Camille Kpadonou, Chargé du pôle bibliothèque, Abomey-Calavi
Hermann Etchiha, Chargé du pôle bibliothèque, Godomey
Intervenants
Équipe Jeune Afrique
Ressources humaines
Abir Msadek
Choukrane Said
Journalistes
Medhi Ba
Vincent Duhem
Manon Laplace
Estelle Maussion
Mathieu Olivier
François Soudan
Marième Soumaré
Émeline Wuilbercq
Toute notre reconnaissance se porte vers les intervenants qui ont généreusement accepté d’offrir de leur temps pour partager leur expérience et leur expertise :
Dr Firmin Adandedji, Fulbert Adjimehossou, Apollinaire Aivodji, Arcade Assogba, Jen Athina Batossi, Calixte Biah, Jean Fesso, Benoît Houandja,
Pr Adrien Huannou, Gaston Kaboré, Paul Christian Kiti, Dr Rodrigue Idohou, Zakiath Latoundji, Dr Wenceslas Mahoussi, Vianney Melting Assani, Scholastique Mukasonga, Dr Didier N’Da, Dr Franck Ogou,
Artistes
Dr Elie Antoine Padonou, Dr Romuald Tchibozo, Jérome-Michel Tossavi, Dr Edmond Totin, Dr Carmen Toudonou, Pr Odon Vallet, Fabroni Bill Yoclounon, Olufemi Hinson Yovo.
Les illustrations proviennent du projet « Patrimoine en lumière », une initiative portée par l’Institut National des Métiers d’Art, d’Archéologie et de la Culture (INMAAC) de l’université d’Abomey-Calavi, qui vise à améliorer la visibilité du patrimoine culturel béninois auprès de la jeunesse. Exposés en octobre 2021, les travaux des étudiants en administration culturelle, cinéma audiovisuel et art plastique illustrent la richesse culturelle de trois villes historiques du Bénin : Abomey, Porto-Novo et Ouidah. La couverture de la revue a été réalisée à partir de l’oeuvre ‘École culturelle’ de Martial Adjaka.
La photographie d’Appolinaire Aïvodji, « L’Initiation à la danse Vodoun », est extraite du corpus photographique de la Grande exposition d’oeuvres d’art hybride d’inspiration Vodoun qui a eu lieu en 2021-2022, organisée par l’association Actions culturelles et éducatives pour le développement (ACED) en partenariat avec le Centre culturel de rencontre international (CCRI).
Préface
C’ est une fierté pour la Fondation Vallet, sous l’égide de la Fondation de France, d’inaugurer et de financer cette première édition de l’École d’Eté d’Écriture et de Journalisme alors que l’École d’Été sur l’Intelligence Artificielle fête son troisième anniversaire. Cette création est aussi un pied de nez à ceux qui prédisent la mort de l’écriture avec l’avènement de chatGPT et autres logiciels, car les élèves nous ont bien montré que rien ne remplacera une belle plume.
Pensée en collaboration avec le journal de renommée internationale Jeune Afrique , cette formation se veut une voie d’excellence, ouverte sur le monde professionnel et les réalités concrètes du métier de journaliste. Elle trouve donc naturellement son accomplissement dans l’édition d’une revue, entièrement conçue par les apprenants et leurs formateurs.
« Décrire les lieux, écrire les mondes », thème choisi pour cette école d’été, en a intrigué plus d’un. Au croisement entre l’écriture et le journalisme, c’est une invitation à réfléchir autour de la notion de « lieu », bien connue dans le langage commun, et pourtant riche de sens, au carrefour de plusieurs disciplines : la géographie, la littérature, l’économie, mais aussi la sociologie, l’histoire, l’architecture, la philosophie, l’anthropologie et l’art. Le double pluriel de l’expression rappelle la diversité de profils que nous avons choisis, originaires de plusieurs pays d’Afrique francophone (Bénin, Sénégal, Guinée, Cameroun) et de divers horizons disciplinaires.
L’ONG Bénin Excellence est une organisation à but non lucratif œuvrant dans le domaine du social, de la santé en milieu carcéral et dans celui de la promotion de l’excellence. Dans ce cadre, elle a construit trois bibliothèques dont deux dans la commune d’Abomey-Calavi et une dans la commune de Cotonou. Inaugurée le 2 mai 2023, cette dernière sise dans la Faculté des Sciences de la Santé a d’emblée trouvé sa place de centre culturel à Cotonou en accueillant cette nouvelle école d’été. À proximité de l’immense statue de l’Amazone, l'endroit était tout trouvé pour réfléchir au lien entre le lieu et la mémoire.
Au cours de ces trois semaines de formation, les apprenants et apprenantes ont suivi une formation complexe, mêlant travaux pratiques, sorties pédagogiques (à Ganvié, Ouidah et Porto-Novo), mais aussi des conférences-débats. Cette formation a été possible grâce au concours de nombreuses personnalités, locales et internationales, qui ont accepté de donner leur temps, de partager leur savoir et leur expérience pour guider ces jeunes gens dans la voie littéraire qui n’est pas sans embûche. Par la présente nous leur disons un grand merci pour leur aide et leur générosité.
Espéran Padonou, Président de Bénin Excellence et Directeur de la Fondation Vallet
TABLE DES MATIÈRES
QUEL JOURNALISME POUR DEMAIN ?
p. 6 Le journalisme de demain en Afrique : entre censure et liberté. Par Hugues Balogoun. p. 7 Le journalisme en Afrique de l’Ouest, quel avenir ? Par Diarouga Aziz Balde.
p. 9 L’Afrique à l’ère du podcast. Nouvelles perspectives médiatiques. Par Oul’Fath Bouraïma. p. 10 L’importance des réseaux sociaux en Afrique : usages et limites. Par Romuald Assocle.
ÉCOLOGIE
p. 12 Communication climatique en Afrique. Une professionalisation nécessaire. Par Romuald Assocle. p. 14 Dossier : « Réinventer Ganvié ». Concilier modernité et authenticité. Par Nelly Michaï, Diane Oniodje et Almamy Sane.
p. 18 La Fresque du climat : Un petit outil face à une immense question. Par Nelly Michaï.
p. 20 Athina Batossi. Un regard critique. Par Nelly Michaï. p. 21 À la découverte de Sèyigbé. Emblématique village de sel du Bénin. Par Ludovic Migbagonhe.
SOCIÉTÉ ET CULTURE
p. 22 Sortir du franc CFA : une option ambitieuse, mais risquée. Par Djibril Diallo. p. 24 L’universalisme occidental. Critique et perspectives. Par Hugues Balogoun.
p. 26 Restitution des œuvres africaines : le Bénin, exemple et détonateur. Par Loraine Majo Fonkoua.
p. 28 La sorcellerie en Afrique : un malaise pour le développement ? Par Andrea Canate
p. 30 L’africanité de l'œuvre. Selon Kossi Efoui. Par Roland V. Kovenon.
p. 31 Cotonou. La culture au coeur de la ville de demain. Par Ludovic Migbagonhe.
LANGUES
p. 32 La langue comme outil d’émancipation. Un catalyseur pour le progrès socio-économique. Par Diane Oniodje.
p. 34 Journalisme en langue vernaculaire. Une opportunité sous exploitée. Par Oul’Fath Bouraïma. p. 35 Fabroni Bill Yoclounon. Ecce homo n'a pas la tête. Par Frédhy-Armel Bocovo.
p. 36 Benoît Ayao Houandja, figure tutélaire du journalisme en langue nationale. Par Diarouga Aziz Balde.
LE MONDE DU LIVRE
p. 38 En conversation avec Adrien Huannou, « La critique littéraire relève du grand art ». Par Djibril Diallo.
p. 40 Le roman à l'écran. Un chemin semé d'embûches. Par David Analomè p. 41 Rencontre avec Scholastique Mukasonga. Notre-DameduNil, le bon ou le mauvais nez. Par Almamy Sane.
p. 43 Les Fantômes du Brésil. Quelle poétique du lieu ? Par Roland V. Kovenon. p. 44 Enjeux des bibliothèques en Afrique. Le cas de la Fondation Vallet. Par Serge Sèwanou Ahissou. p. 45 Rencontre avec Jérôme Tossavi. Sur l'écriture. Par Laurette Yekpon.
p. 46 Roi LMD International : l’autopsie d’un système éducatif sous perfusion. Par Edmond Batossi.
p. 48 Carmen Toudonou. L'écrivaine a le vertige. Par Frédhy-Armel Bocovo. p. 49 Ma fonction. Par Raïmi Bassitou Nouatin.
HISTOIRE ET MÉMOIRE
p. 50 Au-delà du décor. Les lieux dans le cinéma ouest-africain. Par Laurette Yekpon. p. 52 TheWomanKing . Pour une réhabilitation de l’histoire des Agodjiés. Par Serge Sèwanou Ahissou. p. 54 Mon beau berceau. Par Raïmi Bassitou Nouatin. p. 55 Entre architecture et écriture, Olufemi Hinson Yovo inscrit son empreinte. Par Loraine Majo. p. 56 La Forêt Kpassè. Mémoires d’un peuple. Par David Analome. p. 58 De Ouidah à Gorée, un devoir de mémoire s’impose. Par Djibri Diallo.
Journalisme en Afrique Entre censure et liberté
Hugues Balogoun
Le paysage médiatique en Afrique traverse une série tumultueuse de défis et d’évolutions qui bouleverse le métier de journaliste. Pris entre deux étaux, le journalisme africain doit trouver sa voie dans la spécialisation et l’autonomisation.
Depuis sa genèse, le journalisme en Afrique doit constamment évoluer. « Aujourd’hui, atteste François Soudan, l'exercice du journalisme en Afrique est devenu compliqué ». On assiste à un nouvel écosystème qui se démarque de ceux des deux grandes périodes journalistiques de la deuxième moitié du XXème siècle.
En effet, « l’évolution du journalisme en Afrique est ponctuée par trois grandes périodes », souligne François Soudan. Marquée par la démocratisation au lendemain des indépendances, la première période (1960-1990) se caractérise par une stabilité économique et une politique nationale. Propriété de l’Etat, le journalisme servait avant tout l’intérêt de la nation à travers la promotion des actions du gouvernement. Le journalisme était donc une arme à vertu panégyrique pour le politique.
À partir de 1990, la deuxième période se distingue par le pluralisme politique. Dans un contexte de bouleversements géopolitiques, avec la chute du mur de Berlin, et de politiques internes, notamment les mobilisations syndicales et étudiantes, l’écosystème médiatique fait face à une libéralisation politique et médiatique avec la création des médias privés. Ceux-ci seront confrontés à des défis économiques énormes. Certains vont mourir au fil du temps pour laisser place uniquement aux médias étatiques.
À partir de 2010 s’accomplit un bouleversement insoupçonnable dans le monde de l’information. Le paysage médiatique africain reçoit un coup de boutoir avec l’émergence et la propagation des outils technologiques. Plusieurs organes de presse vont voir le jour, avec malheureusement « peu de potentialités adéquates pour exercer ce métier », précise François Soudan.
Si tous les moyens sont bons pour informer le public, « il existe pourtant des principes de la déontologie du journalisme », rappelle celui-ci. Le règne des fake news et de la désinformation qui va s’installer, soulève plusieurs interrogations sur les défis du journalisme en Afrique, notamment les freins institutionnels qui en paralysent l’épanouissement. Il s’agit principalement des censures de l'information, des contraintes économiques et des difficultés engendrées par le développement du numérique.
La censure et le contrôle de l’information
Les premières difficultés du journalisme sont liées à la censure et au contrôle de l’information par les régimes autoritaires qui émergent au lendemain des indépendances.
Servir la cause du pouvoir en place devient l’unique principe régissant le paysage médiatique. « Il faut prêcher les bonnes paroles pour ne pas créer une psychose générale et vanter les actions du régime autoritaire » laisse entendre François Soudan. Le journalisme est devenu un outil de propagande, souligne-t-il.
Dans Les censures dans le monde XIXe – XXIe siècle , Laurent Martin rappelle qu’en Afrique, notamment dans la partie francophone, « la censure est née conjointement à l’émergence des médias d’information, durant la période coloniale ». Cette censure pré-indépendance avait pris la forme de « l’interdiction préalable ». Mais celle-ci disparut pour laisser place à la censure politique directe sur les médias. Les raisons justifiant la mise en place de ce monopole étatique sont variées. Toutefois, on distingue « la nécessité de forger l’union nationale et la promotion du développement », remarque François Soudan.
D’après Laurent Martin, on assiste à la « résurgence de formes autoritaires de gestion du discours médiatique, se conjuguant avec l’établissement de nouvelles modalités de contrôle des médias ». Selon le classement mondial de la liberté de la presse 2023 établi par Reporters sans frontières (RSF), plusieurs pays africains figurent sur la ligne rouge. C’est le cas de l’Erythrée (174ème), de Djibouti (162ème), de la Tanzanie (143ème), du Cameroun (138ème) et bien d’autres.
Contraintes économiques et défis de financement
En Afrique, « il n’y a pas de source de financement durable pour le journalisme », estime François Soudan. Le manque d’autonomie financière de certains médias, notamment privés, les pousse à se tourner vers d’autres sources de financement partisanes ou étrangères. Ils deviennent dès lors dépendants de celles-ci, affectant ainsi la qualité et l’objectivité dans la gestion de l’information.
Nouveaux défis du journalisme à l’ère du numérique Un essor fulgurant dans la diffusion de l’information en Afrique s’observe à l’ère du numérique. Mais au-delà des nouvelles opportunités qu’offrent les multimédias, un lot de problèmes liés à la désinformation s’installe de plus en plus. Selon Reporters Sans Frontières, « la désinformation ne cesse de prendre de l’ampleur en Afrique subsaharienne ».
C’est justement pour cette raison que François Soudan préconise que, « vue la panoplie des outils technologiques
pour offrir des informations aujourd’hui, il faut de l’expérience et être intellectuellement aguerri » pour ne pas faillir. Après tout, « le journaliste est à la fois le contact et la distance », affirme le rédacteur en chef de Jeune Afrique En pratiquant cette distance, on peut espérer avoir le recul nécessaire pour apprécier la réalité.
Pour un journalisme de qualité en Afrique de demain
Si « l’image du journalisme en Afrique s’est aujourd’hui dégradée » comme le souligne François Soudan, cela est dû, entre autres à « l’obsession du buzz qui entrave le respect des principes journalistiques ».
Le statut des journalistes peut en être aussi une cause car « bon nombre de journalistes en Afrique sont des généra-
listes ». En effet, l’absence de spécialisation des acteurs du quatrième pouvoir sur des thématiques précises, liées à l’Afrique, impacte négativement la qualité de leur travail. Même si pour François Soudan, « avoir la passion du métier, est notre ADN », cela ne suffit pas pour redorer le paysage médiatique en Afrique. Le journalisme doit être pertinent et expert.
Pour une pratique journalistique efficace et efficiente, un travail de fond et de forme doit être fait. « L’autonomisation des médias et la spécialisation des journalistes africains restent un horizon de possibilité à construire », indique François Soudan. C’est la seule issue pour que le journalisme apporte une valeur indiscutable à l’Afrique de demain.
Analyse
Le journalisme en Afrique de l’Ouest
Quel avenir ?
Diarouga Aziz Balde
Le journalisme étant l’oxygène de la démocratie, sa bonne pratique doit être une priorité. L’exercice du métier en Afrique de l’Ouest, zone qui renoue avec l’instabilité politique ces derniers temps, connaît surtout des failles. En dépit de ces difficultés, son avenir est encore prometteur.
Le journalisme est « dévoyé et fourvoyé », assène
Ollo Pépin Hien dans des propos relatés par Osée Kamga dans son article sur la « Difficile émergence d'un journalisme objectif en Afrique ».
En Afrique de l’Ouest, ce journalisme est le produit de trois tournants majeurs : les années d’indépendances marquées par la presse étatique, les années 1990 avec la libéralisation de la presse et, depuis une quinzaine d’années, une période fructueuse de réinvention des formes journalistiques. Le métier de journaliste aujourd’hui est l’héritier de ces bouleversements, particulièrement en Guinée. Ici, comme ailleurs en Afrique de l’Ouest, la précarité du modèle économique des médias doit pourtant faire face aux enjeux de formation et de spécialisation.
L’exemple de la Guinée de 1960 à nos jours
La Guinée s’est rapidement dotée de moyens de communication souverains après l’indépendance acquise des mains de la France le 28 septembre 1958. Mais si les médias étatiques – comme Horoya (« Liberté ») ou La Voix de la Révolution – véhiculent la diplomatie à travers la culture et le sport, ils se chargent aussi de faire la propagande du président Ahmed Sékou Touré. Ce n’est que le coup d'État à la suite de la mort de Touré en 1984 qui brisera le monopole détenu par la presse étatique, amor-
çant une libéralisation des journaux papiers. Ainsi, dans les années 90 naissent des journaux comme Le Lynx, l’Indépendant, l’Observateur. La marche pour une liberté d’expression et de la presse va se poursuivre avec la libéralisation des ondes en 2005 dont la
Moubarack Seidou,‘Sègbolissa’
première radio est Nostalgie FM en 2006. Le secteur compte aujourd’hui « 60 radios et une dizaine de chaînes de télévisions », selon Reporters sans frontières (RSF). Parallèlement, des sites d’information en ligne surgissent avec le premier quotidien en ligne, Guineenews.org en octobre 1997. Et depuis 2010, la création des sites d’information en ligne s’est avérée florissante : aujourd’hui, selon RSF, « une centaine de sites d’information ont vu le jour en 25 ans ».
Cet exemple guinéen fait écho aux autres pays de l'Afrique de l’Ouest comme le Sénégal, le Bénin où le monopole des médias étatiques comme la RTS , l’ORTB ou encore les journaux Le Soleil et Ehuzu n’ont cessé qu’à partir des années 90. Pour le Sénégal, cette liberté a commencé avec le journal Sud Hebdo en 1993, du site d’information en ligne Seneweb en 1999 et de la première chaîne de télévision privée 2STV en 2005. Pour le Bénin, avec la Gazette du Golfe créée en mars 1988. Un groupe de presse en son sein, un journal écrit, une radio et une télévision constituent ainsi, jusqu’en 1990, le seul journal d’opposition donc pionnier de l'indépendance du journalisme au Bénin.
Un journalisme entaché par des faussaires en Afrique de l’Ouest ?
En l’absence d’entrepreneurs médiatiques prospères et intères, le modèle publicitaire, – première source de revenus des médias internationaux peine à s’imposer en Afrique de l’Ouest. Une réalité qui cause des retards de salaire allant jusqu’à plusieurs mois, des productions irrégulières dont la qualité laisse à désirer.
Sur 65 hebdomadaires existants en Guinée, « dix paraissent régulièrement » assène RSF en 2023, avant d’ajouter qu’au Sénégal, « la vente des journaux ne règle pas les coûts de fonctionnement, l'aide à la presse n'est pas suffisante et la publicité reste mal répartie ».
« La vente des journaux ne règle pas les coûts de fonctionnement, l'aide à la presse n'est pas suffisante et la publicité reste mal répartie ».
La situation est similaire au Bénin, soutiennent les deux journalistes Vianney Assani et Wenceslas Mahoussi lors d’un atelier à Cotonou sur le thème ‘Le Journalisme aujourd’hui face aux enjeux de demain’ : « l’environnement des médias au Bénin relève de l’informel. Il n’y a pas de statut de journalisme » et « le management de l’entreprise de presse fait défaut. Une centaine de titres existent au Bénin ».
Par ailleurs, la floraison des sites d’information en ligne a énormément encouragé le plagiat et les informations partiales. Il y a 200 sites d’information en ligne au Sénégal, selon le ministère de la Communication, des Télécommunications et de l’Économie numérique, une centaine en
Guinée et en Côte d'Ivoire selon RSF.
Cette précarité économique constitue un grand frein pour la presse et les praticiens qui se livrent à des pratiques contraires aux règles d’éthique et de déontologie. C’est le cas un peu partout où les journalistes n’assistent qu’à des conférences de presse, des inaugurations et autres événements officiels pour percevoir de l’argent provenant des organisateurs. De l’argent qu’on nomme au Sénégal le ‘Per diem’ ou le ‘Gombo’ en Guinée. N'échappant pas aux surnoms, ces journalistes sont surnommés les « journalistes d'interventions rapides » au Tchad ou les « vautours » en Guinée.
Les lendemains qui chantent
Le journalisme peut bien sûr être réhabilité, même après 60 ans de résultat mitigé. Comme l’avènement de la démocratie a pris son envol, les médias en Afrique de l’Ouest doivent aujourd'hui entamer leur phase de transition, mais de façon souple. Il s’agit de commencer par la formation. Il est temps de mettre la priorité sur ceux qui sortent des écoles de journalisme en Afrique de l’Ouest.
Dans cette phase de transition, il est indispensable d’indiquer le rôle d’un journaliste dans un média donné, celui d’un chroniqueur, celui d’un animateur et autres. Bref, séparer l’information (édition d’information, articles liés aux faits) des programmes (émissions, rubriques des titres et sites d’information en ligne).
Côté audiovisuel, la Côte d'Ivoire avec ses nouvelles chaînes comme la NCI demeure un exemple dans cette distinction, avec des influenceurs et autres qui s’occupent des émissions. Il faut que les journalistes se rapprochent des spécialistes (universitaires, experts) pour étayer leurs émissions sur les différents débats politiques. Ce, avec des programmes innovants qui vendent le patrimoine et le côté attractif de la Côte d'Ivoire. Une politique que le Bénin veut épouser dans son appel à projet pour la production de divers programmes et contenus audiovisuels du projet « modernisation des médias de service public ».
Si la NCI reste un exemple des chaînes qui accompagnent une nouvelle ère du journalisme en Afrique de l’Ouest, le statut de son propriétaire rend la liberté éditoriale fragile. D’où la nécessité d’avoir des entrepreneurs importants dans les médias, mais qui ne sont pas très proches des pouvoirs politiques. À ce titre, il est temps d’expérimenter en Afrique les médias participatifs, comme Edwy Plenel avec Médiapart en France, en 2008. Des sites d’information en ligne avec un modèle payant peuvent être facilités par le mobile money très en vogue en Afrique de l’Ouest.
La spécialisation des journalistes en Afrique de l’Ouest doit être une priorité. Le fait que chaque question soit traitée par la personne qui la connaît le mieux peut favoriser un traitement soigné et juste. La question de la spécialisation va au-delà des journalistes et concerne tous les médias. L’exemple de l’Afrique du Sud est bien illustré avec SuperSport, chaîne de télévision dédiée au sport. Le journalisme multimédia et le fact-checking sont par ailleurs à expérimenter, car à la portée de tous.
L’Afrique à l’ère du podcast
Nouvelles perspectives médiatiques
Oul’Fath Bouraïma
Rassemblant près de 465 millions d’auditeurs à travers le globe en 2023, le podcast s’affirme désormais comme un médium incontournable du paysage médiatique contemporain. Dans cet écosystème en pleine croissance, l’Afrique cherche à tirer son épingle du jeu.
Né de l’exploration de nouvelles méthodes de diffusion audio en ligne au début des années 2000 aux États-Unis, le podcast, grâce à la technologie de flux RSS (Really Simple Syndication), est un format numérique permettant une écoute à la demande, n’importe où et à n’importe quel moment. Si on comptait 3000 podcasts en 2000, le chiffre a explosé depuis, s’élevant à plus de 4,1 millions en 2023. Ils sont diffusés sur plusieurs plateformes comme Spotify, PocketCast, PodcastAddict, GooglePodcast, AntennaPod et Afripods...
Plus qu’une simple expérience auditive, la croissance du podcast est un véritable changement de paradigme. Loin des contraintes temporelles et structurelles des média classiques (format prédéfini limitant le temps disponible, horaires de diffusion fixes, etc.), le podcast libère l’information en offrant à l’auditeur une écoute à la demande où qu’il soit et à n’importe quel moment.
Un paysage médiatique en ébullition
L’émergence du podcast en Afrique francophone est un phénomène récent. Au cours des cinq dernières années, les podcasts connaissent une croissance fulgurante comme en témoigne l’engouement suscité par l’Africa Podcast Day, fêté chaque 12 février grâce à l’Africa Podfest. Cofondée par Josephine Karianjahi et Melissa Mbugua, cette entreprise basée au Kenya, a pour objectif d’inspirer et d’élever les podcasteurs africains en construisant une industrie du podcast durable et inclusive à travers le continent.
Envie de découvrir ceux qui font l’Afrique d’aujourd’hui ? L’ivoirienne Jessica Brou nous invite dans ses Conversations Privées . Besoin de conseils conjugaux ? Le couple kenyan Ben Cyco et Wanjiru Njiru vous invite sur TheJoyRide pour répondre à toutes vos questions.
Cet engouement s’explique tant par la progression du taux de pénétration des smartphones (51 % en 2022, selon les données de GSMA) et la forte croissance de l’usage d’internet ( 42 % de la population africaine est couverte en 2022 selon Ecofin) que par la diversité de l’offre de podcast. Envie de découvrir ceux qui font l’Afrique d’aujourd’hui ? L’ivoirienne Jessica Brou nous invite dans ses Conversations Privées. Besoin de conseils conjugaux ? Le couple kenyan Ben Cyco et Wanjiru Njiru vous invite sur TheJoy-
Ride pour répondre à toutes vos questions. Bref, quand on pénètre le monde prolifique du podcast, il y en a pour tous les goûts et toutes les couleurs ! Si les jeunes Africains se reconnaissent dans ce nouveau médium qui aborde des sujets pluriels, des chaînes d’information, conscientes de la percée fulgurante du genre, n’hésitent plus à s’y mettre. Ainsi peut-on écouter des émissions comme Dis-moi mémé, Dis-moi pépé qui traite de différents sujets de société ou bien encore AucœurduJardin qui s’intéresse aux vertus spirituelles des plantes sur l’ORTB béninoise. Cette prise en main du podcast par des radios traditionnelles fait tomber les barrières générationnelles si bien qu’il se profile désormais comme un élément essentiel de l'avenir médiatique et ce, bien au-delà du continent.
Pour une croissance durable du podcast
L’un des défis du podcast est le coût élevé de l’accès à internet qui restreint l’audience potentielle et entrave l'expansion du podcasting en Afrique. Cependant, au-delà de cette barrière financière, un manque de cadre adéquat et d'équipements sophistiqués nuit au développement de productions de podcasts de qualité. Ces manquements techniques peuvent entraver la qualité sonore et le contenu des émissions, avec pour conséquence un auditoire désintéressé et infidèle.
Face à ces défis, les créateurs de podcasts expérimentés peuvent apporter leur soutien à leurs pairs en difficulté en favorisant la collaboration et le partage d’expérience. C’est le cas de l’initiative AfripodsMeet de la plateforme d’hébergement de podcast Afripods qui organise des échanges virtuels entre les créateurs de podcast. De même, l’investissement dans des infrastructures adaptées serait une avancée majeure dans cette quête de développement et de professionnalisation du podcasting. L’intégration de ce nouveau mode de diffusion de l’information dans les programmes de formation peut également consolider les bases de ce médium.
