Le Poète et la Panthère / Isabelle Favre

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Le Poète et la Panthère, ou le Paysage comme Expérience Séminaire Mésologiques, 10 mars 2017 La genèse des milieux humains : anthropisation, humanisation, hominisation

Dans sa Théorie de la Signification, publiée à la suite de Mondes animaux et monde humain, Jakob von Uexküll écrit au début du tout dernier chapitre, intitulé Le Progrès : « Ce progrès, tant vanté, qui est censé conduire les êtres vivants d’une origine imparfaite à un état de perfection toujours plus élevé, n’est-­‐il pas au fond une vue de petits-­‐bourgeois qui spéculent sur le bénéfice croissant d’une bonne affaire ? ». J’interpréterais volontiers cette phrase comme l’intuition des transformations qui nous dépassent, en nous faisant entrer dans l’Anthropocène. Anthropos apparaitrait alors sous les traits de petits bourgeois spéculateurs, peu importe leur affaire pourvu qu’elle soit bonne. Certains de leurs contemporains pourtant sont passionnés par la compréhension et l’expression de la forme, qu’elle soit forme de vie ou de langage, ce qui implique curiosité et donc reconnaissance d’une altérité. Uexküll achève ainsi son chapitre sur Le Progrès : « Ce n’est pas l’expansion de notre milieu de vie à des millions d’années-­‐ lumière qui nous élève au-­‐dessus de nous-­‐mêmes, mais la reconnaissance qu’aux côtés de notre milieu personnel se lovent dans un plan commun les milieux de nos frères humains et animaux. » Uexküll utilise bien le mot « Mitbrüder »1. Dans mon exposé, j’aimerais rechercher des figures de ce plan commun, puis observer dans quelle mesure ce qu’on appelle le paysage, d’un mot apparu il y a 500 ans, nous permet d’en faire l’expérience. 1

Nicht das Aufblasen unseres Umweltsraumes um Millionen von Lichtjahren hebt uns über uns selbst hinaus, wohl aber die Erkenntnis, dass ausser unser persönlichen Umwelt auch die Umwelten unserer menschlichen und tierischen Mitbrüder in einem allumfassenden Plan geborgen sind. Streifzüge…, Rowohlt, Hambourg, 1956, p. 153


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I. « Pourquoi des poètes en temps de détresse ?» Dans un premier temps, je souhaite revenir sur la créativité que supposent recherche, compréhension et expression de la forme. En m’attachant à la rencontre d’un poète avec un sculpteur et un scientifique : l’Austro-­‐hongrois Rainer Maria Rilke (1875-­‐1926) avec le Français Auguste Rodin (1840-­‐ 1917) et le Germano-­‐balte Jakob von Uexküll (1864-­‐1944).2 Avant de devenir le secrétaire de Rodin en 1905, Rilke vient à Paris en 1902 pour écrire une monographie à son sujet, commandée par un éditeur allemand. Rilke assiste aux séances de travail où il observe comment pour Rodin « concevoir une chose signifie en avoir touché chaque partie, n’avoir rien laissé de côté, n’avoir rien oublié, connaître ses centaines de profils, toutes les vues, toutes les intersections de lignes. Seulement alors une chose est créée. » Rilke écrit à Lou Andreas Salomé le 10 août 1903 : « C’est à travailler que je dois apprendre, à travailler, Lou, cela me manque tant. Il faut toujours travailler, toujours, m’a-­‐t-­‐il dit, lui qui n’est plus que travail au point que tous ses gestes sont des gestes simples, des gestes de métier ». Il semble que ce soit Rodin qui ait conseillé à Rilke d’aller au Jardin des Plantes, de choisir un animal dans le zoo et d’en « étudier tous les mouvements et les fantaisies jusqu’à ce qu’il le connaisse aussi complètement qu’une créature puisse l’être », et ensuite, d’écrire à son sujet. Der Panther Im Jardin des Plantes, Paris Sein Blick ist vom Vorübergehn der Stäbe so müd geworden, daß er nichts mehr hält. Ihm ist, als ob es tausend Stäbe gäbe und hinter tausend Stäben keine Welt. Der weiche Gang geschmeidig starker Schritte, der sich im allerkleinsten Kreise dreht, ist wie ein Tanz von Kraft um eine Mitte, in der betäubt ein großer Wille steht. Nur manchmal schiebt der Vorhang der Pupille sich lautlos auf -­‐. Dann geht ein Bild hinein, geht durch der Glieder angespannte Stille -­‐ und hört im Herzen auf zu sein. Aus: Neue Gedichte (publié en 1907) (traduction en français en dernière page)

C’est sans doute à partir de sa rencontre avec Rodin que Rilke a développé son intérêt pour le vivant. Il dit alors vouloir suivre des cours d’histoire, de sciences naturelles, de physiologie, de biologie, de psychologie expérimentale. Il souhaite comprendre « comment la vie survient, comment elle agit dans la créature la plus minuscule, comment la vie se ramifie et se déploie, comment elle éclot, comment elle est en gestation ». Rilke rencontrera Uexküll en 1905 : avec un intérêt réciproque pour leurs travaux, ils poursuivront leurs échanges. Ainsi, en 1917, Rilke s’adresse à Uexküll pour l’interroger sur les dernières avancées scientifiques dont il aurait connaissance. Celui-­‐ci lui répond à Rilke que son poème « La Panthère » (écrit en 1902, avant leur première rencontre) montrait déjà qu’on avait rien à lui apprendre qu’il ne sût déjà. L’animal, déconnecté de son milieu, ne semble plus avoir aucun lien avec ce qui l’entoure. Dans le dernier vers, le « cercle fonctionnel » semble interrompu. Et pourtant le poème affirme discrètement 2

Je parlerai plus loin de Georg Simmel. Professeur de Rilke, il fut auparavant le premier à écrire sur Rodin en allemand : « L’Art de Rodin et la question du mouvement dans la sculpture ».


