Du Royaume

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DU ROYAUME Écrit au Roi de Chypre

De regno ad regem Cypri PAR SAINT THOMAS d’AQUIN, Docteur de l'Eglise (1265-1266) Fin de l'opuscule par Ptolémée de Lucques Traduction Père Marie Martin-Cottier op, 1946 Édition numérique, http://docteurangelique.free.fr, 2008 Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin

PRÉFACE DU TRADUCTEUR ___________________________________________________ 4 L’authenticité de l’opuscule « De Regno » ___________________________________________________ 6 Le plan _______________________________________________________________________________ 7

Prologue __________________________________________________________________ 8 LIVRE 1 — NATURE DE LA ROYAUTÉ ____________________________________________ 8 CHAPITRE 1 — DÉFINITION DE LA ROYAUTÉ __________________________________________ 8 Les êtres qui tendent à une fin par diverses voies ont besoin d’un principe directeur ________________ 8 Par nature, l’homme est un animal social et politique __________________________________________ 9 Le propre de l’homme est d’user du langage ________________________________________________ 10 Nécessité pour le corps social d’avoir une force directrice _____________________________________ 10 Gouvernement juste et gouvernement injuste ______________________________________________ 11 Les gouvernements injustes _____________________________________________________________ 11 Les gouvernements justes _______________________________________________________________ 12 La notion de roi _______________________________________________________________________ 12

CHAPITRE 2 — LA ROYAUTÉ EST LE MEILLEUR RÉGIME, EN RAISON DE L’UNITÉ _____________ 13 Celui qui dirige la multitude doit procurer l’unité de la paix ____________________________________ 13 Principe de l’unité de gouvernement ______________________________________________________ 14 Conformité à la nature __________________________________________________________________ 14 Conformité à la raison L’art et la nature ____________________________________________________ 14 L’expérience __________________________________________________________________________ 15

CHAPITRE 3 — LA TYRANNIE EST LE PIRE RÉGIME _____________________________________ 15 Plus un gouvernement s’éloigne du bien commun, plus il est injuste _____________________________ 16 La cause du bien et du beau est une, tandis que le mal et la laideur découlent de causes multiples ____ 16 Le tyran recherche son intérêt au mépris du bien commun ____________________________________ 17 La sécurité ne peut reposer que sur le droit, non pas sur la volonté du tyran ______________________ 17 La tyrannie corrompt les âmes ___________________________________________________________ 17

CHAPITRE 4 — LES DÉSAVANTAGES DE LA ROYAUTÉ __________________________________ 19 Le gouvernement d’un seul est le meilleur et le pire régime ____________________________________ 19 L’exemple de Rome ____________________________________________________________________ 19

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Ceux qui sont gouvernés par un roi s’appliquent généralement moins à la recherche du bien commun _____________________________________________________________________________ 19 L’établissement de la tyrannie____________________________________________________________ 20 Même évolution chez les Hébreux ________________________________________________________ 20 Il y a un double danger _________________________________________________________________ 21

CHAPITRE 5 — LA TYRANNIE DE PLUSIEURS EST LA PIRE _______________________________ 21 De deux maux, il faut choisir le moindre La tyrannie d’un seul est moins redoutable que la tyrannie de plusieurs __________________________________________________________________________ 21 Le danger de discorde est plus grand dans un gouvernement collectif ____________________________ 21 Un gouvernement collectif dégénère plus fréquemment en tyrannie ____________________________ 22

CHAPITRE 6 — IL FAUT PARER A LA TYRANNIE _______________________________________ 23 Il faut empêcher la royauté de se changer en tyrannie ________________________________________ 23 Il faut enfin se soucier, au cas où le roi tomberait dans la tyrannie, de la manière de s’y opposer ______ 23 Mérites, sur le plan surnaturel, à supporter le tyran Il n’appartient pas à une initiative personnelle de pouvoir tuer le tyran _________________________________________________________________ 24 C’est l’autorité publique qui doit supprimer le tyran __________________________________________ 25 Il faut recourir à une autorité supérieure, s’il y a lieu _________________________________________ 26 Il faut recourir à Dieu, qui a pouvoir sur le tyran _____________________________________________ 26