Le podcast devient ainsi une nouvelle plateforme de production de contenus en Afrique. Utilisé par les acteurs des médias et par des non-professionnels, sa croissance est fulgurante et atteint des cibles diverses et diversifiées. Il incarne véritablement le concept de « média libre » en offrant une plateforme d'expression plurielle. Ainsi, il est impératif de soutenir davantage cette forme médiatique en Afrique tout en soulignant que le podcast, loin d'être un substitut aux médias traditionnels, en est plutôt un complément.
Usage des réseaux sociaux en Afrique
Défis de protection des droits humains
Romuald Assocle
De l’information au divertissement en passant par la formation en ligne, les réseaux sociaux s’imposent comme un précieux outil de rapprochement des peuples. Cependant, ils constituent aussi un frein pour la sécurité, la santé et le respect des droits humains.
Plus de 400 millions d’Africains se sont connectés à internet en 2022, et environ la moitié consacre sept heures par jour à l’usage des réseaux sociaux, selon l’agence de médias sociaux We are social. En termes de popularité, WhatsApp arrive en tête, suivi de Facebook et Tiktok qui s’installent à une vitesse de croisière. Un usage en nette progression avec un taux de pénétration de 9% en 2010 à plus de 31% en 2022 (Banque mondiale).
Les réseaux sociaux, désormais devenus incontournables dans le microcosme médiatique africain, tendent ainsi à reléguer les médias traditionnels au second rang.
L’information en temps réel
La radio et la télévision ne sont plus les sources de prédilection des Africains en quête d’information. Selon le dernier rapport de Afrobarometer publié en février 2022, « la proportion d’Africains qui s’informent par le biais des médias sociaux ou de l’internet a presque doublé, passant de 24% à 43% ».
Ceci s’explique non seulement par le taux de pénétration d’internet qui a triplé en 10 ans mais également par la crise de confiance avec les médias traditionnels qui ne semblent plus répondre au besoin de spontanéité. Dans l’obligation de s’adapter pour ne pas disparaître, les médias traditionnels se familiarisent alors avec les nouveaux modèles : podcasts, rediffusion, compte Instagram, Tiktok... Ainsi, ils s’accommodent petit à petit à la nouvelle demande.
Un allié commercial
En facilitant la diffusion de l’information, les réseaux sociaux offrent une impressionnante communauté virtuelle
pour la promotion et la vente d’articles digitaux. Facebook, à lui seul, comprend en son sein plus de 160 millions d’entreprises dont 80 millions de PME. Aussi, plusieurs métiers nés des réseaux sociaux, comme le community manager ou le Social Media Marketing (influenceur) sont devenus le moyen, pour ceux qui les utilisent, de diversifier leurs revenus. Avec leurs millions d’abonnés, les influenceurs ivoiriens organisent des conférences monétisées et sont très sollicités par les marques de renom qui désirent asseoir leur notoriété en Afrique. Ces médias semblent avoir un impact économique important dans les pays africains à l’image de l’Éthiopie où la restriction de l’accès aux réseaux sociaux entre février et juillet 2023 aurait coûté 140 millions de dollars au pays selon le Centre pour l’Avancement des Droits et de la Démocratie (CARD).
Le divertissement au centre
Les réseaux sociaux ont le don de transformer les contenus les plus académiques et sérieux en une source de distraction. Tiktok en a fait son arme de guerre. Ton divertissant, mise en scène sous le format de courtes vidéos et discours humoristique sont autant de facteurs que la plateforme utilise pour accrocher son audience. Aujourd’hui, la quasi-totalité des réseaux sociaux concurrents s’adonnent aux mêmes pratiques. Certains médias traditionnels, à l’instar du journal Jeune Afrique , n’ont pas résisté à ce nouveau moyen de diffusion de l’information.
Analphabétisation et fake news, un duo parfait Plus de 45% des personnes analphabètes vivent en Afrique Subsaharienne (Banque Mondiale, rapport 2018).
Sylvain Zonontin, ‘La puissance du fâ’
La révolution technologique, qui ne souhaite laisser personne sur le bas-côté, propose des alternatives à l’écriture et à la lecture à travers des outils imagés comme les émoticônes, mais aussi en proposant une voie orale par le biais de notes vocales. Toutefois, au-delà de la mort de l’écriture, cela pose des difficultés dans la compréhension des informations disponibles sur ces plateformes. En effet, ces personnes peuvent plus facilement tomber dans le piège des fake news et devenir des auteurs ou vecteurs de fausses informations. À titre indicatif, durant la Covid-19, le continent africain a été au centre des débats selon les études du réseau ouest-africain d’anthropologie des épidémies émergentes. Il était notamment question « d’informations sorties de leur contexte, de généralisations hâtives ou d’interprétations subjectives présentées comme des faits ». Ces fausses informations concernaient l’origine et la transmission du virus et surtout les innombrables traitements par la pharmacopée locale et les remèdes populaires comme « covid-organic » à Madagascar.
En donnant la liberté de diffusion de l’information à des non-journalistes, les réseaux sociaux ont participé à la diversification des sources tout en prenant également une part active dans la propagation d’informations erronées.
Les violences psychologiques
Les chantages, la sex-torsion, l’exposition de données personnelles sont des faits récurrents sur les réseaux sociaux qui mettent à mal les droits humains. Les exhibitions de photos ou vidéos intimes, la mise sur la place publique de conversations privées sont autant de pratiques qui font de ces plateformes un danger pour le plein épanouissement. Le cyber harcèlement a connu une forte augmentation ces dernières années dans la sous-région ouest-africaine. Les « brouteurs » ou « gayman » se cachent généralement derrière de faux comptes pour escroquer virtuellement des internautes. Les phénomènes d’escroquerie de « portefeuilles magiques » ou de « marabouts virtuels » ont perverti et diabolisé l’usage initial des réseaux sociaux. Au Bénin, l’Office central de répression de la cybercriminalité (OCRC) a annoncé avoir reçu deux mille plaintes en 2022.
Les phénomènes de « portefeuilles magiques » ou de « marabouts virtuels » ont perverti et diabolisé l’usage initial des réseaux sociaux.
Le chemin vers la dépression
Un rapport de l’Organisation Mondiale de la Santé, publié en 2020, a désigné les médias sociaux comme facteur de risque de maladies mentales chez les jeunes. L’anxiété, la dépression, l’irritabilité sont des pathologies retrouvées chez près d’un tiers des jeunes suivis. Pour le psychiatre béninois Racine De Pascal Viou, ces plateformes numériques « corrompent les comportements humains et entre-
tiennent un auto-isolement ». Les interactions sociales sont alors « altérées » et le sujet est exposé au risque de perdre son « intégrité mentale ». Par exemple, les personnes abonnées à des scènes obscènes ou de violence sur les réseaux sociaux ont tendance à les « reproduire facilement ». Un contenu agressif peut également induire « des états de stress aigu, d’anxiété ou de stress post-traumatique », précise le spécialiste.
Un danger pour la famille
Les plateformes numériques sociales ont mis en avant la famille virtuelle avec pour conséquence l’effritement du territoire identitaire. Elles ont, selon le sociologue sénégalais Djiby Diakhaté, « promu des échanges verticaux entre le Nord et le Sud », occasionnant l’occidentalisation et la perte des valeurs locales. Initialement conçus pour la formation et l’information, ces outils sont devenus « un poison pour la société ».
Initialement conçus pour la formation et l’information, ces outils sont devenus « un poison pour la société ».
Vers le divorce
Les suspensions des médias sociaux sont de plus en plus fréquentes sur le continent. Récemment, c’est le gouvernement somalien qui a pris la décision de suspendre Télégram et TikTok à compter du 24 août 2023. Les autorités reprochent aux deux plateformes de « servir pour la propagande des terroristes et de l’immoralité ». Au Kenya, une pétition invitant à suspendre Tiktok a également fait l’objet de débats houleux au parlement le 15 août dernier. Les signataires dénoncent « le contenu sexuel explicite, les discours de haine, le langage vulgaire et les comportements offensants ». En dehors de ces motifs liés au contenu, des restrictions d’accès à internet et aux réseaux sociaux sont régulièrement observées sur le continent pour, selon les autorités, « prévenir les troubles à l’ordre public ». Internet puis Tiktok ont été coupés au Sénégal pendant les manifestations ayant fait suite à l’arrestation de l’opposant Ousmane Sonko. Selon le Ministre de la communication sénégalaise, Monsieur Moussa Bocar Thiam, il s’agissait d’empêcher la diffusion de messages « haineux et subversifs menaçant la stabilité du pays ». Au total, 142 coupures ont été enregistrées dans 35 pays d’Afrique en dix ans selon le collectif Tournons la page.
Bannir ou réglementer ?
En Afrique, l’éducation de masse sur les risques liés à l’usage des réseaux sociaux et l’autorégulation pourraient permettre de limiter les conséquences liées aux fake news. Le renforcement du cadre juridique et l’application de sanctions, à l’instar de la mise en œuvre d’un Code du numérique voté au Bénin en 2021, pourraient dissuader les personnes de mauvaise foi. Les Africains pourraient alors profiter pleinement des opportunités économiques et d’apprentissage ludique qu’offrent ces plateformes.
Communication climatique en Afrique
Une professionnalisation nécessaire
Romuald Assocle
Bien que plus exposé aux conséquences du changement climatique, l’Afrique peine encore à prendre des mesures fortes. À l'image de la communication climatique encore embryonnaire sur le continent.
Le 20 mars 2023, le Groupe d'experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) tient une conférence de presse sur son sixième rapport de synthèse sur les causes et impacts du changement climatique. Plusieurs milliers de téléspectateurs suivent l’événement à distance, cherchant à travers le jargon scientifique un message clair à saisir et à communiquer à leurs décideurs politiques. Mais dès le deuxième intervenant, le micro ne fonctionne plus, le réseau fait défaut, les présentations protocolaires s’éternisent. La jauge d’internautes dégringole. Le présentateur a petite mine – il sait que la crédibilité de toute la communauté scientifique et de leurs années de travail dépendent d’une seule équipe technique.
Selon James Painter, directeur du Reuters Institute à l’Université d’Oxford, « la production scientifique n’est pas terminée avant qu’elle ne soit communiquée ». Partie intégrante de l’action climatique, celle-ci fait pourtant défaut en Afrique. Selon le sixième rapport spécial du GIEC sur l’adaptation, l’Afrique est pourtant le continent le plus exposé aux impacts du changement climatique. Pour Edmond Totin, co-auteur du rapport, les fossés entre le Nord et le Sud, chercheurs et journalistes, sciences et sociétés doivent être comblés.
Combler les fossés
Depuis la libéralisation de la presse dans les années 1990, la taille des équipes de rédaction se rétrécit et les journalistes non-spécialistes étendent leur couverture à d’autres domaines comme la santé, l’économie, le climat. Le premier quotidien privé sénégalais Sud Quotidien voit, par exemple, une partie de ses rédacteurs s’en aller en 2003 pour former le journal Le Quotidien . Cette scission le dépouille de plusieurs journalistes d’investigation et d’opinion, ce qui contraint les rescapés à élargir leur champ d’écriture. La Gazette du Golfe , premier quotidien indépendant du Bénin, a subi le même sort avant de disparaître définitivement.
Pour le journaliste scientifique béninois Fulbert Adjimehossou, « il faut plus de scientifiques dans les rédactions qui soient à la fois chercheurs et journalistes ». Ceci permet d’avoir des journalistes à même d’utiliser les outils des scientifiques pour produire du contenu et inversement. Les écoles et instituts de l’Afrique francophone offrent rarement une formation de journalisme scientifique, et encore plus rarement une spécialisation sur l’environnement. Le Centre d’étude des sciences et techniques de l’informa-
tion (CESTI) du Sénégal, l’École nationale des sciences et techniques de l’information (ENSTIC) du Bénin et l’Institut des sciences de l’information de la communication et des Arts (ISICA) du Togo n’en offrent pas. En conséquence, les premiers vecteurs de l’information n’ont pas les bases nécessaires pour s’approprier un rapport scientifique ou le contenu d’un colloque sur le climat. La situation est relativement meilleure dans les pays anglophones et en Afrique du Nord. Par exemple, la Ghana School of Journalism et l'École nationale supérieure de journalisme et sciences de l’information (ENSJSI) de l’Algérie qui forment dans plusieurs spécialités dont le journalisme scientifique. Le temps de passer à une professionnalisation de la communication climatique en Afrique, il émerge de plus en plus des journalistes qui font usage de documents numériques développés par des médias tels que EJN , IJNet , Pulitzer pour se former. On note également un effort de diversification des formats de production avec l’introduction des bandes dessinées (Afrique citoyenne de Dakar), des podcasts et l’infographie pour communiquer plus activement sur l’environnement. Ces formats s’avèrent plus adaptés pour communiquer aux populations africaines analphabètes.
Le double fardeau linguistique
La barrière linguistique constitue un enjeu notable pour les médias francophones qui communiquent essentiellement à base d’outils scientifiques anglophones. En conséquence, les rapports comme ceux du GIEC et les productions médiatiques sur les pays africains sont réalisés en majorité par des médias internationaux. Dans le rapport Media Monitoring Africa, il apparaît que The Guardian et Deutsche Welle ont produit 45 % de tous les reportages sur le climat en Afrique du Sud. Cette étude dénote l’écart important qui existe entre le Nord et le Sud en matière de recherche sur l’environnement. L’obstacle linguistique est encore plus prononcé quand il s’agit de communiquer les résultats de recherche aux populations. En effet, la traduction de l’anglais au français n’est pas aisée et les communicants doivent ensuite réussir à passer le message en langue locale pour près de la moitié de la population d’Afrique francophone. Ce deuxième niveau de traduction amène parfois à dégrader le contenu scientifique. Un fait qui en rajoute aux carences liées à la formation insuffisante du journaliste. In fine, la population est mal informée ou désinformée.
Pour le peuple
La vulgarisation des résultats de recherche scientifique
est cruciale « dans la sensibilisation et l’éducation des populations » selon Dr Elie Antoine Padonou, chercheur en environnement. Elle a pour but de rendre l’information scientifique accessible aux 8 milliards de personnes sans discrimination aucune. Elle doit se faire à travers des « traducteurs fiables » capables d’expliquer en « termes très simples » la pensée scientifique selon Rémy Quirion, Président du Réseau international pour le Conseil scientifique
aux gouvernements (INGSA).
loriques pour communiquer dans les régions rurales du Bénin. Communiquer sur le climat au Bénin, par exemple, doit intégrer la force du dieu de la pluie, le tonnerre ou encore des malédictions des ancêtres qui expliquent la rareté des pluies, la sécheresse et bien d’autres aspects du réchauffement climatique. Pour le socio-anthropologue béninois Ange Armel Akpassoumala, il faut avant tout prévoir « un plan de déconstruction des perceptions et croyances négatives avant de mettre sur pied un projet de communication climatique ». Ces perceptions négatives doivent être recueillies sur des bases scientifiques, précise l’universitaire.
L’émotion rationnelle
La communication sur le changement climatique doit être la plus objective possible. Elle doit être optimiste et centrée sur la recherche des solutions pérennes. La technique consistant à instaurer la peur et la terreur s’est plusieurs fois révélée contre-productive. Le climatologue américain Michael Mann a démontré dans un article qu’une « telle couverture pessimiste déprime et démoralise le public avec une plus grande inaction ». Elle pourrait même conduire à la radicalisation de certaines communautés. Il est donc déconseillé d’axer son plan de communication sur les causes ou de créer la psychose pour espérer des ré-
Les freins à cette sensibilisation de masse sont les perceptions et croyances socio-culturelles qui limitent le taux de pénétration du message scientifique sur le climat. Selon le journaliste scientifique Adjimehossou, les médias de communication doivent être adaptés à leur cible. C’est ainsi qu’il emploie des chansons ou représentations folksultats immédiats. Lorsque par contre l’émotion doit être employée pour soutenir la communication climatique, il faut toujours prendre appui sur des données scientifiques soutient un autre groupe de chercheurs du New York Magazine. Ceci réduit les risques d’échec d’une communication sur le climat.
Réparer l'injustice
La communication climatique n'est qu'une facette de l'écart important entre le Nord et le Sud sur les questions de réchauffement climatique. Avec la multiplication des catastrophes naturelles (cyclones, inondations, sécheresses), l’Afrique subit le plus lourd tribut bien que contribuant très peu aux émissions mondiales de gaz à effet de serre. La stratégie d'adaptation qui préconise, conformément à l'article 6 de l'accord de Paris de « doubler le financement des projets d'atténuation » dans les pays pauvres, est placée au second plan selon le président de l’Alliance Panafricaine pour la Justice Climatique Augustine Njamnshi. Ce financement présente encore un déficit annuel de plus de 28 milliards en Afrique de l’ouest selon le dernier rapport de la Banque Africaine de Développement. La solidarité des pays riches est plus que jamais nécessaire pour limiter les dégâts du dérèglement climatique et pour asseoir une protection durable par la recherche et la communication scientifique.
Floriane Djakli, ‘Hêviosso’
Réinventer Ganvié
Concilier modernité et authenticité
Nelly Michaï, Diane Oniodje et Almamy Sane
La cité lacustre de Ganvié doit se réinventer. Tel est l’ordre du gouvernement béninois. Avec ses maisons en bambou suspendues sur pilotis au cœur du Lac de Nokoué, cette ville-patrimoine est enregistrée depuis 1996 sur la liste indicative de l’UNESCO. Mais l’authenticité et l’intégrité de la « Venise d’Afrique » décline à mesure que le gouvernement cherche à répondre au déficit criant des infrastructures sociales. Comment concilier modernité et identité afin d’améliorer les conditions de vie des populations tout en préservant un patrimoine admiré par les vagues de touristes ?
Ganvié : la voie de l’eau et des pirogues
Par Modoukpe
Diane Oniodje
Au petit matin, la pirogue quitte l’embarcadère de Calavi. Dressée sur les eaux paisibles du lac Nokoué, la « Venise d’Afrique » offre de loin, un paysage impressionnant avec une ville unique perchée au cœur même de l’étendue d'eau. Nous sommes à Ganvié, la métropole aquatique où l'eau est au centre de la vie des habitants.
Le réseau d’Akadja jalonne le paysage. Ces parcs à poissons – délimités par des plants de bambous et de feuilles de palmes qui nourrissent les poissons en se décomposant – témoignent de l'ingéniosité humaine face aux contraintes environnementales. À 18 km de Cotonou, la capitale économique du Bénin, les habitants de la cité lacustre de Ganvié passent la plupart de leur temps entre activités économiques, religions et loisirs. Un quotidien à nul autre pareil pour chaque citoyen de la métropole aquatique.
L’histoire de cette merveille du Bénin remonte à la fin du XVIIe siècle, à l’apogée de la traite des esclaves. Pour échapper aux razzias esclavagistes et aux conflits tribaux, les peuples Aïzô venus de Adja Tado, l’actuel Togo, ont trouvé refuge dans les marécages du lac. Les Sokomènou et les Dakomènou qui peuplent le site aujourd'hui proviennent des récentes vagues migratoires, liées à l'expansion urbaine de Cotonou et à la recherche d’emplois dans le secteur de la pêche.
Répartie en concessions avec des maisons construites sur pilotis et constituées de bois coiffé de paille ou de bambou, la ville compte près de 40 mille habitants qui se déplacent d'une concession à une autre grâce au seul moyen de transport admis, la pirogue. « La vie est paisible à Ganvié. Nous avons tout ce dont nous avons besoin pour vivre sur l'eau », a affirmé Jacques, étudiant à l'université d'Abomey-Calavi, de retour au village pour les vacances. Les enjeux fonciers entre le droit de propriété communal sur l’eau et le droit béninois de la cité lacustre de Ganvié sont complexes. Selon Christophe Oke, « chaque eau appartient à une lignée familiale et les propriétaires peuvent louer les espaces, mais ne peuvent jamais les vendre ».
« Chaque eau appartient à une lignée familiale et les propriétaires peuvent louer les espaces, mais ne peuvent jamais les vendre »
Cela signifie que, traditionnellement, les familles ont des droits d'utilisation et de gestion de l'eau dans la communauté de Ganvié. Ces droits sont transmis de génération en génération au sein des familles et sont protégés par le droit coutumier.
À l'entrée de la cité, un marché flottant ouvre à 4h du matin avec des produits issus de la pêche artisanale, la plus grande activité du milieu. Il est relayé par un autre marché flottant qui s'anime à l'autre bout de la ville et où différents produits surtout agroalimentaires sont commercialisés. Si la pêche et la pisciculture demeurent les activités principales des Tofinu (les hommes de l’eau), elle est accompagnée de l'élevage sur pilotis d’animaux domestiques ainsi que de petites plantations de bananiers, manguiers, papayers sur des îlots artificiels.
Présente dans le quotidien des habitants de la cité, la pirogue est un maillon indispensable pour la bonne marche des activités économiques. Que ce soit pour le déplacement d'une concession à une autre ou pour la pêche artisanale, elle reste le seul moyen utilisé sur « la route de l’eau ». En son absence, les habitants de Ganvié sont paralysés, aggravant la morosité économique due au faible rendement des campagnes de pêche. Le manque de travail constitue un frein considérable au développement de la cité. « Les jeunes n'ont pas de boulot et la précarité nous tue. C'est pour cela que beaucoup d'entre nous vont au Nigéria », a déclaré Midokpè René Avocetien, auteur du recueil de poèmes, LesÉchosdeGanvié (2023).
Lors des journées des sports nautiques de Ganvié, l’anxiété est mise de côté pour laisser place à une traditionnelle course de pirogue, rehaussée par l'aviron. Pour l’édition 2022, le promoteur de l'événement Yacoubou Onitchango a déclaré que l'objectif de cette compétition est « la promotion de l’aviron, notre discipline phare et la course de pirogue qui est notre discipline de naissance ». Ganvié jongle entre passé et présent, inscrite depuis 1996 à la liste indicative du patrimoine mondial de l’UNESCO. Cependant, malgré ses atouts patrimoniaux, la cité lacustre fait face à des défis d’infrastructure qui entravent son développement, notamment un système de gestion des déchets défaillant et un réseau d’infrastructure d’assainissement quasi-inexistant.
Ganvié sombre sous les déchets
Par Nelly Michaï
La proximité des populations de Ganvié avec l'eau a des conséquences directes sur la qualité de l'eau, la biodiversité et la santé publique. Avec une croissance démographique effrénée et jumelée à un système d’infrastructure défaillant, les populations de Ganvié sont prises par l’urgence de trouver une réponse multidimensionnelle au défi.
Avec un doublement de la population de 2002 à 2013, Ganvié et ses quarante mille habitants ont vu la quantité de déchets produits augmenter de près de 25 % au cours de la dernière décennie, générant désormais 0,8 kilogrammes de déchets par jour par habitant.
Martial Adjaka, ‘Mémoriel aux soldats inconnus’
La quantité de déchets évoluant proportionnellement à l'augmentation de la population si aucun système de gestion n’est implanté, l’accumulation des déchets risque de continuer ; s’amassant dans les canaux d'eau et les berges, menaçant la santé des habitants et la richesse écologique du lac.
« La production de déchets organiques par les populations contenant des germes pathogènes (virus, bactéries ou parasites) véhiculés par l’eau provoque pour la plupart des maladies aussi graves que les infections, les maladies de peau, les problèmes respiratoires », explique Romuald Aitchéou Bothon, chef du service santé maternelle et infantile du Ministère de la Santé. Ces risques sanitaires s’ajoutent au risque de paludisme, prédominant dans les milieux lacustres, au choléra et au péril fécal, notamment la diarrhée, la dysenterie, les infections respiratoires aiguës... ». Christopher Oke, habitant et guide touristique à Ganvié confirme « Même en tant que simple habitant on constate une grande présence de ces maladies ».
Les premiers pas vers le changement En 2018 l’État béninois a créé, par décret N°2018-542 du 28 novembre 2018, la Société de Gestion des Déchets (SGDS). Cette structure assure depuis 5 ans la gestion des déchets dans les communes du grand Nokoué, sous-traitant la collecte des déchets à des PME. Dans la cité de Ganvié, des pirogues motorisées récupèrent au moins deux fois par semaine les déchets auprès des populations avant de les convoyer vers des centres de regroupement et de traitement où ils seront enfouis dans le sol ou vendus aux entreprises de valorisation des déchets. « Depuis 2018 nous nous occupons de la gestion des déchets méjagers dans le Grand Nokoué. Chaque ménage bénéficie gratuitement de nos services au moins deux fois par semaine », précise Armel Madegnan, responsable de la gestion des déchets solides ménagers à la SGDS.
Mais dans les faits, le constat est différent. Alain Zannou habitant de Ganvié depuis plusieurs années parle de « manque de régularité » ou parfois « d'absence injustifiée » des agents collecteurs de déchets. Cette situation contraint la population à retomber dans les vieilles habitudes en jetant les déchets directement dans le lac.
Toujours pour améliorer la gestion des déchets dans l'arrondissement de Ganvié, le gouvernement béninois prévoit à travers son projet « Réinventer Ganvié » la construction d’une station d’épuration des eaux usées dans le milieu. Une initiative qui pourrait venir à bout de la mauvaise gestion des déchets liquides dans la zone d’après le Dr Firmin Adandedji, Professeur à l’Institut National de l’Eau à l’Université d’Abomey-Calavi. Il propose que la population soit associée au projet « tous les ménages ne sont pas encore sensibles à la question alors qu’ils sont les premiers concernés. Pour avoir travaillé à Ganvié j’ai compris que la population n’est pas encore véritablement associée à ce projet, ce qui pourrait réduire les chances de réussite ».
« Il faut d’abord faire prendre conscience à la population de l’importance de la préservation de l’environnement et du cadre de vie » Dr Firmin Adandedji
Il propose d’introduire dans les programmes scolaires des démarches de sensibilisation aux pratiques plus respectueuses de l'environnement comme le tri sélectif, le recyclage et la réduction de la consommation de plastique. Le boom du numérique peut également être mis à contribution pour élargir la sensibilisation aux jeunes et aux adultes. Une solution plus efficace selon Hénock Gnanga, Directeur de Biogaz Bénin est la transformation des déchets organiques en biogaz qui pourrait également permettre de produire de l’électricité plus économique et durable dans la communauté. Cette alternative créé des opportunités économiques pour la population locale « Le biogaz peut être converti en électricité ce qui représente un avantage économique énorme pour les populations qui ont déjà une bourse un peu limitée », ajoute-t-il. Le compostage, le recyclage, la fabrication d’objets artisanaux à partir des matériaux recyclés, ou encore la promotion de la pêche durable sont autant de techniques durables de gestion des déchets.
Réinventer le passé ?
Par Almamy Sané
38 millions d'euros. Voilà le montant nécessaire pour mettre en œuvre le projet ambitieux de « Réinventer Ganvié » : rénovation de 2 500 habitats, assainissement et électrification de la ville, infrastructures socio-économiques de base et valorisation du patrimoine naturel et culturel. Financé à 70,36 % par le budget national du pays et à 29,63 % par l’Agence Française de Développement (AFD), le projet englobe Sô-Ava, chef-lieu de la commune, dont les arrondissements Ganvié 1 et 2 font partie. Si le projet se veut une réponse aux multiples enjeux de développement, les acteurs du tourisme s’inquiètent autant sur le respect de l’intégrité du lieu que sur son authenticité.
