Superformer(s)

You can be heroes, just for one day Se jouer de la super forme par Géraldine Gourbe, philosophe

Moi, je serai un roi Et toi, tu seras ma reine Bien que rien, rien ne les chassera On pourra être des héros Juste pour une journée On pourra être nous Juste pour une journée David Bowie, Heroes, 1977

Pendant l’enregistrement du single Heroes, David Bowie chantait devant trois microphones plus ou moins éloignés de lui. Lors du mixage, Bowie et Brian Eno avaient tout d’abord privilégié la voix douce, émanant du micro au plus près du chanteur, pour ensuite y associer le micro le plus éloigné lorsque la voix montait en puissance. Le lyrisme du refrain, associé à la production, a ainsi donné la sensation d’être entouré.e.s par un vortex sonore, une armure pop, un charme synthétique qui nous protègeraient contre tout trébuchement maladroit, réveil chiffonné, endormissement chagrin, contre tout penchant looser... le temps d’une chanson. Un hymne à tous les ultra-sensibles, les perdant.e.s par intermittence que nous sommes lorsque la vie nous empoigne. Ce morceau, véritable ornement, fétiche sonore pour les faunes des éphémères nuits berlinoises 1, est devenu, les années passant, une musique à la gloire de quelques marques. Ces dernières affichent une certaine coolitude du rebond et d’un dépassement de soi, sans effort. Le refrain « You can be heroes » est devenu la trame d’un slogan : « do it yourself » de la différence labellisée. La super forme, ici mise en scène, chante une injonction sociale à aller bien en toutes circonstances. Les superformeur.e(s) de Violaine Lochu déambulent sur la cime d’une crête qui partagerait ces deux côtés, deux faces du 45 tours « You can be heroes… Just for one day » et, renvoient dos à dos, la flamboyance des marges à la capitalisation de la singularité.

Un.e superformeur.e accomplit une minute de zumba chaque jour dans des lieux différents. Un parking souterrain devient homérique au regard de la zumba interprétée tout en s’inscrivant dans le parcours des actions rythmées du planning de la semaine. Un.e autre relève et cartographie, chaque semaine, les pommiers en Ile-de-France. Le bitume des cités urbaines devient un décor sur lequel s’implante un pommier en fleur. Violaine Lochu propose à un.e autre de ralentir un peu plus chaque jour certains gestes du quotidien. Une plastique digne de la chronophotographie s’immisce. Tels des actes magiques, ces « statements », selon Violaine Lochu, métamorphosent les récits récoltés ensemble en actions poétiques distinctes. Un lien temporel s’établit d’une séance à une autre et unit en dehors du rendez-vous hebdomadaire les un.es aux autres. Les superpouvoirs sont certes singuliers et s’épanouissent dans des environnements distincts, il n’en demeure pas moins que leur rémanence ne s’active que depuis la résultante de tous les gestes des superformeur.e(s). À leur tour, les superformances incarnent, donnent chair en quelque sorte à la (méga)oralité de cette aventure par des photos que l’on pourrait qualifier de one shot. À l’image de ce que Violaine Lochu et le graphiste Christophe Hamery avaient édité dans les livrets Urban Omen et L’ abécédaire vocal 2, les objets (des coquillages peints sa-

1. « A cette époque, avec le Mur toujours là, il y avait une tension terrible à travers la ville. Ça vaçillait entre l’absurde – les night-clubs des drag queens ou travestis par exemple –, et les idées marxistes très radicales.

Pour la première fois, la tension était hors de moi plutôt qu’en moi. » confie David Bowie à Ruether cité par Anastasia Lévy, « Ses meilleures années : retour sur la trilogie berlinoise de David Bowie » in Slate.fr, 2013 : http://www.slate.fr/story/69035/bowie-trilogie-berlinoise-the-next-day 2. Violaine Lochu et Christophe Hamery ont réalisé ces ouvrages respectivement dans le cadre de résidence au Générateur (Gentilly) et l’atelier de Lindre-Basse (Moselle) en 2016.

vamment alignés, une pomme centrée, une télé carrée et grise sur un trottoir…), les parties du corps (une main de profil, des yeux révélés par une perruque blonde, des bras affichant fièrement un détail costumé…), les éléments naturels (un nuage sur un carré bleu, une tête d’arbre en hiver, un pommier en fleur) occupent tout le volume du cadre. Les choses, les actions et les personnages sont rarement montrés dans un contexte mais apparaissent à part entière. L’héroïsme ici ne classe pas par ordre d’apparition sur l’écran, ne départit pas un second plan au profit d’un premier plan. Loin de l’amplification des porte-voix, héros des premiers rangs lors des manifestations, les montages sonores superformeur.e(s) privilégient la pudeur.

