La marche à contre-sens · Mémoire Master Architecture · Yoann Hild

Page 1

La marche à contre-sens : résister à l’anesthésie urbaine

HILD YOANN MÉMOIRE DE MASTER EN ARCHITECTURE

SOUS LA DIRECTION D’ALEXANDRA PIGNOL-MROCZKOWSKI

ÉCOLE NATIONALE SUPÉRIEURE D’ARCHITECTURE DE STRASBOURG - 2021

La marche à contre-sens : résister à l’anesthésie urbaine

HILD YOANN

MÉMOIRE DE MASTER EN ARCHITECTURE

SOUS LA DIRECTION D’ALEXANDRA PIGNOL-MROCZKOWSKI

ÉCOLE NATIONALE SUPÉRIEURE D’ARCHITECTURE DE STRASBOURG - 2021

REMERCIEMENTS

Ce mémoire est le résultat d’un an de travail, dans une période pour le moins particulière. Ainsi, j’adresse mes remerciements à toutes les personnes qui m’ont accompagné de près ou de loin dans cette année d’écriture et qui m’ont permis de mener à bien ce mémoire.

Avant tout chose, je tiens à remercier ma directrice de mémoire, Alexandra Pignol-Mroczkowski pour son érudition et ses conseils précieux, son soutien et ses encouragements.

Mes remerciements sont également adressés à Mathieu Tremblin pour ses conseils en matière de choix graphiques et son implication dans mes premières recherches.

Je remercie profondément Nina, Mathilde, Cécile, Benjamin et Claire pour leur regard curieux et observateur et ainsi leur contribution précieuse sans laquelle mon enquête photographique n’aurait pu être complète.

J’aimerais également remercier Charbel qui a pris le temps pour répondre à mes questions et relire mes écrits.

Enfin, je voudrais exprimer ma reconnaissance envers mes parents pour leur soutien infaillible depuis toutes ces années d’études. J’aimerais remercier particulièrement ma mère pour ses encouragements quotidiens dans ce parcours de mémoire.

5

SOMMAIRE

Introduction

I - La naissance d’une forme de résistance à l’approche structurée des parcours urbains : du piéton au flâneur

I.I - La marche urbaine, une forme d’ancrage du corps et de l’individu dans son environnement

I.I.I - Le marcheur, une figure multiple

I.I.II - La flânerie, une pratique critique I.I.III - Un double cheminement : physique et psychique

I.II - En quête d’une transcendance du cheminement quotidien

I.II.I - La sérendipité urbaine

I.II.II - La théorie de la dérive I.II.III - Les pas, révélateurs d’urbanité

I.III - Critique des approches piétonnes contemporaines : vers une anesthésie du marcheur

I.III.I - La création de parcours autoritaires I.III.II - L’expérience de la ville-musée : du flâneur au consommateur

I.IV - Apologie des espaces interstitiels

II - Éléments d’une typologie urbaine par ses fragments

II.I - La marche urbaine, une expérience fragmentaire

II.I.I - Une fabrique multiscalaire II.I.II - «Je suis un travelling permanent»1

II.II - Lecture de la ville à travers le parcours de ses fragments : de Strasbourg à Shanghai

II.II.I - L’enchaînement de moments de villes : une analyse typo- morphologique II.II.II - Les rythmes du cheminement

10 18 19 21 26 30 36 36 37 39 42 42 53 63 68 70 70 74 75 75 160

III - Réinvention d’une ville par ses territoires arpentés, pour une nouvelle manière de construire le paysage urbain ?

III. I - Le modèle du labyrinthe : lieu de vie surprenant

III.II - Le désordre, créateur de vitalité

III.II.I - Déconstruction de la notion de désordre III.II.II- Des formes et des pratiques spontanées

III.III - Vers une LUDIFICATION de l’espace urbain

III.III.I - La fabrique d’espaces pour l’Homo ludens III.III.II - Des reconquêtes temporaires

Conclusion Ressources Annexes

du flâneur Stock, 2009, postface.

178 180 183 183 187 198 199 206 210 214 218

6
7
ROBIN Régine,
1
Mégapolis Les derniers pas

AVANT-PROPOS

En août 2019, je me lançais dans l’aventure d’une mobilité internationale avec pour destination l’université de Tongji à Shanghai. Après trois années d’études et de vie dans la ville de Strasbourg ; trois années à la traverser, à pratiquer ses espaces, à m’y promener, le jour, la nuit, seul, accompagné ou encore à pied ou à vélo, j’ai souhaité bousculer ce quotidien en poursuivant mes études dans la ville de Shanghai. Cette expérience, initialement prévue pour la durée d’une année universitaire complète s’est vu réduite à un semestre après un rapatriement pour des raisons sanitaires suite à l’émergence rapide de la pandémie de Covid-19.

Si un semestre peut sembler être un laps de temps court, il ne m’aura pas empêché de visiter, d’explorer, de me promener, de parcourir la ville, la nuit, le jour, dans les quartiers touristiques comme dans les quartiers pauvres, à travers la foule des vacances nationales ou à travers les rues vidées par la peur de la pandémie naissante. Me promener, seul, dans les rues de Shanghai jusqu’à la nuit tombée en me laissant porter par les flux de la ville aura fait émergé de nombreux questionnements sur la pratique même de la marche en ville. De ces moments d’errance sont nées dans mon esprit divagant des réflexions singulières sur la ville et le rapport que le marcheur entretient avec celle-ci.

Cette expérience shanghaienne et mes séjours dans les villes de Tokyo ou Séoul cumulés à mes expériences passées de villes européennes comme Strasbourg, Menton ou Venise m’ont fait découvrir des urbanités où l’espace urbain prend différents sens et offre des expériences de marche singulières. Ce mémoire constitue la poursuite de mon cheminement intellectuel autour du rapport entre marcheur et urbanité.

8 9

INTRODUCTION

«The history of walking is everyone’s history»1 Solnit, 2001

La marche est une pratique universelle. Elle est un prolongement du corps dans l’espace, un mouvement fertile qui fabrique une respiration, un rythme, une pensée, une poétique. Elle est une histoire inépuisable qui jamais ne se répète. Elle est un voyage ou une destination selon celui qui en écrit les pas.

De par sa nécessité au quotidien, il est d’usage de penser la marche comme une activité de l’ordre de l’ordinaire voire du banal. Elle devient un acquis presque inconscient que l’on questionne peu. Pourtant, bien que ce besoin primaire n’interroge pas toutes les personnes qui la pratiquent au quotidien de la même manière, l’intérêt porté à cette thématique depuis plusieurs siècles témoigne de la naturelle nécessité et importance de la marche dans nos vies au-delà du simple besoin de se déplacer.

La marche peut être pratiquée dans une multitude d’endroits. À la pensée de cette thématique certains visualisent un environnement naturel, mes recherches se concentrent sur une approche résolument urbaine. Je me suis tout d’abord intéressé aux pratiques de marches urbaines au travers de l’histoire de l’urbanisme jusqu’à ce jour. La forme de cette pratique s’’est vu façonnée par une succession de décisions urbaines, au gré des formes changeantes de nos villes.

Ainsi, pendant plusieurs décennies, la dimension humaine au sein des villes et, de façon plus ciblée, la figure du marcheur semble avoir souffert d’un manque de considération dans la planification urbaine. Des vagues d’accélérations, industrielles et fonctionnalistes ont transformé les rythmes urbains et le mode de vie des citadins s’est vu considérablement négligé. Parmi les raisons de ce désintérêt, nous pouvons notamment mentionner la croissance de la circulation automobile qui marquera de façon intrinsèque l’ambiance des villes. La forte influence du fonctionnalisme au XXème siècle dans le champ de l’urbanisme a également contribué à l’oubli du déplacement à pied au sein de la ville. Si la question du partage de la ville est soulevée lors du 8ème Congrès International d’Architecture Moderne (CIAM) en 1951, elle se résout par la spécialisation des espaces urbains et ne semble pas véritablement considérer le marcheur. Ces derniers siècles la pratique de la marche s’est vu progressivement investie et appropriée par divers philosophes et littéraires et devint une source d’inspiration et de réflexions singulières sur la ville. Elle sera particulièrement revalorisée et théorisée au début du XXème siècle.

En m’intéressant aux diverses relations que l’urbanisme et la marche sont capables d’entretenir, mes réflexions visent à révéler l’influence du dessin et de la gestion des villes sur le quotidien du marcheur et les conditions de sa pratique.

Elles entreront notamment en résonance avec les expériences et les réflexions, du courant situationniste qui emploie la marche en tant qu’outil d’expérimentation voire de contestation. Dans la deuxième moitié du XXème siècle,

les membres de l’Internationale Situationniste s’efforceront de repenser la ville moderne qu’ils jugent ennuyeuse2 Le situationniste Guy Debord définit en 1956 la notion de dérive urbaine dans son texte La théorie de la dérive. L’Internationale Situationniste, à travers cette notion de dérive, revendique le droit à une ville aux espaces passionnés et passionnants.

On découvre alors un outil de pensée inépuisable qui intéresse depuis l’origine même de son principe de bipédie, véritable «technique du corps»3, motricité propre à l’homme, jusqu’à l’art de l’observation qu’il incarne pour certains auteurs comme Walter Benjamin. Il écrit à ce sujet dès la fin du XIXème siècle et introduit la figure du flâneur. Il génère à ce moment-là un véritable symbole de l’émancipation du piéton contre l’aliénation de la ville qui domine et inspire encore les discours d’aujourd’hui dans la littérature sur la thématique de la marche. La figure sera réemployée et romantisée. On le retrouvera notamment dans l’œuvre de Charles Baudelaire, Le peintre de la vie moderne, sous les traits d’un esprit passionné, indépendant et observateur. Le flâneur ne déambule alors que pour sa propre satisfaction, «la rue est son livre ouvert, qu’il lit par pur principe de plaisir. Il ne lit ni trop vite, ni trop lentement, au rythme de ses pieds.»4.

Le symbole du flâneur se voit notamment réinventé dans le livre Mégapolis, les derniers pas du flâneur dans lequel l’auteure, Régine Robin, fait renaître cette figure dans des environnements qui lui sont inhabituels voire opposés vis-à-vis de son terrain d’exploration initial. Au travers de cet écrit au ton assez personnel, Robin attire l’attention sur de nouvelles façons de pratiquer et d’observer nos paysages urbains contemporains jusque dans leur démesure suggérant la possibilité pour le marcheur, encore à ce jour, de trouver un épanouissement dans ses pas.

Ainsi, la marche me semblait pouvoir devenir un outil, non seulement de déplacement quotidien, mais de réinvention de notre rapport à la ville.

En parcourant la littérature autour de l’expérience de la marche urbaine, il me parut alors évident que la marche ne se réduisait pas au simple déplacement motivé par un objectif qui se voudrait productif. C’est notamment au travers des écrits de Sonia Lavadinho et ses régulières collaborations avec Yves Winkin, comme à l’occasion de leur article intitulé «Les territoires du moi : aménagements matériels et symboliques de la marche urbaine» que j’ai pu m’interroger sur les incitations et motivations diverses à la pratique de la marche urbaine. Ces réflexions se sont vues complétées par l’apport des recherches menées par Rachel Thomas et JeanPaul Thibaud au sein de l’équipe CRESSON5 sur le rôle et la place particulière du marcheur dans l’espace urbain en comparaison avec les autres types d’usagers de la ville. Pour Rachel Thomas, «si la marche doit retrouver non pas un droit de cité mais une place centrale dans nos villes et dans les mégapoles du monde, c’est moins parce qu’elle représente un enjeu de la durabilité ou du renouvellement urbain que parce qu’elle constitue, dans son essence même, une activité d’ancrage du piéton à la ville.»6. Ainsi, dans son ouvrage Marcher en ville - Faire corps, prendre corps,

2 BONARD Yves, CAPT Vincent, Dérive et dérivation. Le parcours urbain contemporain, poursuite des écrits situationnistes ? 2009, [consulté le 01-05-2021], Disponible en ligne <https://journals.openedition.org/articulo/1111>.

3 MAUSS Marcel, «Les techniques du corps» (1936), Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950.

4 DE BAECQUE Antoine, Une histoire de la marche Synthèses Historiques, Perrin, 2016.

5 L’équipe CRESSON (centre de recherche sur l’espace sonore & l’environnement urbain), fondée en 1979, à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Grenoble, fonde sa culture de recherche sur une approche sensible et située des espaces habités. Leurs recherches s’appuient sur une pluridisciplinarité à la croisée de l’architecture, des sciences humaines et sociales et des sciences pour l’ingénieur.

6 THOMAS Rachel, «La marche en ville. Une histoire de sens», L’Espace géographique, vol. Tome 36, no. 1, 2007, pp. 15-26, [consulté le 01-05-2021], Disponible en ligne <https://www.cairn.info/revueespace-geographique-2007-1-page-15.htm>

10 11
1 SOLNIT Rebecca, Wanderlust
A history of walking Penguin
:
Books, 2001, p.12.

donner corps aux ambiances urbaines nous prenons conscience de la multiplicité des enjeux que revêtent la marche urbaine, des enjeux individuels et collectifs. Du point de vue de Jean-Paul Thibaud, «de même que l’architecte ou le scénographe agence matériellement des formes sensibles, les usagers configurent par leurs actes le milieu dans lequel ils se trouvent.»7. Ces propos, tenus dans l’ouvrage Éprouver la ville en passant : En quête d’ambiances, complètent ceux de Thomas et révèlent la double relation que le marcheur entretient avec l’espace urbain. La marche apparait comme une manière pour l’individu de s’ancrer dans l’espace urbain et ses pas donnent sens à ce dernier. Lorsque je marche, je m’inscris dans un espace et lui donne vie en même temps. Dès lors, nous percevons l’importance de la pratique qui s’affirme comme un véritable révélateur de vitalité dans l’espace urbain.

Ainsi, à différentes périodes de l’histoire, certaines réflexions sur la ville ont investi la thématique de la marche urbaine, dès le XIXème siècle et durant le XXème siècle. Délaissée un temps par la planification urbaine, le concept de piétonnisation a progressivement retrouvé une place dans les espaces publics jusqu’au regain d’intérêt important que nos villes lui accordent à nouveau ces dernières décennies. Dans de nombreuses villes du monde, le piéton remonte dans la liste des priorités urbaines et les politiques piétonnes se multiplient. La promotion de la marche passe alors autant par le domaine de l’aménagement urbain que par la santé, l’économie ou encore le tourisme.

Cependant, ces dernières semblent renforcer le compartimentage de l’espace public et par conséquent continuent de mettre en péril les relations sociales que rendent possible les interactions dans celui-ci. L’historien Antoine de Baecque déplore dans son ouvrage, Une histoire de la marche, la fabrication d’une ville où «le marcheur ressent davantage l’impression d’un zonage réservant certains espaces privilégiés aux piétons que d’une politique urbaine piétonnière globale.»8. Ainsi, si des évolutions sont observables au travers de diverses tentatives d’aménagements urbains, elles semblent s’en tenir à une esthétisation et une ordonnance rigoureuse des espaces urbains au détriment d’une considération sensible de la dimension humaine entre le cadre bâti de la ville. La discordance entre ambitions politiques et sensibilité piétonne tend à supposer la nécessité d’une transformation du regard sur la question de l’ordre en ville.

D’un regard critique sur les politiques urbaines modernes et contemporaines, Richard Sennett fait émerger de nouvelles réflexions sur la gestion et l’aménagement de nos villes. C’est notamment au travers de l’ouvrage Designing Disorder : Experiments and Disruptions in the City aux côtés de Pablo Sendra, qu’il s’applique à suggérer un glissement des pratiques urbaines vers des systèmes plus ouverts et une mutation des façons de concevoir la ville employant la notion de désordre comme un nouvel outil. Ce même regard critique sur l’héritage de l’urbanisme moderniste est partagé par l’architecte et urbaniste Jan Gehl. Il défend dans plusieurs écrits dont l’ouvrage, Pour des villes à échelle humaine, des stratégies urbaines en faveur d’une ville vivante et en mouvement, par opposition aux pratiques contemporaines qui figent certains moments de villes et les paralyse. Face à des politiques piétonnes qui tendent encore à un urbanisme de contrainte, les discours de Sennett et Gehl encouragent ainsi à la reconquête de la ville par ses habitants notamment par l’investissement des rues au moyen de la marche. 7 THIBAUD Jean-Paul, Éprouver la ville en passant, en quête d’ambiances, 2015, p.28

DE BAECQUE Antoine,« 6. Flâneries et autres démarches urbaines », Une histoire de la marche Perrin, 2016, p. 290.

PROBLÉMATIQUE

La marche dans l’espace urbain peut-elle devenir le lieu d’une réinvention de notre rapport à l’espace public ? Dans quelle mesure permet-elle d’activer notre niveau d’attention à notre environnement ? Peut-elle devenir un outil complémentaire de projection et d’invention de la ville de demain ?

HYPOTHÈSES

Le modelage du corps urbain, qui désigne les différentes manipulations de l’environnement construit, soit la planification urbaine et les interventions architecturales notamment, sont à l’origine de la trame de fond supportant les pas du marcheur et influencent ainsi les ambiances urbaines.

L’intégration du marcheur dans les réflexions urbaines est en progression. Toutefois, la considération de la dimension humaine et d’un dialogue non contraint avec l’environnement présente une marge de progression importante. Les politiques dites «piétonnes» contemporaines semblent encore répondre en priorité à des ambitions d’ordre et d’harmonisation de la ville, en traitant le marcheur à l’image des autres mobilités urbaines, plutôt qu’à des objectifs garants du rôle essentiel que revêt la marche urbaine à un niveau individuel et collectif.

Par ailleurs, la création de parcours autoritaires visent à préserver un certain contrôle sur le déplacement des foules au détriment de la liberté de mouvement du marcheur qui se voit limitée. Le degré de liberté de mouvement semble ainsi être lié à un assouplissement de l’ordre urbain, voire à la notion de désordre urbain. Celleci serait entre autre à l’origine de la divagation des pensées lors d’une marche en ville. Bien que la liberté des mouvements du corps marchant est inévitablement contrainte par le modelage du corps urbain, l’intégration d’un degré de désordre dans ce dernier parait essentiel dans l’urbanité de nos villes pour répondre d’un besoin de s’approprier son cheminement.

De plus, à supposé que le plaisir de la marche croit avec le degré de liberté de mouvement. Si ce dernier s’avère plus élevé dans des cheminements en dehors de la ville, dans les espaces non bâti et libre de contraintes humaines, la ville attire et retient pour ce qui fait l’essence même de son urbanité : la dynamique des interactions sociale et le spectacle urbain qu’elle propose par ses paysages et ambiances variées et complexes. C’est cette complexité qui fait la richesse des villes et la simplifier, la lisser, tendrait à mettre en péril sa vitalité.

L’idée de désordre semble difficilement s’accorder aux volontés des villes qui visent à esthétiser et sécuriser l’espace urbain pour gagner en attractivité. Pourtant, l’histoire de l’urbanisme nous en a fait la démonstration, mettre de l’ordre de façon excessive et systématique menace la vitalité de l’espace urbain. Réfléchir à de nouvelles manières de fabriquer et de pratiquer nos villes apparait comme une nécessité pour la survie de la vitalité urbaine dans l’espace public de demain. Le regard doit se transformer afin de retrouver une matière urbaine stimulante et inspirante dont le marcheur contemporain pourra jouir comme le flâneur s’épanouissait autrefois dans sa ville.

12 13
8

MÉTHODOLOGIE & CORPUS D’AUTEURS

base acquise pour mieux comprendre les phénomènes étudiés par la suite.

La ville de Strasbourg et la ville de Shanghai correspondent à deux échelles de ville considérablement différentes. La ville de Strasbourg représente une superficie de 78 km², soit environ 1/81ème de la ville de Shanghai qui a une superficie de 6 340 km². La démesure que représente ces données chiffrées quelques peu abstraites traduit véritablement deux typologies de ville. Il sera nécessaire de garder à l’esprit ce rapport d’échelle entre les deux villes tout au long de ce travail de mémoire puisqu’il a intérêt à mettre en évidence certains phénomènes liés à la marche dans les villes sans pour autant négliger les raisons évidentes des différences qui seront observées et relevées.

Strasbourg incarne le modèle type du centre-ville historique européen de la deuxième moitié du XXème siècle. Celui-ci se verra inscrit au patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO en 1988. Shanghai est une mégapole asiatique devenue incontournable et l’une des plus grandes du monde. Elle s’affirme comme un symbole du fort processus de mégapolisation que connait la Chine depuis la fin du XXème siècle. Le processus de fabrication des centres-villes européens peut être perçu comme relativement lent et progressif comparé à l’évolution soudaine que s’est imposé la ville de Shanghai. Cette dernière explique l’emploi de l’expression de mégapolisation et non simplement de croissance urbaine. Leurs espaces urbains se sont vus transformés suivant différentes chronologies et sous de fortes influences économiques et politiques. Il s’agit de deux villes emblèmes, porteuses de principes et d’ambitions politiques et économiques différentes. Ces ambitions se traduisent aujourd’hui dans l’organisation urbaine et le parcours que ces villes ont fabriqué entre leurs pleins et leurs vides. Ainsi, les processus d’intégration de la figure du marcheur dans la composition de la ville diffèrent de Strasbourg à Shanghai et produisent différentes manières de marcher la ville.

De la ville à petite échelle, authentique et au centre protégé par des programmes de sauvegarde à la ville de grande échelle, aux contrastes séculaires, éclectique et riche d’une énergie singulière nous parcourrons ces interstices aux contraintes et libertés variées afin de révéler les possibilités d’appropriation de la ville de demain par la pratique de la marche.

Pour nourrir ce travail de recherche, je m’appuierai sur une étude des villes de Strasbourg et de Shanghai. Mes observations se dirigeront vers les espaces les plus denses de celle-ci et non en périphérie. Elles s’inscriront dans une logique de mise en parallèle et de confrontation de deux urbanités radicalement différentes présentant toutefois des similitudes dans leurs fragments. Ces concordances et divergences entre les deux villes me permettront ainsi des observations sur une palette de parcours plus large pour une meilleure appréhension de l’expérience de la marche. Ce choix est motivé à la fois par la particularité des urbanités propres à chacune de ces villes mais également par la dimension empirique dont pourra bénéficier ce travail d’étude, ayant personnellement vécu et parcouru Shanghai et Strasbourg. Cette confrontation représente un grand intérêt dans cette étude puisqu’elle est l’origine même des pensées et réflexions qui m’ont amené aux questionnements que nous aborderons. Dans un souci de clarté, il convient de réaliser une brève présentation de ces villes afin d’apporter les données qui formeront une

Notre réflexion s’enrichira d’une méthode croisée entre approches historiques et approches théoriques. Les théories conçues par Guy Debord au sein de l’Internationale Situationniste, telle que La Théorie de la dérive (1956), en réponse à l’urbanisme moderne dont il font la critique nous inspireront dans notre approche de l’urbanisme contemporain. Les recherches de Rachel Thomas tel que son rapport de recherche intitulé «L’aseptisation des ambiances piétonnes au XXIe siècle entre passivité et plasticité des corps en marche» (2010) nous serons particulièrement précieuses dans la formulation de notre commentaire critique des approches piétonnes contemporaines.

Puis, c’est en nous appuyant notamment sur le regard porté par Giovanni Battista Nolli sur la ville de Rome dans la conception du célèbre plan, Nuova Pianta di Roma (1748), que nous définirons notre terrain d’étude et notre approche de l’espace urbain. Nous procéderons ainsi à une approche expérimentale sensible nourrie par l’entreprise de séries de captations photographiques au sein des villes de Shanghai et de Strasbourg. Notre réflexion s’enrichira de leurs différences et

14 15

donnera lieu à une tentative de retranscriptions des moments de villes parcourus. Par ailleurs, ce parcours soumettra une interprétation de la «technique du passage hâtif à travers des ambiances variées»9 de la ville inspirée du courant situationniste afin de fabriquer une forme de récit de la ville au travers d’une restitution graphique. Enfin, les propos de Camillo Sitte dans L’art de bâtir les villes, de Richard Sennett dans Designing Disorder : Experiments and Disruptions in the City, de Jan Gehl dans Pour des villes à échelle humaine (2012) et de Sonia Lavadinho dans sa thèse, «Le renouveau de la marche urbaine : Terrains, acteurs et politiques» (2011), nous permettrons d’ouvrir notre regard à des approches créatives et stimulantes de l’espace urbain.

PLAN

Notre réflexion sera menée en trois parties :

Dans une première partie, nous nous construirons une base théorique et historique nécessaire à la compréhension de la marche urbaine dans sa condition actuelle. Cet apport théorique nous permettra de révéler les effets bénéfiques de la marche au delà d’un argument de santé comme s’emploient à le mettre en avant les politiques piétonnes contemporaines. Nous porterons ainsi un regard critique sur ces dernières afin de saisir leur ambitions et leurs effets sur l’expérience du marcheur.

Dans une seconde partie, nous tenterons de révéler, par une approche analytique, la nature fragmentaire de la ville et de ses cheminements. Par une enquête immersive dans les villes de Shanghai et de Strasbourg, nous procéderons à une décomposition de la ville par la marche et nous appliquerons à mettre en exergue les différents rapports spatiaux que le modelage de l’espace urbain donne à parcourir.

Une dernière partie tentera de formuler une suggestion alternative aux méthodes de fabrication des espaces urbains contemporains à travers une réflexion autour de la notion de désordre notamment et une transformation du regard.

16 17
9 DEBORD Guy, «Théorie de la Dérive», Internationale Situationniste, Numéro 2, 1958, p.19

I - La naissance d’une forme de résistance à l’approche structurée des parcours urbains, du piéton au flâneur

I.I - La marche urbaine, un ancrage du corps et de l’individu dans son environnement

«Les jeux de pas sont façonnages d’espaces. Ils trament les lieux. A cet égard, les motricités piétonnières forment l’un de ces “systèmes réels dont l’existence fait effectivement la cité” [...]. Elles ne se localisent pas : ce sont elles qui spatialisent.»10

Michel de Certeau, 1990

La marche est un engagement corporel, sensible et social. De nombreux auteurs s’accordent aujourd’hui à reconnaître le rôle vital du marcheur dans l’espace urbain pour sa capacité à en donner une définition par ses mouvements, par sa présence, son passage. En effet, la déambulation piétonne s’affirme comme une véritable fabrique d’urbanité. Les villes de demain ne peuvent plus se permettre de penser leur futur sans s’appliquer particulièrement à la mise en valeur du marcheur dans ses creux. Il constitue l’identité et l’ambiance d’un lieu, nécessaires à ce dernier pour exister. JeanPaul Thibaud l’exprime notamment dans son ouvrage Éprouver la ville en passant : En quête d’ambiances en nous proposant d’imaginer le scénario d’un espace où le marcheur est absent :

«Imaginez un monde sans ambiance. Non pas un monde dont l’ambiance serait monotone, pesante ou aseptisée, mais un monde sans ambiance aucune. Il serait alors complètement dépeuplé et désaffecté, dépourvu de toute trace d’humanité et de vitalité. Un tel monde n’existe pas.»11

Thibaud, 2015

Ce scénario présente un postulat selon lequel un monde vidé de son humanité ou une rue vidée de ses marcheurs, de ses arpenteurs ne pourrait exister dans la mesure où c’est par l’investissement de ces derniers que l’espace prend vie. Vivre un espace, l’occuper, l’habiter, le parcourir, lui insuffler une mouvance, une dynamique permet de lui donner un sens, un enjeu. Il s’agit alors d’exister et non plus simplement d’être. Sans cela, l’espace urbain n’est qu’un vide ignoré, oublié, résiduel ou encore involontaire. S’il n’est pas vécu, s’il n’est pas raconté, il cesse d’exister. Or, le marcheur raconte un espace en s’y mouvant. Par conséquent, ce dernier s’affirme comme un activateur temporaire d’espaces. S’il ne laisse aucune trace de son passage, l’espace ne s’active véritablement que par sa présence, le temps de son parcours. Ainsi, Michel De Certeau présente «la marche urbaine comme un ensemble de pratiques qui transforment la ville, qui l’évanouissent en certaines de ses régions, l’exagèrent en d’autres, la distordent, fragmentent et détournent de son ordre.»12

L’espace urbain est alors comme une scène de théâtre dont il fournit les décors mais ne peut se raconter véritablement qu’au travers de l’appropriation de l’acteur. Le marcheur est ainsi observateur, acteur et metteur en scène. Il génère le spectacle urbain et assiste à sa création. Il exerce une influence sur la ville, qu’il transforme en lieu pratiqué ou qu’il abandonne par endroits générant ainsi un espace fragmenté et non figé. Il ne peut être un spectateur passif car il est impliqué, enveloppé dans l’espace urbain et ses flux. Comme le soutient Jean-Paul Thibaud : «la marche ne consiste pas seulement à être en prise ou en résonance avec l’environnement de la rue, elle est aussi un vecteur à part entière de sa fabrication.»13 On observe ainsi une réelle action

10

12

DE CERTEAU Michel, L’invention du quotidien, I. Arts de faire Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1980, p. 148.

11 THIBAUD Jean-Paul, Éprouver la ville en passant, En quête d’ambiances, MetisPresses, 2015, Avant-propos, p.7.

DE CERTEAU Michel, Op. Cit., p. 148.

13 THIBAUD Jean-Paul, Op. Cit., p.180.

18 19

réciproque entre l’espace urbain et le marcheur. Si la ville fournit aux citadins un sol, un vide à parcourir, à incarner, c’est le marcheur qui en écrit les histoires, les scénarios et lui donne une voix. Ainsi, pour De Certeau, une analogie évidente apparait entre marche urbaine et langage :

«L’acte de marcher est au système urbain ce que l’énonciation est à la langue […] c’est un procès d’appropriation du système topographique par le piéton (de même que le locuteur s’approprie et assume la langue) ; c’est une réalisation spatiale du lieu (de même que l’acte de parole est une réalisation sonore de la langue).»14

De Certeau, 1980

Ainsi, cet ancrage du marcheur dans l’espace urbain repose également sur une notion d’appropriation. Il ne pratique pas la marche de manière déconnectée. Il bénéficie d’une souplesse spatiale, d’une capacité à se mouvoir librement «entre», qui le rend capable de raconter la ville, de l’investir et la réinventer au travers de son cheminement. Si la géométrie de l’espace urbain est généré par des politiques urbaines rythmant la ville de possibilités et d’interdictions comme nous le verrons par la suite, le marcheur reste capable d’inventer, de privilégier ou de délaisser des espaces, des cheminements en prenant des raccourcis ou en faisant des détours par exemple. «L’usager de la ville prélève des fragments de l’énoncé pour l’actualiser en secret»15

Enfin, la marche est un ancrage de l’individu dans l’espace urbain de par son rôle de vecteur de sociabilité. Cet investissement physique présente une portée sociale et culturelle et permet tout autant d’affirmer l’identité d’un lieu que celle du marcheur qui le parcourt. Marcel Mauss évoquait par exemple les modes de marches générées par la culture cinématographique d’une nation ou d’une ville :

«Revenu en France, je remarquais, surtout à Paris, la fréquence de cette démarche ; les jeunes filles étaient Françaises et elles marchaient aussi de cette façon. En fait, les modes de marche américaines, grâce au cinéma, commençaient à arriver chez nous. C’était une idée que je pouvais généraliser. La position des bras, celle des mains pendant qu’on marche forment une idiosyncrasie sociale» 16 Mauss, 1934

La marche est aussi une activité sociale parce qu’elle favorise la rencontre, le brassage des population. L’espace urbain est ainsi un lieu où le marcheur confronte sa personne aux regards des autres. Ainsi, d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre, les marcheurs ne racontent pas le même espace urbain et en conçoivent des expériences différentes selon leur degré d’appropriation, selon leurs mouvements et selon les décors que fournit chaque ville comme fond de scène notamment.

Si le rôle majeur du marcheur dans la réalisation de l’espace urbain est davantage connu aujourd’hui, il conviendra à présent de nous intéresser aux différentes figures qu’il décline et donne à voir. Nous observerons ainsi que la marche est une pratique aux formes multiples prédisposant plus ou moins l’expérience qu’elle génère.

14 DE CERTEAU Michel, L’invention du quotidien, I. Arts de faire Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1980, p. 148.

15 Idem., p. 149.

16 MAUSS Marcel, Sociologie et anthropologie « Les techniques du corps» 1934, [consulté le 01-05-2021], Disponible en ligne <http://www.regine-detambel.com/ images/30/revue_1844.pdf>, p.7.

I.I.I - Le marcheur, une figure multiple

La marche est une pratique profondément subjective. Si un nombre de paramètres considérable forment et transforment cette expérience, le premier responsable de l’unicité d’une forme de marche est l’individu qui en trace le cheminement. Ainsi, l’existence d’une multiplicité de figures du marcheur suggère une multiplicité au moins égale des façons de marcher.

Dès lors, la réduction de cette richesse à un terme générique et réglementaire comme «piéton» peut sembler incorrect. Le piéton nous parait proposer une vision trop codifiée de la marche en se définissant essentiellement par opposition au déplacement motorisé. Il considère ainsi, la personne qui circule à pied comme une unité véhiculaire au même titre qu’un cycliste ou un véhicule motorisé et conduit à une abstraction de ses caractéristiques individuelles et sensibles. Il n’est alors qu’un mode de transport qui se différencie des autres mobilités urbaines par sa vitesse le catégorisant comme une «mobilité douce» en référence à son faible impact environnemental. Par ailleurs, au-delà d’un mode de transport il suggère un «moyen» de transport, le piéton est alors un moyen de traverser l’espace urbain «pour arriver à un résultat, à une fin»17, «qui permet de réaliser le but que l’on vise»18. Nous préférerons dans le développement de notre étude l’emploi du terme marcheur qui nous semble moins désigner une «mobilité douce» et davantage une manière d’être à son environnement, une manière d’en prendre conscience et de le mesurer par un engagement corporel. Ainsi, afin d’installer le cadre et le positionnement théorique initial de notre étude, il conviendra de nous intéresser à la «diversité des manières de marcher»19et aux différentes figures que peut incarner le marcheur.

La multiplicité du marcheur repose sur deux grandes distinctions, d’une part l’identité même de l’individu en tant que personne : sa culture, son âge, son genre ou son état de santé20 par exemple, d’autre part ses intentions ou ses manières d’être à l’espace urbain selon les motivations de sa marche. Si une première distinction systématique tendrait à désigner l’âge comme une possible influence sur le rapport du marcheur à la ville, il s’agit davantage de désigner les conditions physiques handicapantes de façon générale. En effet, l’aisance d’un déplacement à pied peut diminuer chez les personnes âgées au même titre que toute personne à mobilité réduite, soit toute personne limitée dans sa liberté de mouvement par sa taille, son état, son âge, un handicap permanent ou temporaire ou par les équipements qui lui sont nécessaires lors de ses déplacements. Ainsi, cette diminution des conditions peut-être due à un handicap sensoriel, moteur ou cognitif tout comme il peut être temporaire dans les cas d’une grossesse ou d’un accident par exemple. Les conditions de ces marcheurs les amènent généralement à expérimenter la ville à un rythme plus lent. Ces derniers sont davantage confrontés et éprouvés par l’agencement d’un espace urbain, il leur 17

20 21
Dictionnaire Le Robert, Définitions moyen, [consulté le
Disponible en ligne
Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), Portail lexical
01-05-2021],
<https://dictionnaire.lerobert.com/definition/moyen>. 18
: Lexicographie moyen [consulté le 01-05-2021], Disponible en ligne <https:// www.cnrtl.fr/definition/moyen>.
19 THIBAUD Jean-Paul, BONNET Aurore, LEROUX Martine, THOMAS Rachel, Les compositions de la marche en ville. Contribution de l’équipe Cresson au rapport de recherche final Winkin Yves et Lavadinho Sonia (éds.), 2008 ” Des villes qui marchent, tendances durables en urbanisme, mobilité et santé ” Cresson, ENS Lyon, 2007, Disponible en ligne <https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00993844/document>. 20 Il semble nécessaire de préciser dès l’introduction de mon travail que les questions du genre, de l’âge ou de l’état de santé, si elles sont nécessaires pour justifier d’une multiplicité de la figure du marcheur ne figureront pas dans le développement de cette étude. Ces questions nécessiteraient un développement qui leur serait entièrement dédié.

est plus difficile à pratiquer et à explorer. Par ailleurs, la fluidité des mouvements étant limitée, l’étendue de l’espace parcourable peut se voir réduite face à l’impossibilité d’accéder à certains endroits en raison de divers obstacles comme des pentes, des escaliers, des trottoirs compliqués à emprunter par leur hauteur ou leur largeur ou encore des sols abîmés. La marche requiert alors une vigilance plus particulière. Répondre aux besoins de ces marcheurs peut ainsi demander une adaptation de l’environnement afin d’éviter les situations handicapantes et garantir un espace urbain inclusif. À l’inverse des marcheurs âgés, l’enfant est un marcheur dont l’expérience est probablement la plus libre de contrainte et imaginative. En effet, nous pouvons observer au quotidien la façon dont l’enfant parcourt généralement la ville, animé d’une énergie créatrice et d’un imaginaire particulièrement éveillé. Pour le jeune marcheur, la ville peut rapidement prendre la forme d’un terrain de jeu où tout élément peut devenir une matière ludique, un prétexte au jeu, au parcours, à l’escalade, aux sauts, à la course. L’enfant s’exprime dans une marche particulièrement dynamique. Il peut ainsi être une figure inspirante pour le dessin des espaces urbains. Cependant, davantage imprévisible et agité, l’enfant peut s’exposer et exposer autrui à davantage de risques et se voit généralement «canalisé» par un marcheur adulte. Il fait ainsi essentiellement l’expérience d’une marche accompagnée.

La notion d’inclusivité évoquée précédemment peut également nous amener à différencier l’expérience de la marche en fonction du genre. En effet, les recherches et les témoignages quotidiens révèlent des inégalités et discriminations liées à la diversité des expressions de genre dans l’espace urbain ayant des conséquences directes sur l’expérience de la marche en ville. Certains marcheurs sont alors par exemple plus susceptibles d’être victimes de harcèlements et peuvent se voir adopter en réponse des comportements plus vigilants dans leur rapport à l’altérité.

Aussi, il est intéressant dans le cas de notre étude d’aborder le rapport du marcheur à son appartenance culturelle. En effet, comme nous l’avons évoqué précédemment, la marche peut être pratiquée différemment d’une ville à l’autre à travers le monde. L’identité culturelle d’une urbanité est capable de transmettre des gestes et des comportements à ses marcheurs quotidiens. Ainsi, la marche «est un acte corporel acquis, appris, dont les traits essentiels (rythme, gestualité, allure, posture…) varient selon les cultures, les sociétés, les modes et les convenances.»21. On peut notamment citer Victor Hugo lorsqu’il écrit : «errer est humain, flâner est parisien»22. Ces différences culturelles permettent aussi de révéler une distinction entre le marcheur résident ou passant23 dans un espace urbain qui implique alors également des notions de familiarité et d’habitude ou au contraire d’inconnu et de découverte que nous aborderons par la suite.

Ces quelques exemples nous permettent de rendre évidente la relation entre marche et identité et démontre le rôle important que cette dernière joue dans la façon dont un marcheur peut ressentir l’espace urbain. Par conséquent, l’identité participe

21 THOMAS Rachel, «La marche en ville. Une histoire de

L’Espace géographique vol. Tome 36, no. 1, 2007, pp. 15-26, [consulté le 01-05-2021], Disponible en ligne <https://www.cairn.info/revue-espace-geographique-2007-1-page-15.html>.

22 HUGO Victor, Les misérables : Gavroche (1862), Tome 3, Hachette, 2003, p.117.

23 PAGNAC-BAUDRY Héloïse, « Environnement urbain et marchabilité l’exemple du quartier des Aubiers à Bordeaux », Environnement Urbain Urban Environment Volume 9, 2015, [consulté le 01-05-2021], Disponible en ligne : <https://journals.openedition.org/eue/555>.

à l’élaboration des expériences de cheminements qui diffèrent d’un individu à un autre en altérant notamment ses capacités physiques, son niveau de vigilance et son aisance dans un espace urbain. L’identité du marcheur est ainsi capable d’impliquer certaines prédispositions dans le rapport du corps à l’espace urbain et peut favoriser ou au contraire limiter certaines formes de marches ou certains comportements.

Les manières d’être à l’espace urbain peuvent également dépendre de l’affectivité et de la sensibilité de chacun ainsi que des motivations à pratiquer la marche dans l’espace urbain. En effet, nous marchons et pratiquons de mêmes espaces à différentes fins. Comme nous avons pu l’évoquer précédemment, dans son appropriation du cheminement, le marcheur réalise les pas qui répondent le mieux à ses désirs et à ses besoins. Ces deux derniers ne sont pas constants et peuvent ainsi varier pour un même individu d’une marche à l’autre. En ce sens, nous pouvons pratiquer individuellement différentes formes de marches et incarner différentes figures du marcheur au cours d’une même journée et tout au long de notre vie. L’équipe CRESSON, dans sa contribution au rapport de recherche final de Yves Winkin et Sonia Lavadinho a tenté de proposer une «liste potentielle d’inclinations permettant de qualifier les tracés» adoptés par les marcheurs. Celle-ci extrait certaines figures du marcheur observables dans l’espace urbain se définissant par des allures et des formes de cheminements variées. Ainsi, ils relèvent les comportements suivants :

« - Pressé, rapide, déterminé, efficace : en rapport avec la fonctionnalité, le trajet est en adéquation avec le but à atteindre

- Anticipateur : prévision des obstacles, tactique qui suppose la connaissance de l’espace et de l’aménagement

- Souple : adaptation à l’environnement (se mettre de profil par exemple sans rompre le rythme de la marche)

- Régulier : terme qui indique le rythme mais aussi la prise en compte « naturelle » de la signalisation et des autres (ralentir aux carrefours, se décaler sans à-coup…) - Informel : traduit la liberté prise notamment dans les traversées - Ludique - Imprévisible - Flâneur - Hésitant - Prudent, fragile - Préoccupé : auto-centré avec rythme irrégulier »24 Thibaud, Bonnet, Leroux, Thomas, 2007

Les différents comportements de marche observables dans l’espace urbain ont ainsi donné lieu à une multitude de termes visant à désigner et distinguer d’une part les figures du marcheur comme l’ont introduit l’équipe Cresson au travers de leur liste et d’une autre les formes de marches résultantes. Le caractère spatio-temporel de la marche nous amène notamment à faire une distinction sur la base des rythmes de marche. Ainsi, si la marche se diffère des autres moyens de déplacements comme le vélo ou l’automobile par la différence de vitesse qu’elle propose, cette variation de l’allure est également observables d’un marcheur à l’autre. À ce sujet, 24

Disponible en ligne <https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00993844/document>

22 23
sens», THIBAUD Jean-Paul, BONNET Aurore, LEROUX Martine, THOMAS Rachel, Les compositions de la marche en ville. Contribution de l’équipe Cresson au rapport de recherche final Winkin Yves et Lavadinho Sonia (éds.), 2008 ” Des villes qui marchent, tendances durables en urbanisme, mobilité et santé ” Cresson, ENS Lyon, 2007,

26

«Plutôt que de considérer la Marche avec un grand M, pris dans son sens générique, nous postulons l’existence d’une pluralité des manières de marcher. Autrement dit, il s’agit de faire de la marche une activité sujette à variation et à modulation, de spécifier les multiples formes qu’elle peut prendre. Les verbes d’action l’indiquent d’eux-mêmes : marcher bien sûr, mais aussi flâner, traverser, parcourir, trottiner, traverser, errer, vagabonder, défiler, etc. Autant de termes donnant une tournure et une tonalité particulières à la marche.»25 Thibaud, 2007

On peut ainsi extraire de ces observations deux formes de marches majoritaires, à savoir, d’une part la marche-plaisir26 et d’une autre la marche utilitaire.

La marche utilitaire désigne ainsi une pratique qui sert véritablement le déplacement et la liaison. Elle relève alors davantage de l’itinéraire pré-conçu, le marcheur adopte un comportement anticipateur, il connait sa destination ou les différentes étapes de son parcours et visualise un but. La marche est motivée par une arrivée. Dans cette situation, la qualification du marcheur comme «piéton» peut alors davantage faire sens. Le rythme de la marche est généralement plus soutenu, voire pressé, et la disponibilité du marcheur à la perception et l’observation de son environnement est moindre, son intérêt se porte ailleurs. Le regard, dirigé, focalisé, est moins susceptible de se laisser aller à une divagation. Cette forme de marche peut être choisie ou imposée en raison d’une offre de mobilité faible proposé en un lieu ou pour des raisons économiques par exemple. Elle peut alors être perçue par certains marcheurs comme une simple contrainte, une tâche nécessaire pour rejoindre un transport, un commerce, etc... Cette marche peut également être motivée par une symbolique ou un message dans le contexte de manifestations ou de pèlerinages par exemple. Ainsi, ces marches ne sont pas à opposer à la notion de plaisir, elles n’expriment pas nécessairement un désagrément pour le marcheur mais toutes desservent un objectif.

À l’inverse, la marche-plaisir s’exprime notamment au travers de la forme de la promenade. Elle invite plutôt à une allure lente et n’est pas motivée par une arrivée. Initialement, «les lieux de promenade sont les jardins, parcs et autres territoires boisés»27 qui sont alors reconnus comme des espaces parcourus dans l’unique intérêt de « se promener », c’est-à-dire aller à sa guise, se laisser guider par ses pas, pour le plaisir»28. Le marcheur marche pour marcher. La marche n’est alors pas un moyen mais une fin en soi. Elle est une errance au cours de laquelle le marcheur s’autorise les digressions, il peut s’attarder sur une vitrine, dans un parc, prendre son temps. Ainsi à cette forme de marche s’associent la déambulation, l’errance, la ballade ou encore la flânerie. Si toutes correspondent à un plaisir du marcheur à réaliser ses pas sans motivations précises mais davantage pour l’expérience physique et sensorielle, l’apport bénéfique sur la santé ou encore l’apaisement que l’activité procure, il reste important de mentionner que chacune présentent des nuances. Pour les auteurs Laurent Turcot et Christophe Loir «Plutôt qu’une union par des liens synonymiques, il semble qu’il s’agisse d’une hiérarchie familiale séparée

25

pour augmenter le bonheur de marcher, CERTU, 2012

27 PAQUOT Thierry, «L’art de marcher dans la ville», Esprit, N° 303, 2004, pp. 201-214

28 Ibidem.

par des générations successives. Par exemple, la promenade engendrerait la flânerie qui à son tour engendrerait la ballade et l’errance.»29

L’espace urbain donne ainsi à voir une multitude de façons de marcher générant des expériences de marche diverses qui se croisent, se superposent ou fusent par moments. Elles racontent ainsi différentes lectures de la ville et participe à en créer sa poétique inspirante. «Sansot relate ainsi les expériences cheminatoires particulières de quelques figures de marcheurs que sont les enfants, les amoureux, les militaires ou encore les légionnaires»30, ces figures de marcheurs aux mouvances contrastées donnent à voir un brassage des histoires qu’accueille l’espace urbain.

Ainsi, le caractère irréductible des figures du marcheur et des formes de marches qu’il pratique interrogent la manière dont la ville peut fournir une réponse non générique au travers de ses espaces urbains qui puisse satisfaire les différents désirs et besoins de ses usagers. Autrement-dit, comment cibler les marcheurs sans les réduire à la figure générique du piéton? La marche étant pratiquée et expérimentée dans une infinité de contextes, sa généralisation est une véritable problématique. Aussi, nous verrons que les différentes formes urbaines et matérialités que le marcheur peut rencontrer sur son parcours sont également capables d’induire certaines formes de marches plus que d’autres et de contribuer à un plaisir de marche plus ou moins important. Nous nous intéresserons ainsi à ce rapport réciproque entre l’effet des mouvements du marcheur dans l’espace urbain et l’effet du modelage de l’espace urbain sur ce dernier.

24 25
THIBAUD Jean-Paul, BONNET Aurore, LEROUX Martine, THOMAS Rachel, Les compositions de la marche en ville. Contribution de l’équipe Cresson au rapport de recherche final Winkin Yves et Lavadinho Sonia (éds.), 2008 ” Des villes qui marchent, tendances durables en urbanisme, mobilité et santé ” Cresson, ENS Lyon, 2007, Disponible en ligne <https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00993844/document> Expression empruntée aux auteurs LAVADINHO Sonia et WINKIN Yves dans leur ouvrage Vers une marche plaisir en ville - Boîte à outils
29 TURCOT Laurent, LOIR Cristophe, «La promenade : un objet de recherche en plein essor», La promenade au tournant des XVIIIè et XIXè siecles (BelgiqueFrance Angleterre), Editions de l’Université de Bruxelles, 2011, p.7 30 SANSOT Pierre évoqué par THOMAS Rachel, La marche en ville : Une histoire de sens, Espace Géographique Belin, 2007, p.4

I.I.II - La flânerie, une pratique critique

Afin de construire et nourrir notre réflexion nous nous appuierons notamment sur la figure du flâneur. Pour la suite de notre développement nous nous intéresserons plus particulièrement à la marche plaisir dans sa forme évasive, et poétique mais également observatrice et critique. Il nous intéresse de comprendre ce qui fait l’essence et la passion d’un parcours en prenant ainsi le biais de la marche comme une finalité et non un moyen motivé par une destination. Le flâneur s’affirme ainsi comme un outil d’analyse de la ville.

Si la figure du flâneur est initialement introduite par Charles Baudelaire, c’est Walter Benjamin qui en fera une véritable figure de la modernité dans l’ouvrage Paris, capitale du XIXe siècle qui regroupe une collection importante des notes que Benjamin a pu réalisé au sujet de divers thèmes liés à la modernité comme la symbolique des passages parisiens. La forme de cet ouvrage semble transmettre une expérience d’urbanité en elle-même en proposant une argumentation fragmentée car inachevée. Ce dernier ne se lit pas comme une continuité ou une progression, il ne répond pas à un ordre rigoureux mais propose des moments de ville, de réflexions, des fragments juxtaposés.

La flânerie est une pratique urbaine, qui naît au moment de l’avènement des grandes métropoles, Baudelaire comme Benjamin revendiquent le caractère urbain, métropolitain de la flânerie comme mode d’exister dans une grande ville en premier lieu. Cette pratique est à distinguer des expériences de marche en milieu rural. Ainsi, la flânerie est, pour commencer, une forme d’éloge de la lenteur qui revendique l’errance comme pratique subversive de l’espace urbain. Elle est une forme d’appréciation profonde de la ville que l’on prend le temps d’observer, de comprendre et de réfléchir. Si nos dictionnaires s’accordent généralement à définir le verbe flâner comme une pratique qui conduit le marcheur à «perdre son temps; se complaire dans l’inaction, dans le farniente»31 ou «se promener sans but, au hasard, pour le plaisir de regarder»32, nous verrons que ces définitions intègrent certains biais péjoratifs qu’il est possible de déconstruire. Elles révèlent ainsi le mépris que la pratique a pu recevoir pour son aspect marginal à l’époque de son émergence tandis qu’elle est aujourd’hui reconnue comme une véritable piste de réflexion sur les questions urbaines.

Le mépris à l’égard de la flânerie trouve son argumentation dans l’usage que la pratique fait du temps. En effet, depuis le modernisme particulièrement, notre société a progressivement développé une certaine hyperactivité en plaçant la vitesse comme une norme dans nos quotidiens ou du moins comme un objectif. Pour Georg Simmel, l’émergence de la grande ville est le lieu d’une «intensification de la vie nerveuse [...] Cette intensification est à la fois continue et en accélération constante. La ville est un champ d’expériences sensorielles inédites.»33. Ainsi, «en érigeant la vitesse en modèle de vertu sociale, les sociétés modernes ont inventé un vice, celui de la lenteur»34. Or, la flânerie émerge dans un contexte où les débuts

31 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), Portail lexical : Lexicographie flâner [consulté le 01-05-2021], Disponible en ligne : <https:// www.cnrtl.fr/definition/fl%C3%A2ner>.

32 Larousse, Dictionnaire : flâner, [consulté le 01-05-2021], Disponible en ligne <https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/fl%C3%A2ner/34028>.

33 SIMMEL Georg, Les grandes villes et la vie de l’esprit. Suivi de Sociologie des sens, Petite Bibliothèque Payot, 2013, p.8. Simmel aborde également la spécificité de ces nouveaux visages urbains dans l’ouvrage Ville et modernité sous la direrction de Jean Rémy, L’Harmattan, Paris, 2000.

34 VIDAL Laurent, Les Hommes lents Résister à la modernité XVè - XXè siècle Flammarion, 2020, p.1.

de l’industrialisation se ressentent et s’apprêtent à transformer profondément les rythmes quotidiens :

«Le temps est un objet de préoccupation majeure dans la société industrielle. Nous vivons sous l’horloge. Temps de travail, temps de loisir, temps de trajet, [...], temps gagnés, temps perdus, temps récupérés, temps morts..., hâte, lenteur, ennui... autant d’expressions de tous les jours qui traduisent la variété et l’importance de notre expérience temporelle.»

Grossin, 1974

En effet, le flâneur à travers sa pratique oisive de la marche revendique des valeurs qui s’opposent aux principes du taylorisme. Ce dernier est un système qui repose sur une organisation scientifique du travail, des rythmes de vie et une spécialisation des hommes qui ne laisse aucune place à l’autonomie. On peut notamment évoquer l’expression «flânerie systématique» dont la connotation très négative désignait la paresse des hommes et, par conséquent, le besoin d’organiser chaque temps mort dans un but de productivité. Cette pratique considère ainsi un temps qui n’est pas dédié au travail comme un moment d’égarement qui représente une véritable perte de temps. Le temps est alors une ressource précieuse qui se doit d’être rentabilisée et optimisée. Benjamin, en défendant la pratique de la flânerie et en incarnant le flâneur, s’oppose au système de «Taylor, qui a imposé le slogan : “Guerre à la flânerie !”»35 . La flânerie fut ainsi perçue comme une perte de temps par les défenseurs du taylorisme et largement stigmatisée. La pratique de cette forme de marche, de ce mode de vie, s’affirme alors malgré elle comme une forme de protestation à l’encontre de ces pratiques qui visent à la mécanisation du travail et la suppression du temps libre. Benjamin raconte notamment qu’il fut une période où, presque comme une réponse aux transformations qu’apportaient l’industrialisation, il était fréquent de se promener avec une tortue dans les passages couverts, comme un véritable symbole de lenteur ou plutôt de résistance à la vitesse. Si le flâneur s’oppose naturellement au taylorisme par son comportement oisif, il n’en est pas pour autant une figure de paresse. En effet, cette oisiveté est en réalité un travail d’observation poussé de la vie urbaine. Ainsi, pour le flâneur, elle est plus précieuse encore que la production d’un travail comme peut l’entendre la société industrielle. Elle est un travail en elle-même, un exercice passionné et furieux qui construit la personne, ouvre sa pensée et développe son esprit.

On découvre cette passion pour l’espace urbain au travers de l’ouvrage recueillant les propos de Benjamin où le flâneur benjaminien apparait comme un marcheur dont la curiosité se manifeste naturellement plus que les autres marcheurs qu’il côtoie. Il se distingue notamment par la sensibilité particulière dont il fait preuve vis-à-vis des détails. La flânerie n’est pas un simple éloge de la lenteur, elle est ainsi également une manière d’observer son environnement, d’y être attentif et d’en percevoir les subtilités. À titre de comparaison, «L’homme affairé regarde sans voir, l’oisif voit sans regarder, le flâneur voit et regarde»36. Une observation qui s’attarde par ailleurs longuement sur les autres marcheurs, sur ces individus dont les pas se fondent les uns dans les autres, ne formant parfois qu’une unique mouvance, une foule. Ainsi, le terme flâneur, «que la langue ne peut que maladroitement

35 WALTER Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme (1937), Payot, 1979, p. 81.

36 HUART Louis, Physiologie du flâneur Hachette Bnf, 1841, p. 120

26 27

définir»37, désigne initialement «les poètes et les intellectuels qui, en se promenant, observent de façon critique les comportements des individus»38 En effet, le flâneur entretient un rapport particulier à la foule, vibrant parfois à l’unisson avec celle-ci ou s’en détachant à une distance, il ne s’y abandonne cependant jamais complètement. Il reste un observateur avec une identité consciente. Selon les périodes et les auteurs qui empruntent la figure du flâneur, celui-ci observe la foule et son comportement avec une proximité plus ou moins importante. Baudelaire soutient que «pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini»39 mais celui-ci apprécie également l’observation cachée et distante.

«Lors de ces parcours, il se donne à voir, s’expose, mais se positionne toujours en spectateur désengagé de la vie qu’il observe. Ce régime particulier d’attention visuelle à l’espace, que l’on nomme « flottant », distingue le flâneur de deux autres « marcheurs urbains » : le badaud qui circule dans ou en marge des foules, captivé par le paysage urbain ou par l’émotion qu’il suscite et dont le régime d’attention s’apparente à de la contemplation béate ; le « lorgneur » qui scrute ses congénères et interrompt souvent leurs trajectoires physique et visuelle.»40 Thomas, 2007

Ainsi, il est un personnage solitaire, marginal, qui alterne entre des moments de parcours collectifs et des moments plus individuels en profitant des cheminements que lui permettent les formes diverses des espaces urbains.

La figure du flâneur nous est également intéressante par sa façon de parcourir ces cheminements disposés par l’espace urbain dont il fait l’appropriation consciente à chacun de ses pas. Celui-ci est dans la rue comme il est dans sa chambre. Ces creux entre les bâtiments qu’il parcourt s’enchaînent sous ses pas comme les pièces d’un appartement et lui procurent ainsi une sensation de «chez-soi». Il en apprécie les environnement variés, les décors et les individus que chaque pièce lui donne à observer et à investir, à raconter, parfois dans des espaces couverts comme les nombreux passages parisiens qui brassent une population importante à l’époque par exemple. Cet investissement des lieux, ces espaces qu’il parcourt, les cheminements que tracent ses pas, sont tout autant de moments éphémères, uniques dans le temps, qu’il ne pourra reproduire. Ainsi, le flâneur connait la valeur du temps et en savoure d’autant plus l’expérience qui ne dure véritablement que le temps de son passage. C’est justement dans l’éphémère des scénarios qu’il se construit au travers de ses parcours urbains qu’il trouve la valeur de la flânerie. Chaque observation est nouvelle et capable de révéler une nouvelle facette de l’urbanité.