L’identité de Ganvié est-elle en danger ? Au fur et à mesure des années, le mode d’habitat traditionnel disparaît progressivement, menacée par la bétonisation. Le cadre architectural en est moins attrayant pour les touristes déçus par l’image exotique du village qu'ils souhaitaient voir, mais aussi pour ses habitants. « Les habitats qui pouvaient tenir jusqu’à dix ans autrefois durent moins de cinq ans maintenant et nécessitent une rénovation constante », révèle Christophe Oke, habitant et guide touristique à Ganvié. Jadis, les plus riches utilisaient le bambou à nœud, symbole de richesse, laissant le bois de palme pour les familles les plus précaires. La matière première végétale se raréfie et coûte cher, notamment le bois de Néré utilisé pour les pilotis.
L’État a prévu, dans un premier temps, l’usage de matériaux définitifs, par exemple la tôle, du ciment, le béton pour la réalisation du chantier. Mais suite à l'effondrement des maisons pilotes peu robustes, l’autorité publique s’est résolue à mélanger les matériaux végétaux locaux et exogènes avec une fondation en béton et en ciment. Cela inquiète les acteurs du tourisme. « En faisant cela, on va peut-être porter atteinte à l’intégrité et à l’authenticité du milieu, deux concepts qui en font un patrimoine éligible à l’inscription à l’UNESCO », a fait savoir Franck Ogou, directeur de l’École du Patrimoine Africain au Bénin. Il précise que cette méthode est déjà initiée par la population locale. L’architecture d’antan est en pleine mutation. « Nous sommes pour les aménagements mais un aménagement respectueux de l’esprit des lieux », conclut le conservateur, M. Ogou. « Esprit des lieux », c’est ce qui fait de Ganvié une exception : son histoire, son mode de vie et son paysage. Ce joyau du Bénin risque de perdre la reconnaissance mondiale longtemps espérée.
« Nous sommes pour les aménagements mais un aménagement respectueux de l’esprit des lieux » Dr Franck Ogou, directeur de l’École du Patrimoine Africain au Bénin
Une reconnaissance en eaux troubles
Dans les années 1990, « le village lacustre de Ganvié » est inscrit sur la liste indicative de l’organisation Onusienne et ne concernait que la localité de Ganvié. Ce projet est révisé en juin 2020 pour désormais englober la Basse vallée de l’Ouémé. Cette dernière regroupe « l’ensemble des écosystèmes terrestres, côtiers et marins particuliers du Dahomey Gap ayant des espèces d’intérêt et l’ensemble de villages construits sur le plan d’eau en des cases sur pilotis avec une architecture très originale et où habitent les communautés Tofin et Ouémè ».
L’impact patrimonial de ce projet sur la Cité tricentenaire est toujours d’actualité. De cette intervention extérieure au processus d’évolution historique du milieu, l’Unesco met en garde contre un possible retrait de Ganvié de sa liste indicative si celui-ci entraîne de profonds changements dans les comportements culturels et les activités socio- économiques des populations. « Une décision a été prise par l’UNESCO concernant la candidature du Bénin concernant Ganvié. Et elle sera connue prochainement », témoigne une source anonyme.
Réinventer Ganvié mérite une étude profonde avant tout aménagement équilibré pour l'Homme, la faune et la flore. Pendant près de trois cent ans, les habitants ont bâti, à l’aide de savoirs endogènes, une cité historique. Face à plusieurs défis comme, les pressions démographiques, la mutation de son habitat et la gestion des déchets, liquides et solides, la population est mieux placée pour répondre à la situation de dégradation actuelle et sont les acteurs qui pourraient réellement endiguer les tendances notées. Réinventer Ganvié ! Oui dans le respect de l'héritage douloureux légué par les aïeux, de ce peuple de l’eau.
La Fresque du Climat Un petit outil face à une immense question
Nelly Michaï
La Fresque du Climat n’est pas qu’un simple jeu de carte, c’est un outil de sensibilisation climatique. Toutefois, cette petite goutte d’art peine à faire face à l’océan des défis climatiques.
Face à l'urgence climatique mondiale, de nombreuses initiatives ont vu le jour pour sensibiliser le public aux enjeux environnementaux. La Fresque du Climat, une création artistique interactive, se démarque comme un outil innovant de prise de conscience mêlant science, art et engagement citoyen. Cet outil puissant peine pourtant à atteindre l'ampleur des enjeux liés à la problématique du changement climatique.
Genèse de la Fresque du Climat Créée en 2018 par Cédric Ringenbach, ingénieur de l’École Centrale de Nantes, la Fresque du Climat est née de la collaboration entre des scientifiques, des artistes et des citoyens engagés en s’inspirant des derniers rapports du GIEC (Groupe d’Expert Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat). Le GIEC, explique Edmond Tottin, chercheur associé au GIEC de l’Université Nationale d’Agriculture, « produit cinq rapports chaque sept ans : trois rapports émanant des groupes de travail 1, 2 et 3 et deux rapports spéciaux. Tous ces rapports sont synthétisés en un seul. Le but principal est de donner des évidences scientifiques afin de permettre aux acteurs politiques de prendre des décisions en connaissance de cause ». L’objectif premier de la Fresque est de rendre compréhensible et accessible la complexité du système climatique et des interactions entre les différents facteurs qui le régissent. À travers un ensemble de vignettes et d'illustrations, cet outil met en lumière les causes, les conséquences et les solutions liées au changement climatique. Elle se déploie tel un puzzle géant, invitant les participants à reconstituer les pièces pour mieux comprendre l'ensemble.
L’impact de la Fresque du Climat dans les communautés africaines
La Fresque du Climat joue un rôle crucial au sein de la communauté mondiale et plus particulièrement en Afrique, en éveillant les consciences et en catalysant l’action collective pour faire face aux défis climatiques. Plusieurs pays subissent les affres des conséquences du changement climatique.
Au Kenya, où les communautés pastorales dépendent du bétail pour leur subsistance, cette fresque illustre comment les sécheresses, de plus en plus fréquentes, compromettent les pâturages et les points d’eau, en menaçant la survie des troupeaux et la stabilité économique. La réalisation de cette œuvre d’art se transforme en un message d’urgence, incitant les éleveurs à adopter des pratiques de gestion durable des ressources et à diversifier leurs moyens de subsistance. Cet outil raconte également
l’histoire de la déforestation rampante, motivée par la demande mondiale de ressources naturelles, une réalité aujourd’hui dans la forêt équatoriale du Congo. Les images des arbres majestueux abattus pour l’exploitation du bois et la conversion des terres en plantations de cultures commerciales feront prendre conscience de l’impact dévastateur sur la biodiversité et les écosystèmes fragiles. La même réalité est également observée au Bénin où des centaines d’arbres sont abattus par des structures étrangères asiatiques ou européennes tous les jours dans le nord du pays pour être envoyés dans les pays occidentaux.
En Gambie, où la montée du niveau de la mer menace les communautés côtières, cette solution de sensibilisation innovante se présente comme une approche de solution pratique. Elle représente la réalité poignante des maisons englouties par les flots et des terres agricoles salinisées. Les villageois, témoins de ces scènes frappantes, peuvent construire des digues naturelles, planter des mangroves et développer des stratégies d’adaptation novatrices. La Fresque du Climat devient une source d’inspiration inestimable, catalysant un mouvement de résistance pacifique contre les effets dévastateurs du changement climatique.
Fresque du Climat : une goutte d’art face à l’océan des défis climatiques
Face aux conséquences dévastatrices du changement climatique qui vont des inondations aux guerres et à la famine, la Fresque du Climat se révèle être un outil très limité puisqu’il ne propose aucune solution concrète et ne garantit aucune action d’adaptation, mais se contente de lancer les débats autour du changement climatique. Bien qu’il soit accessible à tous dans une moindre mesure, la réalisation de cette fresque ne se fait généralement que dans les sphères à petite échelle : au cours des conférences, des séminaires etc. Alors que la plus grande partie des gaz à effets de serre produite par activité anthropique provient de l’exploitation des énergies fossiles, de l’agriculture intensive et du transport. Des industries qui sont plus développées dans les pays du Nord, ce qui le rend incompatible avec les réalités des pays du Sud. À titre d’illustration, les émissions de sources fossiles ont augmenté depuis 1990, passant de 22 à 36 Gt CO2 par an (Gt : Gigatonnes ou milliards de tonnes). Dans ce contexte, la Fresque du Climat se retrouve comme étant un outil peu efficace puisqu’elle n’offre aucune alternative de pratique effective des solutions proposées. Il est important de prendre conscience des limites de cet outil qui n’est finalement que préventif et qui ne peut être utilisé que pour la sensibilisation à la protection de l’environnement.
L'une des limites de cet outil réside aussi dans le besoin d'une interprétation correcte des données présentées. Sans une orientation adéquate, les participants pourraient mal interpréter les informations, ce qui entraînerait une compréhension erronée des problèmes climatiques. De plus, il est essentiel de s'assurer que la fresque ne soit pas perçue comme une solution définitive, mais plutôt comme un point de départ pour des actions concrètes.
Art et Éducation : une synergie puissante
L'utilisation de l'art comme moyen de sensibilisation environnementale est particulièrement pertinente. Les éléments visuels de la fresque captent l'attention du public d'une manière que les données scientifiques brutes ne pourraient jamais réaliser seules. Les couleurs, les symboles et les illustrations permettent de rendre les informations plus digestes et mémorables.
Ainsi, la Fresque du Climat réussit à transformer des concepts abstraits en connaissances tangibles, facilitant ainsi l'apprentissage et l'engagement.
Pour que cet outil puisse véritablement jouer un rôle significatif dans la lutte contre le changement climatique, il est crucial de la considérer comme une partie intégrante d'une approche globale où l'information est transformée en action et où la prise de conscience devient un moteur de transformation positive. L'une des forces majeures de cette fresque réside dans son caractère interactif. En tant qu'outil pédagogique, elle encourage la participation active et le dialogue entre les participants. Une véritable expérience démocratique.
Junior Soha, ‘Les trois fonctions de l’iroko’
Athina Batossi Un regard critique
Nelly Michaï
La Fresque du Climat est une toile puissante qui hurle les défis climatiques de notre temps. Tel est pour Athina Batossi, ingénieur en mécanique à Alstom, l’essence principale de ce jeu. Cet outil innovant éveille la conscience collective sur les enjeux cruciaux de notre écosystème. Le présent entretien nous plonge au cœur des mécanismes qui sous-tendent la Fresque du Climat, révélant ses limites pour une communication climatique plus efficace.
La Fresque du Climat : un jeu de cartes éducatif
La Fresque du Climat, simple jeu de cartes en apparence, est un jeu de société destiné à toutes les tranches d'âge. Il se compose de 42 cartes, et peut être joué avec un groupe d’au moins 4 à 6 personnes et au plus 20 à 30 personnes. Chaque carte représente, sur une face, un élément clé comme les sources d’émissions de CO2 ou la fonte des glaces, et, sur l’autre, une brève présentation des sources de production de CO2. Les joueurs collaborent pour organiser les cartes chronologiquement illustrant les interactions climatiques. Le jeu encourage la discussion, la prise de conscience et l’action envers les enjeux environnementaux. Athina Batossi explique que cette ressource astucieuse se distingue par sa méthodologie progressive. « Chaque carte, étape par étape, offre un voyage instructif à travers les causes et les conséquences du changement climatique », précise la spécialiste. Basée sur des données scientifiques, cette fresque se compose de deux volets. Tout d’abord, une exploration passionnante des cartes, puis une phase de débats ou de discussions où les participants explorent ensemble les voies d’actions, tant à titre individuel que collectif. Bien au-delà de la sensibilisation, elle offre aussi l’avantage de la vulgarisation des données scientifiques et de lancer le débat sur le changement.
« Ce jeu est bien plus qu’un simple passe-temps. C’est un défi intellectuel qui engage l’intelligence collective à concevoir des solutions pour un avenir plus durable. »
Athina Batossi a eu une épiphanie lors de sa première participation à la Fresque du Climat. « Ce jeu est bien plus qu’un simple passe-temps. C’est un défi intellectuel qui engage l’intelligence collective à concevoir des solutions pour un avenir plus durable », explique-t-elle. Elle souligne qu’il ne se contente pas d’offrir des solutions toutes faites, mais encourage plutôt les participants à concevoir leurs propres moyens de réduire leur empreinte carbone. « Ce jeu m’a appris que même en pensant connaître le sujet, il y a toujours de nouvelles découvertes à faire », ajoute-t-elle avec un sourire.
« Chaque région a ses propres nuances et préoccupations en matière de changement climatique. Les réalités africaines et occidentales sont loin d’être identiques. »
Simplicité pédagogique
Cependant, malgré sa puissance éducative, Athina Batossi reconnaît que la Fresque du Climat a ses limites. Elle souligne la nécessité de personnaliser l’outil pour répondre aux contextes culturels et sociaux variés. « Chaque région a ses propres nuances et préoccupations en matière de changement climatique. Les réalités africaines et occidentales sont loin d’être identiques ». « Il est important d’en tenir compte pour faciliter l’expérience aux participants », ajoute-t-elle. Un autre aspect crucial est la nécessité d’une adaptation continue à mesure que la science évolue. Athina Batossi souligne qu’aujourd’hui, « la Fresque du Climat, en se basant sur les rapports du GIEC, reste en phase avec l’évolution scientifique ».
L’art de l’animation
L’animatrice de la Fresque du Climat joue également un rôle essentiel. Elle « peut ajuster le jeu en fonction de son public, en retirant certaines cartes pour s’adapter aux niveaux de connaissance et de compréhension », explique Athina Batossi. Elle insiste sur le fait que l’animation ne nécessite pas de compétence spécialisée, mais plutôt une volonté d’aider les participants à découvrir les réponses par eux-mêmes. Dans un monde en quête de solutions face aux défis climatiques, la Fresque du Climat brille comme un phare éducatif. Athina Batossi, avec sa vision aiguisée et son expertise en développement durable, offre un aperçu captivant de cet outil qui éclaire et inspire. Alors que nous regardons vers l’avenir, la Fresque du Climat demeure une toile en constante évolution, prête à éduquer, à stimuler la réflexion et à catalyser l’action pour un monde plus vert et plus éclairé. À la question de savoir pourquoi elle privilégie les femmes dans sa communication climatique. Elle clarifie que son message est d’abord pour tout le monde mais que pour elle le rôle de la femme dans le changement de comportement n’est plus à prouver.
À la découverte de Sèyigbé
Emblématique village de sel du Bénin
Ludovic Migbagonhe
Dans le village de sel de Sèyigbé, les femmes assurent les activités de soins non rémunérées et les hommes s’occupent de la récolte de noix de coco, de la lixiviation de panier, de la construction de palissades, de la pêche, etc. Mais par souci de productivité et même d’identité, la saliculture échappe à la division genrée du travail.
Le seul moyen pour accéder à Sèyigbé est de traverser l’unique pont majestueusement dressé en planches de bois. Un mélange de curiosité et de crainte habite généralement les visiteurs lorsqu’ils s’en approchent. Pourtant, le trajet à effectuer est inhabituellement serein, jalonné de sons apaisants émanant du lac Ahémé. Sous les pas, les lamelles de bois craquent doucement, comme s’il chantait une chanson d’accueil. On sent le souffle du vent doux et rafraîchissant qui caresse le visage et rappelle la connexion entre l’homme et la nature. Au bout du pont, lorsque les pieds se posent en terre ferme, c’est comme une porte secrète qui s’ouvre sur un monde caché. Tee-shirts uniformes, pagnes noués, chaînes de perles au cou, pieds nus. C’est ainsi que les autochtones de Sèyigbé ont accueilli les hôtes d’Élie Antoine Padonou, ethno-botaniste de l’Université Nationale d’Agriculture, qui travaille sur la valorisation des pratiques de sel. Serge Ahissou, un des visiteurs, est toujours admiratif de cet accueil inattendu : « gongs et castagnettes à la main pour les uns, battement rythmé des mains pour les autres, pas de danse définis, chants d’allégresse, humeur de gratitude volante, gaieté à profusion, hommes comme femmes de tous les âges, bras ouverts, c’était une invitation à faire partie de leur communauté ne serait-ce que pour un instant ».
Pour produire le sel à Sèyigbé, les saliculteurs raclent le sol de la lagune. Par la suite, l’eau salée extraite est filtrée et le sel est préparé en moyenne pendant trois heures, nécessitant une quantité conséquente de bois de chauffage. Pour satisfaire les fourneaux, les producteurs s’attaquent aux mangroves. Mais la déforestation menace l’espèce, ce qui accélère l’érosion des sols, limite les ressources halieutiques du village ce qui aggrave son insécurité alimentaire, selon Innocent Lingbé, un des saliculteurs. Les
producteurs de sel se voyaient confrontés à la rareté du bois. Ils « étaient contraints à cotiser pour acheter du bois de chauffage », raconte Bernadette Tossou, salicultrice. Par ricochet, leur retour sur investissement n’était plus considérable.
Grâce au projet « Énergie solaire et biotechnologies pour les femmes entrepreneurs dans mangroves du site Ramsar 1017 au Bénin (SEWomen) » financé par le Centre de Recherche de Développement International (CRDI) et coordonné par Élie Antoine Padonou, les producteurs de sel estiment avoir trouvé une alternative. En effet, au moyen des foyers modernes mis à leur disposition, les saliculteurs, représentés par Adelphe Lissassi, arriveraient à « produire un sac de sel par jour et à gagner assez de temps, en ce sens qu’ils peuvent mettre des coques de noix de palme dans les foyers et vaquer simplement à d’autres occupations ».
Outre cet aspect, elle a martelé que le projet leur permet également de produire du sel régulièrement, comparativement à ce qu’était leur réalité. En conséquence, la vente dans les localités environnantes et dans les grands marchés s’est un peu stabilisée ». Par ailleurs, les saliculteurs n’ont pas manqué de faire savoir que le déficit de matériel et l’insuffisance de capital les freinent toujours dans leur élan. « Des houes, des seaux, des bassines et du capital conséquent » constituent toujours des nécessités pour le producteur de sel Adowevi Houngankplédji.
Au regard alors des peines de ces villageois en général à bien vivre de leurs activités, seule la sensibilité humaine pourra leur permettre d’avoir de larges sourires. Ils ne manqueront pas d’être reconnaissants à l’endroit des personnes de bonne volonté qui voudraient bien leur faciliter la vie.
Appolinaire Aïvodji, ‘L’initiation à la danse Vodoun’
Sortir du franc CFA
Une option ambitieuse, mais risquée
Djibril Diallo
Les voix s’élèvent pour dénoncer la continuité de l’utilisation du franc CFA dans les pays de l’UEMOA, de la CEMAC et de l’archipel des Comores. L’idée de se départir de cette monnaie se répand et les propositions de politique monétaire fusent de toutes parts. Toutefois, sortir de la Zone franc est plus compliqué qu’il n’y paraît.
Pourquoi une monnaie nationale est-elle effective en Gambie mais indésirable au Sénégal ? Comment expliquer que le Cap-Vert ou l’île Maurice puissent gérer une telle monnaie mais qu’elle soit hors de portée pour les économies telles que la Côte d’Ivoire ou du Cameroun ? C’est ainsi que s’interroge Rémy Herrera, économiste-chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) concernant le débat sur la pertinence ou non de continuer à faire partie de la Zone franc.
Depuis sa mise en circulation en 1945, cette monnaie fait face à de nombreuses critiques, notamment, en chef de file, en raison de son caractère colonial. Selon plusieurs observateurs, le dépôt de 50% des réserves au Trésor français prouve à suffisance une dépendance vis-à-vis de la France. Pour l’économiste Sénégalais Demba Moussa Dembélé, ces dépôts « privent les pays concernés de liquidités » et leur font perdre une partie de leur souveraineté. Il faut aussi noter que le CFA, autrefois arrimé au franc français, est aujourd’hui lié à l’euro par un système de parité fixe.
Se départir du legs colonial
Selon lui, cet arrimage lui fait subir les fluctuations de la monnaie européenne avec des conséquences parfois néfastes pour les exportations des pays de la Zone. Selon des économistes, l’ancrage à parité fixe sur une devise aussi puissante que l’euro nuit à la compétitivité des entreprises exportatrices et handicape les producteurs domestiques, notamment ceux de la CEMAC (Communauté Économique et Monétaire de l’Afrique Centrale) qui dépendent en grande partie des exportations de pétrole, comme le Tchad et le Congo Brazzaville.
Pourtant, selon les défenseurs de la monnaie, cet arrimage à l’euro est bénéfique dans la mesure où « environ 70% des investissements directs étrangers et plus de la moitié du volume du commerce extérieur, en moyenne des pays de la Zone franc, sont assurés par des partenaires européens », estime Jean-Pierre Prouteau.
Ainsi, des idées sont émises sur l’arrimage à un panier de devises contenant en plus de l’euro, le dollar américain, le yuan chinois ou la livre sterling. Dans son ouvrage L’arrimagedufrancCFAàl’euro:conséquencespourl’intégration sous-régionale ouest-africaine , Ousmane Diallo soutien que « quoique la France reste le premier partenaire économique de ces pays, une proportion non négligeable de leurs échanges commerciaux s’effectuent avec d’autres
États. Dans ces conditions, le rattachement des monnaies africaines à un panier de devises correspondrait mieux ». Des détracteurs du CFA font souvent une corrélation entre la monnaie et le développement économique. Pour la plupart, il est non compétitif sur le marché international. D’ailleurs, d’après le Financial Afrik, seule la Côte d’Ivoire figure sur la liste des 10 meilleures économies africaines appartenant à la Zone CFA en 2023. Ainsi, sur les quinze pays qui la composent, onze sont classés comme « les moins avancés ». En 2018, le PNUD avait noté que parmi les 8 pays les plus pauvres de la planète, 5 étaient de cette Zone.
Une monnaie stable
Ces chiffres et cette corrélation entre croissance économique et CFA sont quand même contrebalancés par la FERDI (Fondation pour les études et recherches sur le développement international). Dans un document publié en 2020 intitulé : Zone franc, croissance économique et pauvreté, ce groupe de recherche démontre qu’il n’existe pas de différence significative de croissance des pays de la Zone franc par rapport aux autres pays en développement, africain ou non, qui serait due à son système monétaire, sauf durant de courtes périodes, notamment en raison de la dévaluation de 1994. D’ailleurs à titre comparatif, « les performances de croissance des pays africains de la Zone franc sur les vingt dernières années, certes assez irrégulières et disparates, ne sont pas systématiquement inférieures à celles des autres pays d’Afrique subsaharienne », lit-on dans le document de la même Fondation publié en 2017 : « Quel avenir pour les francs CFA ? ».
Le débat sur la pertinence du franc CFA est ainsi difficile à trancher, tant les positions sont diverses. De ce fait, sortir de la Zone franc s’avère compliqué. Certains leaders politiques affichent même leur penchant pour cette monnaie comme le Président ivoirien Alassane Ouattara qui, lors d’une interview accordée à France 24, disait : « tout ce débat est un non-sens car cette monnaie est solide et appropriée. Les taux de croissances des pays utilisateurs du franc CFA sont les plus élevés sur le continent ».
En réalité, malgré les critiques, tous sont unanimes sur le fait que cette monnaie jouit d’une stabilité. La Zone franc bénéficie d’une dette publique limitée (moins de 70% du PIB) et d’une inflation maîtrisée (moins de 3%). Pour l’économiste Bruno Bernard, « les pays de la région situés hors CFA ont déjà une inflation à deux chiffres. Le Naira nigérian a perdu 30 % de sa valeur face au dollar depuis
2015. Le franc congolais de la République Démocratique du Congo a chuté de 30 % et les réserves de change plafonnent à un mois ». Pour lui, la création d’une nouvelle banque centrale indépendante ne serait pas à l’abri des spéculations des traders, alors que le franc CFA, lié à l’euro, est protégé par la Banque centrale européenne. Toujours selon la FERDI, les bénéfices liés à la stabilité monétaire, s’ils ne sont pas significatifs en termes de croissance au profit de la Zone franc, le sont en matière de réduction de la pauvreté, ce qui permet à sa croissance d’être plus inclusive.
Sur la question des réserves, en cas de choc sur la balance des paiements et d’épuisement des réserves de change, « les banques centrales peuvent tout à fait recourir à ces avoirs pour un approvisionnement en devises et maintenir leur position financière extérieure », ont fait savoir les sénateurs français dans leur rapport d’information de septembre 2020. Il faut aussi noter que des pays industrialisés possèdent des réserves de change. D’ailleurs la Chine est considérée comme le pays qui possède le plus de réserves de change avec plus de 3200 milliards de dollars en 2021.
« Un gage de sécurité auprès des marchés » Du fait de ses liens avec l’euro, le franc CFA bénéficie aussi d’une crédibilité internationale, contrairement à d’autres monnaies de la région. « C’est un gage de sécurité auprès des marchés. Et ces pays ont besoin des marchés financiers pour l’investissement », précise Christopher Dembik, économiste chez SaxoBank.
Ainsi, il apparaît clairement que sortir de la Zone franc est une pieuse idée, mais risquée. Il faut un certain nombre de prérequis avant de s’engager à lancer des monnaies nationales. Toutefois, cette idée a du sens dans la mesure où les États de la Zone franc disposent de ressources capables de booster leurs économies sans dépendre d’une assistance étrangère. Pour des questions de souveraineté et de crédibilité, il paraît plus normal de se délier du cordon ombilical qui les lie à la France. Sur cet aspect, l’idée de la transition vers l’Éco a fait rêver, mais semble tomber aux oubliettes. Pour certains, c’est juste le nom qui change et non les méthodes. Pour d’autres, ce ne fut qu’un effet d’annonce sans suite. Dans tous les cas, le franc CFA demeure un symbole d’une monnaie coloniale.
Emmanuel Agbo, ‘Le recommencement sans fin’
L’universalisme occidental
Critique et perspectives
Hugues Balogoun
Si le contact avec l’Occident a pu être bénéfique pour l’Afrique, il a aussi créé des blessures, notamment avec la traite négrière et la colonisation, expressions de sa prétention universaliste. Une déconstruction holistique et un renouveau épistémique s’avèrent nécessaires pour l'Afrique.
L’Occident, en tant que civilisation et culture, a longtemps évolué dans une perspective colonialiste, s’arrogeant tous les mérites de l’humanité. Selon ce référentiel, les valeurs, les normes et les systèmes politico-économiques sont intrinsèquement universels et applicables à toutes les sociétés. D’un côté, l’on pourrait y voir un moyen de promouvoir des valeurs humanistes et des droits fondamentaux. Mais d’un autre côté, la réalité paraît contradictoire.