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une relation : le premier mot et le dernier mot sont les mêmes : ‘sein’, en tous cas leur sonorité puisque le déterminant possessif devient verbe. L’observation magistrale de Rilke répond aussi au voeu déjà cité d’Uexküll « qu’aux côtés de notre milieu personnel se lovent dans un plan commun les milieux de nos frères humains et animaux ». Le poème l’exprime par sa forme qui contribue à donner corps à cette panthère. Et tout autant par l’ambivalence de sentiment de celui qui l’observe, et imagine peut-­‐être une communauté de destin. Rilke dit ailleurs3 Ce qu'on nomme destin, c'est cela : être en face, rien d'autre que cela, et à jamais en face. En effet, nous ne pouvons pas ne pas voir et sentir tout ce qui passe et se passe et quel serait le prix d’une disjonction entre réception et transmission, en particulier pour la fraternité entre milieux humains et avec les milieux animaux. Giorgio Agamben le dit autrement. Dans Qu’est-­‐ce qu’un dispositif ?4, il écrit : « L’événement qui a produit l’humain constitue en effet pour le vivant quelque chose qui [le…] sépare de lui-­‐même et du rapport immédiat qu’il entretient avec son milieu – c’est-­‐à-­‐dire ce que Uexküll et après lui Heidegger appellent le cycle récepteur-­‐désinhibiteur. » Agamben poursuit : « Quand il arrive que ce rapport soit défait ou interrompu, le vivant connaît l’ennui (c’est-­‐à-­‐dire la capacité à suspendre son rapport immédiat à ses désinhibiteurs) et l’Ouvert, c’est-­‐à-­‐dire la possibilité de connaître l’être en tant qu’être, de construire un monde. » L’ennui serait représenté par la panthère alors que le poète trouve la possibilité de construire un monde dans l’action multiple de l’art, du travail artistique : « L’admiration que nous portons aux choses doit être assez puissante pour ne pas leur laisser le temps de manifester leur laideur, leur vilenie. L’affreux ne peut être à ce point immonde que l’action multiple de l’art ne puisse le manifester en tant qu’affirmation de l’être, volonté d’être, en tant qu’un ange ». L’ange, figure décisive et multiforme chez Rilke est à la fois message reçu et message à transmettre, entre visible et invisible. L’art permet cette transfiguration, cette métamorphose5, Verwandlung en allemand. C’est ce qu’écrit Rilke le 19 août 19096 dans sa lettre à son ami Uexküll, qui lui avait précédemment reproché de ne pas tenir compte de son lecteur. Par parenthèse, la lecture des Streifzüge en allemand montre à l’évidence comment Uexküll, lui, s’en soucie et s’emploie à ce que son livre ne soit pas rébarbatif : Streifzüge n’est pas un mot abstrait mais signifie excursion, balade, Promenades ou bien tour d’horizon dans les milieux des animaux et des hommes et le sous-­‐titre est « Livre d’images de mondes invisibles ». C’est comme s’il voulait nous entraîner dans un monde merveilleux. Pour Rainer Maria Rilke, les exigences sont tout autres, celles d’un poète qui décentre notre réalité, la transfigure, fait apparaître ce qu’elle contient en puissance, ce « qui pourtant n’est là pour rien », rendant « visible l’espace invisible de l’air » ou celui de l’abîme. Cette référence à Heidegger dans l’Origine de l’œuvre d’art n’est pas gratuite. La conférence « À quoi bon des poètes en temps de détresse » fut rédigée par Heidegger en 1946, en l’honneur de Rilke à l’occasion du 20e anniversaire de sa mort7. 3

Huitième élégie de Duino, http://www.culturactif.ch/traduction/traductionDuino.htm Giorgio Agamben, Qu'est ce qu'un dispositif ?, Rivages Poche, 2007 5 Die Kunst nicht für eine Auswahl aus der Welt zu halten, sondern für deren restlose Verwandlung ins Herrliche hinein. (lettre de Rilke à Uexküll 6 https://www.uni-­‐due.de/lyriktheorie/texte/1909_rilke.html 7 « Rainer Maria Rilke est-­‐il un poète en temps de détresse ? Quel est le rapport de son dire poétique avec l’indigence de l’époque ? Jusqu’où descend-­‐il dans l’abîme ? Jusqu’où le poète parvient-­‐il, une fois posé qu’il va aussi loin qu’il le peut ? Martin Heidegger, « Pourquoi des poètes ? » in Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, Paris, 1986, p. 329. 4


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II. Cercle vital : couleurs et valeurs Le cercle fonctionnel d’Uexküll instaure un milieu à travers un circuit.

Cercle, circuit voire cycle, tous ces ‘C’ auraient-­‐ils quelque chose en commun ? Ils renvoient en fait à la même racine indo-­‐européenne kwel. Si je ne me trompe, elle a donné le sens de se mouvoir, se trouver habituellement, tourner en rond (comme la panthère). En latin, ce sens se retrouve dans colus, quenouille, en grec dans kuklos, cercle, cycle. Colos indique la personne qui s’occupe habituellement de quelque chose. Cette racine est aussi à l’origine de colere qui signifie à la fois habiter et cultiver. Excusez du peu.