CHAPITRE 7 — UNE RÉCOMPENSE TEMPORELLE EST INSUFFISANTE POUR LE ROI ___________ 27 Quelle doit être la récompense d’un bon roi ? _______________________________________________ 27 Raison pour laquelle il semble que la gloire et l’honneur soient une récompense pour les rois ________ 27 Mais cette récompense est insuffisante : ___________________________________________________ 27 La recherche de la gloire tolérée comme moindre mal ________________________________________ 29

CHAPITRE 8 — LA BÉATITUDE ÉTERNELLE EST LA RÉCOMPENSE DU ROI ___________________ 30 Le roi doit attendre sa récompense de Dieu _________________________________________________ 30 Naturellement l’âme désire la béatitude ___________________________________________________ 31 Qu’est-ce que la béatitude ? _____________________________________________________________ 32 Dieu seul peut être une récompense convenable pour le roi ___________________________________ 33 C’est la gloire de Dieu, non des hommes, que recherchent les bons rois __________________________ 34

CHAPITRE 9 — LE ROI OBTIENT LA BÉATITUDE LA PLUS HAUTE __________________________ 34 Il faut d’autant plus de vertu qu’on a plus d’hommes à gouverner Plus grande est la vertu, plus grande sera la béatitude ________________________________________________________________ 34 Partout ceux qui dirigent les autres méritent plus de louange __________________________________ 35 Le bien de la multitude est plus grand que celui de l’individu La vertu qui procure ce bien est plus grande_______________________________________________________________________________ 35 Les rois méritent louange et récompense pour leurs bonnes œuvres ____________________________ 35 La vertu royale porte la ressemblance de Dieu_______________________________________________ 36 Les tentations du pouvoir _______________________________________________________________ 36 Les princes sont dignes d’indulgence ______________________________________________________ 37 Confirmation par l’Ecriture sainte _________________________________________________________ 37

CHAPITRE 10 — LES TYRANS SONT PRIVÉS DES BIENS TEMPORELS _______________________ 37 La récompense céleste doit pousser les rois à bien gouverner __________________________________ 37 Les biens temporels profitent plus à ceux qui sont justes Les tyrans sont privés du premier de ces biens, l’amitié des sujets ________________________________________________________________ 38 Les bons rois sont aimés de leurs sujets, ce qui est cause de stabilité ____________________________ 39 La domination des tyrans ne peut durer longtemps___________________________________________ 39 Ne pouvant pas compter sur la fidélité, le tyran règne par la crainte Celle-ci est un fondement fragile _______________________________________________________________________________ 40 Exemples dans l’histoire ________________________________________________________________ 40 Dieu permet les tyrans pour punir le peuple ________________________________________________ 41 Les rois justes acquièrent plus de richesses que les tyrans _____________________________________ 41 Les bons rois laissent une bonne renommée ________________________________________________ 42

CHAPITRE 11 — UN CHATIMENT ÉTERNEL EST LA PUNITION DES TYRANS _________________ 42

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On acquiert par la justice les biens que les tyrans convoitent, au prix de l’injustice _________________ 42 Le tyran mérite le châtiment éternel ______________________________________________________ 43 Il est rare que les tyrans se repentent ______________________________________________________ 43 Les tyrans sont responsables des crimes de leurs successeurs __________________________________ 43 La dignité de leur fonction aggrave leur péché _______________________________________________ 43 Celui qui gouverne doit donc se montrer roi, non tyran _______________________________________ 44 Questions précédemment traitées ________________________________________________________ 44 Le gouvernement du monde par Dieu _____________________________________________________ 44

CHAPITRE 12 — L’OFFICE DU ROI __________________________________________________ 45 Le gouvernement de la raison dans l’homme ________________________________________________ 45 L’unité de la société est assurée par un principe directeur _____________________________________ 45 La vocation de roi ______________________________________________________________________ 45