Qu’est-ce que l’universalisme ? Existe-t-il un universel ? Quelle doit être désormais la posture de l’Afrique face à la vision hégémonique de l’Occident, notamment sur le plan de la pensée ? Quel paradigme faut-il instaurer pour restaurer l’équilibre renversé par la prétention universaliste de l’Occident ? Pour trouver réponse à ces interrogations, il est congru de connaître la genèse de cette prétention universaliste.
Rappel historique de la prétention universaliste L’origine de la prétention universaliste de l’Occident peut être trouvée à partir du XVIIème siècle, période de colonisation et d’expansion impériale, où les puissances européennes ont imposé leurs valeurs et leurs institutions aux sociétés colonisées. Plusieurs idéaux ont été promus et érigés en repères et des pierres angulaires au progrès et à l’épanouissement humain comme la démocratie, les droits de l’homme, le libre-échange.
A priori, ces idéaux ne posent pas problème. Mais leur mise en œuvre fait surgir de nombreuses interrogations. Dans les faits, l’Occident avait la volonté d’annihiler les cultures locales, c’est-à-dire les valeurs intrinsèques des peuples colonisés et d’établir une exploitation économique, politique et sociale. Des propos d’un certain nombre de penseurs occidentaux à l’égard de l’Afrique l’attestent. Pour les uns, l’homme noir serait dénué d’humanité : « On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu qui est un être très sage ait mis une âme, surtout une bonne, dans un corps tout noir », estime Montesquieu. De ce fait, « il est impossible que nous supposions que ces gens-là, soient des hommes, parce que si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes, chrétiens » (De l’esprit des lois , Paris, Hatier, 1992, p. 78).
Pour d’autres, le continent noir serait anhistorique « par le fait que nous voyons l’homme dans un état de barbarie et de sauvagerie qui l’empêche de faire partie intégrante de la civilisation », (Hegel, La raison dans l’histoire, Paris,
Plon, 1965, p. 247). Si pour Pierre Gaxotte, les peuples noirs n’ont engendré aucun Aristote, aucun Shakespeare, aucun Archimède, aucun Descartes, il faut se dire donc qu’ils sont des subalternes, des moins-êtres. Mais si l’on admet que l’Afrique est le berceau de l’humanité et qu’aucune pensée ne vient ex nihilo, il est absurde de tenir de tels propos empreints d’ignorance crasse et d’amétropie intellectuelle. Qu’il suffise de se référer aux travaux iconoclastes de Paul Masson-Oursel, montrant le rôle pionnier et initiatique joué par l’Egypte ancienne dans la découverte de l’astronomie, de la géométrie, sans oublier le développement de l’art et de la technique pour s’en convaincre. Mais en ayant en tête que Kant, dans son Essai sur les maladies de la tête , note que « la nature n’a doté le nègre d’Afrique d’aucun sentiment qui ne s’élève au-dessus de la niaiserie », il faut comprendre que l’universalisme dont parle l’Occident n’est qu’une mascarade.
Existe-t-il un universel ?
L’universalisme et l’universel sont deux concepts à différencier pour ne pas tomber dans le piège de l’Occident. De fait, comme l’estime Souleymane Bachir Diagne dans son ouvrage de 2018 Enquêted’Afrique(s):Universalismeet pensée décoloniale, l’Europe s’est construite sur « l’autodéfinition de soi comme naturel », construisant les « autres » en termes de « différences » et de « manques », car elle se représente comme la norme. C’est cela l'universalisme. Il s’agit donc d’une idéologie réductrice, qui constitue le caractère exceptionnel de l’Occident par rapport aux autres.
De fait, « l’idée d’une Europe exceptionnelle qui commande que les autres s’européanisent quand elle-même n’a aucune raison de s’indianiser, de se siniser ou de s’africaniser, est une invention (...) concomitante au colonialisme », explique Souleymane Bachir Diagne. On ne peut se permettre d’admettre cet « universel de surplomb » (Maurice Merleau-Ponty), selon lequel, une région du monde se « tiendrait à la verticale de l’universel » (Souleymane Bachir Diagne).
Cependant, il ne faut pas renoncer à l’universel. Celui-ci doit être recherché dans la pluralité. Chaque peuple a sa culture, ses valeurs, ses systèmes de pensée, ses langues. C’est dans cette pluralité qu’il faut le rechercher. Car, l’universel n’est pas une idéologie, mais plutôt une « visée et horizon communs », selon Souleymane Bachir Diagne. Pour Chantal Delson, l’universel est d’abord celui de la condition humaine. Quelle qu’en soit la couleur de la peau, les hommes partagent cet universel qui se décline par le genre, la filiation, la vie et la mort. C’est une réalité anthro-
pologique à laquelle répond tout être vivant. De toute façon, l’universel reste et demeure un horizon de l’humain à construire (Paulin Hountondji et Fabien Eboussi Boulaga). Que faut-il donc faire pour sortir de la prétention universaliste de l'Occident ?
Pour une décolonisation de la pensée occidentale : l’émancipation épistémique
L’idée selon laquelle l’Europe serait par nature le foyer de la pensée, de la philosophie, notamment à partir de l’époque des lumières (XVIIIème et XIXème siècles) est une construction à remettre en cause. Pour ce faire, les Africains doivent « réapprendre à penser » (Hountondji), « penser et agir » (Eboussi Boulaga) en même temps. Car, « la racine du mal africain est l’absence de pensée ». Or, la plus dangereuse et radicale des formes d’esclavage est d’ôter à un peuple sa pensée.
Pour se libérer de ce type d’esclavage, il faut une décolonisation et une déconstruction holistique de la pensée occidentale (Benoît Awazi). Il faut apprendre à penser par soi-même, à faire « acte de pensée et de lucidité » (Eboussi Boulaga, préface à l’ouvrage La crise du Muntu , 1997). La présence à soi, la responsabilité intellectuelle et morale de ce que l’on dit et qu’on fait, la raison libre et la liberté raisonnable, sont des termes qui permettent de comprendre ce mouvement qui rend manifeste l’acte de pensée. Cet acte doit se manifester par la sortie radicale du mimé-
tisme, de l'extraversion, s'appuyant sur la confrontation des idées. Car, la philosophie est avant tout un acte personnel, individuel.
La décolonisation de la pensée occidentale doit être une remise en question des savoirs dits universels, désincarnés. Ce principe doit être appliqué au savoir occidental dans son rapport avec les « autres savoirs ou les savoirs des autres ». Cela doit se traduire par la dénonciation de « la posture de surplomb du savoir occidental qui se caractérise par l’oubli de sa propre historicité ou de son archéologie, et par sa prétention non questionnée à dire le vrai, le juste et le bien urbi et orbi », selon Ernest-Marie Mbonda dans La décolonisation des savoirs est-elle possibleenphilosophie?
C’est ainsi qu’un nouveau paradigme pourrait s’installer, celui de l’émancipation épistémique. Celle-ci doit d’abord partir de la valorisation de nos langues auxquelles on a longtemps reproché un manque de conceptualisation. Notons qu’« aucune langue ne manque de quoi que ce soit. Toutes les langues sont complètes en tant qu’elles sont une expérience humaine du monde » (Souleymane Bachir Diagne). Il s’avère, par conséquent, nécessaire de pratiquer l’« auto-exorcisme conceptuel » (Kwasi Wiredu). Les cultures, les langues et les valeurs africaines peuvent alors entrer en dialogue avec les autres peuples dans leur singularité et leur diversité.
Adeyemi Adeleke, ‘Coexistence pacifique’
Restitution des œuvres africaines
Le Bénin, exemple et détonateur
Loraine Majo
Ce fut un moment historique qui a touché le continent tout entier. 126 ans après leur pillage colonial, vingt-six trésors royaux ont fait leur retour au Bénin. Dernière étape d’un long chemin diplomatique, médiatique, politique et technique, la restitution des œuvres africaines est un véritable enjeu de notre époque.
Bénin-France : une restitution qui a pris du temps
Elles avaient été pillées par le général français Dodds au XIXème siècle ; le 19 février 2022, les 26 œuvres jusqu’alors conservées au musée du Quai Branly à Paris ont été exposées pour la première fois au Bénin depuis leur départ, il y a un siècle, et immédiatement inscrites au registre du Patrimoine National. Leur retour a été triomphant. Arrivés par un avion-cargo affrété pour l’occasion, ces trésors originaires du Dahomey ont été accueillis et acclamés par le Bénin tout entier.
Le premier pas sur le long chemin de la restitution remonte à 1978. Amadou-Mahtar M’Bow, alors directeur général de l’UNESCO, lançait un appel solennel à la restitution et plaidait pour un rééquilibrage du patrimoine mondial entre le Nord et le Sud. Dans le cas béninois, l’ancien Président Nicéphore Dieudonné Soglo et Louis Georges Tin, Premier Ministre de l’État de la diaspora africaine, ont joué un rôle important dans son sillage. Le 10 décembre 2013, jour de la date anniversaire de la mort du roi Béhanzin et journée mondiale des droits de l’Homme, les deux hommes signent une tribune plaidant pour le retour des trésors royaux d’Abomey, volés à la nation béninoise.
Serges Guezo, prince royal de la cour d’Abomey, se joint à la mission. Sous la bannière du CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires), ils adressent une première demande de restitution à la France. Le gouvernement de François Hollande répond en 2016 : le refus est catégorique. La raison ? La loi qui protège les œuvres muséales françaises ne laisse aucune place aux restitutions. Mais les militants ne se découragent pas. Armés d’un dynamisme qui va être porté par le gouvernement béninois, ils réitèrent leur demande au nouveau président français, Emmanuel Macron. Les arguments du Bénin sont clairs : ces biens, mal acquis, doivent être restitués. La réponse du président français ne tarde pas à venir. En 2017, il déclare à Ouagadougou :
« Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique », Emmanuel Macron
Mais encore une fois, le cadre juridique ne suit pas. Le principe d’inaliénabilité s’y oppose. Les biens appartenant au patrimoine culturel français ne peuvent être retirés des collections publiques nationales. L’origine des œuvres réclamées est aussi mise en cause. Achats, dons, échanges, explorations militaires et scientifiques... Et après les indépendances, les trafics illicites ont foisonné.
Le cadre de restitution est alors flou, empêchant la France d’avancer ses démarches. Pour un état des lieux plus clair concernant l’Afrique Subsaharienne, le président Macron commande la rédaction d’un rapport sur la question qu’il confie à deux spécialistes : l’universitaire et écrivain sénégalais Felwine Sarr et l’historienne de l’art française Bénédicte Savoy. À la publication de ce rapport Sarr-Savoy s’ajoute une dérogation apportée au Code du Patrimoine. Le président Macron appuie ainsi sa volonté de restituer le patrimoine béninois. La France prend alors la décision unilatérale de restituer les 26 œuvres du Dahomey. Un acte de transfert est signé le mardi 9 novembre 2021, et les objets sont transférés à Cotonou le jour suivant.
Des experts scientifiques sont à l’œuvre pour poursuivre la procédure diplomatique. Calixte Biah, conservateur du musée d’histoire de Ouidah, a été chargé de superviser les étapes techniques de restitution, de Paris à Cotonou. Plus que le répertoriage, l’organisation et l’emballage des trésors royaux, c’est l’accompagnement de leur transfert qui a été vécu comme un « accomplissement » pour l’historien de l’art béninois qu’il est. À leur arrivée s’ouvre un volet technique : ayant quitté leur terre natale depuis 126 ans, les œuvres doivent d’abord s’acclimater à ce nouveau contexte.
La restitution et ses enjeux : une affaire symbolique, culturelle et économique
Le retour des trésors royaux d’Abomey a été un pas de géant pour une relation culturelle et diplomatique consolidée. Il s’agit aussi, pour la France, de reconnaître publiquement que ces 26 œuvres, collectées par des pillages, appartiennent au pays qui les réclame.
Mais pour les pays africains, le mot « restitution » prend un tout autre sens et englobe de nouveaux enjeux. Il y a, en premier plan, les aspects symboliques et culturels. Retrouver des œuvres qui avaient été volées lors de la colonisation, c’est, pour une nation africaine, récupérer un pan de son histoire, de son identité culturelle. Les Assen, autels portatifs, les statues anthropomorphes, le trône du
roi Guezo... Ces œuvres ont un sens historique, culturel et cultuel profond. Jean Michel Abimbola, ministre béninois de la Culture, du Tourisme et des Arts, a d’ailleurs déclaré : « Nous venons d’amorcer, je crois, une dynamique qui ne va plus s’arrêter, une dynamique qui va permettre à l’Afrique de se réapproprier son histoire, de se réapproprier son patrimoine, et surtout à la jeunesse africaine de pouvoir internaliser cette culture et de pouvoir mieux contribuer bien évidemment aussi bien au continent qu’à l’international ».
De cette déclaration, découle l’autre enjeu qui légitimise cette volonté africaine de restitution. Il s’agit de l’aspect économique. Le patrimoine est un enjeu touristique fort et le Gouvernement béninois a ancré sa politique de développement dans le secteur culturel. Le but, développer le tourisme culturel. Les infrastructures touristiques se multiplient, à côté de celles muséales et patrimoniales. Le rayonnement international des œuvres d’art restituées est un grand atout. D’ailleurs, les premières expositions après aboutissement de la restitution avaient connu un franc succès, en France comme au Bénin. Plus de 17 000 visiteurs français et béninois s’y étaient bousculés. Les œuvres restituées permettent aussi de mettre en lumière les autres œuvres d’art des musées africains et le travail des artistes nationaux. Par ailleurs, certains pays ont réclamé des dédommagements pour la privation de ce patrimoine. Il s’agi-
rait d’apporter une compensation par rapport au frein qu’a été le vol de ces œuvres pour l’industrie touristique.
Le rôle indéniable des médias « Au-delà du militantisme, c’était un vrai combat médiatique », a déclaré Arcade Assogba, réalisateur béninois qui a filmé les grandes étapes et acteurs de la restitution, de la France au Bénin. Presse écrite, télévisions, radios, médias digitaux... Les médias interviennent tout au long du processus de restitution. Le parcours des 26 œuvres a été couvert par les médias, depuis les expositions à Paris jusqu’à leur arrivée à Cotonou. Le rayonnement de la restitution, tant pour le Bénin que pour la France, n’aurait pas été aussi important sans une grande médiatisation. Dans la suite, les médias participent également à la vulgarisation culturelle. Du national à l’international, ils assurent, en appui aux institutions muséales, la mise en valeur du patrimoine culturel.
La restitution des œuvres africaines : quelles perspectives d’avenir ?
Il est indéniable que le cas du Bénin a été un exemple et un détonateur. Au Nigeria, un accord a été conclu le 1er juillet 2022 avec l’Allemagne s’engageant à restituer 22 bronzes de l’ancien royaume de Benin City, pillés en 1897. Toujours en Afrique de l’Ouest, la Côte d’Ivoire a reçu la promesse française de restitution du tambour parleur du peuple atchan.
Mais si le rapport Sarr-Savoy estime que 90 à 95 % des œuvres africaines se trouvent encore hors de l’Afrique, cela signifie bien qu’il y a encore du chemin à faire. Le Bénin ne compte d’ailleurs pas s’arrêter là. Le président Patrice Talon a déclaré, lors de la cérémonie de signature de l’acte de transfert des 26 œuvres, choisies unilatéralement par la France : « J’ai donc l’assurance que par ce faitlà, le reste connaîtra le même sort que les 26 œuvres que j’emporte avec moi ». Le pays se prépare aux restitutions futures. Il s’agit d’affermir le statut juridique du secteur patrimonial, de former et de déployer des professionnels compétents, et développer les infrastructures muséales. Des possibilités de circulation des œuvres pourraient aussi devenir plus concrètes. En effet, le principal frein à la restitution du côté occidental repose sur la crainte que les conditions pour une conservation de qualité des biens réclamés en Afrique ne soient pas réunies. Un défi à relever.
J. Cyrille Ahouanton, ‘Assin du roi Guézo’
La sorcellerie en Afrique
Un malaise pour le développement ?
Andrea Alanmanou
Paul Christian Kiti examine avec minutie les répercussions socio-économiques engendrées par la pratique ésotérique de la sorcellerie au sein des nations africaines. L’industrie de la pêche en Sierra Leone se révèle être un éloquent exemple de ses thèses.
Les racines des perspectives eurocentristes sur la sorcellerie trouvent leurs fondements dans l’ère de la Renaissance. Les vagues successives de chasses aux sorcières ont laissé une empreinte indélébile, jetant les bases du mouvement féministe moderne. Malgré cet ébranlement historique, le philosophe Paul Christian Kiti déplore que la sorcellerie soit toujours reléguée au rang de phénomène absurde. Dans son ouvrage sur le Paranormal au malaise multidimensionnel de l'Afrique , Kiti soutient que cette tendance amène ceux qui éprouveraient des difficultés à appréhender pleinement la complexité de la sorcellerie dans le contexte africain à discréditer les croyances d’une population entière.
La portée de la crise sociale africaine à travers le regard de l’intellectuel béninois Paul Christian Kiti Au sein du contexte africain, l’essence même de la sorcellerie échappe à une définition consensuelle parmi les érudits. Cependant, une tendance récurrente émerge, teintée de crainte et d’appréhension : individus manipulateurs et égocentriques animés par des intentions malfaisantes, âmes possédées par une force maléfique, les poussant à semer la discorde, que ce soit de leur plein gré ou non, ou figures diaboliques qui, dès leur naissance, auraient prétendument annoncé de manière préventive leur dessein de nuire à l’humanité dans son ensemble. Il existe une quatrième définition qui englobe également les « bonnes sorcières » qui luttent contre ceux qui utilisent leurs pouvoirs avec malveillance, mais Kiti n'est pas tout à fait d’accord avec ce terme et préfère les appeler des désorceleurs pour éviter toute confusion. Pour Kiti, un.e sorcier.ère abrite l’ambition sinistre de causer préjudice à son entourage. Mais la définition de la sorcellerie s’avère suffisamment ambiguë pour permettre que toute situation indésirable puisse être imputée à cette dernière, servant de bouc émissaire afin d’en expliquer la survenue. Ce constat est manifeste au sein des périodes de crise. À titre d’exemple, la réduction drastique de poissons en Sierra Leone, une ressource cruciale pour la population locale, est mise en corrélation avec leur conception de la sorcellerie.
Selon Kiti, la racine des conséquences entrelacées avec la sorcellerie trouve son fondement dans l’érosion des pouvoirs ancestraux, jadis gardiens de la résolution des conflits, mais désormais ébranlés dans le paysage postcolonial. Cette déchéance engendre un climat de crainte et de suspicion, poussant les individus à des décisions irrationnelles, transcendant même leurs croyances. Dans cer-
taines circonstances, la détérioration des relations est telle que des atrocités comme l’abandon en masse d’enfants étiquetés sorciers, la désunion de familles, et des violences meurtrières à l’horizon, en particulier parmi les plus vulnérables à l’instar des mineurs, des femmes ou encore des personnes âgées. The Guardian soulève, à titre d’exemple, une sombre histoire au Bénin où une jeune fille de treize ans, surnommée Effia, fut enfermée des années par sa famille et sa communauté, tous l’accusant de sorcellerie. La jeune béninoise s’est alors vue contrainte de se réfugier dans un centre d’hébergement.
Cela ne présume en rien que les figures d’autorité, issus de différents secteurs, aient abandonné les filets de la sorcellerie. Les croyances et les pratiques occultes persistent au cœur des sociétés africaines, même après la conversion d’une majorité à d’autres religions, comme le souligne Samuel Lumwe. Nicéphore Soglo, lors de sa victoire à l’élection présidentielle béninoise de 1991, fut saisi par l’ombre d’un mauvais sort, selon un article de Jeune Afrique intitulé « La sorcellerie au cœur du pouvoir : petits secrets de Palais ». Toutefois, les médecins du Val-de-Grâce affirment un diagnostic différent : un empoisonnement. Pour Kiti, les dirigeants empreints de peur ne parviendraient pas à assurer pleinement leurs fonctions. Dans ce contexte, toute rationalité envers le peuple et le pays leur échappe.
Toutefois, les médecins du Val-de-Grâce affirment un diagnostic différent : un empoisonnement.
Les effets négatifs des croyances liées à la sorcellerie contribuent à la crise sociale qui sévit dans les pays africains. Ils n’affectent pas seulement les croyances individuelles, mais aussi les communautés. Ces dernière peuvent subir de lourdes pertes humaines ou voir leurs activités bouleversées par la croyance en la sorcellerie. Une des manifestations de ce phénomène se reflète par la hausse des assassinats rituels dans les jours qui précèdent les élections présidentielles. En 2011, au Gabon, 28 enfants et 34 adultes ont été tués selon Jeune Afrique . Kiti admet que les effets négatifs résultant de la gestion défail-
lante des croyances engendre une stigmatisation sociale et un affaiblissement des sociétés africaines. Cependant, il n’est point judicieux d’éliminer les croyances liées à la sorcellerie bien qu’une volonté, dans ce sens, se fait parfois ressentir comme l’indique Samuel Lumwe. Kiti n’envisage pas une approche aussi radicale. Il convient de désacraliser certaines parties de ces croyances pour se saisir de leurs qualités médicinales, tout en éliminant les éléments nocifs qui alimentent les souffrances flagrantes.
La Sierra Leone et la crise de l’industrie de la pêche, la méfiance de la population locale
Les études de l’anthropologue Jennifer Diggins en Sierra Leone illustrent l’une des nombreuses variations des croyances liées à la sorcellerie. La communauté locale rencontre des difficultés dans l’industrie de la pêche dont dépend sa survie. Cette situation est causée par plusieurs facteurs : la pêche illégale pratiquée par des chalutiers internationaux non identifiables, les pratiques de pêche locales non durables et les effets du changement climatique. Incapables d’identifier la cause profonde, les habitants se
sont retranchés sur eux-mêmes, devenant concurrents pour les maigres réserves de poissons restantes. Il en résulte un sentiment d’hostilité entre les pêcheurs, avides de récupérer les dernières ressources qui se font de plus en plus rares. La diminution des prises a engendré une méfiance des propriétaires de bateaux et des vendeuses de poisson fumé envers les pêcheurs. « [J]e ne fais pas confiance à mes pêcheurs. [...] Parce que ... ces garçons qui pêchent sur mon bateau – ils ne font pas ce qu’il faut pour moi. Pendant tout le mois, si j’ai du poisson, j’ai de la chance ! ... Toujours [ils me disent] ‘pas de prise’ ». La croyance en la sorcellerie se distingue par l’habileté des sorcier.ères à transcender les limites des humains ordinaires. Dans ce contexte, l’utilité prime sur la dangerosité, notamment la méfiance corrosive. Des individus soupçonnent leurs voisins de les tromper ou de les voler « à la manière des sorcières » lorsque la révélation ne se dévoile qu’une fois les méfaits réalisés. Cet exemple dessine les contours d’une réalité qui semble se dissoudre au contact de la sorcellerie.
Christ-Donald Adjagan, ‘L’arbre fétiche’
L’africanité de l’œuvre
Selon Kossi
Efoui
Roland V. Kovenon
Kossi Efoui s’insurge contre l’africanité et la négritude, concepts vétustes et improductifs pour comprendre la création artistique noire.
Écrivain togolais vivant en France et régulièrement édité au Seuil, Kossi Efoui est l’une des grandes figures de la littérature francophone. Son écriture narrative, dont la musicalité et la sonorité mettent en fiction des mondes chaotiques en pleine construction et reconstruction, fusionne traditions initiatiques et modernité. Hybride et ouverte à toutes les cultures du monde, l’écriture de Kossi Efoui s’est faite remarquer très tôt sur la scène littéraire, non seulement à travers ses œuvres, mais aussi par ses prises de position qui choquent généralement le public africain. « La littérature africaine n’existe pas », provoque-t-il, allant jusqu’à s’attaquer au concept d’africanité qu’il juge vide de sens. Mais qu’est-ce que l’africanité?
Ensemble des traits spécifiquement africains, l’africanité est difficile à définir, intimement liée à deux autres concepts tout aussi insaisissables: l’identité et la culture.
pas. Puisque ce qu’on va traquer dans leurs créations, ce n’est pas la singularité du geste d’un créateur qui aurait à ce moment-là son univers personnel, comme n’importe quel créateur, mais un univers qui s’appelle l’africanité ou négritude. Et pour que cet univers parle à travers le geste singulier d’un créateur, il lui faut s’abandonner aux mouvements de son âme nègre. Kossi Efoui pense que Senghor, en parlant, reproduisait un discours de son temps, qui voulait voir l’âme slave dans la littérature russe, le « génie de la race » ou dans l’allemand de Heidegger le « génie de la langue ». En parlant de l’âme nègre, la négritude ne fait que reproduire ces discours.
‘Les
Selon Richard S. Gbétey, l’identité est « l’ensemble des valeurs acquises et traduites en actes perceptibles par les membres d’une communauté humaine, sous la dictée des impératifs de la nature ». Elle est la manifestation de la culture, à travers les faits et gestes d’un humain ou d’une communauté.
Si ce n’est pour sa dimension historique, Kossi Efoui avance que le concept d’africanité est vide. Plus rien ne s’y trouve, car l’africanité ne s’appuie que sur l’apparence. Chaque fois qu’on commence à chercher à connaître la part d’africanité qui se trouve dans une œuvre artistique d’un écrivain noir, on ne dit rien de nouveau, si ce n’est des faussetés diffusées et réitérées depuis des siècles.
Quand Senghor affirmait que la part de négritude, l’âme nègre, qui ressort d’un poème du poète nègre vient de ses liens avec ses propres origines, quelle que soit la langue dans laquelle il écrit, c’est l’africanité qui s’exprime. Quand Senghor en conclut que tous les poètes noirs font une sorte de création collective, il y a un pas qu’il ne franchit
Pour Kossi Efoui, la négritude n’a rien inventé. Il ne parle pas de la négritude politique mais celle qui aboutit à la création artistique des écrivains noirs. C’est cette négritude-là qui n’a rien donné. Lorsqu’on décide de faire une réflexion approfondie sur le geste ou l’univers d’un créateur noir, ce que la négritude propose souffre d’une vétusté distancée, s’accrochant à l’âme nègre alors que plus personne ne parlerait aujourd’hui de l’âme slave pour décrire la littérature russe.
S’il y a quelque chose qui dérange Kossi Efoui dans cette catégorisation, c’est qu’elle cloisonne les Noir.es du reste de l’humanité. Le terme devient antithétique à son objectif politique initial, devenant alors marquant, stigmatisant, marginalisant la création artistique noire. Quand la question de l’art est abordée, du geste de création, des œuvres produites par les uns et les autres, l’usage de l’africanité et de la négritude crée des frontières inutiles. Pour Kossi Efoui, c’est faire des artistes une espèce de gardiens de temples, religieux peut-être, dont on ne sait pas où sont les piédestaux, les racines, ou les fondations. C’est gênant, même improductif. Pire, ces termes essentialisent l’art noir, le dépolitisant de son aspect profondément révolutionnaire.
Laly Médard,
femmes du roi Guézo’
Cotonou
La culture au coeur de la ville de demain
Ludovic Migbagonhe
Avec la création prochaine du Quartier Culturel et Créatif, Cotonou veut placer la culture au cœur de sa transformation. Toutefois, pour que le rendu escompté soit à la hauteur des attentes, certaines dispositions s’avèrent nécessaires.