Laissez moi rêver un instant, en imaginant comment, dans la nuit des temps, le cycle que l’être humain observait dans le ciel, avec ses effets sur la terre, a pu le rendre conscient de la durée. J’aime particulièrement cette évocation du philologue helléniste suédois Jesper Svenbro : « Si le passage des grues est ressenti avec une telle force par les paysans d’Hésiode au moment où recommence le cycle des labours, c’est que leur capacité à renouer les extrêmes apparaît comme pertinente au moment où le paysan doit renouer la fin de l’année agraire avec son début, le sec avec l’humide, le vide avec le plein,


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la mort avec la fécondation et la vie. Ce qui fait que les hommes meurent, c’est qu’il ne leur est pas possible de joindre le commencement et la fin. » 8 Ces révolutions humaines expérimentent la figure du cercle qui marque le cosmos et que nous observons à l’œil nu : le soleil levant ou couchant, la pleine lune, la terre vue de la lune. En fait la plupart des objets cosmiques ont une forme ronde, en raison de la force de gravitation qui agrège la matière à part égale dans toutes les directions. Cette forme, ou cette force cosmique qui rayonne autant qu’elle attire recouvre l’action multiple de l’artiste. Ainsi, Kandinsky a beaucoup travaillé cette figure, après l’avoir choisie pour son premier tableau abstrait peint en 1911, qui s’appelle Tableau avec cercle.

Andreï Nakov, historien de l’art moderne, a consacré récemment un livre à ce tableau : selon lui, « On est en présence d’une véritable cosmogonie, telle que Kandinsky l’a décrite en 1913 dans Regards sur le passé : La peinture est le heurt grondant de mondes différents destiné à créer dans et par leur combat le monde nouveau qu’on appelle l’œuvre. Chaque œuvre naît, du point de vue technique, exactement comme naquit le cosmos. Par des catastrophes qui, à partir des grondements chaotiques des instruments, finissent par faire une symphonie qu’on nomme musique des sphères. La création d’un œuvre, c’est la création du monde»9. Nakov note : « Dans une lettre au critique d’art Will Grohmann, Kandinsky écrit en 193010 : ‘pourquoi suis-­‐je attiré par le cercle ? Il est : 1. La forme la plus modeste, mais sans aucun compromis . 2. Il est précis, mais d’une possibilité infinie de variations. 3. Stable et instable à la fois. 4. Discret et fort en même temps. 5. Il porte une tension qui contient en même temps une quantité infinie de tensions. Le cercle est la synthèse des plus grandes oppositions. Il crée la liaison du Concentrique avec l’Excentrique dans une forme d’équilibre. » 8

conférence au Collège de France par Jesper Svenbro, poète, historien, helléniste et philologue suédois, membre de l'Académie suédoise : er Hamothen (d’un point quelconque : Odyssée, 1 chant, vers 10) contingence et cheminement dans la création poétique.. 9 Andreï Nakov, Kandinsky, secret. L’énigme du premier tableau abstrait, Les Presses du Réel, Paris, 2015, p. 245 10 Andreï Nakov, p. 283


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La subdivision d’un cercle par la rose des vents a sans doute inspiré ce sur quoi j’aimerais m’attarder maintenant : le cercle des couleurs. Le premier aurait été tracé par le Finlandais Sigfrid Forsius en 1611, Newton a dessiné le sien en 1704. Goethe en a aussi illustré sa monumentale Farbenlehre (Traité des couleurs).

Il est remarquable qu’on puisse ainsi représenter dans un cercle ce qui constitue un des fondements de notre perception : entre les limites de l’infrarouge et de l’ultra-­‐violet, irréconciliables dans le spectre des couleurs, celles-­‐ci voisinent avec leurs complémentaires. Goethe intitule son cercle Farbenkreis zur Symbolisierung des menschlichen Geistes-­‐ und Seelenlebens : il l’a peint lui-­‐même en 1809. Avec son cercle des couleurs, Goethe entend aussi montrer les correspondances de la vie de l’esprit et de l’âme humaine et les relations qui s’y déploient. Au-­‐delà de la gamme des couleurs, de leur jeu avec la lumière (comme Turner arrive magnifiquement à le faire, lui qui s’opposera aux théories de Goethe), se détermine la correspondance faite avec des valeurs spirituelles.