Par un jeu d’équilibre des forces en présence, on peut entendre au creux des paroles de la team superformeur.e(s) 3 des souffles, des murmures, des éraillements 4. Violaine Lochu a ici rangé ses habits de « chamane androïde 5 » (Pedro Morais), ceux qui, dans L’ office des présages 6, lui permettaient de psalmodier les voix hantées et d’incarner, par une ventriloquie distanciée, les paroles des autres. La retenue, choisie par l’artiste comme fréquence audio, permet de déjouer les super formes de spectacularisation des vies des autres. La délicate atmosphère posée comme un drone ambiant, une même note tenue longuement, impose avec retenue ce préalable à l’écoute. Un doux chant qui parlerait de ventre à ventre, d’entrailles à entrailles. À l’image d’un passage souterrain de l’entre-soi du groupe qui se réunissait régulièrement à La Galerie 7 de Noisy-le-Sec à des auditeurs, des spectateurs, un public. Si les gestes et les paroles des superformeur.e(s) ont été racontés et saisis dans le réel de la salle de réunion, une alchimie de l’écriture radiophonique 8 et superformative a depuis opéré. Peut-être est-ce parce qu’elle a le goût du chuchotement, au sens esthétique du terme, que Violaine Lochu a privilégié ce filtre auditif ?

Dans un entretien radiophonique avec Thomas Baumgartner 9, l’artiste confie qu’elle aime le chuchotement parce qu’il ne présente pas de vibration puissante des cordes vocales. Il n’aurait pas de dramaturgie de la voix, de sens appuyé dans la transmission. Une « forme de la voix » qu’affectionne l’artiste car elle apporte une certaine « forme au contenu 10 ». Un certain degré zéro 11 parlé en quelque sorte. Une certaine ascèse de l’écoute qui permet d’entendre, puis de maintenir une capacité à s’émerveiller. Mais que l’on ne s’y trompe pas, la douceur des chuchotements n’annihile pas une esthétique des coups, une montée de la confrontation entre les superformeur.e(s). Ce qui est dit et montré n’est pas mièvre et inaugure en ces temps d’incertitude, une lecture hospitalière au changement. La frontalité des échanges, les variances du ras-le-bol d’être avec les mêmes autres ont été

3. Avec la participation de Karima Alem, Samira Amhed, Milijana Banovic, Marc Bataille, Béatrice Bikime Mibene, Catherine Delahaute Maison, Nadia Fidelin, Thierry Fourriere, Taco Gakou, Jocelyne Giraud lepage, Zoulhera Ichou, Nathalie Labbé, Florence Marqueyrol, Patricia Le Beller, Francine Pierandré, Ghyslaine Pé, Nathanaëlle Puaud, Clio Raterron, Emilie Renard, Hanane Sahnoun, Ourdia Said et Mario Silva.

4. cf. la liste des processus sonores de Violaine Lochu « aphonie, babil, chuchotement, dysphonie / dyslexie, espace, frapper, grimacer, hurlement, improvisation, jargon, kinesthésie, lèvres, marcher, nommer, onomatopée, parure / prothèse, question, répétition, souffle, tonalité, ululement, voix / vibration, double voix, féminin / masculin, zézaiement » in L’abécédaire vocal, 2016, Lindre-Basse (Moselle).

5. Pedro Morais « Violaine Lochu : chamane androïde » in Le Quotidien de l’art, numéro 1137, septembre 2016, pp.11-12.

6. L’Office des présages, performance de 50 mn, réalisée au Générateur, Gentilly, mars 2016.

7. A la maison des solidarités avec les professionnels des Restos du cœur, du Secours populaire et du CCAS dans le cadre du programme Figure libre mis en place par le département de la Seine-Saint-Denis.

9. Thomas Baumgartner, « Rendre compte des oiseaux », émission SuperSonic, France Culture, juin 2016.

8. On peut entendre les récits et actes de courage de Béatrice Bikime, Karima Alem, Milijiana Banovic, Taco Gakou et Thierry Fourrier sur R22 Tout-Monde, plateforme radio lancée en 2014 par L’Espace Khiasma.

11. Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Seuil, collection Point, Paris, 1972 (1953).

10. Entretien téléphonique avec l’artiste, le 20 mars 2017.

accueillies, parfois vivifiés par Violaine Lochu se refusant ainsi à être une médiatrice. Dans une économie du don, chacun.e a œuvré à une éthique de la ténacité indispensable pour fabriquer cet étrange écart au cœur des institutions, qu’elles soient sociales ou culturelles. Ça et là, surgissent, au cœur des prises de parole officielles, des ruptures subjectivantes.