Principal centre économique du Bénin, Cotonou est un véritable carrefour culturel, à l’image du marché Dantokpa, le plus grand de la sous-région ouest-africaine où se côtoient des populations de tous les horizons. Cette diversité se retrouve dans les architectures traditionnelles, imprégnées de spécificités régionales, mélangées aux immeubles modernes et coloniaux. La culture matérielle de Cotonou, aussi vivante que féconde, souhaite étendre ses centres culturels et ses espaces artistiques dans son prochain projet de Quartier Culturel et Créatif.
Une ville en projection Les pays africains soucieux d’un développement ingénieux entendent valoriser leurs richesses culturelles respectives. À Cotonou, cela passera par la création d’un Quartier Culturel et Créatif (QCC) de 12 hectares, en plein cœur de la capitale. Au programme, une aréna de 7000 places, capable d’accueillir des événements sportifs, des concerts et des spectacles, un Institut franco-béninois, un district d’art comprenant des galeries, le musée d’art contemporain de Cotonou, un village d’art artisanal, un jardin de sculptures, des kiosques à musique et même une résidence d’artistes internationaux.
Yemi Kacoutie, architecte chez Koffi & Diabaté Group, chargé de la construction du prochain quartier culture, indique que « les établissements culturels structurants [...] constituent ‘des projets culturels amiraux’ [...] permettant d’ajouter du contenu à la destination touristique, de stimuler l’écosystème des industries culturelles et créatives, vecteurs de puissance économique, de rayonnement à l’international et de compétitivité en assurant la promotion d’une économie créative ». Toutefois, l’enjeu est de trouver un juste équilibre dans la préservation des différentes branches de la culture.
Conserver, innover Aucune culture ne peut être promue sans politique de préservation. En premier lieu, il faut des programmes éducatifs et des initiatives de sensibilisation culturelle. Ateliers, conférences et activités éducatives peuvent aider à transmettre les connaissances sur la culture et à stimuler l’intérêt pour les arts et la créativité. De plus, une gestion professionnelle des lieux doit être une priorité à travers l’engagement de gestionnaires professionnels pour la supervision des opérations quotidiennes. Entre autres, cela comprend la gestion des espaces, la coordination des événements, la maintenance des infrastructures et la promotion des activités.
Selon Jean-Michel Abimbola, actuel ministre de la Culture du Bénin, ce projet ambitieux viserait à répondre aux défis croissants du secteur culturel du Bénin. Cotonou veut se positionner comme « capitale culturelle » accueillant un « épicentre de l’art et des industries culturelles et créatives en Afrique de l’Ouest ». Connecté aux grands centres artistiques internationaux, le QCC sera ainsi un lieu de convergence pour l’innovation, la création, la diffusion, la consommation culturelle, la commercialisation de biens culturels et artistiques, réunissant plusieurs équipements et activités interconnectés.
Parlant justement de promotion des activités, un point d’honneur peut être placé par exemple sur l’innovation dans les activités culturelles et créatives. Il s’agira d’introduire de nouvelles formes d’art, de technologie et d’expression pour maintenir l’intérêt du public et suivre l’évolution des tendances. Finalement, la programmation culturelle diversifiée – avec des événements, des expositions, des performances, des ateliers et des activités pour tous les âges et les intérêts – garantira le dynamisme au sein du quartier et attirera forcément un large public. La combinaison de ces approches permettront d’assurer un quartier culturel rayonnant pour la ville de demain.
Francis Dubogan, ‘Les gardiens de la nuit’
La langue comme outil d’émancipation
Un catalyseur pour le progrès socio-économique
Modoukpè Diane Oniodje
Le développement de la société et son indépendance passent par plusieurs facteurs dont la valorisation des langues maternelles, symbole de la culture et socle des valeurs culturelles. Ainsi, pour s’émanciper des revers de la modernité, un retour aux sources s’impose.
Délaissées au profit des langues coloniales, les langues maternelles occupent pourtant une place prépondérante dans la vie en société. Du fongbé, en passant par le dendi, le yoruba au Bénin et au Nigéria, au wolof au Sénégal ou le haoussa et le fulfulde au Sahel, les langues maternelles africaines sont nombreuses à être utilisées en politique.
Le 3 juillet 2023, Ghita Mezzour, ministre de la Transition Numérique et de la Réforme de l'Administration du Maroc, a annoncé que l’arabe est désormais la langue officielle de l’administration publique, des établissements publics et privés du Maroc. Une mesure forte qui relègue le français au rang de langue étrangère.
Les langues maternelles représentent en Afrique des maillons essentiels pour la promotion de la paix, ce facteur indispensable pour le développement. « En rapprochant ses locuteurs, en leur permettant de s’épanouir dans des horizons communs, les langues maternelles sont en effet une source d’inclusion sociale, d’innovation et d’imagination ; elles sont aussi une respiration pour la diversité culturelle et un instrument de paix », a déclaré Audrey Azoulay, Directrice générale de l’UNESCO à l’occasion de la journée internationale de la langue maternelle 2020.
« La langue est clairement un facteur déterminant pour l’accession à la souveraineté totale, affirme Fabroni Bill Yoclounon, écrivain et juriste béninois. Pour être vraiment souverain dans le vrai sens du terme, il faut qu’on revienne à nos valeurs et les langues en font partie ».
La langue maternelle, une figure de l’union
La langue maternelle incarne l’union entre les peuples. « Entreprendre avec un individu partageant le même dialecte est une chance de réussite. Dans la mesure où des personnes parlant la même langue commencent à marcher ensemble, tout ce qu’ils projettent alors sera possible pour eux » a déclaré Annick Oniodje, sociologue. Car la langue maternelle assure la cohérence des personnes, elle favorise tout ceux qui s’y rattachent.
D’ailleurs, « dans le domaine cultuel par exemple, s’il faut prier les dieux, cela se fait en langue maternelle [...] et cette langue permet l’union entre les ancêtres et le monde vivant », fait savoir Thomas Akpaho, journaliste en langue idaatcha sur une chaîne privée au Bénin. Une autre illustration est la suivante. Alors qu’un conflit éclate entre des ressortissants nigérians et ceux du Bénin à la
frontière bénino-nigériane, il y a quelques années, les Nigérians laissent passer de l’autre côté de la frontière, des personnes parlant le yoruba ou le igbo mais recalent les locuteurs fon et gun. Un geste qui témoigne de la complicité entre les personnes parlant la même langue.
Requalifiée de base principale de la relation, la langue est un facteur indispensable à l’unité et à la promotion de la paix, essentielles pour le développement de l'Afrique. Selon Fabroni Bill Yoclounon, l’utilisation des langues maternelles dans l'éducation des jeunes contribue à une meilleure compréhension des enjeux locaux et réduit les inégalités dans la société. Il affirme que « les langues sont les premières valeurs fondamentales parce que parler à quelqu'un dans sa langue, c'est parler à son cœur ».
Repenser l'éducation en Afrique
L’utilisation de la langue maternelle dans l’éducation des jeunes peut aussi permettre une meilleure compréhension des enjeux locaux. Une telle insertion contribuerait à réduire les inégalités et à promouvoir une société plus égalitaire et démocratique où tous les citoyens auraient la possibilité de s’exprimer dans leur langue maternelle. Les questions liées aux pesanteurs sociologiques – telles que l’absence de terminologie appropriée, les problèmes de codification et d’instrumentalisation des langues locales – qui manquent à l’apprentissage formel des langues locales, seraient réglées d’elles-mêmes.
En 2021, le Nigéria fait du yoruba une langue administrative. Aussi, les langues maternelles du pays sont-elles désormais enseignées au primaire en lieu et place de la langue anglaise. Une nouvelle politique linguistique introduite dans l'enseignement par Adamu Adamu, alors ministre de l'Éducation nationale du pays sous l'ancien président Buhari. « Les enseignements pour les six premières années dans les écoles primaires seront faits dans la langue maternelle », a-t-il déclaré lors de l’annonce de la réforme.
La langue nationale, une révolution dans les médias Au Sénégal, le wolof est non seulement une langue officielle mais aussi une langue d’information, au même titre que le français. Également, lors des manifestations officielles dans plusieurs pays africains où la langue officielle est le français ou l’anglais, les langues nationales sont utilisées pour expliquer les actions en cours sur le terrain. Un moyen pour les médias de glaner plus d’abonnés. Selon Esther Gnaho, Docteur en sociolinguistique, l’insertion des
langues maternelles dans la diffusion des programmes des médias peut permettre à « toutes les couches sociales, en l’occurrence celles non alphabétisées en langue officielle, de participer de façon intégrante aux questions de développement communal et national » et ce, sans aucun complexe car, elles ont l'information et l’ont comprise.
« La langue la plus comprise est maternelle. Et suivre les informations à travers la langue qu’on comprend mieux crée une certaine liberté et une facilité à captiver cette nouvelle information que l’on accueille», a déclaré Thomas Akpah l’homme des médias. Selon Ayao Benoît Houandja, journaliste en langue mina à Radio Bénin Alafia , l’utilisation de la langue maternelle dans les médias « peut ouvrir d'autres horizons et permettre de comprendre qu’avec nos langues, on peut se dire des vérités ». « L’utilisation des langues nationales, que ça soit à la radio ou dans les communautés, peut nous permettre de nous enraciner », a-t-il ajouté.
Langues maternelles et mondialisation
Pour avoir voix dans le concert des nations, l’Afrique doit faire de sa culture une puissance. « La pluralité de nos langues n’a jamais nui à l’humanité. C’est en sortant nos langues et en les ouvrant à l’humanité que nous lui apportons un plus », a déclaré Benoît Houandja avant d’appeler les dirigeants à promouvoir ces atouts culturels. « L’importance que nous allons donner à nos langues définit le degré de développement que nous allons atteindre », a-t-il laissé entendre. Après quoi, il ajoute que « le premier défi, c’est d’arriver à changer la mentalité de l’homme politique de sorte que, quel que soit le président du Bénin à venir, qu’il s’intéresse déjà à sa langue ». Dans ce contexte de réhabilitation des langues maternelles en Afrique, des mesures fortes doivent être prises : intégration de ces dernières dans la vie publique et politique, réforme éducative ou diffusion des langues maternelles dans les programmes radios. L’émancipation africaine doit passer par tous les domaines, y compris celui des langues nationales, symbole de l’unité et de la diversité culturelle.
Kenneth Olubi, ‘Le roi Kpassè’
Journalisme en langue vernaculaire
Une opportunité sous exploitée
Oul’Fath Bouraïma
Le journalisme en langue vernaculaire au Bénin joue un rôle vital dans la communication avec les communautés locales et la préservation de leur identité culturelle. Néanmoins il est confronté à d’innombrables défis qui limitent son expansion.
Le samedi 12 août 2023, en visite de terrain dans le village de Sèyigbé dans la commune de Ouidah, une question s’est posée subitement aux participants de l’École d’Été sur l’Écriture et le Journalisme (EEEJ) : comment vont-ils réussir à échanger avec des populations ne s’exprimant qu’en fongbe, la langue la plus parlée au Sud du Bénin? Bien que le français soit la langue officielle du Bénin, les échanges avec les populations de Sèyigbé n’ont été possibles qu’aux participants locuteurs du fon. Le second rôle, celui d’observateur passif auquel ont dû se résigner les non locuteurs, contraints à se terrer dans le mutisme, met en lumière l’importance cruciale de la langue locale dans les échanges. La Banque Mondiale révèle qu'en 2021, près de 46% des béninois âgés de plus de 15 ans sont analphabètes. Face à ce défi d’analphabétisme, le journalisme en langue locale se révèle comme une solution incontournable pour garantir l’accès à l’information pour une grande partie de la population.
Les médias locaux en langue locale jouent un rôle central dans la diffusion de l’information, en particulier la radio qui attire 61% de l'auditoire. La célébrissime revue de presse radiophonique en langue fon de Dah Hwawé n’en est qu’un exemple. Appelée « Xojlawéma » qui signifie littéralement « papier de diffusion des nouvelles », elle ancre le journalisme local dans les communautés et offre une interprétation théâtralisée des nouvelles nationales, contribuant ainsi à la compréhension et à l’engagement des auditeurs. La force majeure du journalisme en langue vernaculaire réside dans sa capacité à explorer en profondeur les réalités et enjeux locaux. Le handicap du pluralisme linguistique
langue et limite l’accessibilité de l’information.
Héritage de la colonisation, le français est le plus parlé au Bénin avec 31,6% de locuteurs. Alors que la scolarisation est essentiellement faite en français, les journalistes ont des difficultés à produire du contenu de qualité dans les langues locales. Les termes spécifiques à des réalités nouvelles, comme la pandémie de la COVID-19, posent des problèmes de traduction et de communication. Les termes complexes et les néologismes associés à la maladie peuvent entraîner des malentendus et des interprétations erronées, mettant en évidence le besoin de créer des équivalents vernaculaires pertinents. Par ailleurs, la limitation des ressources humaines, technologiques et économiques peut restreindre leur visibilité et leur capacité à attirer un lectorat diversifié.
L’espoir demeure
Pour remédier à cette situation, il est important de reconnaître la valeur des médias en langue vernaculaire pour la préservation culturelle, l’accessibilité à l’information et la diversité des voix. Ce qui implique l’investissement dans la formation des journalistes en langue locale, afin de développer des compétences de communication claires et accessibles. La traduction et le sous-titrage peuvent rendre l’information accessible à un public plus large. Car selon Souleymane Bachir Diagne, « nous pouvons transformer notre dispersion en langues en notre rencontre en traductions ». L’initiative de créer un Clavier fongbé par Bill Yoclounon, journaliste béninois, témoigne de la créativité nécessaire pour surmonter ces obstacles.
En 2018, l’Observatoire de la langue française de l’Organisation internationale de la Francophonie a dénombré plus de soixante langues nationales parlées au Bénin. Les plus importantes sont entre autres le fon (24%), le yoruba (8%), le bariba (7,9%), le gun (5,5%), l’ayizo (3,9%), le nago (3%), le gen (2,1%) et le ditamari (2%). Cette diversité linguistique rend difficile la mise en place de médias dans chaque
La collaboration entre médias locaux et internationaux peut favoriser la diffusion d’informations, tout en célébrant la richesse linguistique et culturelle du Bénin. L’équilibre entre l’authenticité culturelle et la communication universelle est un défi permanent pour atteindre les publics variés et créer un journalisme inclusif et impactant pour les générations à venir.
Ernestine Tonon, ‘La graine de Houegbadja’
Fabroni Bill Yoclounon
Ecce homo n'a pas la tête
Frédhy-Armel Bocovo
Fabroni Bill est venu tout fatigué à la table de vérité et sa langue s’est déliée. Le verdict sans appel est tombé : Ecce homo n’a pas la tête.
Même s’il a la silhouette des mannequins de Jean-Paul Gaultier, ce n’est pas ce qui lui a valu une place à la Une du ForbesAfrique en août 2022. Même si son QI a clos un master en droit, ce n’est guère un geek coincé, à l’humeur guindée et ridée. Ce n'est encore moins un filou déluré aux vêtements douteux et à la chevelure ébouriffée que ce magazine réputé a affiché. Quand sa figure de 26 balais alors, apparaît sur la 1ère de couverture du magazine, le N°5 du top 30 des jeunes de -30 ans les plus influents d’Afrique, a dédié cette distinction à ses géniteurs (ses « caisses de résonance » comme il les appelle) et à ses proches collaborateurs. C’est dire qu’avec ce cadeau d’anniversaire anticipé, sa tête n’a pas déménagé de ses épaules. Mettre en lumière les autres est une habitude qui parle pour l’intelligence sociale et relationnelle de cet orateur qui connaît toujours quelqu’un partout où il va.
Allure guillerette, sourire large et confiant d’une blanche et belle dentition, il a tout de Peter Pan, sauf le style qui manque au fameux enfant. Pour lui, la vie semble avoir fait grâce des soucis mais la vérité est que tout n’est pas toujours sourire. Recalé parfois à des examens, Bill a connu des échecs dans la vie. Lui aussi a connu le bas creux de la vague en tutoyant le quart de siècle d’existence terrestre. Perdu, l’extraverti ne savait trop quoi attendre de l’avenir et que faire de sa vie. Au moyen de son militantisme au Service Civique International Léo Lagrange Bénin, Son Clounon qui lui répond toujours, lui fit reprendre confiance et même, lui ouvrit les portes de son premier séjour en France. « Van-kan ! » lance-t-il à qui veut l’entendre. C’est ainsi qu’il a pu passer outre les réflexions de c-e-s amis, de c-e-s connaissances sur ses trucs de fongbé depuis 2018. Son objectif est demeuré le même : contribuer au développement inclusif et durable du Bénin à travers la vulgarisation et la promotion des langues béninoises essentiellement sur internet et les médias sociaux. L’adoption du fongbé comme seconde langue officielle est un souhait ardent de ce jeune Toffin (qui parle aizo).
Bosseur, incorrigible rêveur, il est. Pour autant, gaffeur il n’est. FBY (de ses initiales) est créatif et sa vision a pu séduire et l’entourer de jeunes aux compétences techniques. C’est toujours un travail d’équipe qui, de jour en jour, porte du fruit. Sous sa mine espiègle, cogite un cerveau cohérent et affûté qui laborieusement et non sans difficultés, gère les multiples cordes que ne cesse de tisser Bill à son arc : journaliste communicant, chroniqueur, juriste, écrivain; il est sollicité et s’active dans la vie avec la célérité d’un
bipède poursuivi par un lion. Il n’est jamais rassasié de victoires. Coïncidence ou hasard, ce jeune homme très admiratif de cet animal est un ancien pensionnaire du séminaire Saint Joseph du Lac d’Adjatokpa (Kpomassê). En effet, Iln’estpasfaciled’êtreprêtre au service des mortels bien souvent Les héritiers du mal . Au risque de ne pas être compris, Bill, l’ami de l’Esprit Saint, s’est senti une vocation autre que celle d’intercéder Au nom de ces cons Peut-être que Ces filles qu’on n’oublie jamais auraient pu le défendre. Peut-être qu’elles sont de Parakou, ville de cœur du jeune auteur. Ce qui est sûr, le juriste conseil du chanteur Bobowê, a choisi de défendre la participation à la citoyenneté, l’éclosion de l’économie verte, la bonne gouvernance, l’égalité des droits de la femme et de l’homme.
« Van-Kan ! »
Fort de ces expériences dans la presse et de ses rapports avec les auteurs, l’ancien chroniqueur culturel des Biscottes littéraires est aujourd’hui passé éditeur. Disposant de moins en moins de temps pour écrire, le disciple d’Aimé Césaire ne saurait s’en prendre qu’à lui-même surtout qu’il mue davantage en entrepreneur. Ah ! Ce mot, Bill l’a en grippe estimant qu’il confine trop à grippe-sou sous nos cieux. Ceci étant, l’apporteur de solutions numériques et inclusives n’a rien contre l’argent. Son père, le grand barbu sait qu’il en cherche et recherche des partenaires. Dieu et lui, c’est une dense histoire d’amour en cours d’écriture bien avant son premier souffle. En conséquence, sa préférence pour le blanc et le noir n’est pas sorti d’un trou. Slalomant entre ses occupations, ce supporter fidèle du Réal Madrid, fan convaincu de Cristiano Ronaldo, se détend avec la musique, la danse et les jeux vidéo.
Certaines voix, et la sienne plus encore, admettent que Fabroni Bill n’a pas la tête. C’est un aventurier et un esprit libre qui ne se prend pas la tête. C’est tout le mal qu’il peut être souhaité à cet apôtre de l’amour du prochain, du respect et de l’humilité. Et là est toute la fleur qui peut lui être faite. Car au commencement de Iamyourclounon, il a fallu qu’il se lance sur un coup de tête. Cependant, pour avancer et arriver devant vous, il lui a fallu ne pas perdre la tête et rester les pieds sur terre... alors Bill, la grande perche est priée maintenant et toujours de garder froide la tête afin que seule son excellence crie à tue-tête pour le maintenir, parmi les meilleurs, en tête.
Benoît Ayao Houandja
Figure tutélaire
du journalisme en langue nationale
Diarouga Aziz Balde
Du haut de ses 50 ans, Benoît donne depuis 27 ans sa vie au métier de journaliste. Celui de la langue nationale, plus précisément celui du mina, qu’il diffuse à la Radio Bénin depuis 1999 en tant qu’homme de média au desk langue après un concours de recrutement.
Si Benoît Ayao est resté pendant si longtemps dans le métier, il nous confie, c’est en hommage à sa tendre mère, décédée il y a quelques mois, après l’avoir soutenu toute sa carrière. Teint noir, marié et père d’un enfant, il est aujourd'hui le chef du desk en langue mina et chef de la section sport de la radio Alafia, une radio détachée de la Radio Bénin depuis 2015. Retour sur la personnalité d’un journaliste qui exerce son métier depuis presque trois décennies, avec amour et passion.
Le journalisme, une obsession « Si je n’étais pas devenu journaliste, j’aurais été dépanneur radio » clame-t-il. Cette affirmation incarne le fait que dès l'enfance, Benoît cultive une obsession pour tout ce qui touche à l’audiovisuel. Bavard dès l’enfance, sa famille l’interrompait souvent en lui reprochant de parler « comme une radio » se remémore-t-il, sourire aux lèvres. À défaut d’intégrer une école de journalisme – la formation n’étant pas disponible au Bénin à l’époque – il choisit de se tourner vers la linguistique. Pour lui, tout est tracé. « Je savais là où j’allais, ce n’est pas par hasard ! », soutient-il.
Pourtant, ce n’est pas en tant que journaliste qu’il intègre le monde de la presse, mais en tant que correcteur. Ce poste chez Le Citoyen lui permet d’affûter sa plume et de comprendre les ressorts du métier. De simple correcteur, le jeune Benoît va gravir tous les échelons : d’abord secrétaire général de la rédaction, puis rédacteur en chef, jusqu’au poste de chef du desk de société. En effet, il est très vite repéré, comme il le dit lui-même, « ils ont dû voir que c’était presque une perte que de laisser une personne qui peut faire de très bons papiers juste à l’étape de correction. » Cette aventure de trois ans est interrompue en 1999 par la fermeture du quotidien pour raisons économiques.
La formation, son véritable atout Né un jeudi de 1973 à Lomé au Togo, on le surnommera « Ayao », celui venu le quatrième jour de la semaine. Il va y grandir aux côtés de ses parents et y étudier jusqu’à ce qu’il soit obligé de quitter la ville en 1993, suite au soulèvement populaire contre le régime de feu Ganssingbé Eyadéma. Fuyant la crise, il va finir son année de terminale à Cotonou sans pour autant y obtenir son baccalauréat, à cinq points près. « Bon, je me suis dit, avec toutes les difficultés, si c’est cinq points qui me manquent ! Il n’y a pas de raison pour que l’année qui suive, je n’ai pas le bac. Et naturellement, en 1994, j’ai eu le bac, pas à Cotonou, mais à Locosa », tempère-t-il.
Revenu à Cotonou pour l’université, Benoît intègre l’université du Bénin, aujourd'hui Abomey-Calavi pour obtenir une maîtrise en linguistique. C’est au cours de ce cursus qu’il suit des cours en langue nationale, matière dans laquelle il se démarque largement. Ce succès, dit-il, il le doit à ses professeurs d’universités, un en particulier, Toussaint Yaovi Tchitchi. « Il nous donnait un cours d’initiation en mina et nadja. Ce cours-là, j’ai eu la chance, déjà quand j’étais en troisième année, de le donner aux étudiants de la première année qu’il m’a confiés ».
La maîtrise de Benoît Ayao à manier la langue rend également ses prises de studio « jouissives ». C’est du moins ce que témoigne Romuald Assocle lors de l'atelier ‘le journalisme en langue vernaculaire’. Intéressé par l’exposé fait par Benoît sur le journalisme en langue nationale, Romuald indique ainsi « même si je n'entends pas le mina, c’est jouissif de l’écouter à la radio, encore plus quand il est devant vous, je suis tout simplement admiratif ».
L'ORTB comme un tremplin pour exercer en langue nationale
En ce samedi du mois d’août, il est paré d’un boubou traditionnel, dans une rédaction du Bénin Alafia presque vide. Mais il se souvient encore du 5 novembre 1999 quand l’aventure a commencé avec Radio Bénin . Du poste de rédacteur en chef d'un quotidien qui paraît en français au journalisme en langue nationale, ce revirement peut interroger.
Pourtant, pour Benoît Ayao Houandja, c’est une évidence. D’un ton calme et dans un français absolument parfait, il s’insurge contre l’expression « langue vernaculaire » et lui préfère celle de « journalisme en langue nationale ». L’expression vernaculaire sous-estime la langue et la positionne dans un cadre domestique ou régional : « ça va peut-être vous étonner, mais c’est un peu lié à ma maman » confie-t-il. « Elle n’est pas allée à l’école, mais elle est intéressée par tout ce qui touche à l’information. Alors moi, savoir que ma maman me suit et qu’elle n’a pas besoin d’un interprète, pour moi, c’est un plaisir que je ne saurai décrire ».
Un plaisir que le chef du desk en langue Mina à la Radio Alafia donnera à sa mère pendant 23 ans, avant qu’elle ne s’éteigne. S’il s’est lancé dans le journalisme en mina pour des raisons personnelles, presque intimes, il est aujourd’hui une inspiration pour de nombreux confrères. Catherine Tawes est journaliste en langue dendi depuis
une dizaine d’années et elle évoque Benoît Ayao Houandja dans des termes qui forcent le respect, « d’abord, il y a son timbre de voix qui est imposant, qu’on comprenne la langue ou non, on a envie de l’écouter et d’être emporté par lui. Qu’il soit à la radio ou à la télé, il captive les gens ». Pourtant, il n’hésite pas au cours de notre entretien à nous confier les difficultés de sa position : « quand un journaliste parle le français au Bénin, c’est lui qu’on considère. Le haut cadre qui a su matérialiser l’investissement de ses parents. Par contre, si le journaliste parle une langue nationale, c’est comme s'il est Monsieur tout-le-monde. Le traitement entre les deux, c’est le jour et la nuit ».
Une attitude qu’il rencontre autant chez les autorités béninoises que dans les organisations de la société civile, voire même du côté des citoyens « vous verrez des gens qui viennent demander des reportages, mais qui vous disent directement qu’ils n’ont pas besoin de vous et qu’ils veulent le français ».
Malgré le manque de considération pour les langues locales dont il est un témoin privilégié, Benoît Ayao Houandja reste convaincu que le développement de son pays et des autres pays d’Afrique passera par elle. En redonnant ses lettres de noblesse au mina, celui que ses confrères appellent le « premier des journalistes en langue locale » mérite bel et bien son titre.
Cassandre Goudjo, ‘la richesse de l’ancêtre’
En conversation avec Adrien Huannou
«
La critique littéraire relève du grand art »
Djibril Diallo
Professeur émérite et critique littéraire, Adrien Huannou confie aux jeunes auteurs ses secrets de la critique littéraire.