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Goethe divise le cercle en 4 valeurs de la vie de l’esprit et de l’âme humaine qui prennent leur place dans un cercle de 6 couleurs, correspondant à 6 qualificatifs de qualité : • magenta (Beau) et rouge (noble) pour Raison, • jaune (bon) et vert (utile) pour Entendement, ou compréhension, • vert (utile) et bleu (commun) pour Sensualité • violet (superflu) et magenta (Beau avec une majuscule) pour Imagination. Ce qui m’intéresse le plus, ce sont les deux adjectifs qui apparaissent à cheval sur deux substantifs : il s’agit de Beau, Schön, avec une majuscule, au sommet du cercle et utile, nützlich. Beau est à cheval sur Imagination et Raison, utile est à cheval sur Entendement et Sensualité. Je n’ai pas encore pris le temps de regarder si Goethe donne des précisions sur ces dénominations et sur leur position. Elles ont bien sûr à voir avec l’individu et son milieu relationnel. J’avoue ne pas savoir encore comment me saisir de ce cercle des couleurs, que j’ai redécouvert récemment grâce aux travaux d’un architecte et théoricien néerlandais, Lars Spuybroek, en particulier dans son article à paraître intitulé ‘The Compass of beauty, A Search for the Middle’11. The Compass of beauty peut se traduire peut-­‐être par ’Au Compas de la beauté’. Pour ce qui est d’une recherche du milieu, dans ce cas précis, il s’agit plutôt d’un art de la modération12, qui est tension entre, et non tension vers. Je me bornerai à décrire ce que fait la pointe du compas qui peut dessiner un cercle autour d’elle, mais qui sert aussi à prendre la mesure de toutes les distances pour se situer, comme un compas de marine. Ce que je retiens de cet article complexe c’est comment ces cercles de couleur ont inspiré des ‘cercles de valeurs esthétiques’13, en reprenant et faisant évoluer la gamme des adjectifs proposés par Goethe.

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A paraître In Maria Voyatzaki (ed.), Architectural Materialisms: Nonhuman Creativity. Edinburgh University Press en 2017 Charles Hartshorne, Wisdom as Moderation, Albany: State University of New York Press, 1987 13 e En Allemagne (avec le philosophe, psychologue et historien de l’art Max Dessoir : 1867-­‐1947) puis aux Etats Unis au 20 siècle 12


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La question étant celle du beau, l’idée de le sortir de la ronde pour le mettre en son centre ouvre en effet une perspective. Le beau rayonne et rend attirantes les autres valeurs dont il se compose également. L’ensemble ressemble à un instrument de navigation avec deux axes qu’on dira de densité et d’intensité.

On peut discuter le choix de ces valeurs dans lesquelles on ne voit pas comment l’utile pourrait trouver sa place. Il s’agit de valeurs esthétiques reconnues par un Américain du 20e siècle, et non celles de l’esprit et de l’âme décrites par Goethe. Pourrait-­‐on construire un autre cercle conciliant toutes ces inspirations pour décrire la gamme de la sensibilité paysagère ? Un des intérêts de ce compas de la beauté, selon moi, est sans doute de poser la question du « goût », de « donner leur chance » à des valeurs habituellement dévalorisées. Il me semble porter un risque aussi, qui correspond à la situation décrite par Giorgio Agamben dans l’opuscule déjà cité (Qu’est-­‐ce qu’un dispositif ?) « qui pourrait donner l’impression que la catégorie de la subjectivité propre à notre temps est en train de vaciller et de perdre sa consistance, mais si l’on veut être précis, il s’agit moins d’une disparition ou d’un dépassement, que d’un processus de dissémination qui pousse à l’extrême la dimension de mascarade qui n’a cessé d’accompagner toute identité personnelle. »


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III. L’expérience du paysage Ces questions se posent aussi en termes de paysages, dans la réalité conjointe de leur matérialité et de la qualité de la relation que nous entretenons avec eux. Ici comme ailleurs, il importe aussi de comprendre l’évolution historique qui nous a conduits à aujourd’hui. L’invention du paysage européen est contemporaine des grandes découvertes, la première représentation picturale d’un espace réel comme paysage en 1444 correspond aux premières grandes explorations hors d’Europe (La Pêche miraculeuse de Konrad Witz).

Certains comme Philippe Descola considèrent que la peinture de paysage, loin d’être un « symptôme de l’autonomisation de la sphère non humaine en a été l’une des conditions et probablement l’une des plus importantes ».… Presqu’un siècle auparavant, les fresques peintes par Ambroggio Lorenzetti au Palais ducal de Sienne confinent à la représentation d’un paysage. À côté des « Effets du bon gouvernement dans la Ville », il peint ceux de la campagne, des portes de la Ville aux horizons lointains.14

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Dans ces deux « paysages », on peut observer des personnages qui s’affairent, leurs temporalités méritant d’être examinées de plus près


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La sensibilité aux paysages (les regarder ou les aménager in situ), serait déterminée par des schèmes liés à la vision de paysages peints, ou décrits dans la littérature, propres à une culture de l’artialisation. On pourrait les illustrer par les trois choix différents faits par l’éditeur pour la couverture du même livre en Allemagne, aux Etats Unis et en France : L’Art des paysages de l’allemand Nils Büttner.

La sensibilité aux paysages aurait été longtemps réservée à une élite « cultivée »15. Sa diffusion dans toute la société impliquerait une intégration qui peut être décrite d’après une lecture de La théorie de la classe de loisir de Thorstein Veblen par Anne Gotman (2004)16 : « Les éléments à « intégrer » – car jusque là rejetés – le sont au moins pour deux raisons : parce qu’utilitaires et socialement dévalorisés. C’est à ces deux qualités que se réfère le code esthétique de l’intégration. Suivant Veblen, et sa théorie de la classe de loisir, l’utilitaire et le productif s’opposent au loisir et à l’improductif sur l’axe de la dignité et de l’honorabilité. Ce faisant, la notion de « loisir » prend un sens plus large que celui qui lui est habituellement attribué – de récréativité -­‐, et désigne toutes les activités qui manifestent le non-­‐ travail. C’est cette fonction de manifestation que Veblen nomme « loisir ostentatoire », signifiant non la réprobation morale de quelque vanité, mais une activité permanente de distinction à laquelle se contraignent toutes les classes sociales montantes, dès lors qu’elles peuvent intégralement ou partiellement se dégager de l’effort productif. » Cette analyse m’entraîne sur plusieurs réflexions en rapport avec les questions du paysage telles que je me les pose. En premier lieu, elle met en cause d’une certaine manière les expériences esthétiques attribuées à cette classe de loisir. Cela est aussi illustré dans deux articles parus dans le même n° de novembre 1977 des Actes de la recherche en sciences sociales, intitulé La paysannerie, une classe objet. Tout cela est daté, avec un point de vue partial mais partiellement fondé assurément. Selon Raymond Williams (Pleasant perspectives) « une terre qu’on travaille n’est presque jamais un paysage », en tous cas dans l’Angleterre victorienne qui l’occupe. Pierre Bourdieu quant à lui entend démystifier « le mystère du « charme éternel » de l’art bourgeois » qui fait du paysage une finalité sans fin, neutralisant le monde social. Cette mise en cause vise-­‐t-­‐elle à projeter dans le vide la richesse de sentiments et de sensations vécue par certains à qui l’ordre social donne le loisir de les éprouver ? Uexküll lui-­‐même me donnera un 15

