Entretien avec Pei-Hsiu Chen

RENCONTRE AVEC PEI-HSIU CHEN

Somnolente PROPOS RECUEILLIS LE 6 JANVIER 2021 PAR IVAN GROS ET YU-JIE JIN

Un des traits communs aux nouvelles semble être le cadre

Donc, ton angoisse est liée à la faiblesse des revenus ou

urbain. Dans ce cadre, l’omniprésence du gris est frap-

aux problèmes des soins longue durée ?

pante. Que signifie cette palette de couleurs pour toi ?

PEI-HSIU. Le salaire minimum effectivement est peu

PEI-HSIU. Mes outils principaux étaient le crayon ou le

élevé et en même temps, nous ne prévoyons pas de faire

fusain. Ce qui a donné cette dominante grise. Par ailleurs,

des enfants pour qu’ils nous prennent en charge une fois

la ville que j’ai dessinée est Taipei et le gris est sa couleur

vieux. C’est une question que nous nous posons souvent

fondamentale. Bon nombre de lecteurs m’ont confirmé que

avec mes amis. Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux vivre à

cette couleur correspondait bien à cette ville.

l’avenir dans des maisons de retraite ? C’est peut-être la motivation inconsciente qui explique l’apparition de tra-

On sent un certain plaisir à peindre des paysages urbains. Ton

vailleurs étrangers dans ma bande dessinée.

désir de la ville n’est-il pas contrarié par la logique du récit ?

PEI-HSIU. C’était mon premier album et c’était plus difficile,

Tu penses que les scènes qui représentent des travailleurs

pour moi, de rendre les interactions entre les gens. J’espérais

étrangers pourraient avoir lieu ailleurs ou bien que c’est

que les paysages puissent coexister avec les dialogues. Les

propre à Taïwan ?

personnages peuvent interagir sans nécessairement dialoguer.

PEI-HSIU. C’est peut-être propre à Taïwan (ou Singapour,

Au début, ce sont les paysages que je voulais dessiner. J’espé-

Hong Kong). La main-d’œuvre provenant d’Asie du Sud-

rais que les paysages urbains puissent être reliés à l’intrigue.

Est est plus facile d’accès.

On peut même dire que les paysages ont une grande importance dans plus de la moitié des nouvelles et que la puissance

Comment expliques-tu la présence de chats dans tes ré-

de ces paysages parfois peut couvrir le récit.

cits ? J’ai l’impression qu’ils représentent d’un côté l’espace privé protecteur, douillet (comme dans la premère

La description de la ville semble passer par une descrip-

histoire “Cocon” ou la troisième “Jour de congé”), un

tion des transports et en particulier des transports en

monde préservé de la bêtise humaine que l’on retrouve

commun. Pourquoi ?

aussi dans “l’Heure du repas” (sixième histoire).

PEI-HSIU. Pour les besoins de l’intrigue, il faut que les per-

PEI-HSIU. Sans enfant et sans famille, nous ne pouvons

sonnages se déplacent et les transports sont le moyen de se

pourtant pas nous passer de compagnie. Ce ne sera pas

déplacer dans la ville. Certains prennent leur scooter ou

forcément celle des êtres humains mais plutôt celle des ani-

d’autres conduisent leur voiture, mais pour moi, les trans-

maux. Les chats sont plus appropriés à l’espace de la cité.

ports en commun sont plus pertinents pour représenter la

Certains appartements n’acceptent pas les chiens, mais les

ville. Ils sont incontournables même. À la campagne où j’ai

chats, ça passe. Beaucoup de dessinateurs mettent aussi

vécu, il n’y a pas d’équivalent. Même à Kaohsiung, on ne

des chats dans leurs œuvres.

prend pas aussi souvent le bus…

Quand je vois l’univers que tu crées, les chats pour moi Beaucoup de scènes ont lieu en effet dans les transports en

représentent, comme dans le premier chapitre, l’espace de

commun. Je pense à cet épisode étonnant dans la quatrième

l’appartement, un espace privé, protégé, qui permet de pré-

nouvelle “Patience” : une garde-malade étrangère demande

server l’individu de l’agressivité et de la bêtise humaine,

au chauffeur de l’attendre parce qu’elle a oublié des médica-

extérieure. Est-ce que tu es d’accord avec cette vision ?

