Extrait "Le Monde du milieu"

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BABEL Regard d’un poète engagé sur le monde et ses dérives, ce recueil de quinze textes est un appel à la réflexion, à la remise en question, une invitation à la rigueur et à la vigilance. Evoquant tour à tour son identité afrikaner ou ses souvenirs de prison, son admiration pour Mahmoud Darwich ou la mort d’émigrés clandestins, dénonçant la terrible responsabilité de Sharon et de Bush au Moyen-Orient, ou esquissant un rapprochement entre Nelson Mandela et Barack Obama, Breyten Breytenbach rend hommage à tous ceux qui, par leurs idées, leurs itinéraires, leurs choix, proposent un autre point de vue, créent une autre sphère de réflexion. Son “Monde du milieu”, espace imaginaire au-delà des frontières et de l’exil, embrasse tous ceux dont l’humanité se place entre intelligence, échange et tolérance. Poète, romancier, peintre né en Afrique du Sud, Breyten Breytenbach dirige depuis quelques années, à Gorée au Sénégal, un Institut de recherche et d’accueil pour la démocratie, le développement et la culture. Il a reçu en 2010 le prix Max Jacob étranger de poésie pour Outre-voix / Voice Over (Actes Sud).

Illustration de couverture : © Zondi Skosana

DIFFUSION : Québec : LEMÉAC ISBN 978-2-7609-2977-7 Suisse : SERVIDIS France et autres pays : ACTES SUD Dép. lég. : mars 2012 (France) 8,50 € TTC France / www.actes-sud.fr

ISBN 978-2-7427-8988-7

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BREYTEN BREYTENBACH • LE MONDE DU MILIEU

LE MONDE DU MILIEU

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BABEL, UNE COLLECTION DE LIVRES DE POCHE

BREYTEN BREYTENBACH LE MONDE DU MILIEU ESSAIS TRADUITS DE L’ANGLAIS (AFRIQUE DU SUD) PAR JEAN GUILOINEAU

BABEL



BREYTEN BREYTENBACH

Le Monde du milieu essais traduits de l’anglais (Afrique du Sud) par Jean Guiloineau à l’exception du texte “L’Horreur et la Pitié” traduit par Pierre Girard



LE SOURIRE DE MANDELA APERÇUS DEPUIS LE MIROIR DE NOTRE TEMPS

Je n’ai pas participé à la lutte pour être pauvre. SMUTS NGONYAMA

Nous devons développer la capacité de saisir l’incertitude depuis une position d’intelligence et d’imagination. Plus nous serons nombreux à admettre nos vulnérabilités, plus l’espace public sera confiant. NJABULO NDEBELE,

dans une interview récente à City Press.

L’état d’urgence dans lequel nous vivons n’est pas l’exception mais la règle. WALTER BENJAMIN

Cher Madiba, Cette année le monde entier fête votre quatrevingt-dixième anniversaire – à l’excès à mon avis. Pourquoi ? Parce que nous tenons à vous comme à une icône, un héros de la liberté qui n’a pas renié ses engagements envers la libération de l’oppression et la justice pour tous, comme le père de la nation arc-en-ciel, comme un homme doué d’une résistance morale presque incompréhensible, qui est sorti de prison après vingt-sept années de 35

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régime sévère et de travail forcé apparemment sans amertume ni soif de vengeance, et qui se dépense toujours avec autant de générosité. Et j’ai envie d’ajouter : parce que vous êtes un humaniste sage, curieux et attentif, avec beaucoup d’humour et un sourire adorable… Je veux aussi célébrer vos réalisations, votre exemple, et la fragile dignité de votre grand âge. Cependant, quand un journal sud-africain m’a contacté pour faire partie de ceux qui devaient s’adresser publiquement à vous à cette occasion, j’ai reculé. Pourquoi ? En partie parce que j’ai trouvé obscène la façon dont chacun et sa compagne ou son compagnon – les ex-présidents et autres politiciens nuls et égotistes, les starlettes et les modèles cocaïnomanes, les musiciens intellectuellement contestés et moralement fatigués, la jet set internationale vaniteuse –, la façon dont ils vous traitaient comme un nounours exotique sur lequel baver. Vous êtes devenu à la fois un vademecum et une pierre de touche : ceux qui vous caressent – mais ce doit être en public et devant une caméra – croient (font croire) qu’ils ont été élevés vers une rectitude morale. Bien sûr, ils paient pour ça – des sommes exorbitantes, m’a-t-on dit. (Ce n’est pas pour rien qu’on vous surnomme Moneydeala’ 1 !) Après tout, votre aura est à vendre et votre entourage est nécessiteux et avaricieux. Je suppose que vos nombreuses années d’apprentissage signifient que vous voyez les gens pour ce qu’ils sont, amis ou ennemis, et que vous êtes immunisé contre la flagornerie. Et je ne crois pa s que votre humilité et votre façon de vous déprécier soient feintes. Alors pourquoi tolérer les pique-assiettes, les charlatans et les arnaqueurs 1. Money dealer, “qui distribue de l’argent”.