« Faire l’étude, interpréter, évaluer et juger un ouvrage, c’est ce qu’on appelle la critique littéraire », rappelle le Professeur émérite Adrien Huannou, doyen de la faculté des Lettres, Arts et Sciences humaines de l’Université Nationale du Bénin et secrétaire général de l’Association des écrivains et critiques littéraires du Bénin.
La critique littéraire journalistique se distingue de la critique littéraire universitaire dans la mesure où elle impacte le plus grand nombre. Spécialiste de littérature africaine, le Professeur sait comment le journaliste doit s’y prendre pour atteindre sa cible. Pour lui, puisque le public profane est pressé, le texte doit être court et le langage non spécialisé. Les qualités du papier, dit-t-il, sont la clarté, la précision, la brièveté, mais surtout la simplicité. « La critique compare, rapproche et dissèque », précise Adrien Huannou.
« Il faut apprendre à lire mais aussi à savoir lire.»
Dès l’instant où elle est destinée à un public hétérogène, cette épreuve requiert un certain nombre de prérequis et une grande exigence. D’où la nécessité de « se munir de certaines armes pour faire correctement ce travail ». Parmi ces « armes », des études de Lettres en amont sont indispensables avant de se lancer dans le journalisme spécialisé en critique littéraire. Pour Adrien Huannou, la littérature est différente du journalisme. De ce fait, le spécialiste doit connaître certaines notions comme la définition de la littérature, les caractéristiques propres à chaque genre littéraire etc. Il estime que la non-maîtrise de la littérature est une des raisons pour lesquelles certaines critiques frôlent la complaisance. « Le risque de tomber dans la subjectivité existe bel et bien, surtout quand on ne sait pas comment on dissèque une œuvre littéraire ».
Pour le professeur, les objectifs de la critique littéraire sont nombreux. Parmi eux, « informer et donner envie de lire l’ouvrage », mais ne s’agit en aucun cas d’« encenser ou de condamner l’auteur ». Éviter le dénigrement et les jugements de valeur sans fondement doivent être le sacerdoce de tout journaliste spécialisé dans cette forme de diffusion de l’information.
La critique littéraire doit donner goût aux lecteurs. La rédaction d'articles de critique répond à des normes. Adrien Huannou distingue clairement plusieurs parties. Après une entrée en matière rappelant les informations principales de l'œuvre (le titre de l’ouvrage, le nom de l’auteur, la date et le lieu de publication ainsi que la maison d’édition), vient le résumé qui doit être bref et fidèle : « l’intrigue doit apparaître dans le résumé. Il ne faut pas avoir peur de donner goût aux lecteurs. Le résumé doit dire le contenu de l’œuvre et, s’il le faut, même faire mieux que l’auteur ! ». À la suite du résumé, il incombe au critique de répondre aux questions suivantes : qu’est-ce que l’ouvrage apporte au plan humain, social et politique ? Quel enrichissement intellectuel et culturel apporte l’ouvrage? Quels sont les problèmes que pose l’auteur ? Comment s’y prend-il pour y répondre ? L’originalité de l’œuvre doit aussi apparaître dans le texte. Le journaliste doit faire ressortir les thèmes développés, les ouvrages publiés sur ce sujet et s’interroger sur son actualité.
« Le critique littéraire est libre, mais il doit rester le plus neutre possible. »
Il est bon de maîtriser la méthodologie d’un article de critique littéraire, mais il est aussi important d’affûter sa plume pour conquérir le public. Entre l’auteur qui « écrit avec sa sensibilité », et le lecteur qui « lit avec la sienne », comme le mentionne Huannou, il y a le journaliste. Cet intermédiaire dont le but est de créer un pont entre les deux. Avec sa plume, il attire l’attention du lecteur, l'entraîne dans l’univers du livre, le captive et le jette dans les bras de l’auteur. L’exercice de la critique chemine « du cœur vers le cerveau », dit le professeur. Il allie rigueur dans le fond et finesse dans la forme. Adrien Huannou s’en remet à la formule de Jacques Mouriquand :
« La critique littéraire est un exercice artistique où le mot qui fait mouche l’emporte sur tout le reste ». Jacques Mouriquand
Faire une critique d’ouvrage littéraire se révèle ainsi être une épreuve difficile. Elle consiste à donner son avis sur le travail d’un autre. De ce fait, les retours ne sont pas toujours positifs. Les auteurs dont les œuvres font l’objet de critique peuvent afficher leur désapprobation, mais Adrien Huannou invite formellement à ne pas entrer dans une logique de dialogue par presse interposée avec les écrivains. Le journaliste doit se contenter de son travail et assumer le contenu de ses écrits. La critique journalistique est un travail scientifique dont la finalité est d’informer.
Si son ami journaliste Jérôme Carlos lui reproche « d’être trop sévère avec les médias », c’est que le Professeur
Adrien Huannou ne cache pas son dévouement à défendre la scientificité dont se revendique la critique littéraire. Cette rigueur et cette volonté de faire de la littérature une discipline respectée n’est pas nouvelle chez lui. S’inspirant de ses collègues sénégalais ayant constitués des ouvrages pour les cours de littératures africaines, il s’est investi lors des réformes de 1972 pour que la littérature africaine soit étudiée au Bénin aux côtés de la littérature française. Son projet aboutit avec la rédaction du manuel, Littérature Africaine:Seconde,première,terminale, un ouvrage culte de 224 pages publié en 1993. À 76 ans, Adrien Huannou est un pionnier de la recherche sur la littérature africaine et n’a pas fini de former de nouvelles plumes.
Espoir Oloukou, ‘Fâ’
Le roman à l’écran
Un chemin semé d’embûches
David Analomè
Des histoires, des personnages, des univers, des émotions. C’est ce qui fait une œuvre romanesque. En cela, elle constitue une source d’inspiration pour le cinéma. Mais le chemin pour passer du livre à l’écran est semé d’embûches.
Adaptation d’œuvres romanesques à l’écran : traduction ou trahison ?
L’adaptation d’œuvres littéraires à l’écran est un exercice paradoxal fait de fidélité au texte et de créativité. C’est un travail de traduction, avec toute la nécessaire trahison qu’implique toute traduction. Dans le cas d’espèce, il s’agit de transfigurer une expérience littéraire en une expérience visuelle.
Le livre et le film appartiennent à deux mondes différents, à maints points de vue. Le réalisateur qui souhaite adapter une œuvre romanesque doit, dans un premier temps, pénétrer l’œuvre, puis la dépasser en donnant libre cours à sa créativité et à sa propre interprétation de l’œuvre romanesque en question. Tantôt en accord avec l’auteur de l’ouvrage, tantôt sans son consentement, le réalisateur peut supprimer des passages. En modifiant l’économie du texte romanesque, le réalisateur devient un herméneute.
Les avantages de l’adaptation cinématographique L’on pourrait se dire que l’adaptation cinématographique est une dégradation de l’œuvre originelle. A contrario, l’œuvre cinématographique qui résulte d’une adaptation présente aussi des avantages inestimables, à la fois pour l’écrivain, pour le réalisateur, pour le lecteur et pour le téléspectateur. L’adaptation d’une œuvre littéraire au cinéma permet de mettre en lumière son auteur ou même peut le sortir de l’oubli, en lui donnant en quelque sorte une nouvelle vie. Autant l’adaptation permet au lecteur paresseux de vivre et de voir cette histoire, autant elle fait voyager le bibliophile. L’avantage majeur de l’adaptation est de donner à voir, côte-à -côte, deux mondes, favorisant par là-même un voyage dans le temps et dans l’espace, un émerveillement inouï et une « vente de rêve concrétisée » comme l’évoque le réalisateur béninois Gafari Moustapha. Seulement, ce style de réalisation n’est pas sans présenter des contraintes.
D’une œuvre romanesque à une œuvre cinématographique... un long cheminement
Le style de l’adaptation cinématographique d’œuvres remonte au début du cinéma. Le célèbre Voyage dans la Lune , réalisé par Georges Méliès en 1902, s’inspire des œuvres de Jules Verne et H. G. Wells, auteurs prolifiques de science-fiction à l’époque. En Afrique, les débuts des adaptations datent également des premières années de l’avènement du septième art sur le continent. Depuis le Béninois Paulin Soumanou Vieyra qui, en 1955, a adapté Afrique sur Seine écrit un an plus tôt par le Sénégalais David Diop et l’Ivoirien Bernard Dadié, les adaptations sont légions.
Cependant, adapter une œuvre romanesque comporte une myriade de défis. En premier lieu, il s’agit d’un travail de collaboration. Deux artistes doivent conjuguer leurs talents pour une œuvre commune. Cela requiert des dispositions allant du simple accord verbal au contrat juridique. « Réussir à s’entendre avec l’auteur du livre, c’est le premier défi à relever, pour les questions de droits d’auteur » déplore Arcade Assogba, cinéaste béninois. Parfois, il est difficile que les deux parties s’entendent sur les modalités de partage des revenus : « les écrivains veulent souvent se tailler la part du lion » ajoute-t-il. Certaines collaborations meurent avant même de naître parce que les acteurs ne se sont pas entendus sur les clauses du partenariat. Ajoutées à tout le travail intellectuel, à l’écriture du scénario, aux dispositions techniques que cela implique, ces difficultés de compréhensions finissent par décourager les cinéastes.
Des défis propres au secteur cinématographique En dépit d’exemples fameux de cinéastes autodidactes comme Ousmane Sembène, le défaut de formation adéquate demeure un problème. En outre, la nationalisation, dans les années 1980, des structures étatiques de productions a entraîné la faillite desdites maisons et la réticence des opérateurs économiques à investir dans la production cinématographique. Ainsi, les réalisateurs africains se sont retrouvés livrés à eux-mêmes. Les fonds d’aide dédiés à la culture sont captés par la musique. Le cinéma, selon Appolinaire Aivodji, cinéaste et ex-Directeur des études à l’Institut des métiers de l’audiovisuel (ISMA), reste le parent pauvre de la culture dans la plupart des pays africains, à quelques exceptions près. De même, le nombre de salles de cinéma est très faible. « Au Bénin, nous en sommes à moins de trois salles », selon Appolinaire Aivodji. Ce contexte explique l’état peu reluisant du cinéma en général et, par la même occasion, des adaptations. Ainsi, dans les adaptations d’œuvres littéraires à l’écran, les collaborations entre Africains et Occidentaux prospèrent et priment sur les collaborations à l’intérieur du continent. C’est l’exemple de Sous l’orage , roman éponyme de Seydou Badian adapté par la réalisatrice française Eliane de Latour et de C’est le soleil qui m’a brûlée de Calixthe Beyala, adapté au cinéma par Serge Moati, écrivain et réalisateur français. Enfin, la censure est un défi qui entrave l’adaptation d’œuvres. La trajectoire du Nigéria où le cinéma a connu un développement spectaculaire laisse entendre que la décennie à venir sera celle d’un regain de l’adaptation d’œuvres littéraires à l’écran.
Analyse
Rencontre avec Scholastique Mukasonga, Notre-Dame du
Nil,
le bon ou le mauvais nez
Almamy Sané
Ce n’est pas tant le génocide rwandais qui est au cœur du film, mais bien les événements avant-coureurs qui conduiront vers ce massacre. Notre-Dame du Nil est une adaptation cinématographique du roman de Scholastique Mukasonga réalisée par Atiq Rahimi. Le film transporte le spectateur dans le Rwanda de 1973 : vingt ans avant le génocide en 1994.
Perchée sur la crête Congo-Nil à 2500m d’altitude, près des sources du grand fleuve égyptien au Rwanda, la SainteVierge veille sur le lycée des jeunes filles Notre-Dame du Nil. Ce lycée isolé et difficile d’accès, loin des tentations de la capitale, accueille la future élite féminine du pays. Les jeunes pensionnaires, filles de ministres et de hautes personnalités, doivent rester vierges jusqu’à leur mariage, négocié dans l’intérêt du lignage. Vierges comme la statue de la Sainte-Marie de l’école qui est toute singulière : elle est noire, mais surtout et avant tout, elle a un nez de Tutsi. Cet institut catholique, coupé du reste du pays, n’en reflète pas moins les divisions de la société rwandaise dans son ensemble et respecte la composition ethnique nationale en accueillant seulement 10% de Tutsis et 90% de Hutus.
Deux artistes, un traumatisme commun Née en 1956 dans la province de Gikongoro au sud-ouest du Rwanda au bord de la rivière Rurakara, la plus ancienne source du Nil, Scholastique Mukasonga se définit comme une « écrivaine atypique ». Elle qui n’a jamais rêvé de devenir écrivaine ni fait des études en Lettres s’est retrouvée dans ce milieu par la force des choses et par une injonction de ses parents qui voyaient en elle, « leur mémoire ». En 1994, lorsqu’éclate le génocide dans son pays, dans son for intérieur, Scholastique Mukasonga est convaincue que les personnes de son village seront toutes massacrées par les Hutus. S’inspirant de Primo Levi pour ne pas « devenir folle et pour rester debout », elle opte pour une thérapie : l’écriture. Pour Mukasonga, « c’est le moyen le plus sûr de sauvegarder la mémoire et d’apaiser [s]on cœur ». Sans se préoccuper d’écrire bien ou mal, et sans nulle intention de publier, elle commence à écrire, sur un petit cahier bleu gardé avec elle « jour et nuit », tous les noms de ses proches disparus.
La prémonition du génocide de l’écrivaine tient à sa conscience vive du danger des massacres ethniques. Alors que Mukasonga est âgée de quatre ans, sa famille et elle sont victimes de violences qui les obligent à vivre à Nyamata au Bugesera, dans la brousse rwandaise. Malgré ces difficultés, elle parvient quand même à faire partie des
Tutsi autorisés à intégrer le lycée Notre-Dame de Cîteaux à Kigali, la capitale rwandaise. Seulement, cette période d’accalmie laisse place à des moments troubles à partir de 1973, année au cours de laquelle les élèves Tutsi sont chassés des écoles et les fonctionnaires démis de leurs fonctions. Cette même année, la romancière fuit son pays pour se réfugier au Burundi voisin avec son frère. Son long et pénible périple l’amène en France où elle s’installe définitivement. Avant la rédaction de ce roman, elle ne retournera que deux fois dans sa terre natale. Treize ans après son départ, de manière clandestine, en 1986, au cours d’un séjour où elle voit pour la dernière fois les membres de sa famille. Puis en 2004, dix ans après le génocide. Devenue écrivaine « par devoir de mémoire au génocide qui s’est déroulé au Rwanda », elle quitte l’autobiographie pour le roman avec Notre-Dame du Nil , qui lui vaut un succès immédiat, elle obtient le prix Ahmadou-Kourouma à Genève, le prix Océans France Ô, et le
Merveille Aholou Yeyi, ‘Cathédrale Notre-Dame de Porto-Novo’
prix Renaudot en 2012. Outre l’amitié qui les unit, Scholastique Mukasonga et le réalisateur Atiq Rahimi, qui signe l’adaptation cinématographique de son premier roman, ont une chose en commun : la guerre fratricide. Écrivain et réalisateur, Atiq Rahimi est né le 26 février 1962 à Kaboul. Après des études à Kaboul où il étudie la littérature, la guerre l’oblige, en 1984, à se réfugier au Pakistan où il demande et obtient l’asile politique pour la France. « Le génocide m’avait beaucoup marqué parce que quand il se déroulait au printemps 94, j’étais déjà endeuillé par la mort de mon frère tué dans la guerre fratricide en Afghanistan. De l’autre côté, il y avait la barbarie de la guerre civile en Yougoslavie. C’était trois horreurs dans ce monde qui me hantaient en ce moment et c’était lié », a-t-il confié lors d’un entretien télévisé pour justifier son choix d’adaptation.
Une culture de la haine
L’histoire relatée projette à l’écran les prémices de l’un des génocides les plus sanguinaires que le monde ait jamais connu. Le nez de la statue de la Vierge est l’un des éléments déclencheurs de l’intrigue. « Il a la forme d’un nez Tutsi », soutient Gloriosa, fille d’un ministre Hutu, prête à mentir et à fabuler pour donner une réalité à ses préjugés. « Inyenzi » (cafards). Voilà comment Véronica et Virginia, les deux élèves Tutsi du pensionnat, sont considérées. Des parasites à éliminer. Tutsi, elles font partie du quota de 10% accepté dans cette école – comme Scholastique Mukasonga avant elles qui intitulera un texte autobiographique InyenzioulesCafards en 2006.
En effet, le roman Notre-Dame du Nil , fait suite à une série de textes autobiographiques et reste néanmoins inspiré de son expérience. Le lycée fictif de l’intrigue n’est que le reflet du Lycée Notre-Dame de Cîteaux de Kigali où l’écrivaine retourne pour la première fois au moment du tournage. Les uniformes du lycée, inchangés depuis les années 1970, seront choisis pour les costumes du film. Situer l’intrigue dans un pensionnat isolé permet de présenter les événements du point de vue de l’enfance, car « pour une petite fille, même au pays de malheur il y a toujours du paradis ». C’est la raison pour laquelle Scholastique Mukasonga se réjouit que les actrices du film ne soient pas des comédiennes professionnelles. Elles sont « d’authentiques jeunes filles rwandaises », comme en témoigne leur accent qui fait « l’un des charmes du film » selon l’écrivaine. Atiq Rahimi précise qu’il voulait « des novices, précisément pour jouer l’innocence dans sa pureté ».
Une acculturation forcée
L’institution scolaire donne également à voir la violence de l’acculturation qui prolonge le colonialisme et prépare le génocide. L’interdiction formelle de parler le Kinyarwanda dans l’enceinte de l’institut en est un exemple. Pourtant, dans son œuvre, Scholastique Mukasonga n’utilise la langue nationale qu’une fois, dans le passage où l’hymne national est chanté, quand le film donne du relief au récit en rendant audible les langues locales dans les dialogues entre les personnages. Scholastique Mukasonga dit avoir un « rapport très apaisé avec le français » qui est la langue de l’écrit au Rwanda et sa langue d’écriture à elle. Seuls quelques mots percent en kinyarwanda dans ses romans,
« comme le lait maternel », selon son éditeur.
Cet apaisement n’empêche pas la lucidité. Selon Scholastique Mukasonga, le personnage de Fontenaille, vieil anthropologue blanc persuadé de connaître l’origine des Tutsis, descendants des rois égyptiens, témoigne des « élucubrations mortifères de l’idéologie coloniale à partir de la soi-disant origine étrangère des Tutsis – un fantasme partagé par missionnaires et ethnologues ». Le personnage de la sorcière quant à lui rappelle les croyances spirituelles ancestrales du peuple rwandais. C’est auprès d’elle que trouve refuge une des deux jeunes héroïnes Tutsis quand le lycée cherche à se « détutsiser » par la force. La seconde choisit l’autre voie, chez le Blanc, où elle trouve la mort. À travers cette stricte dichotomie entre le néo-colonialisme mortifère et la tradition salvatrice, on lit le regret de l’écrivaine d’avoir été « dépossédée de toute croyance traditionnelle ».
Adapter, c’est accepter de trahir « L’Afrique c’est pour la géographie, l’histoire c’est pour l’Europe » justifie une professeure dispensant un cours sur la civilisation occidentale qui n’inclut pas les rois africains dans le programme. Avec ironie, le film s’attache à faire des paysages le contrepied du massacre tragique.
Au-delà de revenir sur les origines sociales du génocide, le film se veut aussi la vitrine du pays des mille collines. Sa puissance réside dans la qualité des images et des musiques accompagnées d’effets sonores qui bercent et transportent le téléspectateur dans la beauté des paysages. L’esthétique de la réalisation révèle une autre dimension de l’histoire romanesque. L’auteure est fière de la majesté des paysages filmés qui « invite le spectateur à découvrir que le Rwanda ne doit pas être vu que sous l’angle du génocide ». Le tournage s’est déroulé dans les faubourgs du district de Musanze, à 200 kilomètres au nord de Kigali, au pied des parcs nationaux qui hébergent des gorilles et des volcans culminant à plus de 3 000 mètres. L’écrivaine a suivi l’équipe de tournage sur le terrain afin « d’éviter les égarements et les paroles et gestes contraires aux coutumes rwandaises ».
Le passage de l’écrit à l’écran ne s’est bien sûr pas fait sans adaptation, condensation et réécriture. Dans son film, Rahimi a choisi de « trahir » l’œuvre de Mukasonga car, selon lui, « adapter c’est prendre de la distance même si ça m’amène vers la trahison. Je ne voulais pas répéter encore une fois ce que Scholastique Mukasonga a écrit merveilleusement, bien clair et net ». Ce n’est pas son amie écrivaine qui lui en voudra. Elle confie que, si elle a d’abord pensé « qu’on verrait tout le livre de A à Z », elle a ensuite « mis de l’eau dans son vin » pour laisser au réalisateur la liberté de choisir des images représentatives et donner à l’œuvre une plus grande envergure. Cela n’a pas manqué de se réaliser puisque, depuis la sortie du film, le roman a été traduit en une trentaine de langues.
Les Fantômes du Brésil
Quelle poétique du lieu ?
Roland V. Kovenon
La forêt Kpassè et la plage (où est érigé le monument de la Porte du Non-retour) sont deux lieux d’histoire et de mémoire dont la représentation dans le roman Les Fantômes du Brésil constitue une richesse pour la littérature.
Nul doute que Florent Couao-Zotti est le premier grand écrivain polyvalent béninois. Depuis 1995, ses créations font la fierté du Bénin dans l’arène littéraire mondiale. De Ce soleil où j’ai toujours soif Ou, La nuit des anges à Western Tchoukoutou , en passant par Lepetitvendeurde Noël , Florent Couao-Zotti n’a jamais cessé d’emmener son lectorat au-delà de ce qu’on pourrait imaginer dès les premiers contacts avec son œuvre. Dans son roman Les Fantômes du Brésil , le génie de Couao-Zotti se matérialise dans sa représentation du lieu, notamment de la forêt sacrée de Kpassè et la plage de Ouidah, lieu de déportation des esclaves.
La forêt Kpassè
Dans l'intrigue de ce roman, l'oncle de Pierre porte le nom de la forêt Kpassè dont il est le gardien. C’est là où Pierre est confié à son oncle après avoir été sauvagement frappé par les frères de sa fiancée Anna Maria. Au cours de cette retraite initiatique, son oncle lui éveille l’esprit sur le danger qu’il court à s’entêter dans une relation avec Anna Maria, cette belle Afro-brésilienne que ses parents ont promis à un autre. Elle doit épouser un Agouda conformément aux traditions établies il y a un siècle et demi au retour à Ouidah des petits-fils et arrières petit-fils des anciens esclaves déportés au Brésil.
? ». Pierre rassure Maman Pipi, sa proche : « N’ai crainte, maman. Ce n’est pas sur nos propres terres qu'ils vont m'humilier. ‘Allez-vous faire foutre !’ » Contrairement à ce que Pierre pense, les frères do Mato ne craignent rien et sont prêts à faire usage de la violence pour retrouver leur sœur : « Tu ne veux pas qu’on utilise de nouveau la violence pour te faire cracher la vérité ? Essayez toujours », répond-il, défiant. La plage
La plage représente à la fois l'espace d'ouverture et de fermeture de l'intrigue de l'histoire. Tout commence donc à la plage de Ouidah à l'occasion de la fête du bourignan en l'honneur de Joao Alfreda do Naximento, un centenaire réputé de la ville : « La plage était déserte. Du bourignan de la ville, elle n'avait retenu que des masques déchirés, des morceaux de guirlandes et quelques poignées de confettis ». Hors la loi, la plage est le lieu où Anna-Maria et Pierre consomment leur amour en cachette dans un bungalow, et où, Pierre est frappé sauvagement, par les frères do Mato.
La plage est aussi un lieu d’entraide. Blessé, l’oncle reçoit le soutien de Kiki et Jannot, deux enfants généreux lui commandent un Taxi-Moto pour se rendre chez Maman pipi et par la suite chez son oncle dans la forêt Kpassè.
Lieu dangereux pour les novices, la forêt est un endroit familier pour tout initié. En effet, la forêt fut hostile pour Anna Maria Inès Dolorès Do Mato après sa fuite de la maison. Psychologiquement atteinte à cause de sa séparation de Pierre, la nature a voulu l'achever en se déchaînant sur elle à travers une pluie torrentielle. Dans la nuit, en pleine forêt, impuissante et vulnérable, mais décidée quand même à braver tous les dangers, elle réussit à survivre et échapper, un temps, aux griffes des hommes de Vautour. C'est pourtant grâce à cette même forêt que Pierre trouve le salut avec l'aide de son oncle Kpassè. En effet, c'est là que se trouvent les esprits, les génies et autres plantes dont les vertus médicinales ont sauvé Pierre.
La forêt est aussi le lieu de l’affrontement entre Pierre et les frères d’Anna-Maria do Mato, qui s’y rendent après sa disparition. « Pour la deuxième fois, on te pose la même question, Pierre : où as-tu caché Anna-Maria dans la forêt
Mais la plage est aussi lieu de loisir le samedi, notamment pour les cérémonies funéraires et la réception : « Après l'enterrement, l'autre pan de l'évènement : la réception à la plage, sous l'œil du mémorial de la porte du non-retour ». Car c’est sur cette plage de Ouidah, polymorphe et polysémique, que se dresse la Porte du Non-Retour, témoin mémoriel des violences qui y ont été commises. Les querelles intestines qui affectent les relations entre les Afro-Brésiliens et les autochtones de Ouidah dans Les Fantômes du Brésil font écho à celles qui ont déchiré la plage de Ouidah. En ce même lieu, la mère ne peut rien faire d’autre contre cette violence que de se lamenter et adresser ses paroles, ses chants, à la mer : « Assise sur le sable, les pieds dans l'eau, elle chanta à la mer les chansons chagrines, les chansons marines, celles qui enfoncent le cœur dans les profondeurs du désespoir ».
Emmanuel Agbo, ‘Le chemin de la reine’
Enjeux des bibliothèques en Afrique
Le cas de la Fondation Vallet
Serge Sèwanou Ahissou
Les bibliothèques jouent un rôle crucial dans l’éducation en favorisant l’alphabétisation et l’apprentissage, tout en contribuant à la préservation du patrimoine culturel et scientifique en mettant à disposition une vaste gamme d’ouvrages couvrant des domaines variés comme la religion, la spiritualité, la cuisine, etc. Il n’en demeure pas moins que leur fonctionnement continue à poser des défis importants.