Lors de ses errances, il introduit également l’idée d’une désorientation positive que nous investirons au cours de notre recherche. En effet, le flâneur éprouve un plaisir particulier à la perte ou plutôt à l’art de l’égarement comme le qualifie Walter Benjamin :

«Ne pas trouver son chemin dans une ville peut être chose inintéressante et banale. Cela

37 BAUDELAIRE Charles, Le Peintre de la vie moderne (1859); Mille et une nuits, 2010, p.7

38 NUVOLATI Giampaolo, « Le flâneur dans l’espace urbain », Géographie et cultures n° 70, 2009, pp. 7-20.

39 BAUDELAIRE Charles, Le Peintre de la vie moderne (1859); Mille et une nuits, 2010, p.17.

40 THOMAS Rachel, «La marche en ville. Une histoire de sens», L’Espace géographique vol. Tome 36, no. 1, 2007, pp. 15-26, [consulté le 01-05-2021], Disponible en ligne <https://www.cairn.info/revue-espace-geographique-2007-1-page-15.htm>.

demande de l’ignorance – rien de plus. Mais se perdre soi-même dans une ville comme l’on se perdrait dans une forêt – fait appel à une tout autre discipline. Les panneaux indicateurs et les plaques de rue, les passants, les toits, les kiosques ou les bars doivent parler au vagabond comme le craquement des branchettes sous ses pieds [...] Paris m’a appris cet art de s’égarer.»41

Benjamin, 1985

En prônant cet art de l’égarement, le flâneur nous introduit au concept de villelabyrinthe. Nous le verrons par la suite, la ville, par la façon dont elle construit le vide parcourable, peut s’offrir au marcheur comme un véritable dédale créateur d’expériences désorientantes et fascinantes. Le sentiment de perte ou de confusion, lorsqu’il est volontaire et accueilli par le marcheur, dans le cas de marches-plaisir qui ne cherchent pas à contrôler le pas, peut procurer à celui-ci une expérience enivrante et générer une certaine extase. Ainsi, «la ville est la réalisation du rêve ancien de l’humanité, le labyrinthe. Le flâneur se consacre sans le savoir à cette réalité»42.

La notion de la flânerie et la figure du flâneur largement théorisées, réinterprétées et réinventées deviendront de véritables objets de recherche à la fin du XXème siècle et continueront jusqu’à ce jour d’inspirer la littérature, le cinéma et les réflexions urbaines. Elles s’imposent notamment comme un symbole d’opposition aux approches autoritaires ce qui justifie leur réemploi à ce jour. Si la flânerie n’est pas un acte productif en tant que tel, elle n’est pas plus à considérer comme un temps inutile dans le quotidien de l’homme. Nous soutenons qu’avant même d’être une pratique critique vis-à-vis des idéologies dominantes, elle est une construction de l’individu et de sa pensée. Si certains estiment que la flânerie n’est plus une notion pertinente de nos jours dans la mesure où le flâneur benjaminien s’est vu progressivement disparaître avec la transformation de son environnement, par l’introduction des grands boulevards d’Haussmann, d’une part, et par l’émergence des grands magasins, d’autre part, nous soutenons que son héritage continue de vivre et se voit réinvesti au travers de certains écrits et certaines pratiques dans nos villes jusqu’à nos mégapoles. En effet, tout comme le suggère Régine Robin dans son ouvrage Les derniers pas du flâneur, la notion se réinvente et évolue avec la ville. «Par la flânerie, l’homme met en relation ses idées, son corps, et le monde concret dans lequel il déambule.»43 Elle encourage à la curiosité et à une divagation non motivée mais intéressée. Elle invite le marcheur à aller au delà d’une admiration béate et passive de son environnement et à accueillir les pensées que celui-ci peut lui inspirer. Ainsi, elle génère une expérience sensible et rend le marcheur attentif à la sollicitation de ses sens et au rapport qu’il entretient avec l’espace urbain et ses composants. Nous adopterons notamment ce regard critique vis-à-vis de l’espace urbain, en observant la dimension physique de la ville, afin de révéler la manière dont la relation du corps à l’espace urbain est capable de procurer des expériences de marche inspirantes et enivrantes.

41 BENJAMIN Walter Berliner Kindheit um neunzehnhundert Fassung letzter Hand 1987, Frankfurt am Main, Suhrkamp, p.237.

42 BENJAMIN Walter Paris, capitale du XIXe siècle, Cerf, Paris, 1989, p.448.

43 HAGELSTEIN Maud, «Déambuler dans la ville. Une expérience visuelle critique et artistique», FLUX NEWS - Trimestriel d’actualité d’art contemporain 2009, [Consulté le 02-05-2021], Disponible en ligne : <http://hdl.handle.net/2268/9317>.

28 29

44

I.I.III - Un double cheminement : physique et psychique

L’introduction de différentes formes de marches et de la variété des figures du marcheur comme celle du flâneur nous a permis d’introduire la richesse de l’expérience de la marche urbaine. Être piéton, ou plutôt, être marcheur est un exercice de pensée ainsi qu’un exercice corporel. Cette pratique inspire depuis toujours la littérature, la philosophie et les théories urbaines. Rimbaud, Rousseau, Thoreau, Baudelaire, Kierkegaard, Husserl, Sansot ou encore Le Breton, pour ne citer que ces quelques noms ont particulièrement nourri ces réflexions sur la marche et contribué à révéler son importance parfois insoupçonnée dans la vie de l’homme au quotidien. Ainsi, il nous intéresse à présent de mieux comprendre dans quelle mesure la marche peut s’affirmer comme un outil à pensées et une pratique sensorielle.

La construction d’un cheminement intérieur

L’expérience de la marche est une véritable délivrance de la pensée. Lorsque le corps s’active, l’esprit suit, les pensées se multiplient ; des pensées futiles qui paraissent et disparaissent aussitôt, furtives, mais également des pensées plus singulières inspirées par la ville et les tableaux vivants qu’elle génère. Elles sont engagées presque indépendamment de notre volonté. Le corps marche, l’esprit se dénoue, comme deux activités autonomes et pourtant profondément liées.

«L’agréable régularité de la foulée rassérène les êtres fébriles : le corps est occupé, l’esprit peut divaguer. Marcher, c’est donner à l’esprit l’occasion d’exercer son office. Les neurobiologistes – qui dépoétisent tout – expliquent que l’effort conduit le cerveau à secréter des opiacées naturelles. Ces substances féconderaient l’inspiration en favorisant les échanges synaptiques : plus on s’épuise sur les sentes, plus les idées affluent.»44 Tesson, 2012

Elles profitent ainsi de ces moments de «vide» pour se manifester sans restrictions et sans directions. Si notre quotidien tend généralement à contrôler, reporter ou canaliser ces pensées en raison de la concentration que certaines tâches et certaines situations exigent, la marche peut être perçue comme un moment de disponibilité. Elle est un temps libre. En effet, ces moments d’ouvertures aux pensées affranchies sont rares et précieux dans une journée. Par ailleurs, comme l’exprime Rebecca Solnit, la marche dans une société qui se veut sans cesse plus productive et presque difficile à pratiquer sans culpabilité.

«Parce que penser est généralement considéré comme ne rien faire dans une culture orientée vers la production, et ne rien faire est difficile à assumer. La meilleure façon de le faire est de le déguiser en quelque chose, or, le quelque chose le plus proche de ne rien faire est la marche. […] Elle établit un équilibre délicat entre le travail et l’oisiveté, l’être et le faire. C’est un travail corporel qui ne produit rien d’autre que des pensées, des expériences, des arrivées.»45[Traduction personnelle] Solnit, 2001

Parfois, nos pensées nous inspirent alors un exercice de réflexivité, nous nous mettons à réfléchir sur nous-même, par nous-même, sur l’espace que nous parcourons, sur ce corps qui s’y meut et sur ces pensées qu’il véhicule. La marche offre alors un certain recul vis-à-vis de nos activités quotidiennes qui nous absorbent et monopolisent l’esprit. Elle permet de visualiser plus clairement les pensées encombrantes ou oppressantes, les colères, les angoisses, les craintes ou encore les peines et ainsi nous place dans une position plus propice au traitement de ces dernières. En ce sens, marcher allège l’esprit et peut être consciemment pratiqué en quête d’apaisement. Comme l’écrit l’auteur Sylvain Tesson :

«Je marche parce que marcher m’aide à conduire ma vie [...] Combien de fois suis-je sorti marcher ou courir au bord des quais de Seine à Paris pour résoudre un dilemme ? En rentrant chez moi, j’avais tranché le nœud gordien. Je dois à la marche de remettre régulièrement de l’ordre dans ma vie. Faites l’expérience : lorsque s’offrent à votre décision les termes d’une alternative, partez faire quelques kilomètres. Demandez à la marche de vous octroyer un peu de son pouvoir d’éclaircissement.»46

Tesson, 2012

S’il le souhaite, le marcheur peut alors nourrir ces pensées, leur donner de l’ampleur, les transformer en réflexions ou en idées. Ainsi, de nombreux écrivains et philosophes se sont appropriés la marche comme une véritable étape dans leur processus de réflexion, y voyant «une mécanique créatrice»47. On évoque couramment l’exemple des philosophes péripatéticiens. Le terme provient du grec peripatetikos, signifiant «celui qui se promène» et désigne les personnes qui pratiquent l’enseignement en marchant, d’après la doctrine d’Aristote.48 Pour l’écrivain danois, Søren Kierkegaard, la marche est un plaisir libérateur. Il écrit à ce sujet dans une lettre :

« Avant tout, ne perdez pas le plaisir de marcher ; chaque jour je marche pour atteindre un état de bien-être et me débarrasser de toute maladie ; c’est en marchant que j’ai eu mes pensées les plus fécondes et je ne connais aucune pensée aussi pesante soit-elle que la marche ne puisse chasser […] mais plus on reste assis, moins on se sent bien […]. Ainsi si l’on continue à marcher, tout ira bien »49 Kierkegaard, 1847

Pour Friedrich Nietzsche également, la marche est indissociable de la pensée, il attire notamment l’attention sur Gustave Flaubert lorsqu’il écrit : «On ne peut penser et écrire qu’assis [G. Flaubert]. Je te tiens là, nihiliste ! Rester assis, c’est là précisément le péché contre le Saint-Esprit. Seules les pensées qui vous viennent en marchant ont de la valeur.»50. D’une manière plus radicale que Kierkegaard, Nietzsche oppose la position assise, statique à la pratique de la marche et va jusqu’à réfuter la pensée produite d’une quelque autre façon qu’en marchant. Pour JeanJacques Rousseau, la marche est une évasion de l’esprit mais surtout une pratique avec soi, en solitaire.

«Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans ceux

46 TESSON Sylvain, Géographie de l’instant Editions des Equateurs, 2012, p.240. 47 Ibidem.

48 LEVY Bertrand, «Marche et paysage. Le rôle de l’expérience vécue», La Revue durable, 2008, vol. 30, no. sept., p. 23-25.

45

49 KIERKEGAARD Soren, Lettre à Jette (1847) . 50 NIETZSCHE Friedrich, Le crépuscule des idoles (1888), Arvensa Editions, 2019, pensée 34.

30 31
TESSON Sylvain, Géographie de l’instant Editions des Equateurs, 2012, p.238. SOLNIT Rebecca, Wanderlust : A history of walking Penguin Books, 2001, p.13.

que j’ai faits seul à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées : je ne puis presque penser quand je reste en place; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit.» 51

Rousseau, 1782

Ainsi, nous verrons par la suite que certaines conditions urbaines sont davantage propices à une profusion des pensées et des réflexions. Certains rythmes de marches induisent des rythmes de pensées tout comme certains environnements et certaines configurations spatiales. Pour exemple, la forme de la promenade, notamment parce qu’elle ne détermine pas nécessairement de point d’arrivée ni d’étapes sur le cheminement, renforce le caractère infini du vide urbain. Elle ouvre à un parcours infini qui aménage le temps nécessaire pour faire mûrir une pensée, pour en dénouer, pour développer des réflexions, pour s’interroger, pour trouver des réponses.

Par ailleurs, comme le soulève Rousseau, la marche solitaire ne propose pas la même expérience que la marche accompagnée. Ainsi, il présente la solitude comme une condition nécessaire à cette exercice de pensée. Nous soutiendrons en effet que la solitude permet un dialogue intérieur ininterrompu et qu’elle favorise chez le marcheur la profusion de pensées libres et évasives puisées au fond de sa personne. La marche solitaire est ainsi capable de générer une réflexion personnelle voire une forme d’introspection, un cheminement intérieur. Nous ne considérerons pas nécessairement cette solitude au sens d’une prise de distance physique vis-à-vis des autres usagers de l’espace urbain mais comme un isolement de l’esprit pensant s’accompagnant d’une absence d’interactions. Ainsi, le marcheur peut se trouver seul même au milieu d’une foule s’il n’entretient aucune relation avec cette masse inconnue dont il ne fait que suivre le mouvement.

La compagnie, elle, suppose une tension, une distraction susceptible d’ancrer, d’étouffer la pensée en la maintenant dans une certaine réalité contraignante. Ainsi, elle peut devenir une limite à l’évasion, à la divagation et à l’imaginaire. En effet, la conversation peut être perçue comme une interaction qui chasse la pensée libre en amenant le marcheur à se concentrer sur un sujet, en lui proposant une distraction. Elle absorbe et cadre la pensée. Par compagnie, il est ici question d’une marche consciemment réalisée avec une connaissance, un ami, un proche. Cependant, la marche accompagnée présente également ses avantages vis-à-vis de la construction des pensées. En effet, elle permet une oralisation de la pensée qui permet une concrétisation des réflexions par la conversation. Dans certains cas, la relation presque symbiotique des marcheurs peut alors générer des marches et des pensées complémentaires. L’échange leur donne alors une force, il accélère la réflexion et la rend réelle.

Enfin, s’il est d’usage de penser que le meilleur environnement pour «se retrouver» et «faire le vide» est la pleine nature nous nous intéresserons ici à la marche en ville pour l’expérience quotidienne et stimulante qu’elle génère. Nous soutiendrons que l’espace urbain agit comme un véritable catalyseur pour l’esprit. Comme évoqué précédemment, le rythme de la marche suggère un rythme aux pensées. Or, la ville propose un rythme plus soutenu que la pleine nature. Elle donne à la pensée l’élan nécessaire pour sortir de sa torpeur et la maintient comme éveillée

par l’animation et l’agitation qu’elle donne à voir. En effet, la ville est un paysage inspirant, par le spectacle qu’elle met en scène et les tableaux presque figés qu’elle dessinent par moments. La ville est une matière inspirante qui donne à penser, à réfléchir, à se souvenir, à s’imaginer, à se projeter. La diversité et la complexité des paysages urbains proposent une expérience corporelle, riche en sollicitations, qui favorise les associations d’idées et la créativité.

Un être sensible : le corps comme outil de mesure

«Ce qui distingue essentiellement la marche à pied des autres modes de transport, c’est le fait qu’elle permet une prise de contact avec le monde environnant. Lorsque je marche, je peux jouer, toucher ce qui m’entoure, m’arrêter, prendre conscience de mon environnement, m’identifier dans une certaine mesure à lui.»52 Garbrecht, 1984

Parce qu’elle est avant tout un acte charnel, la marche met systématiquement en dialogue le corps humain et le corps urbain. D’une certaine manière, la marche est une prise de conscience continue de l’environnement qui nous entoure, de ses formes, de ses textures et de ses ambiances. Cette expérience en mouvement que l’on peut qualifier de polysensorielle fait appel à différentes sensibilités du marcheur. En effet, «L’homme qui marche en ville se fond dans la cité [...] en une expérience totale, affective, sensorielle, corporelle, intellectuelle, culturelle»53 et si le pied représente le premier lien entre le marcheur et l’espace urbain pour les informations qu’il donne de façon immédiate sur la nature du sol et la position du corps marchant, il n’est qu’un des nombreux acteurs fabriquant la perception de notre environnement.

On peut distinguer trois types de sensibilités : la sensibilité extéroceptive, la sensibilité proprioceptive et la sensibilité intéroceptive54. Cette dernière ne sera pas abordée puisqu’elle n’intervient pas dans la construction de la relation entre le marcheur et son environnement.

Cependant, la marche sollicite notre sensibilité extéroceptive de façon permanente. Celle-ci désigne les relations avec le milieu extérieur et comprend nos différents récepteurs sensoriels comme nos photorécepteurs responsables de la vision, nos récepteurs auditifs pour l’ouïe, nos récepteurs sensoriels et somatiques pour le toucher et nos récepteurs olfactifs pour l’odorat. Ces sens sont en alerte à chaque instant du parcours et nous permettent de percevoir consciemment le paysage urbain avec ses variations matériels et immatérielles.

Concernant la sensibilité proprioceptive, elle renseigne sur la position du corps et ses mouvements dans l’espace. La proprioception, ou kinesthésie, est véritablement le « sens du mouvement ». C’est une « forme de sensibilité qui, indépendamment de la vue et du toucher, renseigne d’une manière spécifique sur la position et les déplacements des différentes parties du corps. »55 Ainsi, par cette notion est exprimée la capacité qu’un corps marchant a à sentir les mouvements qu’il effectue et à se situer dans l’espace. Nous verrons que certains dispositifs, par leur 52

32 33
51 ROUSSEAU Jean-Jacques, Les
livre IV, Paris,
Confessions,
1782.
53
54
GARBRECHT Dietrich, Colloque « 10 années d’espaces piétons. Bilan et perspectives », Lyon, mars 1984
DE BAECQUE Antoine, Une histoire de la marche 2016, pp. 245
DERANSART Colin, Chapitre 1 : Le système somesthésique, Faculté de Médecine de Grenoble, Université Joseph Fourier 2006/2007, [consulté le 03-04-2021], Disponible en ligne <http://umvf.omsk-osma.ru/premannee/DERANSART_Colin/DERANSART_Colin_P01/DERANSART_Colin_P01.pdf> 55 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), Portail lexical : Lexicographie kinesthésie [consulté le 03-04-2021], Disponible en ligne : <https://www.cnrtl.fr/definition/kinesth%C3%A9sie>

56

configuration ou leur matérialité rendent le marcheur plus ou moins sensible à ces déplacements et à sa position dans l’espace urbain. C’est observable pour une partie d’entre eux notamment qui peuvent impliquer une notion d’effort ou une sensation de vertige ; paramètres qui peuvent varier d’un marcheur à un autre selon son âge ou son état de santé par exemple. Il est ainsi essentiel de rappeler la multiplicité de la figure du marcheur puisque d’une personne à l’autre ces sensibilités, naturellement subjectives, peuvent être ressenties différemment, voire manquer dans le cas de personnes atteintes de déficience visuelle, motrice, ou auditive par exemple qui formeront une des limites de notre sujet.

Ces modalités perceptives accompagnent ainsi chacun de nos pas puisque «Nous devons percevoir pour bouger, mais nous devons aussi bouger pour percevoir» [traduction personnelle]56. À ce propos, Jean-Paul Thibaud citait notamment Straus pour qui «le sentir est indissociable d’un «se mouvoir» dans la mesure où le monde sensible [...] sollicite au contraire une activité motrice et mobilise des dispositions affectives.»57. Pour compléter, je citerai également Thierry Paquot qui soutient que :

«Toute expérience du monde est corporelle, puisque l’homme ne saurait dissocier sa pensée de sa chair sans se perdre. Une trame physique et mentale donne à son cheminement dans la ville une tonalité plaisante ou désagréable, selon les circonstances. La déambulation est ainsi une mise en jeu des sens dans une géographie urbaine «affective» »58 Paquot, 2002

Ce sont ces derniers qui nous permettent d’apprécier la variété des paysages sensoriels d’un fragment de ville à un autre mais également d’une ville à une autre, de Strasbourg à Shanghai.

Il ne faut cependant pas considérer notre perception des scènes urbaines comme parfaitement complète. Si je parcours la ville pendant un certain temps, je vais percevoir et assimiler un certain nombre d’informations sur ce qui m’entoure, ce que je touche et ce que je vois, le sol sur lequel je marche, les personnes que j’ai pu croisé ou encore les odeurs que j’ai pu sentir. Pourtant, je serai incapable de me remémorer chaque détail de ce parcours et une quantité importante d’informations, d’observations et de découvertes m’aura inévitablement échappé. Agnès Levitte aborde dans sa thèse intitulée La perception des objets quotidiens dans l’espace urbain ce phénomène qualifié de «perception implicite»59. Dans cette même logique, nous supposerons l’existence d’une sensation de présence des masses urbaines ou plutôt d’une conscience des éléments urbains extérieurs à notre corps. Le marcheur au quotidien va parcourir ou traverser différentes configurations spatiales ayant une influence sur son expérience de marche et son comportement par la proximité qu’elles entretiennent avec son corps par exemple ou les déplacements qu’elles induisent. Or, si ces situations ne font pas nécessairement l’objet d’une attention particulière, nous supposons que le marcheur les sent ou les perçoit implicitement.

57 THIBAUD Jean-Paul, Éprouver la ville en passant, En quête d’ambiances, MetisPresses, 2015 p.24.

58 PAQUOT Thierry, Introduction. In Le chemin des sens. Urbanisme. 2002, n°325, p.33.

59 LEVITTE Agnès, «La perception des objets quotidiens dans l’espace urbain», École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), 2010.

Enfin, la perception d’un environnement ne dépend pas seulement de nos sensibilités vis-à-vis de l’espace construit et de son rapport au corps. Elle s’avère en réalité être une notion bien plus complexe et peut considérer un nombre de paramètres importants allant des conditions météorologiques à des paramètres immatériels comme la question de l’identité sociale et culturelle d’un quartier, d’une ville mais également du marcheur lui-même. Ainsi, il essentiel pour la suite de ce travail de nous positionner vis-à-vis de cette notion que nous considérerons tel qu’énoncé dans un premier temps sans nous soucier des biais perceptifs propres à chacun.

34 35
GIBSON James J., The ecological approach to visual perception Psychology Press,1979, p.223, [Traduction libre] «We must perceive in order to move, but we must also move in order to perceive».

I.II - En quête d’une transcendance du cheminement quotidien

I.II.I - La sérendipité urbaine

Comme nous l’avons exprimé précédemment, le marcheur est une figure multiple qui implique inévitablement une multiplicité des formes de marches. Parmi ces expériences de marches, nous nous intéresserons notamment à la marche dans sa forme non contrôlée, la marche qui libère le pas dans l’espace urbain sans le contraindre par des volontés pré-établies de destination ou d’étapes. Une marche qui démarre sans connaissance des scènes urbaines dont elle sera le témoin ni souci de l’endroit où elle viendra se terminer. Dans cette logique qui s’oppose à une rationalité du «parcours», il conviendra de nous intéresser à la notion de sérendipité.

La sérendipité, ou serendipity dans sa langue d’origine, est un terme qui nous vient de Horace Walpole. En 1754, le collectionneur invente ce terme pour nommer et exprimer son expérience de la découverte fortuite.60 Le terme est utilisé en France depuis bientôt une vingtaine d’années pour désigner le « don de faire par hasard des découvertes fructueuses»61 ou «une forme de disponibilité intellectuelle, qui permet de tirer de riches enseignements d’une trouvaille inopinée ou d’une erreur»62 Si cette notion est associée à de grandes découvertes scientifiques comme celle de l’antibiotique appelé pénicilline par Alexander Fleming, le terme, bien que peu employé, s’est progressivement immiscé dans les discussions autour de la ville jusqu’à devenir une compétence recherchée dans celles-ci aujourd’hui. Le sociologue et urbaniste François Ascher, désigné lauréat du Grand Prix de l’urbanisme en mai 2009, aura particulièrement nourri les débats portant sur la ville et la planification urbaine. Il emploiera la notion de sérendipité à plusieurs reprises et expliquera notamment que de son point de vue, «pour l’urbaniste le défi, plutôt que concevoir une ville créative, est de créer les conditions de la sérendipité et de la créativité en laissant de l’espace à cet inconnu, en acceptant qu’apparaissent en ville des pratiques non planifiées, voire non autorisées, en rendant possible les rencontres imprévues et improbables.»63 En effet, c’est nourri par une part de hasard et une certaine liberté que le vide de la ville, ses espaces «entre», peuvent générer ce phénomène.

Les chercheurs Pek Van Andel et Danièle Bourcier publient en 2017 un livre intitulé C’est quoi la sérendipité ? consacré à la définition de la notion. Ces derniers introduisent le sujet en rappelant qu’«il est risqué de proposer une définition consensuelle de ce mot, car le phénomène est multiforme. Nous considérons la sérendipité comme la capacité de découvrir, d’inventer, de créer ou d’imaginer quelque chose de nouveau sans l’avoir cherché au commencement, à l’occasion d’une observation surprenante qui a été expliquée correctement»64

Ainsi, dans le cadre de notre travail, à l’échelle du marcheur, la notion de sérendipité implique un certain lâcher prise sur son parcours, une absence de préparation ou de réflexion préalable puisqu’elle repose sur une certaine volonté de

60 Futura Sciences, Sciences, Définition Sérendipité, [consulté le 06-04-2021], Disponible en ligne < https://www.futura-sciences.com/sciences/definitions/ recherche-serendipite-17116/>.

61 Académie Française, Sérendipité, 10 juin 2014 [consulté le 06-04-2021], Disponible en ligne <http://www.academie-francaise.fr/serendipite>.

62 Ibidem.

63 ASCHER François, 2007, cité par CUILLIER Francis, AUGUSTIN Jean-Pierre, FAVORY Michel, 50 questions à la ville Comment penser et agir sur la ville, MSHA, p.434, 2010.

64 VAN ANDEL Pek, BOURCIER Danièle, C’est quoi la sérendipité ? Le courrier du livre, 2017, p.10.

66

dérive non contrôlée. On peut interpréter cette notion comme un abandon de soi à la ville, à ses aléas, ses surprises, ses inconnus. Il s’agit d’accepter la méconnaissance de son environnement ou de prétendre l’oublier pour se plonger dans l’expérience de l’oisiveté et se rendre disponible à la découverte, s’ouvrir à l’inattendu et l’imprévu. Au-delà d’une ouverture passive, le marcheur peut consciemment faire l’initiative de la perte. Parcourir la ville en se laissant guider par celle-ci. Laisser ses sens en éveil tracer un cheminement spontané sans le questionner. Interroger le résultat, les découvertes, les trouvailles ; ne pas interroger la démarche, le moyen ou le sens des déplacements.

Si certaines pratiques de la marche comme l’errance, la flânerie ou encore la dérive, que nous développerons par la suite, sont plus propices à la sérendipité nous pouvons considérer que tout marcheur peut en faire l’expérience dans son quotidien. Celui-ci peut se voir surpris par une configuration spatiale ou un élément dans l’espace urbain qui n’aurait pas retenu son attention jusqu’alors. Il peut faire la découverte d’un raccourci sur un trajet habituel, d’un nouveau cheminement ou d’un passage menant vers une place qu’il n’aurait jamais exploré auparavant. Ainsi, «il n’est pas nécessaire de connaître le mot «sérendipité» et le phénomène de la sérendipité pour faire des trouvailles ! Mais une certaine connaissance du mot, phénomène et des cas de sérendipité aide probablement à réagir de façon optimale quand on fait une observation étonnante»65. Par ailleurs, ce phénomène peut s’expérimenter dans tous les espaces de la ville mais nous formerons l’hypothèse que certains tissus urbains, dispositifs et configurations spatiales peuvent le favoriser. Comme l’observait François Ascher :

«Aujourd’hui, dans les sociétés modernes, on s’efforce de tout maîtriser et de laisser le moins de place possible à l’incertitude. Le hasard est alors en quelque sorte un solde : c’est ce que qu’on ne parvient pas à prévoir mais que l’on se propose pourtant de réduire sans cesse plus»66

Ascher, 2009

Ainsi, le dessin de la ville, la composition de ses fragments et le rapport entre plein et vide joueraient un rôle majeur vis-à-vis de celui-ci. L’ouverture du marcheur à cette expérience ne serait donc pas la première condition.

I.II.II - La théorie de la dérive

Les ambitions de maîtrise totale des espaces de la ville présentent le risque de mener à un dessin de la ville ennuyeux et prévisible. L’histoire de l’urbanisme et de l’architecture en a d’ores et déjà démontré les conséquences encore observables aujourd’hui dans certaines approches de la ville tel que nous le verrons par la suite.

C’est notamment en opposition avec ces ambitions et ces façons de penser la ville que le mouvement de l’«Internationale Situationniste» et leur principe de dérive urbaine sont nés. L’Internationale Situationniste est le nom de leur revue éponyme qui publiera douze numéros entre 1958 et 1969 qui permettront la diffusion des idées du mouvement mais également la diffusion de critiques de la société de consommation ou des pratiques urbaines de l’époque notamment. À l’origine de ce mouvement se trouvent ceux que nous appelons les «situationnistes». Ils sont un collectif d’artistes européens fondé en 1957. Guy Debord, aura particulièrement

65

36 37
VAN ANDEL Pek, BOURCIER Danièle, De la sérendipité : dans la science, la technique, l’art et le droit L’ACT MEM, 2009, p.8. ASCHER François, pour la préface de VAN ANDEL Pek, BOURCIER Danièle, De la sérendipité : dans la science, la technique, l’art et le droit, L’ACT MEM, 2009.

67

nourri la théorisation du mouvement par la publication de son ouvrage La société du spectacle en 1967 et la création du Guide psychogéographique de Paris sous-titré Discours sur les passions de l’amour qui deviendra une production emblématique du mouvement. Celui-ci exprime leur vision d’un «urbanisme unitaire» Le groupe de l’Internationale Situationniste sera dissous quinze ans plus tard, en 1972.

Le concept de dérive urbaine est défini par Guy Debord dans son article «Théorie de la dérive» qui paraîtra dans le numéro deux de leur revue. Pour commencer, c’est une expérience qui se pratique en marchant. La forme de marche revendiquée par les situationnistes est l’errance qui comme nous l’avons exprimé précédemment est une pratique qui implique une ouverture du marcheur à l’imprévu, au hasard. Toutefois, il est nécessaire de distinguer la pratique de la dérive et le concept de sérendipité abordé précédemment. Si les deux notions tendent vers une disponibilité à la rencontre et aux faits du hasard, la dérive est une pratique artistique normée, qui présente des conditions de réalisation précises, une préparation et finalement un certain but. En effet, dans son texte, Guy Debord exprime la dérive comme «une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées»67 qu’il oppose aux termes de voyage et de promenade. Celle-ci implique ainsi un renoncement «aux raisons de se déplacer et d’agir»68 habituelles et propose de «se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent»69 Ainsi, elle va à contre-sens des parcours rationnels et efficaces qui se dessinent à cette époque.

«Le but (de la dérive) était de rencontrer l’inconnu comme une facette du connu, l’étonnement sur le terrain de l’ennui, l’innocence face à l’expérience. Ainsi, on remonte la rue sans réfléchir, en laissant l’esprit dériver, en laissant ses jambes, avec leur mémoire interne, nous porter vers le haut, le bas et dans les tournants, en suivant la carte de nos propres pensées, la ville physique se voyant remplacée par une ville imaginaire.»70 [Traduction personnelle] Marcus, 1999

Comme le relève Thibaud, l’approche des situationnistes au travers de la conception d’un urbanisme unitaire ne naît pas en opposition ou en contradiction mais vise à révolutionner la pensée urbaine et transformer le regard sur l’urbanité.

«Il n’est pas une réaction contre le fonctionnalisme, mais son dépassement : il s’agit d’atteindre, au-delà de l’utilitaire immédiat, un environnement fonctionnel passionnant.» Par cette démarche, les situationnistes revendiquent un espace urbain passionnant qui relève d’avantage d’une marche poétique et désirable que d’une marche utilitaire et conséquemment ennuyeuse. Pour reprendre les termes de Jean-Paul Thibaud à ce sujet : «Il s’agit de faire de la ville un espace de jeu dans lequel puisse s’exprimer et se développer librement une expérience pleine et entière.»71

Thibaud, 2015

2, 1958, p.19. 68 Ibidem. 69 Ibid.

70 MARCUS Greil, cité par SOLNIT Rebecca, Wanderlust : A history of walking Penguin Books, 2001, p.226.

71 THIBAUD Jean-Paul, Éprouver la ville en passant : En quête d’ambiances Metis Presses, 2015, p.37.

I.II.III - Les pas, révélateurs d’urbanité

La compréhension des pratiques urbaines telles que la sérendipité et la dérive nous permet d’extraire des pistes concernant les formes de liberté que la marche est capable d’offrir aux citadins. On peut supposer suite à ce développement que la créativité urbaine exige un certain hasard et repose en partie sur le caractère imprévu dont peuvent se revêtir les espaces «entre». Ainsi, il nous intéresse de comprendre comment la sensibilité de notre corps marchant réagit à cet imprévu. L’imprévu, par définition, intervient lorsqu’on ne s’y attend pas, «de façon inattendue et souvent déconcerte»72. Or, l’émotion que l’on associe à ce type de phénomène est la surprise. Il nous faut alors nous interroger sur ce ressenti et son importance dans l’expérience du marcheur.

Nous l’avons exprimé précédemment, lorsque le marcheur se déplace, il déplace également son point de vue. Il fait glisser son champ visuel et conséquemment le cadre de sa perception visuelle. Ainsi, tandis que des perspectives sur le paysage urbain se ferment, d’autres s’ouvrent et dévoilent de nouveaux éléments, une nouvelle composition à assimiler. Le paysage urbain se dévoile de façon fragmentée et progressive en glissant d’une scène urbaine à une autre comme un enchaînement de diapositives. Cette fragmentation visuelle par ce qu’elle cache et ce qu’elle révèle donne la possibilité à la surprise de s’insérer sur le paysage urbain suivant comme entre deux diapositives.

«Fourmillante cité, cité pleine de rêves, Où le spectre en plein jour raccroche le passant ! Les mystères partout coulent comme des sèves Dans les canaux étroits du colosse puissant.»73 Baudelaire, 1861

Comme le suggère cet extrait de Baudelaire, lors d’une errance dans la ville, il nous est possible de supposer la surprise à chaque coin de rue pour qui veut la voir. En effet, le coin, l’intersection, le croisement parce qu’ils sont physiquement le passage d’un espace «entre» à un autre sont véritablement des lieux de révélation et possiblement de surprise. Les masses urbaines installent un rythme de révélation des scènes urbaines. «Le passant, au gré de son humeur, circule, ralentit, se retourne et découvre au coin d’une rue un passage couvert, un magasin inédit, un bâtiment surprenant.»74

Ainsi, nous verrons que ce rythme est variable selon la densité bâtie et la porosité qu’il permet au marcheur notamment. Dans cette logique, nous pourrions supposer les formes de l’intersection, du croisement ou du carrefour comme les formes urbaines les plus capable de produire un cheminement passionnant donnant à faire des découvertes. En effet, par leur configuration ces dernières ouvrent à une multitude de possibles en plaçant le marcheur à une jonction du réseau capillaire de la ville. Par opposition, les formes urbaines de la rue, de l’avenue ou du boulevard lorsqu’elles sont rectilignes et fermées correspondraient aux formes les moins capables de l’effet décrit précédemment.

Au-delà des éléments bâtis nous verrons que chaque perturbation physique qui

72 Larousse, Dictionnaire > imprévu, [consulté le 10-04-2021], disponible en ligne <https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/impr%C3%A9vu/42012>. 73 BAUDELAIRE Charles, Les Fleurs du mal, 1861. 74 VIVANT Elsa, « Le paradoxe de la ville créative », Qu’est-ce que la ville créative ? Presses Universitaires de France, 2009, p.79.

38 39
DEBORD Guy, «Théorie de la Dérive», Internationale Situationniste Numéro

participe à nos cheminements peut s’affirmer comme un moyen révélateur d’urbanité capable de procurer la surprise chez le marcheur sans nécessairement impliquer un croisement ou un tournant.

Le ressenti d’une émotion de surprise à l’occasion d’une découverte, suppose la révélation d’un élément nouveau ou d’une situation exceptionnelle. Dès lors, le cheminement dans un environnement inhabituel ou inconnu semble davantage propice à la surprise qu’un environnement connu et pratiqué couramment. En effet, les notions d’habitude et d’accoutumance vis-à-vis de la ville, ses espaces, ses cheminements et ses paysages s’opposent aux notions de nouveauté et d’exception. Le marcheur ne s’attend pas à la même expérience dans une ville qu’il parcourt quotidiennement et une ville qu’il parcourt pour la première fois ou encore dans le cas d’un entre-deux lorsqu’il a pu la parcourir occasionnellement auparavant. Ainsi, on peut supposer que le degré de connaissance d’un environnement rend le marcheur plus ou moins disponible aux découvertes. Ces différents contextes influencent notre perception et suggère des prédispositions.

Dans un contexte nouveau, on peut supposer le marcheur davantage prédisposé à éprouver la surprise, conscient de sa méconnaissance de l’environnement qui l’entoure. Par cette absence de repères, d’informations ou de souvenirs liés à l’espace parcouru, l’attention du marcheur est sollicitée de façon plus importante. Il semble plus à même de faire des découvertes. Faire l’expérience de la sérendipité serait donc inévitablement plus aisé dans un contexte nouveau. En me basant sur mon expérience personnelle par exemple, la sérendipité dont j’ai pu faire l’expérience de façon intense à mon arrivée dans la ville de Shanghai s’explique par une méconnaissance totale de l’environnement. Tout est nouveau et procure une excitation particulière. Chaque pas est une exploration, une découverte et donc une contemplation.

À l’inverse, un environnement connu peut être considéré comme acquis et, par conséquent, être approché avec un certain détachement, voire de l’indifférence, par le marcheur. Il peut alors être moins attentif au paysage urbain qu’il traverse. Ces «prédispositions perceptives» peuvent également se transposer à l’échelle des quartiers d’une ville ou d’une rue. Le marcheur approchant ainsi chaque espace «entre» de façon différente selon son aisance vis-à-vis de celui-ci. Si la surprise sollicite une attention particulière de la part de celui qui l’éprouve, la réciproque semble alors également observable : une attention particulière du marcheur sur son environnement est plus favorable à la surprise.

Cependant, l’origine de cette émotion peut être un évènement exceptionnel comme elle peut être le simple résultat d’une observation nouvelle révélant des éléments ou des espaces inaperçus, inexplorés jusqu’alors. Comme l’observe JeanFrançois Augoyard dans son article «Les allures du quotidien» :

« [...] Le spectacle de la rue n’ est pas événementialité pure, incohérence perpétuée au regard qui la contemple. Marcheurs en ville, nous avons tous cette expérience de la rencontre d’ un changement qui nous avait échappé : surprise d’ apercevoir une nouvelle bâtisse, un nouveau chantier, cette toiture rénovée qui tranche soudain le ciel »75 Augoyard, 1985

La surprise ne relève donc pas du grandiose ou du spectaculaire. Le

Temps Libre 1985, p.49.

marcheur peut l’éprouver dans les observations les plus simples. En effet, «marcher dans la ville, c’est à la fois se rassurer grâce à des indices de prévisibilité, des rythmes et des rites qui confortent la prévisibilité du parcours, mais tout autant être surpris et se faire plaisir grâce à des découvertes, des inattendus»76. Par extension, la sérendipité n’est pas un phénomène exclu de la ville du quotidien. De plus «grâce à la routine, nous ne voyons plus ce que nous avons l’habitude de voir au même endroit ou pour remplir la même fonction. Notre attention n’a plus besoin de se poser sur certains objets. Nous pouvons ainsi les éviter ou les utiliser machinalement. Cette routine est très utile dans la rue, elle permet une grande économie d’attention»77 et rend disponible à la découverte de nouveaux éléments, de nouveaux dispositifs intervenants dans l’espace urbain sur lesquels notre attention ne se serait pas déposé auparavant. Ainsi, la routine est une sorte d’ouverture à un niveau de découverte nouveau, le marcheur se libère de certaines bases acquises et peut alors porter un regard nouveau sur la ville et ses espaces.

Il revient alors aussi au marcheur de s’accaparer cette possibilité de découvrir, de s’ouvrir à son environnement en ouvrant son regard. Une double volonté, de la part du marcheur et de la part de la ville, semble nécessaire pour transcender le cheminement quotidien. Or, lorsque la ville ennuie, le marcheur fuit. Il vit, il marche, sans voir. Il flotte dans une indifférence qui le déconnecte de son expérience de marche. Ainsi, l’espace urbain doit intéresser, passionner, le marcheur pour lui donner envie de parcourir, d’habiter, d’être. Georges Perec, dans son ouvrage L’infra-ordinaire, démontre la complexité de cette relation à deux sens entre la ville et ses marcheurs :

«Interroger l’habituel. Mais justement, nous y sommes habitués. Nous ne l’interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble ne pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s’il ne véhiculait ni question ni réponse, comme s’il n’était porteur d’aucune information. Ce n’est même plus du conditionnement, c’est de l’anesthésie.»78 Perec, 1989

Ainsi, les différents phénomènes étudiés précédemment nous permettent d’établir un lien entre la créativité du parcours et le modelage du vide entre les pleins de la ville. Or, nous verrons que malgré les efforts exprimés, les politiques piétonnes contemporaines tendent à affaiblir cette créativité par les aménagements qu’elle dispose et les cheminements que ces derniers génèrent.

76 LAVADINHO Sonia, WINKIN Yves, « Du marcheur urbain », Urbanisme Mars-Avril 2008, n°359, p.44.

77 LEVITTE Agnès, «La perception des objets quotidiens dans l’espace urbain», Linguistique. École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), 2010, p.34

78 PEREC Georges, L’infra-ordinaire Seuil, 1989, p. 9.

40 41
75 AUGOYARD
Jean-François, «Les allures du quotidien»,

I.III - Critique des approches piétonnes contemporaines : vers une anesthésie du marcheur

On observe aujourd’hui un véritable regain d’intérêt pour la marche en milieu urbain et une progression de l’intégration du marcheur dans les politiques urbaines de nombreuses villes à travers le monde. Comme nous l’avons exprimé précédemment, les villes ne semblent désormais plus pouvoir s’autoriser à déprécier le marcheur et son apport dans les espaces urbains. Ainsi, de Strasbourg à Shanghai, la marche est présentée comme un véritable enjeu de santé publique et de qualité de vie. Les effets bénéfiques sur la santé physique et sur la santé mentale font partie des arguments récurrents mis en avant et désormais largement reconnus par les politiques urbaines contemporaines qui tendent ainsi à présenter la piétonnisation des centre-villes comme une stratégie alternative aux déplacements motorisés visant à contribuer au développement durable et ainsi à la préservation de l’environnement.

Cependant, ces arguments ne sont pas les seuls enjeux portés par le développement de la marche urbaine. En effet, la revalorisation de cette pratique sert également des enjeux économiques. Le marcheur est devenu un véritable outil de promotion au cœur des stratégies commerciales et touristiques de nos villes prônant désormais la «marchabilité»79 des espaces publics comme des critères d’attractivité reconnus à travers le monde. Ces approches piétonnes nous interrogent quant à leur conception de la marche urbaine et le rapport qu’elles instaurent entre le marcheur et les expériences de cheminement qu’elles contribuent à fabriquer. Le retour de la marche telles que les politiques piétonnes contemporaines l’entendent est-il alors capable de fournir une expérience sensible et stimulante pour le marcheur ? La ville est-elle toujours propice à une inspiration poétique comme l’était celle du flâneur benjaminien ? Nous tenterons de comprendre les conséquences de ces phénomènes sur la relation sensible entre le marcheur et l’espace urbain.

I.III.I - La création de parcours autoritaires

Un héritage de la pensée moderniste

Pour comprendre la situation urbaine actuelle et la place que le marcheur se voit accordée aujourd’hui dans nos villes, il conviendra de revenir sur une pratique urbaine majeure ayant façonné la base de nos cheminements quotidiens, à savoir l’influence de l’urbanisme moderniste. En effet, si certains fragments de villes s’investissent dans des opérations piétonnes-touristiques qui font l’éloge de modèles urbains historiques, perçus comme des idéaux pour le marcheur, tel que nous le verrons par la suite, les cheminements quotidiens se sont essentiellement vus influencés par l’idéologie moderne. Or, certains réflexes urbanistiques tendent, encore aujourd’hui, à la production d’espaces urbains selon des principes modernistes bien qu’ils ne correspondent plus à notre rapport à la ville actuel. Dès lors, l’attrait grandissant pour les modèles urbains antérieurs à l’émergence de cette idéologie semble justement répondre d’un phénomène de rejet des configurations

La «marchabilité»,

est particulièrement investi dans le cadre de la création d’espaces piétons aux enjeux touristiques ou commerciaux. L’invention de ce terme démontre le mouvement de codification et de standardisation des espaces urbains contemporains.

modernes dans nos villes. Jan Gehl soutient notamment que l’héritage et la continuité du regard moderniste a progressivement affaibli la vie urbaine et ainsi l’expérience de la marche dans l’espace urbain :

«Les modernistes ont rompu avec la ville et l’espace urbain en concentrant leur attention sur les immeubles considérés isolément. Leur idéologie est devenue dominante vers 1960, et ses principes continuent de guider la planification de bon nombre de nouvelles zones urbaines. Si une équipe d’urbanistes obtenait le mandat de limiter la présence de la vie entre des bâtiments, elle ne pourrait trouver meilleure méthode que la planification moderniste.»80 Gehl, 2010

Ainsi, il convient de brièvement revenir sur les grandes lignes de pensées de l’urbanisme moderne. Ces dernières sont essentiellement élaborées en 1933 à l’occasion du Congrès International d’Architecture Moderne (CIAM) qui semble alors proposer des formes de correction ou de redressement de la ville vis-àvis des différentes expressions du désordre urbain observées à l’époque. Ils développent alors la Chartes d’Athènes qui sera publiée en France en 1957. La pensée urbanistique moderne cherche alors à rationaliser les fonctions de la ville selon quatre grandes catégories : habiter, travailler, se recréer et circuler. Cette approche se voudra la plus efficace et rationnelle possible et aura une influence majeure sur le visage d’un grand nombre de nos paysages urbains. Cependant, l’urbanisme fonctionnaliste sera rapidement accusé d’avoir conduit à une banalisation de l’espace et d’avoir rendu la ville ennuyeuse. L’Internationale Situationniste seront des premiers à se désoler de ce constat. «On s’aperçoit en effet que les villes modernes hyperfonctionnelles, où l’on ne fait que ce que l’on a prévu de faire, sont ennuyeuses et peu favorables à la créativité.»81. Elles tendent à anticiper l’imprévu et génèrent ainsi une rationalité qui rend impossible l‘expérience d’une sérendipité urbaine.

«Les idéologies dominantes de la planification ont persisté à rejeter les notions d’espace urbain et de vie urbaine, les considérant comme inopportunes ou inutiles. L’urbanisme a plutôt cherché à développer un cadre rationnel et simplifié pour les activités incontournables. L’augmentation de la circulation automobile a éliminé la vie urbaine du décor ou a rendu les déplacements à pied impossibles»82 Gehl, 2010

Si l’urbanisme moderne n’entend pas faire abstraction du marcheur en proposant une division fonctionnelle de l’espace urbain censé lui garantir des cheminements dédiés et sécurisés, il donne pourtant largement la priorité au développement des déplacements motorisés. La ville adopte alors un dessin qui se veut rationnel et efficace afin d’optimiser la circulation de ces flux. Elle se développe autour d’un critère de vitesse qui distend l’espace et les cheminements et contribue ainsi à décourager la marche. Tandis que les modèles de villes historiques présentaient une échelle humaine où les pas du marcheur s’inscrivaient dans des espaces relativement étroits, dans la ville moderne le marcheur est confronté à la vitesse et les espaces urbains ne sont plus conçus à l’échelle de celui-ci.

«Plus la vitesse dépasse celle de la marche ou de la course, plus la possibilité de voir et

80 GEHL Jan, Pour des villes à échelle humaine (Cities for people, 2010) Ecosociété, 2012, p.16.

81 ASCHER François, avant-propos pour VAN ANDEL Pek, BOURCIER Danièle, De la sérendipité dans la science, la technique, l’art et le droit, L’ACT MEM, p.8, 2009.

82 GEHL Jan, Op. cit., p.38.

42 43
79
de l’anglais «walkability», est un outil d’évaluation des conditions de déplacements du piéton dans un espace public selon un certains nombres de critères. Cet outil

d’interpréter adéquatement les éléments de l’environnement diminue. Dans les villes anciennes, où l’on circulait d’ordinaire à la vitesse de la marche, l’espace et les immeubles ont été tout naturellement conçus à une échelle de 5 kilomètres à l’heure. Les piétons ne prennent pas beaucoup de place et manœuvrent aisément dans un espace étroit. Ils ont le loisir d’étudier les détails des immeubles ou de contempler les montagnes à l’horizon, et peuvent observer les gens de près comme de loin.»83 Gehl, 2010

Ainsi, dans la ville moderne le lien entre le marcheur et les paysages urbains qu’il parcourt est alors rompu, le rapport à l’environnement est fortement amoindri voire rendu inexistant. Par ces transformations urbaines, la ville perd en sensibilité et fabrique «un déplacement de plus en plus soumis, car de plus en plus réglé sur le trafic des véhicules – un déplacement que Le Corbusier décrit carrément comme la « marche de forçat » du « piéton sur son trottoir».»84.

«Pour l’Internationale lettriste comme, plus tard, pour les situationnistes, l’air de la ville ne rend plus libre, ainsi que le proclamait encore Max Weber, mais il sent l’ordre. L’urbanisation intensive des modernes n’est pas au service de la ville et de ses habitants. Elle représente au contraire la mise en place d’un dispositif d’isolement, d’exclusion et de réclusion des citadins ; elle contribue à l’établissement d’un ordre dans lequel le désir n’a pas sa place»85 Simay, 2008

Vers une aseptisation et standardisation de l’espace urbain

Or, si ces dernières décennies, de nombreuses villes à travers le monde semblent placer leurs efforts dans un mouvement de revalorisation de l’expérience du marcheur dans leurs politiques urbaines, nous soutenons toutefois qu’elles tendent encore à générer des parcours fermés et autoritaires plutôt que des systèmes ouverts stimulants. En effet, nous observons encore à ce jour un certain systématisme urbain qui tend à l’ordonnance rigoureuse, à l’encadrement des activités urbaines et à la recherche de la performance négligeant par conséquent les expériences de cheminements et leur aspect sensible.

Ainsi, les volontés de contrôle et d’ordre que laissent transparaître ces marches encadrées dans l’espace urbain s’inscrivent dans la continuité des principes modernes et notamment de leur concept de spécialisation spatiale. Il nous semble alors pouvoir distinguer d’une part des opérations piétonnes qui se réduisent à des fragments dédiés au loisir de façon presque exclusive, créant ainsi des secteurs spécialisés et d’autres part les espaces du quotidien abandonnés à une certaine indifférence. Autrement-dit, nous pouvons observer des espaces destinées à une forme de marche-plaisir juxtaposés à des espaces utilitaires. Ainsi, dans la ville contemporaine tout comme dans la ville moderne, «on a tout fonctionnalisé, tous les espaces sont spécialisés. [...] Or, l’espace spécialisé est un espace mort parce qu’il n’est rempli que par une certaine activité à certains moments.»86. Cette approche en quête d’efficacité et de parcours performants ne semble percevoir le marcheur qu’au travers de la figure du «piéton», comme nous l’avons déconstruite précédemment,

83 GEHL Jan, Pour des villes à échelle humaine (Cities for people, 2010) Ecosociété, 2012, p.55.

84 LUGON Olivier, « Le marcheur », Études photographiques n°8, Novembre 2000, mis en ligne le 20 septembre 2008, [consulté le 04-05-2021], Disponible en ligne <http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/226>.

85 SIMAY Philippe, « Une autre ville pour une autre vie. Henri Lefebvre et les situationnistes », Métropoles, n°4, décembre 2008, [consulté le 04-05-2021], Disponible en ligne <http://metropoles.revues. org/2902>.

86 LEFEBVRE Henri, «Urbanose, Entretien avec Henri Lefebvre», L’Office Nationale du Film du Canada, 1972, [consulté le 16-03-2021] Disponible en ligne <https://www.youtube.com/watch?v=0kyLooKv6mU>.

qui parcourt donc uniquement la ville pour rejoindre un point B depuis un point A. Ces ambitions, héritées du modernisme, ont ainsi progressivement renforcé le compartimentage de l’espace par la fragmentation du sol et la création de couloirs de circulation notamment.

«Les aménagements classiques dits « de la séparation des flux » consistent à maintenir les piétons sur des trottoirs, les cyclistes sur des pistes cyclables, les voitures sur la voirie et les bus et trams en site propre ou en couloir. Ce type d’aménagement respecte la hiérarchie des puissances des différents modes de transport. Il ne s’agit pas du chaos de la jungle urbaine mais d’une forêt de pavés bien ordonnée où le droit du sol prime sur le droit d’usage. » 87 Lavadinho, Winkin, 2005

Si cette organisation permet une fluidification des circulations elle semble surtout limiter la liberté des mouvements du marcheur dans l’espace urbain et renforce la légitimité de la vitesse au sein de ces couloirs encadrés. Par ailleurs, cette approche du marcheur semble le considérer au même titre que les autres usagers de la ville et par conséquent traiter de manière similaire la circulation automobile et les cheminements du marcheur en considérant son corps, son enveloppe sensible, comme un simple véhicule qui se voit contraint de circuler dans sa ligne. Or, comme nous avons pu l’observer précédemment, le corps en mouvement du marcheur entretient un rapport particulier avec son environnement, notamment en raison de sa grande sensibilité, et fabrique, incarne, la vitalité urbaine. Ainsi, ces observations suggèrent la nécessité d’une considération du marcheur à sa juste valeur, autrementdit «il ne suffit pas de lisser ou d’élargir des trottoirs pour que les habitants d’une ville recommencent à marcher. Il faut que les aménagements publics s’intègrent dans une véritable politique de promotion de la marche qui ose toucher à la hiérarchie des modes de transport.»88.

Le compartimentage de l’espace urbain agit sur le marcheur comme un urbanisme de contrainte. Il fabrique une sur-détermination du parcours urbain et canalise le corps dans des couloirs de marche, guidé par des marquages au sol ou encadré et séparé physiquement des autres usagers par différents obstacles comme des garde-corps. Ces méthodes d’aménagement de l’espace urbain interrogent quant à leurs véritables objectifs et vis-à-vis de l’importance réelle qu’ils accordent à la qualité des expériences de marche.

Par ailleurs, lorsque nous parcourons la ville, nous pouvons observer la concrétisation physique de mesures de protection importantes voire excessives du marcheur qui transforment l’environnement urbain en une scène lissée. En effet, les politiques piétonnes contemporaines expriment généralement des objectifs d’accroissement de la sécurité, du confort et de l’accessibilité des marcheurs dans le cadre de leurs cheminements. Or, si la vulnérabilité du marcheur face aux autres usagers est incontestable et nécessaire à prendre en considération, elle se voit régulièrement prise en charge par des aménagements qui tendent à une protection excessive impliquant une anesthésie de la sensibilité du marcheur et une forme de contrainte supplémentaire sur ses mouvements. Rachel Thomas aborde cette problématique au travers de l’expression d’«aseptisation des ambiances piétonnes»

87 LAVADINHO Sonia, WINKIN Yves, «Les territoires du moi aménagements matériels et symboliques de la marche urbaine», Développement Urbain Durable 2005, pp.3-4.

88 LAVADINHO Sonia, WINKIN Yves, «Les territoires du moi aménagements matériels et symboliques de la marche urbaine», Développement Urbain Durable 2005, p.5.

44 45

89

qu’elle décrit comme une conséquence directe de l’urbanisme entrepris en ce XXIème siècle.

«Les questions de santé publique déclinées à travers le renouveau de la marche à pied génèrent un paradoxe majeur : le paradoxe du lissage. L’espace affadi, vidé de sa substance, de sa saveur, n’est plus un espace qui suscite et maintient le plaisir de la marche. Certes, si ces espaces aseptisés présentent une certaine hospitalité, celle-ci n’est que d’ordre visuel et n’est qu’au service du passage du touriste ou du consommateur. De ce point de vue, le plaisir n’est pas absent des espaces aseptisés. Il est juste ténu, peu susceptible de se renouveler et en conséquence d’entretenir le désir.»89

Thomas, Balez, Bérubé, Bonnet, 2010

En effet, «le XXIème siècle s’impose davantage comme celui d’un amoindrissement de «la vie nerveuse » qui, sans parler d’atrophie sensorielle, conduit à un lissage des impressions»90 plutôt qu’à une reconquête de l’espace urbain par le marcheur. Les politiques piétonnes contemporaines revêtent ainsi un caractère fonctionnaliste et hygiéniste important et aspirent à acquérir un contrôle presque total de l’environnement sensoriel. Ainsi, les sols se voient aplanis, nettoyés de toutes aspérités, les odeurs neutralisées, les espaces sont clarifiés et s’expriment dans une transparence visuelle, autrement dit les situations étroites, les recoins, les espaces cachés sont perçus comme des menaces susceptibles de troubler les volontés d’apaisement de l’espace public et sont ainsi largement évités.

«Dans cette recherche utopique de la perfection et de l’espace « idéal », la rue tend à devenir un espace lisse, sans accroche, sans frottement et sans tension, conduisant à un appauvrissement de l’expérience vécue des passants. Pour paraphraser Walter Benjamin, si habiter la rue consiste à laisser des traces en marchant, alors nous avons affaire ici à des propositions de rues difficilement habitables.» 91 Thibaud, 2006

Par conséquent, nous soutenons que si les objectifs de sécurité, d’accessibilité et de confort pour tous sont louables dans une certaine mesure, ils semblent davantage répondre à des enjeux de contrôle et de surveillance qui se traduisent dans des mesures et des transformations de l’espace qu’il est possible de percevoir comme excessives et autoritaires. Ainsi, «les esthétiques piétonnes actuelles – en plongeant le piéton dans des ambiances stéréotypées, sans relief et sans surprise – favoriseraient son apathie, son désengagement et la neutralisation progressive de sa distance critique.»92. Par conséquent, nous observons que les situations urbaines donnant la priorité à la rationalité et à l’efficacité tendent à générer des espaces urbains aseptisés et anesthésiant. En effet, ces approches ont pour conséquences d’amoindrir voire d’effacer la sensibilité des corps en mouvement qui à terme pourraient ne plus parvenir à s’ancrer dans l’espace. Par ailleurs, cette aseptisation ne se limite pas à nos cheminements quotidiens et semble s’étendre jusqu’à nos centres-historiques comme nous le verrons par la suite.

Strasbourg : une politique piétonne investie

Pour compléter et illustrer nos propos vis-à-vis des politiques piétonnes contemporaines, notamment dans le cadre des centres-historiques, nous nous proposons d’observer les mesures et pratiques mises en place dans la ville de Strasbourg qui s’affirme comme l’une des villes françaises ayant l’historique le plus important vis-à-vis de la problématique piétonne. En effet, l’intégration du marcheur dans les politiques urbaines n’est pas un sujet nouveau pour Strasbourg qui s’emploie relativement tôt à libérer les espaces touristiques de la présence de l’automobile.