‘les élites culturelles qui se sont mises alors à parler de paysage ont inventé un rapport nouveau à l’environnement, i.e. un nouveau milieu ; et c’est cela qu’elles ont appelé « paysage ».’, Augustin Berque, Le mot « paysage » évolue-­‐t-­‐il, http://ecoumene.blogspot.fr/search?q=Manzar 16 Anne Gotman, Urbanisation, installation du paysage et logiques de la réception, dans A. Montandon (dir.) Hospitalités : hier, aujourd'hui, ailleurs, Cahiers de recherche du CRMLC, 2004


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contre-­‐exemple lorsqu’il raconte, dans le toujours et même chapitre sur Le Progrès et dès la première phrase, l’effet qu’a produit sur lui l’écoute de La Passion selon Saint Matthieu dans la « belle » Michaeliskirche de Hambourg. Elle lui a inspiré le parallèle entre les processus du vivant et « cette œuvre tissée de chants si beaux ».

Figures imaginées par Kandinsky, reprises par Andrei Nakov (op. cit)

En second lieu, cette « classe de loisir » a connu des évolutions qui me semblent concomitantes de celles du sens du mot paysage. Ce loisir s’est largement dispersé ou n’est plus qu’un vestige en voie de dissolution dans l’ensemble des sociétés occidentales, loisir s’y conjuguant désormais au pluriel. Le sens du mot paysage ne s’est-­‐il pas lui aussi dispersé ? Et ne peut-­‐on pas aussi se demander si tout cela n’est pas contemporain de la victoire de la machine sur le travail manuel et de l’intuition de l’Anthropocène qui lui est peut-­‐être lié. À cette occasion, matérialité du paysage et qualité de la relation que nous entretenons avec elle ont évolué. Si les valeurs paysagères allient rigueur, inventivité et générosité pour la lecture de paysages vécus ou la création d’aménagements paysagers à différentes échelles, ces aménagements me semblent en grande partie liés à la « civilisation des loisirs », à un certain hédonisme.


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L’évolution met en question le sens d’assemblage qu’il y a dans le suffixe –age, qui évolue en contradiction avec ce qu’écrivait l’Allemand Georg Simmel en 1912 dans sa Philosophie du Paysage : « Si je ne me trompe, on s'est rarement avisé qu'il n'y a pas encore de paysage quand toutes sortes de choses se trouvent juxtaposées sur un morceau de soi terrestre, et naïvement regardées. » On retrouve ici l’idée de florilège citée par Rilke dans sa lettre à Uexküll en soulignant que « l’art » ce n’est pas ça17. Le théoricien suisse allemand de la marche Lucius Burckhardt décrit bien comment admirer un paysage aujourd’hui, cela signifie avoir vu quelques instants auparavant des dizaines de voitures sur un parking, un affichage publicitaire, le chalet de l’office de tourisme, toutes pièces étrangères et dont nous faisons finalement abstraction pour entrer dans le paysage. Mais pour qu’il y ait vraiment paysage, ne faut-­‐il pas qu’il y ait métamorphose ? Et non fétichisation. L’évolution du mot paysage affirme aussi sa dimension collective, rappelant le premier sens du mot Landschaft, paysage en allemand qui signifiait (et signifie encore en Suisse allemande) une communauté d’habitants. Elle traduit aussi l’inquiétude devant la transformation de nos milieux humains, dont le sens nous échappe largement et met précisément en jeu ce qui nous permet d’en apprécier la qualité : le paysage. Le souci du paysage nous invite à envisager la relation entre l’homme et ce que nous appelons encore la nature, non plus sur le mode de la fusion et de la dépendance, ni sur celui de la séparation et de la domination, mais sur celui d’une interaction, voire d’une collaboration. C’est peut-­‐être une approche positive de l’Anthropocène, amorce de sédimentation occidentale où nature et culture s’entremêlent enfin, et qui conduit aussi à ce que le paysage soit une manière de se saisir d’un territoire, grâce à ses qualités relationnelles. Certains parlent désormais de paysage « ordinaire » : cette expression selon moi est ‘contre-­‐nature’, puisqu’elle associe au poétique du paysage, quel qu’il soit, du prosaïque : « ce qui est sans plaisir et sans émerveillement »18. Le point de vue apporté par les cercles de couleur ou de valeur esthétique nous rappelle que si le Beau reste au centre de la « boussole », il n’exclut pas « le lieu commun». Associé au manque d’ambition ou au contraire à une possibilité de partage, ce lieu commun est déjà présent dans le cercle de Goethe (avec gemein, commun avec une double orientation, vers la gaité ou vers le repoussant19 ). Il peut se laisser emporter, l’espace d’un instant, par une expérience poétique, par « l’accomplissement de la présence surprise » évoquée par Maldiney dans L’Esthétique des rythmes. N’oublions pas cependant tout à fait « le processus de dissémination » et la « mascarade » observée par Agamben. Car ce qui m’intéresse vraiment, et j’y arrive enfin, c’est l’expérience du paysage, le paysage comme expérience sensible, individuelle même si elle est partagée. L’essentiel de l’expérience paysagère est singulier et permet, comme le dit Henri Maldiney dans l’Expérience des rythmes d’ « égaler dans un regard simple ces deux lieux inégaux également inégalables : l’espace du monde et celui de la moindre sensation »20. C’est ce que je souhaite développer maintenant, tout d’abord en faisant le lien entre le terme de Verwandlung utilisé par Rilke décrivant l’action de l’art dans sa lettre à Uexküll (ce qui veut dire transfiguration, métamorphose ou plus simplement transformation) et l’utilisation de ce même mot de 17

