
14 minute read
Quelle ville rêvez-vous pour demain ?
Question difficile, à laquelle il faut pourtant plus que jamais répondre… Nous l’avons posée à des acteurs de la construction et de l’animation du territoire. Cela a donné lieu à de longues conversations, dont nous publions ici quelques extraits, entre diagnostics, désirs, intentions et pistes.
Propos recueillis par Sylvia Dubost
Advertisement
Anne Pons
Directrice de l’Adeus (Agence de développement et d’urbanisme de l’Eurométropole de Strasbourg)
«Les deux enjeux structurants aujourd’hui sont le climat et la cohésion sociale et territoriale. Le 2e vient d’abord, il va conditionner notre capacité à réaliser le 1er. Si les deux ne s’articulent pas, on ne va nulle part. […] La transformation de la ville passe beaucoup par l’espace public, c’est ce qui donne aux villes européennes leur âme et leur génie. Et par la transformation des espaces publics on peut transformer les modes de vie, comme avec le tram, par exemple. […] La qualité ne doit pas être l’exceptionnel, l’ordinaire doit fabriquer la qualité de l’ensemble. Fritz Beblo a conçu l’école Saint-Thomas avec une façade sur rue, une sur l’eau, son inscription dans le tissu existant est parfaite. C’est évidemment contraire au grand geste qui jure avec le reste de la ville. L’articulation entre architecture et urbanisme est essentielle et doit être repensée. On ne peut plus placer l’immeuble dans une parcelle sans penser l’articulation avec la ville. […] Évidemment que l’idée de la ville-jardin est absolument centrale. Si l’on met du vert de façade à façade une rue sur quatre, dans un sens et dans l’autre, on crée un jardin collectif qui va générer des usages et où l’on viendra de 20km à vélo. On crée là un système, qui répond à la cohésion sociale et aux enjeux territoriaux. Si cela ne se fait pas à une échelle large, c’est juste un projet de rien du tout. […] En période de crise, on a besoin de laisser plus de place à l’imagination qu’aux normes. Les normes correspondent à des moments, et là, on est à un moment où il faut laisser place à l’adaptabilité. » Yann Coiffier
Coordonnateur Logement d’abord à la Ville et l’Eurométropole de Strasbourg
« Je suis assez pessimiste en fait. Je suis urbaniste de métier, je travaille beaucoup sur développement de projets ingénierie sociale, et ce qui m’inquiète, c’est qu’il y a de plus en plus de demandes et qu’on a de plus en plus de difficultés à y répondre. Ce n’est pas une priorité… D’un autre côté, j’ai l’impression que quelque chose est en train de bouger. Le confinement nous a permis de prouver qu’on peut mettre à l’abri toutes les personnes qui sont dehors. On a créé 1000 places d’hébergement en trois mois, ce qui est un record. Il n’y avait pas le choix. Cela a permis de retrouver des personnes sorties du système, qui étaient devenues des invisibles, et on a pu engager un travail avec elle. Les choses bougent aussi sur les formes d’hébergements. On est dans une véritable remise en question : on n’expulse plus tout le monde de force d’un squatt, on prend en compte la parole des personnes en cas de précarité. […] Il faudrait vraiment avancer sur les mixités d’usages. Un projet comme les Grands voisins est vraiment intéressant [à Paris, 3,4 ha d’espaces vacants ont été transformés pendant 5 ans en logements, hébergements d’urgence, ateliers/bureaux, événements culturels… À Strasbourg, l’association Horizome, dont Yann Coiffier est membre, mène un projet similaire dans l’ancienne clinique Sainte-Odile à Neudorf, ndlr], j’ai l’impression qu’on tend vers cela. On réfléchit de plus en plus aux bâtiments vacants, mais on y met trop peu de moyens. L’urbanisme transitoire comme chez les Grands Voisins pourrait être un levier, on peut ensuite garder une partie de logements sociaux.»
