Extrait "Férale"

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SOMMAIRE

Présentations au Platane – p. 10

CHAPITRE 1. – P. 18

CONTRER “L’A1” : DE L’ART POUR PROTÉGER LE VIVANT

CHAPITRE 2. – P. 28

DÉTERRER L’ART CONCEPTUEL ?

CHAPITRE 3. – P. 38

UN PAILLIS PEUT-IL ÊTRE ARTISTIQUE ?

DES ŒUVRES À FONCTIONS AGRICOLES

CHAPITRE 4. – P. 52

LA PERMACULTURE : NOUVEAU PARADIGME CULTUREL ?

DES ARTISTES PERMACULTRICES

ET DES FERMES ARTISTICO-PERMACOLES

CHAPITRE 5. – P. 66

FÉRALE !

CHAPITRE 6. – P. 74

RÉENSAUVAGER L’ART POUR MIEUX CULTIVER LA TERRE

CHAPITRE 7. – P. 94

BIENVENUE EN ZONE SAUVAGE :

UNE POLITIQUE RÉENSAUVAGÉE

CHAPITRE 8. – P. 114

DÉCOLONISER LES TERRES ET LES CULTURES

CHAPITRE 9. – P. 136

DES ARTISTES PERMACOLES ET DES ŒUVRES

INCONSCIEMMENT PERMACULTURELLES :

QUAND IMITER LA NATURE FORME ÉCOSYSTÈMES

CHAPITRE 10. – P. 164 DU RECYCLAGE À LA DÉCROISSANCE, DU UN AU MULTIPLE : UNE PRODUCTION CONNECTÉE À D’AUTRES VIVANTS

CHAPITRE 11. – P. 190

DE L’ART COCRÉÉ AVEC D’AUTRES VIVANTS :

POUR UN ART ET UN REGARD NON ANTHROPOCENTRÉS

CHAPITRE 12. – P. 212

MYCORHIZE, MYCÉLIUM, LICHENS : DE LA VIE EN RÉSEAU À LA SYMBIOSE

CHAPITRE 13. – P. 232

DANSER POUR LES PLANTES : DES RITUELS

POUR ENTRER EN AMOUR AVEC LE VIVANT

CHAPITRE 14. – P. 258

FAIRE VIVRE ET LAISSER MOURIR :

UNE POLITIQUE DU SOIN

CONCLUSION – P. 278

UNE NÉCESSAIRE SPIRITUALITÉ

Postface, de Rebecca Lamarche-Vadel – p. 288

Remerciements – p. 294

Notes – p. 298

ANNEXES – P. 321

Pour en savoir plus sur ces artistes et ces œuvres permacoles, permaculturelles, férales… – p. 322

Biographie de l’illustrateur – p. 330

Pour aller plus loin – p. 332

PRÉSENTATIONS AU PLATANE

Il fait noir. Mes yeux sont pourtant bien ouverts. Derrière la vitre, en face du matelas posé à même le sol, se dresse un platane pluricentenaire. C’est la première nuit que je lui fais face : nous venons tout juste d’arriver à Cavaillon, sur des terres que nous pouvons désormais appeler nôtres. Demain, il faudra faire des choix, tenter des gestes qui ne seront pas ceux de dominateurs mais plutôt ceux, terriblement humbles, de personnes désireuses d’apprendre directement des arbres, végétaux et insectes déjà là. Il s’agira également d’y inviter des œuvres qui fassent corps avec le vivant, qui l’amendent, qui aient été créées avec – voire pour – lui.

