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Un urbanisme à toute épreuve ?
Face aux défis climatiques, Sylvain Grisot défend le concept d’urbanisme circulaire, et prône une transformation systémique de la fabrique de la ville. Il en discute avec Géraldine Bouchet-Blancou, architecte et doctorante.
GBB La vie urbaine, surtout au sein des villes les plus denses, a été très négativement perçue lors du confinement lié à la pandémie. Autant sur le plan du confort que du risque sanitaire au quotidien. La morphologie urbaine, la concentration de la population, la distance avec la nature et la taille des logements sont subitement devenues des éléments visibles de disparité sociale et le sujet d’une vision critique et renouvelée de la résilience urbaine. La densité a été considérée comme vecteur de contaminations, mais est-elle directement en cause dans la propagation des maladies ? Paradoxalement, le manque de proximité des lieux de production, des espaces naturels, des lieux de travail et de consommation a été au cœur des débats. Comment revenir à une bonne proximité, même au cœur des grandes villes ?
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SG Tout d’abord, ce lien qui paraît évident entre densité des villes et impact de la pandémie n’existe tout simplement pas. Singapour ou Hong Kong, villes denses par excellence, sont relativement épargnées par le virus. En Chine non plus, l’équationdensité = pandémie n’est pas vérifiée. Aux États-Unis, San-Francisco s’en sort mieux que New York, qui elle-même voit Manhattan moins touché que certains quartiers périphériques beaucoup moins denses. Plus qu’à la densité des villes, l’ampleur de la pandémie semble liée aux grands regroupements (sportifs, religieux…) et aux politiques mises en œuvre par les collectivités et les États. Mais en effet, les maux de la ville préexistants à la crise ont été exacerbés par la pandémie et l’épisode du confinement. L’espace public est sur-occupé, notamment par la voiture (plus de 50 % à Paris), et piétons et cyclistes peinent à se croiser en respectant les distances de sécurité. Les transports collectifs sont aussi incapables de répondre aux besoins en période de pandémie.
Plus marquant encore, les disparités liées au logement ont eu des impacts particulièrement cruels. L’habitabilité est mise à l’épreuve : manque de place, de balcon, d’espace vert privatif, défauts d’entretiens, nuisances…
Sylvain Grisot
Urbaniste, fondateur de dixit.net, une agence de conseil et d’innovation urbaine, et auteur du Manifeste pour un urbanisme circulaire, 2020 urbanismecirculaire.fr
Géraldine Bouchet-Blancou
Architecte, doctorante en architecture et urbanisme, auteure d’une thèse sur les politiques de densification verticales (soutenue en novembre 2020) au sein du laboratoire AMUP (Architecture, morphologie urbaine, morphogénèse et projet) de l’ENSAS et l’Insa.
Dessin de Luc Schuiten, sous-titré « Quand le dernier arbre sera abattu, la dernière rivière empoisonnée, le dernier poisson capturé, alors vous découvrirez que l’argent ne se mange pas » (Proverbe amérindien)
Plus que de se concentrer sur la ville dense, le virus a accentué les inégalités socio-spatiales antérieures en touchant très fortement les territoires les plus précaires, où les habitants cumulent les facteurs de risques : métiers exposés, pathologies préexistantes et défaut d’accès aux soins. Et s’ajoute évidemment le manque d’espaces verts. Ils prolongent naturellement les logements lorsque le jardin fait défaut, et font partie de l’espace de vie des habitants de la ville en la rendant habitable.
GBB Le «retour à la ruralité» a été régulièrement envisagé comme la solution à cette problématique, mais que signifierait concrètement cette néo-ruralisation ? Est-elle souhaitable, et à quelle échelle est-elle possible ?
SG On a en effet aussi beaucoup entendu cette notion de «revanche des campagnes», mais la campagne ne peut accueillir tous les urbains : nous n’avons pas la place ! La ville (petite et grande) est une nécessité pour épargner nos sols nourriciers et limiter notre dépendance à la voiture. Par la proximité qu’elle permet, la densité des infrastructures et des services, la ville sous toutes ses formes (la métropole comme le bourg du village) est le meilleur moyen de réduire nos impacts et de limiter la casse pendant les chocs. Il y a une forme d’amalgame entre l’image de la capitale et la «ville», mais Paris n’est pas la France. Les métropoles mondiales hyper denses, minérales et inabordables seront peut-être à l’avenir mises de côté par celles et ceux qui le peuvent, pour aller rejoindre les métropoles régionales, les villes moyennes ou des villages ruraux. Et pourquoi pas? Il nous faut surtout «faire la campagne à la ville» plutôt que d’y fuir, en associant nature et proximité au cœur de nos villes. GBB Le taux de nuisances urbaines et la surexploitation des aménités sont le signe qu’une ville a atteint un seuil critique. Le modèle de la mégalopole, compacte et verticale, entourée de terres cultivables et de « nature », est régulièrement mis en avant par les défenseurs de la compacité urbaine et plébiscité comme un des idéaux de la « croissance verte ». Mais la réalité urbaine est bien plus complexe et oblige à remettre en question cette vision très idéalisée de la ville verticale. En France, la périurbanisation –qui se poursuit à un rythme effréné – continue son œuvre d’«étalement» urbain, tandis que nombre de centres-villes et centres-bourgs sont en réalité en voie de déshérence (sinon de « muséification »). Ne faudrait-il pas réinvestir ces lieux plutôt que de construire toujours plus de maisons individuelles, de «centres de distribution», de zones commerciales, toujours plus vastes et toujours plus loin en périphérie ? En 2019, plusieurs ministres ont signé l’objectif Zéro Artificialisation Nette (ZAN). Il ne s’agit pour l’instant que d’une circulaire, sans contraintes réelles, mais le rapport qui l’accompagne montre l’étendue des enjeux et l’intérêt collectif qu’on aurait à les défendre. La situation est encore invisible aux yeux de beaucoup, car notre modèle économique est celui de la croissance et celle-ci est fortement corrélée à la construction et à la consommation. Mais la situation est telle qu’il en va de la sécurité alimentaire du pays. L’urbanisme circulaire propose des solutions concrètes pour arrêter, ou au moins freiner l’artificialisation et revenir à un urbanisme cohérent et pérenne. Quelles sont ces solutions, en substance ?