CHAPITRE 13 — LES DEVOIRS DU ROI_______________________________________________ 45 Les deux opérations de Dieu dans le monde et celles de l’âme dans le corps ______________________ 45 Les deux fonctions du roi : la fondation et le gouvernement de la cité ____________________________ 46 Référence au récit de la Genèse __________________________________________________________ 47 Devoirs du fondateur de cité ou de royaume ________________________________________________ 47

CHAPITRE 14 — LE POUVOIR SPIRITUEL ET LE POUVOIR TEMPOREL ______________________ 48 Gouverner un être consiste à le conduire pers sa fin __________________________________________ 48 La béatitude dernière de l’homme Il appartient à l’Eglise de nous conduire _______________________ 49 La fin de la société humaine _____________________________________________________________ 49 La voie bonne rassemble les hommes en société _____________________________________________ 50 La royauté temporelle et la Royauté du Christ Distinction du spirituel et du temporel _______________ 50 Le sacerdoce sous la Loi Ancienne et chez les païens était soumis aux rois ________________________ 51

CHAPITRE 15 — LE ROI DOIT PROCURER LA VIE BONNE A LA MULTITUDE _________________ 52 Soumise au sacerdoce, qui regarde la fin ultime, la royauté, qui regarde la vie bonne de la multitude, doit y subordonner, comme à leur fin, les autres biens particuliers _____________________ 52 Le roi doit s’appliquer à ce que la multitude mène une vie bonne _______________________________ 52 Il y a deux conditions pour qu’un homme mène une vie bonne _________________________________ 53 Trois conditions sont requises pour instituer la pie bonne de la multitude ________________________ 53 Le roi doit conserver la vie bonne Il y a un triple obstacle au bien public __________________________ 54 Le roi doit faire face à ce triple obstacle ____________________________________________________ 54 Le roi doit se soucier du progrès dans la vie bonne ___________________________________________ 55

LIVRE 2 — CONDITIONNEMENTS DE LA CITÉ ____________________________________ 57 CHAPITRE 1 — INFLUENCE DES FACTEURS CLIMATÉRIQUES SUR LA VIE DE LA CITÉ __________ 57 La fondation d’une ville donne au roi une grande gloire _______________________________________ 57 Le roi doit rechercher un climat tempéré ___________________________________________________ 57 Un bon climat procure la santé ___________________________________________________________ 57 Avantages pour la défense militaire _______________________________________________________ 58 Avantages pour la vie publique ___________________________________________________________ 58

CHAPITRE 2 — LES CONDITIONS HYGIÉNIQUES REQUISES PAR LA VIE DE LA CITE____________ 59 Nécessité d’un air salubre Conditions de cette salubrité _______________________________________ 59 Nécessité d’une bonne exposition ________________________________________________________ 60 La salubrité des aliments ________________________________________________________________ 60 La salubrité de l’eau ____________________________________________________________________ 61 Les signes de la salubrité d’un lieu ________________________________________________________ 61

CHAPITRE 3 — L’ORGANISATION DE LA PRODUCTION ET DU COMMERCE _________________ 62 Le territoire d’une ville doit suffire à la nourrir ______________________________________________ 62 Il est plus avantageux pour une ville de tirer ses vivres de son propre territoire que de se les procurer par le commerce _______________________________________________________________ 62 L’importation des produits court de nombreux risques ________________________________________ 62 Un trop grand nombre de marchands nuit à la vie civile _______________________________________ 63

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Les citoyens qui poursuivent un but lucratif se corrompent ____________________________________ 63 La pratique du commerce nuit aux exercices militaires ________________________________________ 63 Il faut éviter les rassemblements d’hommes trop fréquents ____________________________________ 64 Cependant, le commerce est utile_________________________________________________________ 64

CHAPITRE 4 — LE ROLE DES PLAISIRS DANS LA VIE HUMAINE ___________________________ 64 L’emplacement d’une ville doit être agréable _______________________________________________ 64 Il faut user des plaisirs avec mesure _______________________________________________________ 65 Les plaisirs superflus font perdre la vertu ___________________________________________________ 65 Les plaisirs exagérés sont contraires aux vertus militaires ______________________________________ 65 La recherche du plaisir rend vicieux _______________________________________________________ 65 Un plaisir modéré est nécessaire à la vie humaine ____________________________________________ 66 Le plaisir doit être recherché comme un moyen pour la fin, qui est la vie vertueuse ________________ 66

