







OXYGÈNE, Actes Sud, 2023.
Titre original : Nives
Éditeur original :
© EDIZIONI E/O, 2020
© ACTES SUD, 2025 pour la traduction française
ISBN 978‑2‑330‑20432‑7
roman traduit de l’italien par Jean Luc Defromont
Anteo Raulli sortit pour aller verser la bouil lie dans l’auge du cochon ; mais à la place de la pitance, c’est lui‑même qui plongea dedans la tête la première, victime d’un coup de sang, tan dis que son seau restait à terre. Une dizaine de minutes plus tard, ne le voyant pas rentrer, Nives jeta un coup d’œil par la fenêtre de la cuisine et découvrit la scène ; entre‑temps, Ciclamino, qui n’avait pas une idée très claire de ce qui se passait, avait fini par se résoudre à mâchouiller une oreille de son maître.
Salopard ! hurla Nives.
Elle vola jusqu’à son mari, l’attrapa par les pieds et le tira à l’abri sur le gravier. Quand elle le fit basculer sur le côté, elle constata qu’il avait la pommette luisante et la joue mangée. Ses molaires étaient exposées dans une sorte de rictus qui ne saignait même pas, le cochon l’ayant bien nettoyé à coups de langue. Anteo, la paupière écarquillée, semblait fixer du regard la pointe de son nez. Nives l’observa pendant un moment, 7
tandis que le vent défaisait son chignon et jetait ses cheveux sur son visage par rafales. Elle finit par s’adresser à son homme à voix haute : Je te l’avais bien dit, de ne pas sortir quand la tramontane souffle.
Puis elle dirigea son regard vers l’animal, qui s’en aperçut et se mit aussitôt à frétiller de la queue, comme pour dire : “Tu m’en balances encore un peu ?” Elle tourna les talons, regagna la maison à pas lents et y entra, sans toutefois refermer la porte derrière elle. Quand elle en ressortit quelques instants plus tard, elle empoi‑ gnait à deux mains le Saint‑François – c’est ainsi que les Raulli désignaient le fusil de chasse.
Viens par ici, mon beau, murmura‑t‑elle entre ses dents en faisant sauter du pouce le cran de sûreté.
Le cochon dut sentir le vent tourner, car il se mit à patiner dans la fange en secouant sa large croupe. Quand Nives arriva près de l’en‑ clos, Ciclamino émettait des grognements entre‑ coupés de couinements perçants. Il s’apprêtait à s’enfuir vers la remise quand il se trouva soudain hypnotisé par le canon braqué sur lui. Le coup de feu l’atteignit en plein front. Il s’effondra sur le flanc, tandis que ses pattes raidies conti‑ nuaient à gigoter. Pourtant, pas besoin d’être un expert pour savoir que le cochon, il faut le tuer sans qu’il s’en rende compte. Sans quoi la peur abîme le muscle, et la chair en général en pâtit. Y compris la couenne. 8
Nives ne pleura jamais, même à l’enterre‑ ment. Contrairement à sa fille arrivée de France, qui mugit comme une sirène à la morgue, pen‑ dant l’oraison funèbre puis devant la niche funéraire. Elle ne pleura pas non plus après, à la maison. Au contraire, elle tint tête à l’appé‑ tit de son gendre et de ses petits‑fils, qui débar‑ quaient en général à Poggio Corbello avec une idée fixe : les tortelli faits maison. Ayant ôté sa robe des grandes occasions, elle ouvrit les pla‑ cards et les tiroirs de la cuisine avant de vider un paquet de farine sur le plan de travail.
“Maman, il faut qu’on réfléchisse à ce qu’on va faire de toi”, la harcelait sa fille, qui avait toujours un mouchoir à la main. Nives levait les yeux au ciel : “Laura, si tu me le répètes encore une fois, je me jette dans le poêle. Ici, je ne manque de rien. D’après vous, qu’est‑ce que je devrais faire, venir avec vous dans le Languedoc ? J’aurais l’impres sion de vivre au milieu des Martiens. Je ne sais même pas dire le nom de mon gendre et de mes petits fils. À soixante sept ans, c’est difficile de se déraciner. Et puis qui s’occuperait des bêtes ?”
Elle devait se réfréner, car la discussion aurait pris un autre tour si elle s’était écoutée. Alors elle poursuivait dans sa tête, pour elle‑même : “Tu parles, ce qui vous fait saliver, vous autres, c’est l’idée de vendre la propriété ! Ça ne vous suffit pas, les loyers des champs, que vous siphonnez tous les mois sans faute ? Dès que le virement des Bandini arrive, pouf, il disparaît de l’autre 9
côté des Alpes. Vous faites tout ce cinéma devant le cercueil du père de famille avec son bandeau en travers de la figure, et en même temps vous calculez comment partir en vacances d’un Noël à l’autre. Je vois bien comme il bêle de plaisir, le petit Français.”
Ils restèrent une semaine. Au moment des adieux, la fille fondit de nouveau en larmes, car elle avait des scrupules à laisser sa mère dans la désolation de cette ferme loin de tout.
