Le malentendu

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Albert Camus, Le malentendu. Pièce en trois actes (1944)

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JAN:Oui, mais un client tout seul est quelquefois plus gênant qu'une grande affluence. MARTHA, qui range la pièce. Pourquoi ? Je suppose que vous n'aurez pas l'idée de me faire des contes. Je ne puis rien donner à ceux qui viennent ici chercher des plaisanteries. Il y a longtemps qu'on l'a compris dans le pays. Et vous verrez bientôt que vous avez choisi une auberge, tranquille. Il n'y vient presque personne. JAN :Cela ne doit pas arranger vos affaires. MARTHA : Nous y avons perdu quelques recettes, mais gagné notre tranquillité. Et la tranquillité ne se paye jamais assez cher. Au reste, un bon client vaut mieux qu'une pratique bruyante. Ce que nous recherchons, c'est justement le bon client. JAN : Mais... (il hésite), quelquefois, la vie ne doit [37] pas être gaie pour vous ? Ne vous sentezvous pas très seules ? MARTHA, lui faisant face brusquement. Écoutez, je vois qu'il me faut vous donner un avertissement. Le voici. En entrant ici, vous n'avez que les droits d'un client. En revanche, vous les recevez tous. Vous serez bien servi et je ne pense pas que vous aurez un jour a vous plaindre de notre accueil. Mais vous n'avez pas à vous soucier de notre solitude, comme vous ne devez pas vous inquiéter de nous gêner, d'être importun ou de ne l'être pas. Prenez toute la place d'un client, elle est à vous de droit. Mais n'en prenez pas plus. JAN : Je vous demande pardon. Je voulais vous marquer ma sympathie, et mon intention n'était pas de vous fâcher. Il m'a semblé simplement que nous n'étions pas si étrangers que cela l'un à l'autre. MARTHA : Je vois qu'il me faut vous répéter qu'il ne peut être question de me fâcher ou de ne pas me fâcher. Il me semble que vous vous obstinez à prendre un ton qui ne devrait pas être le vôtre, et j'essaie de vous le montrer. Je vous assure bien que je le fais sans me fâcher. N'est-ce pas 'notre avantage, à tous les deux, de garder nos distances ? Si vous continuiez à ne pas tenir le langage d'un client, cela est fort simple, nous refuserions de vous recevoir. Mais si, comme je le pense, vous voulez bien comprendre que deux femmes qui vous louent une chambre ne sont pas forcées de vous admettre, par surcroît, dans leur intimité, alors, tout ira bien. JAN :Cela est évident. Je suis impardonnable de vous avoir laissé croire que je pouvais m'y tromper.


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