécutés en Segway récoltent des millions de likes entre des annonces pour des avocats issus du commerce équitable et les démocrates pro-cannabis. Après Hollander, les bibliothécaires se sont emparés du livre. Puis, à ma grande surprise, une actrice célèbre en a parlé à gorge déployée trop tôt le matin dans l’émission Today. Grâce à elle, des palettes de bouquins ont débarqué à Costco, où je l’ai moi-même vu sur un échiquier de divers livres reliés, à la diagonale de Mon régime contre l’arthrose. J’ai accordé une interview à un magazine branché pour laquelle j’ai retrouvé un journaliste de mon âge en veste de cuir à Atlantic City, dans un bar où se jouait un spectacle de sirènes. Des femmes à la poitrine généreuse et authentique, les jambes prisonnières d’une nageoire caudale en plastique, faisaient semblant de ne pas avoir besoin de respirer et se tortillaient de l’autre côté d’une vitre éraflée pendant qu’on buvait du rhum comme si la route à péage du New Jersey n’était pas à deux pas de là. J’ai pleuré et le journaliste a décrit la scène, ce qui, je pense, m’a valu des ventes de droits dans trente-six pays.

Mais c’est grâce à Stem Hollander que tout a commencé. Il a posté une photo d’Une sirène américaine posé sur sa table de nuit en marbre. Mon bouquin était pris en sandwich entre Balivernes, un livre que votre oncle a assurément lu, à propos d’un dogue danois de l’armée britannique qui a changé le cours de la Seconde Guerre mondiale, et Shot Model, les Mémoires d’un mannequin de vingt-quatre ans qui ont été perçus comme un pamphlet contre la désintox. Je me rappelle avoir pensé, fière et perplexe, Je me demande si c’est ce qu’on ressent quand on voit sa gamine sur l’estrade le jour de la remise des diplômes, entre un sportif décérébré et une connasse. Il me semble si bien la connaître, mais qui est ma fille dans ce monde ?

Elle pourrait devenir vedette de cinéma, m’a-t-on dit : aussitôt après la promo de Hollander en avril, les appels d’agents ont commencé à pleuvoir. Une sirène américaine était un film

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d’action en puissance. Avec un tel talent pour l’action au féminin, vous vous inscrivez parfaitement dans les attentes hollywoodiennes actuelles en matière d’intrigues féminines (je paraphrase à peine). Vous pourriez faire fortune. Quand on m’a dit ça, je me suis sentie bête d’avoir sauté de joie pour sept mille dollars, comme un adulte serrant un ours en peluche. Globalement, je ne me suis jamais considérée comme quelqu’un qui gagnerait du fric. J’étais seulement passée de mal payée à moins mal payée, de thésarde boursière à prof de fac puis de lycée. Mes autres fantasmes professionnels éloignaient encore plus mon escarcelle de la manne du veau d’or : poésie, céramique, aide aux personnes âgées. Il faut bien que quelqu’un organise les cimetières en ligne ; pourquoi pas moi.

De mon point de vue, il était donc parfaitement crédible que quand les ventes se sont envolées vers les dix, puis vingt, puis trente mille exemplaires, mon escarcelle ait continué à avoir l’air vide. Les gains de la première période de royalties ont amorti l’avance versée par l’éditeur. La seconde, qui commencerait en juillet, durerait six mois, et le paiement n’interviendrait que six à neuf mois plus tard. Quand j’entendais parler du succès de mon livre, j’avais souvent l’impression que c’était quelqu’un d’autre qui l’avait écrit, une femme au rouge à lèvres fraîchement appliqué et qui signait un acte de propriété, pendant que je moisissais dans mon studio et buvais du café avec un arrière-goût de plastique parce que ma machine à café est tellement bas de gamme que sa propre chaleur la fait fondre.

Le 1er mai – Journée internationale des travailleurs, oups –, j’ai annoncé à ma chef d’établissement, Pamela, une gentille dame à la crinière châtain, que je quittais Holy Cross et partais m’installer à L.A. Sa tristesse m’a déconcertée – elle n’était pas simplement agacée par le fait de devoir me remplacer, mais vraiment abattue. Vous êtes une telle bénédiction pour nos élèves. Ils vous adorent.

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Elle a secoué sa tête touffue en baissant les yeux sur son bureau, ville bombardée de tours en papier.

Loin de là, ai-je fait, imaginant l’espace d’une seconde les adolescents à l’air blasé et égocentriques avec qui je passais mes journées déchirer leurs T-shirts et sangloter sur ma tombe.

Un petit rire s’est pris dans ma gorge. Je l’ai vite évacué en toussant. La principale s’est penchée pour tirer la poignée en plastique d’une bonbonne à eau toute bleue. Glou glou glou. Dans le bureau a résonné le bruit d’une baleine bleue éructant par le front à vingt mille lieues de là. Elle m’a tendu un verre d’eau.

Bien sûr que si, ils vous aiment, Penny, et ça me navre que vous ne le voyiez pas. Je les entends. Ils parlent des livres que vous étudiez en cours. J’ai l’impression que vous y ouvrez une brèche et que des éléments de ces histoires s’infiltrent dans la vraie vie. J’ignore comment vous vous y prenez, mais je les entends parler des personnages comme s’ils étaient vivants, existaient dans notre monde. Ça fait dix-sept ans que je suis dans cet établissement, et je n’ai jamais vu ça. Moi je pensais que tous les ados étaient ainsi : poches de sang sans frontières où tout se mélange – sexe, amour-propre, colère, faim, fiction, sentiments.

Je sais que ce n’est pas une prime qui vous fera rester. J’enseignais les maths avant, vous savez – j’ai dû abandonner pour ce poste-ci afin de payer les études de mes enfants. Elle a esquissé un geste de la main avant de la laisser tomber sur une pile de papier, telle une magicienne à la fin d’un tour qui n’a pas marché. Sa collection de quarante-cinq mugs – Fat Albert, Bat Mitzvah de Meryl – donnait l’impression que Pam venait d’une autre époque, une époque où Starbucks n’existait pas.

Je pensais que vous aimiez simplement… le pouvoir. C’est ridicule, Penny. Je suis principale d’un établissement scolaire manquant cruellement de subventions. Je ne suis pas le roi Lear.

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Penelope Schleeman, une prof de lettres fauchée, est la première surprise de voir son roman féministe, Une sirène américaine, devenir un best-seller. Attirée par la promesse d’un pactole, elle part s’installer à Los Angeles afin de participer à l’adaptation de son livre pour le grand écran. Mais sur place, les choses dégénèrent très vite. Contrainte par le studio de transformer sa sirène écoguerrière en objet sexuel arborant un soutien-gorge en coquilles Saint-Jacques, Penelope assiste à de curieux phénomènes. Des modifications apparaissent dans le scénario, tandis que de mystérieux chants se font entendre.

Penelope est-elle en train de devenir folle, ou sa sirène aurait-elle pris vie pour se venger du traitement indigne que lui inflige Hollywood ? Abordant avec finesse, humour et une touche d’étrangeté certains sujets brûlants de notre époque — la transition écologique, la condition des femmes, l’hégémonie capitaliste —, Julia Langbein signe une satire mordante sur l’industrie du cinéma et une captivante histoire de super-héroïne.

Julia Langbein est titulaire d’un doctorat en histoire de l’art. Native de Chicago, elle vit aujourd’hui avec sa famille en région parisienne et se consacre à l’écriture. Une sirène américaine est son premier roman.

éditeurs associés

DÉP. LÉG. : MAI 2024 23,50 € TTC FRANCE

ISBN 978-2-330-19248-8

de couverture : © Shutterstock
Illustration
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