Dans un contexte où l’accès à l’éducation et à l’information est inégal, les bibliothèques de la Fondation Vallet jouent un rôle essentiel. En comblant les fossés du savoir, elles s’appliquent à rendre les ressources documentaires accessibles au public le plus large possible. Les efforts de la Fondation Vallet sont facilités grâce à des partenariats avec des organisations non gouvernementales locales visant à étendre le rayonnement des bibliothèques. C’est d’ailleurs dans cette optique que l’ONG Bénin Excellence, sous l’égide de la Fondation Vallet, ouvre depuis quelques années ses bibliothèques dans plusieurs localités du Bénin, comme Godomey, Calavi et Cotonou – ce qui en fait aujourd’hui le plus grand réseau de lecteurs de l’Afrique francophone avec 1,3 million de lecteurs en 2022. Qu’est-ce qui fait la force de ce réseau de bibliothèques ? Il faut dire que « les bibliothèques Bénin Excellence sont encyclopédiques et tous les domaines du savoir sont représentés », comme l’affirme Hermann Etchiha, chef du pôle bibliothèque du site de Godomey. L’on est sidéré également par le nombre de livres présents dans ces bibliothèques, comme en témoigne Camille Padonou, chef du pôle bibliothèque de la bibliothèque de Calavi. Elle regroupe « une collection impressionnante de plus de 20 000 livres récents couvrant une vaste gamme de domaines ». Conçu à l’origine comme généraliste, le réseau s’étend désormais à des bibliothèques spécialisées. Par exemple, la bibliothèque du site de la Faculté des Sciences de la Santé de Cotonou (BE/FSS), inaugurée le 2 mai 2023, se veut exclusivement dédiée aux sciences médicales et paramédicales. Selon Orelle Padonou, cheffe du pôle bibliothèque du nouveau site, on y trouve « des ouvrages de médecine générale, des ouvrages de spécialités et des ouvrages paramédicaux qui complètent d’autres spécialités ». Évidemment, cette bibliothèque accueille majoritairement des étudiants, professeurs et chercheurs de filières médicales.
Plus que de simples espaces de lecture, les bibliothèques de la Fondation Vallet sont des lieux ouverts sur le monde d’aujourd’hui. À l’ère du numérique et de l’intelligence artificielle, elles ne restent pas en marge des innovations technologiques. Au contraire, des ateliers portant sur les compétences numériques, notamment sur l’intelligence artificielle sont organisés à l’intention de la jeunesse africaine. L’organisation de l’École d’été d’intelligence artificielle (EEIA) par l’ONG Bénin Excellence, sous l’égide de la Fondation Vallet, est un exemple concret de l’implication des bibliothèques du réseau.
« Les bibliothèques Bénin Excellence sont encyclopédiques » Hermann Etchiha
Les nouveaux défis
Toutefois, l’exemple de la Fondation Vallet nous montre à quel point le fossé est grand entre les bibliothèques présentes en Afrique. En effet, ces dernières sont en prise avec de nouveaux défis. Avec l’innovation technologique qui est en plein essor aujourd’hui et qui s’étend à tous les domaines, les bibliothèques africaines font face au défi de la socialisation. Même si l’innovation technologique, notamment avec l’avènement des bibliothèques numériques, offre de nouvelles formes d’apprentissage et de développement de la curiosité humaine, elle soulève des questions. Traditionnellement, en plus de l’aspect documentaire, les bibliothèques contribuent au renforcement du tissu social via des espaces communautaires où les gens se réunissent pour échanger des idées, participer à des discussions et collaborer sur des projets. Les bibliothèques servent de cadre pour les rencontres culturelles et les débats constructifs. Sauf que les bibliothèques numériques constituent un frein à cet aspect. À cet effet, la conciliation des savoirs numériques avec ceux des bibliothèques se précise.
Le second défi est lié au facteur humain. « Le non-retour des livres dans les délais requis entrave l’accès équitable aux ressources pour d’autres utilisateurs. La destruction des livres réduit la disponibilité des précieuses ressources pour la communauté », déplore Camille Padonou. Il ajoute que les « écarts de langage entre bibliophiles et bibliothécaires » peuvent s’observer par moment. « Malgré les dispositifs de contrôle installés, certains cas de vol peuvent échapper à la vigilance des agents de sécurité. », confirme Carmine Balley, bibliothécaire sur le site de Calavi. Et selon Camille Padonou, « une communication ouverte peut contribuer à relever ce défi afin de favoriser le climat de collaboration au sein des bibliothèques ». À l’instar de la Fondation Vallet, les bibliothèques en Afrique sont bien plus que des espaces de stockage de livres, elles sont l’incarnation de la promesse d’un avenir éducatif prometteur pour le continent africain.
Jérôme Tossavi Sur l’écriture
Laurette Yekpon
Jérôme Tossavi ne peut séparer l’écriture de la politique. Du chef d’État autoritaire atteint d’Alzheimer dans Crevaison dans ma bouche , jusqu’à la Démocratie des grenouilles , passant par Le Chant de la petite horloge , l’auteur fait de la satire politique et sociale.
« Du journalisme à la littérature, l'écriture est le plusnoble des métiers », selon Jérome Tossavi. Signant son premier recueil de poèmes en 2011, Signatures et Balivernes, il se forge ensuite un nom dans le théâtre avant de publier en 2019 son premier roman, Oraisonspourun vivant.
En 2020, il remporte le Grand Prix littéraire du Bénin avec LeChantdelapetitehorloge . Il met en scène les membres d’une institution traumatisés après un attentat ayant tué 10 de leurs collègues. Depuis lors, ils sont suspicieux face à tout. À la découverte d’un sac abandonné qui émet un tic-tac suspect, tous les souvenirs de l’attentat refont surface. En pleine pandémie et dans le sillage des coups d’État au Mali et au Burkina, Tossavi décrit la précarité de l’existence par temps de crises sanitaires, politiques et terroristes. L’auteur choisit de sortir de la forme classique d’écriture théâtrale. Il expérimente pour la première fois une style d’écriture libre, sans didascalie avec des personnages qui se laissent découvrir au fur et à mesure que le lecteur progresse dans sa lecture, s’inscrivant ainsi dans un contexte d’écriture d’urgence et fragmentaire.
Donner la parole aux opprimés ! Telle était l’ambition de Montesquieu dans Les Lettres persanes en dénonçant les vices de la religion; de Zola en accusant le crime judiciaire qui emprisonna un innocent dans J’accuse ou encore de Kourouma dans sa critique des politiques africaines issues de la décolonisation dans Les Soleils des indépendances. Pour Jérôme Tossavi, le déclic était plutôt Jean Pliya, dans Tresseurs de corde où il fut transporté au cœur même de l’univers de la création. L’extase était si élevée que Jérome Tossavi eut le désir de rencontrer Trabi, le héros du roman, impressionné par l’humanisme qu’incarne le personnage. Cette lecture affecte à ce jour son style d’écriture : « J’arrive aujourd’hui à bien caractériser les personnages et à les mouler dans des engagements civiques vis-à-vis d’une communauté ». Il fait plus tard du théâtre engagé, de la satire socio-politique.
En 2019, il est finaliste du Prix RFI Théâtre avec une pièce intitulée Démocratiechezlesgrenouilles. Dans cette fable animalière, Jérôme Tossavi oppose les grenouilles, « la classe de tous les exclus de la société » aux andouilles, cette minorité sociale des gens nantis qui soumettent à leur bon vouloir la majorité des opprimés, des maillons faibles, « ces sans abris qui n’ont espoir que ce petit soleil qui brille chaque jour pour les autres et jamais pour eux ». L’idée de personnifier les amphibiens est apparue dans un contexte de mouvement social et politique tendu au Bénin. De fait, le gouvernement a procédé à la réquisition de plusieurs terres dont tout un village dans le cadre du projet de construction du plus grand aéroport d’Afrique de l’Ouest. Les habitants du village, dont fait partie Jérôme Tossavi, se sont donc retrouvés hors de leurs terres sans une forme satisfaisante de consensus social. Les fausses promesses politiques qu’il a subies se retrouvent dans son œuvre. Les « barkas », ces andouilles tortionnaires, « nous ont parlé de rachat, de placards fortunés pour dédommager le bruit lorsqu’ils étaient venus nous arracher nos terres, nos boues ». Les paroles du gouvernement, mielleuses, se substituent à celles des citoyens. « Depuis que le temps nous est compté, nous n’avons plus de voix. Nous essayons de moduler un truc mais ce n’est plus notre voix ». De cette société contrainte à se taire, Tossavi y décèle une grenouille, la mère grenouille, qui brise le silence: « moi je ne me tairai pas. Je ne me tairai plus».
La force de Tossavi réside dans son ironie. Dans Crevaison dans ma bouche publiée en 2017, le chef d'État est enfin chassé du pouvoir mais, atteint d'Alzheimer ; il ne peut se souvenir du code PIN électoral qui permettra au peuple d'aller aux urnes. Un seul sauvera la mémoire du Chef de la Nation vautré dans un silence coupable à l'heure même où la parole est plus qu’urgente. Son garde du corps devient son garde-malade – pourtant prêt à le livrer pour apaiser le peuple qui opte pour un printemps de révolte. Ruse! Jeux de maux! Diffamations! Tous les moyens sont bons pour dénicher la vérité.
Emmanuel Agbo, ‘Le courage du chasseur
Roi LMD International
L’autopsie d’un système éducatif sous perfusion
Edmond Batossi
Les habitués du club lecture de la bibliothèque Bénin Excellence, se retrouvent tous les samedis sous l’égide d’Aurel Kinkpo pour discuter autour d’une œuvre. Face à des journalistes en herbe, ils ont porté leur attention sur une pièce de théâtre originale où l’écriture rejoint l’actualité politique.
L’éducation fait partie intégrante des difficultés majeures auxquelles les pays africains se sont confrontés dans les cendres des indépendances. L’objectif était, bien évidemment, de trouver un système éducatif adapté aux réalités africaines et susceptible de forger des professionnels aptes à être mis au service de leur nation. Dans cette optique, les pays africains expérimentent plusieurs systèmes éducatifs. Dans un premier temps, des solutions individuelles ont été apportées dans chaque pays. L’inconstance et l’inefficacité de ces dernières contraignent les pays africains à conjuguer leurs efforts pour se tourner vers le système à trois têtes : le système LMD.
C’est ainsi que, par Décret no 2010-272 du 10 juin 2010, la République du Bénin adoptait, il y a 13 ans, le système d’origine anglo-saxon Licence-Master-Doctorat. Plusieurs objectifs ont été brandis pour justifier ce choix. L’adoption de ce système devrait faciliter la comparaison, la lisibilité et surtout l’équivalence entre les diplômes délivrés dans les Universités du Bénin et ceux délivrés dans les Universités d’autres pays. Aussi, devrait-il faciliter la mobilité des étudiants à travers l’accumulation, la validation et le transfert des crédits d’évaluation. Davantage, le système LMD devrait permettre l’intégration dans l’enseignement supérieur de l’apprentissage de compétences transversales telles que les langues étrangères pour favoriser la mobilité des étudiants et des enseignants-chercheurs au niveau sous-régional, africain et international. L’expérience avec ce nouveau système aura été, dans les toutes premières années, catastrophique. C’est par devoir de mémoire qu’en 2018, un groupe d’étudiants inscrits dans les Lettres modernes a tenté d’établir une liaison entre l’adoption en 2010 de ce système éducatif en République du Bénin et l’invalidité de l’année universitaire 2015-2016 à la FLASHS. Roi LMD International est une pièce de théâtre publiée à Perma éditions à Cotonou en 2018. L’ouvrage est publié sous la coordination de Ferdinand Nouwligbeto, un journaliste sociologue et écrivain. Il est aussi consultant média et enseignant au département des Lettres modernes et à l’ENSTIC de l’Université d’Abomey-Calavi. Quatre auteurs ont co-écrit Roi LMD International. Il s’agit, respectivement, de Jérôme Gbewa, de Prisca Aurore Godonou, de Césaire Houindo et de Patrice Ogou. Étudiants au moment de la publication de la pièce théâtrale, les auteurs sont aujourd’hui tous des enseignants de la langue française dans les lycées et collèges du Bénin.
Roi LMD International met l’accent sur les grandes difficultés auxquelles les étudiants de tous bords se sont confrontés après l’adoption du système LMD qui, il faut le reconnaître, les place au centre de l’enseignement. L’étudiant devient du jour au lendemain le maillon le plus actif du système. D’autres thématiques afférentes à l’adoption du système LMD et à l’invalidation de l’année académique seront aussi développées dans Roi LMD International
C’est le cas, entre autres, de la relation enseignant-étudiant par laquelle les écrivains dépeignent un enseignant qui est plus préoccupé par le football et la politique que le cours à dispenser. Outre ces thématiques, ils ont mis à nu la précarité des outils mis à la disposition des étudiants lors de l’adoption du système LMD (bibliothèque sans vie livresque, la rareté des outils informatiques, le manque criard de place dans les amphis et le nombre pléthorique des étudiants face à un personnel enseignant très réduit). Par la même occasion, un clin d’œil a été fait sur la politisation de la vie estudiantine pour montrer l’instrument que constituent les étudiants et les associations estudiantines pour les hommes politiques. La corruption, la trahison, la violence et même la spiritualité en milieu estudiantines sont aussi pointées du doigt par les auteurs du Roi LMD International.
La pièce de théâtre Roi LMD International est écrite, comme le veut les caractéristiques de ce genre littéraire, dans un style plus ou moins humoristique et satirique. Les effets de ces styles se ressentent consubstantiellement dans les quelques métaphores et les chansons d’essence béninoises qui meublent la pièce. De plus, les violences mises à nu dans Roi LMD International en révèlent le côté tragique. Toutefois, les auteurs ont manqué cruellement d’expressions descriptives pour décrire et expliquer dans le but de toucher le lecteur ou le public. Les scènes tragiques peinent à susciter un sentiment chez le lecteur. Pour montrer la symbiose entre l’adoption du système LMD et l’invalidation de l’année académique, les auteurs sont allés dans tous les sens. La conséquence directe, c’est la cohérence entre les idées qui est activement compromise. Une telle incohérence se ressent également entre le titre du livre et les valeurs qu’incarnent le personnage qui le porte dans le livre. Par ailleurs, les suspens sont presque inexistants dans Roi LMD International . Ce qui peut créer chez le lecteur moins curieux un grand ennui.
Le livre est écrit dans un registre langagier accessible et facile à comprendre en dépit des chansons par excès qui majorent les pages. Cependant, les auteurs ont fait preuve de bassesses langagières avec des thèmes et expressions barbares ou du moins vulgaires tels que caca, excréments, concours du meilleur chieur et autres. Ce faisant, les auteurs n’ont pas pensé à la sensibilité du public.
Les auteurs du Roi LMD International ont le mérite d’avoir
versé leurs ancres sur un problème encore d’actualité. Parce que cinq ans après Roi LMD , le système n’est pas encore redressé et par ricochet, les mêmes difficultés persistent dans les Universités du Bénin. C’est, dans ce contexte, pour tout.e.s étudiant.e.s et pour toutes les autorités en charge de l’enseignement supérieur, une nécessité de lire Roi LMD International , non seulement par devoir de mémoire, mais encore pour prendre connaissance du handicap que le système LMD constitue aujourd’hui pour tout le système éducatif.
Floriane Djakli, ‘Monstre à 9 têtes’
Carmen Toudounou
L'écrivaine a le vertige
Frédhy-Armel Bocovo
Dans la flegme d'une matinée pluvieuse, Carmen Toudonou est passé au scanner de Fab. Ses analyses révèlent que l'écrivaine a le vertige.
Rien à voir avec sa maîtrise de l’art de déguster du porc ! Entre la gestion d'entreprise, le journalisme, le blogging, l'édition de livres, la réalisation cinéma et l'administration des services parlementaires du Bénin, il y a de quoi avoir le tournis.
À son contact, bien de gens ont eu le même souci. Comme une certaine Aïcha Koné, Carmen sait rouler des yeux et dès lors, c’en est fini. Hommes ou femmes, ils sont nombreux à qui elle fait tourner la tête. Même si elle ne pousse pas la chansonnette comme la diva ivoirienne, il ne faut pas se fier à son allure gracieuse et gracile: c’est une danseuse qui ne ménage ni effort, ni sueur pour se trémousser surtout sur du Mansê-gohoun, un rythme de son Porto-Novo natal. À l’égard de cette ville chère à son cœur, Carmen Fifamè Toudonou éprouve un regret : celui de ne pas être encore capable de produire des œuvres littéraires en langue Goun. Ambitieuse, elle use de sa philosophie de vie et détecte sa responsabilité afin de l’assumer. Ainsi prépare-t-elle une collection de textes de fiction écrits en langues nationales. Patriote et fière de la culture béninoise, “Vi gaga ô!” (pour dire la demoiselle élancée) comme l’appelaient les chauffeurs à la Radio, aurait pu être hôtesse de l’air ou encore ingénieur, électronicienne comme l’obtention de son Bac C est venue rassurer sa famille. Cependant, Carmen avait l’idée fixe de devenir journaliste TV et celle-ci ne l’avait jamais quittée depuis l'enfance. Le harcèlement sexuel en milieu universitaire et la découverte d’une école de journalisme vont alors conspirer à ce que se réalise son rêve, aux frais de sa mère qui a dû se saigner aux quatre veines. Orpheline de père et ainsi privée de son idéal masculin depuis ses 15 ans, il est aisé de comprendre son attachement à sa mère, son dévouement à ses propres filles et son sens de la famille. D’ailleurs, le destin s’est servi de la propension à
dormir de sa sœur aînée Inès, pour que Carmen rencontre le livre et devienne l’écrivain à succès qu’elle est à présent.
Si le lit dur et plat de l’auteure lui procure régulièrement L'Orgasmedouloureux des titres accrocheurs pour ses ouvrages, il ne faut pas croire que Carmen a toujours joui de cette qualité. Même si les titres affluent aujourd’hui comme les francs CFA, les titres vendeurs se refusaient à elle dans la presse écrite. « Je ne sais pas! » déclare-t-elle, souvent rieuse et sincèrement étonnée de trouver D’une œuvre à l'autre des titres qui font mouche jusqu'à Natitingou. Surprenant! Ça l’est, tout comme son parcours que l’autrice elle-même qualifie de bizarre.
Certes, le temps a eu raison de sa volubilité; mais il n’a point érodé son rire qui illumine sa face en creusant des fossettes sur ses joues et en dévoilant son diastème cerné par ses dents blanches.
Devenue écrivaine féconde, elle use du silence et de l’observation pour engranger beaucoup de matière afin de créer. Qui l’eût cru ? Carmen, taiseuse!
Ainsi, son tournis ne datet-il pas d’aujourd'hui. Il y a longtemps que sa vie, à toutes les couleurs, vire. Pourquoi choisir, si tout est possible. L’ex-animatrice de ‘Le Club des gos’ sort des cases et est patiente dans l’action. Comme le papillon, la liberté est son leitmotiv. C’est ce qui dans la littérature la fascine. Avec cette dernière, passionnément, l’histoire d’amour s’écrit mais à son commencement, la peur fut. Dans l’ennui, avec Inès endormie dans une maison sans autre compagnie, la solitude nourrissait une peur inconnue chez la petite Fifamè. Mais un jour, un livre sur la table l’invita à la lecture et, de la peur, elle guérit. Alors, Émile Zola et Guy de Maupassant devinrent ses amis. Si bien qu’aujourd'hui, Carmen Fifamè Toudonou a pris la plume et s’élève comme ses amis, vers les cimes.
Martial Adjaka, ‘Mythes et légendes’
Ma fonction
Raïmi Bassitou Nouatin
Je suis celui qui fait la promotion de la culture.
Je suis celui qui chante, par les mots, les us et coutumes,
Je décris les horizons lointains, les paysages et le futur,
Je chante les peuples, leurs joies, prouesses et amertumes,
Je fais l’éloge des traits distinctifs spirituels et matériels de l’humanité,
Je l’assiste, la cite, l’incite, par ma plume, à les révéler.
Je crie de toute ma verve ses tares et retards, l’appelant à se mettre au pas,
Pour qu’à tous elle révèle son art et dans toute sa splendeur, brille de tout phares.
Je communique dans la justesse et l’intimité avec ma cité.
Je l’amuse, l’accuse et la conscientise sur des faits de société,
Frêle, je l’éveille, la réveille et l’amène à surmonter ses difficultés,
Car elle doit prendre en main sa destinée et construire un avenir radieux à sa postérité,
J’habille et j’anime mes mots pour faire régner dans le monde la félicité
Avec mes rimes, je berce le bébé qui pleure,
Je fais renaître l’âme qui meurt,
Serein, je refais et j’égaie les cœurs,
L’amoureux malheureux retrouve son âme sœur,
Et les visages sombres et crispés, leur vive couleur.
Je dissipe la peur, la frayeur, la rancœur, la douleur et la terreur
En invitant les élites à faire la paix et éviter tout horreur,
Je sors la jeunesse de sa torpeur
Je l’instruis, je lui inculque des valeurs,
Je l’éduque pour qu’en travaillant avec persévérance et ardeur,
Elle soit actrice de nos lendemains meilleurs.
Pour le développement, je donne ma vision sur des sujets casse-tête.
De la connaissance, je suis à la quête,
Je suis l’éveilleur de conscience,
Je suis le poète !
Au-delà du décor
Les lieux dans le cinéma ouest-africain
Laurette Yekpon
Unité d’action! Unité de temps! Unité de lieu! Nous sommes au cinéma, le lieu est au centre. Il revêt un caractère historique, poétique et même philosophique dans un film au cinéma. Pour Gaston Kaboré, cinéaste burkinabè, « le cinéma est un véhicule efficace pour voyager à l’intérieur de soi, de sa propre culture ». Dans le cinéma, le lieu se comprend au regard de la culture et l’histoire qui le composent. Renversant l’idée de simple décor, les lieux s’appréhendent comme autant de canaux susceptibles d’influencer la perception d’une société.
Du cinéma colonial au cinéma ethnographique : l’Afrique, d’un regard extérieur
Après l’invention du cinématographe en 1895, les explorateurs ont découvert des lieux originaux partout dans le monde et particulièrement dans les nouveaux espaces ouverts par la conquête coloniale. Le but, assouvir leur curiosité tenace en matière de lieux attrayants et de groupes peuples considérés comme sauvages et primitifs. Ce genre cinématographique a encensé la société occidentale et constitué un outil efficace de propagande pour les États colonisateurs.
À partir de 1918, de nombreux films de fiction, à trame romanesque, sont réalisés dans les anciennes colonies françaises par des metteurs en scène européens ou américains attirés avant tout par l’exotisme, le folklore, la beauté des paysages et des monuments – ainsi que par la présence d’une figuration nombreuse et très bon marché, de grands enfants hilares et de timides femmes noires.
Quelle présentation des lieux ?
Dans le cinéma ethnographique, les autochtones sont complètement absents et c’est le décor sauvage qui est mis en avant, les éléments naturels, les fauves, la forêt vierge. Dans d’autres cas, les Africains sont certes présents dans les plans pour attester que le tournage a bien eu lieu en Afrique mais ils restent à l’arrière-plan, ils font partie du décor. Tarzaneries et safaris, cimetières d’éléphants, fleuves indomptables, tribus farouches, mines oubliées, hommes léopards, sorciers, potentats grotesques, boys serviles... telles sont les images de l’Afrique présentées par le cinéma colonial et ethnographique qui ont alimenté le mythe d’un continent primitif et pittoresque où la faune, la flore et les indigènes se confondent.
Afrique sur Seine , le premier film africain, est la preuve que le cinéma a longtemps servi d’outil pour façonner des perceptions sur l’Afrique. Les réalisateurs Paulin Soumanou Vieyra et Mamadou Sarr tournent à Paris – faute d’autorisation de tournage sur le sol sénégalais suite au décret Laval de 1934 interdisant aux Africains de tourner dans leurs propres pays, dans le but de préserver les intérêts coloniaux et de mieux assujettir les territoires africains. C’est pourtant sur des images d’Afrique que s’ouvre Afriquesur Seine . Des silhouettes d’enfants innocents, insouciants et sales qui gambadent dans les rues du Niger avec des bâtiments en terre battue, puis qui nagent dans le fleuve. S’enchaîne ensuite une série d’images de la ville de Paris, avec des bâtiments imposants du boulevard Saint-Germain, des
rues de Médicis, Soufflot... La caméra se balade et dévoile une diversité de situations et de portraits, les multiples facettes de la vie des Africains à Paris. Les images des lieux de l’Afrique ont été choisies par les autorités coloniales pour des raisons stratégiques.
À cette époque, les représentations des Africains sont purement le fait de la propagande coloniale et, dans une moindre mesure, des films ethnographiques qui diffusent sur les écrans les stéréotypes qui s’insinuent dans la conscience occidentale. Certains Africains ont toujours manifesté leurs réserves vis-à-vis de ce genre cinématographique. Pour Ousmane Sembène, ces cinéastes montrent les Africains sans s’intéresser véritablement à eux, comme s’ils étaient des insectes : « ce qui m’intéresse, c’est ce qui est avant et après ce que l’on voit. Ce qui me déplaît dans l’ethnographie, c’est qu’il ne suffit pas de dire qu’un homme que l’on voit, marche. Il faut savoir d’où il vient, où il va ».
L’Afrique racontée par les Africains
Après les indépendances, des cinéastes d’Afrique noire commencent à tourner librement leurs propres films sur leur territoire. La perspective se met à changer. L’impératif de la décolonisation mentale comprend non seulement la reprise de la parole, mais également celle de la caméra. Il s’agit d’une réappropriation du regard et de la voix pour parler de soi au nom de ceux que la colonisation avait déshumanisés. Les années 1960 voient donc l’apparition de divers courts-métrages cinématographiques engagés signés par des cinéastes africains. En 1966, le sénégalais Ousmane Sembène réalise La noire de..., un moyen métrage de fiction qui se fait remarquer par sa dénonciation du néo-colonialisme.
Le véritable bouleversement en profondeur de l’esthétique des films survient au début des années 1980. La thématique principale du colonialisme a cédé progressivement le pas à une valorisation de la culture africaine dont témoignent les grands films de la fin de la décennie. C’est au Burkina-Faso et au Mali particulièrement que se manifeste le besoin pour les cinéastes issus de la deuxième et de la troisième génération, d’assumer l’identité africaine. Ils recourent aux mythes et aux contes pour raconter l’Afrique autrement et valoriser la culture africaine. Ils tirent surtout leur inspiration des valeurs traditionnelles et initiatiques du continent et du sybolisme des lieux.
Le cinéma africain dépendant de l’occident Les films africains ont bénéficié depuis les indépendances
de subventions accordées aux réalisateurs africains par le biais d’aides directes ou de fonds de soutien des pays du Nord à travers la coopération française, Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), le Centre National de la Cinématographie (CNC) ou encore l’Union Européenne. La production a non seulement contribué au financement du cinéma africain, mais a également et surtout été une opportunité pour les pays du Nord d’imposer leur vision et leur culture à ceux du Sud. C’est finalement une Afrique figée qui est mise en avant, confortant une image rassurante. Certains réalisateurs sont contraints à la réécriture de leur scénario avant d’avoir du financement. Ce problème se prolonge avec les contraintes de formation et la quasi inexistence d’écoles de cinéma jusqu’en 2002 – obligeant les premiers cinéastes africains à se former ailleurs surtout en France à l’Institut des Hautes Etudes Cinématographiques (IDHEC) ou au Lycée technique de photographie et de cinématographie de Paris (le Lycée Louis Lumière), en Union Soviétique ou en Ukraine,
prolongeant l’extériorité du regard.