On a une belle chambre qui n’attend que toi, dit‑elle en se lançant dans une accolade que Nives prit de travers, les bras le long du corps et une pensée en boucle dans la tête : “Tu peux toujours courir.”
Puis la veuve se pencha vers ses petits fils, qui étaient le portrait craché de leur père : blondi‑ nets et taciturnes. Ils n’avaient jamais réussi à regarder leur grand mère droit dans les yeux. Ils ne commençaient à se détendre qu’au bout de quelques jours, en général à l’approche du départ. “Dire qu’on a pu dégénérer à ce point”, pensa Nives en plaquant un baiser sur leurs têtes, qui brillaient sous le soleil du printemps naissant. En revanche, elle tendit la main à son gendre. Un champion de gentillesse, rien à dire, mais raide comme un piquet. Le genre de type à qui il faudrait filer un coup de couteau pour lui arracher un sentiment. Tout le contraire de sa femme, qui continuait à chouiner, à tel point que Nives finit par mettre les points sur les i :
Hé, je ne suis pas encore morte.
Comme ça, un peu pour tourner la chose en dérision, un peu pour se défouler. Mais Laura ne le prit pas bien : ça dut lui sembler de mau‑ vais goût, vu leur deuil tout frais. Elle se rem brunit comme si elle avait été touchée au vif.
Au revoir, maman, soupira‑t‑elle avant de l’embrasser hâtivement sur la joue.
Puis ils montèrent dans leur grosse voiture de location. Nives la regarda s’éloigner le long du chemin de terre puis se perdre sur la dépar tementale. Les garçons ne se retournèrent pas pour lui faire au revoir par la lunette arrière. Il ne resta qu’un voile de poussière, qui flotta quelques instants en l’air. Puis Poggio Corbello redevint tel qu’en lui même, sans intrus. Nives porta son regard sur l’auge où son mari avait fini ses jours sans crier gare. Elle se demanda ce que fabriquaient les Catani, qui faisaient leurs choux gras de l’abattage depuis vingt ans. Juste après cette sale affaire, ils avaient accouru ventre à terre pour escamoter les cent trente kilos de Cicla mino, mais n’avaient pas encore réglé la facture. Chaque vente est un calvaire, marmonna‑ t elle avant de regagner l’intérieur de la maison.
La première nuit fut blanche. Tant que sa famille était dans les parages, ça n’était pas arrivé, malgré le choc de la tragédie. Couchée de son côté du lit, Nives le comprit aussitôt : dès qu’elle fermait les yeux, quelque chose s’emparait d’elle, comme si l’espace familier de la chambre risquait
de se transformer durant son sommeil. Tout à coup, il était inacceptable que le monde conti nue à tourner comme si de rien n’était. Et puis elle avait l’impression qu’Anteo était dans son dos. La fatigue, qui était grande, parvint presque à la terrasser à deux reprises, mais sitôt qu’elle se hasardait à larguer les amarres, elle écarquillait de nouveau les paupières en sursaut et le cœur battant, agitée par la sensation nauséeuse – qui ne durait heureusement que quelques instants –de ne pas bien savoir où elle se trouvait. C’était drôle, parce qu’il n’y avait pas moyen de se trom‑ per : aucun autre lieu ne pouvait rivaliser avec la ferme sur le coteau, qu’elle habitait depuis près d’un demi‑siècle. À moins d’aller repêcher la vieille maison où elle était née et dont elle gardait des souvenirs vivaces – mais il s’agissait vraiment d’une autre vie.
Ce fut au cours du second délire de somno lence qu’elle eut une trouille bleue, quand elle entendit son nom : en un éclair, la voix de son mari lui parvint nettement, “Nives !”, comme provenant de la pièce voisine – un timbre qui avait ponctué indéfiniment ses journées depuis sa jeunesse. “Anteo m’a vue grandir, de vingt à soixante‑sept ans”, ressassa‑t‑elle au fil des heures, tout en essayant de se donner du cou‑ rage, jusqu’à ce que les premiers gazouillis des moineaux se fassent entendre. “C’est normal d’avoir des hallucinations dans le demi‑sommeil, se justifiait elle, je ne suis pas un animal !”
Lorsqu’elle alla se regarder dans la salle de bains, elle faillit s’écrier : “C’est qui, celle là ?” Elle continua de porter le poids de sa mauvaise nuit même après, quand elle fit la tournée des bêtes. Elle luttait contre des frissons profonds. Sa vision était brouillée sur les côtés.