Une lame de fond, aussi récente que puissante, pousse actuellement les sciences humaines dans leurs retranchements : beaucoup appellent dorénavant celles et ceux qui la portent les “penseurs du vivant1”. Outre l’effondrement de la biodiversité, on trouve dans leur viseur la célèbre séparation entre nature et culture. En France, Bruno Latour2 et Philippe Descola3 ont souligné que seul·e·s les Occidentaux et les Occidentales passé·e·s au tamis de la modernité – les Modernes –considèrent leur tissu social comme morcelé4 et se sentent séparé·e·s du reste des vivants5. Les Modernes font des cases et opposent : non seulement la nature et la culture mais aussi le corps et l’esprit, la rationalité et l’imaginaire, le capital et la main-d’œuvre. Enfin, ils hiérarchisent : seul un des deux membres de l’équation reçoit ses lettres de noblesse. On préfère la rationalité à l’imaginaire, l’esprit au corps, le capital à la maind’œuvre, la matérialité à la spiritualité. “On” pour ne pas dire “nous”. Pourtant… Comment oublier que l’humain fait partie – que nous faisons partie – des mammifères de cette planète ? Comment penser un corps en vie sans qu’il soit animé par son esprit ? Comment ne pas percevoir que les galeries laissées par les lombrics dans la terre forment une culture qu’ils laissent à leurs descendants 6 ? Les séparations propres à la

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modernité capitaliste7 semblent n’être que mentales, peu réalistes lorsqu’il s’agit de les délimiter effectivement dans la matière. Ces dichotomies factices favorisant toujours une seule partie de l’axiome participent enfin à asseoir et conserver la domination de l’homme sur les minorités, les femmes, les autres espèces, les territoires. Mais comment penser un art qui serait pardelà la nature et la culture alors que ce champ a précisément été théorisé comme l’apanage des êtres humains séparés du reste des vivants ?

Pendant plusieurs années, j’ai trouvé difficile de concilier mon quotidien de commissaire d’exposition et d’historienne de l’art avec la nécessité de préserver la biodiversité. La certitude que la même vie grandit à l’intérieur des végétaux, des humain·e·s et des animaux m’interroge sur la possibilité de rester liée à un milieu de l’art a priori si déconnecté. Les installations qui traitent d’écologie cristallisent pour la plupart une dissonance contemporaine : faire “prendre conscience” mais sans changer leurs modes de production délétères. L’installation Your Waste of Time (2006) d’Ólafur Elíasson peut servir d’emblème à cet état d’esprit : pour la produire, l’artiste a fait prélever six tonnes du plus grand glacier islandais, formé aux alentours de 1200 avant Jésus-Christ, afin de les exposer au MoMA (New York). Sa démonstration doit permettre au public d’observer lui-même les conséquences du dérèglement climatique sur les glaces éternelles. Elle a pourtant nécessité de grands coups de tractopelles, différents transports pour traverser un océan et la climatisation maximale du musée : les émetteurs mêmes des gaz à effet de serre qui entraînent cette fonte glaciaire. L’artiste derrière Your Waste of Time s’est tout bonnement approprié une partie d’un glacier avec une violence non négligeable. Près de dix ans plus tard, Ólafur Elíasson réitère l’expérience dans le cadre de la COP21 : il accapare des morceaux de banquise qui flottent au large du

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Groenland afin de les déposer en cercle devant le Panthéon8. Ils finissent en flaque sur le sol parisien : sous les pavés, la banquise. La stratégie employée ici est celle

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du choc, de celle qui rapporte plus à l’aura médiatique de l’artiste qu’à l’accroissement d’une conscience commune. Donner à voir les processus de domination du capitalisme en les rejouant n’est pourtant plus acceptable ; rajouter aux destructions pour les dévoiler ne peut plus être une option. L’intention et la manière de la transmettre doivent porter des messages communs.

À partir du milieu du xviiie siècle, certains artistes soucieux des ravages de l’industrialisation se sont tournés vers l’artisanat et ses techniques pré- ou périmodernes : céramique, tissage, travail du bois ou du verre… Leur lignée est toujours active aujourd’hui. Le phénomène s’est même amplifié après 2001. Ils façonnent leurs matériaux à la main, sans matière issue du pétrole, ce qui leur permet de conserver des modes de production circulaires qui ne contribuent ni au dérèglement climatique, ni à l’accumulation de déchets non revalorisables. Souvent, les productions de ces artistesartisans n’ont pas nécessairement besoin d’énergies fossiles. De ce fait, même si une grave pénurie advenait, elles pourraient continuer à être réalisées 9. Par certains aspects, cet art est un art décroissant, un art de survie, beau dans ses intentions et son rapport non délétère au monde. Mais n’existerait-il pas un art qui puisse non pas éviter d’abîmer mais, mieux encore, qui soutienne les écosystèmes ?