« Le développement de la politique en faveur des piétons naît au début des années 1970 avec la création des premières zones piétonnes dans les secteurs touristiques de la cathédrale et de la Petite France. Dans les années 1990, les deux premières lignes de tramway sont l’occasion d’une refonte complète de l’accessibilité automobile du centre-ville et dessinent un secteur piéton couvrant environ 50 hectares (soit près des deux tiers de la Grande-Ile). Les années 2000 verront la poursuite des politiques en faveur des transports en commun et du vélo, posant essentiellement la place du piéton dans une vision d’extension de la centralité, avec de nouvelles zones piétonnes (presqu’île Malraux en particulier). À partir des années 2010, une vision plus transversale conduit la Ville de Strasbourg à élaborer un Plan piéton (2012) qui évoluera en Plan d’action des mobilités actives porté par la Direction de la Mobilité de l’Eurométropole en 2019. De ce Plan on retiendra le projet de « Magistrale piétonne » de 3 kilomètres, entre la Gare centrale, le centre-ville et le quartier en pleine transformation de Neudorf. »93

Chenderowsky, 2020

Comme le présente Éric Chenderwosky, directeur de l’Urbanisme à la Ville et l’Eurométropole de Strasbourg, la ville s’est particulièrement investie dans une politique piétonne depuis maintenant plusieurs décennies. En 2012 notamment, elle adopte un «Plan Piéton», une des premières opérations de cette nature, qui déploie une liste d’objectifs et de nouvelles mesures à respecter sur la période de 2012 à 2020. Par ce programme, la ville vise à définir une véritable stratégie en faveur de la marche afin de lui rendre progressivement sa priorité dans le centre-ville notamment mais également en différents fragments ciblés de la ville. Ainsi, le Plan Piéton 20122020 se composait de 10 points : «1. Promouvoir la marche 2. Accorder plus de place aux piétons 3. Désamorcer les conflits piétons-vélos 4. Utiliser les documents d’urbanisme pour améliorer la perméabilité du territoire 5. Instaurer le 1% piéton à l’occasion des projets de transports publics (tram, bus à haut niveau de service…) 6. Encourager la démarche des pédibus dans les écoles de la ville de Strasbourg 7. Renforcer la perméabilité piétonne des axes 50 8. Mieux traiter les carrefours pour les piétons 9. Traiter et planifier les ouvrages d’art stratégiques du réseau piéton 10. Créer un réseau piétonnier magistral reliant les centralités des quartiers»94 Strasbourg Eurométropole, 2012

90 THOMAS Rachel, «Faire corps, prendre corps,

<https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00596914>, pp. 112-113.

urbaines», Colloque

Ambiances en Partage: culture, corps et langage, Rio de Janeiro, novembre 2009, [consulté le 15-04-2021], Disponible en ligne : <https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00596780>, p.2.

91 THIBAUD Jean-Paul, «La fabrique de la rue en marche : essai sur l’altération des ambiances urbaines», Flux n°66-67, 2006-2007, p.117, [consulté le 03-052021], Disponible en ligne <https://doi.org/10.3917/flux.066.0111>.

92 THOMAS Rachel, Une critique sensible de l’urbain Habilitation à diriger des recherches, Communauté université Grenoble Alpes, 2018, p.107.

93 CHENDEROWSKY Éric, «Comment ça marche en Île-de-France ? Synthèse du petit déjeuner décideurs-chercheurs», L’institut Paris Région, 17 juin 2020, p.10, [consulté le 19-05-2021], Disponible en ligne : <https://www.institutparisregion.fr/fileadmin/DataStorage/Recherche/PetitDej/2020/Synthese_17062020.pdf>. 94 Conseil Municipal de Strasbourg, «Strasbourg ‘une ville en marche’ ou le plan piéton de la Ville de Strasbourg 2012-2020», Délibération au Conseil Municipal, lundi 23 janvier 2012, pp.1-4, [consulté le 10-05-2021], Disponible en ligne < https://www.strasbourg.eu/documents/976405/1084289/0/f431c18d-93b0-d11b0a16-9ecd520f32b7>.

46 47
THOMAS Rachel, BALEZ Suzel, BÉRUBÉ Gabriel, BONNET Aurore, «L’aseptisation des ambiances piétonnes au XXIe siècle, entre passivité et plasticité des corps en marche», CRESSON, 2010, [consulté le 15-04-2021], Disponible en ligne donner corps aux ambiances international

La mention d’un réseau piétonnier magistral est notamment précisée et présentée comme un réseau «vitrine» qui se veut favorable aux déplacements à pieds sur un réseau défini et vise à assurer des parcours sécurisés et encadrés faisant la liaison entre différents secteurs de la ville. Chenderowsky met notamment l’accent sur ce « projet de « Magistrale piétonne » de 3 kilomètres, entre la Gare centrale, le centreville et le quartier en pleine transformation de Neudorf. Cette magistrale redonne une place prépondérante au piéton»95 et s’affirme comme la mesure emblématique du Plan Piéton. Si l’ensemble des mesures de ce Plan Piéton démontrent des ambitions honorables vis-à-vis de la pratique de la marche en ville, elles semblent cependant continuer à mettre l’accent sur le marcheur en tant que piéton pratiquant la marche à des fins utilitaires et néglige la marche-plaisir. En effet, l’investissement de la marche sur un réseau défini et délimité et la création d’une magistrale piétonne, soit un axe de circulation qui se veut efficace et performant semble encore à ce jour considérer le marcheur comme l’on considère la circulation des véhicules motorisés, en leur traçant des parcours continus et contrôlés. Par ailleurs, l’une des premières opérations de la magistrale piétonne, à savoir, la Rue Maire Kuss reliant la place de la gare à l’entrée de la Rue du Vingt-Deux Novembre, semble appliquer une approche qui tend à l’aseptisation et au parcours autoritaire. Si désormais la voiture n’est autorisée que dans le cadre de dérogations spéciales, telles que pour des livraisons, la rue a conservé son aspect directif et son organisation en couloirs de circulation. Les trottoirs sont élargis, le sol est lissé, désencombré et invite ainsi à un écoulement du flux incessant.

11. Innover, Expérimenter, Évaluer»96 Strasbourg Eurométropole, 2021

Si parmi les points de cette nouvelle stratégie piétonne il est possible de lire une approche différente de la précédente visant davantage à permettre aux habitants et aux touristes de s’approprier et participer à la réinvention de l’espace public, seules les années à venir pourrons nous révéler la façon dont ces actions se concrétiseront.

Ainsi, depuis le modernisme à ce jour, nous pouvons affirmer que l’intégration du marcheur dans l’espace urbain a connu une certaine progression. Toutefois, les mesures présentées comme garantes d’une accessibilité et sécurité pour tous tendent à créer un environnement urbain standardisé et aseptisé qui stimule de moins en moins les sens du marcheur. Par conséquent, les cheminements quotidiens de la ville continuent de s’éloigner progressivement de ce qui faisait la richesse des expériences du flâneur et génèrent ainsi une certaine indifférence du marcheur au regard de son environnement. De plus, comme l’illustre l’exemple de Strasbourg par ses ambitions de réseaux piétons et de parcours piétons, il est possible d’observer la création d’expériences de marche isolées donnant à voir une distinction entre des espaces vécus du quotidien et des espaces-vitrines Il semblerait ainsi que la ville se scinde en deux, présentant d’une part des cheminements utilitaires et d’autre part des expériences plus attrayantes qui, comme nous allons le voir, tendent à s’adresser davantage à un marcheur-touriste.

Plus récemment, une délibération du 3 mai 2021, a exprimé les volontés de la ville concernant la poursuite du développement de la marche urbaine. À cette occasion, une nouvelle stratégie piétonne a été annoncée sous la forme d’un Plan Piéton qui déploie 11 points d’actions spécifiques pour la prochaine période de 2021 à 2030.

«1. Repenser la marche et l’accès à la ville pour toutes et tous

2. Communiquer positivement, créer des évènements fédérateurs, favoriser la participation citoyenne en lien avec Strasbourg capitale de l’Europe

3. Assurer des continuités piétonnes

4. Apaiser la voirie et les quartiers pour faire des espaces publics des lieux de vie

5. Favoriser la marche vers l’école et les rues-écoles

6. Faciliter les franchissements des axes majeurs

7. Améliorer les perméabilités piétonnes du territoire

8. Rendre la marche agréable

9. Mieux prendre en compte le piéton dans les nouveaux aménagements

10. Réduire les conflits d’usage de l’espace public

Éric, Op.Cit, p.10.

48 49
95 CHENDEROWSKY
96 Strasbourg Eurométropole publié par France3Alsace, «Strasbourg : le plan piéton 2021-2030», Délibération du Conseil Municipal de Strasbourg, 3 mai 2021, Disponible en ligne <https://fr.scribd.com/document/506440634/Strasbourg-le-plan-pieton-2021-2030>.

L’expérience touristique dépersonnalisée

Bien que l’expérience de marche du touriste semble répondre d’une forme de marche-plaisir, de promenade oisive et non d’un ordre utilitaire, elle se distingue néanmoins de l’errance hasardeuse. En effet, celle-ci dépend fréquemment d’un parcours anticipé, pré-conçu et s’accompagnant de divers équipements remplaçant son orientation intuitive. Si les paysages urbains sont inconnus du marcheur-touriste qui les découvrent pas après pas et se laisse surprendre pas ceux-ci, les déplacements restent dans la majorité du temps motivés par une destination qui s’inscrivent dans une lignée de bâtiments, de places, de rues et de monuments à voir dans la durée limitée du séjour. Dans le cadre de cette forme de marche hybride, le touriste est susceptible de s’équiper de diverses technologies et applications comme TripAdvisor, GoogleMaps ou une application des transports de la ville qui vont le renseigner et l’aider à pré-construire un itinéraire. Ce dernier est alors généralement calculé par rapport à la distance ou la durée la plus courte afin d’atteindre l’objet touristique le plus directement et rapidement possible. Par ailleurs, cet itinéraire pourra se voir ponctué d’étapes sélectionnées d’après la popularité des lieux par exemple via les notes qui leur sont attribuées et intégrées au calcul du parcours. Ainsi, ces opérations piétonnes-touristiques supposent une perte de l’expérience spontanée et personnelle. L’appropriation subjective du parcours est remplacée par une sorte de standardisation de l’expérience.

La ville contribue à la fabrication de parcours utilitaires et pré-conçus notamment par la signalétique importante qui orientent et renseignent le marcheur tout au long de son cheminement. Si celle-ci répond à un besoin vital pour le marcheur de se repérer et de s’orienter dans l’espace au quotidien, l’évolution de nos villes a progressivement créé une dépendance du marcheur vis-à-vis de ces systèmes signalétiques physiques et virtuels. Ainsi, le temps du marcheur se repérant par l’observation directe de son environnement est aujourd’hui largement révolu. Ces systèmes s’avèrent efficaces et assurent le bon fonctionnement de la ville et des différentes activités qui s’y animent, cependant, ils impliquent une certaine distance entre le marcheur et son environnement. Aujourd’hui, le marcheur semble avoir perdu son autonomie et se voit désorienté si une situation urbaine ne dispose pas d’indications pour guider et situer ses pas dans la ville. Ces systèmes signalétiques ont ainsi encouragé le marcheur à abandonner ses capacité d’orientations et d’observations autonomes substituées par une quête permanente des signalisations. Ce phénomène déplace le regard et l’attention du marcheur de son environnement, du paysage urbain et ses repères intuitifs vers un langage artificiel composé de textes et de fléchages essentiellement. L’excès de ces systèmes rompent ainsi le dialogue entre le marcheur et son environnement construit et génère des situations de non-sens comme l’illustre les images qui suivent.

Par ailleurs, ces systèmes de guide fabriquent des itinéraires standardisés et encouragent le marcheur à des parcours d’ores et déjà tracés, lui proposant une forme de cheminements «prêt-à-parcourir». À Strasbourg, les démarches de mise en valeur et de redécouverte du patrimoine paysager s’appuient «depuis 20 ans, sur les guides de découverte du patrimoine architectural, urbain et paysager des quartiers et faubourgs, proposant des circuits de découverte de plusieurs kilomètres, à pied ou à vélo.»97. Ainsi, comme l’illustre le document ci-dessous, un marcheur pénétrant dans la ville de Strasbourg depuis la gare se voit dès lors sollicité par une signalétique qui trace un itinéraire relativement direct jusqu’à la cathédrale et le dépossède de ses pas. Les paysages urbains sont alors sélectionnés et valorisés au détriment de la multitude de cheminements alternatifs.

Juxtaposition

Des panneaux de signalisation indiquent la direction de la Cathédrale tandis que sa silhouette dominante est préservée comme élément de repère majeur dans la ville de Strasbourg depuis des siècles.

Relevé du parcours signalisé pour atteindre la cathédrale depuis la gare, Strasbourg98 « [...] le tourisme limite les lieux d’expérimentation, réduisant une ville à des parcours convenus, comme autant de photographies qu’il faut copier pour attester d’un passage conforme au sujet du déplacement. Ainsi, les touristes se font photographier devant les monuments, les paysages, les lieux indiqués, confirmant l’authenticité du site par la présence de celui qui s’y impose. Ces espaces se dématérialisent et deviennent des images, souvent vidés de leurs activités habituelles, voir de leurs habitants, pour correspondre parfaitement au cliché référencé et vendu.»99

Renaudie, 2011

En effet, c’est, notamment, motivée par des enjeux touristiques, que la ville s’est vue accueillir un nombre important d’itinéraires pédestres pré-conçus qui visent à faire découvrir l’espace urbain selon différents angles d’approches encadrés et dirigés voire thématisés. Ces démarches tendent, malgré elles, à suggérer un besoin

97 CHENDEROWSKY Éric, «Comment ça marche en Île-de-France ? Synthèse du petit déjeuner décideurs-chercheurs», L’institut Paris Région, 17 juin 2020, p.11, [consulté le 19-05-2021], Disponible en ligne : <https://www.institutparisregion.fr/fileadmin/DataStorage/Recherche/PetitDej/2020/Synthese_17062020.pdf>.

98 Redessin d’une enquête de terrain menée par HENOCQ Julie dans le cadre du séminaire «Smart Cities / Territoires intelligents - Enjeux et limites d’un concept» dispensé à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Strasbourg par ROMBACH Emmanuelle, MARION Pascale, 26 octobre 2020.

99 RENAUDIE Serge, La ville par le vide Movitcity Edition, 2011, p.42.

50 51
d’éléments de repères visuels directs et indirects

permanent de donner un sens précis à la marche urbaine, comme si cette marcheplaisir nécessitait un prétexte, une histoire, une intrigue ou une thématique pour être justifiée.

«Ils donnent à voir la ville sous un angle singulier. Les itinéraires pédestres thématiques de la ville de Genève donnent ainsi des lectures particulières de la ville : le parcours « de Corps à Cœur » offre une représentation de la Ville de la Santé, d’autres offrent une lecture tantôt historique, tantôt botanique… »100

Or, nous soutenons que si la création d’itinéraires permet d’ouvrir le regard de certains marcheurs à de nouvelles observations et à une certaine découverte de l’urbanité, celles-ci restent ciblées et prédéterminées. Par conséquent, le marcheur a généralement connaissance des étapes du parcours avant même de le pratiquer et, de fait, se rend moins disponible à la surprise. L’itinéraire propose ainsi une expérience de marche munie d’œillères. En effet, comme le suggère l’expression, le marcheur approche cette expérience avec des préjugés, des idées préconçues, des attentes et ainsi des prédispositions perceptives. Dès lors, le regard est moins ouvert à l’évasion. Le marcheur se rend moins disponible aux observations «hors-piste» et se fond dans une façon de voir la ville qui ne lui appartient pas. Il entretient alors une relation avec la ville qui ne relève pas du personnel, une relation et une lecture de la ville empruntée à un autre. Ainsi, si l’itinéraire est capable d’ouvrir les yeux sur certains moments de villes, il procède à une sélection qui en néglige d’autres et fait perdre à la marche ce qui fait son essence, à savoir, l’autonomie, la fluidité et la liberté des mouvements.

Par ailleurs, nous observons que ces initiatives de marche tendent à s’inscrire dans des opérations touristiques et détournent le regard des espaces de la vie quotidienne. En effet, nous verrons que «la tendance actuelle à l’extension du périmètre des espaces piétons prend souvent appui sur des opérations de requalification et d’embellissement des espaces publics urbains, dont certaines tendent vers la patrimonialisation. Ainsi, nombreux sont ces quartiers de centre-ville ou ces nouveaux espaces périphériques que l’on « piétonnise » en recourant à des décors urbains empruntant au passé.»101

I.III.II - L’expérience de la ville-musée : du flâneur au consommateur

Depuis quelques décennies, un intérêt dominant et grandissant pour le passé semble suggérer par la même occasion une indifférence vis-à-vis du présent voire du futur. Par conséquent, les villes s’attachent à leur histoire, à ce qui a construit leur identité par le passé et s’emploie à une valorisation de ces paysages par un phénomène de « patrimonialisation » visant, semble-t-il, à protéger et préserver le souvenir d’époques où l’espace urbain avait une échelle humaine. Ainsi, ce mouvement de promotion de la marche urbaine s’accompagne d’une multiplication des opérations d’embellissement du patrimoine ancien des centres villes, essentiellement les centres à valeur historique, qui conduisent fréquemment à une muséification de l’espace urbain et une piétonnisation importante. Le phénomène fige alors l’apparence d’un ou plusieurs fragments de ville qui se transforment en véritables décors témoins d’un temps révolu et s’affirme comme des idéaux d’authenticité. Ces fragments qui proposent des expériences de villes-musées sont très appréciés du tourisme qui y devient alors une pratique dominante. Si le touriste est attiré par les espaces investis d’une marchabilité confortable, la réciproque est également observable et d’autant plus fréquente : les lieux au patrimoine important sont davantage susceptibles de se voir enfermer dans des démarches piétonnes touristiques. Au-delà de ces fragments particulièrement investis pour accueillir des déplacements pédestres, l’attention portée au marcheur décroit avec l’éloignement. Ainsi, la valorisation de la marche dans ces fragments semble viser essentiellement à satisfaire l’expérience du marcheur-touriste à des fins économiques en utilisant l’argument culturel pour créer des espaces touristiques et commerciaux, au détriment du marcheur-résident. Dans un article intitulé «L’après-ville ou ces mégalopoles qu’on dit sans charme...», Régine Robin attire l’attention sur ce phénomène :

«Les centres historiques ont été envahis par de «nouvelles masses» composées de touristes [...] Le centre historique est transformé en nouvelle scène théâtralisée, en décor conscient de «faire ville», et, qui plus est, de «faire ville historique consciente de soi».»102 Robin, 2009

Il nous intéresse ainsi de comprendre pourquoi la piétonnisation s’est réduite et enfermée dans ces démarches essentiellement touristiques et pour quelles raisons les expériences de marche proposées par ces fragments connaissent une telle attractivité. Par ailleurs, ces moments de villes sont-ils capable de générer une expérience inspirante et stimulante pour le corps et l’esprit comme le flâneur à son époque ou sont-ils davantage à rapprocher d’une expérience de mall ou de musée à ciel ouvert proposant au marcheur une pratique de consommateur essentiellement ?

De la ville vécue à la ville-vitrine

100

101 THOMAS Rachel, BALEZ Suzel, BÉRUBÉ

L’expérience proposée par la ville-musée est avant tout un parcours fragmenté. Le tourisme urbain consiste essentiellement au parcours de l’espace public et suggère généralement davantage le survol de la ville, d’espaces piétons en espaces piétons plutôt qu’une exploration hasardeuse. Le tourisme fabrique ainsi une expérience de marche discontinue et déconnectée de la ville qui fonctionne par lieux d’intérêts. Le résultat de cette pratique propose une découverte limitée et

BONNET

«L’aseptisation des ambiances piétonnes au XXIe siècle, entre passivité et plasticité des corps en marche», CRESSON, 2010, [consulté le 15-04-2021], Disponible en ligne <https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00596914>, p. 14.

102 ROBIN Régine, «L’après-ville ou ces mégalopoles qu’on dit sans charme...», Communications, vol. 85, no. 2, 2009, pp. 185-198.

52 53
MICHAUD Véronique, «La marche au cœur des mobilités : Une démarche innovante, Résultats du programme de recherche prospective sur la marche urbaine», RATP, Unité Prospective et conception innovante, 2008, p.55, [consulté le 19-05-2021], Disponible en ligne : <http://isidoredd.documentation.developpementdurable.gouv.fr/documents/dri/RMT08-009.pdf>. Gabriel, Aurore,

ciblée de l’espace urbain réduite à la circulation dans un réseau restreint de secteurs précis. En effet, une fois le potentiel d’attractivité de la marche associée à des valeurs historiques et culturelles révélé, les villes se sont davantage concentrées sur le développement de la marche par fragments. Certains de ces derniers se sont vus évoluer en ce sens à l’image du centre historique de Strasbourg et jusqu’à des reconstructions de quartiers entiers reproduits d’après des modèles historiques dans d’autre cas comme on peut en parcourir à Shanghai. Ainsi, «dans certains cas, les zones touristiques ont été «fabriquées» plutôt que d’évoluer «naturellement» en fonction de certaines caractéristiques inhérentes au lieu.»103. Par conséquent, ces pratiques fabriquent une rupture entre les cheminements d’une ville vécue et ceux d’une ville-vitrine, l’une se pratiquant avec les pieds tandis que l’autre semble essentiellement se regarde avec les yeux.

Les pratiques urbaines dans ces fragments s’alignent avec les enjeux touristiques et visent ainsi en premier lieu à garantir un confort de marche, parfois jusqu’à faire oublier ses pas au marcheur, l’expérience se voulant avant tout visuelle. En effet, dans ce contexte, il n’est pas souhaitable que le marcheurtouriste rencontre des difficultés au déplacement ou s’épuise à la tâche, ainsi, l’environnement est souvent transformé et adapté pour anticiper ces éventualités. Par conséquent, au delà d’affaiblir voire de faire disparaitre la vie de quartier et la vitalité urbaine du quotidien en tant qu’espace vécu et non seulement de passage, la ville-musée peut paradoxalement entraîner à des pratiques nuisibles vis-à-vis des volontés initiales de protection et de sauvegarde. L’authenticité des espaces et des atmosphères peuvent alors se voir compromises. Face à ce constat, nous nous interrogeons sur la valeur réelle de l’authenticité d’un cheminement à ce jour et l’importance que cette notion représente vis-à-vis de l’expérience du marcheur. Rappelons-le, l’expérience de la ville-musée est fréquemment ciblée sur des morceaux urbains historiques ou sont recréés à l’image de modèles anciens qui se définissent notamment par leur échelle qui se distingue du reste de la ville répondant à des principes modernes. Ainsi, le succès de ces opérations serait-il du en premier lieu aux configurations spatiales dans lesquelles s’inscrivent ces expériences de marches ? Le modelage du vide parcourable aurait-il finalement alors une importance supérieure à la capacité de la ville de proposer des paysages urbains authentiques ?

Nous nous intéresserons à ces questionnements en abordant les exemples de Strasbourg avec son centre historique ainsi que Shanghai avec le quartier de Xintiandi et le quartier enveloppant le jardin Yuyuan. Ces différents exemples nous permettront d’aborder des stratégies piétonnes et touristiques présentant différents rapports à l’authenticité et fabriquant ainsi différentes expériences de marches.

Strasbourg : La Grande-Île

Si Strasbourg a la réputation d’une ville particulièrement amie du marcheur, celle-ci est essentiellement due à la politique de piétonnisation importante que lui a permis son centre historique. En effet, ce fragment de ville que l’on appelle la Grande-Île s’est progressivement vu piétonnisé, motivé par des ambitions de protection du patrimoine. Dès 1974, la mise en place d’un Secteur sauvegardé couvre le sud de la Grande-Île ainsi qu’une partie de la Krutenau et du Finkwiller. Cette mesure s’accompagnera de la création d’un Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur (PSMV) publié en 1981. Par la suite, les 94 hectares de la GrandeÎle seront inscrits en 1988 sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Cette décision se fondera sur des critères d’authenticité et d’intégrité de son urbanité conservée à l’identique depuis des siècles à l’exception faite de la création de la Grande Percée104. Le secteur à valeur patrimoniale vise ainsi le tissu urbain «le plus homogène et cohérent de la ville du Moyen-Âge à la Renaissance de Strasbourg.»105

«L’ICOMOS considère que l’aspect général de la Grande Île, son plan et sa forme sont restés inchangés depuis des siècles. Le parcellaire, lui aussi, est resté sans grandes modifications et les espaces publics ont gardé leur forme. Depuis plusieurs années, ils ont été revalorisés grâce à une politique soucieuse de les rendre aux piétons, ce qui a permis des aménagements en vue d’une requalification. Les quartiers touristiques comme la place Benjamin Zix au bord de l’Ill font partie de cette ville d’aspect médiéval

104 UNESCO, Centre du patrimoine mondial, Nations Unies, La liste du Patrimoine mondial > «Strasbourg, Grande-Île et Neustadt» [consulté le 30-12-2020], Disponible en ligne <https://whc.unesco.org/fr/list/495/>.

105 Strasbourg Eurométropole, Acceuil : Pratique Règles d’urbanisme Le Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur (PSMV) «Le secteur patrimonial remarquable actuel et son PSMV, document opposable», [consulté le 21-05-2021], Disponible en ligne : <https://www.strasbourg.eu/label-patrimoine-mondial-unesco>.

54 55
Where the Bloody Hell Are We?, 2008, p.2.
103 EDWARDS Deborah, SMALL Katie, GRIFFIN Tony HAYLLAR Bruce, «Sites of experience the functions of urban tourism precincts», CAUTHE 2008 Conference

avec des bâtiments restés intacts.»106 UNESCO, 2017 Depuis, le secteur de la Grande-Île s’est vu rejoint par la Neustadt sur la liste du patrimoine mondial en 2017. La ville présente donc un historique et des prédispositions particulièrement favorables à un développement d’aménagements piétons. Par ailleurs, «Strasbourg a été la première ville française dont l’inscription ne concernait pas uniquement un monument prestigieux mais un centre urbain historique.»107. Ce phénomène de patrimonialisation motivé notamment par les qualités urbaines et spatiales du tissu médiéval est donc à l’origine des opportunités de piétonnisation et du fort attrait touristique que connait cette partie de la ville. Strasbourg semble ainsi s’affirmer comme un exemple d’opération de préservation du patrimoine à enjeu touristique dont le procédé a consisté en la cristallisation des fragments urbains concernés. Lors du parcours dans ces espaces, nous n’observons pas de transformations majeures, l’environnement construit est maintenu dans son intégrité spatialement et esthétiquement. Pourtant, en dehors de l’opération massive de la Grande Percée, Strasbourg a connu d’autres manipulations notamment en raison des guerres qui ont causé des destructions importantes du paysage urbain en 1870 et 1944. Cependant, la ville décide à l’époque de procéder à une reconstruction à l’identique afin de conserver l’esthétique pittoresque qui fabrique le cadre architectural de la cathédrale de Strasbourg. L’architecte en chef sur les opérations de reconstruction, Bertrand Monnet, souhaite «que les immeubles intéressants, endommagés, soient reconstruits dans leur état ancien et que le quartier soit aménagé de manière à garder son volume et son ordonnance traditionnels»108. Ainsi, il encourage par exemple l’emploi de tuiles anciennes pour les réparations de toitures voire la réalisation d’une patine volontairement accélérée sur les tuiles neuves.109

L’exemple de la ville de Strasbourg, nous permet de dégager un procédé de protection du patrimoine qui repose sur la cristallisation d’un fragment de ville dans une certaine temporalité, soit l’époque médiévale dans le cas du sud de la Grande-Île essentiellement. Les qualités du cheminement dans ces fragments et le développement d’un tourisme important est donc directement issu de l’héritage de la ville médiévale. Toutefois, les différentes interventions et reconstructions à l’identique questionnent la notion d’authenticité. 106 UNESCO, «Strasbourg,

À la différence de Strasbourg dont l’urbanité repose sur un façonnage long et progressif, la ville de Shanghai entretient un rapport particulier à l’histoire de son urbanisme. De petit village de pêcheur au début du XIème siècle à mégapole-vitrine pour la Chine au XXIème siècle, Shanghai s’est vu se développer à une vitesse considérable. Cette évolution rapide a notamment créé une relation particulière avec les notions d’identité et d’authenticité. Son paysage urbain et ses architectures ont en effet connu de fortes influences et inspirations occidentales introduites par de nombreux architectes et urbanistes étrangers. Ces interventions suivies d’un enchaînement de diverses politiques urbaines ont façonné le paysage urbain singulier de Shanghai, fait de collages et de contrastes importants, aux formes et esthétiques variées. De plus, l’urbanisation récente de Shanghai et son échelle considérable ont généré des problématiques importantes liées aux mobilités.

«Face à cette situation, les autorités municipales ont reconsidéré leur position en matière de transport. Ainsi, les espaces verts et les espaces piétonniers, parents pauvres des politiques d’urbanisme des années 1990 et début 2000, sont désormais au cœur des différents projets urbains de la ville. Ils sont en effet la condition sine qua non pour inciter les habitants à marcher ou à faire du vélo.»110

Tan, 2018

Parmi ces opérations piétonnes, nous pouvons notamment découvrir le quartier de Xintiandi ou le Bazar Yuyuan situé dans la vieille ville. Ces deux opérations de piétonnisation ont procédé à la transformation de fragments de villes afin de proposer des moments exclusifs pour le marcheur et plus particulièrement le marcheur-touriste. En effet, ces projets revêtent un fort enjeu touristique et sont

110 TAN Lély « Le retour de la mobilité active en Chine ? Le rôle des espaces publics à Shanghai », Pollution atmosphérique N°237-238, mis à jour le : 10/10/2018, [consulté le 21-05-2021], Disponible en ligne : <http://lodel.irevues.inist.fr/pollution-atmospherique/index.php?id=6639, https://doi.org/10.4267/pollutionatmospherique.6639>.

56 57
Grande-Île et Neustadt (France) No 495 bis», mis en ligne le 10 mars 2017, [consulté le 30-12-2020], Disponible en ligne : <https://whc. unesco.org/document/159766>. 107 Ibidem. 108 LEFORT Nicolas, « « Rendre à l’Alsace son beau visage » la reconstruction des monuments historiques après 1945 », Revue d’Alsace, n°142, 2016, mis en ligne le 01 octobre 2019, [consulté le 22-05-2021, Disponible en ligne <http://journals.openedition.org/alsace/241>. 109 Ibidem.
Shanghai : le quartier Xintiandi et le Bazar Yuyuan

aujourd’hui des destinations très appréciées des visiteurs à Shanghai. Toutefois, ces exemples adoptent des procédés de construction différents qui n’impliquent pas le même rapport à la notion d’authenticité.

Le quartier de Xintiandi est une opération de réaménagement dans le centre-ville de Shanghai. Xintiandi est un projet de reconversion d’un modèle urbain historique et typiquement shanghaien : le Shikumen lilong. Initialement, ces quartiers étaient destinés à l’habitation et accueillaient toutes les classes sociales. Sa forme et son organisation en un complexe de ruelles étroites, comme nous le verrons davantage par la suite, invitent particulièrement à l’exploration et se voit donc propice à la fabrication d’expériences de marches singulières. Tout comme l’exemple de Strasbourg et son tissu médiéval, nous pouvons à nouveau observer que l’attrait touristique est issu de l’héritage de ces typologies urbaines anciennes. Par ailleurs, il est nécessaire de préciser que ces opérations de réhabilitations qui se transforment en attractions touristiques ont des conséquences importantes sur la vie des résidents. En effet, celles-ci mènent fréquemment à une gentrification poussant plus ou moins directement certaines classes sociales à se retirer du secteur convoité. Dans le cas de Shanghai, de nombreux lilongs ont été détruits ou réhabilités en des secteurs luxueux dépassant les moyens financiers des anciens résidents. Ce phénomène tend à créer des espaces animés mais non habités.

«Avant le réaménagement, la zone était constituée de maisons Shikumen délabrées, construites pour la plupart entre les années 1900 et 1930 (Ren, 2008). En raison du manque d’entretien et de l’extrême croissance démographique au cours du XXe siècle, ces maisons Shikumen sont devenues très surpeuplées, habitées par des familles à faible revenu, et la qualité de vie était très médiocre.»111 [traduction personnelle] Feng, 2010

Ainsi, le projet de Xintiandi propose une réhabilitation et une destruction partielle d’un quartier de maisons Shikumen en un espace de loisirs. Ce projet rencontre un succès important et marque le début d’une série d’opérations similaires sur différents fragments de Shanghai directement inspirées du modèle qu’est devenu Xintiandi. Par ailleurs, le projet s’est vu récompensé de nombreux prix et est devenu une destination touristique majeure pour la ville.

«Constitué de deux pâtés de maisons bordés par les rues Taicang, Zizhong, Madang et Huangpi South Roads, il fait partie du réaménagement plus vaste de Taipingqiao, qui comprend des hôtels, des tours de bureaux et des installations résidentielles. Inauguré en 2001, il est rapidement devenu l’un des centres commerciaux et de divertissement les plus populaires de Shanghai. L’une des raisons pour lesquelles Xintiandi s’est avéré si populaire est que les étrangers pensaient voir le «vrai» Shanghai, tandis que les Chinois le considéraient comme exotiquement étranger ; des perceptions erronées qui ont joué en faveur de la zone.»112[traduction personnelle]

Bracken, 2020

En effet, si cette opération repose sur l’emploi de typologies traditionnelles comme symbole d’authenticité jusqu’au réemploi de briques de lilongs démolis, elle réalise toutefois de lourdes interventions sur les maisons Shikumen et procède à

111 FENG Lan, «Adaptive reuse of historic housing for commercial development: a study of Xintiandi redevelopment project in Shanghai, China», Thèse soutenue à l’Université de Floride, 2010, pp.32-33

112 BRACKEN Gregory, «The Shanghai lilong. Approches to rehabilitation and reuse», The Newsletter, International Institute for Asian Studies, n°87, automne 2020, [consulté le 21-05-2021], Disponible en ligne : < https://www.iias.asia/sites/default/files/nwl_article/2020-10/IIAS_NL87_0405.pdf>

un embellissement considérable qui propose une version lissée voire aseptisée du lilong. Si une partie du quartier est conservée, l’ensemble tend à exclure les moindres aspérités, effaçant ainsi la mémoire du lieu. Jean Paul Thibaud attire notamment l’attention sur ces pratiques visant à fabriquer l’environnement idéal :

«Effacer des traces. Une autre façon de poursuivre l’objectif d’un environnement idéal des rues consiste à l’épurer au maximum de ses supposées scories. Ainsi, avec les opérations de restauration ou projets de réhabilitation, on assiste à la mise en œuvre d’un « urbanisme clean » consistant à « faire place nette » (Dollé, 2005). Dans ce cas, il s’agit de faire le vide, de gommer la patine du temps, d’effacer les traces d’usage. Bref, la rue tend ici à être refaite à zéro, comme si rien ne s’était vraiment passé qui mérite que l’on s’en souvienne et que l’on garde en mémoire. Dans les centres historiques anciens, on est pris dans ce double mouvement de patrimonialisation d’une part (la rue se rapproche parfois d’un véritable musée commémoratif des grands événements du passé) et de stérilisation d’autre part (la rue se rapproche alors d’un pur décor reconstruit de toutes pièces). Dans un tel contexte, la marche perd de sa capacité à s’inscrire à même le sol et à marquer la rue de son empreinte. Les traces qu’elle laisse ou qu’elle pourrait laisser ont tendance à disparaître aussitôt»113 Thibaud, 2006

Dès lors, l’aspect culturel et authentique de cette expérience de marche apparait comme un prétexte touristique dont le marcheur semblerait pouvoir se passer pour apprécier les qualités spatiales du lieu. Si le marcheur-touriste peut-être motivé par un désir de découvrir la culture ou l’histoire associée à une ville, il semble avant tout chercher une expérience nouvelle qui saura solliciter ses sens et son corps d’une façon qui diffère de son quotidien, ce qui expliquerait le succès égal de cette opération auprès des marcheurs étrangers et auprès des marcheurs shanghaiens. Par ailleurs, si ces pratiques d’embellissement permettent une certaine forme de conservation de ces modèles urbains historiques et une animation du quartier ils génèrent une expérience d’observation flottante et transforment des espaces vécus en espaces-vitrines. Les rues sont animées, sont traversées, regardées mais ne sont plus habitées.

Nous nous intéressons à présent à un nouvel exemple de stratégie piétonne et touristique dans la vieille ville de Shanghai, que l’on appelle plus couramment «Old Town» ou «Nanshi». Comme son nom l’indique, il s’agit de l’endroit où Shanghai a commencé en tant que village de pêcheurs. Aujourd’hui, nous pouvons encore deviner le tracé de l’ancien mur d’enceinte en plan qui marque les limites de ce fragment où certains des plus anciens quartiers de la ville se situent. Ainsi, le parcours dans ces espaces donne à voir un véritable collage temporel, une juxtaposition de rues anciennes et sinueuses à des volumes modernes plus imposants. Parmi ces quartiers, il est possible de découvrir un des sites touristiques les plus importants de Shanghai que l’on appelle «Yuyuan bazaar» ou «Yuyuan market». Celui-ci enveloppe le jardin Yuyuan et le Temple du dieu de la ville. S’il s’exprime dans une architecture traditionnelle chinoise, le quartier existe en réalité depuis moins d’une trentaine d’années.

« La « cité commerçante et touristique du Jardin Yu » (Shanghai Yuyuan luyou shangcheng), d’une emprise de 49 hectares, a été inaugurée en septembre 1994, après deux ans d’études et

<https://doi.org/10.3917/flux.066.0111>

58 59
113 THIBAUD Jean-Paul, «La fabrique de la rue en marche : essai sur l’altération des ambiances urbaines», Flux n°66-67, 2006-2007, p.117, [consulté le 03-052021], Disponible en ligne

de travaux. Les alentours du Jardin Yu, du pavillon de thé - Huxingting - et du Temple du dieu de la ville - Chenghuangmiao - ont été entièrement remodelés. Le principe directeur était de pouvoir accueillir une capacité maximale de 500 000 ou 600 000 visiteurs, ce qui est le lot des sites touristiques les plus connus, les jours fériés. »114 Ged, 1996

En effet, par cette opération, Shanghai vise à fabriquer une expérience culturelle à enjeu touristique par la reproduction de codes spatiaux et architecturaux d’après des modèles historiques. Le quartier propose ainsi une reconstitution totale que le marcheur parcourt à la manière d’une exposition de musée. Si la qualité des paysages ou des décors construits pour envelopper le marcheur dans une expérience culturelle sont appréciés et présentent notamment un «travail minutieux des menuiseries ajourées»115, le quartier n’exprime pas véritablement la culture shanghaienne mais emprunte plutôt aux vocabulaires d’autres villes chinoises. Du point de vue de Françoise Ged, chercheuse à l’Institut d’Asie Orientale, «le faux n’a pas même l’apparence du vrai : la structure des espaces publics et l’adéquation des volumes à leur fonction sont arbitraires, évoquant un vaste complexe de «chinoiseries» qui pourrait se situer dans n’importe quelle Chinatown occidentale.»116 On observe ainsi la vraisemblance se substituer progressivement à l’authenticité. Cette transformation de la valeur accordée à la notion d’authenticité et à l’histoire d’un lieu suggère une prédominance de la forme, du contenant, sur le contenu. Ainsi, l’environnement construit et le modelage du vide résultant semblent être prioritaires dans cette opération. Cette observation pourrait suggérer l’idée générale selon laquelle le marcheur et plus particulièrement le marcheur-touriste s’attacherait davantage à un ressenti direct, visuel et physique qu’à une signification historique ou symbolique.

On observe ainsi que le rapport à l’authenticité dans les stratégies piétonnes touristiques varient d’une ville à l’autre selon sa culture et son rapport au patrimoine historique. Si la ville de Strasbourg s’applique à cristalliser ses paysages urbains pour en préserver l’intégrité, ce qui s’affirme comme étant l’opération la plus légère de nos trois cas de figures, les deux exemples shanghaiens proposent d’embellir voire de reproduire entièrement des typologies urbaines. Ces opérations s’accompagnent fréquemment d’un lissage qui leur prête davantage des airs de décors artificiels que de témoignages historiques.

Ainsi, si l’on peut penser que l’authenticité d’un quartier historique a une importance particulière dans son attractivité, les cas observés à Shanghai s’affirment comme des contre-exemples. En effet, l’ensemble des cas observés tendent à suggérer que l’attractivité de ces opérations ne réside pas dans l’authenticité de leur identité mais davantage dans leur capacité à proposer des expériences atypiques donnant à parcourir des espaces qui se distinguent des cheminements quotidiens du marcheur. Ainsi, plutôt qu’une interrogation sur l’authenticité d’un paysage urbain, qui est une notion relative voire presque subjective, nous réalisons que le débat porte davantage sur la fertilité des configurations urbaines vis-à-vis du marcheur. Le moyen de fabrication de ces expériences, héritées ou pleinement reproduites, semble donc peu importer. Dès lors, cette observation fait apparaître ces opérations touristiques comme un moyen d’attirer l’attention sur les qualités spatiales de certains moments de ville où l’authenticité ne semble pas concrètement pouvoir représenter un frein à l’attractivité et à l’animation. Nous pourrions alors gagner à réfléchir ces opérations touristiques en les mettant en parallèle avec les morceaux de ville du quotidien moins investis.

En effet, ces différentes approches touristiques des modèles urbains historiques proposent des expériences capables d’extraire le marcheur de son quotidien et s’affirment ainsi comme des marches stimulantes pour la découverte qu’elles occasionnent à chaque pas. L’identité forte de ces lieux se distingue et dénote vis-à-vis de la monotonie urbaine qui semble être ressentie dans le reste de la ville. Toutefois, pouvons-nous interpréter ce succès comme l’affirmation d’une préférence pour certaines typologies d’espaces ou l’appréciation de ces fragments de ville s’explique-t-elle, avant tout, par le caractère surprenant du «dépaysement» temporaire qu’ils proposent ? Au vu de la récurrence du ciblage de modèles urbains historiques par les stratégies piétonnes-touristiques nous soutenons à la fois que le

60 61
115 Ibidem. 116 Ibid.
114 GED Françoise, «Shanghai : du patrimoine identitaire au décor touristique. Le laboratoire de la nouvelle Chine»; Les Annales de la recherche urbaine N°72, 1996, p. 83, [consulté le 20-05-2021], Disponible en ligne :<https://www.persee.fr/doc/aru_0180-930x_1996_num_72_1_1983>
Des modèles urbains matières à réflexion

marcheur, dans ces opérations, est en quête d’expériences qui diffèrent d’un certain quotidien, avant d’être en quête d’un enrichissement culturel porté par l’histoire d’une urbanité, et d’autre part que ces typologies présentent des qualités spatiales particulièrement propices à la marche. L’attrait pour ces moments de ville suggèrent ainsi que l’influence la plus directe sur un ressenti passe par la relation du marcheur à l’espace et sa géométrie. Par conséquent, l’attrait pour les expériences de marches générées par les modèles urbains investis dans la ville-vitrine questionne la qualité des cheminements quotidiens dans la ville vécue. Il est toutefois nécessaire de rappeler que les moments de ville-vitrine s’adressent essentiellement à des marcheurs-touristes. Par conséquent, la ville-musée semble négliger le marcheurrésident qui vit les espaces de la ville au quotidien et marque une rupture entre ces moments de villes. Il s’agirait donc d’étendre cet intérêt pour le marcheur audelà d’expériences à visées touristiques afin de fabriquer des expériences de cheminements quotidiens stimulantes. De plus, conscients des aspects positifs que peuvent présenter les concepts d’itinéraires et les opérations piétonnes touristiques, nous défendons toutefois la possibilité d’expérimenter des parcours individualisés, des parcours qui soient incitatifs sans être autoritaires comme peuvent également l’être les plans piétons et autres plans d’urbanisations.

Ainsi, nos dernières observations nous amènent à penser qu’une revalorisation du marcheur dans l’espace urbain doit passer par une attention plus soutenue aux effets et conséquences du modelage du vide sur le marcheur vis-àvis de sa liberté et de son rapport sensible à l’environnement notamment. Pour poursuivre notre développement il conviendra de nous intéresser à cette notion du vide, de l’espace «entre» au travers de la notion d’interstice notamment.

I.IV - Apologie des espaces interstitiels

Si les parcours piétons dessinés par les villes tentent de proposer des expériences de marches sécurisées et confortables au sein de celles-ci, nous soutiendrons qu’il est possible de se réapproprier la ville au travers de la marche par des moyens moins autoritaires et plus ouverts. Ainsi, c’est au travers des interstices de la ville, considérés à la fois comme des défauts et des potentialités, selon le point de vue, que nous nous proposerons de développer cette réflexion. Dans notre démarche, l’interstice s’affirme comme l’ensemble des vides urbains. Si la définition du vide urbain par l’absence de «matière» tend à une interprétation péjorative, il convient de préciser qu’il n’est pas à concevoir comme l’expression du néant, comme une absence totale de vitalité et d’activités dans un espace, mais simplement comme une création d’espaces générée par le négatif du cadre bâti. «En Occident, nous posons et nous organisons souvent d’abord le bâti, les pleins, et le vide est ce qui reste, l’espace non-bâti. D’une manière générale, le vide a une valeur négative, il est le rien, l’inattribué, l’inachevé, l’absence de concret ou de matière, le néant, sans temps, sans mouvement, le neutre.»117 Pourtant, ces espaces de vides se voient en réalité chargé de dynamiques, de mouvements et d’activités. Ils sont des espaces de disponibilité et d’accessibilité. Aussi, le vide urbain est protéiforme et multifonctionnel. Il sert des fonctions variées de l’espace de circulation piétonne ou automobile à l’espace de rassemblement, d’expression, de représentation, d’exposition, d’expérimentations et surtout de sociabilité. Il peut s’exprimer sous la forme de places, de rues, de voies de circulation, de parcs ou encore de quais, par exemple. La notion de vide urbain désigne ainsi l’ensemble des espaces interstitiels qui accueillent la vie en mouvement au quotidien. Ainsi, la réappropriation de l’espace urbain par la marche c’est l’idée d’un parcours opportuniste qui s’empare de chaque pas possible dans la capillarité de la ville, de chaque vide, de chaque interstice, pour l’habiter et le faire exister en lui donnant un sens. Les professionnels de la ville, architectes, urbanistes, aménageurs ont un rôle essentiel à jouer dans le façonnage du vide de la ville. Il parait ainsi fondamental dans la pratique de ces derniers de penser le dialogue entre le plein et le vide, autrement-dit, les relations véritablement «entre» les différents éléments bâtis afin de générer des expériences de marche stimulantes qui créent de véritables interactions entre corps parcourant et espace parcouru. Pourtant, la vie entre les pleins semble être encore assez négligée ou incomprise comme nous avons pu l’introduire précédemment et se voit ainsi dans certains interstices vidée de sens.

Dans un premier temps, pour comprendre la notion d’interstice et ce qu’elle implique, il peut nous être intéressant de rapprocher cette dernière à la notion de porosité. Ce terme, défini notamment comme la «propriété d’un corps qui présente des interstices entre ses molécules»118 peut aisément se transposer à une échelle urbaine et s’appliquer à la figure de la ville où il désignerait alors «le rapport du vide au plein, du non bâti et du bâti, du végétal par rapport au reste, de l’espace qu’on peut parcourir par rapport à celui où l’on ne peut pas.».119 C’est particulièrement ce

117 RENAUDIE Serge, La ville par le vide Movitcity Edition, 2011, p.37.

118 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), Portail lexical : Lexicographie Porosité [Page consultée le 01-03-2021] Diponible en ligne < https://www.cnrtl.fr/definition/porosit%C3%A9>.

119 SECCHI Bernardo, cité par KOUASSI Samuel, La trinité du concept de Bernardo Secchi concept de ville, Architecture, aménagement de l’espace, 2015, ffdumas-01764536, [Page consultée le 01-03-2021] Disponible en ligne <https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01764536/document>

62 63

rapport à l’espace parcourable qu’il nous intéresse d’étudier afin de comprendre ce qui en fait sa richesse ou ce qui vient l’affaiblir.

Les architectes Bernardo Secchi et Paola Viganò du Studio 09 proposent en 2011 dans leur ouvrage La ville poreuse : Un projet pour le Grand Paris et la métropole de l’après-Kyoto leur définition de la ville poreuse et l’oppose au modèle de ville du Grand Paris actuel120 qui ne remplit pas, entre autre, le critère de «ville isotrope» qui désigne une ville où l’on trouve les mêmes conditions de vie partout»121. Une vigilance nous semble toutefois nécessaire vis-à-vis du critère isotrope. En effet, ce sont les ambitions de conditions de marches identiques en tout point de la ville qui semblent notamment avoir conduit à la standardisation et à l’aseptisation de l’expérience de la marche. Par ailleurs, si ce concept de porosité nous intéresse et s’avère pertinent pour notre étude, il s’agira cependant pour nous de nous réapproprier cette notion différemment, par l’expérience marchante et les dispositifs et infrastructures qui interviennent dans celle-ci. Pour Secchi et Viganò la porosité de la ville désigne la connectivité à l’échelle du territoire et considère toutes les mobilités urbaines incluant ainsi les véhicules motorisés ou les transports en communs. Pour nous, l’idée de porosité désignera davantage les pores de la ville à une plus petite échelle et concernera exclusivement l’expérience piétonne. Il s’agit de désigner la porosité générée dans le tissu urbain, notamment par le bâti lorsque celui-ci se laisse traverser par les mobilités douces ou que sa position, son décalage, fabrique un cheminement.

La notion d’espace interstitiel dans le contexte urbain s’est vu considérée de différentes façons et a donné lieu à plusieurs définitions. L’interstice reste ainsi complexe à définir puisqu’il désigne une multitude de formes aux dimensions et géométries variées s’installant dans des situations urbaines qui le sont tout autant. Le flou associé au terme a donné naissance à de nombreux dérivés et néologismes s’appropriant une idée nuancée de l’interstice :

«friches, dents-creuses, squats, espaces cachés, chutes urbaines, jachères, espaces résiduels, no man’s land, interstices, espaces de rupture, délaissés, recoins, les bords, terrains vagues, espaces intermédiaires (Laurence Roulleau-Berger), tiers-paysage (Gilles Clément), nonlieu (Marc Augé), junkspace (Rem Koolhaas), zones blanches (Philippe Vasset), expérience interstitielle (Pascal Nicolas Le Strat),hors-lieux (Michel Foucault), espaces d’incertitude (Cupperset Miessen), entre-deux (Janin Claude & Andres Lauren), territoires du vide (Alain Corbinà, fractions incertaines (Marc Dumont), espaces sans définition (Daniler Kunle & Holger Lauinger), vides programmés (David Mangin), vides structurants (Yvas Chalas), espaces secondaires (Pierre Sansot)...»122

On peut notamment revenir sur la notion de junkspace introduite par Rem Koolhaas qui désigne les espaces urbains non vécus. Il s’agit par ce terme d’attirer l’attention sur ces moments de villes qui ont été abandonnés à la circulation de mobilités motorisées. Ces derniers ne sont alors plus que les supports de déplacements déshumanisés qui ne proposent plus d’espaces à vivre. Ainsi, au regard de la diversité des définitions auxquelles se rattache le terme interstice, il conviendra pour accompagner notre réflexion d’établir notre propre

120 VIGANO Paola, SECCHI Bernardo, «Grand Paris 07 Studio09, 2010», Page consultée le 01-03-2021] Disponible

121 Ibid.

122

définition. En effet, à la différence d’un certain nombre des termes mentionnés, notre approche de l’espace interstitiel ne se portera vers les marges de la ville, les espaces de friches et autres terrains délaissés ou en attente mais sur le concept d’interstice dans sa plus simple définition, en tant qu’espace «entre» ou espace «blanc», en référence à la représentation du vide en plan. Il est le simple espacement entre les masses bâties, il est la rue, la ruelle, le trottoir, la place, la terrasse, le quai, le passage, les arcades et une multitude d’autres formes urbaines qui accompagnent les pas du marcheur. Il est l’ensemble des situations, des dispositifs ou des moments de ville, qui accueillent nos cheminements au quotidien. Notre approche de l’interstice vise ainsi à considérer tout l’espace potentiellement parcourable dans l’espace dense de la ville.

À travers cette apologie du vide, de l’interstice, il s’agit entre autre de nous intéresser aux sols de la ville, de réfléchir ces espaces «entre», qui sont véritablement le terrain de jeu du marcheur. Il ne sera pas question de proposer des scénarios visant à combler ces espaces en creux ni de leur attribuer un programme défini mais davantage de réfléchir à la façon dont ils prennent sens et de révéler les façons dont le marcheur les fait exister en leur donnant l’occasion d’être habité, investis, parcourus. L’interstice incarne ainsi un potentiel atypique, lieu de réalisation de cheminements passionnants au travers de la ville.

Plan

du vide

parcourable

à la manière de Nolli sur un fragment de Strasbourg

Pour illustrer notre interprétation de l’espace interstitiel, nous pouvons notamment nous inspirer du plan de Nolli. Le plan de Nolli est une représentation de Rome relevée

p.9.

64 65
en ligne <https://www.youtube.com/ watch?v=RzMWB2KyrAo&feature=emb_logo>. ROUX Quentin, Dynamiques et pratiques interstitielles dans les villes contemporaines, mémoire de fin d’études, sous la direction de CONSALÈS Jean-Noël, Université Aix-Marseille, Institu d’Urbanisme et d’Aménagement Régional, 2011-2012,

par Giambattista Nolli et publié en 1748. Les choix dans cette représentation mettent en évidence les rapports entre moments « intérieurs » et moments « extérieurs » dans la ville. Le vide y apparait comme creusé dans la matière urbaine. Les volumes, solides, pleins, sont ainsi représentés pochés et révèlent en négatif les vides, ouverts, traversables. On observe ainsi que ce vide désigne naturellement les rues et les places mais également les espaces intérieurs aux bâtiments publics comme les cours intérieures ou dans les églises. Cette représentation révèle la dualité entre espaces publics et espaces privés en considérant l’ensemble des espaces accessibles au public.

Il s’agit ainsi pour notre étude de le fabrique des expériences cheminatoires de nous inspirer de cette vision de l’espace urbain, en considérant l’ensemble des espaces parcourables au delà des distinctions primaires «public» et «privé».

66 67

II - éléments d’une typologie urbaine par ses fragments

La notion d’interstice nous a permis de déterminer notre terrain d’étude en l’employant pour désigner l’ensemble des espaces parcourables de la ville, des cheminements accessibles au travers du vide et au-delà. Toutefois, comme nous l’avons exprimé précédemment, il ne s’agit pas de considérer ces cheminements comme des moments continus, aux conditions et configurations identiques en tout point. En effet, le cheminement dans l’espace interstitiel de la ville est fabriqué par une successions de fragments urbains et nous nous intéresserons ainsi à l’effet que cette fragmentation de l’expérience produit sur le marcheur.

Cette notion de fragment occupe une place importante dans les discussions autour de la fabrication et de l’organisation de la ville. Selon l’échelle à laquelle elle est employée, elle revêt diverses significations et peut autant désigner un phénomène de fragmentation à l’échelle du territoire qu’une distinction entre quartiers, ou entre deux situations urbaines, par leur formes et leurs ambiances jusqu’à la décomposition de l’espace urbain par ses éléments physiques architecturaux et infrastructurels par exemple. Ainsi, pour comprendre la ville dans son ensemble il faut être conscient de son morcelage et de la multitude de fragments qu’elle décline. De plus, notre sujet d’étude se concentrant sur la figure du marcheur, nous verrons qu’il n’est pas question ici de chercher à appréhender la ville dans sa globalité puisque cette approche ne saurait proposer une retranscription appropriée de l’expérience du marcheur, davantage de l’ordre du détail, du fragment.

68 69

II.I - La marche urbaine, une expérience fragmentaire

Il est d’usage en urbanisme d’employer le terme fragment ou plutôt fragmentation comme une notion négativement connotée impliquant potentiellement une crise urbaine. Dans ces situations, le fragment est souvent synonyme de fracture ou de ségrégation. Il implique alors des divisions sur le plan géographique mais également sur le plan social à l’échelle du grand territoire. Toutefois, un autre regard peut s’apposer à la notion de fragmentation. Nous pouvons comprendre ce terme comme le simple constat de la nature même de la ville et de son organisation sans émettre de jugement positif ou négatif sur celle-ci.

Par ailleurs, si l’on s’intéresse au lexique associée à la ville, il peut être pertinent d’opposer l’utilisation courante du terme «fragmentation urbaine» que nous venons d’évoquer à la notion de «tissu urbain». Si l’on se réfère à la définition donnée par le Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et de l’Environnement (CAUE), le tissu urbain « désigne le maillage qui s’établit entre le parcellaire, les bâtiments (emprise du bâti, alignement, hauteur, forme), la voirie, les espaces libres et l’environnement —celui de l’enchevêtrement des ruelles de village ou celui de la régularité des quadrillages d’avenues. cf. dent creuse, encorbellement, gabarit, îlot, immeuble, patrimoine, renouvellement, territoire»123. Autrement dit, chaque ville possède un tissu urbain unique qui, par définition, n’est autre qu’un assemblage de fragments urbanisés aux connexions plus ou moins évidentes. La ville s’exprime comme une entité, un tout, mais s’avère indéniablement être le résultat d’un assemblage. Elle se construit et se transforme «par des interventions fragmentaires, soustractions ou ajouts cumulatifs qui, bien qu’agissant ponctuellement et localement, parviennent à donner un nouveau sens à l’ensemble urbain dans sa totalité »124.

Ainsi, le fragment s’exprime d’une part en tant qu’objet, élément sorti de son contexte : la rue, les trottoirs, la place, le pont, le bâtiment sont des fragments ; d’une autre, en tant que surface ou territoire défini par ses limites, explicites comme implicites, et la rupture qu’elles induisent. Ces deux définitions désignent des phénomènes ou dispositifs que le marcheur rencontre dans ses déplacements et qui structurent son expérience. Ces fragments de ville peuvent avoir des effets variés, entretenir des interactions passives ou actives avec le corps marchant en lui proposant des interruptions de marche, des reprises, des poursuites ou encore des déviations selon l’articulation des fragments entre eux.

II.I.I - Une fabrique multiscalaire

L’étude de la ville par cette méthode que nous pourrions également qualifier de «dissection urbaine» n’est pas nouvelle et donc légitime dans la mesure où le processus de construction de l’urbanité se voit lui-même fragmenté. Ainsi, pour illustrer ces différents niveaux de fragmentations qui restent quelque peu abstraits, nous pourrons nous appuyer sur des exemples historiques de construction de

123 Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et de l’Environnement (CAUE), Glossaire, [consulté le 11-03-2021], Disponible en ligne : <https://www.fncaue.com/glossaire/ tissu-urbain/>.

124

la ville par son fragment. Le premier, introduit par Walter Benjamin à l’époque du flâneur, proposera une démonstration de la fragmentation urbaine à l’échelle du dispositif autonome voire de l’objet architectural et urbain, tandis que dans le suivant nous aborderons la typologie urbaine de la rue piétonne, une approche du fragment à l’échelle du territoire, dont les limites sont perceptibles et généralement matérialisées par une rupture à la différence de la dernière approche que nous observerons, introduite par Guy Debord dans le contexte de ses réflexions au sein de l’Internationale Situationniste, qui aborde le fragment davantage comme une aire ou un territoire, dont les limites, plus ou moins perceptibles, reposent essentiellement sur les sens du marcheur.