PRÉFACE DU TRADUCTEUR Le De Regno ne contient pas la doctrine politique complète de saint Thomas. S'adressant à un roi régnant, il tient la royauté comme un fait établi dont on partira pour exercer un gouvernement juste. La doctrine politique de saint Thomas est complexe, car le problème est traité par lui, en divers endroits de son œuvre, de points de vue différents. On peut, en effet, l'envisager sous trois optiques. La première est purement théorique. C'est, par exemple, celle qu'adopte Platon dans la République : il s'agit d'établir le paradigme idéal de la cité, intrinsèquement la meilleure, sans qu'il y ait lieu de se demander §.i les conditions matérielles ou historiques la rendent réalisable. Ainsi saint Thomas affirme la supériorité de la royauté sur les autres régimes, en vertu de l'unité qu'elle donne à la société parce que l'unité est le premier bien d'une chose, et donc d'une société, qui est dans la mesure où elle est une. La seconde serait celle du législateur à qu’il incombe de fonder ou d'organiser une cité, en s'inspirant, certes, d'un modèle idéal et de principes, mais aussi en tenant compte de toutes les particularités concrètes. C'est à peu près la situation qu'imagine Platon dans Les Lois où les trois interlocuteurs du dialogue sont censés donner leur avis pour la fondation d'une cité en Crète : ici, tous les facteurs historiques, ethniques, linguistiques, géographiques, économiques, etc., sont déterminants. Une troisième optique, que l'on situerait entre les deux premières, envisagerait le problème spéculativement, tout en prévoyant les facteurs concrets qui peuvent intervenir, non pas dans tel ou tel cas particulier, mais en général : on prévoira les déficiences dues à la faiblesse humaine, ou bien, étant donné tel régime qui nous serait apparu en soi comme le meilleur, on se préoccupera de ce qui est capable d'en garantir le bon fonctionnement ou, au contraire, de ce qui menacerait de le corrompre. Saint Thomas adopte tantôt le premier, tantôt le dernier de ces points de vue, en laissant au lecteur le soin de les discerner. Ainsi quand il faudra déterminer parmi les régimes-types, idéals, dont chacun met l'accent sur une qualité propre, lequel est préférable, il nous dira, nous l'avons vu, que le meilleur régime est la royauté en raison de l'unité qu'elle apporte. Quel est maintenant le régime capable de fonctionner le mieux, non pas dans tel cas précis, mais étant donné la faiblesse de

