Le paysage de Cyborg

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en l'espace d'un demi millénaire, cent seize ouvrages ont paru concernant le Lushan35. C'est ce tissu de références, qu'un lettré comme Bo Juyi connaissait bien, qui lui fit reconnaître le Lu-shan comme son pays natal. C'était son monde, un monde ouvert par certains prédicats, vivant en lui-même et dans le paysage. Car, selon les vers célèbres, Voll verdienst, doch dichterisch wohnet Der Mensch auf dieser Erde36

Riche en mérites, mais poétiquement toujours Sur terre habite l'homme

Tel est en effet le principe de l'écoumène - oikoumenê gê, la terre humainement habitée, autrement dit la véritable demeure de l'être : le rapport prédicatif S/P (sujet/prédicat), qui est l'ouverture d'un monde par la manière dont l'humain prédique (sent, perçoit, conçoit, dit et travaille) la terre, ou la nature. Et l'« être-aumonde », l'In-der-Welt-sein dont parle Heidegger, ce n'est autre que cette médiance. En voyant le Lu-shan, Bo Juyi a reconnu son être même. XV. Toute mondanité tend à se refermer sur elle-même. Aussi bien, avec le temps, les motifs d'une médiance deviennent poncifs ; ils s'invétèrent, se maniérisent et se sclérosent. Ils peuvent néanmoins retrouver leur puissance cosmogénétique en changeant de milieu ; car à la différence de la terre elle-même, leurs prédicats voyagent, en métaphores 37 plus ou moins matérielles. Le Lu-shan a ainsi voyagé dans toute l'Asie orientale. Une de ses évocations (mitate)38 les plus connues est le Ro-zan (i.e. Lu-shan dans la prononciation japonaise) du jardin Kôrakuen, à Tokyo, lequel fut du reste aménagé, au XVII e siècle, par un réfugié chinois qui avait fui l'envahisseur mandchou (la nouvelle dynastie Qing). Le voyage le plus lourd de conséquences fut cependant la transmission vers l'Europe, au XVIII e siècle, du modèle des jardins chinois par les Jésuites. C'est vers la fin du siècle précédent que les Européens s'avisent - en l'occurrence dans Upon the gardens of Epicurus, de William Temple (1685) - que ces jardins obéissent à des règles très différentes de celles de leurs propres systèmes réguliers : The Chinese… But their greatest reach of Imagination, is employed in contriving Figures, where the Beauty shall be great, and strike the Eye, but without any order or disposition of parts, that shall be commonly or easily observ'd…39 Op. cit., p. 247. Friedrich HÖLDERLIN, Poèmes, traduits de l'allemand par André du Bouchet, Paris, Mercure de France, 1986, p. 80 et 127. 37 Mot qui, rappelons-le, vient du grec metaphorein, transporter. Aujourd'hui encore, en Grèce, les transports en commun s'appellent metaphorai. 38 Ce mot japonais signifie littéralement « instituer (tateru) par le regard (mi) ». Il désigne des évocations dans lesquelles, par exemple, un certain paysage en évoquera un autre, ou un jardin un paysage, un motif jardinier un motif littéraire, etc. Il peut y avoir aussi des gyaku mitate, « évocations à rebours » dans lesquelles, par exemple, un paysage grandeur nature évoquera un jardin. Sur ces mitate, v. mes livres cités en notes 5 et 20. 35 36

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