Dans Paris, capitale du XIXè siècle (1982), Walter Benjamin nous fait découvrir, par le biais d’une analyse morphologique et symbolique disséminée tout au long de l’ouvrage, une typologie architecturale et urbaine naissante à l’époque : le passage couvert. Au début du XIXème siècle, on assiste à l’apparition de cette nouvelle expérience de marche isolée, produisant un moment singulier dans la ville et particulièrement propice au développement de la flânerie. Du point de vue de Benjamin, «sans les passages couverts, [...] la promenade n‘aurait sans doute eu qu’une importance marginale car, avant Haussmann, les trottoirs étaient souvent trop étroits pour que les piétons s’y sentent en sécurité.»125. La naissance de cette nouvelle typologie génère ainsi un tout nouveau rapport entre le marcheur et son environnement urbain. Les passages se définissent comme le percement de couloirs opportunistes «au plafond vitré, aux entablements de marbre, qui courent à travers des blocs entiers d’immeubles dont les propriétaires se sont solidarisés pour ce genre de spéculation. Des deux côtés du passage, qui reçoit sa lumière d’en haut, s’alignent les magasins les plus élégants, de sorte qu’un tel passage est une ville, un monde en miniature.»126. Il créé une liaison entre deux rues et ne précise ainsi ni d’entrée ni de sortie. Bien que nous employons les termes «couloirs» ou «liaison» le passage s’affirme véritablement comme un espace en lui-même. On se représente alors cette objet urbain et architectural comme «un lieu autonome, une petite ville dans la ville»127. Ce dispositif remarquable fabrique ainsi un moment de ville distinct de ce qui le précède et ce qui le succède. La nature ambiguë et nouvelle que propose le passage, entre cheminement extérieur et intérieur, entre public et privé, en fait une expérience surprenante et attrayante. Par ailleurs, «la principale fonction du passage n’est pas I’utile et I’utilitaire qui consisterait a se rendre dans cet endroit avec comme seul but le désir d’y faire des achats, mais la mise en place d’une certaine forme de regard. Regard spectateur du flâneur qui s’inscrit dans le temps d’une certaine attente où les désirs restent en suspens»128. Dans ces cheminements, l’étroitesse favorise la proximité des vitrines qui se donnent à voir aux marcheurs et les fascinent par la multiplicité des objets éphémères qu’elles exposent. Le temps dans le passage est suspendu, il flotte dans une ambiance irréelle où le rythme lent des pas rend le marcheur attentif à son environnement.

L’exemple du passage démontre la manière dont la fragmentation à l’échelle d’un dispositif autonome de petite envergure est capable de proposer une

125

AGE-2009-ROU, 2010, p.6, [consulté le 11-03-2021] Disponible en ligne <https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01816862>.

BENJAMIN Walter cité par SOLNIT Rebecca, L’art de marcher Babel, 2004, p.262.

126 BENJAMIN Walter Paris, capitale du XIXe siècle, Paris, Les Éditions du Cerf, 2009, p. 35.

127 RIDON Jean-Xavier, «Le Passage ou l’architecture du devenir», Paroles gelées 10(1), 1992, [consulté le 11-03-2021], Disponible en ligne <https://escholarship. org/uc/item/3fj1s346>, p.39.

128 Idem., p.40.

70 71
SECCHI Bernardo (2006) cité par ROUX Jean-Michel, NOVARINA Gilles, AMBROSINO Charles, COUIC Marie-Christine, MELEMIS Steven, «Mégastructure, grille et ville linéaire : trois figures pour projeter la périphérie grenobloise», Rapport de recherche

expérience éphémère au marcheur sur son cheminement lui insufflant un rythme et un rapport à l’espace différent.

Une seconde démonstration de la fragmentation urbaine est observable à une échelle plus importante dans les villes européennes qui, «dès la fin des années 1950, ont mis en œuvre une solution originale pour redéfinir une centralité urbaine sans recourir aux démolitions massives : la conversion des centres anciens en quartiers piétonniers»129. C’est dans ce contexte que les villes européennes redécouvrent alors la rue piétonne. Le phénomène de piétonnisation à cette période va multiplier les projets de rues piétonnes et générer un nouveau rapport du marcheur à son environnement. «En France, la première municipalité à tenter une rue piétonnière est celle de Rouen en 1969-1970.»130 On observe alors progressivement la disparition des trottoirs et un aménagement des rues qui favorisent la rencontre et procure un sentiment de sécurité au marcheur. Au-delà des bénéfices pour ce dernier, la rue piétonne intéresse particulièrement les villes pour les avantage économiques considérables qu’elles représentent.

Par ailleurs, il est intéressant d’observer que ce modèle urbain s’est par la suite exporté à travers le monde. En effet, si le concept de rue piétonne est longtemps resté étranger à l’urbanisme chinois, Shanghai confirme son statut de vitrine pour la Chine en important ce modèle urbain en 2000. La rue de Nankin (Nánjīng lù), perpendiculaire au Bund, se voit ainsi réaménagée à la suite d’un concours ouvert à l’international. «L’agence d’architecture française Arte Charpentier est alors désignée lauréate et propose un nouveau réaménagement de cette artère désormais réservée au piéton. [...] Sur 1,2 kilomètre, la rue concentre restaurants, grandes enseignes, centres commerciaux, petites boutiques et vendeurs ambulants.»131

La redécouverte d’espaces exclusivement à destination du marcheur s’affirme à cette époque comme une redécouverte du rapport à l’environnement, le marcheur n’est plus nécessairement confronté à la vitesse à chaque moment de son cheminement et découvre ainsi des moments apaisés où le rythme de la flânerie est désormais approprié.

Enfin, nous abordons la notion du fragment au travers d’une représentation différente de l’espace introduite par Guy Debord en 1957. En effet, dans leur pratique, les situationnistes se sont notamment interrogés sur la question de la fragmentation du territoire. Leur conception d’«urbanisme unitaire», évoqué précédemment, vise à redéfinir le rapport à notre environnement et s’affirme comme une «critique de l’urbanisme fonctionnel, utilitaire, technocratique»132 Ainsi, «aux divisions purement administratives se substitue ici une composition des territoires urbains fondée sur l’expérience sensible et affective des citadins»133. Par leur pratique de la dérive, ils visent à reconstruire l’expérience de la ville par une retranscription sous la forme de cartographies sensibles qui détournent les espaces réels de la ville pour révéler la fragmentation invisible de l’espace urbain.

Par cette carte-collage ils encouragent à la pratique aléatoire de la ville,

129 FERIEL Cédric, « L’invention du centre-ville européen. La politique des secteurs piétonniers en Europe occidentale, 1960-1980 », Histoire urbaine 2015/1, n° 42, [consulté le 11-03-2021], Disponible en ligne <https://www.cairn.info/revue-histoire-urbaine-2015-1-page-99.htm>, p.100.

130 Idem, p.104.

131 SUEUR Jean-Pierre, «Villes du futur futur des villes : Quel avenir pour les villes du monde ?», Sénat, Rapport d’information, n°594, Tome II, 2011, [consulté le 11-03-2021], Disponible en ligne <https://www.senat.fr/rap/r10-594-2/r10-594-21.pdf>, pp.18-19

132 PAQUOT Thierry, « Le jeu de cartes des situationnistes », CFC, n°204,‎ 2010 , p.52.

133 THIBAUD Jean Paul, Eprouver la ville en passant En quête d’ambiances, MetisPresses, 2015, p.38.

à la dérive urbaine et ainsi au dépassement des consciences du quartier lors du cheminement. Guy Debord illustrera ces fragmentations subjectives, qu’il qualifie alors d’«unités d’ambiances», au moyen de deux représentations graphiques notamment, à savoir, Guide psychogéographique de Paris et The Naked City toutes deux publiée en 1957. On y observe des fragments urbains ou «unités d’ambiances» reliées par des flèches rouges qui «représentent des pentes [...] ; c’est-à-dire les tendances spontanées d’orientation d’un sujet qui traverse ce milieu sans tenir compte des enchaînements pratiques – des fins de travail ou de distraction – qui conditionnent habituellement sa conduite»134. Celles-ci marquent ainsi le relief et en révèle son influence sur le comportement et l’orientation du marcheur lors de son cheminement. Thierry Paquot précise notamment au sujet de Guy Debord «qu’il apprécie les montées et les descentes qui chahutent le paysage urbain et ménagent des points de vue, pas surprenant alors qu’il insiste sur ces accidents naturels»135.

Ces différentes démonstrations de la fragmentation urbaine mettent en évidence le caractère progressif et successif de la fabrication des cheminements urbains. À différents moments de l’histoire de l’urbanisme, la ville s’est vu fabriquer ou accueillir de nouvelles formes urbaines et de nouvelles expériences de marches. Chaque transformation, chaque construction de l’espace urbain, a ainsi suscité des réactions, d’engouement ou d’opposition, de nouvelles pensées et de nouveaux regards sur l’environnement. Ces quelques exemples nous permettent ainsi de suggérer l’influence du corps urbain sur le marcheur, à un niveau individuel mais également collectif puisqu’il génère par la même occasion différents rapport à l’altérité. 134 ASGER Jorn,

72 73
Guy Debord : Guide psychogéographique de Paris, Discours sur les passions de l’amour, 1957 ; The Naked City, Illustration de l’hypothèse des plaques tournantes en psychogéographique,1957 (source : frac-centre.fr) Pour la forme ébauche d’une méthodologie des arts, Éditions Allia, 2001, pp. 139-141.
135
PAQUOT Thierry, « Le jeu de cartes des situationnistes », CFC, n°204,‎ 2010 p. 53.

II.I.II - «Je suis un travelling permanent»136

Lorsque nous marchons en ville, une multitude d’images nous parviennent. Elles naissent et disparaissent aussitôt pour laisser place à un nouveau cadrage, au gré de nos déplacements. Lorsque je marche, «je suis un travelling permanent»137. De cette manière, le piéton à l’instar du photographe, cadre et capture des moments de villes éphémères. Comme l’exprime Agnès Levitte dans son livre Regard sur le design urbain : Intrigues de piétons ordinaires :

«Premièrement, parmi l’ensemble des choses, objets et personnes qui occupent notre champ visuel, notre oeil ne peut pas tout capter. Il faut choisir pour agir ou avancer. Croire que nous voyons tout est une illusion, ce n’est matériellement pas possible. Tel est le point de départ de toute compréhension de la perception concrète et située dans la vie quotidienne : voir signifie opérer en permanence une sélection.»138 Levitte, 2013

Ainsi, le fractionnement du champ visuel et le corps en mouvement procèdent à une déconstruction de la ville en une série de paysages. Ces paysages urbains proposent des scénographies qui se composent d’une multitude d’informations sollicitant par divers moyens les sens du marcheur. Lorsque celui-ci se déplace, il ne procède pas systématiquement à une analyse de toutes ces informations, «Tout ce qui est capté par l’œil lors du traitement visuel ne participe pas à l’expérience visuelle de la perception»139 mais il en retient des fragments. Notre démarche, empirique, consiste à réfléchir la capacité de la ville à fabriquer des cheminements stimulants en incarnant notre sujet d’étude : le marcheur, dont l’attention procède donc par pointes d’attention. Ainsi, il s’agit de questionner la ville et son rapport à la marche telle qu’elle est perçue par le marcheur soit par la fragmentation de l’espace urbain. Aussi, traiter la ville par ses fragments, comme la définition du terme l’indique, c’est considérer le fragment en tant qu’élément isolé pour ce qu’il implique, ce qu’il représente, mais pour également s’intéresser à son rapport à la situation urbaine qui l’engendre ou qu’il perturbe.

Pour réaliser cette analyse du paysage urbain, il nous est nécessaire de voir et percevoir au travers des yeux du marcheur. Dans cette logique, la photographie aura un rôle capital. Cet outil nous permettra véritablement de retranscrire l’expérience du marcheur, son regard sur l’espace urbain et de saisir ainsi des moments de ville. 136 ROBIN Régine, Mégapolis Les derniers pas du flâneur Stock, 2009, p.34

Ibidem. 138 LEVITTE Agnès, Regard sur le design urbain - Intrigues de piétons ordinaire, Du Felin Eds, 2013, p.40

II.II - Lecture de la ville à travers le parcours de ses fragments, de Strasbourg à Shanghai

Comme nous l’avons exprimé précédemment, la ville est un assemblage considérable d’éléments matériels et immatériels qui se côtoient, se chevauchent, se superposent et s’accumulent. C’est au travers de ces fragments que le marcheur créé son parcours. Il s’agit ainsi à présent de rendre visible cette négociation entre marche et masse urbaine ou autrement dit entre plein et vide. C’est par l’étude de ces relations qui s’opèrent dans l’espace urbain que nous pourrons révéler le véritable support du marcheur, soit l’environnement construit qui donne matière à ses cheminements, impacte son parcours et sa perception du paysage urbain. Ainsi, nous observerons la façon dont le sol, l’architecture et les autres éléments construits de ces villes participent à l’expérience du marcheur.

Pour observer ces phénomènes nous allons réaliser un inventaire des dispositifs parcourables à pied dans les villes de Strasbourg en France et de Shanghai en Chine afin d’en extraire des typologies, des traits récurrents et d’en établir les effets sur le marcheur. Ce présent travail ne se prétend pas être exhaustif mais s’applique à proposer une représentation significative des dispositifs que le marcheur peut rencontrer dans son cheminement quotidien à travers les villes étudiées.

II.II.I - L’enchaînement de moments de ville, une analyse typo-morphologique

Pour cette étude, nous adopterons une approche typo-morphologique. Autrement dit, il s’agira d’une analyse à petite échelle qui se focalisera sur les spécificités urbaines, relatives à la marche dans notre cas. L’analyse typomorphologique est une méthode d’analyse qui apparait dans les années 1960 au sein des écoles d’architecture italiennes. Aldo Rossi, Carlo Aymonino, Saverio Muratori et Gianfranco Ganiggia sont considérés comme les pionniers du courant typo-morphologique. Aldo Rossi notamment aura particulièrement investi la théorisation de cette méthode en publiant son ouvrage L’Architettura della città en 1966140. Initialement, l’analyse typo-morphologique, tel que le suggère le terme, implique l’étude des formes, de la morphologie urbaine et en propose une classification par typologies architecturales.

Cependant, notre approche diffère de cette dernière dans la mesure où si des dispositifs architecturaux feront partie de l’étude, il s’agira de s’ouvrir plus largement à toutes les interventions physique observables sur le corps urbain et d’en redéfinir des groupements typologiques, selon des critères de récurrence et de répétition, qui répondront à notre angle d’approche soit la relation entre corps urbain et corps humain.

Une première distinction au sein de ces dispositifs nous a amené à créer trois typologies. Nous préférerons qualifier ces typologies de «moments» de masse,

approfondissement-theorique-lanalyse-typo-morphologique/>.

74 75
137
139 Ibidem.
140 FUSCO Giovanni, Université de Nice Sophia Antipolis, Université Ouverte des Humanités, «Approfondissement théorique l’analyse typo-morphologique», L’analyse des espaces publics – Les places, [consulté le 04-04-2021], Disponible en ligne < https://unt.univ-cotedazur.fr/uoh/espaces-publics-places/

de volume ou de greffe pour souligner le rapport spatial mais également temporel entre le marcheur et la situation observée. Il s’agit ainsi de qualifier des moments de ville éphémères, vécus le temps du passage. Nous pourrons observer dans cette distinction une gradation des dispositifs aux interventions les plus lourdes ou conséquentes aux plus légères ou réversibles mais ils se distinguent surtout selon leur méthode d’intégration dans l’espace urbain. Il est essentiel de rappeler cependant que les échelles de chaque ville doivent être prise en considération vis-à-vis de la classification de leurs dispositifs de marche. Ainsi, à l’échelle de Shanghai, une infrastructure jugée légère dans ce contexte pourrait paraître plus conséquente transposée dans la ville de Strasbourg. En effet, chaque ville, chaque tissu urbain possède son histoire, sa culture et son échelle et donc propose une expérience de ville spécifique. Notre intérêt ne réside donc pas dans la réalisation d’une comparaison qualitative entre les dispositifs d’une ville à l’autre ni dans la détermination de la ville la plus agréable pour le marcheur mais davantage dans l’observation de la manière dont chaque ville procède à cette négociation entre plein et vide et fabrique ainsi le terrain d’expression ou espace parcourable dont le marcheur peut jouir. Les typologies créées ont donc pour visée d’être applicables à chaque ville et ainsi de révéler la spécificité de leur rapport au marcheur.

76 77

MOMENTS DE MASSE

La première typologie créée regroupe les dispositifs intervenant dans la «masse». Par le terme masse nous désignons le sol et la masse bâtie comme une même matière. Nous nous proposons ici d’imaginer la ville comme une terre argileuse, une matière malléable dont la manipulation a généré différentes formes. L’accumulation d’interventions artificielles, soit générées par l’homme, et de formes générées par les éléments naturels comme le passage de cours d’eau produisent un premier modelage dans la matière de la ville. Celui-ci s’exprime en reliefs qui se composent de creux et de bosses, de vides et de pleins aux échelles et dimensions variées. On peut ainsi également observer une formation de la matière urbaine en strates créant des dénivelés, des surface enterrées et des surfaces extrudées.

Autrement-dit, cette typologie désigne chaque déformation du sol répondant à une logique «pousser/tirer» comme on pourrait la pratiquer sur un logiciel de modélisation 3D. Il s’agit d’observer les manipulation dans la masse qui relèvent d’un principe d’extrusion, «emprunté du latin extrudere»141, qui permet de «pousser dehors»142 pour former un volume, une bosse, ou à l’inverse de pousser dans la matière pour former un creux. Plus concrètement, nous observerons différents cas de figure comme les traitements du sol qui s’expriment en texture et en relief, l’espacement des volumes extrudés qui forment des espaces «entre» ou espaces «vides» parcourables, de la ruelle à la place, ou encore le cas des prolongements de la matière urbaine comme un étirement du corps urbain à l’image des ponts, ou des quais. Parfois des percements importants directement dans la forme urbaine peuvent également générer des passages comme dans le cas des tunnels. Ces derniers exemples s’inscrivent dans la continuité de la masse urbaine.

Ainsi, il s’agira véritablement de regrouper tous les dispositifs proposant des interventions directes sur la matière de la ville.

78
141 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), Portail lexical : Lexicographie Extruder [Page consultée le 11-04-2021] Diponible en ligne <https://www.cnrtl.fr/definition/academie9/ extruder>. 142 Ibidem.

MOMENTS DE VOLUME

Une deuxième typologie, davantage dans le détail, propose de regrouper les dispositifs intervenant dans le «volume». Par le terme volume est désigné le volume bâti, ou plus spécifiquement les éléments architecturaux. Notre attention se portera sur toute intégration de dispositifs ou de volumétries particulières dans l’architecture d’un bâtiment qui transforme le rapport du marcheur à l’espace urbain. Plus concrètement, les volumes peuvent se voir percés d’un ou plusieurs passages situés à un angle, sur un côté ou au travers du volume jusqu’à la formation de galeries parcourables, qui forment de nouvelles opportunités de cheminement plus ou moins libres.

Le volume peut également s’avancer au dessus du sol, ou se reculer au niveau de celui-ci selon le point de vue, créant ainsi des espaces plus ou moins couverts. Nous observerons ainsi chaque particularité formelle s’ouvrant à un dialogue avec le vide urbain, toute intervention exprimant une négociation spatiale avec les volumes de la ville.

80

MOMENTS DE GREFFE

Enfin, une dernière typologie intitulée «Greffe» désigne les dispositifs qu’on pourra souvent qualifier de légers. Les éléments de cette typologie se distinguent particulièrement des deux typologies précédentes puisqu’ils ne sont pas une déformation de la matière de la ville ni une véritable continuité de celle-ci. Ils se distinguent du corps urbain et procèdent à une opération de greffe, d’ajout à la masse ou aux volumes urbains. Ainsi, ils dépendent des deux typologies précédentes qui lui servent de support, bien qu’ils soient capable de fournir un nouveau support de cheminement dans certains cas.

Les interventions greffées présentent une grande liberté de formes, d’usages, et de temporalités puisqu’elles peuvent s’appliquer dans de nombreuses situations pour des durées permanentes comme des durées temporaires. Pour cette raison, cette typologie est particulièrement hétéroclite. Plus concrètement, nous nous proposerons d’observer différents cas de figure comme la passerelle, les interventions de surface au sol ou encore les éléments de mobiliers urbains par exemple.

82
w

LA MÉTHODE

Les moments de villes identifiés s’affirment ainsi comme une multitude de dispositifs et de situations urbaines qui semblent conditionner, encadrer et ainsi fabriquer nos cheminements. Par l’étude de ces derniers nous visons à mettre en évidence leur conséquences sur l’expérience de la marche et leurs effets sur le comportement, les pensées et le regard du marcheur. Par ailleurs il s’agit de vérifier nos hypothèses quant à leur implication à différents degrés dans un certain «désordre» urbain qui s’avère propice à l’errance. Celle-ci figurant comme la garantie d’une certaine liberté du corps dans l’espace urbain. Pour se faire, nous appliqueront une méthode d’analyse identique aux différentes typologies définies au préalable. Ces observations pourront ainsi être appliqués à la fois à Strasbourg et à Shanghai. Il est attendu de ces analyses qu’elles mettent en exergue la variété des dispositifs que nous pouvons rencontrer dans notre quotidien et leurs qualités plus ou moins favorable à l’expérience de la marche et plus particulièrement à l’expérience d’une forme de flânerie ou d’errance. Le modèle type ci-dessous présente la démarche d’analyse que nous adopterons pour chaque dispositif.

NOM DU DISPOSITIF Emplacement

Photographie du dispositif

Situation horizontale Situation verticale Nature du sol Orientation Situation en plan Gabarit (typologie masse seulement)

Observations supplémentaires

Modèle type de l’analyse typo-morphologique des dispositifs de marche

L’analyse des dispositifs passera par l’observation de différentes caractéristiques et leurs effets sur le marcheur. Ainsi, après avoir nommé et localisé, dans la mesure du possible, le dispositif photographié, différentes caractéristiques seront observées afin d’en créer une fiche d’identité. De cette manière, nous verrons que le corps marchant peut faire l’expérience de différentes configurations urbaines sur son parcours et nous proposerons l’identification de sous-typologies.

Les dispositifs urbains observés génèrent des ressentis qui peuvent varier selon leur géométrie, leur position dans l’espace urbain, horizontalement et verticalement, la position qu’ils offrent au marcheur ou encore la nature de leur sol. Une précision du dispositif en plan143 sera renseignée lorsque celle-ci s’avérera pertinente et une représentation du gabarit144 accompagnera les analyses de dispositifs massifs qui s’expriment plus particulièrement par leur intervention sur la topographie. Dans un souci de simplification, chaque caractéristique présentée sur la colonne de gauche dans le modèle-type se verra attribuée une représentation iconographique comme nous allons le voir par la suite.

Des observations supplémentaires pourront compléter l’analyse du dispositif en renseignant diverses informations. Nous pourrons ainsi selon la pertinence du type d’information renseigner sur la complexité du paysage urbain dans lequel il s’intègre ou qu’il génère. Autrement-dit, il s’agira de prendre en considération la quantité d’informations assimilées par le marcheur à l’emplacement du dispositif et de rendre compte de la multiplicité de choix offerte au marcheur à un endroit donné. Cela peut également renseigner sur la diversité et la richesse des éléments de façade, des particularités au sol, des infrastructures et autres dispositifs appréhendés à un même moment du cheminement.

Ces observations pourront également porter sur le rapport entre les situations urbaines au point de départ d’un dispositif et au point d’arrivée s’il en existe un. En effet, nous pourrons observer que ces derniers impliquent souvent différents ressentis chez le marcheur allant par exemple de la monotonie, l’indifférence voire l’ennui à un soulagement, une satisfaction ou un confort face à une situation figée, qui ne change pas ou provoquant la surprise, la peur ou l’amusement face à une situation nouvelle. Il importera également dans certains cas de figure d’aborder la question des temporalités. Un dispositif pouvant être permanent ou temporaire, à l’occasion d’un évènement, d’une célébration, d’une opération publicitaire ou artistique ou encore dans le cadre de dispositifs mis en place lors de travaux. Ces particularités forment des interruptions, des distractions et donc des transformations de l’expérience du cheminement quotidien. Lié à la notion de temporalité, il sera également intéressant d’évoquer l’accessibilité du dispositif en renseignant ainsi sur l’état ouvert ou fermé de certains espaces. Un dispositif pouvant interdire plus ou moins directement certains usages et usagers, réglementer l’accessibilité selon des horaires, des jours ou imposer un sens de circulation par exemple.

Ainsi, pour une compréhension optimale des paramètres étudiés, il conviendra d’en présenter en détail ce qu’ils renseignent et leur pertinence vis-à-vis de notre angle d’étude.

84 85
pour
création
sera rendue
grâce
libre
points
de
permet
tracer
de mesuer des
Le manque
données
concernant
143 Les représentations en plan seront réalisées à partir du site en libres accès <https://data.strasbourg.eu/explore/dataset/carte_plu_detaille/custom/> pour la ville de Strasbourg et des sites en libre accès < https://map.baidu.com/> et < https://www.openstreetmap.org/>
la ville de Shanghai. Le Nord est toujours placé en haut. 144 La
de gabarits
possible
à l’utilisation du site en
accès <https://3d.strasbourg.eu/POTREE/> qui met à disposition un nuage de
3D
la ville de Strasbourg qui
de
notamment
profils.
de
et d’outils
la ville de Shanghai ne nous permettra pas de réaliser ce travail de gabarit.

LA SITUATION HORIZONTALE

Une première sous-typologie nous a amené à distinguer les dispositifs de masse, de volume et de greffe selon différentes «situations horizontales». En effet, nous observerons que le marcheur peut ressentir un espace de manière différente selon sa géométrie et le rapport de proximité que les masses ou volumes bâties disposées par l’espace urbain entretiennent avec son corps. Les déplacements piétons sont contraints par la présence des volumes bâtis. Il est possible de distinguer différentes configurations spatiales sur le plan horizontal. Ce paramètre sera représenté par une simplification de la situation en élévation. Nous observerons la position du marcheur sur un axe «x» ou axe des abscisses tel qu’on pourrait le lire dans un repère orthonormé. Ainsi, sur cet axe le marcheur peut rencontrer des situations où il se déplace «entre» des masses, «contre», «dans» ou de façon plus «libre» en l’absence de contraintes physiques.

s’y déplacer comme des réglementations interdisant la traversée des chaussées en dehors des passages piétons prévus à cet effet ou des règles morales et habitudes de déplacement ancrées socialement dans l’espace urbain. Celles-ci ne relèvent d’aucune véritable interdiction mais ont une influence sur le comportement et les mouvements du marcheur.

Si cette configuration peut sembler être la plus favorable au marcheur parce qu’elle permet une grande liberté des mouvements du corps elle est avant tout une mise à distance qui peut s’avérer désorientante par le manque de repères physiques et d’accroches qui place le marcheur dans une situation de vulnérabilité. Nous verrons ainsi qu’un vide aux dimensions importantes implique une faible sensation d’immersion dans la ville pour le marcheur.

«ENTRE»

La première configuration spatiale désigne les dispositifs ou moments de ville consacrant au marcheur un vide qui présente des dimensions importantes. Du fait de l’étendue de ce vide, il n’existe pas de réelle relation de proximité avec une ou plusieurs masses bâties verticales. Le marcheur éprouve davantage la sensation de la présence du vide que celle des masses. Ainsi, son comportement ne se voit pas influencé par une limite bâtie proche et son champ de vision n’est pas non plus contraint par un obstacle physique proche.

Dans cette situation, on peut qualifier la marche comme étant «libre» de contraintes physiques et ainsi libre de ses mouvements. Cependant, si l’espace est physiquement parcourable, d’autres paramètres peuvent empêcher le marcheur de

La seconde configuration spatiale observable dans l’espace urbain place le marcheur «entre». Comme le soutient Georges Perec dans Espèces d’Espaces, «L’alignement parallèle de deux séries d’immeubles détermine ce que l’on appelle une rue : la rue est un espace bordé, généralement sur ses deux plus longs côtés»145

Or, si la rue est en effet la forme urbaine la plus répandue capable de créer un cheminement «entre», il s’agira pour nous de considérer les autres formes urbaines recréant les mêmes conditions. Ainsi, cette sous-typologie désigne les situations où le marcheur parcourt un espace en creux dans la masse de la ville. Celui-ci est créé par l’espacement des volumes ou par leur percement. Le marcheur éprouve alors la sensation de présence de masses bâties autour de lui sur plus d’un côté de son corps. Il sent la matière de la ville se presser contre lui. Cette sensation est plus ou moins forte selon le gabarit de la situation. Un espace étroit entre des volumes hauts correspond à une situation où la sensation de présence est la plus forte pour le marcheur tandis qu’à l’inverse, un espace large entre des volumes bas induit une sensation de présence faible voire nulle. Les limites du bâti suggèrent une direction selon leur géométrie, elles créent un chemin directif. Le champ de vision est contraint et réduit aux échappées visuelles entre les volumes créant des perspectives précises.

86 87
«LIBRE» 145 Georges Perec, Espèces d’Espaces (1974), Paris, Galilée, 2000 p.65.

La configuration spatiale implique une proximité entre le marcheur et un volume bâti qui accompagne le corps du marcheur sur un côté seulement. Il donne une limite à l’espace et suggère une direction selon sa géométrie. Une seule masse verticale peut donc suffire à créer un chemin directif. Le marcheur longe le volume et le laisse guider ses pas. La profondeur du champ de vision est réduite sur un côté.

«Lorsque de grands espaces doivent être traversés, il est généralement plus confortable de se déplacer le long du bord plutôt que de devoir traverser une large surface ou de marcher au milieu de l’espace. Se déplacer au bord d’un espace permet de faire l’expérience simultanée du grand espace et des petits détails de la façade de la rue ou de la limite spatiale le long de laquelle on marche. [...] Se déplacer sur le bord d’un espace permet de vivre deux expériences différentes au lieu d’une seule, et dans l’obscurité ou par mauvais temps, le fait de pouvoir se déplacer le long d’une façade protectrice constitue, en règle générale, un avantage supplémentaire.»146 Gehl, 2011

«DANS»

La configuration spatiale met à disposition du marcheur un percement horizontal, ou un creux dans un volume. On peut distinguer un espace «intérieur» que le marcheur peut parcourir. Il suggère par sa géométrie un espace plus calme et sécurisé, une bulle, un espace en retrait. Le marcheur sent la matière de la ville d’un côté de son corps mais également au-dessus de lui. Le côté restant est entièrement ou partiellement ouvert dans le cas d’arcades, colonnades, poteaux, etc... Le champ de vision sur l’«extérieur» est ainsi réduit. La surface au-dessus du marcheur rompt le rapport direct avec le ciel. Le regard et l’attention de celui-ci sont donc davantage dirigés. «Ici, les gens se promènent dans des espaces agréables et intimes où ils sont protégés du vent et des intempéries et peuvent profiter d’une belle vue sur le grand espace entre les colonnes.»147

LA SITUATION VERTICALE

Une deuxième sous-typologie nous a amené à distinguer les dispositifs de masse, de volume et de greffe selon différentes «situations verticales». Pour illustrer nos propos, nous nous appuyons sur le concept de ville tridiastatique148 de Henri Reymond. Autrement dit, nous nous intéresserons au développement de la ville en trois dimensions pour les différentes expériences de cheminements qu’elle génère.

La ville tridiastatique selon H. Reymond, 1998, Jean-Philippe Antoni149

Comme l’illustre le schéma ci-dessus, l’espace urbain et les dispositifs qu’il met en œuvre ne se situent pas tous à un même niveau. On peut d’ores et déjà observer nos milieux urbains tendre à une composition en strates, notamment dans les villes contemporaines. Ce développement résulte en une multitude de liaisons et donc de cheminement sur la strate souterraine, la strate surfacique ou encore la strate spatiale pour reprendre les termes de Reymond. Le relief naturel ou artificiel de la ville peut ainsi offrir différentes positions au marcheur dans sa verticalité. Celles-ci proposent différentes perceptions de l’espace urbain et ancrent plus ou moins les pas du marcheur dans le corps urbain. Il s’agira ainsi d’observer les relations de proximité et d’immersion que le marcheur entretient avec les sols urbain ainsi que les situations de superposition des espaces et des flux que la ville donne à voir et à parcourir.

Ce paramètre sera représenté par une simplification de la situation en élévation. Nous observerons la position du marcheur sur un axe «z» ou axe des ordonnées tel qu’on pourrait le lire dans un repère orthonormé. Ainsi, sur cet axe le

148 REYMOND Henri, 1998, cité par ANTONI Jean-Philippe, «Fractalité volumique et urbanisation transsurfacique. Une nouvelle métrique urbaine», Le défi fractal Economica, Coll, 2017, p.191-211.

149 «Pour dépasser l’idée de ville tridimensionnelle en insistant sur son développement réfléchi en trois dimensions, H. Reymond (1998) a proposé le concept d’Urbanisation transsurfacique à synergie multistrate (UTSM), résumé par la formule « Ville tridiastatique » Ibidem.

88 89 «CONTRE»
GEHL Jan, Life between buildings, Using Public Space
2011, p.142, [traduction personnelle]. 147 Ibidem.
146
Island Press,

marcheur peut rencontrer des situations où il se déplace au «niveau du sol», «en dessous» d’un sol ou d’un volume et son inverse, «au dessus» d’un sol ou d’un cours d’eau, ou encore il peut se trouver dans une situation «en contrebas» qui implique souvent une possibilité «en amont» associée.

Le marcheur se déplace au niveau du sol. Il ne perçoit pas de sol plus élevé ou inférieur à celui qu’il parcourt dans son environnement proche. Le parcours au «niveau du sol» est considéré comme le plus direct, à même la surface de la ville ou strate surfacique. Ce niveau, correspond à une majorité des cheminements dans l’espace urbain et rassure inconsciemment le marcheur qui ne questionne pas ce sol avec lequel il est familier et habitué. Il le considère comme une base acquise, solide et stable qui représente le sol du cheminement quotidien. Ainsi, il incarne une certaine «normalité» à laquelle le marcheur associe sécurité et confort. Par conséquent, il surprend rarement le marcheur voire laisse place à une certaine indifférence selon ce qu’il donne à voir et à sentir sous le pas.

Le marcheur se déplace sous un dispositif. Il sent la présence d’une surface au dessus de lui. Les dimensions de cette surface peuvent le recouvrir en totalité ou partiellement et sur une distance de cheminement plus ou moins importante. Le temps du parcours sous ce plafond urbain, le rapport infini vers le ciel est rompu et celui-ci obstrue plus ou moins la lumière naturelle, projetant par la même occasion une ombre proportionnelle au sol. Le plafond créé par le dispositif génère une distinction de l’espace voire de l’ambiance entre l’espace couvert et les espaces non couverts adjacents.

Le ressenti de l’espace diffère selon la hauteur disponible au dessus du

marcheur. Une étude menée en 2007 par Joan Meyers-Levy150 démontre qu’il existe une relation entre la hauteur d’un plafond et la façon dont une personne pense, ressent l’espace et agit. Les résultats soutiennent qu’une hauteur sous plafond peut stimuler les concepts de liberté, dans le cas d’une hauteur importante, ou de confinement, dans le cas d’une hauteur sous plafond basse. Conséquemment, la première situation amène à développer une pensée plus libre et abstraite tandis que la deuxième situation implique une pensée plus spécifique, l’attention et la vision se concentre davantage sur les détails qu’elle donne à voir. Si cette étude s’appliquait à un environnement intérieur, dans un espace fermé, nous pouvons supposer un effet similaire dans une situation urbaine qui dispose d’un plafond plus ou moins haut.

Aussi, selon la hauteur disponible, l’espace créé une relation de proximité et d’intimité plus ou moins importante. Celle-ci peut être perçue comme une qualité sécurisante et réconfortante pour certains marcheurs tout comme elle peut être écrasante et oppressante pour d’autres. Pareillement, un élément particulièrement élevé peut être ressenti comme menaçant pour le marcheur au sol ou être perçu comme une respiration, une générosité. Ces différences de perceptions nous rappelle la multiplicité de la figure du marcheur et la part incontestable de subjectivité qu’elle implique dans l’expérience de la marche.

«AU-DESSUS»

«La plupart des villes ont su aménager un lieu narcissique d’où l’on puisse les contempler, de haut ou à quelque distance»151 Bailly, 2013

Dans les grandes villes asiatiques comme Shanghai, Tokyo ou tout particulièrement Hong Kong le déplacement du marcheur dans la strate spatiale, à une hauteur plus ou moins importante par rapport au niveau du sol est courant. Si cette configuration spatiale est moins commune dans les villes européennes, il reste observable. Cette variation quant à la récurrence d’un type de dispositif d’une ville à l’autre révèle véritablement une implication culturelle dans la forme que prend la marche.

Dans ces situations où le marche se déplace «au-dessus», le point de vue s’élève et révèle de nouvelles perspectives sur le milieu urbain. Il amène le marcheur à un nouveau niveau de compréhension de l’espace au sol. Plus la hauteur est importante, plus il est positionné en en observateur. Il peut alors apprécier 150 MEYERS-LEVY

90 91
Joan, professeur de marketing à l’Université du Minnesota, «The Influence of Ceiling Height: The Effect of Priming on the Type of Processing That People Use», 2007, [consulté le 18-04-2021], Disponible en ligne < https://www.researchgate.net/publication/23547371_The_Influence_of_Ceiling_Height_ The_Effect_of_Priming_on_the_Type_of_Processing_That_People_Use>. 151 BAILLY Jean-Cristophe, La Phrase urbaine Le Seuil, 2013, p.26.

l’organisation de l’espace, le mouvement des flux et les différentes activités qui s’y animent. La prise de hauteur par rapport à un sol offre une sensation de liberté, le marcheur est comme extrait des flux au niveau inférieur. Dans la majeure partie des cas, l’espace supérieur présente des flux moins important et ainsi offre un cheminement plus lent et apaisé.

Pour De Certeau, lorsque le marcheur s’élève dans l’espace urbain, il est «enlevé à l’emprise de la ville. Le corps n’est plus enlacé par les rues qui le tournent et le retournent selon une loi anonyme ; ni possédé, joueur ou joué [...]. Celui qui monte là-haut sort de la masse qui emporte et brasse en elle-même toute identité d’auteurs ou de spectateurs. [...] Son élévation le transfigure en voyeur. Elle le met à distance. Elle mue en un texte qu’on a devant soi, sous les yeux, le monde qui ensorcelait et dont on était «possédé». Elle permet de le lire, d’être un Œil solaire, un regard de dieu. »152. Ainsi, pour De Certeau, «cheminer n’est pas survoler, embrasser du regard, contrôler»153.

Pourtant, nous soutiendrons que la diversité des positions que l’espace urbain accorde au marcheur font partie des paramètres capables de créer un cheminement passionnant et surprenant. Ainsi, nous rejoindrons dans notre étude la vision de Régine Robin qui exprimait lors de ses errances dans la ville de Tokyo : «la saisie d’en haut et celle du cheminement par le bas se complètent admirablement.»154

par rapport au niveau du sol mais il ouvre à des points de vue exclusifs.

Le marcheur se déplace en contrebas, il s’enfouit dans un espace adjacent inférieur. La perception du milieu urbain qu’il parcourt se transforme. Le sol et les volumes bâtis s’élèvent autour de lui tandis qu’il s’enfonce dans la matière de la ville. Un rapport plus charnel se créé entre le corps du marcheur et le corps urbain. Il a conscience de sa situation «en contrebas», à un niveau inférieur et donc conscience du niveau supérieur et des activités qui s’y animent.

Cet espace enfoui offre une certaine mise à distance. Le marcheur s’extrait de l’animation urbaine du «rez-de-chaussée» de la ville comme le propose les dispositifs «au dessus» à la différence que cette nouvelle situation ne lui ouvre pas de nouvelles perspectives. Ici, le champ de vision descend et se voit confronter à de nouveaux obstacles visuels. La perception de l’environnement est réduite.

Le marcheur se déplace sur un dispositif au dessus d’un cours d’eau. Le ressenti diffère selon la présence et visibilité de l’eau, conséquemment plus ou moins évidente à percevoir pour le marcheur. En effet, certains cheminements au dessus de l’eau se rendent partiellement voire totalement opaque à celle-ci et annule le potentiel d’une telle situation. Dans ce cas de figure, le marcheur n’a pas conscience de son rapport à l’eau, il considère la situation au sol comme identique à la précédente, dans sa continuité, entretenant ainsi une certaine indifférence vis-à-vis de la situation pourtant nouvelle et du cours d’eau à proximité. D’autres dispositifs affirment pleinement ce rapport à l’eau et génèrent ainsi une expérience agréable, apaisante. L’eau est une véritable ressource de bien être en ville. Sa musicalité, son mouvement ou l’impression de fraicheur qu’elle procure sont autant d’éléments apportant un certain confort à la promenade et invitant à la contemplation du paysage urbain qu’elle reflète.

Le dispositif au dessus de l’eau ne surélève par nécessairement le marcheur 152 DE CERTEAU Michel, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, coll. «Folio Essais», 1990, p.140. 153 ROBIN Régine, Mégapolis Les derniers pas du flâneur Stock, 2009, p. 229. 154 Ibidem.

À l’opposé de la situation «en contrebas», le marcheur se déplace «en amont», il s’élève dans un espace adjacent supérieur. Ces deux situations sont souvent liées puisqu’un cheminement en contrebas implique généralement un cheminement en amont. Cependant, il se peut que l’espace inférieur ou supérieur à celui parcouru ne soit pas à destination du marcheur. La prise de hauteur donne à voir davantage sur son environnement et offre plus ou moins une position d’observateur au marcheur. Celle-ci reste cependant moindre comparé aux dispositifs «au-dessus».

92 93
«AU DESSUS : DE L’EAU»

LA NATURE DU SOL

«Marcher sur un sol révèle à travers différents sens la nature de ce sol et, simultanément, le marcheur saisit les possibilités de frottement ou de glissement du pied sur ce sol. Il crée / forme une potentialité de démarche particulière.»155

Chelkoff, 2012

En effet, le corps en mouvement du marcheur est en dialogue permanent avec la surface du sol et fournit un flux constant d’informations. On peut rajouter que «certains mouvements sont intentionnellement exploratoires, c’est-à-dire effectués expressément dans le but de recueillir des informations. Par exemple, toucher une surface au sol fournit une quantité d’informations sur la taille, l’inclinaison, la rigidité et la friction qui peuvent être utilisées pour évaluer les possibilités et affiner les appréciations perceptives» [traduction personnelle]156 . Le corps est ainsi capable de percevoir la nature du sol et les dispositifs qu’il met en œuvre. Il peut se voir alors plus ou moins affecté par ces derniers qui ont une influence directe sur l’expérience du cheminement et la disponibilité du marcheur à une profusion des pensées, des réflexions sur soi et sur l’environnement parcouru.

Nous observerons que la nature du sol peut intervenir de diverses manières sur un cheminement. Il peut être de nature indicative lorsqu’il met des informations à disposition et à destination du marcheur. Celui-ci peut alors se voir guidé, orienté voire contraint par le sol. Il peut afficher un intérêt esthétique en disposant des éléments décoratifs ou en proposant une certaine matérialité. Il peut être aménagé, compartimenté et présenter des trottoirs, des ressauts ou des dévers. Parfois, il peut se déformer et disposer sous les pas des reliefs, naturels ou artificiels. Ainsi, une multitude d’opérations sont possible sur le sol de la ville capables de produire des déformations, des fragmentations ou des discontinuités sur le cheminement.

Par ailleurs, nous observerons qu’il est possible de distinguer des dispositifs actifs et des dispositifs passifs. En effet, dans certaines situations, la nature du sol requiert un effort physique, elle sollicite davantage le corps et peut sur la durée fatiguer le marcheur. À l’inverse, certains sols se laissent parcourir de façon passive et ne requièrent pas d’efforts particuliers de la part du marcheur.

«LA PLANITUDE»

Le sol dans sa forme la plus simple et normée s’affirme comme une surface plane. En ville, on observe un mouvement qui tend à lisser les sols, les aplanir et les débarrasser de toute aspérité pouvant perturber les pas du marcheur. Cet aseptisation des sols vise à proposer une marche fonctionnelle, sans accrocs, sécurisée et accessible par tous. Ainsi, nous observerons ici les surfaces particulièrement passives, autrement dit les dispositifs présentant des sols qui sollicitent le moins possible le corps mais également l’attention visuelle du marcheur.

«LE PLAN INCLINE»

Parfois, sous les pas du marcheur, le sol se déforme et s’enfonce dans l’espace urbain. Le corps procède alors à un rééquilibrage. Il adopte une position à l’oblique, se penche en avant dans la montée, en arrière dans la descente. Cette déformation créé ainsi un déplacement en pente qui sollicite activement le marcheur. L’inclinaison du sol peut se déployer dans le sens du cheminement et diriger le marcheur en proposant alors une transition progressive d’un espace à un autre, de deux hauteurs différentes. Cependant, dans d’autres situations moins contrôlées, l’inclinaison peut s’étirer dans une direction différente, autrement-dit dans la largeur du cheminement plutôt que dans sa longueur. Le glissement du sol sous les pas du marcheur peut alors peut alors perturber la position de ses pieds qui se retrouvent en décalage. Un rééquilibrage de la position de ses membres est alors nécessaire pour répondre au mieux à la difficulté rencontrée dans la marche.

Par ailleurs, différentes études démontrent que «l’équilibre postural et dynamique est également plus difficile lors de la descente en comparaison avec la montée»157. La descente exige une attention davantage soutenue à l’équilibre du corps en mouvement. Dans ce sens, le déplacement est susceptible de générer

94 95
155 CHELKOFF Grégoire, «Matières à ambiances : les formants sensibles de l’expérience», 2012, p.130, [consulté le 17-04-2021], Disponible en ligne < https://hal. archives-ouvertes.fr/hal-00993659/document>.
FRANCHAK
M. ,VAN DER ZALM Dina J. , ADOLPH Karen E., «Learning by doing: action performance facilitates affordance perception», Vision research,Volume 50, Numéro 24, 2010, p.2758, [consulté le 08-04-21], Disponible en ligne <https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/ S0042698910004645?via%3Dihub>.
156
John
157 OIKNINE Nathalie, «Comparaisons des exigences d’équilibre dynamique lors de la négociation de l’escalier et d’un plan incliné chez les personnes en santé», Université de Montréal, Sciences de la réadaptation, École de Réadaptation Faculté de Médecine, 2016, p.42.

de légères secousses à la retombée de chaque pas. Toutefois, la montée est plus énergivore : «L’énergie dépensée, pendant la descente, représente environ un tiers de celle de la montée»158

Par ces déformations linéaires du sol, le corps est plus activement sollicité puisqu’il nécessite une adaptation particulière selon l’orientation de la pente et son intensité. Le marcheur doit ainsi faire appel à une énergie motrice plus importante, un effort qui selon le degré de la pente sur une courte ou longue distance peut créer la fatigue. Avec l’épuisement, la marche devient plus intense car le marcheur sent davantage son corps, ses membres et ses mouvements. On peut ainsi soutenir que la prise de conscience du rapport charnel avec le sol croit avec la fatigue suscitée par ce type de sol.

La pente permet une élévation ou un enfouissement du corps dans l’espace urbain. Elle révèle ou réduit le champ de vision et les perspectives disponibles de façon progressive en éloignant ou rapprochant lentement le corps en mouvement vers un nouveau point de vue.

un déplacement plus énergivore.

Généralement, le marcheur est familier à une certaine norme vis-à-vis du dimensionnement des marches et sait donc, par habitude, adapter sa cadence à celles-ci. L’escalier induit ainsi une standardisation de la longueur des pas. Cependant, dans certains cas nous observerons que les marches peuvent s’avérer plus basses, plus étroites, plus hautes, plus larges ou irrégulières et perturber les pas du marcheur. L’attention de celui-ci se porte alors davantage sur son corps en mouvement et les dispositifs impliquent une prise de conscience plus grande du rapport charnel entre corps en mouvement et corps urbain.

L’élévation ou l’enfouissement que propose l’escalier permet une extraction du marcheur et une mise en retrait. L’escalier peut soit fournir l’accès vers un nouvel espace, soit s’affirmer comme un véritable espace à lui seul. Ces dispositifs peuvent ainsi être des moyens de déplacements ou des espaces de pause, d’assises, de gradins.

Certains cas particuliers comme les escalators proposent plusieurs options de déplacement. L’une est un déplacement statique, le corps se déplace au rythme du mécanisme et n’effectue pas de mouvement particulier entre l’entrée et la sortie de l’escalator. L’autre est un déplacement dynamique, le marcheur peut gravir les marches et bénéficier de l’accompagnement de l’escalator lui offrant une capacité de déplacement plus rapide.

«LE QUAI»

Sur son parcours le marcheur peut rencontrer des marches. Dans cette situation, le sol présente une succession de déformations qui génère un déplacement pouvant également être ressenti comme saccadé selon le rythme de la démarche. En effet, si le corps du marcheur accompagne le pas, il assure un déplacement maîtrisé et la retombée peut ainsi être retenue pour garantir un mouvement sans à-coups. À l’inverse, certains marcheurs adopteront une démarche plus énergique provoquant des retombées plus saccadée. Cette différence relève d’une démarche propre à chacun, autrement-dit, d’une certaine subjectivité liée au mouvement. Par ailleurs, l’escalier présente un effet similaire au déplacement sur plan incliné. Il implique un ralentissement du marcheur, qui doit davantage être vigilant à son équilibre. L’escalier amène le marcheur à s’élever ou à s’enfouir dans l’espace urbain et créé un déplacement qui sollicite activement le corps du marcheur. À la différence du plan incliné, l’escalier propose une succession de surfaces planes qui suggèrent donc une stabilité supérieure.

Le nombre de marches et la différence de hauteur qu’elles proposent varient d’un cas à l’autre. Le corps est ainsi proportionnellement sollicité et requiert une énergie motrice supérieure à un déplacement sur un sol plat. Chaque marche, notamment dans le sens de la descente, le corps se voit parcouru d’une légère secousse. Tandis que la montée, tout comme dans le cas du plan incliné, représente

Certains moments dans la ville proposent un cheminement qui longe un cours d’eau. Le sol de ce cheminement surplombe plus ou moins le niveau de l’eau et peut couramment pénétrer sous la surface de l’eau dans sa largeur. Nous qualifions ces moments de quai. Ces derniers peuvent se définir comme une «chaussée aménagée au bord de l’eau»159 ou «une levée de terre le long d’un cours d’eau, d’un canal»160. Cette forme de dispositif entretient un rapport exclusif de proximité avec l’eau et représente une véritable reconquête des abords de rivières et des fleuves dans nos villes. Celle-ci a un impact sur le marcheur, comme exprimé précédemment, pour les bienfaits qu’elle lui apporte. Par ailleurs, cette configuration n’est pas commune à toutes les villes puisqu’elle demande nécessairement le passage d’un cours d’eau. Ainsi, sa rareté lui confère une qualité particulièrement appréciable. «La terrasse, le quai, la berge du fleuve font partie du paysage de la ville, dans lequel ils introduisent des éléments insolites.»161. De plus, le cours d’eau installe une distance entre les activités de la ville et le quai parcouru par le marcheur. L’ambiance de ce 159 PANERAI Philippe, MANGIN David, Projet urbain Parenthèses, 1999, p.178 160 Ibidem. 161 PANERAI Philippe, MANGIN David, «Les tracés urbains communs», Les Annales de la recherche urbaine, N°32, 1986, p.18

96 97
«L’ESCALIER» 158 QUEMARD Angélique, «Montée et descente des escaliers recherche de critères prédictifs pour la réalisation de cette activité chez l’hémiplégique», Institut de Formation en Masso-Kinésithérapie de Rennes, Ministère de la Santé et des Sports, Région Bretagne, 2011, p.10

type de dispositif invite à ralentir son allure, à adopter un rythme de promenade, de contemplation.

«LE TRAITEMENT DU SOL»

Comme nous l’avons introduit précédemment, le sol peut se voir habillé, texturé, fragmenté ou encore compartimenté et ainsi interagir de diverses manières avec le marcheur. La création de sous-espaces peut être générée par la présence de bordures de trottoirs ou de ressauts, impliquant des différences de hauteur plus ou moins légères. D’autres interventions se font en surface comme le tracé de marquages au sol, l’intégration de dispositifs lumineux ou encore la décoration artistique du sol. La matérialité ou granulosité ainsi que la qualité d’un sol ont également une forte influence sur le déplacement du marcheur, le confrontant à une difficulté plus ou moins importante selon les aspérités que ses pas rencontrent. Le sol peut également porter un rôle d’information et d’orientation en indiquant des directions. Il peut cadrer le marcheur en lui renseignant des couloirs de marche, des cheminements délimités par un compartimentage de l’espace. Le marcheur se retrouve alors à réaliser ses pas entre des lignes, il n’est plus contraint par la seule présence de volumes bâti ou de reliefs.

L’aménagement du sol jusqu’aux éléments de mobilier urbains, installations techniques ou interventions publicitaires ou artistiques peuvent également suggérer un sens de déplacement, des points d’attractions ou des obstacles à esquiver sur le parcours.

«LE RELIEF»

Le sol est déformé de façon plus ou moins aléatoire, il présente des reliefs. Le marcheur sent ces variations plus ou moins hasardeuses du sol sous ses pieds. Parfois, c’est son corps entier qu’il sent s’élever ou descendre. Le marcheur peut

percevoir cette qualité du sol comme un désagrément, une contrainte à la marche ou au contraire s’en amuser, y voir un aspect ludique. Dans les deux cas, la déformation du sol intervient comme une perturbation du cheminement et créé une expérience sensible importante avec le corps du marcheur qui prend pleinement conscience du sol sur lequel il se déplace. Le marcheur se focalise ainsi sur ce rapport corps-sol et cette prise de conscience du rapport charnel entretenu avec la ville croit selon la difficulté du déplacement sur ce sol.

98 99

L’ORIENTATION

L’orientation des dispositifs intervenant dans le parcours vont modifier la perception que le marcheur a de l’espace urbain selon l’inflexibilité ou au contraire la souplesse que ces dispositifs injectent au parcours. Les différents paramètres urbains perturbant la marche observés précédemment conduisent parfois le marcheur à effectuer des parcours non linéaires. Il en résulte un cheminement plus ou moins direct favorisant plus ou moins une expérience de dérive et de sérendipité dans la capillarité de la ville. Il s’agira d’observer l’orientation du dispositif par rapport à son contexte proche ou par rapport à l’axe de cheminement majeur le plus proche lorsqu’il n’est pas directement l’objet de l’étude. Ainsi, on observera qu’il est possible de distinguer plusieurs orientations de dispositifs de marche vis-à-vis de l’espace urbain dans lequel il s’intègre.

Cette notion d’orientation est à associer à la notion de hiérarchisation des vides de la ville. Ces derniers peuvent ainsi proposer au marcheur un déplacement sur un axe ou cheminement majeur, on parlera alors d’orientation «majeure», une orientation «sécante» au cheminement majeur, en «parallèle» ou encore «indépendante» de celui-ci. Ces configurations offrent de cette façon diverses expériences de marche plus ou moins favorables à une dérive urbaine.

Tandis que l’orientation «sécante» est une digression qui s’éloigne du sujet, nous considérons ici l’orientation «majeure» comme le sujet. Par conséquent, il est l’espace des foules. Ces dispositifs permettent au marcheur de se fondre davantage dans une masse, dans une mouvance collective.

«SÉCANTE»

«MAJEURE»

Certains dispositifs que nous observerons représentent l’axe de circulation ou l’orientation majeure dans leur situation urbaine. Majeure par leur position haute dans la hiérarchie de la capillarité urbaine. Ils présentent généralement des dimensions plus importantes dans leur largeur et leur longueur notamment. Ils sont les cheminements les plus efficaces, les plus directs et les plus parcourus.

Certains moments de ville par la façon dont ils se présentent au marcheur peuvent suggérer un changement de direction. L’orientation du dispositif peut alors proposer un cheminement nouveau qui implique le détachement de la situation qui le précède. Le changement de direction, le croisement, l’intersection comme abordée précédemment peut s’affirmer dans l’espace urbain comme une invitation à la dérive et à la découverte. Si l’on poursuit l’analogie couramment faite entre langage et marche, cette sous-typologie propose ici une digression urbaine, un développement du parcours qui s’écarte du sujet, autrement dit, de l’axe ou du contexte majeur de circulation. Il est souvent un cheminement secondaire et présente généralement des dimensions moins importante dans sa largeur et sa longueur notamment. Cependant, il peut également accompagner le marcheur d’une circulation majeure à une autre.

Cette intervention peut ainsi proposer dans une majorité des cas l’extraction d’une ambiance vers une autre, d’un mouvement dans la foule à une mouvance solitaire ou son inverse par exemple.

100 101

Certains dispositifs ou moments de villes s’installent en parallèle à un contexte majeur. Celui-ci propose ainsi un entre-deux entre une orientation «sécante» et une orientation «majeure». En effet, la disposition en parallèle offre une alternative au cheminement mais se situe sur le même axe et suit la même direction que le cheminement majeur adjacent. Ainsi, cette situation s’exprime davantage comme un sous-espace capable d’accompagner le marcheur sur une distance plus ou moins longue et de lui proposer une expérience différente par un effet de mise en retrait. Le marcheur parcourt l’espace à distance et se place généralement ainsi davantage en observateur.

«INDÉPENDANTE»

Certains dispositifs s’installent librement vis à vis du contexte majeur. Ils ne dépendent pas de ce dernier et n’indiquent pas véritablement une direction, ou un nouveau cheminement au marcheur. Le dispositif dit indépendant invite à la manière du dispositif sécant à une forme de digression du parcours, il détourne le marcheur d’un cheminement, d’un espace et de son ambiance, en disposant une distraction qui se définit davantage par son caractère ponctuel plutôt par sa linéarité. Le dispositif encourage à une certaine forme de dérive et propose une expérience isolée, une extraction du marcheur. Ainsi, on pourrait davantage l’assimiler à une virgule dans l’espace urbain plutôt qu’une véritable digression qui implique un certain développement.

À présent, à partir de ces développements autour de chaque paramètres intervenant dans l’expérience sensible du marcheur, nous nous proposons de parcourir ces moments de villes ou dispositifs de masse, de volume puis de greffe au travers de l’inventaire réalisé dans les villes de Shanghai et Strasbourg par la collecte de photographies. Chaque fiche d’identité vise à révéler la variété des formes et des effets générés par les dispositifs que le marcheur rencontre dans ses cheminements urbains.

102 103 «PARALLÈLE»

RUELLE Sainte-Marguerite

RUE Maire Kuss

ESCALIER

Quai de la Bruche

MOMENTS DE MASSE, Strasbourg

Le gabarit de la ruelle et la différence entre les situations urbaines à son point de départ, rue des Grandes Arcades, très passante, et la place du Marché Neuf, très calme et cachée, provoque une rupture d’ambiance importante. La discrétion de son accès le rend atypique, comme une intrusion opportuniste entre deux murs.