« L’artiste est juste celui qui accomplit cet acte de mise en forme par le voir et le sentir avec une telle énergie, qu’il va c omplètement absorber la substance donnée de la nature et la recréer à neuf comme par lui-­‐même ; tandis que nous autres, nous restons davantage liés à cette substance, et en conséquence nous gardons toujours l’habitude de percevoir tel élément et tel autre, là où l’artiste en réalité ne voit et ne crée que le “paysage” ». 18 Edgar Morin, De l’esthétique, R. Laffont, 2016, p. 19 19 http://www.wissen-­‐im-­‐netz.info/literatur/goethe/farbenlehre/1-­‐vi/03.htm Gemein-­‐Heiteres, Gemein-­‐Widerliches 20 Henri Maldiney, L’Esthétique des rythmes in Regard, parole, espace, L’Âge d’homme, [1973] 1994, p. 152


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transfiguration par Philippe Descola21. Pour lui, la transfiguration est un « changement d’apparence délibéré, au moyen de la représentation ou de l’aménagement d’un lieu, au terme duquel celui-­‐ci devient un signe iconique d’autre chose que lui et révèle par là ce qu’il contenait en puissance »22. On pourrait rapprocher cette transfiguration de « [.…] l’esthétique de l’Asie orientale [qui] a joué de ce tendre-­‐vers-­‐une-­‐certaine-­‐signification, jusqu’à en faire en japonais le concept de mitate 見 立 て , « instituer par le regard », autrement dit « voir comme » […]. Il s’agira par exemple de voir tel paysage comme si c’en était un autre, célèbre en littérature ou en peinture. »23 Cette capacité de transfiguration n’est pas qu’affaire de référence. Mais aussi, surtout selon moi, de sensation. Et le « signe iconique » évoqué par Philippe Descola se diffuse d’une manière singulière, particulière à chaque immersion dans un paysage (la transfiguration est ici peut-­‐être transmutation, vocabulaire ésotérique ne rendant pas vraiment cette sensation) : il s’y joue ce qu’Augustin Berque appelle le principe de Zong Bing24 « Tout en ayant substance, il tend vers l’esprit », « le paysage excède sa forme matérielle » écrit Berque, « rendant visible l’invisible de l’air » (Heidegger), laissant s’exhaler « sa part des anges » (où je ferai volontiers se croiser par exemple les beaux vignobles de Château-­‐ Chalon et l’ange de Rilke, à la lisière entre visible et invisible, ou entre empreinte et matrice25. François Jullien dans Vivre de paysage a également travaillé sur cette « disposition ». Selon lui, « [i]l faut entendre […] ce qui émane de la chose et, ce faisant, « ne s’en sépare pas ». L’esprit du paysage, comme l’esprit d’un parfum, se dégage dans un processus qui tout à la fois permet au sensible de sortir de sa limite sans pour autant qu’une séparation s’opère d’avec ce qui s’en dégage, sans que le sensible, la physicalité, soient abandonnés. »

Vue depuis le plateau de Brancion (Saône et Loire), 27 février 2017

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https://www.college-­‐de-­‐france.fr/media/philippe-­‐descola/UPL8302558278212684304_R1112_Descola.pdf http://www.parc-­‐naturel-­‐narbonnaise.fr/archives_du_sensible/sensible/paysage/mercredis/2014/mai_2014/mai-­‐2014.html 23 « Dans toute l’Asie orientale se sont ainsi retrouvés les « huit paysages » (ba jing 八景) de la Xiang et de la Xiao, qui sont des affluents du lac Dongting, au Hunan. Dans ces parages, depuis les Song du Nord (960-­‐1127), la tradition chinoise avait institué huit scènes locales en modèles de paysage : « lune d’automne sur le lac Dongting », « pluie nocturne sur la Xiao et la Xiang », « cloche du soir au monastère dans la brume », « village de pêcheurs au soleil couchant », « oies sauvages descendant sur un banc de sable », « voiles revenant d’un rivage éloigné », « village de montagne après l’orage », et « neige sur le fleuve au crépuscule ». Les pays voisins, à la suite, se sont découvert des vues comparables, et ont démultiplié ces mitate – ces en-­‐tant-­‐que. » http://ecoumene.blogspot.fr/2016/05/la-­‐relation-­‐perceptive-­‐ augustin-­‐berque.html 24 Peintre chinois (375-­‐443), premier auteur d’un traité de peinture de paysage 25 Augustin Berque, Formes empreintes, formes matrices, Asie orientale, Les Presses du réel, 2015 22