Thierry Rey
Thierry Rey
Architecte et Maître de conférences en Théories et pratiques de la conception architecturale à l’ENSAS, président du Conseil d’administration
« On pourrait partir de la ville telle qu’on n’en veut plus. Socialement et économiquement, c’est un lieu de tensions alors qu’historiquement les gens se sont regroupés pour se protéger et vivre ensemble. Aujourd’hui il y a une inversion des valeurs. On voit que ce modèle ne convient pas aux aspirations du moment. La ville n’est plus partagée, plus populaire. […] Elle s’est construite sur un modèle spéculatif, et même les gens qui ont un travail ont un problème d’accès au logement. Le logement est un produit financier et fiscal alors qu’il devrait être pensé pour être habité. Aujourd’hui on n’habite pas le logement dont on a besoin mais celui qu’on est capable de se payer en empruntant sur 20 ans. C’est une régression sociale, nourrie par la défiscalisation. La crise a bien mis en avant le mal-vivre du logement, on arrive aux limites de cela. On a confié la ville aux promoteurs et leur métier c’est de gagner d’argent. Ce n’est pas leur faute, c’est le modèle économique qui doit être révisé. Tant qu’on aura une ville privée, on aura des problèmes…On a su faire ça fin XIXe , début XXe , il faut investir massivement dans le logement mais aussi dans les infrastructures. […] Cette question du logement est extrêmement nourrie, on produit beaucoup de pensée, il faut maintenant l’expérimenter, et là la politique doit entrer en action. On a des idées et il faut construire cela de manière plus collaborative. Aujourd’hui, à chaque fois qu’on a un problème on invente une norme. L’environnement est le bon exemple. Il faudrait plus d’innovation, des réflexions plus transversales, mais on butte sur des cadres juridiques extrêmement stricts. La France reste quand même un pays riche qui pourrait instaurer ou impulser des démarches plus innovantes. Il y a des pays où le niveau social est élevé, comme la Suisse, où le modèle coopératif est très développé. Il permet de donner accès à des logements de grande qualité à personnes aux revenus modestes. Ce sont des super défis, et je dis aux étudiants : ne soyez pas démoralisés, on a vraiment besoin de vous, plus que jamais !

Meme circulant sur Internet et republié sur le compte instagram confinementart, « curaté » par l’artiste strasbourgeoise Cynthia Montier avec son complice The Wa.
Étienne Wolf
Maire de Brumath, conseiller départemental, président de Alsace Habitat et du CAUE*
« La loi SRU [Solidarité et Renouvellement urbain, votée en 2000, définit des règles en matière de mixité sociale et d’urbanisme, ndlr] nous impose des choses qu’on a du mal à réaliser. Aujourd’hui, les problèmes de l’habitat sont différents d’un coin à l’autre du territoire, et je répèterais ce que j’ai déjà demandé à M. Denormandie [le précédent Ministre chargé de la Ville et du logement, ndlr] : il faut mettre en place la possibilité pour les élus de réfléchir à la politique qu’il faudrait pour le leur. Il faudrait plus de pouvoir local, pas des choses imposées par l’État. On doit pouvoir se tourner vers lui avec une convention signée avec les partenaires, pour obtenir les aides dont on a vraiment besoin.»
*Conseil de l’architecture, de l’urbanisme et de l’environnement Pierre Chaput
Directeur de l’Espace Django
«Après la Culture pour tous, la Culture par tout, il faudrait la culture partout. Les artistes seraient partout et tout le temps les bienvenus. Plus que jamais, on a besoin d’art et de culture dans tous les espaces de vie. Pour l’instant, on y pense déjà dans les lieux éducatifs et médicosociaux, la question est de savoir comment généraliser cette vision. On pourrait avoir des lieux de permanence artistiques dans des logements, des bureaux, chez des promoteurs, dans les entreprises. Les acteurs privés pourraient se saisir de la culture par d’autres biais que par le mécénat, en accueillant par exemple dans l’entreprise, un artiste associé pendant un an. L’art en tant que tel sera à sa place, c’est-à-dire celle de pouvoir produire des émotions, des déclics, chez tout le monde.»