Photographie : Yoann Hild

La rue a bénéficié d’un réaménagement complet en 2013.

Son organisation en couloirs répond à un besoin de vitesse et d’efficacité.

Les conflits d’usage y sont importants car l’axe est très fréquenté. Les marcheurs sont souvent chargés et pressés et les voitures continuent d’y circuler occasionnellement. La route-piste-cyclable est une véritable fragmentation de l’espace et divise la rue en trois couloirs de circulation.

Photographie : Yoann Hild

Soudain, le marcheur observe la planitude de la placette se déformer en marches et s’enfoncer dans l’eau de l’Ill. Elles offrent alors la possibilité d’un dialogue et d’une proximité rare entre l’eau de la ville et le marcheur. Les marches ne font pas toute la largeur du quai, elles sont une intervention ponctuelle dont la matérialité au sol les distingue de la placette à l’arrière.

Photographie : Yoann Hild

104

RUE des Cordonniers

ESPACEMENT Rue des Etudiants

RUE du Vingt-Deux Novembre

QUAI de la Petite France

PLACE d’Austerlitz

RUE de l’Outre

La rue présente une organisation tripartite trottoir-route-trottoir. À la moitié de la rue, le resserrement de l’espace entre les volumes bâtis réduit fortement l’espace du trottoir qui devient insuffisant pour accueillir le marcheur. Celui-ci, motivé par cette contrainte, s’approprie la chaussée La rue devient piétonne malgré elle. L’étroitesse de la rue est renforcée par la continuité du bâti qui ne montre aucun percement sur 85m.

Photographie

L’espacement entre le bâti permet le passage. Un passage au gabarit surprenant de par son étroitesse Il est ici fermé au marcheur par un simple portillon. Ce portillon peut être perçu comme une frustration pour le marcheur curieux qui voit ce passage comme une possibilité, une liberté qui lui est enlevée

Photographie : Yoann Hild

L’aménagement de cette rue date de 2019. La rue du 22 novembre est riche en commerces divers et variés et voit des terrasses de bars s’approprier l’espace public. L’organisation forme des couloirs de circulation pour piétons et pour vélos. Par la forme de l’aménagement, la vitesse et la circulation efficace semble toujours dominer dans cette rue.

Un quai en contrebas offre une alternative au cheminement qui mène au square Louise-Weiss. Il met à distance les activités de l’espace supérieur et créé une promenade plus calme et isolée. Par moment, des marches permettent de descendre davantage vers l’eau. La situation théâtralise le paysage urbain que le quai donne à voir en face et qui se reflète dans le cours d’eau.

Les reliefs artificiels créés sur la place sont strictement délimités par un changement de matérialité Ils proposent une expérience assez inhabituelle et ludique sur le parcours du marcheur qui peut alors les traverser ou les esquiver. Ce dispositif attire plus particulièrement les jeunes marcheurs pour qui le sol de la ville devient alors véritablement un terrain de jeu dont chaque aspérité intrigue ou amuse

Photographie : Yoann Hild

La ruelle se dilate et se contracte autour du marcheur. Lorsque les volumes bâtis se rapprochent ou s’éloignent du corps en mouvement, la perception de l’espace et de son ambiance se transforme, le rapport à l’urbanité devient plus ou moins charnel

Photographie : Yoann Hild

TUNNEL

Quai Saint-Thomas

ESCALIER Place Hans-Arp

ESPACEMENT Impasse du Bain-aux-plantes

RAMPE

Rue de la Pierre Large

QUAI Groupe scolaire St Thomas

ESCALIER Quai Koch

Le passage dans le tunnel créé une expérience particulière qu’on pourrait presque rapprocher de la privation sensorielle. De façon soudaine, la vision du marcheur est fortement réduite, le son atténué, les odeurs se transforment, la lumière se fait faible. C’est un passage silencieux dont la résonance et l’ambiance n’invite pas à l’arrêt

Photographie : Yoann Hild

La configuration spatiale joue avec le niveau du sol, jusqu’à 3m de différence, qui distingue de nombreux espaces sans pour autant les séparer. On observe des skaters sur la surface large et lisse de la place tandis que des promeneurs font une halte pour discuter plus en contrebas. La multiplicité des lieux permet d’anticiper une multiplicité des usages

Photographie : Yoann Hild

L’espacement entre les masses bâties que l’on pourrait presque qualifier d’informel créé des espaces opportunistes. L’espace est intime, il créé un «intérieur» dans la ville. Le sol est pavé, il donne à sentir une texture irrégulière sous le pied.

Photographie : Yoann Hild

Une pente de 30 mètres donne accès au quai. Le déplacement sur cette pente est lent puisqu’il demande un effort physique, à la montée comme à la descente, et installe l’allure de la promenade. La pente propose le passage progressif d’un espace à un autre. Longer la route parallèle fait prendre davantage conscience du corps qui s’enfonce dans un espace inférieur et de la superposition des flux.

Photographie

Le quai longe un volume bâti opaque et fermé. La vue se dirige dans le sens du cheminement ou dans la direction opposée. La symbolique du quai et la présence de l’eau invitent à une allure lente. Ce cheminement alternatif extrait le marcheur de la ville. Il n’y rencontre pas de marcheurs pressés.

Photographie : Yoann Hild

La descente au quai est encadrée par des barrières grillagées. Les pas du marcheur sont orientés et délimités dans l’espace pourtant autant parcourable au delà des barrières. Une interdiction d’accès en cas d’intempéries et de crues est signalée.

ESPACEMENT Rue des Meuniers

PONT Barrage Vauban

RUES

du Saumon / des Chandelles

ESPACEMENT

Rue des Moulins

L’espace parcouru est irrégulier. Il se contracte ou se dilate et ainsi créer un rapport plus ou moins intime avec le marcheur qui vient véritablement se faufiler entre les pleins de la ville

Photographie : Yoann Hild

Le barrage Vauban est sur deux niveaux et propose des cheminements très différents. L’un est la traversée au niveau du sol qui isole le marcheur des environnements qui précèdent et succèdent au passage. La configuration spatiale en tunnel a un effet de privation sensorielle Tandis que le cheminement supérieur sur la terrasse aménagée sur le barrage (1965-66) ouvre de larges perspectives en surélevant le marcheur au dessus des volumes bâtis. Ce dispositif est un exemple d’occupation opportuniste d’une infrastructure viaire.

Photographie : Yoann Hild

Le croisement de ces rues met en perspectives de nombreuses opportunités de cheminement. Le paysage urbain depuis cet endroit est complexe et présente une quantité d’information importantes mêlant différentes matérialités au sol, des arcades ou encore une porosité importante du bati dans laquelle le marcheur peut se laisser divaguer aisément.

Photographie : Yoann Hild

L’espacement entre deux masses bâties créé un passage vers un espace en contrebas de la rue. Il offre une situation isolée de la rue et une proximité à l’eau intéressante. Le contexte créé une sorte de «coin» où le marcheur pourrait faire une halte, s’installer, observer un nouveau point de vue. Cet espace est fermé par un simple portillon côté rue qui en interdit l’accès au marcheur.

Photographie

Une pente sur 30 mètres donne accès au quai. Le déplacement sur cette pente est lent puisqu’il demande un effort physique, à la montée comme à la descente. La pente est une transition entre la vitesse du pont et la lenteur du quai, elle installe l’allure de la promenade. La pente propose le passage progressif d’un espace à un autre, le regard sur le paysage opère un véritable travelling entre la perspective haute, depuis le pont, et la perspective basse, depuis le quai. La deuxième face de la pente est texturée par la pierre. Certaines personnes s’y installent, couchés dans la contre-pente.

Photographie : Yoann Hild

Le pont offre au marcheur l’opportunité de franchir l’Ill. Ses déplacements sont dirigés et contraints par les autres types d’usagers présents. L’espace central s’il est physiquement parcourable n’est pas à destination du marcheur. Moins du tiers de la largeur du pont lui est destiné. Il chemine en longeant le vide au dessus de l’eau.

PONT de Paris RAMPE Pont Saint Thomas

ESPACEMENT

Place du Marché Gayot

RUELLE de l’Esprit

QUAI de Paris

PASSERELLE des Moulins

RUE du Marais Vert

RAMPE + ESCALIER

Quai Jeanne Helbling

La place est strictement délimitée par un cadre bâti. Cependant, celuici est très poreux et propose jusqu’à 8 percements permettant le passage entre la place et les rues environnantes, des allées et venues libres entre un intérieur et un extérieur dans la ville. Cette distinction dans l’espace urbain est renforcée par la différence des matérialtiés au sol.

Photographie : Yoann Hild

Le resserrement des volumes bâtis et la rupture dans le traitement du sol distingue les espaces avant et entre. Ici, la voiture s’arrête tandis que le marcheur peut poursuivre son chemin, l’espacement entre le bâti fonctionne comme un véritable filtre urbain.

Photographie : Yoann Hild

La descente vers le quai propose au marcheur une extraction du tumulte incessant au niveau du pont et une alternative au cheminement en parallèle qui longe le quai. L’ambiance se transforme induisant une nouvelle allure, un nouveau comportement, plus lent, de contemplation, de promenade. Le rapport à l’eau renforce cette autre approche de la marche. Le quai présente des bancs. Un chemin se trace au sol mais ne contraint pas le pas.

Photographie : Yoann Hild

situation

La configuration spatiale de cette passerelle est complexe car elle implique de nombreux éléments bâtis aux gabarits et esthétiques différentes, des tournants, des angles, des ouvertures ou encore des espaces couverts. La situation vis-à-vis du cours d’eau n’est pas évidente lors du passage. Le marcheur peut rencontrer une certaine confusion.

Photographie : Yoann Hild

Le marcheur longe un volume bâti imposant et opaque avec lequel il n’échange aucune interaction. La marche est ici découragée par le peu de considération donnée au marcheur dans la distribution du sol où il passe après l’automobile et la végétation.

Photographie : Yoann Hild

Le sol est fragmenté sur différents niveaux. Le cheminement peut passer par la pente progressive ou par un déplacement plus brusque et saccadé par les marches d’escalier qui mènent directement à un sol en contrebas de la pente.

Photographie : Yoann Hild

PLACE

Saint Louis

ESCALIER Route de Vienne

PLACE

Presqu’île André Malraux

ESCALIER

Presqu’île André Malraux

RUE Saint-Marc

QUAI

Rue Vieux-Marché-aux-Vins

Cette place est déformée et irrégulière. Le pavé renforce cette sensation d’une surface imparfaite dont le marcheur sent les reliefs et la texture. Comme pour souligner l’imperfection du sol, l’aménagement urbain semble s’installer ici de façon aléatoire, on ne lit pas d’organisation rigoureuse et structurée. L’espace s’exprime de façon assez informelle. Photographie : Yoann Hild

Les marches viennent extraire le marcheur du niveau du sol où le traffic routier est important, à l’intersection d’un pont et d’une route. Il propose un cheminement alternatif au trottoir en parallèle. Les marches ne sont pas accompagnées d’un muret ou d’un garde corps, elle se glissent discrètement dans la pente. Le quai n’est pas plus aménagé. Il n’est pas pensé pour le marcheur mais permet au marcheur désireux d’en parcourir l’espace, de jouir d’une liberté supplémentaire

Photographie : Yoann Hild

Le sol se soulève sur une quarantaine de mètres à l’avant du batiment sur toute sa largeur soit environ vingt mètres. Coureurs, marcheurs, cyclistes et skateurs gravissent la pente puis en apprécient la descente. Sur les côtés de la pente des marquages au sol interdisent l’accès au piéton ou personne à mobilité réduite ainsi qu’au cycliste indiquant des risques de chute. Le dispositif invite à être parcouru tout en l’interdisant, ludique malgré lui.

Les marches ont des dimensions d’assises, elles invitent le marcheur à se détourner de son cheminement pour faire une pause. Elles valorisent un point de vue, suggèrent une direction au regard. Elles sont un outil de théatralisation au service du paysage urbain. Des marches de dimensions standard invitent à descendre sur les extrémités pour ensuite s’installer dans ces gradins urbains

Photographie

Le trottoir est anecdotique, le marcheur s’approprie la chaussée

Le pavé au sol constitue une texture particulière pour la marche, plus charnelle que le sol goudronné qui précède la rue. Le passage créé par l’espacement des volumes bâtis n’est pas rectiligne, l’espace se dévoile au fur et à mesure que le marcheur s’avance. Soudain, il découvrira une ruelle sur sa droite.

Soudain, deux morceaux de sol se soulèvent pour former des quais. Un véritable vis-à-vis s’installe dans la rue. Des personnes se font face autour d’un espace vide parcourable. Une personne se trompe de quai et traverse les voies pour rejoindre le quai opposé, la jambe doit monter davantage pour atteindre la hauteur du quai calculée pour faciliter l’accès au tramway.

RAMPE

Presqu’île André Malraux

RAMPE Place des Halles

TUNNEL Wodli-Sébastopol

La pente s’étend sur environ 35 mètres, elle prend le temps de descendre et invite le marcheur qui la parcourt à faire de même. Elle longe le bassin d’Austerlitz et implique ainsi un fort rapport à l’eau dont on se rapproche ou s’éloigne progressivement. Elle propose une expérience de marche alternative au cheminement majeur de l’autre côté de la bande végétalisée.

La pente s’élève de deux mètres sur environ quinze mètres. Elle exige une certaine marche, une allure et un positionnement du corps particulier afin de maintenir l’équilibre. Le corps se penche en avant dans la montée, en arrière dans la descente. Le pas est saccadé et lourd

Le tunnel passe sous des chemins de fer et longe un axe routier. À l’intérieur, le mur entre l’axe routier et le cheminement du piéton est rythmé de percements étroits qui donnent à voir ponctuellement le défilé incessant des voitures tandis que les moments opaques isolent le marcheur dont les pas sont couverts par le vrombissement résonnant dans le tunnel.

117

PLACE des Célébrations

PLACE Found158

PLACE Wujiaochang

MOMENTS DE MASSE, Shanghai

La surface est lisse et continue. Le vide est grand et sans obstacles. Le sol intègre des dispositifs lumineux alignés et espacés de façon régulières. Des lignes ou des couloirs lumineux interviennent sur les déplacements du marcheur qui passe par dessus, au travers ou les suit, se déplace entre Ces points lumineux décomposent la perspective du paysage et créé un effet visuel surprenant Photographie : Benjamin Tastet

Cet espace en sous-terrain est à distance des axes de circulation majeurs et propose une expérience atypique sur le parcours. La place enterrée est isolée, cachée dans un espace boisé et accueille bars et restaurants sous les arcades autour du vide central. Le paysage est complexe, riche en informations et ouvre à de nombreux cheminements.

Photographie : Benjamin Tastet

Cet espace en sous-terrain est au cœur d’un carrefour routier à cinq branches. Une surface considérable au niveau du sol est déshumanisée par la circulation automobile intense et permanente. L’abandon du «rez-de-chaussée» de la ville est compensé par la création d’un nouveau sol à un niveau inférieur en 2006. Les cheminements du marcheur se réalisent sous la peau de la ville, comme un véritable quartier «sous-cutané». L’expérience est surprenante et perturbante par son caractère exceptionnel. L’aménagement de l’espace central exprime une certaine liberté de mouvement et propose une variété de textures sous le pied.

Photographie : Benjamin Tastet

118

AVENUE

Century

PLACE

Centre de la finance (BFC)

PASSERELLE

RUELLE Xiantandi

ROUTE

Nanjing W Rd

Cette avenue à l’allure rigide et stricte propose un axe dont la linéarité est renforcé par la symétrie de l’aménagement. Aucun mobilier urbain n’invite à l’arrêt, ce couloir de marche semble inviter à un déplacement continu infini Pourtant, tel qu’on peut l’observer sur le plan, de nombreux chemins alternatifs sont proposés, invitant à dériver au travers des espaces boisés de part et d’autre de l’avenue.

Si l’espace parcourable est large, la hauteur des volumes bâties est suffisamment importante pour que le marcheur les sente de part et d’autre. Il ressent particulièrement cet espace comme un creux dans la masse, un puit. Les dispositifs lumineux jouent avec les pas qui les obstrue par moment. Marcher sur une surface lumineuse est une sensation que le marcheur rencontre rarement dans l’espace urbain.

Cette passerelle exclusivement piétonne est seulement accessible par des escaliers. Elle contribue à augmenter les possibilités de cheminements dans la ville. Celuici est rectiligne mais sa courbe créé une pente qui influe sur l’allure du marcheur. Il est ralenti. Une fois arrivé à mi-chemin, il atteint la partie la plus élevée, comme en forme de récompense, il peut observer le paysage, s’adonner à un moment de contemplation. La passerelle met à disposition du marcheur un point de vue exclusif. Par la position privilégiée et la grande perspective qu’elle donne à voir, cette passerelle participe à une théatralisation du paysage urbain

Le quartier de Xintiandi est exclusivement piéton. Il s’agit d’un quartier de lilong, soit «un ensemble cohérent d’habitations en bande, desservi par un réseau de ruelles internes hiérarchisées» (source: Wikipédia). La porosité que propose le quartier est idéal pour l’errance du marcheur. L’échelle humaine donnée sur la photographie démontre que les ruelles sont étroites et entretiennent un rapport de proximité important avec le corps du marcheur. Ici, la rénovation a fait le choix d’un lissage des lieux et de ses éventuelles aspérités

Les passages piétons interviennent dans l’espace urbain comme des points de suture. Ils tentent de renouer les espaces parcourables et de rendre au piéton une certaine liberté dans le choix de ses mouvements bien que contraints. Le carrefour routier, s’il est physiquement parcourable, interdit les pas du marcheur sur son sol.

On peut le considérer comme une illustration du concept de Junkspace de Rem Koolhaas, comme un espace perdu pour le marcheur sur lequel sont posés des pansements pour apaiser la blessure.

Cette rue piétonne commerçante est une longue ligne droite de volumes bâtis et parsemée de mobilier urbain et de végétation. L’espace est physiquement parcourable mais l’agencement du mobilier urbain et des matérialités au sol induisent des directions et des comportements : une allure plutôt rapide dans les couloirs de marche le long des façades bâties ou une allure lente voire une invitation à l’arrêt dans la bande centrale. Ce conditionnement de la foule rend la traversée de la rue dans sa largeur difficile.

RUE East Nanjing Rd Shanxi North Road

PLACE

ESPACEMENT

ROUTE

RUELLE

RUELLE Xintiandi

RUELLE

Nanshi District, Old Town

L’espace est fragmenté, le sol s’abaisse. La configuration spatiale sert la valorisation d’un espace commercial, d’une marque. Cette invitation à la marche dirige, oriente par sa forme vers un comportement, un profil de marcheur spécifique : celui du consommateur. Le piéton est ici un véritable outil de promotion

Les entrées aux quartiers de lilongs se présentent comme de véritable opportunités au travers du plein de la ville. Ces porosités donnent accès à une multitude de cheminements, espaces de convivialité, de voisinnage. Ces espaces expriment souvent un véritable lien au sol, un investissement de l’espace extérieur qui est approprié et riche en vitalité.

Véritable illustration du terme Junkspace de Rem Koolhaas. L’espace parcourable est important mais c’est le danger que représentent les autres usagers, les réglementations urbaines et les barrières fermant l’accès à ce vide qui conduit le marcheur à adopter un comportement de contournement. Cet espace apparait ainsi comme un vide physiquement parcourable mais interdit au marcheur.

L’espace est étroit et riche en informations. Le bâti est bas et laisse paraître une rupture d’échelle à venir. Le trottoir n’est pas à destination du piéton et sert davantage à désencombrer le passage et acceuillir les véhicules d’habitants. Le dimensionnement de la ruelle répond à une hiérarchisation de la capillarité de la ville. Une confrontation s’opère entre intimité et immensité écrasante

Photographie

Le quartier de Xintiandi est exclusivement piéton. Il s’agit d’un quartier de lilong, soit «un ensemble cohérent d’habitations en bande, desservi par un réseau de ruelles internes hiérarchisées» (source: Wikipédia). La porosité que propose le quartier est idéal pour l’errance du marcheur. Les ruelles sont étroites et entretiennent un rapport de proximité important avec le corps du marcheur. Ici, la rénovation a fait le choix d’une texture au sol et interroge la notion d’authenticité par l’aspect de décor dont elle a habillé la ruelle.

Le quartier de Nanshi District ou Old Town dispose une riche porosité et une grande variété de configurations spatiales à parcourir. Les façades sont riches, les flux humains y sont très importants, l’espace est animé par une grande vitalité. Les ruelles desservent des boutiques de tailles différentes qui s’ouvrent largement sur l’extérieur comme de petites alcoves. Les espaces se contractent, se dilatent et proposent un environnement en changement permanent sur le parcours du marcheur.

Apple Store Pudong Photographie PHOTOGRAPHIE : CLAIRE NEFF

RUE

RUELLE

CHEMIN

CHEMIN

ESPACEMENT

ESPACEMENT

Le paysage urbain est complexe et riche en informations diverses.

La rue est rectiligne et créé une forte perspective qui affiche en arrière plan une rupture d’échelle importante. La rue présente un espacement large entre deux bandes de bâti bas. Le sol est lissé de toute aspérité. Cette rigueur de l’espace est contrebalancée par le désordre humain qui s’y anime. L’activité humaine est importante et dominante sur cette photographie. Ici, c’est cette vitalité qui créé le relief de la rue et donne une texture au cheminement.

Photographie : Mathilde Grand

Cette ruelle de lilong présente un paysage urbain complexe et riche en informations. Les façades du bâti sont chargées d’éléments, d’autres éléments traversent l’espace dans sa largeur et les éléments au sol sont également nombreux. La configuration spatiale et les gabarits crééent une ambiance intime L’espace est sécurisant et rassurant par l’appropriation humaine qui en est faite notamment. L’espace a un visage chaotique particulièrement humain dans lequel le marcheur se sent à l’aise

Le cheminement est étroit et strictement délimité. Le marcheur n’effectue pas de choix, il suit le tracé indiqué au sol et reste dans son couloir de marche. De part et d’autres, des espaces boisés, parcourables mais interdit au marcheur. C’est ici des principes sociaux, moraux, qui influent sur le comportement du marcheur qui se restreint lui-même avant même que l’espace physique ne le fasse concrètement.

Le cheminement est dirigé et cadré par un système de couloirs de marche. Les indications réduisent de moitié la surface parcourable en précisant un sens de circulation au marcheur. La ligne discontinue centrale reprend les codes de la route et suggère au marcheur qu’il est autorisé à franchir la ligne dans le cadre d’un dépassement. Le couloir est délimité par la végétation dont le sol est légèrement surélevé, précédée par une ligne continue suggérant cette fois-ci une interdiction. Ces couloirs sont pratiqués pour la marche rapide et fournissent en ce sens un sol lisse en enrobé

Cette ruelle de lilong propose un espace rapidement assimilable par le marcheur. Le paysage qu’il dispose est simple et le nombres d’informations réduit. Le gabarit de la ruelle et les quelques indices d’appropriations donnent à l’espace une certaine intimité. Seule la présence des volumes contraint le cheminement et l’oriente de façon implicite. On devine un autre passage à droite au bout de la ruelle. L’espace parcourable semble se déployer à la façon d’un labyrinthe

Cette ruelle de lilong rénové présente une largeur suffisante pour l’accès d’automobiles. Le sol ne présente pas de marquages à destination de ces véhicules qui se garent naturellement dans la longueur contre le bâti. L’ensemble donne une ambiance assez asceptisée par le lissage du sol et des volumes bâti. Le gabarit reste plutôt intime pour le marcheur mais l’espace n’exprime pas une appropriation importante. Pourtant des formes de résistance à cette ascepisation du lieu sont observables. Une personne agée s’est installée ici en ramenant sa propre chaise. Du linge suspendu traverse l’espace.

125
PHOTOGRAPHIE : MATHILDE GRAND PHOTOGRAPHIE : MATHILDE GRAND

CHANFREIN

Rue des Dominicains

ARCADES

Place Kleber

PARVIS

MOMENTS DE VOLUME, Strasbourg

L’angle du volume est rogné au rez-de-chaussée. Ce percement créé un raccourci visuel sur la ruelle perpendiculaire. La diagonale suggère une direction au marcheur qui longe le volume bâti. Cette intervention invite au changement de direction, encourage le pas à se laisser guider par l’environnement bâti, s’abandonner à la dérive L’angle se décompose désormais en trois devantures, chacune affichant l’enseigne. La sollicitation atteint le marcheur venant de chaque direction possible. L’espace créé par le percement est étroit, il invite au passage, à l’entrée mais ne suggère pas la pause et l’encombrement de cet espace.

Cet espace couvert délimité d’arcades massives propose au marcheur un retrait du cheminement majeur. La continuité du pavé suggère qu’il s’agit d’un sous-espace ou plutôt d’un sous-cheminement faisant partie d’un plus grand ensemble. Ce retrait offre un moment d’intimité et de sécurité, le volume englobe le marcheur en le couvrant et en l’accompagnant au sol. Le dispositif offre une mise en valeur des vitrines éphémères. La lumière y est plus diffuse et permet à ces dernières d’attirer par leur éclairages. Le temps de parcourir les quelques 18 mètres couverts, le marcheur aura parcouru dans une ambiance à part, une bulle dans la ville.

L’espace du parvis encore ouvert et parcourable il y a quelques années s’est vu comblé par des locaux dont les vitrines ont supprimé toute relation du volume bâti avec le marcheur. Ce parvis, autrefois espace polyvalent pour le repère identifiable qu’il fournissait et le grand espace couvert qu’il offrait revêtait également un véritable rôle social. Le marcheur pouvait y voir un point de rencontre ou un abri le temps d’une pause. L’intervention supprime un espace parcourable de la ville et rapproche notamment le cheminement du passage des tramway

126
La Maison Rouge, Pl. Kleber Photographie

PASSAGE

Place du Marché Neuf

PASSAGE de la Pomme de Pin

PASSAGE

Rue du Fossé-des-Tanneurs

CHANFREIN

Rue du Temple Neuf / Dôme

PASSAGE Broglie-Mésange

ACCES SUR COUR Rue des Orfèvres

La place est accessible par deux percements dans les volumes en périphérie et une ruelle étroite. De cette manière, l’espace est une bulle dans le plein de la ville. Cachée, isolée, l’ambiance se définit par son calme. Le temps y est comme suspendu. Les percements dans les volumes donnent à voir les flux qui s’activent et animent les rues de chaque côté comme des fenêtres ouvertes sur la ville. Depuis cette place, le marcheur est spectateur

Photographie : Yoann Hild

Le passage est discret, presque oublié. De ce côté, l’espace semble abandonné, négligé, caché. Le marcheur curieux sera surpris par le contraste entre l’espace précédent le passage et l’espace y succédant.

En effet, de l’autre côté, la rue est riche en dynamiques, la foule est constante, l’espace est animé par une certaine vitalité. Le passage s’exprime alors comme une transition entre deux décors, deux paysages urbains qui s’opposent. Il propose également un espace polyvalent car s’il est parcoru par certains, il procure un intérieur librement accessible, un abri, un espace au rôle social

Photographie : Yoann Hild

Le volume s’impose par sa présence massive dans l’espace et tient un côté de la place comme adossée contre celui-ci. Le large percement du volume permet une continuité de la voie de circulation bordée de trottoirs. Le traitement au sol présente une couleur différente et renforce le statut de frontière du dispositif. L’espace s’affirme ainsi comme un sas d’entrée vers une place très active aux nombreuses dynamiques

Photographie : Yoann Hild

L’angle du volume est rogné au rezde-chaussée. Ce percement créé un raccourci visuel sur la ruelle perpendiculaire. L’angle, saillant, porté par un unique poteau créé un fort repère dans l’espace urbain et valorise l’entrée du volume bien que l’activité qu’il héberge n’affiche pas d’intérêt particulier dans le parcours du marcheur.

Photographie

Le percement dans ce volume bâti propose un passage culturel. Le marcheur traverse les livres. La faible luminosité du passage l’habille d’une atmosphère mystérieuse dans laquelle s’enfonce le marcheur le temps du passage. Le volume l’englobe et créé ainsi un véritable «intérieur» dans la ville, espace plus intime L’attention du marcheur est retenu par les différentes vitrines illuminés qui invitent à ralentir le pas pour en observer le contenu. Le passage, s’il n’est pas totalement rectiligne rend visible la rupture d’ambiance entre un avant, un pendant et un après. Ce moment «pendant» est comme suspendu dans le temps. Il est une hâlte entre deux moments d’urbanité plus animés

Soudain, un percement dans la façade et une inscription «livres anciens, au fond de la cour». Le marcheur curieux s’enfonce dans cet accès peu lumineux où l’ambiance se veut presque mystérieuse. Un changement de texture au sol suggère une distinction des espaces, l’entrée dans un nouveau fragment de la ville, un fragment caché, plus intime. Après quelques pas seulement, le cheminement pivote et en révèle davantage sur l’espace à parcourir. Il découvre alors un espace bien plus grand que l’entrée le lui suggérait. Celle-ci garde la surprise de l’espace qu’il propose de parcourir, sa configuration, son ambiance. Le marcheur curieux doit s’avancer pour le découvrir Parfois la porte est fermée, la façade redevient alors pleinement opaque.

Photographie : Yoann Hild

PASSAGE de la Pomme de Pin

PASSAGE

ARCADES

Rue de la divison Leclerc

ARCADES

Rue du Miroir

ARCADES

Rue des Grandes Arcades

PASSERELLE Rue Thomann

Le passage fait la transition entre un espace délaissé, abandonné et calme et cette place animée, au flux permanent . Son emprunt permet au marcheur de s’extraire de cette ambiance pour rejoindre un espace plus calme. Il semble s’introduire dans les coulisses de la ville, cachées derrière le décor. Ce passage est particulièrement révélé le soir lorsqu’il est éclairé, il se distingue alors particulièrement du volume bati.

Photographie : Yoann Hild

Ce passage permet un cheminement au travers du batiment de l’Aubette dans sa largeur. S’il démarre en extérieur, il amène un instant le marcheur à l’intérieur du batiment. Celui-ci se retrouve au centre du cheminement qui traverse le batiment dans sa longueur. Se révèle alors à lui de multiples vitrines comme de multiples sollicitations sur le parcours l’invitant à s’en détourner.

Comme la photographie en témoigne, le passage n’est pas librement ouvert et accessible, ce cheminement est conditionné et limité dans le temps.

Les longues façades opaques de cette rue se voient percées d’un cheminement dans leur rez-dechaussée sur toute leur longueur. Celui-ci est tenu par des arcades massives qui installent une distance entre l’espace du trottoir réservé aux cyclistes et celui du marcheur qui glisse le long des vitrines. L’espace de la rue est compartimenté, hiérarchisé, des mobilités les plus rapides, au centre, aux plus lentes, derrière les arcades, et réduit le parcours du marcheur à ce couloir de circulation. Dans un même temps, celui-ci offre un sentiment de sécurité au marcheur nécessaire pour libérer l’attention et laisser le regard divaguer entre vitrines et scènes urbaines.

Un percement dans le volume créé un nouveau cheminement. Des arcades viennent envelopper cet espace et installent une distance avec le cheminement majeur. L’espace est en retrait. Il devient plus intime, un sentiment de sécurité s’y installe. Le changement de matérialité au sol suggère véritablement un moment à part comme en témoigne la personne absorbée par la vitrine sur la photographie. Un instant, l’attention peut se libérer de l’activité qui s’anime en dehors de cette bulle et faire abstraction de ce flux qui va et vient en dehors de cet espace. À l’inverse, le marcheur, en s’extrayant du mouvement de la rue, peut aussi acquérir une position d’observateur.

Le cheminement des arcades propose une prise de distance par rapport à la foule de la rue légèrement en contrebas. Quelques marches permettent de rejoindre ce niveau où le rythme de la marche change du cheminement majeur. L’allure ralentit, plus propice à une flânerie le long des vitrines. La lumière est tamisée, le cheminement se distingue véritablement de la rue qu’il cotoie.

La forme des arches est variable et surprend le marcheur à mesure qu’il parcourt l’espace. Le cheminement est sécurisé, seul le piéton circule ici, il peut prendre son temps et laisser son attention divaguer entre scène de la rue et décors de vitrines.

Photographie : Yoann Hild

L’espace couvert est envahi par une foule de vélos. Il est un point relais pour le cycliste qui passe au pas ou inversement. La passerelle bâtie impose une ombre au sol, celle-ci participe à la distinction des espaces de part et d’autre. On distingue un avant, au flux constant de marcheurs, de cyclistes, de voitures et de tramway, un pendant, à l’arrêt, immobile, et un après calme et peu parcouru. Le dispositif s’affirme comme un véritable filtre urbain. Il marque un changement d’ambiance radical, une transition au contraste fort. Il est une porte d’entrée, ou de sortie, dans la ville.

ENCORBELLEMENTS

Rue du Bain-aux-Plantes

PARVIS

Place Jean Harp

PASSERELLE Rue Sainte Marguerite

COURSIVES

Place des Halles

PASSERELLE Rue des Drapiers

PASSAGE

Quai de la Petite France

Ces encorbellements révèlent la relation forte qu’entretiennent corps en mouvement et corps urbain. Couramment, on peut observer une tendance des marcheurs à cheminer sur les côtés de la rue, longer les volumes bâtis, se rapprocher de ces espaces couverts par les encorbellements, aussi étroits soient-ils. Ce comportement peut autant sembler intuitif et relever des sens qu’il peut être interprété comme le conditionnement intégré par le marcheur habitué à une divison de l’espace parcourable trottoir-routetrottoir. Dans cette configuration tripartite, le marcheur n’est pas à sa place dans l’espace central.

La majorité du volume est surélevée, portée sur des pilotis. Le rez-dechaussée est dégagé et permet une fluidité et continuité du parcours depuis ou vers la place Jean Harp. Marcheurs, cyclistes, skateurs arpentent ces espaces et passent entre les poteaux, notamment les jours de pluie, ou cet espace fournit une place secondaire, abritée La matérialité au sol est la même sur la place et sous le batiment, cet effet renforce le sentiment de continuité de l’espace. La surface couverte fournit un plafond dans la ville librement accessible parfois mis en relation avec des étales de marché et des food-trucks capables de traverser l’espace grâce à une hauteur sous plafond suffisante.

Photographie : Yoann Hild

La configuration de l’espace créé un intérieur, les volumes batis se replient autourd de l’espace. La présence de la passerelle créé un plafond qui renforce temporairement la sensation d’intérieur pour le marcheur. La passerelle cadre une vue et rompt le rapport au ciel

Photographie : Yoann Hild

La coursive surélève le marcheur au dessus de la rue parallèle. Elle constitue un cheminement alternatif à distance des axes routiers et des files de véhicules qui se crééent souvent ici. Le marcheur évite aussi les foules sortant ou entrant des bus qui s’arrêtent dans cette rue. Il ne participe pas activement à cette animation au rez-de-chaussée, il l’observe. L’accès aux coursives se fait à différents points par des escaliers ou des rampes. La prise de hauteur a un effet de filtre urbain, seul le marcheur peut pénétrer ce percement dans le volume. Il s’y sent en sécurité, l’absence de danger libère l’attention. Cet espace génère des rencontres de personnes qui marchent ici pour diverses et aucunes raisons. D’autres s’installent, occupent les lieux, l’habitent. La coursive n’est plus seulement une circulation reliant des points de la ville, elle est est habitée de moments de vies Photographie : Yoann

La passerelle bâtie cadre une percée visuelle sur la ville à travers la ville. La courbe, l’arche apporte une douceur, une poésie au cadrage. Ce cadre, bâti, figé, à l’image d’un décor de théatre, donne à voir un tableau urbain qui s’anime. Voitures, cyclistes, marcheurs s’activent dans la rue perpendiculaire, entre et sortent du cadre. La passerelle créé une porte d’entrée dans la «grande» ville. En passant sous celle-ci, le marcheur quitte un espace pour un autre comme il traverserait les pièces d’une maison. Il passe alors d’une petite rue calme et discrète à une large rue animée

Le passage est étroit en largeur comme en hauteur. Le sol est irrégulier, présente différentes matérialités. Le marcheur sent les aspérités du sol sous ces pas. Ce percement dans le volume créé une proximité intime, charnelle, entre corps humain et corps urbain. Le volume percé n’est pas simplement un plein, il est habité, il abrite une autre histoire. Les histoires de différentes personnes se superposent le temps d’un passage. Celui-ci est l’unique accès à cette branche du parc Louise Weis par l’Est. Sa géométrie en fait un filtre urbain, elle n’est adapté qu’aux corps des marcheurs.

PARVIS

Quai Saint-Jean

CHANFREIN Rue du Bain-aux-Plantes

CHANFREIN

Rue du Bain-aux-Plantes

GALERIE

Place des Halles

ARCADES Finkwiller

Ce parvis est un espace délaissé et ignoré. S’il fournit un abri dans différentes situations les activités qui donnent sur celui-ci n’investissent pas l’espace d’une vitalité ou d’une ambiance particulière. Le parvis est un espace isolé, indépendant visà-vis du cheminement, il suggère une position statique, un espace d’attente. Le marcheur peut passer entre les poteaux massifs, ou s’y adosser un instant.

L’angle est rogné, il offre davantage de visibilité sur la situation urbaine suivante, il créé un raccourci visuel. La surface du sol n’est pas continue, elle s’élève d’une marche par rapport au trottoir et se diffère également de par sa matérialité lisse tandis que le trottoir présente un pavé rugueux

Photographie : Yoann Hild

Des passages tout en transparence permettent d’aller et venir de part et d’autre du complexe long de plus de 300m. Ces dispositifs sont des raccourcis pour le marcheur, des porosités temporaires qui ferment à la même heure que les activités intérieures au complexe. Celui-ci redevient alors un mur infranchissable sur toute sa longueur. Ces dispositifs sont des coupures mais également des connecteurs. Ils maintiennent une continuité de l’espace intérieur pour le marcheur qui cheminent dans les galeries. Elles donnent une direction au déplacement, suggère un sens du parcours dans l’espace et fait paraitre la traversée dans la largeur comme un franchissement, un contre-sens.

Photographie : Yoann Hild

Les galeries du centre commercial Place des Halles sont également des espaces physiquement parcourables par le marcheur. Les sollicitations visuelles et rencontres y sont nombreuses. Le rapport à l’extérieur est presque totalement absent et les paysages se ressemblent. Une multitude de percements dans le volume créer un espace labyrinthique où le marcheur expérimente aisément une certaine désorientation. Le caractère privé de l’espace impose une temporalité particulière. Certains jours, certaines heures, ces cheminements ne sont plus des options sur le parcours du marcheur. Le volume redevient alors un plein opaque dans l’espace urbain.

Le volume s’arrête à la limite du trottoir comme si la route était un espace intouchable. Une partie en rezde-chaussée se recule, acceuille un percement pour rendre au marcheur une continuité du cheminement. Des arcades massives enveloppent cet espace et le mettent à distance des axes routiers. La façade du volume est opaque, elle ne retient pas l’attention du marcheur.

135

COURSIVE

Place Saint Louis

PORTE-A-FAUX

Presqu’île André Malraux

Les coursives s’installent dans la largeur du trottoir le rendant encore plus étroit qu’il ne l’était déjà par la présence de places de parking le long. La suite du parcours perturbe le marcheur qui voit le trottoir se réduire jusqu’à devenir insuffisant pour en accueillir les pas. Le trottoir opposé est également trop étroit et parsemé de poteaux le rendant impraticable Cette rue amène à questionner la pertinence du trottoir et de ce qu’il représente dans ces situations où il ne sert ni le marcheur, ni un quelconque autre type d’usager.

La partie supérieure du volume s’avance largement sur l’espace et lui apporte une couverture, un plafond. La hauteur sous le volume est importante, elle ne créé pas une sensation d’«intérieur» pour le marcheur. Cependant, il perçoit cette surface au dessus de lui. Ses dimensions sont imposantes tout comme l’est son ombre, presque menaçante, au sol. La couleur sombre contraste avec la clarté du ciel et créé une distinction implicite des espaces au sol. Le dispositif est ici associé à une intervention dans la matière du sol. Des marches de différentes hauteurs courent en périphérie des trois terrasses surélevées.

136 137

PASSERELLE

«1933 Old Millfun»

PARVIS

ARCADES

West Bund Long Museum

MOMENTS DE VOLUME

, Shanghai

Cet ancien abattoir rénové acceuille boutiques et espaces de restauration. Le lieu surprend par son caractère inhabituel et exceptionnel. Le batiment s’exprime comme une boite à cheminements infinis. Véritable terrain de jeu pour le marcheur qui y dérive librement, l’espace dispose une quantité impressionante de passerelles, d’escaliers, de pentes, d’espaces parcourables aux géométries variées. Cette complexité procure une certaine désorientation. Le corps et l’attention sont sollicités en permanence et se perdent dans la complexité de cet espace «escheresque».

Photographie

Le percement en rez-de-chaussée permet le passage du marcheur au travers de ces volumes accolés. Le cheminement pénètre le volume et le volume créé le cheminement Il l’absorbe dans son architecture.

Ainsi, son entrée se positionne dans le sens du cheminement et invite à poursuivre son parcours dans celuici. La différence du traitement au sol souligne cette interpénétration des espaces parcourables.

Le marcheur est surpris par la forme du dispositif lorsqu’il passe sous cette dalle qui semble être le pli du mur adjacent.

Photographie : Yoann Hild

139

L’espace est un véritable terrain de jeu pour le marcheur qui fait l’expérience de dispositifs dans le volume et dans la masse en un même temps. Les volumes proposent différentes expériences au marcheur en mettant successivement en jeu différentes configurations. L’espace se déforme autour de lui, les volumes se courbent. D’autres crééent des cheminements rythmés par les poteaux alignés, un jeu visuel s’opère par l’épaisseur des poteaux cachant et révélant les corps en mouvements. Les hauteurs sous plafond varient, se rapprochent et s’éloignent du marcheur. Ce paysage urbain exprime un réel désir de dialogue avec le corps du marcheur comme en témoigne la photographie.

138
West Bund Art & Design

COURSIVE Wujiaochang

PARVIS East Nanjing Rd

DEBORD DE TOITURE

Nanshi District, Old Town

STATION DE METRO

People Square

COURSIVE East Nanjing Road

PASSAGE

Nanshi District, Old Town

La coursive circulaire met en scène une circulation constante qui tourbillone autour de la place centrale. Cet espace redirige vers les différents accès aux galeries souterraines et constitue un sas sur toute la périphérie qui fait la transition entre un espace large où les pas sont libres et non dirigés aux couloirs des galeries où les cheminements et les flux imposent une allure et des directions

Le volume se recule au niveau du sol pour créer un espace de parvis à l’avant. Une intervention dans la matière est associée, le parvis s’élève de quelques marches et se distingue de l’espace du cheminement majeur. Dans cette rue, l’arrêt est un défi, un contre-sens. Des logiques socialement ancrées dans l’espace urbain amène le marcheur désireux de ralentir le pas ou de faire une hâlte à s’extraire du mouvement de la foule. Il se retire de la dynamique collective pour redevenir l’individu Le parvis est un dispositif qui fournit un espace neutre. Sa géométrie n’induit pas un déplacement ni une direction contrairement aux couloirs de circulation que forme la rue.

La toiture des volumes s’avancent sur l’espace du cheminement. Le marcheur est plus ou moins couvert et voit son rapport au ciel varier pas après pas. Si la rue est ouverte, les toitures semblent parfois se rejoindre jusqu’à obstruer complètement l’ouverture et créer un plafond temporaire créant une sensation d’intérieur pour le marcheur. Des éléments décoratifs traversent l’espace et participent à complexifier le rapport au ciel et la création d’un plafond. Ces dispositifs influent sur le regard qui est dirigé sur cet intérieur et en oublie l’extérieur.

Photographie : Benjamin Tastet

La station de métro est un espace parcourable qui propose une expérience de marche particulière et propre à ce type d’espaces. Les flux humains sont la plupart du temps pressés. La lenteur est ici un véritable défi à contre courant. L’espace s’exprime comme un labyrinthe aux indications spatiales abondantes. Dans les galeries souterraines de cette station, le temps s’écoule différemment, les pas s’enchainent, les espaces aussi, pourtant tout semble identique. Le mouvement presque mécanique de la foule absorbe le marcheur. Les pas ne prennent pas le temps de s’ancrer dans le sol, ils glissent sur un sol parfaitement lisse

Le percement du volume englobe une partie du trottoir, laissant une bordure résiduelle entre les retombées massives des arcades et la route où certains marcheurs se déplacent. La configuration rend l’espace étroit et difficile à pratiquer. Les arcades offre un cadre sécurisant entre usagers de la route et marcheurs mais entretiennent une proximité trop importante avec la circulation des voitures pour offrir un espace en retrait, intime, au marcheur.

Photographie : map.baidu.com

Le passage dessert de nombreux commerces qui s’enchainent les uns après les autres proposant chacun un nouveau décor. Le marcheur découvre ces alcoves comme un enchainement de pellicules. Du mobilier urbain invite à l’arrêt dans ces dispositifs habituellement conçu pour une déambulation, lente, contemplative mais active et non une position statique. L’espace est étroit et intime, plus ou moins couvert par endroits. L’espace est extérieur mais fournit une véritable sensation d’intérieur

Photographie : map.baidu.com

140 141

PASSERELLE Nanshi District, Old Town

PASSERELLE Nanshi District, Old Town

GALERIE Wujiaochang

PORTIQUE

GALERIE

Cette passerelle n’est pas parcourable mais modifie l’espace qu’elle couvre en lui fournissant un plafond. Le temps de quelques pas, le marcheur est couvert et cadré par deux volumes bâti, une sensation d’intérieur se créé. L’emplacement de ce plafond dans le cheminement valorise les espaces et vitrines situées en dessous. Au sol, on peut distinguer trois espaces ou couloirs de circulation qui pour une fois invite le marcheur à se déplacer dans l’espace central, libérant les bandes latérales pour les allures plus lentes voire pour l’arrêt devant les différentes vitrines.

Photographie : map.baidu.com

La ruelle est ouverte mais l’étroitesse créé par le rapprochement progressif des volumes jusqu’à la toiture sembler recréer l’ambiance d’un passage couvert. Des passerelles et éléments décoratifs traversent l’espace dans sa largeur et en complexifie sa compréhension.

Photographie : Benjamin Tastet

Les espaces associés aux galeries de la station de métro forment un véritable fragment de ville sous-terrain. Le marcheur ne se fie plus à son sens de l’orientation ou à des repères visuels comme en extérieur lorsqu’il se déplace. Ici, des panneaux lui indique chaque direction. Pourtant, le labyrinthe que forme ces galeries reste un espace où la désorientation est importante.

Photographie : Benjamin Tastet

Soudain, le marcheur découvre une porte dans la ruelle. Ce portique fait la transition d’un espace à l’autre à la façon d’un sas. Le marcheur est au plus proche du volume qui l’englobe et offre juste un percement aux dimensions suffisantes pour son passage. L’effet sas suggère l’entrée dans un espace plus intime ou inversement la sortie dans un espace plus exposé

Photographie : Mathilde Grand

Dans l’espace du mall, le marcheur fait l’expérience d’une désorientation importante. Celle-ci est premièrement dûe à l’absence totale de rapport avec l’extérieur et à l’arficialité de son environnement. Les espaces et cheminements se ressemblent, se répètent, ils semblent présenter le même schéma à l’infini. La multiplicité des passerelles, des escalators et le nombre de niveaux superposés que donne à voir l’atrium créé un paysage complexe. Les flux se superposent, se croisent, s’opposent en vis-à-vis. La notion du temps est déformée. La luminosité et l’ombre ne sont plus des repères fiables, le jour n’est pas distinguable de la nuit.

Un véritable parcours à l’échelle d’une rue se déploie sur la longueur de presque 1km du mall à une hauteur surprenante. Cette rue surélevée est également couverte L’expérience est déstabilisante et désorientante pour le marcheur qui découvre une configuration spatiale inhabituelle. Tous les aménagements que disposent cette ruelle semblent chercher à provoquer la surprise du marcheur par l’absurdité et l’aspect exceptionnel que leur présence revêt sur ce qui est initialement une toiture de mall.

142
143
COUVERT River Mall, Shangnan Road Wujiaochang, Hopson One Mall

ESCALIER

Place de l’Homme-de-Fer

PEINTURE DE SOL

Quai des Pêcheurs

QUAI SUSPENDU Quai des Bateliers

MOMENTS DE GREFFE, Strasbourg

Cette terrasse vient proposer le point le plus élevé de la place dans laquelle elle se situe. Elle est accessible par le marcheur en permanence. Si elle est au coeur d’un espace très dynamique et aux flux humains importants, elle ne reçoit pourtant pas d’occupation particulière bien qu’elle soit connue d’une grande majorité. On peut supposément associer sa faible attractivité à l’ambiance de la Place Kleber qui est un pôle de transition, un lieu de passage rythmé par la circulation du tramway. L’escalier se détache assez librement sur l’espace inférieur ce qui lui confère une forte présence et peut donner à voir une superposition de cheminement.

Ce dispositif s’exprime visuellement et ne perturbe pas physiquement le déplacement du marcheur. L’intervention artistique sur le sol est de plus en plus répandue et propose une originalité dans le parcours du marcheur qu’il soit attentif à son environnement ou qu’il se déplace le regard vers le sol. Ces interventions sont souvent temporaires et simples à mettre en oeuvre. Par la surprise qu’elles génèrent, elles provoquent un sentiment particulier chez le marcheur.

Ce dispositif propose un détournement, une interruption, du parcours vers l’eau. Il est répété à intervalles réguliers le long du cheminement majeur qui est entièrement piétonnisé depuis octobre 2019. Il extrait le marcheur du flux de circulation. L’accès aux quais suspendus est régulé par un portail avec un panneau, peu considéré par le marcheur, qui interdit l’accès «en cas d’intempéries et de crues». Cet espace n’est pas pleinement libre d’accès. Sur la plateforme basse, aucune barrière physique ne vient se placer entre le support et le vide. Cette continuité du vide, même non parcourable offre une sensation d’espace libre. Un espace limité par le vide lui-même seulement.

144

TERRASSES

Rue des Moulins

ROTONDE

Place de l’Homme-de-Fer

QUAI FLOTTANT Quai Finkwiller

MARQUAGE AU SOL Pont d’Auvergne

PASSERELLE PIETONNE Place Benjamin Zix

PASSERELLE PIETONNE de l’Abreuvoir

Les terrasses sont des éléments légers et permanents. La légère différence de niveau qu’elles impliquent par rappot au sol pavé suffit à distinguer différents espaces. Cette distinction est renforcée par la différence de matérialité, la terrasse en bois n’aura pas la même texture sous le pas que le pavé. Ce dispositif induit un comportement au marcheur qui va souvent esquiver ces éléments, les considérant comme des espaces qui ne lui sont pas destinés. La sonorité associé au grincement d’une terrasse en bois peut attirer certains marcheurs à parcourir l’espace de cette rue en passant par les terrasses. Qu’elles soient esquivées ou parcourues leur présence dans l’espace urbain impacte l’expérience du marcheur.

Photographie : Yoann Hild

La rotonde est un élément permanent qui couvre le marcheur lorsqu’il traverse la place. Les poteaux perturbent le parcours du marcheur. Il peut les esquiver ou s’appuyer contre. Il s’agit avant tout d’un élément de repère visuel. La hauteur de la rotonde ne permet pas au marcheur de véritablement sentir la surface qui le couvre.

Photographie : Yoann Hild

l’espace

un à bois, un pas barrière de

Le quai permet un prolongement de l’espace parcourable au delà de la masse de la ville. Il permet une appropriation des rives. L’espace en contrebas se blottit contre le mur qui limite le sol de la ville. Cette intervention opportuniste donne une sensation de liberté prise sur un espace normalement non parcourable : l’eau. Sa situation à un niveau inférieur extrait le marcheur de l’activité et des dynamiques qui s’activent à la surface de la ville. La matérialité du sol, le bois, évoque un sentiment particulier et une sonorité particulière. Contrairement au niveau du sol, le quai ne présente pas de barrière physique entre l’espace vide au dessus de l’eau et le quai. Il n’existe pas de limite face à lui, le marcheur ne se sent pas restreint.

Le marquage au sol compartimente l’espace parcourable sans barrière physique. Le dispositif vise à créer des couloirs de circulation pour réguler et sécuriser les flux des différents usagers. D’après les indications au sol, pour se déplacer le long du cours d’eau le marcheur doit emprunter un passage piéton qui traverse le couloir réservé aux cyclistes après avoir emprunté un passage piéton qui traverse l’axe routier pour accéder au trottoir. Ce dispositif révèle un conflit d’usage davantage qu’il ne le résout. Ces interventions s’avèrent généralement peu effective auprès du marcheur.

La passerelle dite de l’écluse A ou passerelle passerelle des Anciennes Glacières depuis sa reconstruction achevée en 2018, relie la promenade sur le quai de l’Ill à la place Benjamin Zix mais également au quai des Moulins sur la rive opposée. Elle permet sur près de 80 mètres de long de cheminer au dessus de l’eau, de cotoyer des bateaux de croisières fluviales qui vont et viennent de l’écluse des Anciennes Glacière sur un fond sonore d’écoulement d’eau important provenant de l’usine de traitement des eaux à cet endroit. Elle permet un raccourci, une connexion d’espaces parcourables plus figés et propose véritablement une expérience qui diffère du cheminement dans la rue des Dentelles en parallèle.

Photographie : Yoann

Cette passerelle est la création d’un nouveau cheminement en 1905, d’une nouvelle opportunité exclusivement pour le piéton qui contribue à augmenter les possibilités de cheminements dans la ville. Si la forme de la passerelle n’invite pas à l’arrêt par son aspect étroit et rectiligne, le point de vue exclusif qu’elle met à disposition du marcheur peut l’entrainer à interrompre son parcours un instant, le temps d’une contemplation. Par la position privilégiée et la grande perspective qu’elle donne à voir, cette passerelle participe à une théatralisation du paysage

urbain

PASSERELLE PIETONNE Braque

PASSERELLE Rue Sebastopol

ESCALATOR

Place des Halles

MOBILIER URBAIN

Quai des Pêcheurs

PLACETTE

Passerelle Camille Claudel

CASQUETTE

Les passerelles proposent un cheminement en pente douce ou plus saccadé par des marches progressives. La forme des marches sur l’une des passerelles suit une courbe particulière qui répond au gabarit des bateaux qui passent sous celle-ci. Par conséquent, les marches ont une forme atypique qui perturbent le pas du marcheur habitué, conditionné à certaines normes de marche, à des rapports hauteur-profondeur réguliers. Les passerelles se déploient dans plusieurs directions et offrent ainsi une certaine souplesse dans le cheminement. Elles permettent la continuité d’espaces parcourables interrompus par le bassin d’Austerlitz et ainsi ouvre à de nouvelles perspectives sur celui-ci.

Photographie : Yoann Hild

Cette passerelle est un dipositif aux configurations rare dans la ville de Strasbourg. En effet, elle se déploie au dessus d’un axe routier et démarre depuis un espace piéton. Elle permet une prise de hauteur rare dans la ville et propose une nouvelle perspective sur la rue Sébastopol et son paysage urbain. Cet accès est cependant fermé par une simple barrière qui retient la plupart du temps les marcheurs de s’aventurer dans cet espace atypique

Photographie : Yoann Hild

L’escalator est disposé dans l’axe de ciruclation. Il est centré et permet de rejoindre un niveau supérieur. La configuration spatiale ne permet pas véritablement de prendre conscience du changement de hauteur puisqu’elle n’élargit pas les perspectives et mène dans un environnement identique à celui quitté. L’escalator présente la particularité de permettre au marcheur de se déplacer en étant statique ou de le pratiquer comme un escalier La vitesse de l’escalator s’ajoute à la vitesse habituelle de déplacement du marcheur, il fait ainsi l’expérience d’un déplacement à une vitesse inhabituelle. La vue est modifiée. Avec la vitesse le cône visuel diminue, le marcheur retient moins d’informations sur son environnement.

Photographie : Charbel Zoghaib

Le mobilier urbain, les spots publicitaires, exposition artistiques ou encore installations techniques sont des éléments perturbant le cheminement par leur présence dans l’espace urbain mais aussi par la sollicitation plus ou moins forte qu’ils exercent sur le marcheur. Panneaux publicitaires et expositions artistiques peuvent s’imposer sur le parcours comme des distractions visuelles capables d’extraire le marcheur de la ville le temps d’une contemplation. Le mobilier urbain parsème le cheminement d’invitations à la pause, à l’interruption du parcours.

La passerelle Camille Claudel créé un franchissement et une placette en contrebas au niveau de l’eau. Cette intervention créé un nouvel espace parcourable et offre une proximité à l’eau qui était omniprésente et inaccessible avant l’aménagement de ce secteur.

Photographie : Yoann Hild

La casquette accompagne le marcheur. Elle l’invite à longer le bati et induit une proximité plus importante avec celui-ci. Elle revêt un rôle d’abri, de protection les jours de mauvais temps. Celle-ci permet une valorisation des espaces de vitrines qui donne sur la rue. Elle acceuille le marcheur le temps d’une pause pour observer, contempler les décors, les objets éphémères disposés ici et là.

Photographie : Yoann Hild

Rue du 22 novembre

ESCALATOR Place de la Gare

PASSERELLE Place des Halles

PONT PIVOTANT Pont du Faisan

CASQUETTE

Presqu’île André Malraux

L’accès au sous-terrain est strictement limité à l’escalator. Ce dispositif propose une forte rupture d’ambiance puisqu’il permet de passer d’un large espace extérieur ouvert et lumineux à un espace étroit sousterrain et sombre. Ce changement s’opère de façon progressive, à la lenteur du mécanisme. L’espace urbain supérieur au sol de la ville disparait progressivement du champ visuel du marcheur qui s’enfonce sous la peau de la ville où d’autres flux s’animent. Le soir à une certaine heure, des portes en verres viennent fermer l’accès aux escalators, une possibilité de cheminement dans la ville disparait temporairement

Photographie : Yoann Hild

Ces trois passerelles superposées relient l’espace du centre commercial à un espace de parking et donnent à voir une superposition de flux dans l’espace urbain. Un marcheur se déplace sur le trottoir au «rez-dechaussée» tandis qu’un autre flotte dans l’espace au dessus de lui. Celui-ci traverse successivement un espace dans le «plein» de la ville puis un «vide» pour rejoindre un nouveau «plein».

Le pont s’organise comme une rue avec une répartition tripartite. Les deux bandes qui longent les bords de part et d’autre s’apparentent à des estrades. Elles valorisent les différents paysages urbains que le pont donne à voir. Le marcheur s’interrompt, contemple, photographie. Parfois, le sol prend vie, il s’anime et vient se coller contre une façade. Une créature urbaine s’avance lentement sur l’eau. Les marcheurs s’accumulent de part et d’autres, une pause leur est imposée, certains sont surpris. Le temps est suspendu un bref instant. Le bateaumouche s’éloigne, le pont reprend sa position initiale, les pas reprennent.

instant. pas

Photographie : Yoann Hild

La casquette accompagne le marcheur. Elle l’invite à longer le bati et induit une proximité plus importante avec celui-ci. Elle revêt un rôle d’abri, de protection les jours de mauvais temps. Celle-ci permet une valorisation des espaces de restauration intérieur qui donnent sur l’espace extérieur. Elle donne à voir un espace de convivialité et laisse le temps au marcheur indécis de faire une pause avant de s’y fondre.