ments pour le vieil homme dont elle s’occupe. En quoi cette

PEI-HSIU. Ça me fait penser à ce point de vue selon lequel

scène est-elle représentative de Taipei, voire de Taïwan ?

les animaux de compagnie reflètent et compensent l’inca-

PEI-HSIU. Il est courant à Taipei d’employer des gardes-ma-

pacité des êtres humains à exprimer leurs sentiments. On

lades étrangers pour prendre soin des personnes âgées. C’est

ne peut pas adresser aux humains des paroles trop stupides

peut-être mon angoisse du futur qui a motivé cette scène.

ou gênantes. Devant notre animal de compagnie, nous

Sachant qu’on ne fera peut-être plus d’enfants à l’avenir*.

n’avons pas cette retenue. Nous nous sentons en sécurité en leur présence et ils ne nous blessent pas. Ils sont comme

* Ndt :Taïwan a le taux de natalité le plus bas au monde], est-ce qu’on pourra encore employer des travailleurs étrangers pour s’occuper de nous ? Travailleurs étrangers qui n’ont, d’ailleurs, pas la reconnaissance qu’ils méritent...

notre propre chambre où on peut mettre tout notre ego sans craindre d’être méprisé.

Associés à l’espace privé, je pense à la nouvelle “Dating”,

La cité idéale n’est-elle pas une société sans homme ?

je me demande si les cafés ne cherchent pas recréer aussi

La société urbaine que tu décris est une société où les

l’univers protégé que représentent les chats. Comme si la

hommes semblent de trop. Ils sont souvent des obstacles,

ville de Taipei était le lieu d’une tension. D’un côté, des es-

des obstacles à contourner, des obstacles à l’aventure

paces tout tranquilles, de l’autre, des espaces très agressifs.

amoureuse… Ils sont souvent absents, égoïstes, irrespon-

Tu arrives à capter la tension entre ces deux types d’espace.

sables, mal éduqués…

PEI-HSIU. Les lieux qui apparaissent dans mes nouvelles

PEI-HSIU. Il semble que mes nouvelles donnent une vison

sont ceux que je fréquente ou que je traverse souvent dans

négative de ces choses-là, mais ce sont elles qui rendent les

ma vie quotidienne. Puisque je ne suis pas une travailleuse

histoires possibles. Les conflits engendrent la mauvaise hu-

de bureau qui prend les transports tous les jours, je choisis

meur, puis le désir de raconter, lequel assure la tension dra-

des lieux statiques qui sont proches de chez moi, espace

matique. Donc, si nous restions toujours peace, tout irait

intérieur ou parc.

bien et il n’y aurait plus de production artistique.

La ville n’est-elle pas le lieu où des relations humaines

L’homosexualité féminine n’est-elle pas une alternative à

authentiques peuvent se nouer? On pourrait opposer une

la bêtise masculine ? Je pense au récit un peu à part qui

civilité d’apparat (celle du festival Hai-huo dans l’histoire

fait écho à une nouvelle de Murakami, “Dating”.

qui donne son titre au livre “Somnolence”) à une civilité

PEI-HSIU. Aux différentes étapes de l’existence, l’attente

plus authentique, comme cette relation amoureuse qui se

des femmes est différente de celle des hommes. Les per-

noue dans la huitième histoire “Dating” ?

sonnes de même sexe se comprennent mieux entre elles.