SG En effet, l’artificialisation des sols représente 30 000 hectares par an, c’est l’équivalent d’une vingtaine de Notre-Dame-des-Landes
SYLVAIN GRISOT
ou plus de 300 Europacity – tous les ans. C’est d’autant plus inquiétant que des communes qui perdent des habitants continuent de consommer des sols : ces dernières années, plus d’un quart des surfaces artificialisées pour des besoins d’habitat l’ont été par des communes… qui perdent des habitants. Même si le ZAN est une nécessité, il faut aller beaucoup plus loin, car ce n’est pas un changement de curseur qui est nécessaire, mais une transformation systémique de la fabrique de la ville. Dans le Manifeste pour un urbanisme circulaire, nous donnons largement la parole aux pionniers qui le pratiquent déjà. On peut penser au Mab Lab’, un espace géré par le Crous à Paris qui ferme ses portes à 14h et se transforme en coworking à 14h30 [le Mab Lab’ a fermé ses portes à l’issue du confinement, mais peut toutefois servir de modèle, ndlr]. Deux usages dans un même lieu, cela évite de construire des bureaux ailleurs, et c’est un des espaces de coworking les moins chers de Paris. L’urbanisme temporaire est aussi un exemple d’intensification des usages, en permettant d’utiliser un « temps mort » du bâtiment. On peut aussi penser à des bureaux qui se transforment en logements ou au BIMBY [Build in My Back Yard, ndlr] qui utilise des terrains sous-occupés pour créer de nouveaux logements. Enfin, on peut recycler des espaces déjà artificialisés, comme les friches, et penser à celles en devenir, comme les nombreux m2 des zones commerciales. En fait, rien n’est à inventer, mais tout reste à faire, car ces projets sont des exceptions. La question n’est pas de savoir si on y va, mais comment massifier ces projets exceptionnels pour qu’ils deviennent la norme.
GBB Les politiques urbaines et leur impact sur la vie quotidienne sont devenus un sujet très concret pour beaucoup de gens. La métropole cherche à rapprocher les gens, mais paradoxalement elle finit par les éloigner. Au delà d’une certaine taille et densité, une ville a nécessairement du mal à assurer les proximités souhaitables, à moins de réintroduire des productions maraîchères, des trames vertes et bleues, voire des potagers en centre-ville. Mais cela nécessite de faire de la place, de chambouler quelques programmes et certaines habitudes. Cela requiert un positionnement politique fort face à la pression foncière et immobilière de certaines villes. Pourtant, n’est-ce pas ce type d’urbanisme dans lequel nous devrions nous engager pour (ré)concilier les habitants avec leurs lieux de vie, pour vivre mieux et pour assurer un avenir convenable aux générations à venir ?
SG Oui! Il nous faut donner envie de ville, pour que ce soit le dernier endroit que l’on ait envie de quitter quand les choses tournent mal. La seule offre qui soit manifestement désirable, aujourd’hui comme hier, c’est la maison individuelle de périphérie. Elle associe dans les esprits surface habitable, espace extérieur, proximité de la nature, investissement et prix abordable. Nous devons donc proposer des alternatives crédibles, au cœur des métropoles comme des villes moyennes, en travaillant une offre de logements abordables et de qualité, associée aux espaces collectifs et publics qui lui sont intimement liés. Il va falloir penser le logement urbain dans sa continuité avec ses espaces extérieurs, les espaces publics et les espaces de nature, et ces espaces de nature doivent être denses et partout. La ville doit être celle de la proximité et rendre attractive la vie sans voiture, ou seulement une seule, mais qu’on peut laisser au garage. Les espaces doivent être plus mixtes et les fonctions rapprochées.