Les clapiers se mirent à trembler à son approche, tandis que les lapins tentaient fré nétiquement d’accaparer les meilleures places autour de la mangeoire. Puis Nives se dirigea vers le flanc de la maison avec son seau de grain et ouvrit le poulailler. Ses occupantes fondirent sur elle telle une nuée. Nives s’avança vers Giaco‑ mina, qui était toujours à la traîne à cause de sa patte droite dont il ne restait qu’une griffe gru‑ meleuse. Depuis qu’elle avait été amochée par le sale chien qui s’était échappé un après‑midi de chez les Potenti, Anteo n’avait eu de cesse de la faire passer à la casserole. Ses mots semblaient encore flotter dans l’air : “Avec sa patte bouffée, elle va se mettre à pourrir du jour au lendemain. Mieux vaut qu’elle finisse dans nos assiettes plutôt qu’à la poubelle.” Nives secoua la tête. Entre‑temps, Giacomina s’était figée devant sa maîtresse. Comme à l’accoutumée, elle la fixait d’en bas, la tête un peu de traviole, l’œil vide et abruti. La femme éprouvait une immense sym‑ pathie pour cette expression de sinistrée, sem blable à un point d’interrogation qui semblait demander au monde entier : “Et moi, qu’est‑ce que je fais là ? Vous en savez quelque chose ?”
Comme chaque fois, cet embryon de conscience se dissipa aussitôt qu’une volée de grains atterrit à quelques centimètres de son bec : elle se rua dessus. En raison de sa patte abîmée, elle devait entrouvrir son aile gauche pour conserver son équilibre lorsqu’elle picorait.
Mon amie, dit Nives à mi‑voix, c’est comme ça que je vis depuis toujours.
Elle continua de nourrir cette misérable créature en veillant à ce que ses compagnes ne prennent pas d’assaut sa provende. Ensuite, elle alla s’occuper du potager.
Elle ne tarda pas à s’apercevoir que la vie à la campagne changeait du tout au tout dans la solitude. Les heures douloureuses comme une rage de dents s’écoulaient au ralenti, les tâches ordinaires prenaient un contour anor‑ mal, et le silence transformait tout en pente à gravir la gorge nouée, demi heure après demi heure. Une présence à un mètre ou à six kilo‑ mètres de distance, ça modifiait la participation aux choses de l’existence, Nives en prit vite conscience avec âpreté. “Quoi, je ne me suf‑ fis pas ?”, s’interrogeait‑elle. Cette découverte à un âge avancé était un coup de massue qu’elle avait du mal à encaisser. Chaque geste s’alour‑ dissait du fait qu’un moment non partagé était un moment perdu. Ça concernait surtout les petites choses de rien du tout, tel le verre d’eau qu’elle buvait. Il n’y avait personne pour lui dire : “Tu as la gorge bien sèche, dis moi”, 14
histoire d’échanger deux mots. Sous‑entendu : “Je te vois, tu existes.” Comme il n’y avait pas âme qui vive pour la regarder, elle se sentait fan‑ tomatique.
Nives dîna sur le canapé devant la grande télé vision. Elle finit même par boire une goutte de plus pour se calmer. Mais elle jetait de temps en temps un coup d’œil en coin vers le couloir et donc la chambre. À l’idée d’aller enfiler sa che‑ mise de nuit, elle sentait comme des épingles lui piqueter l’estomac.
Trois jours plus tard, elle ouvrit la porte de la maison, le visage émacié et le chignon de travers. Avec son pull de travail enfilé à la hâte, elle res semblait à une réfugiée mal fagotée. Ses bottes en caoutchouc faisaient crisser le gravier, mais elle avait l’impression de léviter. Elle se sentait sur le point de défaillir quand elle tournait trop vite la tête. Alors elle se disait : “Si seulement ! Comme ça, au moins, je me fais un roupil‑ lon d’un quart d’heure.” Puis elle se rappelait dans quel état elle avait trouvé Anteo. L’idée des poules déchaînées en train de lui picorer les yeux ne lui disait rien qui vaille.
Pour finir, elle dut se regarder en face et en prendre acte : c’était à cause de l’abandon. Le jour, absorbée par les bêtes et tout le reste, elle supportait tant bien que mal l’isolement, mais elle sombrait à la tombée de la nuit. Ce n’était pas une trouille normale, elle le comprenait bien ; l’angoisse prenait une autre direction.
Subitement veuve dans sa ferme toscane, Nives n’est plus que l’ombre d’elle-même jusqu’à ce qu’elle trouve en Giacomina, une poule, une compagnie assez réconfortante pour remplacer avantageusement l’homme auquel elle avait consacré sa vie.
Mais un soir, paniquée par l’inexplicable paralysie du gallinacé, Nives appelle le vétérinaire, Loriano, un vieil ami que son épouse devra extirper d’un sommeil aviné.
La discussion s’engage. Celle qui appelait pour une urgence ne lâchera plus son interlocuteur. Elle exhume le passé, contraignant Loriano à écouter toutes les révélations, aussi fracassantes que libératrices, qu’elle a choisi d’égrener par téléphone. Un roman à deux voix intense, cocasse et mordant, sur les occasions manquées, les passions délaissées et les secrets qui consument l’âme.
Né à Grosseto en 1976, Sacha Naspini a travaillé comme éditeur, directeur artistique et scénariste. Il est l’auteur de plusieurs romans et récits publiés ou en cours de traduction dans près de cinquante pays. Après Oxygène (2023), Nives ou les Cœurs volatils est son deuxième ouvrage publié par Actes Sud.
Illustration de couverture : DR
www.actes-sud.fr
DÉP. LÉG. : MARS 2025 / 16,80 € TTC France