PEI-HSIU. Il me semble qu’on met en commun des langages

Elles peuvent plus librement se plaindre de leur compa-

et des façons de se comporter... On peut rapidement trou-

gnon ou des gens d’un autre sexe. Mais la compréhension

ver notre alter ego dans la masse diversifiée de la popula-

et la sympathie se distinguent des émotions amoureuses.

tion. Aucun risque de ne rencontrer personne. Il y aura toujours quelqu’un avec qui on partagera un point commun et

Puisque les hommes manquent d’éducation, manquent

pour qui on aura une préférence. Dans la scène qui se passe

d’égard pour les femmes, qu’ils sont immatures, quelles

près de Hualien, l’héroïne ne connaît personne. Ceux qui

solutions proposerais-tu pour les éduquer ? La littérature

fréquentent le festival ont plutôt l’air de hippies et soudain,

peut-elle participer à cette éducation ?

l’héroïne ne trouve personne à son goût avec qui elle pour-

PEI-HSIU. La littérature nous apporte du réconfort parce que

rait partager des sentiments… Ce n’est pas parce qu’il y a

les difficultés qu’un auteur raconte sont les mêmes que celles

un rejet mutuel, mais parce qu’elle a probablement besoin

qu’on rencontre dans notre quotidien. Si un auteur réussit

de temps pour s’acclimater à ces nouveaux lieux.

à raconter de si bonnes histoires, c’est parce qu’il éprouve une plus grande frustration que nous dans ses relations hu-

Un des traits de l’urbanité taïwanaise est la présence des

maines. La littérature peut nous éclairer la misère humaine,

masques. Nous sommes à une période antérieure à l’émer-

mais peut-être pas forcément participer à notre éducation...

gence du Covid 19. Or on voit beaucoup de masques, dans les transports en commun notamment. Pour un lecteur

L’éducation et la politesse peuvent parfois être un obstacle

européen, comment doit-il interpréter la présence de ces

comme dans “Chut !” où elles semblent empoisonner la

masques dans la ville ?

vie de couple. Comment expliquer ce paradoxe apparent ?

PEI-HSIU. Ça me fait penser à la petite copine de mon coloca-

PEI-HSIU. On m’a vraiment donné cette explication : “vous

taire. Elle porte toujours un masque habituellement. Une fois,

êtes trop gentils”. C’est pour ça que j’utilise cette phrase

nous nous sommes croisés dans la rue alors qu’elle n’en por-

dans ma nouvelle. Quand un couple ne se querelle pas, c’est

tait pas et je ne l’ai pas reconnue. Il me semble que les jeunes

parce qu’il considère les disputes comme une source d’in-

en portent plus fréquemment. Peut-être que c’est plus à la

confort, ou bien parce que l’estime de soi est si solide qu’il

mode. À Taipei, beaucoup de gens ont des allergies. On porte

n’est pas possible de s’humilier jusqu’à la querelle. Peut-

des masques aussi pour des raisons de santé. Nous sommes

être qu’il n’a pas appris à résoudre ce genre de problèmes

probablement influencés par le Japon. Peut-être qu’on trouve

dans sa famille d’origine… Donc l’expression que j’utilise

que l’environnement est sale ou que les masques apportent

dans mon œuvre ne désigne par la politesse mais plutôt la

un sentiment de plus grande sécurité... Quand tout le monde

retenue. On endure en accumulant du ressentiment.

est forcé de se couvrir le visage, on évite de se saluer quand on se croise. Certains sont très satisfait de réduire l’effervescence sociale.

Le féminisme des nouvelles n’est pas explicite. Tout est

Tu as signalé une contradiction entre la nécessité d’un

latent, subtil, comme les allusions fréquentes à l’histoire

récit et la recherche d’un style désinvolte et lumineux :

de Taïwan : disparition de la génération des Taïwanais

la solution n’est-elle pas dans la forme longue du roman

qui ont connu la guerre, l’essor économique, la dicta-

graphique ?

ture à travers la figure de la grand-mère, la présence des

PEI-HSIU. J’ai déjà commencé à travailler sur un nouvel

travailleurs immigrés, la pression de la famille tradition-

album. Je tiens aussi à dessiner des nouvelles courtes, en

nelle, les allusions à la terreur blanche... Pourquoi ne pas

respectant la même forme, même si le contenu est distinct,

choisir une expression explicite ?

parce que mes pensées ne sont pas toujours linéaires.