Nouvelles perspectives
Pour Gaston Kaboré, la jeune génération de cinéastes africains doit « reprendre pied sur le territoire de leur imaginaire ». De plus en plus de jeunes cinéastes africains s’intéressent au mode d’expression cinématographique. Outre les grandes productions de Nollywood, le secteur est porté principalement par quelques réalisateurs de films d’auteur en Afrique de l’Ouest. Des cinéastes à l’image de Apolline Traoré, cinéaste burkinabè, lauréate du Prix Micheline Vaillancourt au festival Vues d’Afrique au Canada, Mati Diop, réalisatrice franco-sénégalaise, gagnante du Grand Prix du Festival de Cannes, Aïssa Maïga qui reçoit Étalon d’argent du film documentaire pour son film Marcher sur l’eau . Conscients de l’engouement du public pour ces productions proches de leurs réalités, ils y évoquent la marginalité et l’errance, interrogent la place de l’Afrique dans le monde, vibrent d’une relation complexe et violente avec l’Occident ou célèbrent les puissances de l’hybridation.
Christ-Donald Adjagan, ‘Un pan du long mur légendaire du grand palais royal d’Akaba’
Mon beau berceau
Raïmi Bassitou Nouatin
Oh mon cher Bénin !
Pays d’Afrique de l’Ouest
On t’a fait, de par le passé, des déclarations de guerre
Nous, les Béninois, te faisons, tous les jours, des déclarations d’indignité et d’ingratitude
Mais moi, je viens aujourd’hui avec une déclaration d’amour
Mon beau pays, terre du vaudou, d’Ogou, de Sakpata et de Heviosso
Terre où se côtoient paix, tranquillité et hospitalité
Naguère, je te considérais comme une nation vile
Mais le charme et l’élégance de seulement trois de tes villes
Auront suffi à me faire découvrir, combien ton histoire est unique et ta culture magnifique
Ta cité de renom, terre aux mille senteurs, aux trois noms – Adjatchè, Hogbonou, Porto-Novo – me séduit admirablement
La compagnie des hagbè, gouns et yorubas me renvoie aux arcanes de l’altérité, de la fraternité et de la solidarité
C’est une euphorie pour moi, de contempler le style original de l’architecture cette ville aux influences françaises et portugaises
La statue de Dè-Toffa, roi célèbre de Porto-Novo ainsi que les palais royaux.
Cette ville où, le matin, pour m’amuser, je prends plaisir à visiter les musées
De Honmè, Da-silva, d’Akanga, d’Alexandre Adande
À midi, la senteur de tes marmites bouillantes lance des affronts et jurons insolites à mon odorat pourtant peu développé
À les éviter, mon estomac lui-même déjà colonisé, ne put s’empêcher de clamer qu’une pause s’impose
Car c’est l’heure des délices
L’heure où les voix se font petites
Pour faire place à l’aller-retour incessant de la main à la bouche
Au bruissement sourd et silencieux des dents et mâchoires dégainées, et tout ceci à la grande indifférence des visages dégoulinant de sueur ; corps et ventre sollicités
Et tout cet effet dû à une seule spécialité : le ‘Kanan au hanlan’ que les toubabous traduiront par ‘akassa’ à la viande de porc
Eh bien, moi j’en raffole et j’en réclame encore !
Et quand après, un verre de vin palme bien frais et bien rempli tombe en cascade dans ma gorge tel un cosur d’eau jaillissant du rocher
Quand le ‘Sodabi’ d’Adja coule à flot en moi pour me procurer cette chaleur jamais égalée
J’en arrive alors à l’évidence cher Bénin, qu’il n’y a de belle vie au-delà de tes contrées.
La nuit tombée, je ne crains rien car j’ai l’assurance que ta ville est surveillée par les esprits bienheureux de nos ancêtres et divinités
Tous les samedis et dimanches, élégant dans ma tenue ‘Booun’ba’ ou ‘Agbada’ , coiffé d’un ‘gobi’
Je célèbre les innombrables réjouissances aux côtés de mes amis hagbè
C’est avec fierté que je quitte Adjatchè pour ‘Agbomè’
Ancienne capitale du Danhomè
Terre de Houégbadja, de Tassi- Hangbé, de Guézo et de Béhanzin !
Comment ne pas t’aimer cher pays, après avoir visité le musée historique d’Abomey ?
Bien du patrimoine matériel de l’UNESCO
Vestige de civilisation, griot de l’histoire, éveilleur de conscience
Qui, à travers la bravoure de Kondo le requin, m’appelle à l’esprit patriotique ?
Comment ne pas t’aimer à la vue de ces êtres mirifiques ?
Les ‘nans’ d’Abomey, femmes aux rondeurs généreuses et assorties
Véritables cordons bleus qui font de moi l’être le plus, gastronomiquement heureux
Si ce n’est pas pour m’envoûter avec de la pâte accompagnée de ‘man Tindjan’
C’est soit pour titiller ma langue avec du ‘Takin au Afitin’ qu’accompagnent les boules soigneusement emballées de ‘lio’
C’est avec l’eau à la bouche que je quitte Abomey pour rejoindre l’un des anciens plus grand port négrier de l’Afrique : Ouidah
Ouidah, où mon accueille est triomphalement célébré par des pythons
Divinités mystiques au mille dons !
Le parcours de la route des esclaves me rappelle le souvenir de mes aïeux morts par esclavage et à qui aujourd’hui nous décernons un véritable hommage !
Qu’il est merveilleux de se promener dans le sable marin de la place du non retour
Voir les vagues de la mer faire des détours !
Ta forêt sacrée de Kpassè, lieu des grands rituels éblouit non seulement par son historique mais reste un gage de sauvegarde et de perpétuation à l’infini de nos rites.
C’est en suivant la célébration de l’Office à la basilique de l’Immaculée conception ou en célébrant le python dans son temple
En savourant la fraîcheur de ton vent assis sur les banquettes du fort français
Ou en écoutant l’histoire du musée de Ouidah aménagé dans le fort portugais
Que je m’aperçois de ton unicité et de ton exquisité
Mon beau pays le Bénin, je n’ai jamais pu te le dire
Mais j’aurais aimé ne pas être Béninois pour pouvoir te choisir
Mais puisque c’est toi qui m’a choisi avec sincérité
Je t’offre mon cœur pour l’éternité.
TheWomanKing
Pour une réhabilitation de l'histoire des Agodjiés Serge Sèwanou Ahissou
Entre le passé et le présent, Gina Prince-Bythewood porte TheWomanKing , une fiction historique qui n'échappe pas aux inexactitudes de l'histoire des Agodjiés qu'elle tente de réhabiliter.
En un plan séquence d’ouverture, le film nous plonge au cœur du marché du royaume de Dahomey: pagnes tissés, sacs en feuilles de palmier, bijoux, etc. Pendant 135 minutes, The Woman King retrace la formation d’Agodjié de la jeune Nawi, interprétée par Thuso Mbedu, qui rejoindra les rangs de la générale Nanisca, magistralement interprétée par Viola Davis, pour sauver le Royaume du Dahomey de l’empire Oyo, pourvoyeurs d’esclaves pour les colons esclavagistes. Avec une distribution exceptionnelle, le film se présente comme un outil de réhabilitation de l’histoire du royaume du Dahomey et de son armée de femmes guerrières, les « agodjiés ».
Inspiré de l’histoire des Agodjiés du Dahomey. Les Agodjiés font l’objet d’une revalorisation historique au Bénin. L’inauguration de la place de l’Amazone au cœur de Cotonou en 2022 en est la preuve. Créée par Aho Houégbadja (1645-1685), troisième roi d’Abomey et fondateur du royaume de Dahomey, l’armée des Agodjiés est indissociable de Tassi Hangbé (1708-1711), qui deviendra la seule femme-roi en repoussant les « Ouémènou » à la mort de son frère jumeau, le roi Akaba (1685-1708). Même si l’intronisation de la générale Nanisca fait écho à cette figure nationale, le film se déroule 200 ans plus tôt, sous le règne du roi Ghézo (1818-1858) qui marque l’apogée des Agodjié. Gina Prince-Bythewood, réalisatrice, scénariste et productrice américaine avec une vingtaine de films à son actif, mobilise tous les codes hollywoodiens pour faire surgir les Agodjié sur grand écran : esthétisation d’une violence sans filtre, moralisation des personnages – l’intégrité de Nanisca primera sur la superficialité de sa rivale en devenant la « Reine-mère » du roi – et un fil narratif chargé de ressors fictionnels : la jeune Nawi, enfant issu du viol de Nanisca, est une figure rebelle qui se dresse contre le patriarcat lorsqu’elle jette à terre l’homme que son père adoptif lui impose comme mari. Offerte en présent au roi, la formation qu’elle entreprend pour devenir Agodjié dissimule une quête identitaire, celle de sa mère, Nanisca, qui la reconnaîtra à la cicatrice qu’elle lui avait infligée après l’accouchement. La
thématique identitaire se retrouve dans le personnage de Malick. Fils d'un père brésilien, et d'une mère originaire d'Abomey ayant été déportée pour l’esclavage, il accompagne les esclavagistes et retrouve sa terre maternelle. Personnage ambigu, entre dominant et dominé, il choisira finalement le camp des Agodjié, en témoignage de son attachement pour la terre natale de sa mère.
Morias Agbessi, ‘Les Minons’
TheWomanKing, une fiction historique crédible ? TheWomanKing marque un tournant dans le cinéma africain, en créant le premier blockbuster africain grâce à 50 millions de dollars de revenus, un mois après sa sortie, soit le coût total de sa production inspirée du patrimoine immatériel du Bénin. Toutefois, le défi de l'authenticité historique reste à relever. Car même si la fiction historique vise à galvaniser les peuples qu’elle touche pour les amener à chercher et en apprendre davantage sur leur histoire, certains faits historiques sont inexactes. Si l’intrigue s’ancre dans le Dahomey, le cadre spatial n'en est pas autant béninois : Tourné en Afrique du Sud, dans le CapEst, le Kwazulu-Natal, l'inaccessibilité des lieux de mémoire du Dahomey se pose. Avec les chutes d'eau et la chaîne montagneuse qui ne reflètent aucunement le trajet entre Abomey et Ouidah, la silhouette architecturale de la ville de Ouidah en image de synthèse. Le travail inabouti sur la langue se remarque à travers une diction biaisée du fon et du goun. Même les danses d’Agodjiés présentées par le film ne sont nullement d’origine béninoise. Par ailleurs, pour un film qui s'inspire de l'histoire du Dahomey, la question d'une indemnisation ou non du Bénin se pose. Et pour cela, bien que le film s’est inspiré de son histoire, le Bénin ne dispose d'aucun moyen légal pour se faire indemniser, alors qu'il a subi deux injustices : la dénaturation de son histoire et un tournage hors de son cadre socio-historique. C'est un film recommandable à la jeune génération pour pouvoir raconter l'histoire des Agodjiés, mais loin d'être un documentaire, il allie librement fiction et réalité pour des fins purement commerciales, ce qui en fait une fiction historique moins crédible.
Entre architecture et écriture
Olufemi Hinson Yovo inscrit son empreinte
Loraine Majo
De Cotonou à Paris, en passant par Abidjan, Olufemi Hinson Yovo a une vision : une architecture plus proche de la société.
Femme ambitieuse, architecte et designer
Dans un corps de métier regorgeant d'hommes, Olufemi arrive à tirer son épingle du jeu. Ce sont même face aux difficultés de la profession qu’elle s’affirme comme femme et architecte. Selon elle, une femme qui prévilégie la construction et le développement de son intellect n’a aucune limite. L’architecture est donc apparue comme un choix de carrière évident. Après une scolarité béninoise, un bachelor en architecture, un MA in Fine Arts au RoyaumeUni et un master à l’École Spéciale de Paris, Olufemi a pris la décision de retourner dans son pays natal pour installer son cabinet d’architecture et de design, SAH Studio. Outre son parcours professionnel impressionnant, Olufemi conserve une fraîcheur qui lui permet de partager la passion de son métier avec une fluidité remarquable. Elle tend à exprimer une volonté redoutable à ne pas se sentir dépassée par son travail et les difficultés qu’il implique. Il est important pour elle de « trouver un équilibre entre architecture et vie personnelle ».
Au cours d’une visite de la ville de Porto-Novo, la jeune femme partage son analyse pointilleuse de l’architecture des bâtiments qui l’entourent. Des bâtiments coloniaux aux constructions pré-coloniales, chaque construction raconte une histoire, porteuse d’éléments culturels et cultuels, que l’on discerne dans les motifs sculptées des murs de terre. L’architecture d’une ville est la manifestation de son passé, de ses habitudes et même de sa langue. La capitale politique – parée de couleurs ocres et de motifs floraux – a un visage bien particulier. Ses choix architecturaux font l’identité du lieu, hybride entre contemporain et afro-brésilien.
Écriture, architecture : analyser pour mieux dessiner Olufemi a profité des livres que lui offrait sa mère et qu’elle dévorait pour développer des compétences en écriture. Plus tard, alors qu’elle arrive au terme de ses études, elle décide de combiner ses deux passions qui loin d'être incompatibles, présentent au contraire des synergies. « Un bâtiment, explique-t-elle, n’est que la phase finale d’un grand projet d’analyse. » En écrivant le monde qui l’entoure, elle pense les réalités d’aujourd’hui et construit les imaginaires de demain. Cette approche lui permet d’être au plus près du contexte local et d’en comprendre les spécificités. Dans son projet de recherche intitulé « Repenser les villes africaines », elle soulève la question du secteur informel et la façon dont, en Afrique, les constructions architecturales et urbanistiques les oublient. Selon elle, il convient « d’articuler la mixité d’usages pour une meilleure continuité de l’espace public et privé afin de proposer un cadre de vie adapté » Pour alimenter son travail
et avoir une vue d’ensemble, elle n’hésite pas à multiplier les voyages. Elle s’arrête à Ouagadougou en 2022 pour étudier la question de logement abordable et décent pour toutes les couches sociales. Cette session de formation, organisée par le Centre d’Excellence de l’Habitat (CEH), l’UEMOA et la Banque Mondiale, lui permet d’ancrer davantage ses travaux de recherche dans la pratique d’une architecture qui se met au cœur des débats actuels. Elle est aussi l’une des heureuses bénéficiaires du programme 2023 de mentorat Building Beyond porté par la Fondation Prince Claus et le Creative Industries Fund des PaysBas. Réunissant des artistes de tous les horizons, ce programme offrira un autre cadre à la béninoise pour allier écriture et architecture, afin de penser et dessiner le futur de la ville en Afrique.
Olufemi le déplore, le paysage actuel des villes africaines est morne. Elles sont très souvent dénaturées dans un mimétisme plaqué sur le style international. En Afrique, l’architecture oublie l’africain. Mais pour la jeune architecte et chercheuse, il ne s’agit pas non plus de retourner à une architecture vernaculaire. Comme elle l’explique, « l’architecture parle aussi du moment dans lequel on est en train de construire ». Alors, quelle est la solution ?
D’un coup de crayon ou de plume, Olufemi a trouvé sa méthode. Alliant écriture et dessin, elle arrive ainsi à mieux construire et rien n’est laissé au hasard. Des couleurs aux matériaux en passant par l’organisation des espaces, faire de « l’architecture qui serve » consiste à placer l’Homme au cœur du projet. C’est tenir compte de ses besoins, de sa culture, de ses habitudes et du climat. C’est un défi de taille qu’elle tend à relever à travers ses projets de recherche et de construction. Olufemi Hinson Yovo emporte sa vision partout, prête à la défendre, et à apporter son empreinte au visage de la ville de demain.
Aurole Adjivoedo, ‘Mosquée centrale de Porto-Novo’
La Forêt Kpassé
Mémoires d’un peuple
David Analomè
Ville-carrefour et lieu de mémoire esclavagiste, Ouidah est avant tout le berceau du vaudou. La présence des temples et des forêts sacrées dont Kpassè illustre ce statut de capitale mondiale culturelle.
Depuis la tenue de « Ouidah 92 », premier festival mondial des arts et cultures vaudou, Ouidah est devenue une ville prisée par les touristes, tant pour ses reliques du commerce d’esclaves que pour ses temples, arbres et forêts sacrés.
Un dicton béninois affirme qu'il y a 50 % de chrétiens, 50 % de musulmans et 100 % de vaudouisants. Ceci est d’autant plus vrai à Ouidah, fortement marquée par le syncrétisme religieux, que les habitants pratiquent au quotidien. Les temples, les lieux d’initiation, les arbres fétiches, les forêts sacrées témoignent de la place de cette croyance. La Forêt Kpassè nous donne à voir la matérialité de ces mythes.
« Au Bénin, il y a 50 % de chrétiens, 50 % de musulmans et 100 % de vaudouisants ».
C’est ici que le touriste découvre, avec les œuvres des familles Toukoulagba (œuvres en béton) et Dakpogan (œuvres en métaux), la majorité des divinités du panthéon vaudou. La forêt apparaît comme le poumon de ce lieu de mémoire. Avant d’y pénétrer, un guide permet de voir au-delà de l’aspect culturel des divinités et saisir l’essence des choses : ici, tout a un double sens.
L’entrée de la forêt est faite avec une guérite, dont le fronton représente deux panthères rugissantes, un mâle et une femelle, gardiennes des lieux. À l’intérieur, ce sont les personnages vénérés de l’organigramme du royaume qui vous accueillent. Il y a la prêtresse, chargée des cérémonies de libation et de sacrifices ; le bokonon, devin et conseiller spirituel du roi ; l’agbadjigan, messager du souverain ; le vodounnon, chargé de l’exécution des offrandes et garant des dispositions propitiatoires pour la bonne conduite des affaires du royaume. Après ces personnages, vient le tolègba. Habituellement sous forme conique, on le voit, ici, sous une forme humaine pour permettre aux hommes de bien percevoir ses caractéristiques. Il est toujours placé à l’entrée du village pour en assurer la protection ; il est aus-
si le messager des autres dieux. Ses deux cornes symbolisent sa puissance et son phallus proéminent, la fertilité et la fécondité. En face, un ficus de 400 ans conservé pour les vertus médicinales de ses feuilles, son écorce et ses racines. Plus loin, les divinités sakpata (dieu de la terre), une femme à moitié découverte et une jupe cisaillée sur les bords. Le heviosso, un tronc massif d’homme en béton, une tête de requin et une épée dans chaque main. Il est le dieu du ciel, de la foudre, de la pluie. À droite, le mâle apaise ses ardeurs en cas de tension. Le zangbéto, une masse de paille joue le rôle de gardien de nuit, tandis que le dan ou arc-en-ciel, un serpent en train de s’avaler par la queue représente la fortune. Le tchakatou et le ogou se ressemblent en ce qu’ils sont une puissance de nuisance. L’un, un être immonde avec des piques de fer ; l’autre, dieu du fer, une espèce d’homme émacié. Tous deux sont sollicités pour atteindre un ennemi. Quant au tchina, il a servi autrefois dans les batailles entre les Blancs et la population noire autochtone. Son accoutrement est fait de plumes de perroquet. Ce qui, à distance, donnait l’apparence de flamme. C’est justement cette apparence qui a mis en déroute les envahisseurs.
Toutes ces représentations sont inspirées de l’accoutrement des adeptes lorsqu’ils sont possédés. Au cœur de la forêt trône un iroko, devenu une divinité par son histoire singulière. L’histoire raconte que le roi Kpassè connut, en 1661, une mort mystérieuse qui donna naissance à une forêt éponyme. En effet, le souverain, après sa mort, se métamorphosa en un iroko. Une bonne vingtaine de divinités sont représentées dans la forêt (du moins dans la partie accessible aux non-initiés) et toutes sont des ‘ministères’ du roi.
La forêt Kpassè reçoit, selon Hyppolite Tchiakpè, guide touristique depuis son plus jeune âge, des milliers de touristes chaque année. Son homologue religieux, le temple du Python, est aussi très fréquenté par les touristes. Le temple est géré par une lignée dont les descendants se reconnaissent par leurs cicatrices au visage ; signes traditionnellement protecteurs des enfants des prêtres. Situé au cœur de la ville, le temple abrite quelques dizaines de pythons logés dans un local mal éclairé. Ils sont inoffensifs et il est dit qu’ils ont « un pouvoir de purification » lorsqu’on les porte au cou. Une fois par mois, les reptiles sont mis en liberté : ils peuvent à cette occasion parcourir la ville et revenir. En face du temple de Python, se trouve un baobab. gé de plus de 600 ans, cet arbre accueillait le rituel « champ du Fâ », phase finale du processus d’initia-
tion au Fâ, mêlant science et divination.
Par-delà Ouidah
Depuis sa désignation comme ville historique en 1997, Ouidah est devenue la ville la plus prisée par les touristes, tant pour ses reliques de la traite négrière que pour son statut de capitale du vaudou. Pour Tchakpè Hyppolite, le parcours des esclaves – de la Place des Enchères à la Porte du Non-Retour, en passant par la case Zomai, l’Arbre de
l’oubli et la fosse commune – est incontournable. Mais c’est bien le vaudou qui, le 10 janvier de chaque année, réunit des milliers de visiteurs pour la Fête des religions endogènes. Ouidah y accueille des visiteurs du monde entier, descendants d’esclaves, pour certains adeptes et pour d’autres des pratiquants et de nombreux touristes internationaux. Bien plus qu’une religion traditionnelle, le vaudou est un patrimoine matériel et immatériel en Afrique subsaharienne.
Jean Sonagnon, ‘Le roi Kpassè’
De Ouidah à Gorée Un devoir de mémoire s'impose
Djibril Diallo
L’Afrique a pendant des siècles été victime de l’esclavage, marquant à jamais le continent. Parmi les vestiges, les lieux, gardiens des secrets de cette triste époque: la cité historique de Ouidah au Bénin et l’île de Gorée au Sénégal. Par devoir de mémoire, nous revisitons ces lieux.
Deux sites. Une île, une plage : l’île de Gorée au Sénégal et Ouidah au Bénin. Une même histoire: la traite négrière. Ces deux endroits ont joué des rôles essentiels durant le « plus grand mouvement organisé de déportation de l’histoire ». Décrire ces lieux, c’est faire un retour dans le passé.
Aujourd’hui, la plage de Ouidah, témoin éternel, n’a pas véritablement changé. Pas de navire en vue, mais la mer est belle. Les vagues dansent et caressent le rivage, les rayons du soleil sont doux et la brise embaume l’air d’une senteur exquise que les vents font flotter jusqu’aux narines. Pris dans cette contemplation, nous sommes en paix. Une paix qui nous ferait presque oublier qu’une des pages les plus sombres de l’histoire de l’humanité s’est écrite par là. Point de départ pour la rencontre de deux mondes en passant par Gorée, cette petite île de 28 hectares qui attendait la venue des enfants d’Afrique, au large des côtes du Sénégal, en face de Dakar, avant leur déportation finale vers l’Amérique.
Ouidah est une ville chargée d’histoires et d’émotions. C’est là que tout commence pour des milliers d’hommes et de femmes africains chassés, capturés, exposés puis vendus. Sa plage est celle qui a vu passer des millions d’esclaves d’Afrique de l’Ouest. Les visiteurs sont nombreux à venir dans ce lieu de mémoire. Noirs comme Blancs, adultes et enfants vont et viennent en arpentant les différents sites de la ville. Ces touristes découvrent la
place des enchères, appelée place Chacha, où se faisait la sélection des esclaves capturés. Ces hommes et ces femmes devaient être forts, robustes, résistants et solides. Ceux qui avaient le malheur de répondre à ces critères étaient vendus et marqués au fer rouge pour reconnaissance. Pour laisser derrière eux leur nom, leur origine, leurs histoires, leurs joies et leurs peines, on les obligeait à faire le tour de « l’arbre de l’oubli », 9 fois pour les hommes, 7 fois pour les femmes. Déracinés, les déportés poursuivent leur périple sur 2 km jusqu’au village de Zoungdji.
Ouidah, là où s’arrête l’humanité des Noirs
Dans la case Zomai, « là où lumière ne se hasarde point », les esclaves pouvaient rester plus de deux mois en attendant de « faire le nombre » des navires négriers. Même si de cette case il n’en reste rien, les récits en disent long sur les tortures physiques et mentales endurées par les esclaves. Affamés, enchaînés et torturés, les plus forts résistent, les plus faibles meurent et sont jetés dans une fosse non loin. Cette fosse commune est désormais un « mémorial de souvenir » où se dresse au milieu, une stèle verticale dénommée « mur des lamentations ».
Une fois à Gorée, avant de partir définitivement vers le « nouveau-monde », les esclaves étaient entassés dans des cellules. Dans celles réservées aux hommes, faisant chacune 2,60m sur 2,60m, on enfermait jusqu’à 15 à 20
Kenneth Olubi, ‘Esclaves matés’
personnes, assises le dos contre le mur, des chaînes les maintenant au cou et aux bras. L’effectif dans cette petite maison variait entre 150 à 200 esclaves. L’attente du départ durait des jours, des semaines, parfois des mois... Entre ces deux endroits phares du commerce triangulaire qui a commencé au début du XVIe siècle, l’océan Atlantique. Vaste étendue témoin de cette longue et pénible traversée, elle a durant près de trois siècles, servi à relier l’Europe, l’Afrique et l’Amérique. On estime qu’environ 22 millions d’Africains ont été capturés durant cette période. Près de 5 millions d’entre eux sont morts à la suite de cette capture, le plus souvent avant même d’arriver à destination. Le voyage qui durait plusieurs mois s’effectuait dans des conditions sanitaires abominables et inhumaines à bord des fameux négriers.
Gorée, patrimoine mondial de l’humanité
Sur l’île de Gorée, un devoir de mémoire nous oblige au détour de chaque rue et de chaque maison, à nous souvenir du rôle essentiel qu’elles ont un jour joué dans cette histoire. C’est pour cette raison qu’en 1978, l’UNESCO, reconnaissant sa portée exceptionnelle, la classe sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité. S’agissant de la plage de Ouidah, les autorités béninoises tiennent à cœur le projet de réfection des lieux. C’est ainsi que « la porte du non-retour », un monument érigé non loin de
l’océan pour symboliser ce départ pour une terre inconnue et un avenir incertain, est présentement en chantier.
Ces hauts lieux de mémoire, qualifiés par les Nations Unies de « centres historiques du commerce triangulaire » doivent être connus, visités et protégés. Emplie d’une symbolique profonde, la Maison des Esclaves de Gorée et le parcours des déportés de Ouidah sont des lieux de rencontres et de communions de toute la diaspora africaine. Au-delà de l’aspect touristique, la plage de Ouidah est symbole de réconciliation nationale. Chaque année, il est effectué la « marche du repentir » jusqu’au Mémorial Zomachi, « cité de la diaspora », une place du « devoir de mémoire sur l’esclavage ». Tout un chacun demande pardon pour les souffrances infligées par les esclavagistes et endurées par leurs ancêtres. La visite de ces deux lieux contribue à une meilleure compréhension de ce passé pour la construction de l’avenir de l’Afrique et du rapport que doivent entretenir, entre eux, les différentes communautés du monde.