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En reprenant une intuition que j’avais eue il y a quelques années 26 et qui me semble plus claire aujourd’hui, je souhaiterais faire le parallèle entre ce principe de Zong Bing et la Philosophie du paysage de Georg Simmel autour de ce terme (intraduisible ?) de Stimmung27. Selon Simmel, le paysage est « formation spirituelle » et sensible, liée aux « diverses énergies de notre âme, perceptives et affectives ». Simmel écrit : « Mais pour que naisse le paysage, il faut indéniablement que la pulsation de la vie, dans la perception et le sentiment, se soit arrachée à l'homogénéité de la nature, et que le produit spécial ainsi créé, après transfert dans une couche entièrement nouvelle, s'ouvre encore de soi, pour ainsi dire, à la vie universelle, et accueille l'illimité dans ses limites sans failles. » Simmel poursuit : « Là où réellement nous voyons un paysage, et non plus un agrégat d'objets naturels, nous avons une oeuvre d'art in statu nascendi ». Je ne peux m’empêcher de rapprocher cette expression de l’idée-­‐même contenue dans le titre L’Origine de l’œuvre d’Art de Heidegger (Ursprung). Il faut d’ailleurs noter qu’au moins au début des années 1920, Heidegger reconnaissait l'influence de Simmel (témoignage de Gadamer dans Vérité et Méthode). Simmel écrit aussi : « De quel droit la Stimmung, processus affectif exclusivement humain, vaut-­‐elle pour une qualité du paysage, c'est-­‐à-­‐dire d'un complexe d'objets naturels inanimés ? Ce droit serait illusoire si le paysage, au vrai, consistait en une pareille juxtaposition d'arbres et de collines, d'eaux et de pierres. Or n'est-­‐il pas déjà, lui aussi, une formation spirituelle ? On ne peut nulle part le tâter ou le fonder dans l'ordre purement extérieur, il ne vit que par la force unifiante de l'âme, comme un mélange étroit entre le donné empirique et notre créativité, mélange que ne saurait traduire aucune comparaison mécanique. En possédant ainsi toute son objectivité comme paysage dans le ressort même de notre activité créatrice, la Stimmung, expression ou dynamique particulières de cette activité, a pleine objectivité en lui. » Cette capacité, trajective, de transfiguration, de transmutation de formes matérielles en formation spirituelle, suppose « l’éveil de l’ordre « affectif », (non pas psychologique, ou anthropologique, mais ontologique) donnant lieu à une expérience concrète dont la profondeur et la richesse dépassent celles de toute saisie purement représentative ». 28 Elle nous permet de considérer « le paysage comme expérience », expression avec laquelle je me réfère à L'Art comme expérience de l'américain John Dewey, dont le projet n'était pas tant de mettre en cause les Beaux Arts que de proposer une relation esthétique vraiment en prise sur le monde. Pour lui, et plus récemment pour Arnold Berleant, « l’expérience esthétique est une façon d’inscrire l’environnement à l’intérieur de soi et non plus d’en faire l’objet d’une contemplation passive et désengagée. L’expérience esthétique est un mode d’apprentissage et un mode de connaissance qui met à l’épreuve, dans un même et unique mouvement, le corps et l’esprit » .29 Il ne peut y avoir de contemplation paysagère passive et désengagée : elle se rapproche de ce que Giorgio Agamben appelle le désoeuvrement dans une conférence intitulée Qu’est-­‐ce que l’acte de création ?30 : il évoque « l’opuscule singulier de Kasimir Malevicz, Le Désœuvrement comme vérité effective de l’homme (1921) dans lequel, contre cette tradition qui voit dans le travail la réalisation de l’homme, le désœuvrement s’affirme comme « la plus haute forme de l’humanité » dont le blanc, dernier stade atteint par le suprématisme en peinture, devient le symbole le plus approprié ».

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colloque de Cerisy, 2009, La poétique de l’habiter, Donner lieu au monde : L’Argent, le Paysage, la Vie (A. Berque, A de Biase et Ph. Bonnin (dir.), Donner lieu au monde : la poétique de l’habiter. Actes du colloque de Cerisy-­‐la-­‐Salle, 2012 | 404 pp.) 27 atmosphère, ambiance, émotion, résonnance, correspondance, tonalité affective, vibration...disposition,... 28 Maurice Corvez. L'Être et l'étant dans la philosophie de Martin Heidegger. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série,Tome 63, N°78, 1965. pp. 257-­‐279. p. 261 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-­‐3841_1965_num_63_78_5305 29 Nathalie Blanc, http://www.espacestemps.net/articles/Ethique-­‐et-­‐esthetique-­‐de-­‐environnement/ 30 in Le feu et le récit, Payot & Rivages -­‐ Bibliothèque Rivages , Paris, 2015 : traduction de Martin Rueff d’après une conférence tenue à l’Académie d’architecture de Mendrisio, 2012, 163 p.