Photographie :

151

ESCALATOR

East Nanjing Road

TRAVAUX

PASSERELLE PIETONNE

Yan’an Elevated Road

MOMENTS

DE GREFFE, Shanghai

Les escalators sont dirigés de façon assez libre vers l’espace public. Ils ne se rangent pas sur le côté en parallèle mais s’avancent vers le cheminement majeur comme pour aller chercher le marcheur. L’orientation du dispositif est une véritable invitation à la dérive, au détournement du cheminement en cours pour le poursuivre dans les espaces ouverts du mall qui constitue un espace favorable à une autre forme de flânerie

Photographie : Cécile Gendron Tasseau

Les dispositifs mis en place dans le cadre de travaux perturbent le parcours du marcheur par leur caractère nouveau, insolite et imprévu. Ils crééent une surprise et transforment l’espace du cheminement quotidien en proposant une expérience nouvelle pour un espace connu ou non. Ici, c’est également la matérialité qui surprend. Le bambou est peu commun dans le milieu urbain.

Photographie : Cécile Gendron Tasseau

La passerelle piétonne est une forme de réappropriation de l’espace perdu au sol. S’il est physiquement parcourable, il est interdit au marcheur de pratiquer cette espace. La passerelle s’élance et traverse l’espace libre au dessus de celui-ci. Les bandes superposent marcheurs et automobiles dans un espace qui exploite véritablement les trois dimensions disponibles. La position que le marcheur acquiert lui donne à voir un spectacle continu prônant la vitesse . Ainsi, la forme de la passerelle génère une certaine théatralisation de l’espace urbain.

Photographie : Yoann Hild

152 153

PASSERELLE des 9 détours

TRAVAUX Jiangxi Middle Rd

CASQUETTE

PASSERELLE

PEINTURE AU SOL 50 Moganshan Road

INSTALLATION

West Bund Art & Design

Cette passerelle en zig-zag est avant tout un élément décoratif qui propose un cheminement contemplatif et dessert une maison de thé en son centre. La visée première du dispositif semble être de procurer un plaisir au marcheur qui le parcourt. Ici, la marche est particulièrement discontinue, le marcheur s’arrête à multiple reprises pour observer son environnement, observer la vie qui s’anime dans l’eau sous ses pieds La forme de la passerelle s’oppose à un parcours rapide en brisant la ligne habituelle en multiple segments La forme revêt également un sens symbolique, censée repousser les mauvais esprits qui n’avancent qu’en lignes droites.

Cette intervention temporaire dans le cadre de travaux créé ici un tout autre rapport à la rue en lui offrant un toit. Elle surprend le marcheur habitué à parcourir cette rue tout comme celui qui la découvre pour la première fois. Soudain, la rue devient un passage couvert, le rapport au ciel est rompu. Des poteaux rythment les façades qui donnent sur la rue à la façon d’arcades. Cette nouvelle configuration construit une certaine intimité dans ce «rez-de-chaussée» qui devient véritablement un espace intérieur dans la ville. Le cadrage amène davantage le regard à porter attention aux commerces de cette rue.

Photographie : map.baidu.com

Les quartiers de Shanghai disposent de nombreuses interventions ponctuelles et spontanées qui s’avancent dans l’espace urbain de façon informelle et modifie l’expérience du marcheur. Ce dispositif n’intervient qu’un bref instant dans le parcours puisqu’il n’a pas pour utilité première de servir la rue mais seulement de couvrir une entrée ou une devanture. Soudain, le marcheur se voit couvert d’un élément, il est abrité et son rapport au ciel est rompu. Les pas s’enchainent et le dispositif est déjà derrière Ces changements de configuration soudains s’expriment comme des aspérités sur le parcours et lui donne du relief

La passerelle ne cherche pas à être efficace, à être directe et assurer le parcours du cours d’eau le plus rapide. Elle se plie, propose un parcours en zig-zag, induit un certain comportement, une certaine allure, invite à la contemplation du paysage dans différentes directions. Elle ne présente pas de haut gardes corps, mais des limites basses, qu’on peut considérer comme des assises. Elle exprime un parcours contemplatif Photographie : Benjamin Tastet

La peinture au sol s’apparente aux couloirs de marche rapide très répandus dans la ville. Pourtant, dans cette situation le rythme est à la promenade. Le sol est en enrobé, les pas s’enfoncent très légèrement dans sa surface. Le cheminement est mis en valeur, habillé, décoré. Il dessert différents sous-espaces sur les côtés et longe un cours d’eau.

La libération d’un cheminement le long de l’eau offre une perspective dégagée sur la rive opposée qui s’affiche comme un décor de fond.

L’espace est vaste, vide, libre. Le marcheur n’est pas dirigé, ni contraint, seulement délimité de façon implicite par une installation légère qui couvre l’espace et y dispose quelques poteaux. La matérialité de cette couverture laisse passer la lumière et ne rompt pas le rapport au ciel. L’installation artistique interroge le marcheur, le surprend, réveille sa curiosité. Elle invite à se détourner de son cheminement pour parcourir l’espace qu’elle couvre, expérimenter les sensations qu’elle procure. Elle n’a pas de fonction utilitaire mais injecte un aspect ludique au parcours.

Photographie : Nina Lecarpentier

155

PASSERELLE

Lujiazui Financial District

PASSERELLE Lujiazui Financial District

ESCALATOR

Xiangyin Road

PASSERELLE PIETONNE

CASQUETTE

PASSERELLE

East Bund Riverfront, Pudong

Ici, la majeure surface du sol est donnée aux flux rapides. Le cheminement du marcheur est surélevé pour lui assurer une continuité du parcours qui se voit particulièrement fragmenté au «rez-de-chaussée». Cette passerelle en rotonde sert également une théatralisation du paysage urbain. Le marcheur est surélévé tout autour, comme perché dans une arène, il observe la mise en scène de la circulation automobile, véritable spectacle urbain. Le cheminement sur la rotonde est finalement contraint par le vide lui-même, les déplacements du marcheur sont orientés tout comme ses possibilités de sortir de cette boucle. Le cercle dessert différents pôles, directement dans des malls, des stations de métro ou se reconnecte au sol par endroits.

La passerelle est une ligne assez rigoureuse qui dirige le pas et donc la direction unique du cheminement. Cette forme de dispositif décide des possibilités de dérive à la place du marcheur. La dérive n’est plus véritablement une notion appropriée puisque chaque sortie de ligne, ici au nombre de cinq, est indiqué, renseignée. Le dispositif informe et tente de contrebalancer la désorientation que le paysage urbain procure. La passerelle ici s’exprime comme le remplacement d’un sol où le marcheur n’est plus véritablement à sa place. Aussi, le placement des sorties vers «l’intérieur» donne véritablement un sens, une orientation, à cette estrade qui suggère le paysage à observer. Le dispositif valorise ce spectacle ou décor de tours qui s’exhibe au marcheur.

L’escalator est ici la seule façon de parcourir cet espace. Celui-ci est radicalement fragmenté et, de ce fait, rendu impraticable par le piéton. L’absence de passage piéton garantit un traffic sans interruptions et une vitesse constante. Le marcheur s’immisce lentement sous la peau de la ville abandonnée à l’automobile, au rythme de l’escalator. Il s’éloigne du tumulte qui s’anime en surface, le son des voitures s’atténue, la lumière naturelle s’efface substiuée par un éclairage aux néons. Sous terre, le marcheur découvre un autre tumulte, humain cette fois-ci. Ici aussi, la lenteur est un défi. Les flux humains pressés s’activent pour rejoindre l’une des stations de métro que la galerie connecte.

La passerelle flotte dans l’espace et devient un véritable outil de théatralisation du paysage urbain La hauteur du garde-corps, bien qu’il soit transparent, invite le marcheur à élever son regard vers les volumes bâtis hors d’échelle. Un véritable décor s’offre au marcheur, avec un espace boisé au premier plan et une forêt de tours au second plan. Le marcheur est ici maintenu à distance, il ne semble plus faire partie de la ville. Il est un observateur, un photographe, un contemplateur. En marchant, son champ visuel glisse à la manière d’un travelling horizontal dévoilant davantage de tours encore.

Une ligne continue divise la surface parcourable. Elle suggère deux couloirs de circulation distincts, des sens de déplacements, des types d’usagers avec une interdiction du franchissement de part et d’autre.

Un dispositif greffé au batiment que la passerelle longe couvre temporairement le marcheur. La passerelle est en bordure de rivière, le paysage au loin défile lentement, au rythme des pas.

La passerelle propose un déplacement saccadé. Les pas sont rythmés par l’espacement des marches

Le marcheur cherche à assimiler rapidement le dimensionnement des marches pour adapter son allure et placer ses pas correctement. Tandis qu’il arrive au point haut de la passerelle, de nouvelles perspectives s’ouvrent sur l’espace qu’il s’apprête à rejoindre. Lorsque le marcheur s’approche du bord, il prend conscience de la hauteur qu’il a atteint par rapport au niveau de l’eau. Un vertige peut alors se faire ressentir face à la prise de conscience de la situation dans laquelle il se trouve, au dessus de ce vide.

: Claire Neff

157
Photographie East Bund Riverfront, Pudong

COUVERT

Shanghai Expo Park

PASSERELLE

PASSERELLE PIETONNE

L’espace de l’embarcadère est ouvert et accessible librement même lorsqu’aucune activité n’anime les lieux. Un cheminement opportuniste s’offre alors au marcheur. L’espace propose une configuration originale par son caractère ouvert, couvert et dont la matérialité créé une lumière diffuse qui se reflette dans le sol humide. Les pas du marcheur ne sont pas guidés, contraints, presque désorientés par la liberté de mouvements qu’offre l’espace avec pour seuls repères au sol cette forêt de poteaux largement espacés les uns des autres.

Photographie : Yoann Hild

La passerelle traverse l’espace et ne propose pas ici un remplacement mais une alternative au cheminement Elle extrait le marcheur des activités qui s’animent au «rez-de-chaussée», également parcourable. L’espace dispose une grande variété de possibles, de scénarios. Les cheminements se superposent, se cotoient, se croisent. La passerelle créé un rythme au sol par la retombée de ses poteaux entre lesquels des skaters vont et viennent. L’allure sur la passerelle est plus lente et suggère un pas qui prend son temps, une marche contemplative. Elle dispose un sol en bois dont la sonorité se diffère de la minéralité de l’espace inférieur.

Photographie : Yoann Hild

L’espace urbain s’adonne pleinement à l’automobile. La passerelle s’élance entre les axes routiers et fraye un chemin pour le marcheur qui n’a plus sa place au sol. Le paysage urbain donne à voir une superposition de flux, l’espace entier n’est plus que mobilité. Le point de vue s’élève et donne à voir le spectacle de la vitesse tout autour du marcheur.

Photographie : Cécile Gendron Tasseau

159

II.II.II - Les rythmes du cheminement

Cet inventaire nous permet de rendre visible la complexité de l’espace urbain. Par complexité, nous entendons ici la richesse et la diversité que les scènes urbaines accueillant les pas du marcheur disposent à divers moments de son parcours. Tel que nous avons pu l’observer, les dispositifs urbains prennent des formes très variées et sollicitent ainsi les sens et les pensées du marcheur de diverses façons. Nous supposons donc que la passion que peut procurer un parcours urbain et sa capacité à activer et libérer la pensée réside dans la multiplicité et la variété de ces moments de ville. Ils donnent ainsi une véritable texture aux cheminements.

Les dispositifs de masse, de volume et de greffe interviennent à différents niveaux dans l’espace urbain par des moyens divers. S’ils sont capables de partager des paramètres en commun dans leur manière d’occuper l’espace on peut néanmoins leur reconnaitre des effets distincts dans leur rapport à l’espace urbain et leur rapport au marcheur.

Ainsi, il nous est possible d’observer que les interventions dans la masse proposent généralement au marcheur un ancrage plus important dans l’espace urbain. Les dispositifs de masse impliquent un rapport direct avec la matière de la ville qu’ils fabriquent. Ainsi, ils forment un socle, un support aux autres dispositifs et proposent rarement au marcheur des situations couvertes ou en hauteur mais peut lui proposer un abaissement ou un soulèvement du sol. Il s’affirme généralement comme le rez-de-chaussée de la ville. Il est le dispositif qui enlace le corps, le fait tourner entre les volumes, lui donne à sentir un sol, un ancrage. Il propose l’immersion dans le corps urbain, donne à percevoir les masses qui affectent le marcheur de diverses manières selon le gabarit notamment et génère ainsi le cadre des fenêtres urbaines162. Il créé la majeure partie du réseau et sa hiérarchie en disposant des cheminements labyrinthiques, parfois rectilignes, parfois irréguliers, se dilatant, se contractant, proposant des moments opaques, des moments poreux, organisant l’espace de façon rigoureuse et ordonnée ou de façon plus informelle par moment. Il créé ainsi la première déformation de la matière urbaine qui suit le marcheur, ou que le marcheur suit, de façon presque continue sur son cheminement.

Les dispositifs de volume sont les cheminements les plus opportunistes. L’intervention dans le volume propose de s’immiscer dans des pleins, comme une violation de cet ordre plein-vide observable dans la ville et dans sa représentation en plan notamment où ces dispositifs sont plus difficiles à représenter et à lire. Il s’émancipe de cette rigidité et propose des fuites au travers des volumes comme la création d’un désordre caché. Il s’affirme véritablement comme une négociation entre l’espace urbain et l’architecture, entre plein et vide. Ainsi, il enveloppe le corps et lui propose des moments de villes contrastés. Il l’amène souvent vers un sentiment d’intérieur et de protection, en lui fournissant régulièrement un plafond, et créant ainsi un rapport totalement différent à l’espace urbain. Les dispositifs de volume sont cependant les plus instables puisque la négociation entre le plein et le vide présente ses limites. Les cheminements qui traversent les volumes peuvent parfois se voir fermés et ainsi disparaitre temporairement du réseau capillaire qui s’offre au marcheur.

Enfin, on observe dans l’ensemble que les dispositifs greffés viennent pour la plupart du temps reconnecter des fragments de villes qui pour diverses raisons se sont retrouvés dans l’incapacité de communiquer et de proposer une continuité du parcours au sol. Cette incapacité peut être due à des éléments naturels comme un cours d’eau ou des éléments construits par l’homme comme des axes routiers, véritables junkspaces. Dans d’autres situations le dispositif greffé permet la liaison horizontale de corps de bâtis ou le parcours de situations à traverser verticalement, pour relier différents niveaux. Ainsi, le dispositif greffé agit dans certains cas comme un soin palliatif, une solution qui atténue les symptômes sans nécessairement résoudre le conflit à la source, en recréant ou en reconnectant une capillarité rompue. On peut notamment évoquer l’exemple du passage protégé pour piéton. Lorsque les dispositifs greffés ne supportent pas les pas du marcheur, ils le couvrent ou l’accompagnent. Ainsi, on pourrait distinguer deux types de dispositifs greffés : les premiers proposant un véritable support de marche et ouvrant à de nouveaux possibles pour le cheminement dans la ville ; les deuxièmes accompagnant le marcheur sur son parcours en lui proposant une forme de distraction ou de protection.

La fabrication de dualités complémentaires, de l’immersion à l’isolement

La vue d’ensemble que propose ce travail d’inventaire nous permet notamment d’observer la manifestation d’un phénomène en particulier : celui d’une alternance dans l’exposition de soi aux autres. En effet, il apparait dans ces témoignages urbains que la marche en ville est une composition rythmée de moments isolés et de moments collectifs. Ainsi, nous pouvons observer des confrontations ou simplement des collages de moments qui extraient le marcheur et de moments qui le canalisent, des moments d’intérieur dépendant de moments extérieurs ou encore des moments cachés qui donnent sens aux moments exposés Dans son ouvrage En quête d’ambiances, Jean-Paul Thibaud reprend le fil de pensée de Minkowski au sujet de « deux principes vitaux qui règlent notre équilibre mental : la syntonie et la schizoïdie.»163. Ces principes distingués par Minkowski en 1995 sont une bonne illustration du phénomène que la ville et ses dispositifs génèrent dans l’expérience du marcheur. En effet, Minkowski et Thibaud soutiennent que :

« La syntonie désigne le principe qui nous permet de «vibrer à l’unisson avec l’ambiance». Elle assure le contact vital avec la réalité et renvoie au sentiment d’harmonie avec le monde. La schizoïdie, au contraire, désigne la faculté de «nous détacher de cette même ambiance». Elle procède de l’élan personnel, permet d’affirmer le moi, de donner sens et direction à l’avenir. Il s’agit là de deux fonctions complémentaires de la vie humaine.»164

Thibaud, 2015

Notre enquête nous amène à penser que ces deux fonctions complémentaires se retrouvent dans la vie urbaine et qu’elles sont en partie à l’origine de la

160 161
162 «La fenêtre urbaine est l’appellation donnée à la vision particulière d’un paysage vécu par un promeneur en ville. Elle est constituée du cadre : les façades d’immeubles, la voie et le fond de scène, où le ciel est un élément permanent de jour comme de nuit», ANTONI Robert-Max, Vocabulaire français de l’Art urbain, Certu, 2010, p.24.
163 THIBAUD
164
Jean Paul, Eprouver la ville en passant En quête d’ambiances, MetisPresses, 2015, p.20.
Ibidem.

discontinuité, de la fragmentation et de la granulosité du parcours urbain. Reprenons les couples de qualificatifs employés précédemment soit extraire-canaliser, intérieurextérieur et cacher-exposer165. Ces binômes constituent la trame de fond que traverse le marcheur au quotidien. Or, notre enquête nous permet de soutenir qu’il faut, pour apprécier l’un, être capable d’expérimenter l’autre. C’est cette dualité qui leur permet d’exister. Le cheminement dans la ville s’exprime alors comme un va-etvient permanent entre le « je » et le « nous ».

EXTRAIRE-CANALISER

C’est notamment par le moyen des différents dispositifs observés que ces contrastes apparaissent au marcheur. Ainsi, nous avons pu relevé des moments de ville qui canalisent le marcheur, qui forment une invitation à se fondre dans la masse mouvante, à suivre des cheminements normalisés et conditionnés. Le comportement ne semble alors plus répondre de l’individuel. L’individu s’abandonne à l’altérité, il « vibre à l’unisson »166 La multiplicité de la figure du marcheur implique différentes manières de vivre ces moments, on pense notamment à la distinction des figures du flâneur, du badaud et du lorgneur167, cependant la scène urbaine résultante que nous venons de présenter reste une constante observable. Pour canaliser le marcheur, l’espace urbain lui propose des cheminements simples et directs. Les mouvements du corps y sont aisés, sans difficulté. Le champ visuel est considérable, les perspectives s’ouvrent largement. Ainsi, tout est mis en œuvre pour faciliter les déplacements et une permanence des flux. Jean-Paul Thibaud soutenait d’ailleurs en 2006, dans un article intitulé «La fabrique de la rue en marche : essai sur l’altération des ambiances urbaines», les propos suivants :

«De plus en plus de rues à fonction essentiellement marchande tendent à limiter les puissances de la marche en la formatant. Dans ce cas, il est de moins en moins question de vagabonder au hasard et d’aller n’importe où sans but particulier. Plutôt que de laisser libre cours aux variations, improvisations et expressions du pas, il s’agit au contraire de le contenir, de le dompter, en restreignant autant que possible sa marge de manœuvre [...] Une des techniques les plus courantes consiste à canaliser les flux, baliser les parcours, inciter à circuler.»168 Thibaud, 2006

À contrario, d’autres moments extraient le marcheur de cette ambiance urbaine. Ils encouragent alors à un détachement, une appropriation du parcours individuel et ainsi une forme d’isolement. L’extraction du marcheur lui attribue dans la majorité des cas une position d’observateur extérieur à la foule, son cheminement est distant. Il n’est plus ce flâneur jouissant de l’anonymat procuré par la foule. Il n’est plus un acteur, il est spectateur. On peut alors y associer un effet de théâtralisation. Lorsque le point de vue s’extrait de la scène urbaine, il en offre une nouvelle compréhension ou invite à une forme de contemplation. Extraire ou canaliser sont ainsi des effets mis en place dans l’urbanité qui contribuent à la

165 Afin,

166 THIBAUD

167 THIBAUD

Lyon, 2007, Disponible en ligne <https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00993844/document>.

168 THIBAUD Jean-Paul, « La fabrique de la rue en marche essai sur l’altération des ambiances urbaines », Flux, n°66-67, 2006, p. 115, [consulté le 26-04-2021], Disponible en ligne <https://www.cairn.info/revue-flux1-2006-4-page-111.htm>.

composition des scénographies urbaines et à la diversité des expériences de marche.

INTÉRIEUR-EXTÉRIEUR

Au cours de son cheminement, le marcheur peut temporairement éprouver une sensation d’intérieur. L’intérieur n’est pas à nécessairement à comprendre dans le sens d’un espace complètement fermé et isolé visuellement, acoustiquement ou thermiquement mais comme un moment de ville tenu, enveloppé et sécurisé, par un dispositif, par une configuration spatiale particulière. Celle-ci implique d’une part une certaine proximité avec le marcheur mais lui permet également une mise en retrait. L’intérieur procure ainsi un sentiment de sécurité, d’isolement vis-à-vis de l’agitation urbaine. Il apparait comme un moment de répit dans l’expérience du marcheur.

Par ailleurs, d’après nos observations il serait incorrect de considérer seules les petites ruelles éloignées des axes majeurs comme capables de procurer ce sentiment. En effet, la simple présence d’arcades en parallèle à un cheminement offre d’une part une extraction du marcheur mais occasionne également chez celuici un sentiment d’intérieur. En quelques pas, sa perception de son environnement et son rapport à l’ambiance urbaine se transforment.

Cette notion s’oppose naturellement aux moments de villes extérieur. On considérera comme tel, tous les espaces ne procurant pas le sentiment précedent. Ainsi, le sentiment d’extérieur désigne généralement des moments plus ouverts, qui entretiennent un rapport au ciel plus généreux et qui ouvrent largement des perspectives sur le paysage urbain. Ils proposent des espaces de respiration pour la ville et permettent ainsi aux différents flux de s’y écouler abondamment. L’importance donnée à ces derniers dans ces cheminements extérieurs leur confèrent une agitation plus importante, une dynamique à laquelle le marcheur participe pleinement de par sa simple mouvance voire sa simple présence dans le milieu urbain.

CACHER-EXPOSER

Enfin, notre enquête révèle la capacité des dispositifs urbains à exposer le marcheur aux autres usagers de la ville dans certaines situations ou à le cacher et lui offrir différents degrés d’intimité dans d’autres. Ainsi, le comportement du marcheur, son aisance dans l’espace et la liberté de ses mouvements diffèrent entre un moment de ville exposé à l’altérité et un moment offrant un cheminement caché.

Par exposition du marcheur, il faut comprendre situation de coprésence d’une pluralité d’acteurs. En pratiquant l’espace urbain, certains moments nous exposent à d’autres marcheurs, relation sur laquelle nous reviendrons par la suite, mais également à d’autres types d’usagers de la ville. Ces derniers sont aujourd’hui divers et variés, du cycliste à l’automobile, et peuvent s’affirmer dans l’espace urbain comme de potentiels dangers pour le marcheur. En réponse, celui-ci adopte un comportement vigilant et se concentre sur les dynamiques à anticiper. L’exposition du marcheur implique ainsi une vulnérabilité plus importante qui sollicite une vigilance plus soutenue. Il sera par

162 163
de qualifier les phénomènes observés, nous utiliserons ces trois couples de notions. Elles révèlent les dualités sensibles et physiques expérimentées par le marcheur au travers de la ville. Jean Paul, Eprouver la ville en passant En quête d’ambiances, MetisPresses, 2015, p.20. Jean-Paul, BONNET Aurore, LEROUX Martine, THOMAS Rachel, Les compositions de la marche en ville. Contribution de l’équipe Cresson au rapport de recherche final Winkin Yves et Lavadinho Sonia (éds.), 2008 ” Des villes qui marchent, tendances durables en urbanisme, mobilité et santé ” Cresson, ENS

conséquent moins observateur et attentif à son rapport sensible à la ville, en faisant presque abstraction de celui-ci, qui nécessite une certaine disponibilité de l’attention. De plus, ce contexte n’est pas favorable à une liberté et une divagation des pensées, des réflexions. Ainsi, une situation exposée est plus susceptible de proposer une expérience de marche déconnectée et dépossédée.

Aussi, lorsque nous marchons, en nous exposant à l’altérité, nous nous donnons à voir aux regards des autres marcheurs. Les cheminements dans la ville deviennent alors également des moments d’observations interpersonnelles. La rue devient scène et les marcheurs autant public qu’acteurs. En 1959, Erving Goffman s’intéresse, dans son ouvrage The Presentation of Self in Everyday Life à cet ajustement que l’individu réalise sur son comportement et sur son image face à un public. Dès lors que nous nous exposons à d’autres, notre comportement donne matière à interprétation de notre personne. Par conséquent, une telle situation, nous incite à être davantage vigilant vis-à-vis de notre comportement et de nos mouvements. Ainsi, le marcheur seul ne se comporte pas de la même manière lorsqu’il est l’unique témoin de ses pas et lorsqu’il se donne à voir aux autres. D’ailleurs, Goffman soutient que «les individus seuls, plus que les gens en compagnie, font effort d’afficher des intentions et une personnalité convenables, autrement dit de faciliter par leur aspect une interprétation favorable d’euxmêmes»169. Ainsi, la situation exposée amène à penser sa personne au travers de l’image qu’elle donne à voir dans un milieu urbain. Le comportement et les mouvements sont ainsi influencés par la forme du dispositif et son degré d’exposition.

À l’inverse, certains moments de villes cachent le marcheur. Les dispositifs urbains leur offrent une distance ou un cheminement hors de portée qui rompent avec la situation précédente. Les flux sont considérablement réduits et ne sollicitent plus une attention aussi soutenue vis-à-vis des mouvements, de l’image et des dynamiques qui s’activent autour du marcheur. Ainsi, le cheminement caché libère l’attention des contraintes précédentes et permet de s’ouvrir plus largement à son environnement et d’être ainsi davantage sensible à son expérience de marche. Les pensées abondent et divaguent. Il ne s’agit pourtant pas d’espaces désertés ou hors de la ville puisque l’espace caché côtoie le moment exposé et c’est cette rupture qui nous intéresse pour le relief stimulant qu’elle génère dans la marche. Par ailleurs, l’espace caché ne se dévoile pas de façon aussi évidente que l’espace exposé. Ainsi, il accueille le marcheur curieux, le connaisseur ou le marcheur qui ose faire des détours. C’est un dispositif, un moment, un cheminement qui s’exprime dans une plus grande subtilité. Il se découvre et il surprend.

Ces phénomènes proposent ainsi une alternance dans l’exposition de soi aux autres et interviennent de façon plus ou moins liées. En effet, un espace qui extrait le marcheur est plus susceptible de lui proposer un espace caché qui lui procure une sensation d’intérieur et qui créé l’intimité. Tandis qu’à l’inverse, un espace qui canalise le marcheur est plus susceptible de lui proposer un cheminement exposé au regard des autres, à la foule, à l’agitation, lui donnant davantage une sensation d’extérieur. Ces scénarios volontairement présentés aux antipodes l’un de l’autre visent à démontrer les affinités partagées entre les notions étudiées, fournissant d’une part l’expérience d’un isolement complet et d’une autre l’expérience d’une immersion totale dans la foule urbaine. Cependant, il est nécessaire de nuancer cette démonstration qui ne met en exergue qu’une partie des scénarios possibles. Si ces derniers s’appliquent dans une grande partie des cas, il est également courant de voir les notions de ces binômes s’entremêlaient et proposer des moments intermédiaires. Par exemple, l’expérience d’une passerelle surélevée, identifiée comme un dispositif de greffe, est capable d’extraire le marcheur et de créer une distance vis-à-vis d’une situation urbaine sans pour autant procurer nécessairement un sentiment d’intérieur, ni proposer un moment caché. Cet exemple isolé en suggère une multitude, observables dans notre enquête, qui proposent des expériences intermédiaires créant toute la variété du parcours urbain.

La page qui suit propose l’illustration de chacune des différentes notions abordées précédemment par un dispositif, un moment de ville, qui n’a pas pour visée de s’imposer comme unique représentation mais en propose une des applications possibles.

Ces trois dualités urbaines générées par des moments de masse, de volume ou de greffe rythment ainsi le parcours urbain. Ils stimulent et sollicitent de différentes manières le marcheur et offrent une palette de moments de villes parmi lesquels celui-ci peut tracer son chemin idéal ou se laisser surprendre par une pratique plus hasardeuse comme évoquée précédemment au travers de l’errance ou de la dérive par exemple.

164 165
169
GOFFMAN Erving, La Mise en scène de la vie quotidienne 2.Les Relations en public, traduit de l’anglais par Alain Accardo, Les éditions de Minuit, 1973, p.35.

Filtre urbains et hiérarchisation du vide

Notre enquête nous permet également de révéler deux autres phénomènes contribuant à la fabrication de nos cheminements, à savoir, le filtrage urbain et la hiérarchisation du vide. Ces derniers sont particulièrement liés l’un à l’autre et sont générés par les différents dispositifs que nous avons étudiés précédemment. Selon la typologie à laquelle ils appartiennent, ils procèdent et s’expriment dans l’espace urbain de manières différentes. Nous nous appliquerons à décomposer leurs effets vis-à-vis de la mise en place des dualités urbaines que nous venons d’expliciter. Il s’agit ainsi de mettre en évidence la corrélation entre hiérarchisation de la capillarité de la ville et hiérarchisation de l’intimité dans le cheminement. Pour cela, nous nous intéresserons à la notion de corps filtrants empruntée aux architectes et urbaniste Paola Viganò et Bernardo Secchi.

Le principe du filtre comme sa définition l’indique est de «faire passer à travers un corps poreux ou un dispositif pour retenir des substances ou des corps solides.»170. Ainsi, le filtre urbain est un dispositif qui limite l’accès à un espace pour certains usagers ou impose une modification, une condition, dans l’usage qui peut être fait d’un espace. Il participe à la fragmentation de l’espace urbain et contribue à la fabrication d’ambiances urbaines variées.

«Dans une ville poreuse sont possibles plusieurs mouvements comme à travers des corps filtrants.»171 Secchi, Viganò

Pour Secchi et Viganò la notion de porosité abordée précédemment est à associer à la notion de perméabilité. Par ces dernières, il s’agit d’exprimer la multitude des passages et cheminements possibles au travers du corps urbain et leur capacité à filtrer les usages et les usagers dans la ville. Autrement-dit, en tant que marcheur, il nous est courant de rencontrer des espaces qui nous sont perméables et dans lesquels nous pouvons poursuivre notre cheminement tandis qu’au même moment d’autres usagers se voient refuser l’accès et sont invités à contourner l’espace ou se voient dans l’obligation d’adopter un nouveau comportement. Cette gestion des perméabilités et des connexions poreuses dans le matériau plein qu’est la ville permet de filtrer ou limiter les mouvements et l’accessibilité en son sein en offrant occasionnellement des moments d’intimité plus sécurisants pour le marcheur. Comme notre enquête a permis de le révéler, les filtres urbains peuvent s’exprimer de différentes façon dans l’espace urbain. Leur effet peut être plus ou moins volontaire et proposer un changement temporaire ou permanent. Ils s’inscrivent ainsi dans l’espace urbain par des interventions formelles, de façon matérielle, dans la masse, dans le volume ou dans la greffe mais peuvent également s’exprimer de façon immatérielle dans le cas de contraintes temporelles particulières ou de réglementations comme nous le verrons par la suite. Ainsi, ces différents filtres peuvent mettre en place un resserrement progressif autour du marcheur qui le reconnecte à son expérience de marche.

https://www.apur.org/sites/default/files/documents/06_plaquette_Studio_09.pdf>.

167
170 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), Portail lexical : Lexicographie Filtrer [Page consultée le 22-04-2020] Diponible en ligne : <https://www.cnrtl.fr/definition/filtr%C3%A9>.
171 SECCHI Bernardo, VIGANÒ Paola, «Paris Métropole 2021 : la construction d’une stratégie», équipe Studio 09, [Page consultée le 22-04-2020] Disponible en ligne <

Filtre urbain matériel, par la masse, le volume, la greffe

Comme nous l’avons observé précédemment, les dispositifs observables dans l’espace urbain par des interventions dans la masse, dans le volume ou dans la greffe sont capables de créer des distinctions spatiales plus ou moins évidentes et ainsi dans certains cas proposer une filtration sur le cheminement. Si cette filtration peut prendre des formes variées selon le type de dispositif, toutes semblent relever en partie du dimensionnement de l’espace.

Nous avons pu constater qu’un premier modelage des configurations urbaines était réalisé par l’espacement des volumes bâtis. Ce sont les creux dans la matière urbaine qui forment des vides plus ou moins important et génèrent ainsi une hiérarchisation des espaces procurant une diversité d’expériences de marches se fermant ou s’ouvrant à divers usages. Ces différentes dilatations et contractions de l’espace urbain créent des cheminements qui se distinguent par leur dimensionnement, leur gabarit, et conséquemment leur capacités d’accueil des flux de circulation.

Il existe un vocabulaire précis pour nommer les différentes formes que peuvent prendre le vide en fonction de leurs caractéristiques. Ainsi, au sein de la ville, le marcheur peut être amené à parcourir une avenue, un boulevard, une allée, un quai, une place, une rue ou des formes plus étroites comme des ruelles ou des passages, chacun de ces dispositifs proposant une expérience de marche différente. D’une forme urbaine à l’autre, on observe différents paramètres varier comme le dimensionnement de l’espace, l’usage et les usagers qu’elle accueille ou encore si l’espace est planté ou non. La rue est généralement considérée comme une norme, une référence urbaine qui permet la distinction des autres vides urbains. Ainsi si nous prenons le boulevard pour exemple, il est une artère importante, que l’on distingue généralement par sa largeur plus conséquente que la rue, souvent divisée par un terre-plein. Le boulevard accueille un grand débit de circulation, sur quatre à huit voies, et a pour usage de relier les parties importantes de la ville, comme le Boulevard du Président-Wilson ou le Boulevard de Nancy dans la ville de Strasbourg qui mènent tout deux à la gare ferroviaire. C’est une forme qui prône la vitesse et l’efficacité et qui, par conséquent, propose un cheminement canalisé au marcheur qui peut soit circuler sur un terre-plein central entre les voies de circulation, soit longer les volumes de part et d’autres sur des trottoirs. Pourtant, cette forme est initialement considérée comme un lieu de promenade depuis la démolition des remparts sous Louis XIV comme l’exprime notamment Thierry Paquot dans son article «L’art de marcher dans la ville» lorsqu’il écrit : «Ces remparts en madriers, planches et terre, sont démolis et leurs emplacements vacants deviennent des promenades urbaines, comme les « Grand Boulevards » à Paris.»172

Cette observation révèle l’influence que la circulation automobile, ou plutôt la vitesse peut exercer sur le modelage des vides urbains en entraînant un appauvrissement des expériences sensorielles. Si ces boulevards aujourd’hui ne révèlent pas des espaces qui expriment une vitalité accueillante et ne suggère pas la légèreté et l’apaisement d’une promenade, il reste évident que la présence de ces

2004, pp. 201-214.

formes urbaines contribuent au phénomène d’alternance des expériences dans la ville.

Ainsi, à la suite de nos réflexions sur l’alternance de l’exposition de soi, nous pourrions supposer les vides les plus étroits de la ville comme les plus propices à tenir le corps du marcheur pour la relation presque charnelle qu’ils entretiennent avec ce dernier. En effet, ces situations peuvent donner à sentir les masses urbaines se resserrer autour de soi jusqu’à donner la sensation qu’il suffirait de tendre les bras pour atteindre les limites de part et d’autres comme si le vide creusé ici s’était référé au corps du marcheur et non à une réglementation urbaine. Ces situations «constituent souvent aussi, pour ceux qui les connaissent, un réseau « discret» où la circulation automobile est limitée, voire absente. Ces passages, sentes, venelles, ruelles, traverses, carreyroux, traboules, allées, etc»173 s’affirment comme des cheminements secondaires, en retrait des scènes urbaines majeures.

En proposant ces cheminements plus ou moins étroits, l’intervention dans la masse peut s’affirmer comme un filtre urbain d’une grande finesse. Dans l’étroitesse, seul le marcheur peut se faufiler et se glisser dans ces creux cachés qui s’offrent à ce dernier de façon presque exclusives. L’étroitesse créé un isolement, une mise à distance vis-à-vis de l’agitation générée par les autres types d’usagers, le trafic routier ou les autres animations que peuvent accueillir les vides plus exposés. Ils procurent un moment de ville intime, calme, comme une parenthèse dans la ville qui ne nécessite pas une vigilance particulière et libère ainsi la pensée. En filtrant les flux, l’espace peut devenir davantage appropriable et donner lieu à des occupations spontanées comme il est couramment possible de l’observer dans les ruelles de Shanghai ou notamment dans les venelles des lilongs. «Le lilong est ainsi une forme urbaine qui permet la hiérarchisation des espaces publics vers les espaces privés, et donc la délimitation d’espaces de sociabilité à échelle différente, celle de la rue ou celle de la communauté.»174. Ainsi, cette hiérarchisation suggère également une gradation du domaine public vers le domaine privé et créer progressivement une intimité et un sentiment d’intérieur Cependant, comme nous l’avons exprimé précédemment, la richesse d’un cheminement semble résider dans la diversité des expériences, dans la fragmentation du parcours ou encore dans les ruptures d’échelles. Ainsi, nous supposons que le seul cheminement dans ces espaces aux grandes capacités de filtration ne saurait être apprécié sans une alternance de moments moins filtrés voire non filtrés. Par conséquent, il parait essentiel que la ville soit en mesure de proposer au marcheur des cheminements aux dimensions plus aérées qui lui permettent de rencontrer l’altérité, l’agitation urbaine mais surtout la vitalité particulière que propose l’urbanité. Pour autant, la dilatation d’un espace urbain doit-elle nécessairement s’accompagner d’une accessibilité plus ouverte aux autres types d’usagers ? Le marcheur doit-il faire l’expérience de ces situations de vulnérabilité pour être capable d’apprécier des moments d’exclusivité ?

Si la contraction du vide est un moyen de filtrer l’espace, une autre intervention dans la masse permet de filtrer les cheminements : le dénivelé du

173 PANERAI Philippe, MANGIN David, «Les tracés urbains communs», Les Annales de la recherche urbaine, N°32, 1986, p.16.

174 BAUDON Laurence, «Mutations de l’espace urbain à Shanghai : une mégapole entre ville globale et culture locale ? (Urban space changes in Shanghai : a megapole between global city and local culture ?)», Bulletin de l’Association de géographes français, 2004, p. 387, [consulté e 23-04-2021], Disponible en ligne <https://www.persee.fr/docAsPDF/bagf_0004-5322_2002_num_79_4_2290.pdf>

168 169
172
PAQUOT Thierry, «L’art de marcher dans la ville», Esprit, N° 303,

sol. Celui-ci suggère une distinction implicite des espaces, des cheminements et implique une filtration des usagers. Ainsi, la simple hauteur d’un trottoir permet d’ores et déjà de dissuader l’accès aux véhicules motorisés et contraint généralement le cycliste à mettre le pied à terre au moins le temps de l’enjambée. Des dénivelés plus importants sont également observables dans l’espace urbain, capables alors de dissuader fortement tout usager autre que le marcheur à en parcourir le sol. Par ailleurs, si certains escaliers intègrent des rampes à vélos pour faciliter leur accès aux cyclistes, ces dispositifs restent encore rare et les dissuadent ainsi généralement d’accéder aux espaces desservis par un escalier uniquement. Ces filtres urbains peuvent cependant par la même occasion générer des situations handicapantes pour les personnes à mobilité réduites pour qui l’accès aux quais par exemple peut s’avérer compromis. Par ailleurs, lorsque le dénivelé est faible, l’efficacité de ces filtrations le sont tout autant puisqu’elles suggèrent sans imposer et restent ouvertes aux débordements. Ainsi, l’exemple du trottoir censé dissuader l’accès des véhicules motorisés et garantir un sentiment de sécurité au marcheur se voit couramment emprunté pour le stationnement dans la ville de Strasbourg voire pour la circulation des scooters dans la ville de Shanghai. Le marcheur peut ainsi se fier au dimensionnement et à la géométrie de son environnement pour savoir s’il exige une vigilance particulière ou s’il peut se libérer de cette contrainte de pensée. Un passage étroit ou un dénivelé important permettent ainsi une expérience de marche disponible à l’observation et la découverte.

Nous avons observé par la suite un second façonnage du plein de la ville, dans le détail des volumes. Celui-ci crée de nouvelles opportunités de cheminements pour le marcheur et offrent occasionnellement une autre forme de corps filtrant en générant des plafonds, des percements ou des galeries limitant plus ou moins le passage des flux selon leur dimensions. Ainsi, tout comme les dispositifs de masse, c’est par la contraction du vide que s’opère la filtration des usages et usagers. Si certains percements s’ouvrent largement et ne proposent pas de filtration particulière du flux comme l’exemple du passage situé Place Kléber à Strasbourg, qui permet le passage d’une voie de circulation bordée de deux trottoirs, d’autres proposent un cheminement exclusivement destiné au marcheur qui peut pleinement posséder l’espace le temps de son passage. Les accès aux cours, les passages couverts, les cheminements intérieurs, dans les galeries commerciales, sont tout autant d’espaces qui se ferment généralement à tout autre usager que le marcheur lui laissant la liberté d’y laisser divaguer ses pas et ses pensées loin de tout conflit d’usages. Dans la majorité des situations, lorsque le cheminement pénètre véritablement un espace fermé, seul le marcheur y est autorisé.

Pareillement, l’intervention par la greffe met à disposition des cheminements qui par leur dimensionnements ou par leur surélévation par rapport au niveau du sol filtrent naturellement les usagers ne permettant ainsi que les déplacements à pied. Les dispositifs comme les passerelles s’affirment ainsi comme des moyens de resserrer les possibilités de cheminement autour du marcheur exclusivement notamment dans les situations où celles-ci sont surélevées.

Dans d’autres cas de figure c’est sous la forme de mobilier urbain que le dispositif greffé est capable de porter un rôle de filtre urbain. En effet, la filtration par le dénivelé évoquée précédemment n’étant pas efficace dans certaines situations, la filtration des véhicules motorisés peut être générée par l’installation d’éléments supplémentaires. Ainsi, il n’est pas rare d’observer des alignements de potelets en bordure de trottoirs ou à l’entrée d’une rue par exemple, des poteaux, des gardes corps ou encore des barrières créant ainsi des parcours linéaires. Ces derniers visent à gérer au mieux les conflits d’usages en conciliant les différentes vitesses propres aux différents modes de déplacements qui se côtoient dans une même rue pour ainsi empêcher un débordement des véhicules motorisés sur les espaces parcourables destinés au marcheur. Pour Jean-Paul Thibaud, ces dispositifs sont également un moyen de contrôle sur les pas du marcheur : «En créant des couloirs de circulation piétonne, en démultipliant les barrières, potelets, chaînes et autres éléments de délimitation des territoires piétonniers, certaines rues de centreville ne sont pas complètement étrangères à cette propension à formater le pas des marcheurs. Les trajets sont alors prédéterminés, laissant peu de place aux chemins de traverse ou à la flânerie.»175 . Ces filtres urbains, s’ils s’avèrent efficaces contre l’invasion d’autres usagers sur les places, trottoirs ou encore dans les rues sont finalement davantage un obstacle répété sur le cheminement du marcheur dont la fluidité des mouvements devient limitée et l’espace parcourable réduit. Ainsi, ces éléments présentés initialement comme des dispositifs filtrants visant à protéger le marcheur finissent par le desservir.

Nous avons pu observer la façon dont le modelage du corps urbain fabrique les cheminements du marcheur, distingue les espaces parcourables et créé des moments de filtrations. Or, l’enquête a également révélé des paramètres immatériels filtrant les cheminements et l’accessibilité à différents moments du parcours. Nous observerons à présent que la liberté des mouvements dans la ville ne tient pas seulement à une volonté du marcheur et au modelage du vide parcourable mais également à des contraintes immatérielles telle que la temporalité ou la réglementation appliquée à un espace.

Filtres urbains immatériels Ainsi, l’enquête révèle également l’existence de filtres temporels. L’accessibilité aux espaces et ressources qu’offre la ville peut se voir contrainte par des limites dans le temps. Ces dernières peuvent perturber un parcours en fermant ou en ouvrant la circulation à différents usagers de la ville sur des périodes plus ou moins longues. Cette temporalité associée au cheminement peut soit s’appliquer de manière régulière et répétitive, elle peut alors être anticipée par le marcheur habitué et connaisseur, soit avoir un caractère spontané ou ponctuel et être ainsi capable de le surprendre. Le filtre temporel, s’il est parfois matérialisé par un panneau, une affiche ou simplement un portail, un volet ou encore une porte ouverte ou fermée, reste moins évident à lire dans l’espace urbain puisqu’il est avant tout par nature un filtre immatériel. Il révèle ainsi plus ou moins subtilement des cheminements temporaires qui apparaissent alors comme de nouvelles opportunités pour le

THIBAUD Jean-Paul, « La fabrique de

essai sur l’altération des ambiances urbaines », Flux, n°66-67, 2006, p. 115, [consulté le 26-04-2021], Disponible en ligne <https://www.cairn.info/revue-flux1-2006-4-page-111.htm>.

rue

170 171
175
la en marche

marcheur lorsqu’ils sont accessibles. Il existe plusieurs situations où le cheminement peut se voir affecter un filtre temporel. La première désigne les cheminements qui se prolongent à l’intérieur d’un volume. En effet, dans ces cas de figure, le volume en question peut se voir attribuer des horaires d’ouvertures spécifiques en fonction des heures de la journée mais également en fonction des jours de la semaine. Par exemple, la cathédrale de Strasbourg peut faire partie du cheminement du marcheur entre 13 heures et 18 heures en semaine ou 13 heures et 15 h 30 le dimanche176. En dehors de ces horaires, le cheminement se ferme au marcheur qui voit alors une possibilité de parcours s’effacer temporairement. Ainsi, les volumes parcourables, dans le prolongement d’une promenade comme les monuments historiques, les galeries commerciales, les stations de métro, de tramway ou les gares ferroviaires sont tout autant d’espaces parcourables contraints par des filtres temporels propres à chacun. Ce filtre concerne majoritairement le cheminement au travers de volumes urbains mais il peut également s’appliquer à des espaces ouverts comme certains parcs. Si nous observions jusqu’ici les filtres urbains qui dissuadent à certaines temporalités précises le cheminement du marcheur dans certains espaces isolés de la ville nous verrons, qu’à l’inverse, dans d’autres situations, le filtre temporel peut s’appliquer sur tout un fragment de ville et être en faveur de la marche. En effet, certaines réglementations que nous aborderons par la suite peuvent se voir cumuler un effet temporel et ainsi refuser l’accès à certains usagers à des heures et des jours précis sur un morceau de ville plus ou moins étendu. De cette manière, la ville garantie une exclusivité de l’espace plus importante pour le marcheur en réduisant l’accessibilité pour les autres usagers sur une certaine durée. Ainsi, à certaines périodes de l’année, pour certains évènements particuliers, la ville peut investir temporairement la reconquête d’espaces urbains pour le marcheur. Nous nous intéresserons plus en détail par la suite à ces formes de reconquêtes, aux opportunités temporaires qu’elles représentent et les effets qu’elles ont vis-à-vis du marcheur et de ses habitudes. Enfin, un dernier filtre temporel est observable dans la ville. Il s’agit des temporalités générées par les chantiers dans le cadre de travaux. Le temps d’un chantier, l’espace urbain peut être modifié et se fermer à la circulation routière tandis qu’il tolère le passage de marcheurs ou de cyclistes. Dans cette situation, le chantier devient un filtre temporel et propose au marcheur une exclusivité imprévue sur un morceau de ville plus ou moins étendu pour une durée inconnue. Une chaussée peut soudainement devenir un espace parcourable et accueillir les pas du marcheur dans une configuration qui lui est inhabituelle. Il arrive parfois que les installations du chantier s’adressent directement au marcheur par le biais de panneaux à fond jaune indiquant «Piétons, prenez le trottoir d’en face». Ainsi, le chantier impose un changement, imprévu, spontané, dans le parcours du marcheur et rompt son éventuelle routine.

ville plus ou moins étendus et impliquer des interdictions ou des modifications des usages et usagers. Ces fragments réglementés sont qualifiés en France de zones de circulation apaisée et portent les appellations de zones 30, de zones de rencontre ou d’aires piétonnes. Ces dernières impliquent différents degrés de cohabitations des usagers et une diminution progressive de la vitesse autorisée comme le présente le tableau ci-dessous :

Comme nous l’avons évoqué précédemment, l’espace urbain est soumis à un certain nombre de réglementations capable d’impacter l’expérience du marcheur en intervenant notamment dans sa confrontation aux autres usagers de la ville. Ainsi, nous observons des filtres réglementaires prendre effet sur des fragments de

Les zones de circulation apaisée et leur effet sur l’espace urbain177

Selon le niveau de filtration de la vitesse et des usagers autorisés, le comportement du marcheur se libère progressivement de la vigilance contraignante et nécessaire habituellement dans les milieux urbains animés par des flux rapides. Dans certains fragments urbains il est même possible que «ces aménagements entraînent la disparition des trottoirs et des passages-piétons, puisque les piétons sont libres d’occuper l’espace à leur guise. Mais ceux-ci sont placés devant leur responsabilité de citoyens et doivent respecter les usagers des autres modes.»178 Ainsi, cette revalorisation du marcheur dans l’espace urbain nécessite en parallèle un comportement responsable de la part de ce dernier. Il s’agirait alors dans ces situations urbaines de croire en la capacité des différents usagers à cohabiter raisonnablement afin d’éviter une logique de séparation des flux stricte telle que les politiques urbaines ont pu mettre en place par le passé. Cependant les filtres réglementaires ne sont pas seulement à destination des véhicules motorisés ou des cyclistes. Si la vulnérabilité du marcheur vis-à-vis de ces derniers semble lui attribuer une protection particulière garantie par le code de la route, il existe quelques règles qui s’appliquent aux déplacements à pieds. Certaines réglementations peuvent ainsi limiter le mouvement des corps marchant en interdisant le déplacement sur une surface ou au travers d’un dispositif précis de façon permanente ou sous certaines conditions. C’est le principe de la «pelouse interdite», autrement-dit il s’agit d’espaces qui s’offrent visuellement comme des surfaces capables d’accueillir les pas du marcheur mais qui l’en interdisent pour diverses raisons. Ces situations, au-delà d’être capables de fournir une frustration pour le marcheur peuvent davantage encore représenter une tentation pour la surface disponible et inoccupée, comme en attente, qu’elles peuvent disposer. Par exemple, en hiver, il est possible d’observer la fermeture de quais justifiée par un panneau d’interdiction d’accès au piéton accompagné du message «En cas

177 CETE Méditerranée (Centre d’Études Techniques de l’Équipement Méditerranée), CASSAGNES Jérôme, «Prendre en compte l’ensemble des usagers de la voirie : Les zones de rencontre», Journée technique du 14 décembre 2009, CRDP Montpellier 178 LAVADINHO Sonia, WINKIN Yves, «Les territoires du moi: aménagements matériels et symboliques de la marche urbaine», [consulté le 26-04-2021], Disponible en ligne <https://www.unil.ch/ouvdd/files/live/sites/ouvdd/files/shared/Colloque%202005/Communications/A)%20Ecologie%20urbaine/A3/S.%20Lavadinho%20 et%20Y.%20Winkin.pdf>, p.4

172
173
176 Horaires d’ouverture de la Cathédrale Notre Dame de
dacces-et-horaires>
Strasbourg, [consulté le 26-04-2021], Disponible en ligne : <https://www.cathedrale-strasbourg.fr/plan-

d’intempéries et de crues». Par ailleurs, les chaussées des voies de circulation, que nous avons fréquemment évoqué comme junkspaces, s’exposent au marcheur comme un parcours interdit lorsqu’un passage piéton se situe à moins de 50 mètres. Aussi, lors de la traversée, il est interdit de se désaxer par rapport au passage piéton et de parcourir la chaussée en diagonale. À l’inverse, d’autres réglementations peuvent indiquer une obligation vis-à-vis du parcours à suivre pour le marcheur dans certaines situations. Celui-ci se voit alors indiqué par un panneau de signalisation «Passage obligatoire pour piéton».

Plus récemment, nous avons pu observé comment une situation sanitaire particulière179 était capable de donner naissance à de nouvelles formes de contraintes. L’espace urbain s’est alors vu appliquer une limitation des mouvements du marcheur à un certain nombres de kilomètres vis-à-vis du domicile, à une durée ou encore à un créneau horaire interdisant le déplacement dans le cadre d’un couvre-feu limitant ainsi la spontanéité d’une marche. Aussi, certains filtres urbains plus spécifiques peuvent être mis en place selon la politique urbaine d’une ville. Nous pouvons notamment citer la ville de Venise en Italie qui «interdit certains comportements afin de protéger le decorum urbain et paysager de la ville»180 comme la circulation à vélo, même poussé à la main, sous peine d’une amende de cent euros. La radicalité de ce filtre urbain créé l’atmosphère si particulière de la ville qui se présente alors comme un véritable terrain de jeu pour le marcheur, seul usager autorisé à en parcourir son labyrinthe de ruelles. Ainsi, malgré le flux humain fréquemment intense en raison du tourisme de masse, l’allure ne dépasse pas celle du pas. Le marcheur n’est en aucun cas confronté à la vitesse. Il peut alors se déplacer en prenant son temps sans se sentir vulnérable face à d’autres type d’usagers. Pour Jan Gehl, cette ville est la démonstration idéale de la lenteur comme paramètre créateur d’espaces stimulant à échelle humaine, «Bâtie à l’échelle de 5 km/h, Venise se distingue par la petite taille de ses espaces urbains, l’élégance de ses signaux visuels et le grand nombre de gens qui l’occupent. Cette ville offre une multitude d’expériences et d’impressions sensorielles .»181

en état d’éveil et de s’ouvrir différemment à l’espace urbain. C’est également dans cette capacité offerte au marcheur de pouvoir s’intégrer ou s’extraire d’une foule, d’une masse marchante, l’expérimenter ou l’observer que la ville propose un cheminement stimulant et donne à voir des moments riche en vitalité. Les divers dispositifs fabriquant l’espace urbain permettent au marcheur d’exprimer et de vivre sa propre expérience, selon son propre rapport à la ville.

Ainsi, c’est en mettant à sa disposition cette palette de moments diversifiés que la ville peut répondre à la multiplicité du marcheur capable alors de vivre des cheminements passionnants selon ses propres critères. Dès lors, il parait essentiel de ne pas aller à l’encontre de la nature fragmentée de la ville, qui s’exprime à la manière d’un collage, en tentant de l’uniformiser et de l’homogénéiser ou en appliquant des politiques urbaines de standardisation et de contrôle. Dans cette logique nous défendons l’importance d’une part de désordre dans le dessin des vides urbains.

Notre travail d’enquête nous a permis de décomposer l’expérience de la marche afin de comprendre les facteurs physiques responsables de différents ressentis lors de notre parcours fragmenté dans la ville. En effet, il s’agissait de nous intéresser à l’environnement construit pour comprendre l’importance de son impact vis-à-vis du marcheur et de l’espace généré. Nous avons ainsi pu extraire et identifier différents phénomènes, générés par la construction physique de l’espace urbain, fabriquant l’expérience de la marche en lui fournissant une trame de fond. Le phénomène d’alternance dans l’exposition de soi à l’altérité, le phénomène de filtres urbains et celui de la hiérarchisation de l’intimité dans l’espace urbain sont ainsi des conséquences directes du modelage permanent ou temporaire du corps urbain.

Ces différentes observations nous permettent d’établir un lien entre la richesse d’un parcours, la passion d’un cheminement et les basculement d’ambiances urbaines. Ce basculement du marcheur entre foule et solitude, ou exposition et protection créer un rythme plus ou moins intense capable de maintenir le marcheur

179 Il est ici fait référence à la crise sanitaire liée à l’émergence du virus Covid-19, décrété urgence de santé publique de portée internationale le 30 janvier 2020 par l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), [consulté le 27-04-2021], Disponible en ligne <https://www.who.int/fr/news/item/29-06-2020-covidtimeline>

180 Città di Venezia, Accueil #EnjoyRespectVenezia : Comportements interdits, [consulté le 26-04-2021], Disponible en ligne <https://www.comune.venezia.it/fr/ content/comportements-interdits>.

181 GEHL Jean, Pour des villes à échelle humaine Les Éditions Ecosociété, 2012, p.57

Par ailleurs, les corps filtrants révèlent la souplesse dont bénéficie le déplacement par la marche. Leur observation nous permet de mettre en exergue la grande capacité d’adaptation et de liberté que le corps marchant permet. Elle révèle la façon dont le modelage du corps urbain est capable de proposer des expériences exclusives et sécurisées pour le marcheur par divers moyens. Cette même souplesse semble à premier abord faire du marcheur, un usager de la ville davantage difficile à contraindre ou à diriger. Pourtant, tandis qu’initialement la marche s’exprime en effet comme une pratique qui autorise toutes les libertés de mouvements possibles dans l’espace urbain au même titre que la liberté de ne pas se mouvoir, de s’arrêter et d’observer le paysage urbain, nous avons pu également observer que cette liberté pouvait être compromise et contrainte par un certains nombres de paramètres matériels et immatériels. Si le marcheur est, dans une certaine mesure, libre de ses pas, il est soumis à des contraintes générées par l’aménagement de son environnement qui lui offre plus ou moins la possibilité de s’approprier son parcours au travers de la ville. Dans cette logique, nous nous interrogeons sur la pertinence des politiques piétonnes générant des parcours contraints et autoritaires dans un but de contrôle et de surveillance des différentes activités qui s’animent en ville et chercherons donc à explorer de nouvelles façons de concevoir la ville qui encouragent le marcheur à s’approprier son expérience urbaine.

174
175

III - Réinvention d’une ville par ses territoires arpentés, pour une nouvelle manière de construire le paysage urbain

Après avoir enquêté sur la façon dont l’environnement construit pouvait interagir de diverses manières avec le marcheur, nous avons pu prendre conscience des limites que l’espace parcourable présentait et du contrôle que les politiques urbaines pouvaient exercer sur les pas du marcheur. Ainsi, nos observations nous ont amené à comprendre la fragilité de la marche urbaine mais suggèrent cependant des possibilités d’évolution pour cette pratique capable de transformer la vie entre les murs si l’occasion lui en est donnée. Il s’agit à présent d’élargir notre réflexion sur l’espace urbain à des pratiques plus souples et émancipatrices capables d’offrir une véritable revitalisation et stimulation de ces vides urbains pour ancrer à nouveau les pas flottants.