Georges Heintz
Architecte et Professeur à l’ENSAS
« Il ne faut pas raisonner Strasbourg, il faut raisonner Rhin supérieur. C’est une ville diffuse, de Cologne à Bâle, dont les villes sont les quartiers. J’appelle cela l’archipel rhénan. C’est un territoire siamois avec le Rhin au milieu, et de part et d’autre la même situation. Il n’y a pas d’équivalent dans le monde. On concentre toute la pharmacopée et la chimie européenne, 25 cathédrales, une centaine de musées dont les premiers du monde, Peugeot, Porsche, Mercedes, BASF… Il y a nécessité d’élargir toutes les questions locales. Il faut arrêter la métastase de la ville qui s’étale, la logistique par exemple il ne faut pas la mettre partout, mais là où elle est déjà. Le paysage est mangé de partout et pour le préserver il faut résonner à très grande échelle. Aujourd’hui il n’y a que des opportunismes et pas de raisonnements. […] L’architecture, ce n’est pas juste comme le Grand Paris : mettre de la salade sur tous les bâtiments. Il est évident qu’il faut végétaliser pour plein de raisons, mais ce qui me semble important c’est de transformer l’autoroute [A53, ndlr] en boulevard. Ce déclassement est une opportunité de repenser la ville en ville-parc, comme celle du 19e . Le problème c’est que dans les projets ça reste une autoroute, sans carrefour qu’on peut traverser. S’il n’y a pas de contre-allée, pas de commerces, il ne se passe rien, on aura des abeilles à grande vitesse… On ne fait pas de la ville sans activité. […] Je n’ai jamais compris la fascination pour la Neustadt. C’est nul, il n’y a pas d’arbres, les intérieurs d’îlots ne sont jamais utilisés. Si on mutualise ces intérieurs, on peut imaginer une nappe verte où mettre des écoles, des ateliers, et quand vous vous mettez à la fenêtre, vous voyez vos gosses jouer avec les gosses du voisin. Ça, c’est de la ville. […] La ville se construit sur la ville, c’est un palimpseste, et cette mémoire du passé, c’est ce qui fait le génie local. Pour ce qui concerne l’architecture : il ne faut plus rien détruire, pour s’appuyer dessus. L’architecture c’est la une magie du réemploi, c’est de la ressourcerie. Aujourd’hui chacun fait le malin, ça produit une grosse quantité de déchets et en plus ça coûte de l’argent.
L’important pour moi c’est l’architecture bioclimatique, ce qu’elle a toujours été, avec de grandes casquettes qui protègent du soleil, des arbres plantés devant la façade sud qui font gagner 7°C en hiver. C’est la bonne orientation, la bonne ouverture de façade, les bonnes plantations. À Strasbourg, la règlementation de l’urbanisme, même si elle a été révisée par endroits, date du 19e siècle… […] Les villes qu’on aime c’est celles où l’on flâne, où l’on perd du temps. Pour flâner, il faut que ce soit beau. On a perdu l’art de bâtir les villes, c’est devenu technique. On le faisait bien quand peu de gens s’en occupaient, avec peu de réglementation. Il faut retrouver de la spontanéité. Ça, ce sont les politiques qui peuvent la donner. »
Georges Heintz
Mickaël Labbé
Maître de conférences en esthétique et philosophie de l’art
«Si on se permet de rêver, ce dont on a n’a pas beaucoup l’occasion, je pense que le grand enjeu c’est d’arriver à résoudre la réponse à l’urgence climatique avec un vrai souci d’égalité sociale. Très souvent, on a l’impression que promouvoir l’un va conduire à sacrifier l’autre. […] Ce qui me frappe dans beaucoup de discours, c’est qu’il y a désamour à l’égard de la ville, on l’a vu au moment du confinement et cela se confirme. Les villages sont devenus hype, on parle aujourd’hui d’exode urbain. Cela témoigne d’une désaffection. En 2050, avec 60 à 70% des habitants en ville, le monde d’après sera forcément urbain, donc pour résoudre les questions climatiques, il faudra donc passer par d’autres manières de faire la ville. Mon rêve serait qu’on ne l’oppose plus à la nature, au sauvage. Nous ne sommes pas des êtres vivants dissociés de la nature, la ville c’est aussi du vivant. Il ne s’agit pas de greenwasher la ville mais de la penser comme un milieu naturel, avec des sols, des espèces animales et végétales. C’est une perspective un peu renouvelée du droit à la ville, qui doit être égalitaire et écologique, étendu au-delà de l’humain. Il doit prendre en compte l’ensemble des co-habitants humains et non-humains. C’est un enjeu stimulant pour l’avenir. La condition habituelle du progrès était la croissance, or aujourd’hui il faut inventer un autre modèle car construire revient à détruire. On est face à un problème vraiment neuf, et on a besoin d’un changement de modèle mental.»