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l'homme ? Ce sera un régime mixte combinant entre eux les avantages de chacun des régimes-types : royauté, aristocratie, démocratie1[1]. Il faut se garder de l'erreur qui consisterait à attribuer au De Regno un contenu « royaliste » au sens où l'entendent, par exemple, les monarchistes d'aujourd’hui. La royauté, pour saint Thomas, est un régime; elle concerne donc la structure de la société tout entière : le fait de savoir qui détiendra l'exécutif dans l'Etat n'est qu'un des aspects du problème, et nous dirions : secondaire. En tout cas, le saint Docteur s'élève contre la thèse qui fait du roi un monarque absolu de droit divin. Un gouvernement du type de celui de Louis XIV n'est pas une monarchie comme il la définit. Il faut donc prendre garde de ne pas nous laisser tromper par la consonance historique, voire politique, des mots : le roi, tel qu'il l'entend, peut aussi bien être un roi proprement dit qu'un prince ou un président, d'autant plus que la question de l'hérédité ou de l'élection est accessoire et n'intéresse pas sa définition2[2]. De plus, comme l'écrit M. Etienne Gilson, quand saint Thomas dit que la monarchie est le meilleur régime politique, il faut entendre par là : « que le meilleur des régimes politiques est celui qui soumet le corps social au gouvernement d'un seul, mais non pas que le régime le meilleur soit le gouvernement de l'Etat par un seul ». M. Marcel Demongeot résume ainsi les notes dominantes de la royauté, selon saint Thomas : « C'est l'organisation politique selon laquelle un peuple, naturellement inégal et inapte à la liberté politique, est dirigé par un seul homme qui est roi en raison d'une valeur éminente et qui gouverne à vie, sans être soumis à une loi constitutionnelle, mais conformément à la loi naturelle, pour le bien et avec l'assentiment de ses sujets »3[3]. Ainsi, un des caractères principaux du roi est sa supériorité sur ses sujets : ceux-ci sont par rapport à lui comme des mineurs vis-à-vis d'un adulte. Nous dirions aujourd'hui que la royauté suppose un certain paternalisme dans les relations de gouvernant à gouvernés. Or, dans certains pays, un phénomène historique s'est produit ces derniers siècles : les peuples tendent à accéder- d la majorité politique. Voilà· un facteur nouveau qui nous 'avertit qu'en vertu même des principes énoncés par saint Thomas la royauté dans son type pur ne saurait être appliquée telle quelle4[4]. Du reste, le saint nous avertit, dans un texte de la Somme, des éléments principaux qui entrent en ligne de compte dans la constitution d'une cité : cc Pour que l'ordonnance des pouvoirs soit bonne, dans une cité ou dans un peuple quelconque, il faut prendre garde à deux choses. La première, que tous les citoyens aient une certaine part d'autorité. C'est le moyen de maintenir la paix dans le peuple, car tout le monde aime un arrangement de ce genre et tient à le conserver, comme dit Aristote au livre II de sa Politique (lect. 14). La deuxième se rapporte aux diverses espèces de régimes, ou de répartitions des autorités. Car il y en a plusieurs espèces, exposées par Aristote dans sa Politique (livre II l, lect. 6), et dont voici les deux principales : la royauté (regnum), où un seul exerce le pouvoir en raison 1[1]

Pour s'éclairer sur les divers problèmes que soulève le De Regno, consulter les ouvrages suivants : Marcel DEMONGEOT, Le meilleur régime politique selon saint Thomas, A. Blot, éd., Paris, 1928; les études que M. Jacques MARITAIN a consacrées aux problèmes de philosophie de la culture, notamment Religion et culture, Du régime temporel et de la liberté, Desclée de Brouwer,' éd :, et-surtout : . Humanisme intégral, Aubier, éd., etc.; abbé Charles JOURNET, L'Eglise du Verbe incarné, Desclée de Brouwer, éd., Paris, 1940; dans Etienne GILSON, Le thomisme, 4e éd. revue et augmentée, Paris, Vrin, 1942, on pourra lire Ille partie, ch. I-IV, p. 363-371, et ch. IV, p. 417-454. 2[2] Cf. M. DEMONGEOT, op. cit., p. 50. 2 E. GILSON, op. cit., p. 450. 3[3] M. DEMONGEOT, op. cit., p. 53. 4[4] Le Message de Noël 1944 de S. S. Pie XII affirme cette aspiration des peuples à la démocratie.