Nous nous appliquerons dans cette partie à apposer un autre regard sur la ville, un regard porteur d’espoir quant à une réappropriation et une réinvention de la ville par ses territoires arpentés sur la base de nos réflexions précédentes. Les différentes pratiques que nous avons pu abordé comme la flânerie présentée par Walter Benjamin ou le principe de dérive introduit par Guy Debord se rejoignent dans leur rapport à la ville. En effet, tout deux revendiquent une expérience de ville-labyrinthe, une ville qui permet l’art de l’égarement tel que l’a appris Benjamin dans la ville de Paris à l’époque. Nous nous intéresserons ainsi au modèle du labyrinthe pour comprendre dans quelle mesure il peut être inspirant vis-à-vis de nos politiques urbaines futures puis nous nous inspirerons de modèles urbains aux images plus chaotiques et désordonnées voire subversives soutenant que la créativité naît d’un certain degré de désordre urbain.

178 179

III. I - Le modèle du labyrinthe : lieu de vie surprenant

Pour Walter Benjamin, la ville était «la réalisation du rêve ancien de l’humanité, le labyrinthe.»182 Si le labyrinthe se définit dans nos dictionnaires comme un «ensemble formant un réseau compliqué d’éléments dans lesquels il est possible de se perdre»183 ou encore tel un «enchevêtrement inextricable d’éléments d’une grande complexité pour l’esprit», il est une métaphore positive et inspirante. En effet, cette complexité désorientante que génère la ville-labyrinthe était capable de procurer un sentiment enivrant pour le marcheur qui s’abandonnait à la flânerie ou à la dérive au cours d’une errance dans la ville. La pratique de la dérive comme la proposait Guy Debord invitait ainsi à une exploration de la ville à l’image d’un labyrinthe, autrement-dit, à une divagation du corps qui se laisse enlacer par les espaces qui s’enchaînent.

Ainsi, le labyrinthe suggère une expérience qui se définit avant tout par un rapport physique, corporel et sensoriel à l’espace. L’absence de repère, en créant une forme de désorientation éveille les sens du marcheur et lui rappelle sa nature d’être sensible. La ville qui s’offre comme un labyrinthe est mystérieuse, elle ne se dévoile pas entièrement, sa lisibilité, son intelligibilité, n’est pas totale. C’est un système complexe qui met en relation une multitude de cheminements accessibles et engageants, de seuils, de croisements, se dévoilant ainsi au marcheur au fil de sa progression. Elle est ainsi une expérience fragmentaire qui est à la fois :

«dedans et dehors, intérieur et extérieur [...] La ville-labyrinthe, l’espace urbain labyrinthique suit cette même logique, elle n’a pas d’échelle précise, elle est à la fois architecture et « paysage ». Benjamin a rencontré dans les passages couverts parisiens l’illustration la plus évidente de cet espace urbain intermédiaire, entre intérieur et extérieur, entre privé et public.»184 Berenstein-Jacques, Paquot, 2005

Elle confronte ainsi le marcheur à l’inconnu le rendant alors disponible, comme nous avons pu le développer précédemment, à la découverte. Tandis qu’il s’abandonne aux topographies de l’espace, avançant presque à l’aveugle, il est animé par la volonté d’en découvrir davantage, de le comprendre, d’en appréhender l’ensemble. Ainsi la ville-labyrinthe attise la curiosité du marcheur et peut occasionner une frustration stimulante. Le marcheur en quête de savoir et de connaissances de son environnement, parcourt inlassablement le dédale des rues et traverse les paysages urbains dans l’ambition de reprendre le dessus sur cette situation qui le domine et le dépasse. Cette quête devient alors un jeu urbain. Si ce comportement ne relève pas des principes de la flânerie ou de l’errance, elle démontre toutefois une autre manière dont le modèle du labyrinthe rend l’individu qui le parcourt sensible à son espace. Aujourd’hui, dans la ville, certains subterfuges que nous avons pu observés permettent d’assouvir ce désir d’appréhension du labyrinthe et d’en apprécier un autre rapport. Par moment, le marcheur se voit élevé au dessus de la ville comme «Icare au-dessus de ces eaux, il peut ignorer les ruses de Dédale en des labyrinthes mobiles et sans fin. Son élévation le transfigure en voyeur. Elle

182

183

184

le met à distance, elle mue en texte qu’on a devant soi, sous les yeux, le monde qui ensorcelait et dont on était « possédé »»185. Dès lors que le marcheur prend de la hauteur et se rend capable de la lecture du labyrinthe, ce dernier n’est plus qu’un plan, sans secrets et sans surprises. Ses vices et ses feintes sont révélées, mises à nue au regard de celui qui le surplombe. Pourtant, nous maintenons que ces moments complètent l’expérience du marcheur et peuvent également donner naissance à un cheminement labyrinthique dans la verticalité.

Guy Debord écrit par ailleurs Projet pour un labyrinthe éducatif186 le 8 décembre 1956, un texte resté inédit et non publié à l’époque, dans lequel il propose un projet qui vise à générer une expérience de désorientation intense des visiteurs en les plongeant dans un univers labyrinthique où les informations visuelles, les objets et les textes observables, n’orientent pas mais contribuent, au contraire, à leur procurer un dépaysement important. En effet, ce labyrinthe aurait disposé, par exemple, de faux numéros de rues, de faux paysages ou de cartes présentant le plan d’un labyrinthe différent de celui parcouru. L’espace aurait ainsi favorisé et intensifié les possibilités d’expérimenter la dérive. Si ce projet ne verra jamais le jour, il démontre cependant l’importance du modèle du labyrinthe dans la réflexion urbaine de Debord. Par l’emploi de cette métaphore, il invitait à repenser les contraintes de la ville et sa réinvention notamment au travers de moyens ludiques et artistiques. Cette image de la ville-labyrinthe a fréquemment été une source d’inspiration, notamment dans la littérature et la poésie, mais également le point de départ de réflexions sur la ville.

Ainsi, le modèle de la ville-labyrinthe, s’il semble se définir par la création d’espaces complexes à appréhender, il est surtout une expérience ludique, qui repose sur la notion de jeu. En effet, « l’idée de la dérive et du labyrinthe chez les situationnistes était directement liée à une valorisation du jeu, du jeu urbain, de la ville comme espace de jeu »187. Ainsi, pour reconnecter le marcheur à son espace urbain, la dimension ludique de l’espace pourrait être une piste à investir.

Pour Jean-Cristophe Bailly, « l’évolution générale des villes, y compris de celles qui ont le plus fermement tenu à créer une lisibilité ouverte, a fini par donner une légitimité quasi universelle à l’image du labyrinthe : c’est elle qui s’impose dès qu’à peine arrivé dans une ville inconnue on en ouvre le plan»188. Cependant, nous soutenons que les effets sensibles produits par le labyrinthe se retrouvent davantage dans certains moments de villes. Le labyrinthe semble s’affirmer comme un modèle de ville idéal pour le flâneur puisqu’il peut y trouver la jouissance de l’inconnu. Or, également considéré comme «un système d’organisation spatiale chaotique et codifié qui se nourrit de l’erreur»189 nous avons cherché et cherchons encore à nous opposer à la nature labyrinthique des villes par l’architecture et l’urbanisme notamment. Ainsi, la peur du chaos ou autrement-dit, du désordre, que peut évoquer cette image semble prévaloir sur le sentiment d’être chez soi, tel que le marcheur peut l’éprouver, au cœur du labyrinthe.

185 DE CERTEAU Michel, L’invention du quotidien Paris, Gallimard, coll. «Folio Essais», 1990, p.140

186 DEBORD Guy, «Projet pour un labyrinthe éducatif» (1956), Œuvres, Gallimard, Quarto, 2006, p. 284

187

<https://www.cnrtl.fr/definition/labyrinthe>.

[consulté le 04-05-2021], Disponible en ligne : <https://www.cairn.info/geometrie-mesure-du-monde--9782707144690-page-205.htm>.

BERENSTEIN-JACQUES Paola, « Les sens du labyrinthe », Géométrie, mesure du monde PAQUOT Thierry, La Découverte, « Armillaire », 2005, p. 211, [consulté le 04-05-2021], Disponible en ligne : <https://www.cairn.info/geometrie-mesure-du-monde--9782707144690-page-205.htm>.

188 BAILLY Jean-Christophe, «Marcher dans la prose des villes», Sciences de la société, n°97, 2016, [consulté le 04-05-2021], Disponible en ligne <http://journals. openedition.org/sds/3913>.

189 BELLO MARCANO Manuel, «Jorge Luis Borges et la dédalographie. Introduction fictionnelle à un archétype spatial », Sociétés, 2011/3, n°113, p. 73-80,[consulté le 04-05-201], Disponible en ligne <https://www.cairn.info/revue-societes-2011-3-page-73.htm>

180 181
BENJAMIN Walter Paris, capitale du XIXe siècle, Cerf, Paris, 1989, p. 448 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), Portail lexical : Lexicographie Labyrinthe [Page consultée le 03-05-2020] Diponible en ligne BERENSTEIN-JACQUES Paola, « Les sens du labyrinthe », Géométrie, mesure du monde PAQUOT Thierry, La Découverte, « Armillaire », 2005, p. 211,

« Le labyrinthe est un lieu de vie, de surprise. Le plan interdit la surprise, il tue la vie du labyrinthe [...] L’architecture et surtout l’urbanisme sont antilabyrinthiques, ils existent pour éviter le labyrinthe, le désordre et le chaos spatial. Les architectes ont inventé alors la ligne droite, l’orthogonale, et les quadrillages, la grille perpendiculaire»190 Berenstein-Jacques, Paquot, 2005

Ainsi, au travers des pratiques urbaines modernes évoquées précédemment, le dessin de la ville s’est opposé à cette tendance labyrinthique presque naturelle de la ville, en cherchant à lui imposer une clarté et une lisibilité générée par une organisation précise, linéaire et aérée qui se voulait garantir une meilleure qualité de vie. Une expérience de ville qui ne laisse alors ni de place à l’hésitation ni à l’erreur tel qu’on peut les connaître dans le labyrinthe. En effet, «à partir du moment où la ville se fixe complètement, le mystère du labyrinthe va progressivement disparaître dans la monotonie des tracés réguliers.»191

III.II - Le désordre, créateur de vitalité

Comme nous avons pu l’observé précédemment, le développement urbain durant la période moderne, soit dans la seconde moitié du vingtième siècle, a donné lieu à une surdétermination des fonctions et des utilisations de l’espace public. Cette pratique a découragé l’utilisation spontanée de l’espace public et son investissement en tant qu’espace de sociabilité. Soutenant l’idée qu’un ordre excessif dans les villes a un effet paralysant sur la vie urbaine, effets dont avertissait déjà Richard Sennett en 1970 dans son ouvrage The Uses of Disorder: Personal Identity & City Life, nous irons à contre-sens des objectifs de clarté et de lisibilité de la ville, qui mènent l’espace urbain à des parcours autoritaires et une surprotection de l’expérience du marcheur, en considérant que «le langage comme la ville sont des équilibres qui vivent des perturbations qu’ils engendrent, des systèmes ouverts.»192. Cette affirmation nous amènera ainsi à envisager la notion de désordre comme un principe réalisateur de vitalité dans l’espace interstitiel de la ville.

Par ailleurs, l’errance peut être perçue comme une forme d’appréciation des désordres urbains. Elle est un parcours improviste, spontané et opportuniste qui s’empare des perturbations urbaines. Or, les villes de Strasbourg et de Shanghai, comme nous avons pu l’observer, génèrent à la fois des situations urbaines évoquant le désordre mais également des situations rigoureusement ordonnées. Ainsi, l’ambiance d’un espace à un autre diffère selon le degré de désordre ressenti et propose des expériences de marche distinctes. Si l’on pourrait considérer que la rupture d’ambiance entre des moments de ville «ordonnées» et des moments de ville «en désordre» peut être perçue comme une contribution à la richesse d’un parcours urbain, cette affirmation reviendrait cependant à justifier un besoin d’espaces «ennuyeux» pour valoriser des espaces stimulants.

Ainsi, il conviendra de questionner la notion de désordre, ce qu’elle représente et ce qu’elle implique afin de mieux comprendre dans quelle mesure celle-ci peut s’affirmer comme un potentiel facteur stimulant pour la vie urbaine.

III.II. I -Déconstruction de la notion de désordre

Si l’on s’intéresse dans un premier temps aux définitions que proposent les dictionnaires français, le terme désordre est qualifié comme l’absence ou le manque de cohérence, d’organisation amenant à une certaine forme de confusion193 ou encore comme « l’absence de régularité dans le rangement, dans l’ordonnance, qui fait qu’on ne s’y retrouve pas. »194. Ces deux définitions soutiennent l’idée d’un état qui affecterait notre perception d’un environnement. Ainsi, le désordre, même s’il est extérieur à notre corps, semble inévitablement saisir nos sens et causer un désordre intérieur, dans notre perception et nos pensées. Dès lors, une situation de désordre suppose une certaine désorientation ou confusion chez l’individu qui la confronte. Une autre définition donnée par le dictionnaire Larousse nous permet de révéler un autre aspect important de la notion de désordre. Celle-ci évoque l’ « état

192 BAILLY Jean-Cristophe, La Phrase urbaine Le Seuil, 2013, p.26

193 LAROUSSE, Langue française dictionnaire désordre [Page consultée le 22-12-2020] Disponible en ligne : <https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ d%C3%A9sordre/24578>.

194 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), Portail lexical : Lexicographie Désordre [Page consultée le 22-12-2020] Diponible en ligne < https://www.cnrtl.fr/definition/d%C3%A9sordre>.

182 183
190 BERENSTEIN-JACQUES Paola, Op. Cit., p.214 191 Ibidem.

d’un lieu où les choses ne sont pas à leur place »195. Ces quelques mots révèlent la profonde subjectivité qu’implique la notion de désordre. Il apparait dès lors intelligible que les notions d’ordre et de désordre peuvent difficilement répondre à un ensemble de critères et de règles rigoureuses de manière objective puisque cellesci semblent relever en réalité d’une sensibilité individuelle. Le désordre de l’un est-il nécessairement désordre pour l’autre ? «Bergson cite l’exemple de sa bibliothèque, dans laquelle quelqu’un a mis de «l’ordre», alors que sa mémoire lui permettait de mieux trouver les documents avant cette intervention.»196 Est-il juste de penser pouvoir apposer un regard objectif sur les notions d’ordre et de désordre ?

Si l’on suppose que les notions d’ordre et de désordre impliquent une certaine subjectivité dans la mesure où ces phénomènes sont perçus différemment selon l’individu, il est cependant d’usage de considérer le désordre comme un phénomène négatif voire destructeur et l’ordre comme une ligne de conduite à suivre dans tous les domaines. Pourtant, le terme désordre n’est pas nécessairement synonyme de destruction. Si l’ordre correspond à un état qui satisfait les attentes d’un ou plusieurs individus, le désordre est systématiquement associé à ce qui déplaît et revêt indéniablement une connotation négative. Il est l’ordre non désiré, non recherché. Il évoque une instabilité, une irrégularité, une fragilité dans la structuration d’un système, d’un environnement mais également une source d’incivilité voire de violence. Le désordre est perçu comme l’élément déclencheur de la décadence, du chaos ou encore de la déperdition. Ainsi, l’homme craint particulièrement le désordre et s’est souvent efforcé de le chasser de tous les domaines notamment à l’échelle urbaine, tandis qu’il encourageait un règne de l’ordre dans nos sociétés et nos urbanités.

«Le problème n’est pas de trouver l’ordre caché des choses sous un désordre apparent mais, sous l’ordre apparent que nous y créons scientifiquement, de retrouver finalement ce qui est le désordre fondamental et ce qui fait la ville pour moi»197 Marcel Roncayolo, 2007

Désordre et ordre sont ainsi deux notions opposées, contradictoires et pourtant liées et inséparables, l’un produisant l’autre dans une sorte de processus circulaire. Nous soutenons l’idée que l’ordre et le désordre sont tous deux des phénomènes créateurs et que l’ordre seul tout comme le désordre pur ne peuvent avoir des aboutissements positifs. Edgar Morin met en évidence, de manière radicale, ce constat d’une nécessité du désordre dans l’ordre :

«J’ai compris radicalement que tout ce qui ne porte pas la marque du désordre élimine l’existence, l’être, la création, la vie, la liberté, et j’ai compris que toute élimination de l’être, de l’existence, du soi, de la création est de la démence rationalisatrice. J’ai compris que l’ordre seul n’est que bulldozérisation, que l’organisation sans désordre est l’asservissement absolu. J’ai compris qu’il faut craindre, non le désordre mais la crainte du désordre, non le sujet mais la subjectivité débile qui se prend pour l’objectivité.»198 Morin, 1977

195 LAROUSSE, Op. cit., [Page consultée le 22-12-2020]

196 GUITTON Henri, «Réflexions sur le chaos, l’ordre et le désordre», Revue D’économie Politique n°104 (6), nov.-déc. 1994, [consulté le 10-05-2021], Disponible en ligne <http://www.jstor.org/stable/24700517>, p.57.

197 RONCAYOLO Marcel, « Quelles réponses au « désordre urbain » en vallée de l’Orge ? », Claire Roullet-Sureau in Strates, 13 | 2007, mis en ligne le 05 novembre 2008, [consulté le 29 décembre 2020]

Disponible en ligne <http://journals.openedition.org/strates/6182>.

198 MORIN Edgar, La méthode. Tome I, La nature de la nature, Paris, France, Éd. du Seuil, 1977, p.386.

Ainsi, jusqu’à l’échelle urbaine, la «nécessité de penser ensemble dans leur complémentarité, leur concurrence et leur antagonisme, les notions d’ordre, de désordre et d’organisation nous fait respecter la complexité physique, biologique, humaine.»199.

Notre démarche ne consiste donc pas à rejeter de façon systématique l’ordre en faveur du désordre mais d’interroger les limites et dangers associés à une utilisation excessive de l’ordre à l’échelle urbaine. Il ne s’agit pas de proposer une analyse manichéenne de la situation de nos villes mais de révéler une mauvaise balance entre ces phénomènes. En effet, si on observe une tendance à employer l’ordre comme un outil pour réparer le désordre ou comme une méthode pour contrer la nature labyrinthique de la ville, il est nécessaire de reconsidérer l’opposition radicale d’un ordre urbain positif à un désordre urbain négatif. En effet, tel que notre enquête a pu le révéler, il existe des expériences urbaines où l’ordre se voit oppressif et coercitif.

Cette réflexion autour de la notion de désordre nous permet de mieux appréhender la notion et son rapport à l’ordre afin de les transposer à l’échelle urbaine. Elles nous permettront notamment de comprendre certains phénomènes et comportements urbains associés à l’expérience de la marche en ville et de questionner l’expression même de «désordre urbain».

D’un point de vue urbain, le désordre est généralement associé à des situations où le paysage urbain ne répond à aucune cohérence d’ensemble. Dans l’espace urbain «le désordre se définit alors par l'absence d'un dessein intelligent»200ainsi souvent interprété comme une planification insuffisante de l’espace qui produit un manque de lisibilité de celui-ci. Cette incohérence globale peut se traduire par des juxtapositions et des accumulations de formes et de fonctions dans une composition qui peut nous sembler aléatoire tant elle apparait complexe. Shanghai est une bonne illustration de ces propos dans la mesure où la quantité d’informations dans l’horizontalité et la verticalité que nous donne à voir les paysages de certains moments de villes sont plus importants que dans la ville de Strasbourg et peuvent produire une certaine confusion chez le marcheur traversant ces espaces.

À l’origine d’une impression de désordre ou d’une sensation de désorientation, il pourrait donc essentiellement s’agir d’une difficulté à déchiffrer la complexité d’une situation urbaine. En effet, le ressenti de désordre et de désorientation, peut être en premier lieu généré par une difficulté à déchiffrer la complexité d’une situation urbaine. Dès lors, on peut établir un lien entre les notions de désordre et de complexité. Lorsque l’on transpose à l’urbanité le raisonnement de Bernard Piettre, professeur de philosophie, à propos de ces deux notions qui écrit : «On a toujours eu tendance à confondre, en effet, l’ordonné et le simple, le désordonné et le

184 185
199
MORIN Edgar, Science avec Conscience Fayard, 1982, p. 89.
200
PIETTRE Bernard, « Ordre et désordre le point de vue philosophique », in CURAPP Désordres, PUF, 1997, p.30.

complexe»201 , la notion de désordre au delà d’avoir une valeur subjective, se révèle alors comme l’interprétation d’une situation complexe telle qu’une situation urbaine où la quantité d’informations perçue par les sens d’un individu ne lui permet pas de comprendre son environnement dans son ensemble.

Si la perception du désordre urbain est en d’autres termes le résultat de notre capacité limitée à appréhender la complexité d’une situation urbaine, il est alors nécessaire d’interroger la légitimité et l’objectivité de ce jugement. L’idée même d’une urbanité dite en désordre ne relève-t-elle pas uniquement de la perception individuelle de chacun ? L’étudiant strasbourgeois que j’étais à mon arrivée à Shanghai percevait-il la complexité de la ville de la même manière qu’un étudiant shanghaien, ou encore de la même façon que l’étudiant que j’étais à mon départ de Shanghai ? En effet, tel que nous avons pu le présenter auparavant, le paysage est la perception d’un phénomène qui suppose une subjectivité individuelle et fragmentée. Il n’existe que par le biais de cette subjectivité qui lui donne sens et le concrétise. À nouveau, Shanghai est une illustration pertinente du caractère subjectif que revêt la notion de désordre. En effet, si cette ville aux scène urbaines que l’on considère chaotiques peut donner une impression de désordre plus ou moins importante dans certains moments de ville pour le touriste qui les découvre, elle peut également être perçue comme un «kaléidoscope à la fois chaotique et ordonné»202 comme l’écrit Régine Robin lorsqu’elle décrit les paysages de ce qu’elle appelle des «villes monstres». Face aux regards confus voire terrifiés que peuvent provoquer ces villes monstres, Robin recommande «une transformation complète du regard, une nouvelle façon d’appréhender les mégapoles, ces villes qui, dit-on, n’en sont plus»203. Ces propos semblent ainsi rejoindre l’idée selon laquelle le désordre ne serait qu’un ordre différent de celui qu’un individu conçoit. Ainsi, le regard que le marcheur porte sur un paysage urbain serait-il lui-même le créateur du désordre ? Cette interrogation rejoint l’hypothèse émise précédemment suggérant des prédispositions perceptives liées à l’identité de l’individu, sa culture et la forme de son environnement quotidien. Ces différents facteurs contribuent à la fabrication de notre perception et ainsi à notre rapport à l’ordre et au désordre.

Dès lors, il apparait évident que la perception d’une urbanité et le rapport au désordre n’est pas une chose figée ni objective. Elle s’avère au contraire instable et flexible, elle évolue dans le temps, elle s’accommode et se rattache aux expériences. Ainsi, il est nécessaire de rappeler le caractère subjectif du désordre. Aussi, comme indiqué précédemment, on désigne le désordre comme un lieu dans lequel un individu ne se retrouve pas. Par conséquent, dans cette logique, il s’agit d’un état capable d’évolution. En effet, une personne n’entretient pas le même rapport à son environnement lorsqu’il le découvre pour la première fois, lorsqu’il s’habitue à celui-ci ou lorsqu’il n’a toujours connu que celui-ci. Ainsi, l’idée d’assimilation et d’accommodation à un paysage urbain semble nécessaire à intégrer dans cette notion de désordre attribuée aux villes à l’organisation complexe.

III.II. II - Des pratiques urbaines spontanées

Si la notion de désordre semble être une construction de la pensée plus ou moins collective suggérée par l’environnement quotidien du marcheur, nous nous intéresserons aux formes urbaines et architecturales généralement considérées comme contraire à l’idée d’ordre tel que les politiques urbaines contemporaines la conçoivent. Comme introduit précédemment, le désordre urbain est couramment défini par l’absence de cohérence globale dans un fragment de ville plus ou moins étendu. Or, nous pouvons qualifier les pratiques urbaines démunies de planification ordonnée préalable comme des pratiques urbaines «spontanées». Nous pouvons notamment mentionner à ce propos les réflexions urbaines de Pierre Lavedan qui distinguait les villes «créées» ou «artificielles» des villes «spontanées» dans son ouvrage, Histoire de l’urbanisme, publié entre 1926 et 1952 et composé en trois tomes chronologiques sur trois décennies, à savoir de l’Antiquité et du Moyen-Âge à notre époque contemporaine. Les villes «créées» désignant les villes «susceptibles d’avoir été conçues d’avance, par des «architectes»»204, des villes où la rigueur du plan domine tandis que les villes «spontanées» désignent les villes historiques ayant connu une croissance par incrémentation. Les trois tomes de son ouvrage connaissent toutefois une critique importante d’architectes, de géographes ou d’historiens, accusés de négliger un nombre de facteurs importants dans son étude de l’évolution des villes et d’en proposer une simplification excessive et inexacte.

Cependant, nous soutiendrons l’idée que certaines formes urbaines s’expriment davantage dans une organisation spontanée voire organique qui intègre ou génère un certain désordre que nous supposons stimulateur de vie urbaine. En effet, «en se penchant sur l’histoire des villes, on constate que la planification et la structuration de l’espace urbain influencent les comportements humains et la façon dont les activités s’y déroulent.»205. Ainsi, il s’agit à présent de nous intéresser à ces manifestations de désordre urbains au travers de pratiques urbaines spontanées afin de les considérer comme de potentielles pistes pour la fabrication des espaces interstitiels de demain.

Nous nous intéresserons d’une part au modèle de la cité médiévale pour la vitalité que sa forme urbaine est capable de générer, au travers de l’exemple du centre historique de Strasbourg notamment et d’autre part, aux occupations et appropriations spontanées de l’espace interstitiel au travers de l’exemple des lilongs à Shanghai qui interrogent le rapport et la limite entre espace public et espace privé. Il s’agit ainsi de révéler l’influence de ces espaces, de leur formes, de leur architecture, sur l’expérience de la marche et sur le comportement du marcheur.

201 PIETTRE Bernard, Ordre et désordre : le point de vue philosophique, 1995, Disponible en ligne <https://www.u-picardie.fr/curapp-revues/root/40/bernard_piettre. pdf_4a0931d81d9c1/bernard_piettre.pdf>.

202 ROBIN Régine, Mégapolis Les derniers pas du flâneur Stock, 2009, p.16. 203 Ibidem.

205

com/books/9782897190095.pdf>.

186 187
204 GRUDET Isabelle, «L’historien Pierre Lavedan et les transformations de l’urbanisme en France (1919-1955)», Espace et sociétés Erès, n°130, 2007, p.45. GEHL Jan, Des villes à échelle humaine (Cities for people), Ecosociétés, 2012, [consulté le 07-01-2020], Disponible en ligne (extrait) <http://excerpts.numilog.

S’inspirer de la vitalité générée par le tracé de la cité médiévale

L’exemple de la cité médiévale nous semble pertinent à observer pour son rapport à la notion de désordre. L’expansion de la ville médiévale est une progression lente et relativement spontanée, elle ne répond pas à des objectifs urbanistiques et des planifications ordonnées mais se développe selon ses besoins et en s’adaptant au site dans lequel elle s’inscrit. Du point de vue de Jane Jacobs, qui défend les idées de spontanéité et de vie informelle au sein la rue, c’est dans l’évolution progressive que ce processus a su trouver une juste mesure.

«Selon Jacobs, les grands projets de planification visant à réaménager de larges pans d’une ville selon un cadre théorique central échouent parce que les planificateurs ne comprennent pas que les villes saines sont des systèmes organiques, spontanés, désordonnés et complexes qui résultent de processus évolutifs. Cela suggère que les quartiers qui ont fait l’objet d’un redéveloppement progressif plutôt qu’intensif connaîtraient une meilleure répartition des utilisations du sol, ce qui se traduirait peut-être par davantage de promenades, moins de zones vacantes et une plus grande diversité d’utilisations.»206[traduction personnelle] King, 2013

Ainsi, en raison de cette progression lente et spontanée, les rues, étroites et sinueuses, se déploient de façon organique et génèrent un tissu particulièrement labyrinthique. Cette expression labyrinthique et diversifiée du tissu médiéval est notamment une qualité que Camillo Sitte, auteur de l’ouvrage L’art de bâtir les villes, emploie comme argument dans ses reproches à l’urbanisme rationnel qu’il juge d’une rigueur trop fermée et stricte. Le bâti serré et «la trame compacte des villes médiévales, où les distances de marche étaient courtes et où abondaient places et marchés publics»207 fait du modèle médiéval un véritable terrain de jeu pour le marcheur. La composition de ce dernier génère des espaces de vies pour le marcheur à l’échelle de ses pas qui entretiennent avec ce dernier une proximité conviviale et sécurisante. Ainsi, le processus de construction de ces tissus médiévaux nous intéresse particulièrement puisqu’il semble générer des espaces aux qualités singulières bénéfiques à la fabrication d’une expérience de marche stimulante. Jan Gehl attire notamment l’attention sur l’importance que cette forme urbaine a accordé à la vie dans l’espace interstitiel de la ville qui explique l’attrait que ces typologies peuvent connaitre encore aujourd’hui comme nous avons pu l’observer un peu plus tôt dans notre développement.

«Le résultat de ce processus, qui s’est appuyé sur une multitude d’expériences collectées, a donné naissance à des espaces urbains qui, aujourd’hui encore, offrent de très bonnes conditions de vie entre les bâtiments. De nombreuses villes médiévales et petites villes autoévoluées sont de plus en plus populaires en tant qu’attractions touristiques, objets d’étude et villes résidentielles souhaitables à l’époque contemporaine parce qu’elles possèdent précisément ces qualités.»208 [traduction personnelle] Gehl, 2011

Tout comme Gehl le suggère, Camillo Sitte voit en la ville médiévale une qualité de vie qui ne doit pas être ignorée et encore moins détruite. Ainsi, il tente

206 KING Catherine, «Jane Jacobs and ‘The Need for Aged Buildings’: Neighbourhood Historical Development Pace and Community Social Relations.», Urban Studies vol. 50, n°12, 2013, [consulté le 12-05-2021], Disponible en ligne : <https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3808089/pdf/nihms467139.pdf>.

207 GEHL Jan, Des villes à échelle humaine (Cities for people), Ecosociétés, 2012, [consulté le 07-01-2021], Disponible en ligne (extrait) <http://excerpts.numilog. com/books/9782897190095.pdf>.

208 GEHL Jan, Life between buildings, Using Public Space Island Press, 2011, p.41.

dès 1889 avec la publication de son ouvrage, de trouver un moyen de réconcilier le passé avec les conditions de vie du présent. Alors que l’Europe se voit transformée par l’influence moderne en terme de planification urbaine, Sitte s’oppose fermement à l’organisation de ces nouveaux environnements et propose ainsi de réfléchir à une entente de la modernité avec les qualités des espaces hérités de la ville médiévale et ainsi à une réinterprétation des codes du modèle médiéval pour inspirer la fabrication de nouveaux espaces. Dans son ouvrage L’art de bâtir les villes, «il interroge les «villes historiques» pour y chercher non des configurations déterminées mais des règles d’organisation, des relations constantes liant les pleins et les vides qui constituent le tissu urbain»209. Il ne s’agit pas de contrefaire les formes et les styles du passé mais de révéler l’ordre caché de ces modèles. Sa méthode d’analyse repose sur une étude des tracés en plan mais surtout sur une appréhension du paysage urbain par la marche qui revendique un urbanisme sensible qui repose sur un rapport physique avec le territoire.

Ainsi, si Sitte aborde l’urbanisme d’un point de vue essentiellement esthétique et met en exergue le caractère «pittoresque» du paysage urbain médiéval, nous soutenons que les procédés spatiaux relevés sont également à l’origine d’expériences sensibles et stimulantes pour le marcheur. Il s’applique ainsi à décrire les méthodes employées par les villes historiques concernant l’articulation des éléments bâtis, à la fois entre eux et avec l’espace qui les sépare, la clôture de ces espaces interstitiels ou encore les jeux d’échelles générés.

Il relève notamment l’importance de la courbe ou de l’ondulation dans le tracé du tissu médiéval. Celle-ci s’affirme comme un outil esthétique et utilitaire qui vise à la fois à faciliter la circulation en favorisant des intersections en équerre par une courbure aux extrémités du cheminement, comme on peut l’observer sur la figure 48 en page suivante, et contribue en même temps à la stimulation du marcheur par l’effet spatial produit. En effet, la «ligne ondulée permet au passant de contempler un tableau sans cesse varié, car toutes les façades passent successivement devant les yeux»210 Ainsi, comme l’illustrent les différents dessins en page suivante, au fil des pas, le paysage se révèle de façon progressive, la découverte est lente et continue jusqu’à ce qu’elle dévoile soudain le dénouement d’un cheminement qui aboutit à une rupture, une perturbation révélant un nouveau fragment du réseau labyrinthique. L’effet de la courbe est aussi contraire à l’effet de monumentalité généré par les longues perspectives des avenues. Or, Sitte rappelle que l’enjeu de son propos est de concilier les différents modèles afin de répondre efficacement aux nouveaux enjeux et trouver «un juste milieu entre cet idéal moyenâgeux et les artères trop découpées de nos villes modernes»211

« Les voies droites sont aujourd’hui nécessaires, elles sont souvent d’un effet très grandiose. Ce que nous condamnons, c’est leur emploi machinal, de parti pris, sans s’inquiéter de la configuration du terrain ni d’autres circonstances locales. Si la ligne ondulée est plus pittoresque, la ligne droite est plus monumentale ; mais nous ne pouvons pas vivre de monumentalité seulement, et il serait à désirer que les constructeurs de villes modernes n’abusent pas plus de l’une que de l’autre, mais s’en servent à propos pour donner aux quartiers qu’ils dessinent un aspect conforme à leur destination.»212

Sitte, 1890

209

SITTE Camillo, L’art de bâtir les villes l’urbanisme selon ses fondements artistiques (1889), Editions du Seuil, 1996, postface.

210 SITTE Camillo, L’art de bâtir les villes notes et réflexions d’un architecte, Edition Atar, 1890, p.79.

211 Idem. p.84.

212 Id., p.85.

188 189

Sitte relève une seconde caractéristique spatiale concernant le cadrage et les ruptures des perspectives. En effet, le tracé des rues, en adoptant des formes courbes ou irrégulières, créé des perspectives changeantes et donne une limite au regard. «C’était souvent grâce à la courbure des rues que le regard ne pouvait se perdre dans la perspective infinie d’une artère.»213

un jeu de décalage des volumes qui viennent cacher les ouvertures. Le modelage du vide s’applique ainsi à créer une enveloppe subtile procurant un sentiment d’intérieur dans la ville tout en disposant d’une porosité importante offrant au marcheur différentes directions pour poursuivre son cheminement. D’autres procédés pouvaient également «fermer» les places en disposant des portes monumentales, des portiques, des colonnades ou des arcades créant ainsi des limites implicites comme nous avons pu en observer durant notre enquête.

«Toutes les formes architecturales que nous venons d’énumérer constituaient autrefois un système complet de clôture des places. Aujourd’hui l’on tend au contraire à ouvrir celles-ci de tous côtés. Il est facile de se rendre compte à quel résultat aboutiront ces efforts. Ils tendent à la destruction complète des places anciennes. Partout où de semblables percées ont été exécutées, l’effet d’ensemble de la place est complètement anéanti.»215 Sitte, 1890

L’ensemble de ces procédés révèlent une réflexion importante vis-à-vis de la relation entre les différents éléments bâtis et fabriquaient ainsi un véritable dialogue entre ces derniers qui s’arrangeaient de façon non ordonnée mais harmonieuse autour de l’espace. Ces différents moments de villes que nous avons pu observé lors de notre enquête créent un rythme stimulant pour le marcheur dont chaque pas dans l’espace est une révélation du paysage urbain. Ils démontrent notamment l’importance du modelage des moments de masse qui sont véritablement le socle de l’expérience de la marche urbaine. On peut également mentionner le fait que «les artères médiévales sont aussi monteuses ou pentues et la déclivité est parfois corrigées par des escaliers ou degrés, et par des paliers»216. L’espace sollicite ainsi couramment le corps du marcheur de façon active. La richesse des procédés employés dans le modelage du vide à l’époque médiévale a su donner une variété importante à l’aspect des rues et des places proposant ainsi une expérience diversifiée qui ne semblait pas donner pas l’occasion au marcheur de connaitre l’ennui d’une certaine monotonie.

La courbe et le décalage des volumes au service du paysage urbain médiéval214

Il préconise notamment les intersections en T formées par le décalage des volumes bâtis comme l’illustrent les figures 50 et 49 et valorise les plans en forme de «bras de turbine» au niveau des dilatations accueillant des places. Il attire ainsi l’attention sur la clôture des espaces interstitiels notamment au niveau des places et la façon dont les volumes et dont l’architecture négocient le vide et fabriquent des sousespaces. La forme en «bras de turbine», illustrée par la figure 23, vise à réduire les échappées visuelles et donne à voir un paysage urbain presque ininterrompu grâce à 213 SITTE

1890, p.99. 214

Par ailleurs, l’architecture participe également à la fabrication de cheminements sensibles et d’une vie urbaine active. Par exemple, les bâtisses étroites aux nombreux encorbellements pouvaient parfois être soutenues de piliers accueillant des lieux de vente donnant ainsi directement sur l’espace de la rue. Divers dispositifs accueillant des fonctions tout aussi diverses se tournaient ainsi vers l’espace de la rue et s’ouvraient à un dialogue avec celle-ci. Si l’intensité de la vie quotidienne et les activités artisanales dans ces interstices pouvaient poser des soucis d’hygiène importants à l’époque, l’idée de raviver le dialogue entre plein et vide semble être une inspiration que le modèle médiéval pourrait fournir pour penser les espaces de demain. Or, si du point de vue de Gehl «il est relativement facile de déplacer une fonction de la maison vers la zone située le long de la façade»217, la tendance de ces dernières décennies a affaibli ces dialogues voire l’ont rendu muet comme l’exprime notamment Sennett en prenant l’exemple des vitrines en rez-dechaussée qui s’affirment malgré leur matérialité comme des parois opaques.

«L’utilisation contemporaine typique de plaques de verre pour les murs ne fait pas cela ; certes, dans la rue, on voit ce qui se trouve à l’intérieur du bâtiment, mais on ne peut rien toucher, sentir ou entendre ; les plaques sont généralement fixées de manière rigide, de sorte qu’il n’y a

215 SITTE Camillo, L’art de bâtir les villes notes et réflexions d’un architecte, Edition Atar, 1890, p.47.

216 LEGUAY Thérèse, Vivre et travailler dans la rue au Moyen Age, Ouest-France, 1984, p.3.

217 GEHL Jan, Life between buildings, Using Public Space Island Press, 2011, p.150, [traduction personnelle].

190
191
Camillo, L’art de bâtir les villes notes et réflexions d’un architecte, Edition Atar, Illustrations extraites de l’ouvrage : SITTE Camillo, L’art de bâtir les villes : notes et réflexions d’un architecte, Edition Atar, 1890.

qu’une seule entrée, réglementée, à l’intérieur. Le résultat est que rien ne se développe de part et d’autre de ces murs transparents […] vous avez un espace mort des deux côtés du mur»218 Sennett, 2020

Ainsi, la rupture des perspectives, l’usage de la courbe et de l’irrégularité font du modèle médiéval un motif qui s’oppose aux principes du modernisme. La manipulation des perspectives notamment vient à contre-sens des objectifs de lisibilité de la ville moderne qui déploie des perspectives infinies par la continuité de ses axes de circulations. Du point de vue de Sitte, «les rues, encore plus que les places, ont souffert de la fureur d’alignement des ingénieurs modernes.»219

Nous avons pu observer par sa démonstration au travers de quelques exemples de procédés urbains médiévaux que la vie urbaine dans l’espace médiéval est une expérience sensible et passionnante pour le marcheur qui s’y perd mais qui répond toutefois à une logique. Ainsi, cette typologie urbaines présente des méthodes d’organisation, un ordre propre qui génère des paysages désordonnés et harmonieux dont les futures réflexions urbaines pourraient s’inspirer. Gehl résume cette idée en rappelant la rupture que l’industrialisation et la modernisation a consciemment provoqué vis-à-vis des modèles de villes historiques et qu’il nous faut désormais réparer en sortant des schémas rigides et autoritaires. Réparer l’espace urbain pour redonner du sens aux pas du marcheur.

«Les villes se sont développées progressivement pendant des centaines d’années, en s’appuyant sur de nombreuses années d’expérience et sur un sens intuitif des sens et de l’échelle humaine. La croissance organique des villes médiévales englobait une tradition de construction fondée sur des générations d’expérience sur la façon de créer des villes avec une interaction harmonieuse entre la vie et l’espace. Mais ce savoir s’est perdu quelque part dans le processus d’industrialisation et de modernisation, ce qui a conduit à des environnements urbains dysfonctionnels pour le segment important et pourtant ignoré de la vie urbaine à pied. Bien sûr, la société a changé depuis le Moyen Âge. La solution n’est pas de recréer les villes pré-modernes, mais de développer des outils contemporains qui peuvent être appliqués analytiquement pour forger à nouveau une alliance entre la vie et l’espace dans les villes.»220 Gehl, 2013

S’inspirer de l’occupation spontanée dans les espaces des lilongs

Tandis que la cité médiévale repose sur un processus exprimant une certaine spontanéité et intuition spatiale qui produit ainsi un espace urbain à l’apparence qui peut sembler désordonnée, la typologie des lilongs que nous allons à présent aborder nous intéresse pour la spontanéité et la sociabilité que ses espaces génèrent. En effet, si l’espace des lilongs ne s’est pas construit de manière spontanée et répond à un modèle plutôt rigoureux, elle donne à voir un investissement des lieux qui l’est. Ainsi, que ce soit dans le modelage du vide ou dans l’appropriation informelle de celui-ci, la spontanéité dans l’espace urbain semble être une liberté capable de créer des expériences de marche particulièrement humaines et accueillantes de par l’irrégularité, le caractère imparfait , informel et l’organisation d’apparence désordonnée qu’elle encourage. Ces caractéristiques spatiales n’imposent pas une rigueur impressionnante voire intimidante au marcheur, qui parvient ainsi à se retrouver dans ces espaces favorisant davantage un ressenti de «chez-soi» tel que le flâneur benjaminien pouvait l’éprouver autrefois.

Il convient dans un premier temps, de présenter brièvement l’histoire des lilongs afin d’en comprendre le contexte et les effets de l’apparition de cette forme urbaine. Le lilong dans sa forme originale est un fragment de ville qui acceuille des logements appelé «shikumen». Il se développe «à partir de la Révolte des Taiping (milieu du XIXème siècle) jusqu’à l’occupation japonaise, un siècle plus tard. Il s’agit d’une entité urbaine qui comprend des habitations desservies par des

218

219 Idem, p.79.

220 GEHL Jan, SVARRE Brigitte, How to study public life Island Press, 2013, p.3.

192 193
SENNETT Richard, SENDRA Pablo, Designing Disorder, Experiments and Disruptions in the City Verso, 2020, p.33.

allées.»221. Cette nouvelle forme d’habitat vise à pallier la croissance importante de la population. Les prix abordables du logement en lilong attirent ainsi des personnes de différents milieux. Par ailleurs, le modèle se verra progressivement développer différentes variantes répondant ainsi à plusieurs types de foyers aux moyens financiers divers. «Jusqu’en 1949, quatre types différents de lilongs ont été créés au fil du temps : le style ancien, le style nouveau, le style jardin et le style appartement. Les lilongs de style nouveau sont apparus lorsque les familles riches ont été plus nombreuses à venir à Shanghai et ont exigé un meilleur logement.»222

Le processus de construction des lilongs repose sur une approche hybride. Des techniques de construction chinoises sont employées et associées à un modèle de quartier occidental. Toutefois, les différences culturelles nécessitent une adaptation aux modes de vies des shanghaiens.

«La conception d’une maison en rangée était idéale pour une utilisation optimale des terrains, mais elle n’était pas compatible avec le style de vie chinois qui exigeait un espace ouvert partagé avec les voisins pour les activités communautaires. Par conséquent, le plan des logements lilong était différent de celui des maisons en rangée européennes en ce sens qu’un bloc de lilong était construit comme une communauté où il y avait plusieurs allées à l’intérieur du bloc, et certaines unités avaient leurs portes le long des allées ; seules quelques allées principales étaient reliées aux routes extérieures.»223[traduction personnelle]

Tsai, 2008

Le lilong s’organise autour d’un réseau de ruelles hiérarchisées. Les façades sur rue présentent plusieurs percements blottis entre les commerces qui marquent généralement les accès aux lilongs d’un portail. Ces passages sont alors à la fois entrées et sorties. De façon presque systématique, et ce même en dehors des lilongs à ce jour, de petites guérites abritent un gardien à l’entrée de ces espaces. Toutefois, le lilong ne transmet pas une impression fermée à la manière de gated communites, et se définit notamment par le statut ambigu de ses ruelles qui s’ouvrent à la rue.

En effet, la particularité du lilong réside dans le statut imprécis de ses espaces ouverts qui donne à voir et à parcourir un paysage dont l’impression de désordre est créée par l’enchevêtrement du privé et du public, de l’individuel et du collectif. Nous nous intéressons ainsi à cette nature d’entre deux que l’on suppose à l’origine de la sociabilité que l’on découvre en vivant ou en parcourant un lilong.

«Dans le lilong, l’espace était partagé entre le public et le privé : tout ce qui était mis à l’intérieur du lilong devenait le lilong»224

Hingley, 2018

Si l’appropriation et l’occupation spontanée des cheminements dans le lilong sont initialement motivées par un manque de place à l’intérieur des logements, elles donnent lieu à une vitalité et une convivialité importante. Dès lors, ces espaces ne sont plus le simple support des déplacements mais deviennent le prolongement de l’habitation. Le dédale des ruelles procure ainsi un sentiment d’intérieur et d’intimité

221 CABOS Marine, CHEVAL Jérémy, HINGLEY Liz, «L’appréhension des espaces du quotidien à Shanghai», Rendez-vous Chine, CNRS, UMR Chine, Corée, Japon, EHESS, 20 mars 2018, [consulté le 20-05-2021], Disponible en ligne : <https://www.citedelarchitecture.fr/sites/default/files/ documents/2018-10/cr.pdf>.

222 TSAI Wan-Lin, «The Redevelopment and Preservation of Historic Lilong Housing in Shanghai», Thèse, University of Pennsylvania, 2008, [consulté le 20-052021], Disponible en ligne <https:// repository.upenn.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1115&context=hp_theses>, [traduction personnelle].

223 Ibidem.

224 HINGLEY Liz, «L’appréhension des espaces du quotidien à Shanghai», Rendez-vous Chine, CNRS, 20 mars 2018, [consulté le 20-05-2021], Disponible en ligne : <https://www.citedelarchitecture.fr/sites/ default/files/documents/2018-10/cr.pdf>.

grâce à leur configuration spatiale ainsi qu’au partage et à l’appropriation qui s’y opère. Ce désordre généré par une appropriation humaine active propose un modèle urbain en opposition avec les situations aseptisées vers lesquelles tendent les politiques piétonnes contemporaines. Or, comme le fait remarquer l’équipe CRESSON dans sa contribution au rapport de recherche de Sonia Lavadinho et Yves Winkin, nous pouvons observer que les moments de ville «aménagés pour la marche et présentant donc des qualités piétonnes remarquables ne fonctionnent pas comme des attracteurs, précisément parce qu’ils sont perçus comme vides, froids et aseptisés.»225. Ainsi, l’exemple du lilong nous amène à suggérer que les «espaces chaotiques pour la marche, présentant de réels défauts d’aménagements (obstacles nombreux, ressauts, étroitesse des trottoirs, sols accidentés…) favorisent la marche parce que leur ambiance, et une sociabilité souvent exacerbée, procurent plaisir et agrément au piéton»226. Nous pourrons notamment étendre cette observation à certains morceaux de rues dans la ville de Shanghai.

Par ailleurs, les espaces du lilong procurent un sentiment d’intérieur rassurant et sécurisant, soit l’un des phénomènes urbains identifiés précédemment. En effet, on tend à considérer l’intérieur comme «ce lieu, où se cristallise l’intime, où se construit l’identité, où se réalisent la protection et la sécurité recherchées»227. Il est ainsi le lieu que le marcheur parcourt avec confiance et aisance. Toutefois, les espaces du lilong, de par l’ambiguïté de leur statut d’entre-deux, pose la question du seuil entre cet intérieur et la rue commerçante qui le dessert. Dès lors, la pénétration dans ces espaces, bien qu’elle soit fréquente, peut être ressentie comme une intrusion à la fois par certains habitants mais également par ceux qui s’abandonnent à la satisfaction de leur curiosité et profite du cheminement opportuniste qui s’offre à eux. Bien que l’ambiguïté du caractère semi-privé ou semi-public de ce modèle urbain semble être à l’origine de sa particularité et de l’intérêt de ses cheminements habités, cette même caractéristique semble susceptible de générer certains conflits d’usages.

Comme nous l’avons observé précédemment, une grande partie des lilongs, qui n’ont pas été détruits, se voient aujourd’hui reconvertis en secteurs dédiés au loisirs, aux activités artistiques et à un univers plus ou moins luxueux. Si la réhabilitation de ces modèles urbains tend à faire disparaitre la vitalité et l’intimité que ces ruelles abritaient autrefois, la décision de s’emparer des lilongs à des fins touristiques n’est pas anodine. Ces phénomènes sont la démonstration de l’appréciation des qualités spatiales de cette forme et témoignent d’une attraction naturelle du marcheur pour ces fragments de ville à la capillarité fine où s’insérer dans le dédale des ruelles peut être perçu comme une forme de jeu stimulant. Le lilong s’affirme ainsi comme un exemple d’urbanisme et d’architecture alternatif capable d’inspirer les réflexions urbaines de demain.

Si l’espace intermédiaire que représente les venelles des lilongs favorise l’appropriation spontanée, il est nécessaire cependant de préciser que ces mouvements d’occupation de l’espace urbain semblent également reposer sur des

<https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00993844/document>, p.40.

226 Ibidem.

227 BONNIN Philippe, «Dispositifs et rituels

Communications n°70, 2000, [consulté le 20-05-2021], Disponible en ligne <https://www.persee.fr/doc/ comm_0588-8018_2000_num_70_1_2064>, p.69.

194 195
225 THIBAUD Jean-Paul, BONNET Aurore, LEROUX Martine, THOMAS Rachel, Les compositions de la marche en ville. Contribution de l’équipe Cresson au rapport de recherche final Winkin Yves et Lavadinho Sonia (éds.), 2008 ” Des villes qui marchent, tendances durables en urbanisme, mobilité et santé ” Cresson, ENS Lyon, 2007, Disponible en ligne du seuil»,

habitudes culturelles. En effet, à Shanghai, l’occupation des rues dans les quartiers de petite taille se fait assez naturellement au quotidien. Chaque jour, lorsque le temps le permet, il est possible de rencontrer sur son parcours des groupes de personnes s’approprier temporairement des portions de l’espace public pour y pratiquer diverses activités du chant à la «danse de place» ou «guǎngchǎngwǔ» en pinyin ou encore pour des séances de gymnastiques. S’il s’agit majoritairement de personnes âgées ou retraitées, les rues donnent à voir dans l’ensemble des groupes de tout âge investir l’espace en déplaçant du mobilier urbain ou en apportant des éléments de mobilier domestique à l’extérieur. La seule présence de mobilier considéré comme domestique ou d’effets personnels semblent donner à l’espace un caractère intime. Tables et chaises occupent alors couramment les «bords» de rues et donnent à voir des enfants pratiquer la rue comme un terrain de jeu ou des parties de cartes passionnées et autres jeux de société qui attirent souvent un certain nombre de spectateurs. Ces scènes urbaines s’offrent à la rue comme un spectacle et produisent un contact passif entre les différents groupes, les marcheurs solitaires qui parcourent la rue ou encore les personnes seules assises sur une chaise le long de la rue observant ce tableau riche en vitalité. Ces comportements semblent davantage relever d’un rapport à l’environnement extérieur propre à la culture chinoise plutôt qu’à une qualité des espaces urbains encourageant ces pratiques. En effet, ni la mauvaise qualité des sols ni le danger que représentent les nombreux véhicules qui circulent dans certaines de ces rues ne semblent être un frein à cette vitalité. Au-delà d’un rapport à l’espace urbain, c’est également le rapport à l’altérité rencontrée dans celui-ci qui semble différer entre la Chine et la France. Cette différence explique l’aisance de la population chinoise dans l’espace public et même vis-à-vis des formes d’entre-deux comme les espaces du lilongs. En effet, dans les pays européens il est plus rare d’observer des appropriations temporaires similaires à celles pratiquées dans les rues en Chine.

«En tant qu’espace intime où les gens se sentent à l’aise et en contrôle, le flux humain est important. La rue peut être considérée comme une extension de la maison, offrant aux résidents un espace de vie supplémentaire. Bien qu’il n’y ait pas de sièges permanents, l’espace est un «espace de séjour» qui a une échelle intime et offre de nombreuses choses à regarder. Les gens apportent leurs propres tabourets et annexent l’espace le long des façades.»228 [traduction personnelle]

Hagenbjörk, 2011

La vitalité observable dans les rues de Shanghai ou dans les ruelles des lilongs semble ainsi révéler des expressions du désordre plus ou moins propre à la culture urbaine de Shanghai. Ainsi, nous ne suggérons pas l’imitation des comportements et des formes urbaines de la ville, qui tendrait à faire abstraction des différences culturelles évidentes, mais réfléchir le fonctionnement de ces espaces et la façon dont l’enchevêtrement des notions de privé et de public fabriquent des cheminements habités où la marche est un plaisir pourrait inspirer les transformations urbaines à venir. Tout comme à l’image des passages du flâneur, cette particularité des lilongs donne naissance à des expériences de marche singulières. Par ailleurs, ces modèles intégrant une part de désordre bénéfique dans leur processus démontrent une fois de plus l’intérêt de s’inspirer de typologies urbaines historiques pour fabriquer des espaces urbains sensible et à dimension

humaine dans la ville de demain.

Ces exemples interrogent notre capacité à générer des moments de convivialité et de liberté en mesure de créer l’envie chez le marcheur d’investir l’espace urbain. Au-delà de créer l’envie, l’appropriation des venelles du lilong et de certaines rues à Shanghai questionnent notre droit à l’appropriation229, comme l’entend Henri Lefebvre dans son ouvrage Le droit à la ville en 1968, dans les villes françaises comme Strasbourg où la manifestation de telles occupations spontanées est peu commune. Face à un environnement urbain qui s’appauvrit et se fige, les professionnels de la ville peuvent-ils alors générer des formes de désordre fertiles ? Nous tenterons à présent de formuler des pistes potentielles pour les réflexions urbaines à venir.

229 Du point de vue de Lefebvre, «Le droit à la ville se manifeste comme forme supérieure des droits : droit à la liberté, à l’individualisation dans la socialisation, à l’habitat et à l’habiter. Le droit à l’œuvre (à l’activité participative) et le droit à l’appropriation (bien distinct du droit à la propriété) s’impliquent dans le droit à la ville» LEFEBVRE Henri, Le droit à la ville Paris Anthropos, 1968, p.140.

196 197
228 HAGENBJÖRK Linnea, «An analysis of chinese urban public space», Mémoire, Blekinge Institute of Technology, 2011, p.55.

III.III - Vers une ludification de l’espace urbain

«C’est l’appropriation qui décide de l’habitabilité, ou non, d’un lieu.»230 Paquot, 2006

Les cheminements sont générés par la juxtaposition, à la façon d’un collage, de dispositifs urbains divers, tels ceux que nous avons pu relever lors de notre enquête. De cette manière, ils assurent des liaisons au travers de la ville. Pour autant, est-il juste de ne considérer ces derniers qu’au travers de leur rôle de transition d’un espace à un autre ? En effet, les termes de circulation, de flux ou encore de débit sont couramment employés dans la description de ces espaces et tendent à créer une vision biaisée des vides urbains. L’idée de proposer un écoulement constant du flux, un mouvement incessant, dirigé et canalisé par des cheminements majeurs semblent encore être une des préoccupations principales des politiques urbaines actuelles et de leurs ambitions d’efficacité. Ainsi, le cheminement direct et efficace semble encore trop souvent prôné au détriment du potentiel espace de vie que le vide représente. Or, nous soutenons que les cheminements ne sont pas de simples liaisons. S’ils relient certes un fragment de ville à un autre, ils sont également des espaces de vie dans les creux du corps urbain, ils sont des fragments habitables. Dès lors, il semble nécessaire de ne plus considérer le sol de ces espaces comme des convoyeurs faisant glisser les foules à travers la ville mais de l’ouvrir à des possibles, lui donner une chance d’accueillir des scénarios diversifiés. Il s’agit ainsi de lire l’espace urbain à travers le prisme de la promenade pour son opposition au trajet qui fixe des étapes, des destinations. Ne pas considérer le cheminement comme un moyen seulement, mais également comme une finalité en soit.

Ainsi, ne devrions-nous pas commencer à penser les cheminements comme des espaces de vies plutôt que des vecteurs de transition au travers de la ville ?

En effet, tout au long de notre étude nous avons pu mesurer l’importance de la marche urbaine tant à un niveau individuel que collectif. La marche fabrique l’espace, nous aide à nous construire et réalise des liens sociaux, qu’ils soient actifs ou passifs. Nous avons compris au cours de notre enquête que l’espace construit pouvait interagir de façon diverses avec le marcheur et le solliciter à différents degrés tout au long de son parcours. L’environnement construit et les paysages vivants que donnent à parcourir l’espace urbain est ainsi capable de générer des expériences de marche passionnantes et enivrantes qui donnent au marcheur le plaisir de sa pratique et transcendent le quotidien. Cependant, cette capacité repose sur la recherche d’un équilibre fragile entre ordre et désordre et peut se voir affaiblie ou stimulée selon les libertés qu’offre un espace urbain et l’attention sensible qu’il porte au marcheur. Penser et concevoir des formes de désordre dans ces derniers visent ainsi à répondre à des objectifs d’assouplissement de la ville afin de redonner du sens aux pas du marcheur dans le cadre de marches-plaisir notamment. Ainsi, il s’agit à présent de nous intéresser aux pistes de réflexions ouvertes sur la réappropriation de l’expérience de la marche urbaine qui visent à recréer une matière passionnée et passionnante pour les cheminements du quotidien.