La chargée des publics fait part des principes hiérarchiques des classement des fonctionnaires tout en ondulant ses courbes sur une chorégraphie de danse orientale. La chargée de production dévoile derrière des formules d’usage la matérialité à l’œuvre dans une institution d’art : les prix d’assurance des œuvres, les montants de la rémunération des artistes de l’exposition, les sujets de la to do list. La directrice ponctue sa présentation de l’exposition par les fragments de son agenda social, familial et intime. Les superformeur.e(s) de la Maison des Solidarités et celles de La Galerie de Noisy-le-Sec ont ceci en commun qu’ils sont des agissant.e.s réuni.e.s par une forme d’endurance. Elles / Ils sont ainsi privilégié.e.s aux figurant.e.s rapidement expédié.e.s ou aux participant.e.s d’un éphémère évènement.

Cette exigence pose en retour à Violaine Lochu une question éthique : comment une performeuse peut devenir superformeur.e ? Comment tendre vers soi-même le micro ? Bien sûr, il y a les romans faussement initiatiques d’Annie Ernaux, de Didier Eribon (qui rejoignent la grande tradition des sciences sociales nées lors du poststructuralisme grâce à Michel Foucault et Pierre Bourdieu entre autres) et peuplent l’imaginaire sémantique de Violaine Lochu. Et puis, il y a cette grâce du déplacement, ce que l’artiste nomme / liste « adaptation – polymorphie – transfuge – strates des habitus – métamorphose ». Cela consiste en un délaissement de la métaphore usée des masques sociaux que l’on porterait et qu’il faudrait faire tomber, au profit d’une mue qui qualifie un microcosme silencieux déployé à nos pieds : le polyphénisme des insectes sociaux. La superformance de l’artiste serait à l’image des insectes sociaux, par exemple les termites, qui à côté des adultes reproducteurs, femme (reine) et mâle (roi) présentent également des soldats et / ou des ouvriers, eux-mêmes parfois sous plusieurs formes différentes, et qui, après disparition des adultes fondateurs, peuvent également générer des adultes de remplacement.

Michel de Certeau aimait à rappeler que dans la culture du quotidien « l’ordre est joué par un art », c’est-à-dire déjoué et trompé ; dans les déterminations de l’institution « s’insinuent ainsi un style d’échanges sociaux, un style d’inventions techniques et un style de résistance morale 12. » A ce titre, Superformer(s) rappelle que nous sommes les institutions 13.

Nous pouvons prétendre à fredonner puis clamer : « we can be heroes, each day ».

12. Michel de Certeau cité par Luce Giard, « Histoire d’une recherche » in L’invention du quotidien, tome 1, Gallimard, Folio essais, Paris, 1990, p. XV.

13. Sous la direction de Kristina Lee Podesva et Jeff Khonsary, Institutions by Artists, Fillip editions, Vancouver, Canada, 2012.

Béatrice Catherine Clio Émilie Florence Francine Ghyslaine Hanane Joscelyne Karima Marc Mario Milijana Nadia Nathanaëlle Nathalie Ourdia Patricia Samira Taco Thierry Violaine Zoulhera

Remerciements

Crédits

Violaine Lochu remercie chaleureusement :

Édition produite et réalisée lors du projet Superformer(s) de Violaine Lochu

les participant.e.s au projet, Karima Alem, Samira Amhed, Milijana Banovic, Marc Bataille, Béatrice Bikime Mibene, Catherine Delahaute Maison, Nadia Fidelin, Thierry Fourriere, Taco Gakou, Joscelyne Giraud Lepage, Zoulhera Ichou, Nathalie Labbé, Patricia Le Beller, Florence Marqueyrol, Ghyslaine Pe, Francine Pierandré, Nathanaëlle Puaud, Clio Raterron, Émilie Renard, Hanane Sahnoun, Ourdia Said, Mario Silva, pour leur engagement et leur confiance,

Superformer(s) est accueilli par La Galerie, centre d’art contemporain, et la Maison des Solidarités de Noisy-le-Sec, dans le cadre du dispositif départemental Figure Libre, en partenariat avec les Restos du Cœur, le Secours Populaire, le PMI du Londeau et le Centre Communal d’Action Sociale de Noisy-le-Sec.

l’équipe de La Galerie pour son accompagnement et son soutien, tout particulièrement Marjolaine Calipel, Vanessa Desclaux, Florence Marqueyrol, Nathanaëlle Puaud, Clio Raterron, Émilie Renard, la Maison des Solidarités, en particulier Béatrice Bikime Mibene, Mathieu Bounouh, Roselyne Duran, Taco Gakou, Nathalie Labbé, Corinne Legoth, Gaëlle Louail, le Département de la Seine-Saint-Denis, Nadia Berthereau, Catherine Giraudot, Jean-Julien Routis, Mathis Berchery, la R22 Tout-Monde et l’Espace Khiasma, Géraldine Gourbe, Lotus Edde Khouri, Chloé Breillot, Dylan Guillou.

Conception éditoriale Violaine Lochu, Christophe Hamery Texte Géraldine Gourbe Graphisme Christophe Hamery Photographies, dessins, documents Violaine Lochu et les participant.e.s au projet Photographie de Violaine Lochu © Aurore Caroline Marty