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de sa vertu, et l'aristocratie, c'est-à-dire le commandement des hommes d'élite (potestas optimatum), où un petit nombre exerce le pouvoir en raison de sa vertu. En conséquence, voici la répartition la meilleure du pouvoir dans une cité ou un royaume quelconque : d'abord, un chef unique, choisi pour sa vertu, qui soit à la tête de tous, puis, au-dessous de lui, quelques chefs choisis pour leur vertu. 'Pour être celle de quelques-uns, leur autorité n'en est pas moins celle de tout le monde, parce qu'ils peuvent être choisis dans tout le peuple, ou même, qu'en fait, ils y sont choisis. Voilà donc la politie (politia) la meilleure de toutes. Elle est bien dosée (bene commixta) : de royauté, en tant qu'un seul y commande; d'aristocratie, en tant que plusieurs y exercent le pouvoir en raison de leur vertu; de démocratie, enfin, c'est-à-dire du pouvoir du peuple (ex democratia, id est, potestate populi), en tant que les chefs peuvent y être choisis dans les rangs du peuple, et que c'est au peuple qu'appartient l'élection des chefs»5[5]. Si l'on veut un point de comparaison pour ce qui touche le genre de cet écrit et non le fond de la doctrine, où l'on trouverait des divergences avec saint Thomas, pensons à Bossuet écrivant à l'usage du Dauphin les règles morales dont il devra s'éclairer dans l'exercice de sa fonction. Le De Regno est un guide de politique chrétienne adressé à un roi au pouvoir : ce que celui-ci devait y puiser, ce sont les grands principes dont tout chrétien travaillant au gouvernement de la cité temporelle doit s'inspirer. Quelle est la fin de cette société, quels sont les droits et les devoirs des gouvernants et des gouvernés, quels sont les rapports du spirituel au temporel, ce sont ces questions fondamentales auxquelles il doit savoir répondre par une solution vraie à laquelle sans transiger il confortera sa conduite. Ajoutons que l'opuscule est adressé à un prince chrétien gouvernant des sujets chrétiens; c'est une situation qui ne se rencontre plus guère aujourd'hui : sur ce point encore, en vertu de la loi posée par le saint, qu'il faut tenir compte des circonstances, l'application des mêmes principes pourra offrir des modalités multiples. Au travers des circonstances historiques changeantes, les exigences de la vérité sont toujours urgentes et actuelles. * * * Nous avons eu sous les yeux deux traductions françaises du présent texte : la première a paru au tome III de l'édition des Opuscules de saint Thomas, Louis Vivès, Paris, 1857; elle est due à M. l'abbé Bandel, la seconde, œuvre de M. Roguet, a été éditée à la Librairie du Dauphin, Paris, 1931, sous le titre : Du gouvernement royal. Elle est précédée d'une préface développée de M. l'abbé Charles Journet. A cette deuxième traduction notamment, nous avons fait plusieurs emprunts. Nous devons dire ici à M. l'abbé Journet, dont les conseils nous ont constamment aidé dans. ce travail, toute notre reconnaissance. C'est à lui, encore, que nous devons la notice historique et le plan qui suivent, ainsi que plusieurs notes. Nous remercions de même R. P. Kaelin qui a bien voulu relire cette traduction et nous suggéra plusieurs corrections, et notre ami Paul Rousset qui nous a précieusement éclairé de sa science d'historien.

L’authenticité de l’opuscule « De Regno »

5[5]

Summa Theologica, I-II, 105, 1, traduit dans E. GILSON, op. cit., p. 451. Sur la nécessité de la vertu chez les dirigeants, cf. Summ. Theol., 1-II, 92, 1, ad 3.

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L'opuscule De Regno, ad regem Cypri figure au catalogue des œuvres de saint Thomas qui fut inséré dans le procès de canonisation et qui fut dressé, comme l'a montré le P. Mandonnet6[6], sur l'ordre du chapitre général des Prêcheurs, par le secrétaire même de saint Thomas, Reynald de Piperno. Suivant les recherches du P. Mandonnet, il faut dater cet écrit des années 1265-12677[7]. L'île de Chypre, conquise sur les Comnènes en 1191 par Richard Cœur de Lion et passée peu après aux Lusignans, avait alors pour roi un enfant, Hugues II (1253-1267) qui fut roi dès le berceau et mourut à quatorze ans et dont le successeur, Hugues le Grand, deva'it prendre, en 1269, le double titre de roi de Chypre et de. Jérusalem8[8]. Si incontestable que soit l'authenticité de l'opuscule au roi de Chypre, les quatre livres qui nous sont parvenus sous des titres un peu différents De rege et regno, ou De regimine principum, soulèvent un problème de critique textuelle que le P. Mandonnet formule en ces termes : « Le De regno, appelé après coup De regimine principum, est considéré comme inachevé, parce qu'il a été continué par Ptolémée de Lucques. La partie authentique est censée s'achever à la fin du chapitre 4 (IV) du second livre. Il reste à vérifier sur les manuscrits si le traité primitif n'était pas complet et si le continuateur n'en a pas modifié l'économie générale pour le faire concorder avec son œuvre personnelle9[9]. » Le point d'arrêt du texte de saint Thomas se trouve, en effet, au second livre, un peu avant la fin du chapitre 4 (IV) dans le codex de Sainte-Geneviève, presque au début du chapitre 5 (V) dans le codex de Saint-Victor. Saint Thomas aurait-il été interrompu dans son travail en apprenant la mort d’Hugues II ?