III.III.I - La fabrique d’espaces pour l’HOMO LUDENS

Si la circulation dans nos villes a aujourd’hui un caractère utilitaire nécessaire dans une certaine mesure, nous soutenons que la réappropriation de l’espace par des approches ludiques et des négociations spatio-temporelles ne compromettent pas la praticabilité de l’espace urbain. Dès lors, l’existence simultanée de ces différentes expériences de marches exigent une pensée multiple. Penser l’espace urbain différemment suppose une transformation du regard comme le suggérait Régine Robin face aux paysages chaotiques des mégapoles. Cette transformation ne vise pas à remplacer le regard actuel mais davantage à valoriser une multiplicité des regards afin de générer des espaces pluriels. Pour cela, il semble nécessaire de ne plus penser le marcheur comme un homo faber231 uniquement, pratiquant l’espace urbain pour rejoindre une destination et s’adonner à une activité productive, mais également comme homo ludens232. Le marcheur, l’homme, est un être qui joue tout autant qu’il pense ou qu’il travaille. Si l’espace urbain efficace fabriqué par la ville rationnelle sert essentiellement l’homo faber, nous chercherons à dépasser cette seule vision en satisfaisant l’homo ludens par une approche ludique.

En premier lieu, il convient de définir le caractère ludique de toute chose. Le terme ludique est employé pour désigner ce «qui concerne le jeu en tant que secteur d’activité dont la motivation n’est pas l’action efficace sur la réalité mais la libre expression des tendances instinctives, sans aucun contrôle d’efficacité pragmatique»233. Cette définition nous permet d’affirmer qu’il ne s’agit pas d’un

231 «Chez Bergson, désigne l’homme maître de la technique, appliquant son intelligence à la « fabrication ».», Larousse, Dictionnaire : ludique, [consulté le 16-052021], Disponible en ligne <https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/homo_faber/10910481>.

233 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), Portail lexical : Lexicographie ludique [consulté le 16-05-2021], Disponible en ligne <https:// www.cnrtl.fr/definition/ludique>.

198 199
232 «Homo Ludens» est une expression introduite par HUIZINGA Johan, Homo ludens, essai sur la fonction sociale du jeu, 1951.
230 PAQUOT Thierry, « 5. Marcher
ses pas
2006, p.92, [consulté le 27-04-2021], Disponible
<https:// www.cairn.info/des-corps-urbains--9782746708457-page-77.htm>
: mettre
dans les pas de la ville », Des corps urbains,
en ligne

processus visant l’efficacité et l’utilité mais l’expression libre de l’individu dans une situation ou plutôt du marcheur dans l’espace urbain dans notre cas. Le jeu s’affirme ainsi comme un choix, il n’est pas contraint, il est une action libre. Ainsi, par l’expression ludification, qui provient de l’anglicisme gamification, nous proposons l’«application de mécanismes ludiques à ce qui ne relève pas du jeu»234. Autrementdit, une requalification ludique de l’espace public dans notre cas. La ludification vise ainsi à normaliser des comportements ludiques dans l’espace rationnel et pragmatique. Le cheminement, l’errance, la flânerie s’exprimant eux-même comme de véritables jeux urbains.

Par cette approche, il s’agit notamment de nous inspirer des pratiques de détournement de l’espace urbain proposés par l’Internationale Situationniste dans la deuxième moitié du 20ème siècle. On peut notamment lire dans le premier numéro de leur revue les énoncés suivants :

« Ouvrir le métro, la nuit, après la fin du passage des rames » ; « Ouvrir les toits de Paris à la promenade » ; « Laisser les squares ouverts la nuit » ; « Munir les réverbères de toutes les rues d’interrupteurs » ; « Transformer les églises en maisons à faire peur » ; [...] ; « Supprimer toutes les indications concernant les départs (destinations, horaires, etc.). Ceci pour favoriser la dérive.»235

Internationale Situationniste, 1958

En effet, l’entièreté de leur œuvre s’est appliquée à penser un environnement interactif capable de créer des possibles, des systèmes ouverts à l’appropriation par le corps. Leurs réflexions autour de ces objectifs avaient ainsi pris la forme d’un «urbanisme unitaire», comme évoqué précédemment, exprimant déjà des volontés de ludification.

«L’urbanisme unitaire envisage le milieu urbain comme terrain d’un jeu en participation. L’urbanisme unitaire n’est pas idéalement séparé du terrain actuel des villes. Il est formé à partir de l’expérience de ce terrain, et à partir des constructions existantes. Nous avons autant à exploiter les décors actuels par l’affirmation d’un terrain urbain ludique tel que le fait reconnaître la dérive, qu’à en construire de totalement inédits. Cette interpénétration (usage de la ville présente, construction de la ville future) implique le maniement du détournement architectural.»236

Internationale Situationniste, 1997

Cette conception d’un urbanisme nouveau inspirera notamment un projet de ville aux antipodes du modèle de la ville moderne qui s’appliquera particulièrement à la création d’espaces pour l’homo ludens : la New Babylon. À l’origine de celui-ci : le peintre Constant Nieuwenhuys. Il conçoit cette théorie utopique et ludique entre 1956 et 1974 qui s’affirme comme une véritable illustration du paradigme situationniste. Le projet est présenté comme un réseau de secteurs connectés entre eux mais déconnectés du sol, flottant au-dessus de celui-ci. Il diffère en ce sens des principes situationnistes qui inscrivent leur pratique dans le terrain existant de la ville. Il est ainsi un environnement artificiel où les espaces et les cheminements labyrinthiques se reconstruisent sans cesse au loisir des marcheurs qui les pratiquent. L’espace est temporaire et en constante interaction avec les désirs de chacun. Ce mécanisme

234 Dictionnaire Le Robert, Définitions ludification, [consulté le 16-05-2021], Disponible en ligne : <https://dictionnaire.lerobert.com/definition/ludification>

235 Internationale situationniste n°1, juin 1958 cité par GWIAZDZINSKI Luc, «Nouvelles explorations urbaines. Entre protocoles géographiques et néosituationnisme», Nathalie Caritoux; Florent Villard. Nouvelles psychogéographies, Mimésis, 2017, Disponible en ligne : <https://halshs.archives-ouvertes.fr/ halshs-01596699>, p.197

236 Internationale situationniste Paris, Fayard, 1997 p. 81

vise ainsi à fabriquer des situations urbaines mouvantes.

«New Babylon est un « environnement artificiel », une architecture technologique de réseaux qui se fonde sur le nomadisme, le jeu et le changement créateur. Cette ville prend la forme d’un espace labyrinthique qui induit la désorientation, où les mouvements ne subissent plus la contrainte de quelque organisation spatiale ou temporelle : à l’enracinement fait place le nomadisme ; à l’agglomération d’espaces privés fonctionnels se substitue l’expérience gratuite et publique.»237

Toutefois, aujourd’hui, il ne s’agit plus d’imaginer ou d’élaborer de nouvelles théories sans suite mais d’agir concrètement par des interventions directes dans l’espace urbain avec un effet immédiat. La notion de ludification s’est vu particulièrement réemployée et redéfinie par les chercheurs Sonia Lavadinho et Yves Winkin qui s’appliquent à développer cette approche depuis maintenant une dizaine d’années. Pour ces derniers, «la ludification contribue, par un regard décalé sur les dispositifs urbains, à conférer aux marcheurs de nouvelles façons de s’approprier la ville.»238. Cette approche de l’espace urbain vise ainsi à équiper les interstices de la ville d’une polyvalence capable de donner une matière à diverses appropriations, à l’écriture de différents scénarios. Il s’agit ainsi de permettre aux marcheurs de raconter des expériences de ville singulières, propres à chacun. Autrement-dit, la ludification cherche à créer des opportunités, des possibles, des libertés spontanées qui détournent des moments de villes qui n’étaient pas initialement prévus pour offrir des expériences « ludiques ». Dans une certaine mesure, elle vise à réinterpréter voire contourner certaines réglementations imposées par la ville rationnelle afin d’en permettre différentes lectures.

«Nous pensons que l’espace optimal pour la marche est un espace palimpseste qui s’organise en de multiples couches d’activités qui se superposent et peuvent se dérouler simultanément. [...] On peut dès lors se rendre dans un seul et même espace pour une multitude de motifs. Cumuler les fonctions enrichit cet espace d’opportunités croisées qui appellent des publics différenciés.»239

Lavadinho, 2011

Le caractère abstrait de cette notion s’explique par la diversité infinie des formes d’applications qu’elle peut prendre. Si Lavadinho et Winkin visent à répertorier les séries d’actions que peuvent entreprendre les villes dans leurs espaces interstitiels afin d’en proposer une définition concrète, nous ne pourrions pas désigner une forme typologique précise à reproduire de façon systématique. Le principe d’une requalification ludique repose sur la diversité des expériences et une adaptation, une recherche des potentialités pour chaque moment de ville mais également selon la ville pratiquée et la culture qu’elle incarne. Ainsi, la ville ludique rejoint certaines ambitions de la New Babylon que Thierry Paquot qualifiait de villemarelle «où chaque pas est une surprise, chaque parcours un jeu de piste, [...], provoque l’imprévisible, suscite la créativité, fait œuvre et par conséquent ignore superbement l’ancienne rationalité de la société industrielle entièrement soumise à l’idéologie du travail.»240

237 FRAC Centre-Val de Loire, «Constant, New Babylon, 1963», [consulté le 16-05-2021], Disponible en ligne <https://www.frac-centre.fr/collection-art-architecture/ constant/new-babylon-64.html?authID=42&ensembleID=108>.

238 LAVADINHO Sonia, «Le renouveau de la marche urbaine Terrains, acteurs et politiques», Géographie, 2011, p.6.

239 Idem, p.165.

240 PAQUOT Thierry, « 5. Marcher : mettre ses pas dans les pas de la ville » Des corps urbains. Sensibilités entre béton et bitume, Autrement, 2006, p.90.

200 201

À ce jour, les processus de ludification semblent investir essentiellement les moments de greffe au détriment des moments de volume ou de masses, peu investis. Or, si certains moments de greffe sont capables de fournir des expériences surprenantes, la ludification semble essentiellement s’exprimer sous la forme de mobiliers urbains ou d’interventions de surface uniquement visuelles comme des peintures au sol ou aux murs qui ne proposent pas d’interactions particulières avec le corps. Cependant, la préférence apparente pour l’investissement des moments de greffe s’explique avant tout par une raison simple qui est celle du manque de ressources et d’implication des villes dans ces pratiques. Cela nous rappelle la difficulté de concrétisation de telles ambitions et justifie également le caractère resté théorique des propositions des situationnistes ou de l’exemple de la New Babylon par rapport à ces pratiques réalistes. En effet, créer des moments de sollicitations par le jeu comme le suggère la ludification ou générer d’autres formes de désordres visant à stimuler les sens des marcheurs dans l’espace urbain sont des pratiques encore considérées par beaucoup comme utopiques et irréalisables ou inutiles. Par conséquent, celles-ci valorisent aujourd’hui des moyens d’expressions et des formes de concrétisations modeste et tentent de voir le jour malgré les moyens restreints qui leur sont dédiés jusqu’à impliquer les habitants ou les commerçants d’un quartier dans certains cas. Nous pensons notamment à l’exemple de la rue du Jeu-desEnfants à Strasbourg, initiative de transformation et piétonnisation de la rue portée par les riverains et bénévoles et non la municipalité. Ainsi, les moments de greffe ludiques cherchent à solliciter le marcheur «sans être spectaculaires, ils renforcent la continuité [...] surprennent agréablement ou rassurent les marcheurs [...]. Multipliées dans la ville, ces petites mesures ont un effet positif et stimulant pour la marche»241. Cette opération s’inscrit dans le concept de marche «texturisante», introduite par Sonia Lavadinho, et vise ainsi, aux côtés d’autres stratégies piétonnes, à générer de multiples sollicitations sur le cheminement pour ponctuer, rythmer et stimuler l’expérience de la marche. Ainsi, «nous défendons l’idée que plus un environnement est « texturisé », plus il est marchable.»242. Depuis peu, il est possible d’observer quelques exemples d’aménagements ludiques ou d’occupations à l’apparence informelle dans les transformations récentes de l’espace urbain dans la ville de Strasbourg comme en témoignent les photographies ci-dessous.

Ces opérations révèlent un changement progressif du regard porté sur l’espace urbain et une certaine volonté de polyvalence des cheminements par la ludification. Ces derniers ne se résument plus à des convoyeurs utilitaires des foules et proposent ainsi d’autres possibles, des sollicitations latérales, des points d’ancrage. Cependant, dans l’exemple des jeux de plateau, deux des trois activités présentées nécessitent l’anticipation du marcheur qui ne peut les investir sans l’apport de pièces personnelles. Par conséquent, elles ne s’inscrivent pas dans une proposition d’expériences spontanées ou imprévues sur le cheminement. De plus, ces formes de ludification ne proposent pas une relation sensible entre le corps marchant et le corps urbain. Au contraire, ces activités sortent le marcheur de cette expérience de corps à corps et favorisent davantage une déconnexion de l’environnement le temps du jeu. Par ailleurs, tout comme l’exprime Sonia Curnier à propos du mobilier interactif dans sa recherche sur les tendances contemporaines d’aménagement des espaces publics :

«[...] ce type de dispositif n’offre en réalité qu’une expérience limitée et légitimée de la ville. Les attitudes ludiques sont canalisées et toute dimension créative en est étouffée. Or, [...] pour être réjouissante, toute forme ludique nécessite une certaine marge de manœuvre. En d’autres termes, le besoin d’inventer, d’improviser et de créer est inhérent au caractère du jeu. À l’inverse du mobilier interactif, d’autres dispositifs plus équivoques, comme les sculptures engageantes, possèdent un potentiel créatif élevé. Ils offrent différentes opportunités de jeu aux côtés d’usages plus fonctionnels d’assise ou de podium, comme en témoigne l’intervention de Daniel Buren dans la cour du Palais-Royal.»243 Curnier, 2014

L’excès de définition et de spécification des formes d’aménagements ludiques ne laissent pas de place à un potentiel désordre et s’oppose à l’idée même de la créativité. Il s’agirait ainsi davantage d’explorer des formes d’aménagements plus abstraites, ouvertes aux interprétations, aux détournements et appropriations diverses.

Par ailleurs, si certains investissements de l’espace urbain peuvent être symboles d’espoir quant à un glissement des libertés d’appropriation de l’espace urbain, ils restent timides et peu engageants. L’apparition d’éléments de mobiliers

CURNIER Sonia, « Programmer le jeu dans l’espace public ? », Métropolitiques 10 novembre 2014, [consulté le 17-05-2021], Disponible en ligne : <http://www. metropolitiques.eu/Programmer-le-jeu-dans-l-espace.html>.

202 203
243
pdf> 242
241 LEUBA Jenny Valoriser les surfaces résiduelles : Espaces publics de poche et autres enchantements de l’ordinaire Mobilité piétonne Suisse, 2019, [consulté le 16-05-2021], Disponible en ligne <https://www.mobilitepietonne.ch/wordpress/wp-content/uploads/2019/10/fvch_broeschure_restflaechen_190904_f_01_WEB-1.
LAVADINHO Sonia, «Le renouveau de la marche urbaine Terrains, acteurs et politiques», Géographie, 2011, p.164

à l’apparence informelle dans la rue des Juifs à Strasbourg en est un exemple. Le réinvestissement du bord de rue par l’installation de mobilier simple comme des chaises et des tables ne correspondant pas au mobilier urbain usuel créé une convivialité dans la rue qui semble se transformer en une pièce de séjour. Cette opération illustre l’intérêt porté aux occupation informelles que nous avons observé au travers des exemples de Shanghai. Le choix d’éléments qui ne représentent pas l’esthétique rigoureuse du mobilier urbain standard rassure et créer une proximité entre le marcheur et le l’espace urbain qui accueille son cheminement. Toutefois, malgré leur installation dans l’espace public, le marcheur s’est vu conditionné et habitué aux aménagements d’ordre privés, exigeant généralement une consommation pour leur utilisation, et s’autorise ainsi rarement l’appropriation de ces aménagements et leur occupation spontanée. Cet exemple rappelle la difficulté de formulation d’une réponse à la question : «à qui appartient l’espace public ? La question peut sembler redondante, pourtant elle est loin d’être résolue.»244. Dès lors, si l’occupation de ces rues créé une intimité appréciable dans le cheminement, les éléments observés révèlent davantage du décor que d’une invitation à l’appropriation des lieux.

qualifier la réception du marcheur face à un investissement ludique de l’espace. Il suggère par cette expression que l’appropriation d’un espace, d’un cheminement, décide du succès de sa fabrication.

«Yves Winkin essaie de faire comprendre que des lieux et des moments urbains peuvent également participer de ce régime de collusion où, d’une part, des « concepteurs de l’enchantement » mettent en place des dispositifs destinés à « suspendre l’incrédulité » et, d’autre part, des participants s’engagent dans ce processus et « cherchent activement à se laisser flotter, soit en déniant la réalité environnante, soit en s’engouffrant dans la brèche ouverte par les concepteurs ».»246 Lavadinho, 2011

Si les approches que nous venons d’aborder permettent d’habiter les cheminements, elles présentent leurs limites et «par leur côté prescriptif, les stratégies d’aménagement qui font appel à ce type de dispositifs se différencient de projets qui transforment une portion de territoire urbain ordinaire en terrain de jeu à travers la sculpture, l’altération du profil de sol ou la mobilisation d’éléments sensibles comme l’eau». Ainsi, nous suggérons plutôt que le développement de moments ludiques impliquent des interactions entre le corps de la ville et le corps du marcheur. Ces démarches sembleraient ainsi mieux s’inscrire dans l’ambition de réinjecter du sens à la marche urbaine. Par la sollicitation directe des sens, ces interventions seraient susceptibles de parvenir à activer le niveau d’attention du marcheur à son environnement. Ainsi, au-delà de ces petits aménagements ponctuels, il nous semblerait intéressant à l’avenir de parvenir à considérer le cheminement comme un moment ludique en lui-même par des interventions de plus grande ampleur dans la masse ou dans les volumes qui s’appliquent à penser un dialogue sensible avec le marcheur.

L’espace interstitiel pour devenir un espace pluriel, polyvalent ou encore palimpseste, doit pouvoir communiquer subtilement ses intentions et les possibilités qu’il représente au marcheur sans canaliser et limiter les formes d’appropriations. Dès lors, le dialogue entre les divers professionnels de la ville responsables de la fabrique du cheminement et les marcheurs doit nécessairement se faire au travers de la forme de l’espace et des aménagements qui lui sont associés. La ludification de l’espace urbain n’est pas un processus dépendant uniquement des professionnels de la ville, architectes et urbanistes. Ils reposent également sur la volonté et la capacité des marcheurs à s’emparer des rues. Nous avons pu observer au travers de l’exemple de Shanghai que malgré l’absence d’aménagements attractifs, les rues des petits quartiers se voient investies, appropriées voire ludifiées. Le succès d’une ludification de la ville dépend essentiellement de sa réception et de l’intelligibilité de ses intentions auprès des marcheurs. Yves Winkin emploie notamment une formule de Samuel Taylor Coleridge : «la suspension volontaire de l’incrédulité»245 pour

Soutenant que les moments de volume et de masse s’affirment comme les plus engageants, nous observons que leur investissement est à ce jour généralement insuffisant. Pourtant, l’espace urbain n’est pas de nature figée comme l’histoire a pu en faire la démonstration, ainsi des transformations à venir, de nouvelles accessibilités à des espaces inutilisés ou ignorés, notamment le long des cours d’eau ou la réalisation de projets architecturaux, poreux, traversables ou parcourables fabriquant de nouveaux cheminements pourraient s’inscrire dans la lignée d’un concept de ville ludique. Toutefois, il est indéniablement plus délicat de manipuler à nouveau des moments de masse et de volume déjà construits ce qui justifie la concentration des efforts sur des interventions greffées. Ces réflexions suggèrent donc une intégration voire une consultation des marcheurs dans la réflexion de la fabrique des espaces urbains de demain et une réflexion progressive, fragmentée en opposition à une généralisation et standardisation d’une même approche tous les fragments de la ville. Un urbanisme par pointe d’attention à l’image de l’expérience du marcheur capable de fournir des formes ouvertes au détournements et appropriations multiples.

204 205
246 LAVADINHO Sonia, «Le renouveau de la marche urbaine Terrains, acteurs et politiques», Géographie, 2011, p.231
244 BEJA Alice, « L’espace public, le bien commun par excellence », Esprit, 2012/11 (Novembre), p. 71-72, [consulté le 24-04-2021], Disponible en ligne : <https:// www.cairn.info/revue-esprit-2012-11-page-71.htm> 245 «L’expression suspension consentie de l’incrédulité décrit l’opération mentale effectuée par le lecteur ou le spectateur d’une œuvre de fiction qui accepte, le temps de la consultation de l’œuvre, de mettre de côté son scepticisme. Ce concept a été nommé en 1817 dans un texte de Samuel Coleridge» Suspension consentie de l’incrédulité Article Contenu soumis à la licence CC-BY-SA 3.0, Source Wikipédia en français, {consulté le 17-06-2021], Disponible en ligne <http:// fr.wikipedia.org/wiki/Suspension_consentie_de_l%27incr%C3%A9dulit%C3%A9>

III.III.II - Reconquêtes temporaires de l’espace urbain

247

Un assouplissement de l’expérience de la marche en ville peut également être envisagé par une approche temporelle. En effet, la ville opère d’ores et déjà diverses reconquêtes temporaires ou saisonnières du marcheur sur l’espace urbain. Cellesci permettent, à l’image de la New Babylon, de proposer une ville aux espaces changeants, mouvants, capables de transformations donnant aux marcheurs une matière nouvelle à parcourir. La reconquête temporaire peut ainsi fabriquer de nouveaux paysages urbains et des cheminements qui ne sont alors plus de l’ordre du quotidien. Ces pratiques sont capables de bousculer les habitudes et les routines et ainsi de déstabiliser le marcheur qui s’adonne alors, consciemment ou non, à un jeu des sept différences dans une urbanité métamorphosée pouvant procurer un tout autre rapport entre le corps urbain et le corps marchant. Cet assouplissement, comme nous l’avons abordé avec la notion de filtre urbain immatériel, peut être en raison de travaux, de marches engagées dans le cadre de manifestions ou de marches solidaires par exemple ou encore et plus particulièrement lors d’événements festifs, sportifs, artistiques ou culturels. Ainsi, de façon régulière ou exceptionnelle, le temps de plusieurs heures ou plusieurs jours le corps urbain peut se voir autoriser les corps marchant à se répandre, à s’étendre sur l’ensemble de ses surfaces parcourables dans un fragment délimité. Cette stratégie piétonne permet ainsi d’offrir une expérience de marche plus libre et sécurisée.

«De nouveaux usages de l’espace public émergent selon les saisons, les jours ou les heures. Le pouvoir politique multiplie les manifestations où l’art et la culture sont souvent convoqués : fête de la musique ou du cinéma, Nuits blanches (Rome, Madrid, Paris, Bruxelles, Riga...) Nuit des arts (Helsinki) ou Nuit des musées (Münich...). Le pouvoir économique imprime également sa marque : de l’exposition universelle aux vide- greniers en passant par les foires. « Hypermarchés de Noël » ou Halloween se déclinent à l’envi. La « ville événementielle », éphémère et festive se donne en spectacle. L’événement se transforme parfois en spectacle régulier. La fermeture des voies sur berge le dimanche (Paris notamment), l’interdiction de la ville à la voiture en soirée (Rome), la transformation de promenades en plages de sable aménagées (Paris-Plage...), de parcs en cinémas, ou de places publiques en jardins d’été ou patinoires (Bruxelles) selon les saisons, participent de cet usage différencié de la ville et des espaces publics en fonction des saisons, des jours ou des heures.»248 Gwiazdzinski, 2010

Les espaces physiquement parcourables mais destinés à la circulation de véhicules motorisés par exemple peuvent alors soudainement devenir le support des pas du marcheur et lui proposer de nouvelles opportunités de cheminement. À Strasbourg, des reconquêtes temporaires ou des transformations éphémères de la ville sont observables au travers des exemples du Marché de Noël en hiver, de la fête de la musique le 21 juin ou encore à l’occasion de la fête nationale du 14 juillet dans le contexte de feux d’artifices. Or, comme l’exprime Luc Gwiazdzinski, «le carnaval ne nous a pas attendu pour transfigurer l’espace de quelques heures ou de quelques jours les rues de Bâle, Venise, Rio ou Nice. La figure de « la ville événementielle » n’est pas une invention de ce début de XXIème siècle.» Pourtant, elle reste à ce jour une pratique pertinente permettant de mettre en place des mesures en faveur du marcheur dont l’acceptabilité s’explique avant tout par le contexte et le caractère

247 Il convient de rappeler que notre étude porte sur le milieu dense de la ville et ne traitera pas des pratiques de l’urbanisme ransitoire, temporaire ou éphémère dans les terrains en attente ou les friches en marge de la ville. Ces pratiques mériteraient un développement complet dans un autre sujet de recherche.

248 GWIAZDZINSKI Luc, «La ville malléable, ludique et créative, figure ouverte de l’urbanité contemporaine» France en villes Armand Colin, 2010, [consulté le 17-05-2021], Disponible en ligne <https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01099233/document>

temporaire de ces évènements. Ainsi, la piétonnisation d’un fragment de ville pour un évènement particulier tend à valoriser ce dernier et réciproquement l’occupation de l’espace urbain par un évènement tend à fabriquer une expérience de marche singulière qui revêt un caractère extraordinaire. La ville événementielle est ainsi capable de fabriquer des expériences de marches euphoriques durant lesquelles le marcheur s’abandonne à une «suspension volontaire de l’incrédulité» et à un sentiment de joie enivrante. Ces moments de par leur qualité éphémère proposent généralement un rapport du marcheur à l’environnement et à l’altérité plus intense, une forme d’effervescence qui vient réaffirmer le rôle social de la marche urbaine.

«l’effervescence sociale est une passion commune, « un degré extraordinaire d’exaltation » [...] Ces moments d’effervescence ou d’exaltation collective mettent en évidence et renforcent les liens qui unissent les individus, ils les fédèrent autour d’un enjeu.»249

Calenda, 2018

La reconquête temporaire par la piétonnisation s’affirme également comme un outil permettant de tester des scénarios et de vérifier leur impact sur l’organisation des mobilités. Par la même occasion, elle permet de vérifier la réception des scénarios proposés auprès des marcheurs. Ainsi, les expérimentations temporaires transforment l’espace urbain en laboratoire parfois amené à se pérenniser ou dans d’autres cas à n’être qu’un moment éphémère et inédit. Nous avons pu notamment observer, dans le contexte de la crise sanitaire du Covid-19, des mesures particulières vis-à-vis de l’occupation de l’espace public fabriquant un nouveau rapport entre celui-ci et le marcheur. Ainsi, exceptionnellement250, dans plusieurs villes, bars, restaurants et commerces se sont vus autorisés à déborder sur l’espace public jusqu’à doubler leur emprise au sol, sur demande auprès d’une commission spéciale. De plus, certaines rues se sont vues piétonnisées temporairement et ont parfois inspiré à une piétonnisation définitive. Ces transformations de l’espace urbain ont permis aux marcheurs de redécouvrir certains cheminements autrement. et ont révélé le potentiel d’un cheminement habité, vécu et non seulement traversé, pour la vie de quartier qu’il génère et l’esprit de cohésion qui en émane. Cependant, il est nécessaire de rappeler que ces piétonnisations peuvent générer des conflits d’usages notamment en l’absence de véritables alternatives pour les déplacements motorisés en terme d’accès et de points relais. Ainsi, afin d’éviter les conflits d’usages et le temps de parvenir à proposer de véritables alternatives acceptables de tous, le caractère temporaire de ces opérations peut être une piste pertinente pour un partage spatio-temporel de l’espace urbain.

«Les interventions temporaires, avec des formes inédites d’occupation de l’espace, s’appuyant sur des dispositifs légers, généralement peu coûteux et réversibles, peuvent être utilisées pour dynamiser des espaces publics sous-utilisés ou créer des animations saisonnières, comme les patinoires, qui foisonnent dans les espaces publics en hiver. Elles sont également un outil au service de l’aménagement des espaces, permettant par leur caractère expérimental et réversible de tester des usages, de les pérenniser s’ils remportent un succès ou d’en améliorer le fonctionnement si besoin est. Cette fabrique « légère » de la ville permet en outre d’anticiper de possibles conflits d’usages.»251 Hawi, 2020

L’ESPACE URBAIN», Bouger Le sport rythme la ville, Les cahiers de l’Institut Paris Région, n°177, 2020, p.126

206 207
249 « Effervescence et enchantement : scènes, organisations et expériences », Appel à contribution, Calenda 31 mai 2018, [consulté le 17-05-2021], Disponible en ligne <https://calenda.org/442867> 250 Les mesures particulières d’extension des terrasses et de piétonnisations ont été appliquées dans le contexte du déconfinement
19 mai 2021. 251 HAWI Lina,
le
«RÉVÉLER

Si les exemples de reconquête évoqués jusqu’ici s’inscrivent plutôt dans un contexte encadré et contrôlé, nous observons également, ces dernières décennies, l’apparition de formes de reconquêtes temporaires de l’espace public davantage subversives. Nous pouvons notamment évoquer le mouvement Reclaim The Streets (Récupérons les rues), apparu au début des années 1990, qui provoque des reconquêtes et transformations temporaires de «rues passantes, grands carrefours, voire sections entières d’autoroutes. En un instant, une foule de fêtards apparemment surgie à l’improviste transforme une artère de circulation en terrain de jeu surréaliste.»252. Ces opérations semblent notamment faire référence au concept de « zone d’autonomie temporaire » (TAZ) introduit par Hakim Bey en 1991 dans son ouvrage TAZ, Temporary Autonomous Zone. «La TAZ est une sorte de soulèvement qui ne s’engage pas directement avec l’État, une opération de guérilla qui libère une zone (de terre, de temps, d’imagination) et qui se dissout ensuite pour se reformer ailleurs, une autre fois, avant que l’État ne puisse l’écraser.»253. Ainsi, Reclaim The Streets est un mouvement de lutte contre la privatisation de l’espace public qui revendiquent un droit à l’appropriation et la création d’un système urbain capable de «faire de chaque citadin un acteur participant lui-même à la construction de situations, c’est-à-dire à l’élaboration de moments de vie, à la fois singuliers et collectifs, à la création d’ambiances ou de jeux d’événements, tous transitoires.»254

Ce mouvement naît ainsi en raison des mêmes interrogations qui ont orienté nos réflexions, à savoir, quel rôle la ville de demain pourra-t-elle accorder à son usager, que nous avons identifié comme étant le marcheur, dans la fabrication de l’espace urbain, et ainsi la transformation de cheminements en lieux de vies ?

La fabrique d’un environnement urbain capable d’accueillir les pas de l’homo ludens peut ainsi prendre des formes et des temporalités variées. Si certaines pratiques sont plus engageantes, sensibles et à préférer aux activités ludiques ciblées et spécifiques, il semble toutefois nécessaire à ce jour d’encourager tout investissement de l’espace urbain qui tende à proposer une forme de ludification de ce dernier. Ces pratiques illustrent ainsi des moments de ville où la notion de désordre intervient en tant qu’outil créateur et contribue à fabriquer un espace palimpseste dont la polyvalence s’offre à la libre appropriation des marcheurs et catalyse l’imaginaire.

Nous revendiquons ainsi la transformation du regard porté sur l’urbanité en un regard intégrant davantage une perception hédoniste qui suggère la ville comme un terrain de jeu et encourage les comportements oisifs à l’image de la flânerie. Il ne s’agit pas de prétendre que des aménagements ponctuels peuvent suffirent à distraire le marcheur et réparer l’ennui généré par l’espace urbain rationnel, toutefois « [...] nous devons assouplir la ville ; nous devons imaginer une ville ouverte dans laquelle l’expérimentation est possible, une ville qui est favorable à l’informalité»255, une ville sensible, une ville active, en mouvement, une ville qui se pratique. Pour conclure cette réflexion sur l’intervention d’un processus de ludification de l’espace urbain dans la fabrique de nos cheminements à venir, nous citerons la réponse d’un collectif de création urbaine appelé «Bruit du frigo» à la question suivante : «Peut-on imaginer un urbanisme alternatif à l’urbanisme planificateur, «fait pour durer»?».

252 KLEIN Naomi, No logo la tyrannie des marques (No Logo, 2000), Actes Sud, 2001, p.337.

253 BEY Hakim, TAZ: The Temporary Autonomous Zone, Ontological Anarchy, Poetic Terrorism, Autonomedia, New York, 1991, p.9, [traduction personnelle].

254 SIMAY Philippe, «Une autre ville pour une autre vie. Henri Lefebvre et les situationnistes», Rue Descartes vol. 63, n°1, 2009, [consulté le 25-05-2021],

Disponible en ligne < https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2009-1-page-17.htm>, p.18.

255 SENNETT Richard, SENDRA Pablo, Designing Disorder, Experiments and Disruptions in the City Verso, 2020, p.28.

«Un urbanisme de préfiguration, qui défriche et teste des possibles, Un urbanisme de situation, qui révèle et augmente le potentiel poétique et d’usage des lieux, Un urbanisme laboratoire, qui mise autant sur le processus que sur le résultat, Un urbanisme permissif, qui offre une place réelle à l’informel et à l’imprévu, Un urbanisme activiste, qui encourage les initiatives d’appropriation et d’autoconstruction, Un urbanisme stimulant, qui lutte contre l’appauvrissement de l’espace public et le repli sur soi, Un urbanisme de transition, vers une ville durable, partagée et accueillante...»256 Bruit du frigo, 2020 256 «Bruit du frigo est un collectif de création fondé en 1997, qui regroupe architectes, artistes, urbanistes, médiateurs et constructeurs.», Bruit du frigo, «à propos présentation», 2020, [consulté le 15-05-2021], Disponible en ligne : <https://bruitdufrigo.com/a-propos/presentation/>.

208 209

CONCLUSION

La situation pandémique que nous traversons depuis plus d’un an semble avoir renforcé la légitimé de notre propos : la marche urbaine doit pouvoir fournir une échappée plaisante dans notre quotidien. Elle doit pouvoir s’épanouir dans une polyvalence lui permettant de prendre des formes multiples, garante aussi bien de déplacements rapides et efficaces que de moments oisifs et ludiques. Accomplir un tel changement de paradigme suppose une véritable transformation des regards portés par les différents professionnels de la ville sur le modelage du corps urbain afin d’inspirer de nouvelles pratiques aux marcheurs le parcourant au quotidien. À travers cette recherche nous sommes parvenus à révéler l’influence réciproque de l’espace urbain sur la marche et de la marche sur l’espace urbain, confirmant le besoin fondamental de replacer cette relation au centre des réflexions urbaines. Notre étude visaient ainsi à comprendre dans quelle mesure, à l’avenir, la marche pourrait être employée comme un outil de réinvention de notre rapport à l’espace public capable d’activer notre niveau d’attention à l’environnement parcouru.

Dans un premier temps, nous avons reconnu la valeur multiple de la marche urbaine. Elle est une pratique utile mais également une pratique plaisante, sensible, poétique voire passionnante et passionnée selon celui qui en écrit les pas. Elle est un moment de conversation entre l’esprit, le corps et le monde, propre à chacun. Monde qu’elle contribue à fabriquer en insufflant une vitalité à l’espace urbain, lui donnant sens et épaisseur. Elle répond d’une nécessité collective, sociale, et individuelle, en tant qu’activité ludique et utilitaire qui habite l’espace urbain de scènes de vies éphémères et de rencontres imprévues.

En décomposant la relation sensible que la marche entretient avec l’environnement dans lequel elle s’inscrit, nous avons attiré l’attention sur sa faculté de transcendance du quotidien par la stimulation du marcheur et l’expérience unique riche des imprévus et des découvertes qu’elle donne à voir. Nous avons ainsi découvert un enjeu de distraction ou d’extraction du quotidien ; la marche urbaine comme une expérience entre parenthèses.

La suite de notre recherche fut motivée par nos observations et questionnements issus de notre regard critique sur les politiques piétonnes contemporaines. Nous observions alors que celles-ci tendaient à la création de parcours autoritaires générant une forme d’anesthésie et de standardisation de l’expérience du marcheur et ce malgré des intentions louables de revalorisation du marcheur. Dans la lignée de l’héritage moderne, les dernières politiques piétonnes ont cherché à mettre de l’ordre dans chaque moments de la ville. Ces ambitions visant à assurer le caractère utilitaire de la marche uniquement ont résulté dans la fabrication d’espaces lissés et aseptisés. De surcroît, la sécurité du marcheur et son besoin d’orientation dans l’espace ont donné lieu à une surprotection contraignante plaçant le marcheur dans une bulle. Progressivement, le rapport sensible du corps marchant au corps urbain s’est vu devenir insipide dans les cheminements du quotidien parcourus alors dans une certaine indifférence. Ces approches urbaines ont ainsi négligé la marche-plaisir en faveur d’un urbanisme qui se voulait en priorité être efficace et performant. Tandis que la rue du quotidien perdait son patrimoine multifonctionnel, la marche-plaisir s’est vue enfermée dans des fragments de ville à

vocation touristiques et mercantiles essentiellement.

En quête d’outils capables de réinventer le rapport fragilisé du marcheur à son environnement, nous nous sommes intéressés à l’ensemble des espaces parcourables dans la ville, supposant la revalorisation des espaces interstitiels comme une piste potentielle.

Notre deuxième partie s’est ainsi appliqué à révéler la nature fragmentaire de la ville, de l’espace urbain et des expériences de marches. Au-delà, d’une figure fragmentée spatialement, nous avons admis que la fabrication de la ville et de ses cheminements consistait en une succession d’interventions qui se juxtaposent, s’accumulent, ou se substituent au fil du temps.

En nous employant à une appréhension des villes de Strasbourg et de Shanghai par une forme d’exploration hasardeuse, nous nous sommes laissés dirigés par notre regard, notre corps et les nombreuses dynamiques invisibles qui s’élancent dans l’espace interstitiel de la ville. Par cette démarche, nous avons découvert que les moments de marches générés par le modelage du corps urbain se présentaient sous une grande variété de formes et permettaient ainsi des expériences de marches diverses. Nous avons tenté de retranscrire les ressentis occasionnés par ces moments de ville que nous avons distingué par la création des typologies de masse, de volume et de greffe. Si certains moments de villes se sont révélés stimulants par une sollicitation importante du corps et des sens, d’autres, au contraire, ont révélé un manque de considération du vivant et une forme d’anesthésie du marcheur. Ces derniers sont alors apparus comme des démonstrations concrètes des politique piétonnes ayant négligé la dimension humaine et sensible.

Ces observations et expérimentations sensibles de l’espace urbain nous ont permis d’extraire différents niveaux d’interventions à l’origine de la fabrique des espaces interstitiels et de les revendiquer comme l’ensemble des outils à disposition des professionnels de la ville. Ainsi, la manipulation attentive de ces différents paramètres est capable de déterminer les degrés de stimulation du marcheur et les libertés qui lui sont permises dans différents moments du cheminement. Par ailleurs, les phénomènes que nous avons pu extraire des moments observés dans les deux villes nous ont amené à avancer l’idée selon laquelle la stimulation du marcheur résiderait notamment dans la fragmentation de son parcours. La diversité rencontrée sur son cheminement fabrique l’expérience de la marche tel un collage de paysages urbains et de sensations, autrement-dit, d’interactions variées avec l’espace urbain. Un cheminement peut alors proposer des moments d’immersion, d’anonymat dans des scènes urbaines agités et animées, suivis de moments d’isolements rendant le marcheur disponible à l’écoute de ses sens et à la profusion de ses pensées, une expérience sensorielle alors totale qui ne se voit pas perturbée par un besoin de vigilance vis-à-vis d’autres usagers.

Ainsi, c’est dans la capacité à proposer cette variété de moments que la ville peut surprendre le marcheur mais également satisfaire ses désirs. Cette conclusion s’inscrit notamment à contre-sens des politiques piétonnes contemporaines qui tracent des parcours piétons sécurisés et continus au travers de la ville.

Dans une dernière partie, nous avons pris conscience de l’intérêt d’une

210 211

évolution de la perception du désordre urbain dans l’optique de mettre fin à l’appréhension des politiques urbaines qui mènent à des excès d’ordre paralysant l’espace urbain. Nos réflexions nous ont amenés à penser le désordre comme un outil créatif capable de coexister harmonieusement avec l’ordre. Cette balance et cet enchevêtrement des notions doivent être en mesure d’assurer à la fois une sécurité non contraignante et la vitalité dans un lieu. C’est vers cet équilibre que la gestion et le dessin de la ville de demain semblent devoir se diriger. La mise en parallèle des modèles urbains de Shanghai et de Strasbourg nous a permis de mettre en évidence cette conclusion et d’employer différentes expressions du désordre ou de situations informelles en tant que modèles inspirants.

De nouvelles pensées urbaines à contre-sens émergent en ce sens. Elles s’inscrivent dans la lignée de courants plus ancrés dans l’histoire de l’urbanisme comme le courant situationniste et s’affirment comme des formes de résistance à l’anesthésie de la ville par l’activation sensible des espaces urbains, de façon permanente ou temporaire. Leurs idées, théoriques ou davantage concrètes, formulent des pistes à explorer pour la fabrication de nos futurs cheminements. L’approche de la ludification introduite par Sonia Lavadinho ou le développement de systèmes ouverts comme l’entend Richard Sennett aspirent ainsi à un assouplissement des politiques urbaines.

Si le concept de ville ludique aspire à un phénomène de transformation de la ville en un vaste terrain de jeu, nous sommes allés jusqu’à spécifier l’intérêt d’une considération de chaque cheminement comme un potentiel support ludique pour le marcheur. La réflexion suscitée par le concept nous a permis d’en révéler ses limites actuelles, réduite à des formes précises et ciblées de mobiliers urbains concédant finalement peu de libertés aux marcheurs dans leur appropriation. Nous avons ainsi pu nous appuyer sur ce regard critique pour valoriser une approche ludique s’exprimant davantage par des interventions abstraites spatiales et volumétriques capables de donner une texture et un relief stimulant à la ville, ouvertes aux appropriations et aux détournements multiples. Pour que le marcheur puisse inscrire des souvenirs personnels, des images, des émotions et des ressentis dans l’espace urbain, celui-ci doit donc être en mesure de lui fournir une matière inspirante, une trame de fond capable de recevoir et d’encourager divers récits.

Malgré la progression des politiques urbaines en matière de marche, les ambitions exprimées semblent mettre en péril la vitalité des espaces urbains et les libertés du marcheur. Une transformation du regard sur la pratique semble nécessaire à entreprendre dans les réflexions à venir auprès des différents professionnels de la ville. Si la revalorisation de l’espace interstitiel de la ville peut donc s’opérer par une grande variété d’interventions, toutes visant à réactiver le niveau d’attention du marcheur à son environnement, elle dépend d’un levier créatif qui semble en attente dans une majorité des cas.

Notre démarche s’est volontairement attachée de manière exclusive à l’étude des cheminements générés par le cadre bâti et ainsi aux rapports du marcheur à cet environnement construit dans les moments de masse, de volume et de greffe. Pourtant, une nouvelle typologie pourrait s’inscrire dans le prolongement de cette classification : les moments de nature. En effet, le cadre végétal se révèle être un acteur supplémentaire voire complémentaire intervenant dans la fabrication des

paysages urbains parcourus au quotidien. De surcroît, la nature en ville, au-delà d’avoir une fonction architecturale et une influence sur la perception et l’appropriation de l’espace urbain semble s’inscrire dans de nouveaux objectifs de «ville durable». Le besoin de nature en milieu urbain s’est d’autant plus fait ressentir ces dernières années dans le contexte de la crise sanitaire, d’une part pour les moments ludiques et stimulants en rupture avec l’environnement urbain qu’ils offrent aux marcheurs dans l’incapacité de se déplacer en dehors de la ville pour rejoindre des espaces naturels, et d’autre part pour les enjeux de développement durable que la revalorisation du patrimoine naturel et l’introduction de projets de végétalisation dans les milieux urbains revêtent. Cet engouement aux raisons multiples autour de l’insertion de la nature en ville s’est notamment traduit dans la ville de Strasbourg par un plan Canopée visant à étendre la strate arborée sur le territoire d’ici 2050. Les initiatives pérennes à ce jour ont essentiellement concentré leurs efforts dans la complétion d’espaces d’ores et déjà végétalisés, nous pouvons donc à juste titre nous interroger sur la transformation des paysages urbains et des expériences cheminatoires que produiront les projections de reconquête du végétal au cœur du milieu urbain.

212 213

RESSOURCES

bibliographie

AUGOYARD Jean-François, Pas à pas : essai sur le cheminement quotidien en milieu urbain, Paris : Editions du Seuil, 1979.

BAILLY Jean-Cristophe, La phrase urbaine, Fiction et Cie, Seuil, 2013.

BENJAMIN Walter, Paris, capitale du XIXe siècle, Paris, Les Éditions du Cerf, 2009.

DE BAECQUE Antoine, Une histoire de la marche, Synthèses Historiques, Perrin, 2016.

DEBORD Guy, «Théorie de la Dérive», Internationale Situationniste, Numéro 2, 1958.

GEHL Jan, Pour des villes à échelle humaine (Cities for people, 2010), Ecosociété, 2012. Life between buildings, Using Public Space, Island Press, 2011. avec SVARRE Brigitte, How to study public life, Island Press, 2013.

GOFFMAN Erving, La Mise en scène de la vie quotidienne : 2.Les Relations en public, traduit de l’anglais par Alain ACCARDO, Les éditions de Minuit, 1973.

JACOBS Jane, Déclin et survie des grandes villes américaines, traduit de l’anglais par Claire PARIN, Parenthèses Eds, Eupalinos, 2012.

LAVADINHO Sonia, «Réenchanter la marche, ludifier la ville», Les Cahiers Nouveaux, n°80, 2011 «Le corps en mouvement, pour une lecture cinétique de la ville», Belveder, n°7, 2020 - avec WINKIN Yves : Vers une marche plaisir en ville - Boîte à outils pour augmenter le bonheur de marcher, CERTU, Dossiers du Certu, 2012. « Du marcheur urbain », Urbanisme, Mars-Avril 2008, n°359. «Les territoires du moi: aménagements matériels et symboliques de la marche urbaine», Développement Urbain Durable, n°9, 2005

LE BRETON David, Marcher, Eloge des chemins et de la lenteur, A.m. Metailie, Latitudes, 2012

LEFEBVRE Henri, Le Droit à la ville, Paris, Éditions Anthropos, 1968.

LEVITTE Agnès, Regard sur le design urbain - Intrigues de piétons ordinaire, Du Felin Eds, Les Marches Du Temps, 2013.

THIBAUD Jean-Paul, Éprouver la ville en passant, en quête d’ambiances, MetisPresses, vuesDensembleEssais, 2015.

THOMAS Rachel, Marcher en ville - Faire corps, prendre corps, donner corps aux ambiances urbaines, Éditions des Archives Contemporaines, 2010 - avec BALEZ Suzel, BÉRUBÉ Gabriel, BONNET Aurore : «L’aseptisation des ambiances piétonnes au XXIe siècle, entre passivité et plasticité des corps en marche», CRESSON, 2010, [consulté le 15-04-2021], Disponible en ligne : <https:// halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00596914>.

PAQUOT Thierry, L’espace public, La découverte, Repères, 2015 Des corps urbains - Sensibilité entre béton et bitume, Autrement (Editions), Le corps plus que jamais, 2006

SENNETT Richard - avec SENDRA Pablo : Designing Disorder, Experiments and Disruptions in the City, Verso Books, 2020

SITTE Camillo, L’art de bâtir les villes, L’urbanisme selon ses fondements artistiques (1889), Editions du Seuil, Paris, 1996

SOLNIT Rebecca, Wanderlust : A history of walking, New York, Penguin Books, 2001

ROBIN Régine, Mégapolis, Les derniers pas du flâneur, Editions Stock, Un ordre d’idées, 2009

214 215

thèse, mémoire

LAVADINHO Sonia

«Le renouveau de la marche urbaine : Terrains, acteurs et politiques», sous la direction de Yves Winkin, École normale supérieure de Lyon - ENS LYON, École doctorale Sciences sociales, soutenue le 14 octobre 2011.

LEVITTE Agnès, «La perception des objets quotidiens dans l’espace urbain», sous la direction de Jean-Marie Schaeffer, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), Sciences de l’art et du langage, soutenue le 05 octobre 2010.

THOMAS Rachel, «Une critique sensible de l’urbain», habilitation à diriger des recherches, Communauté université Grenoble Alpes, Communauté Université Grenoble Alpes : École Doctorale 454 Sciences de l’homme, du politique et du territoire 2018

LE BRETON David, « Se remettre debout : marcher pour se sentir vivant », Empan, volume 118, n°2, 2020, [consulté le 20-05-2021], Disponible en ligne : <https://www.cairn.info/revueempan-2020-2-page-15.htm>.

SIMAY Philippe, «Une autre ville pour une autre vie. Henri Lefebvre et les situationnistes », Métropoles, n°4, décembre 2008, [consulté le 04-05-2021], Disponible en ligne : <http://metropoles.revues.org/2902>.

PAQUOT Thierry, «L’art de marcher dans la ville», Esprit, N° 303, mars-avril 2004, [consulté le 03-052021], Disponible en ligne : <https://esprit.presse.fr/article/thierry-paquot/l-art-demarcher-dans-la-ville-7922>

« Le jeu de cartes des situationnistes », CFC, n°204, 2010, [consulté le 03-05-2021], Disponible en ligne : <www.lecfc.fr/new/articles/204-article-7.pdf>.

AUGOYARD Jean-François, « Les allures du quotidien », Temps Libre, n°2, 1985, [consulté le 16-03-2021], Disponible en ligne : <https://hal.archives-ouvertes.fr/hal02104007/document>.

BAILLY Jean-Christophe, «Marcher dans la prose des villes», Sciences de la société, n°97, 2016, [consulté le 04-05-2021], Disponible en ligne : <http://journals.openedition.org/ sds/3913>.

CURNIER Sonia, « Programmer le jeu dans l’espace public ? », Métropolitiques, 10 novembre 2014, [consulté le 17-05-2021], Disponible en ligne : <http://www.metropolitiques.eu/ Programmer-le-jeu-dans-l-espace.html>

ROBIN Régine, « L’après-ville ou ces mégalopoles qu’on dit sans charme...», Communications, n°85, volume 2, 2009, [consulté le 15-04-2021], Disponible en ligne : <https://www.cairn. info/revue-communications-2009-2-page-185.htm>.

THIBAUD Jean-Paul, «La fabrique de la rue en marche : essai sur l’altération des ambiances urbaines», Flux, 2006/4-2007/1, n° 66-67, [consulté le 03-05-2021], Disponible en ligne : <https://www.cairn.info/revue-flux1-2006-4-page-111.htm>.

- avec BONNET Aurore, LEROUX Martine, THOMAS Rachel : Les compositions de la marche en ville. Contribution de l’équipe Cresson au rapport de recherche final Winkin Yves et Lavadinho Sonia (éds.), 2008 ” Des villes qui marchent, tendances durables en urbanisme, mobilité et santé ” , Cresson, ENS Lyon, 2007, Disponible en ligne : <https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00993844/document>.

GWIAZDZINSKI

Luc, «La ville malléable, ludique et créative, figure ouverte de l’urbanité contemporaine», Scherrer Franck, Vanier Martin, France en villes, Armand Colin, 2010, [consulté le 17-05-2021], Disponible en ligne : <https://halshs.archives-ouvertes.fr/ halshs-01099233/document>

«Nouvelles explorations urbaines. Entre protocoles géographiques et néosituationnisme», Nathalie Caritoux, Florent Villard, Nouvelles psychogéographies, Mimésis, 2017, [consulté le 17-05-2021], Disponible en ligne : <https://halshs. archives-ouvertes.fr/halshs-01596699>

THOMAS Rachel, « La marche en ville. «La marche en ville. Une histoire de sens», L’Espace géographique, tome 36, n°1, 2007, [consulté le 01-05-2021], Disponible en ligne : <https://www.cairn.info/revueespace-geographique-2007-1-page-15.htm>

216 217
webbibliographie

ANNEXES

Tumulte autour de jeux aquatiques et pratiques risquées de topographies artificielles. © Sonia Curnier Image consultable sur Internet : https://metropolitiques.eu/Programmer-le-jeu-dans-l-espace.html

Catégorisation de dispositifs ludiques récents selon quatre familles © Sonia Curnier Image consultable sur Internet : https://metropolitiques.eu/Programmer-le-jeu-dans-l-espace.html

218 219

Diversité des appropriations et réinterprétations créatives de l’intervention artistique « Les Deux Plateaux » de Daniel Buren, cour d’honneur du Palais-Royal, Paris © Sonia Curnier Image consultable sur Internet : https://metropolitiques.eu/Programmer-le-jeu-dans-l-espace.html

Évolution des paysages urbains Strasbourgeois à travers le temps en fonction de l’intégration progressive du marcheur (1/2)

La disparition de l’automobile dans le centre-ville est accompagnée de nouveaux aménagements. Photographies : images tirées de google.maps ; photographies personnelles.

220 221

Évolution des paysages urbains Strasbourgeois à travers le temps en fonction de l’intégration progressive du marcheur et de l’occupation de l’espace (2/2)

La période pandémique donne à voir l’importance d’habiter les interstices de la ville.

Photographies : images tirées de google.maps ; photographies personnelles.

Un impact visuel pour susciter le regard du piéton : une affiche avec des citations, Strasbourg.eu, «Le piéton au coeur de la ville, rendez la ville aux piétons : pourquoi ? comment ?», 3ème colloque Strasbourg, le 17 octobre 2013 Image consultable sur Internet : https://www.cerema.fr/fr/system/ files/documents/2017/11/Colloque-Pieton-Delangle2_cle2aeec8.pdf

222 223

Des plans piéton pour Strasbourg, Strasbourg.eu, «Le piéton au coeur de la ville, rendez la ville aux piétons : pourquoi ? comment ?», 3ème colloque Strasbourg, le 17 octobre 2013 Image consultable sur Internet : https://www.cerema.fr/fr/system/ files/documents/2017/11/Colloque-Pieton-Delangle2_cle2aeec8.pdf

Comment réaliser un plan piétons pour une ville ? Le Plan Piétons de la Ville de Strasbourg, Strasbourg.eu, Colloque « Le Piéton au cœur de la ville » Strasbourg, le 17 octobre 2013 Image consultable sur Internet : https://www.ecomobilite.org/IMG/pdf/at1planpietonstrasbourg.pdf

224 225

Développement des zones piétonnes (1973-2019), CHENDEROWSKY Éric, «Comment ça marche en Île-de-France ? Synthèse du petit déjeuner décideurschercheurs», L’institut Paris Région, 17 juin 2020 Image consultable sur Internet : https://www.institutparisregion.fr/fileadmin/DataStorage/Recherche/PetitDej/2020/ juin2020/ville_marchable_Strasbourg-17_juin2020.pdf

226 227

TABLE DES MATIÈRES

remerciements 5 sommaire 6 avant-propos 9

Introduction 10

I - La naissance d’une forme de résistance à l’approche structurée des parcours urbains : du piéton au flâneur 18

I.I - La marche urbaine, une forme d’ancrage du corps et de l’individu dans son environnement 19

I.I.I - Le marcheur, une figure multiple 21 I.I.II - La flânerie, une pratique critique 26 I.I.III - Un double cheminement : physique et psychique 30 La construction d’un cheminement intérieur 30 Un être sensible : le corps comme outil de mesure 33

I.II - En quête d’une transcendance du cheminement quotidien 36

I.II.I - La sérendipité urbaine 36

I.II.II - La théorie de la dérive 37 I.II.III - Les pas, révélateurs d’urbanité 39

I.III - Critique des approches piétonnes contemporaines : vers une anesthésie du marcheur 42

I.III.I - La création de parcours autoritaires 42 Un héritage de la pensée moderniste 42 Vers une aseptisation et standardisation de l’espace urbain 44 Strasbourg : une politique piétonne investie 47 L’expérience touristique dépersonnalisée 50

I.III.II - L’expérience de la ville-musée : du flâneur au consommateur 53

De la ville vécue à la ville-vitrine 53 Strasbourg : La Grande-Île 55 Shanghai : le quartier Xintiandi et le Bazar Yuyuan 57

Des modèles urbains matières à réflexion 61

I.IV - Apologie des espaces intersticiels 63

II - Éléments d’une typologie urbaine par ses fragments 68

II.I - La marche urbaine, une expérience fragmentaire 70

II.I.I - Une fabrique multiscalaire 70 II.I.II - «Je suis un travelling permanent»1 74

II.II - Lecture de la ville à travers le parcours de ses fragments : de Strasbourg à Shanghai 75

II.II.I - L’enchaînement de moments de villes : une analyse typo- morphologique 75

La méthode 84 La situation horizontale 86 La situation verticale 89 La nature du sol 94 L’orientation 100 Moments de masse : Strasbourg 104 Moments de masse : Shanghai 118 Moments de volume : Strasbourg 126 Moments de volume : Shanghai 138 Moments de greffe : Strasbourg 144 Moments de greffe : Shanghai 152 II.II.II - Les rythmes du cheminement 160 La fabrication de dualités complémentaires, de l’immersion à l’isolement 161 Filtre urbains et hiérarchisation du vide 167

III - Réinvention d’une ville par ses territoires arpentés, pour une nouvelle manière de construire le paysage urbain ? 178

III. I - Le modèle du labyrinthe : lieu de vie surprenant 180

III.II - Le désordre, créateur de vitalité 183

III.II.I - Déconstruction de la notion de désordre 183 III.II.II- Des formes et des pratiques spontanées 187 S’inspirer de la vitalité générée par le tracé de la cité médiévale 188 S’inspirer de l’occupation spontanée dans les espaces des lilongs 193

III.III - Vers une LUDIFICATION de l’espace urbain 197

III.III.I - La fabrique d’espaces pour l’Homo ludens 198 III.III.II - Des reconquêtes temporaires 206

228 229
Conclusion 210 Ressources 214 Annexes 218 1 ROBIN Régine, Mégapolis Les derniers pas du flâneur Stock, 2009, postface

RÉSUMÉ

Nous parcourons l’espace urbain de façon quotidienne sans véritablement questionner la fabrication de nos cheminements. Pourtant, l’environnement construit influence voire contraint nos pas et nos comportements en tant que marcheurs. La revalorisation de la marche urbaine, qui s’opère depuis quelques décennies, tend à faciliter et sécuriser nos déplacements. Tandis que le tracé de parcours autoritaires se déploient dans le paysage urbain en ce sens, le marcheur semble oublier la valeur du pas dans la ville.

La marche ne peut se résumer à un déplacement utile et nécessaire, elle doit être considérée dans sa totalité pour la pratique sensible et stimulante qu’elle génère de Strasbourg à Shanghai.

Au travers de ce mémoire, nous chercherons à révéler l’influence réciproque entre le marcheur et l’espace urbain afin d’explorer des pistes de réinvention des expériences de marche dans la ville de demain.

230 231
MARCHE INTERSTICE SENS FLÂNERIE CORPS URBAIN

Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.