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Mais le vrai désoeuvrement s’oppose moins au travail qu’aux loisirs improductifs, d’où toute créativité est exclue, ou au loisir décrit par Veblen. Je citerai seulement cette phrase : « Le modèle par excellence de cette opération qui cherche à désœuvrer toutes les œuvres est peut-­‐être la poésie elle-­‐même, […] le point où la langue qui a désactivé ses fonctions utilitaires repose en elle-­‐même et contemple sa puissance de dire ». Cela me semble parfaitement poser l’enjeu du paysage dont la perception ne fait pas fi des fonctions utilitaires mais les désactive peut-­‐être. Selon Agamben, « les modernes semblent incapables de concevoir la contemplation, le désœuvrement et la fête autrement que comme un repos ou une négation du travail », alors qu’ils nous ouvrent sur notre « vivabilité », sur notre puissance d’agir. N’est-­‐ce pas aussi le sens ce cette phrase mystérieuse de Lévinas : "C’est justement de ce qu’il y a de poids dans l’être que s’écarte l’évasion »31? 31

Emmanuel Lévinas, De l'évasion, Fata Morgana, 1982 et biblio essais/Livre de Poche


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Épilogue Je ferai une proposition, celle de vous conduire de « ce désoeuvrement qui contemple la puissance de dire » à Heidegger et à cette expression soulignée par Augustin Berque dans L’Origine de l’œuvre d’art : « qui [pourtant] n’est là pour rien » traduit de l’allemand « zu nichts gedrängt ». Traduction difficile : ainsi « zu » est à la fois préposition, conjonction ou adverbe et peut avoir dix-­‐sept orientations de sens différentes désignant entre autres le déplacement, ou l’accessibilité ; le verbe drängen indique un mouvement contraint ou une tension vers. Je ne proposerai pas de nouvelles traductions mais remarquerai que ‘zu nichts gedrängt’ apparaît au moins 4 fois dans ce texte de Heidegger. Le traducteur Brockmeier le traduit bien par « qui pourtant n’est là pour rien » (avec doch, celui de « Voll Verdienst, doch dichterisch wohnt des Mensch auf diéser Erde »…) ou par « ce qui est là pour rien « . Les traductions de ses deux autres occurrences sont différentes : 31 Dastehend ruht das Bauwerk auf dem Felsgrund. Dies Aufruhen des Werkes holt aus dem Fels das Dunkle seines ungefügen und doch zu nichts gedrängten Tragen heraus p. 44* Sur le roc, le temple repose sa constance. Ce reposer sur fait ressortir l’obscur de son support brut et qui pourtant n’est là pour rien. 35 Wohin das Werk sich zurückstellt und was es in diesem Sich-­‐Zurückstellen hervorkommen lässt, nannten wir die Erde. Sie ist das Hervorkommen-­‐bergende. Die Erde ist das zu nichts gedrängte Mühelose-­‐Unermüdliche p. 49* Ce vers où l’œuvre se retire, et ce qu’elle fait ressortir par ce retrait, nous l’avons nommé la Terre. Elle est ce qui, ressortant, reprend en son sein (das Hervorkommend-­‐Bergende). La Terre est l’afflux infatigué et inlassable de ce qui est là pour rien. 35 Die Erde ist das zu nichts gedrängte Hervorkommen des ständig Sichverschließenden und dergestalt Bergenden p.52* La terre est la libre apparition de ce qui se referme constamment sur soi, reprenant ainsi en son sein 57 Das Wesen der Erde als des zu nichts gedrängten Tragenden-­‐Sichverschliessenden enthüllt sich jedoch nur im Hineinragenden in eine Welt, in der Gegenwendigkeit beider p.79* Cependant, l’essence de la terre : cette gratuite réserve de soi-­‐même qui porte tout en son sein ne se dévoile que lorsqu’elle surgit dans un monde, à l’intérieur d’une opposition réciproque Holzwege, Klostermann, 1977 *Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, 1962 J’ai rapproché ces passages, d'abord innocemment, de la neuvième Élégie de Duino : Neunte Elegie […] Erde, ist es nicht dies, was du willst: unsichtbar in uns erstehn? – Ist es dein Traum nicht, einmal unsichtbar zu sein? – Erde! Unsichtbar ! Was, wenn Verwandlung nicht, ist dein drängender Auftrag? Terre, n’est-­‐ce pas là ce que tu veux : invisible, renaître en nous ? — N’est-­‐ce pas là ton rêve : une fois être invisible ? — terre invisible ! Quelle tâche, sinon de transformation, imposes-­‐tu ?


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On retrouve Verwandlung, ce mot qu’utilise Rilke dans sa lettre à Uexküll que j'avais traduit par transfiguration, où se joue selon moi le principe de Zong Bing. Proche de cette « libre apparition », « cette gratuite réserve de soi-­‐même qui porte tout en son sein [et] ne se dévoile que lorsqu’elle surgit dans un monde, à l’intérieur d’une opposition réciproque», ce surgissement du paysage. La Panthère (Jardin des Plantes, Paris) Son regard du retour éternel des barreaux s’est tellement lassé qu’il ne saisit plus rien. Il ne lui semble voir que barreaux par milliers et derrière mille barreaux, plus de monde. La molle marche des pas flexibles et forts qui tourne dans le cercle le plus exigu paraît une danse de force autour d’un centre où dort dans la torpeur un immense vouloir. Quelquefois seulement le rideau des pupilles sans bruit se lève. Alors une image y pénètre, court à travers le silence tendu des membres -­‐ et dans le cœur s’interrompt d’être. Rainer Maria Rilke, 1902 (Traduction Claude Vigée)


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