Mais il faut aussi briser les silos organisationnels pour construire cette ville désirable : logement, travail, production, mobilité, espace public, nature en ville, alimentation, santé… Tous ces enjeux sont à réfléchir ensemble. Pour assurer un avenir convenable aux générations à venir, il nous faut faire la ville résiliente. Nécessaire, attractive, la ville doit aussi tenir face aux vagues, quelles qu’elles soient. Il nous faut avoir la modestie d’admettre que l’on ne sait pas de quoi sera fait demain, et l’ambition de bâtir aujourd’hui une ville qui sera à la hauteur quoi qu’il arrive.
Obnubilés par le retour à la normale, une des dimensions de la résilience est trop souvent oubliée : celle de l’évolution. La résilience, ce n’est pas que résister au choc, limiter son impact et accélérer le retour à la normale, c’est aussi apprendre de ce processus, et en sortir mieux qu’avant.
Alors, apprenons du choc qu’est la crise sanitaire en collectant patiemment nos étonnements et en gardant en mémoire toutes ces observations tirées de ce temps hors du temps. Il nous faut arrêter de tenter de prévoir l’avenir, mais nous n’avons jamais eu autant besoin d’imaginer collectivement nos futurs possibles pour mieux improviser notre présent. Forgeons cette résilience qui peut rendre nos villes adaptatives aux changements de leur environnement, mais aussi ceux de nos sociétés : vieillissement de la population, migrations, changements technologiques… Cette ville fluide qui se réinvente en continu est justement la ville frugale en sols de l’urbanisme circulaire : il est temps de la bâtir.
GBB La « vague verte » des municipales de 2020 a montré que la pandémie a été fortement associée à l’impact délétère de nos activités sur l’environnement. Les désastres écologiques qui se sont produits de par le monde ces dernières années avaient déjà prouvé l’urgence à changer nos façons de voir les choses, de produire, de consommer, de se déplacer, de construire, etc. La situation sanitaire n’a fait que confirmer ce constat. En nous touchant au plus près, elle a renforcé l’intérêt du grand public à ce que les enjeux environnementaux et sociaux soient mieux pris en compte par les pouvoirs publics. Suite à cette «écologisation» politique, on peut aussi s’attendre à de véritables changements de cap dans nos façons de concevoir l’urbanisme, ce que permet précisément l’échelon municipal dans le temps court. Concrètement, quelles seraient les pistes à explorer, les actions à entreprendre par une municipalité voulant appliquer les principes de l’urbanisme circulaire ?
Recycler les espaces
Transformer l’existant
Intensif er les usages
Espaces agricoles naturels Usages urbains
Friches espaces vacants
« L’urbanisme circulaire applique les principes de l’économie circulaire aux sols, au foncier plus exactement. Ce concept opérationnel se décline en trois boucles, qui sont autant d’alternatives à l’étalement de la ville :
SG J’ai du mal à pousser l’analyse de résultats électoraux spécifiques qu’il ne faudrait pas surinterpréter. Il est certain que nous prenons davantage conscience de nos fragilités, mais je ne pense malheureusement pas que tout le monde ait compris qu’il était temps de bifurquer. Le rôle des élus – et singulièrement des élus locaux – est donc déjà d’expliquer inlassablement l’importance des enjeux et le caractère systémique de la fabrique urbaine. Il n’y a pas d’un côté la politique d’aménagement et de l’autre celles des mobilités, de la production agricole ou de l’habitat. Tout cela fait système. Il y a ensuite trois axes qui me semblent essentiels. D’abord révéler les potentiels de l’existant. Nos territoires regorgent pour la plupart de bâtiments sous-occupés, de délaissés urbains, d’espaces densifiables, de friches… Encore faut-il identifier ce foncier invisible qui peut servir d’alternative aux sols agricoles périphériques, par un travail d’observation fin et systématique trop rarement entrepris avant de faire des choix d’aménagement structurants.
— intensification des usages, c’est-à-dire utiliser davantage ce qu’on a déjà, pour éviter de construire — transformer l’existant, à la fois dans l’organisation foncière et les bâtiments existants — recycler les espaces devenus obsolètes, par un nouveau cycle de déconstruction/reconstruction. »
Il faut ensuite organiser les processus de projet spécifiques pour mobiliser ces espaces. Nous avons industrialisé les process d’aménagement des périphéries et de construction neuve avec une efficacité réelle. Il est temps de structurer le travail sur l’existant à l’échelle de l’aménagement et de la construction pour massifier la construction de la ville sur la ville, mais le processus de projet est trop complexe pour être industrialisé, et dans bien des cas il manque des acteurs autour de la table pour qu’il soit efficient. À nous de les faire venir ou de les inventer.
Et puis il ne faudrait pas oublier de développer les compétences de celles et ceux qui font la ville. C’est souvent un point aveugle des politiques publiques, mais c’est compliqué de refaire la ville. C’est passionnant, mais il faut aujourd’hui former élus et techniciens pour leur donner les clefs leur permettant d’intervenir sur leurs villes, pour les développer sans les étendre.