Si je souhaitais perdurer dans la voie de l’art, il était nécessaire de trouver des œuvres qui incarnent la transformation même que je souhaite voir advenir dans le monde. Je ne voulais pas soutenir un art de survie, mais bien découvrir un art qui favorise la vie : un art qui aurait le pouvoir de déclencher en chacun cet amour pour le vivant qui pousse à le préserver. C’est alors que la rencontre s’est faite. La réponse était là, sous mes yeux. Certain·e·s artistes, certaines œuvres, certains gestes donnaient déjà vie à ce futur que j’espérais : des installations sont produites en intelligence avec des abeilles, certaines sculptures préservent des zones sauvages, des

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artistes dansent même avec les arbres. Leurs manières d’être au monde sont agradantes : au lieu de dégrader des biotopes et de participer aux processus délétères du libéralisme, leurs actions favorisent les liens entre les êtres, les vivants, les lieux… Loin d’une écologie de surface, ces œuvres défient les cadres sociétaux actuels. Elles sont cocréées avec d’autres vivants ; difficile, donc, de séparer ce qui serait création de la “nature” de ce qui, en elles, proviendrait exclusivement de l’humanité. En floutant la frontière instaurée par la modernité entre un “nous” humain et un “eux” qui définirait le reste des vivants, cet art ouvre une brèche vers la définition d’une société nouvelle. Alors, il n’a plus fallu choisir entre avoir la tête dans l’art ou les pieds dans la terre puisque les deux s’étaient enfin rencontrés.

Une tradition amérindienne veut que les femmes rêvent un an à une future construction avant que celle-ci puisse débuter. Elles visualisent chaque étape : la découverte du meilleur emplacement, l’arrivée de matériaux adéquats, le soutien des esprits, l’habileté du groupe… Leurs rêves permettent au projet de devenir réalité dans les meilleures conditions possibles. De la même manière, j’ai commencé à rêver seule, depuis un cabanon perdu en forêt, ce lieu liant les trois directions qui m’animent : l’art et la biodiversité bien sûr mais aussi les états modifiés de conscience. Ces états méditatifs ou de transe permettent justement de lier des champs a priori peu compatibles jusqu’à changer en profondeur les regards. Chez les Inuits, il est habituel de raconter ses songes au petit matin afin que chaque membre de l’habitat puisse les faire siens. À leur image, j’ai partagé ces élans aux miens. Ce lieu dont je rêvais est ainsi devenu collectif, familial, amical, professionnel… Petit à petit, comme dans un puzzle, les êtres, les animaux, la maison, les plantes se sont assemblées dans ma réalité jusqu’à s’incarner dans 2,6 hectares de terres en Provence.

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Ce soir, c’est la première fois que je dors dans cet endroit qui habitait mes nuits. L’excitation me garde éveillée. Une certaine crainte aussi. Dès demain, notre imaginaire va rencontrer l’argile du sol, les lièvres sauvages, les agriculteurs alentour et les pommiers traités jusqu’alors. L’ampleur de la tâche m’impressionne. Je dois maintenant accompagner ces terres incessamment labourées vers leur retour à la vie. Et avec ce second souhait en tête : que chaque élément agricole fasse art… et que chaque œuvre se mette au service de la biodiversité. Alors, tout bas pour ne pas réveiller la maisonnée, je m’adresse au Platane dont les branches s’agitent devant les carreaux. Je lui confie la bataille entre domestique et sauvage qui fait rage en moi, cette peur d’imprimer plus encore la main du Moderne sur cet écosystème. J’égrène ensuite les noms de celles et ceux qui viennent d’arriver chez lui. Demain, je ne le sais pas encore, nous danserons au-dessus de ses racines avant de déposer des fruits à ses pieds. Cette nuit, l’heureuse ignorante lui demande tout simplement son aide. C’est lui le gardien des lieux depuis des siècles, de lui découlera la réussite de cette aventure.

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