PEI-HSIU. Mon mode d’expression est plus intériorisé. Je

Chaque intrigue a sa particularité, mais je ne suis peut-être

ne cherche pas à provoquer les commentaires des lecteurs.

pas capable de les relier à une même histoire.

Si seul un petit groupe de gens comprend, ça me convient.

L’explicite ne correspond pas à mon style ni à ma person-

Tu as obtenu une récompense importante. Au-delà de ta

nalité. Je ne le fais pas exprès. Même si je trouve parfois

modestie coutumière, est-ce que tu comprends pourquoi

que les histoires de certains artistes sont trop directes,

tu as reçu ce prix ?

pourquoi pas ?

PEI-HSIU. Cette année, le Goden Comic Award a pour la

première fois supprimé le classement des prix par classe Le titre de la nouvelle : “Voilà, on en est là” est difficile à

d’âge ou par genres (comme Shojo, Shounen). C’est-à-dire,

traduire. Il fait référence à l’état de santé de la grand-mère

que ce soit pour les jeunes ou pour les enfants, toutes les

(maternelle) sur le point de mourir. Mais cette grand-

bandes dessinées devaient être sélectionnées en fonction

mère qui parle taïwanais représente une génération sur

de leurs notes, toutes catégories confondues. Je pense que

le point de disparaître. La génération qui a connu la dic-

les juges voulaient dire au public de prendre conscience

tature, la Terreur blanche, l’industrialisation. Avec elle,

des œuvres comme la mienne qui commencent à émerger,

c’est tout un monde qui disparaît. “Pour le moment, on

moins dans la veine des mangas et moins commerciales.

en est là, à Taïwan”, cela prend un autre sens. Lequel ?*

Une auteure qui fait des publications indépendantes a été

PEI-HSIU. Taïwan traverse une période de transition…

sélectionnée dans la liste restreinte pour le prix des nou-

mais je n’y ai pas trop pensé quand j’ai dessiné cet album.

veaux talents.

“pour le moment, c’est comme ça” est une expression courante et quotidienne. On ne peut pas encore penser au fu-

L’aventure de la BD documentaire, encouragée par Pei-

tur, donc on s’arrête là. Ou bien, l’on a trop de chose à

shan et Slowwork publishing, n’est-elle pas une tenta-

dire, mais on n’arrive pas à tout dire, donc on s’arrête là,

tion ? Tu dis dans la postface de la version taïwanaise que

jusqu’à la prochaine fois. Cela me parait un symbole pro-

tu as besoin des autres car tu travailles chez toi comme

bable de la situation à Taïwan et c’est ce qui nous donne un

une otaku, tu n’as pas d’autres solutions que de prendre

esprit de désinvolture… mais je n’y ai pas vraiment pensé

la matière de tes récits dans ta propre vie ou celle de tes

au début.

proches, mais tu pourrais très bien prendre un micro et, gagnée par l’esprit du documentaire, partir à la rencontre

Le fait que tu étais d’abord illustratrice avant d’être au-

de l’histoire des autres, non ?

trice de bande dessinée change-t-il le rapport que tu as au

PEI-HSIU. Selon mon expérience de coopération avec

médium ?

Slowwork, faire une BD documentaire est vraiment plus

PEI-HSIU. Pour l’illustration, chaque image est un indivi-

compliquée que de développer sa propre œuvre de fiction.

du. Le degré d’achèvement est nécessaire. C’est pour ça

Je participerai à ce genre de projet quand j’aurai assez de

que je garde une exigence de finesse en dessinant. Mais

temps et d’argent. Même si je ne refuse pas de coopérer

quand il s’agit de bande dessinée, il est probablement plus

avec les autres ni faire un travail sur le terrain, je préfère

important de bien maîtriser le récit ou de faire avancer l’in-

dessiner les nouvelles que j’ai moi-même écrites.

trigue. Je ne suis donc pas sûre qu’il faille mettre l’accent sur la finesse de chaque image. Même si certains lecteurs sont attirés par mon style, cela devient probablement un obstacle quand j’aborde le développement du récit.