Éric Chenderowsky
Directeur du service Urbanisme et territoires à la Ville et l’Eurométropole de Strasbourg
«Je rêve d’une ville où, quelle que soit la taille, on trouve les aménités, les services et les qualités de vie nécessaires. On doit être en capacité de redynamiser le tissu de villes moyennes, et tout le monde doit pouvoir vivre près de la campagne, quelle que soit la taille de la ville. Le confinement nous a fait changer de regard sur le temps libre et les espaces verts. On a envie d’un territoire mobile où l’on puisse bouger sans bouger, dont on puisse profiter de toutes les ressources. Peu de gens savent par exemple qu’avec un billet de train, on peut faire une journée de randonnée depuis Schirmeck. La ville de demain est décloisonnée, on habite différentes parties de la ville qui peuvent être de grandes avenues, des villages et petites villes. L’idée de singularité me plaît bien, chaque lieu a ses qualités mais ce ne sont pas les mêmes. Il faut retravailler sur le maillage dans les territoires, veiller à ce qu’il y ait des services minimum. C’est l’idée qu’on développe pour tracer les perspectives d’un projet urbain. […] Ce qui va nous occuper pendant les 10-15 ans à venir c’est la ville d’été. L’ombre est devenue une valeur essentielle, qu’il faut préserver et développer. Les matériaux, les couleurs de construction sont de vraies pistes. Les arbres aussi mais cela met 20 ans à pousser, et il faudra d’autres essences. Les paysages urbains vont changer, les sols seront plus perméables, les espaces publics plus ou moins bitumés, les herbes folles vont envahir les trottoirs. La nature n’est pas bien tondue et rectiligne : il y a une vraie pédagogie à faire sur le sujet.» Mireille Tchapi
Architecte et docteur en urbanisme, maîtresse de conférences associé à l’ENSAS
« Chaque crise est aussi l’opportunité de repenser l’ensemble des relations : le travail, le capital, l’emploi, l’histoire, la fabrique de la ville… On a encore une fois un rendez-vous avec l’histoire qu’il ne va pas falloir manquer. La collectivité humaine doit aujourd’hui questionner les fondamentaux. Le capitalisme, le néolibéralisme, le vivant, l’injustice, la culture, le multiculturalisme, la production, le colonialisme et de ses nouvelles formes, la guerre, la radicalisation, la dictature, tous ces mots qui pèsent énormément, il est temps de les mettre en parallèle avec l’aménagement du territoire, l’architecture. Qu’est-ce que la ville produit à l’aune de tout cela ? […] On est évidemment dans un « moment de crise », mais il ne faut pas de tomber dans le piège de sa narration unique. Dans le récit de l’urgence climatique, on oublie beaucoup de choses, comme la finance et les fondements économiques de notre régime de production. Il est temps, je pense, que la ville de demain, et l’éducation en fait partie, ait à cœur de reposer ces questions. C’est un vrai défi, et c’est ce qui nous manque pour donner du sens. […] Je regarde la vingtaine et j’ai bon espoir. Cette génération n’a plus rien à perdre car elle est en train de tout perdre.»
Pour compléter ces points de vue, nous avons sollicité des élus de la Ville de Strasbourg, qui n’ont pas répondu à notre demande dans les temps.

Antonio Gallego, Femme-Cité
Femme-Cité fait partie d’une série réalisée à l’occasion des élections municipales. Elle fait notamment référence aux Femme-maison de Louise Bourgeois et aux Construction de Fernand Léger, et sera exposée à l’espace En Cours, 56 rue de la Réunion à Paris 20e, en novembre 2020.
Antonio Gallego est plasticien et Maître de conférences en Arts et techniques de la représentation à l’ENSAS

Par Luc Gwiazdzinski 041 (géographe), Sylvain Grisot (urbaniste) et Benjamin Pradel (sociologue)
Extrait de la tribune parue le 5 mai 2020 dans le journal Libération
Pour se réinventer, les villes devraient prendre la clé des temps. Les villes ne sont pas des structures figées mais des entités qui évoluent selon des rythmes quotidiens, hebdomadaires, mensuels, saisonniers et séculaires, mais aussi en fonction d’événements, d’accidents et d’usages changeants et difficiles à articuler. Pourtant, si on a souvent aménagé l’espace pour gagner du temps, on a trop rarement aménagé les temps pour gagner de l’espace.