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qui profitent de vous ? Votre sens de la solidarité est légendaire. Se pourrait-il que vous ne puissiez faire la différence entre la camaraderie et l’obséquiosité ? Pourquoi avez-vous choisi de blouser les riches – qui ne sont que trop empressés à payer et à être vus en train de partager, dans des buts charitables ou par un vil instinct consistant à protéger des intérêts commerciaux plus importants, et ainsi à s’identifier à peu de frais avec une attitude politique correcte et à en bénéficier dans le nouveau pouvoir ? Le chantage était-il la meilleure façon de faire payer les riches et de distribuer des privilèges ? Avez-vous fait cela parce que vous avez cru qu’il n’y avait pas d’autre possibilité de trouver tout de suite une aide nécessaire pour les très pauvres et les indigents, ou pour favoriser la position de ceux qui sont proches de vous ? Ou n’est-ce qu’une expression des valeurs matérialistes dominantes dans le monde ? Pardonnez-moi si l’arbre grand-paternel des gratifications faciles que tout le monde veut caresser me cache la forêt d’initiatives plus importantes pour le changement social. Parfois je pense que notre problème n’est pas tant que nous sommes censés avoir atteint “la fin de l’histoire”, mais que les historiens n’ont plus l’autorité ni la motivation pour décrypter et transcrire une compréhension des événements et des mouvements qui façonnent notre monde. A la fin, on évaluera sans doute votre carrière politique et l’impact que vous avez eu en tant que président du pays – et vous n’étiez rien qu’un politicien accompli. Avoir été le vecteur historique pour un compromis et un changement contrôlés peut devenir l’équivalent d’une habileté politique. Nous savons déjà que grâce à vous nous 37

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avons échappé à la guerre civile. Peut-être s’en souviendra-t-on comme de votre unique et plus important héritage, et nous ne devrons jamais oublier la chance que nous avons eue. Certains diront que vous n’avez pu le faire qu’en faisant échouer la révolution. Mais mon inquiétude est d’une autre nature. Je veux vous exprimer ma profonde affection. De bien des façons, vous ressemblez à mon père – têtu jusqu’à en être obstiné, fier, inflexible, autoritaire, droit, mais avec de profondes ressources d’amour, une loyauté intense et aussi, sans doute, le sentiment de la comédie absurde de la vie. Un mufle aussi, quand des considérations tactiques l’exigent. Je crois vous l’avoir déjà dit. Et maintenant vous êtes âgé et déclinant. (“Le mot du voyage est soumis au vent” – Edmond Jabès.) Notre coutume veut que nous ne fassions pas de remontrances à un homme qui s’avance vers la nuit qui nous attend tous. Encore moins en Afrique où l’on suppose que le grand âge apporte la sagesse et doit être vénéré. Et pourtant… Je vous ai toujours respecté comme homme courageux et intègre ; j’ai toujours senti que je pouvais ne pas être d’accord avec vous et le dire, même quand mes conceptions n’étaient pas très formées et mes positions involontairement partisanes. Pourquoi en irait-il différemment aujourd’hui ? Dois-je supposer que vous êtes débile ? Devrionsnous, à cause de l’euphorie universelle et parce que nous avons besoin de croire à la grandeur de l’homme, ne pas vous faire part de nos interrogations et de nos déceptions envers vous ? A nouveau, mon respect et mon affection pour vous ne peuvent s’exprimer qu’en disant ce que je vois et ce que je comprends dans notre pays. Vous pourriez être mon père ; vous avez toujours 38

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été un mentor et une référence ; vous êtes aussi un camarade. Je parle d’où nous sommes, en 2008. Récemment, j’ai eu l’occasion de passer quelque temps en Afrique du Sud. Je n’y vais plus très souvent, et je me rends compte que je ne suis plus capable de “lire” instinctivement l’environnement. J’ai perdu le contact, peut-être parce que le sang rend souvent la surface glissante. Je me rends compte aussi, comme tant d’autres, que je suis devenu conditionné par l’attente du pire. Le défilé, apparemment sans fin, des clowns corrompus à tous les niveaux du pouvoir, leur incompétence et leur indifférence, en fait leur arrogance comme vainqueurs historiques enivrés par une culture des titres, le sentiment d’une horreur imminente à cause de la violence et de la cruauté avec lesquelles sont commis les crimes, être torturé et assassiné pour un téléphone portable ou quelques sous – on devient paranoïaque. Plus je restais dans le pays, plus j’avais peur. Je commençais à calculer les chances statistiques d’être le prochain qui serait volé, violé ou abattu. Le cercle se rétrécit. La grand-mère d’un ami très proche – elle est aussi âgée que vous – supplie ses voleurs de ne pas la violer, elle prétend même avoir une maladie sexuellement transmissible ; le neveu d’un ami écrivain est tué d’une balle en plein visage, dans sa maison, par quelqu’un qui s’est introduit chez lui la nuit, et qu’il avait pris pour un rat ; le fils de mon frère aîné est poignardé sur le parking devant un restaurant, la lame traverse un poumon, la police n’est jamais venue, il est sauvé parce que son compagnon appelle sur son téléphone portable sa petite amie en Australie qui 39

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BABEL Regard d’un poète engagé sur le monde et ses dérives, ce recueil de quinze textes est un appel à la réflexion, à la remise en question, une invitation à la rigueur et à la vigilance. Evoquant tour à tour son identité afrikaner ou ses souvenirs de prison, son admiration pour Mahmoud Darwich ou la mort d’émigrés clandestins, dénonçant la terrible responsabilité de Sharon et de Bush au Moyen-Orient, ou esquissant un rapprochement entre Nelson Mandela et Barack Obama, Breyten Breytenbach rend hommage à tous ceux qui, par leurs idées, leurs itinéraires, leurs choix, proposent un autre point de vue, créent une autre sphère de réflexion. Son “Monde du milieu”, espace imaginaire au-delà des frontières et de l’exil, embrasse tous ceux dont l’humanité se place entre intelligence, échange et tolérance. Poète, romancier, peintre né en Afrique du Sud, Breyten Breytenbach dirige depuis quelques années, à Gorée au Sénégal, un Institut de recherche et d’accueil pour la démocratie, le développement et la culture. Il a reçu en 2010 le prix Max Jacob étranger de poésie pour Outre-voix / Voice Over (Actes Sud).

Illustration de couverture : © Zondi Skosana

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