Le plan A supposer que Ptolémée de Lucques ne se soit pas contenté simplement d'ajouter au texte de saint Thomas, il est du moins peu probable qu'il en ait beaucoup modifié l'économie. Si l'on désire donc lire avec fruit le De Regno, il est nécessaire d'en bien marquer la composition. L'ordonnance a, dans un écrit de saint Thomas, le même rôle précis et essentiel que dans un portail de Chartres. Voici donc, tel qu'il se dégage du texte lui-même, le plan des chapitres du premier livre.

6[6]

Introduction aux opuscules de saint Thomas d'Aquin, 1927, p. VII. Ibid., p. LII. 8[8] L'art de vérifier les dates des faits historiques, des chartes, des chroniques et autres anciens monuments, par les religieux bénédictins, de la Congrégation de Saint·Maur, Paris, 1770, p. 388. 9[9] Bibliographie thomiste, 1921, p. xx. 7[7]

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Textum Taurini 1954 editum ac automato translatum a Roberto Busa SJ in taenias magneticas denuo recognovit Enrique Alarcón atque instruxit Prooemium [69919] De regno, pr. Cogitanti mihi quid offerrem regiae celsitudini dignum meaeque professioni congruum et officio, id occurrit potissime offerendum, ut regi librum de regno conscriberem, in quo et regni originem et ea quae ad regis officium pertinent, secundum Scripturae divinae auctoritatem, philosophorum dogma et exempla laudatorum principum diligenter depromerem, iuxta ingenii proprii facultatem, principium, progressum, consummationem operis ex illius

Traduction du Père Martin-Cottier op, 1946

Prologue Comme je me demandais ce que je pouvais offrir qui fût digne de la majesté royale, et conforme à mon état de religieux et de docteur, j'ai pensé que le mieux était de composer, pour un roi, un ouvrage traitant de la royauté, dans lequel j'exposerais et l'origine de la royauté et ce qui se rapporte aux devoirs du roi, d'après l'autorité de la divine Ecriture, et en dégageant soigneusement l'enseignement des philosophes et l'exemple des princes les plus loués, selon les capacités de mon propre esprit, attendant pour commencer, poursuivre et achever cette œuvre, le secours de Celui qui est le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs, par qui les rois règnent, Dieu, le Seigneur puissant et le Souverain, dont la grandeur surpasse tous les dieux. 8


expectans auxilio qui est rex regum LIVRE 1 — NATURE DE LA ROYAUTÉ et dominus dominantium : per quem reges regnant, Deus, magnus CHAPITRE 1 — DÉFINITION DE LA dominus, et rex magnus super ROYAUTÉ (Les titres et les sous-titres sont du traducteur.) omnes deos. Les êtres qui tendent à une fin par diverses voies ont besoin d’un principe directeur Liber 1 Il nous faut, pour point de départ de notre Caput 1 [69920] De regno, lib. 1 cap. 1 tit. entreprise, exposer ce que l’on doit entendre par Quod necesse est homines simul le nom de roi. viventes ab aliquo diligenter regi Dans tout ce qui est ordonné à une fin, et où il [69921] De regno, lib. 1 cap. 1 Principium autem intentionis nostrae hinc sumere oportet, ut quid nomine regis intelligendum sit, exponatur. In omnibus autem quae ad finem aliquem ordinantur, in quibus contingit sic et aliter procedere, opus est aliquo dirigente, per quod directe debitum perveniatur ad finem. Non enim navis, quam secundum diversorum ventorum impulsum in diversa moveri contingit, ad destinatum finem perveniret nisi per gubernatoris industriam dirigeretur ad portum. Hominis autem est aliquis finis, ad quem tota vita eius et actio ordinatur, cum sit agens per intellectum, cuius est manifeste propter finem operari. Contingit autem diversimode homines ad finem intentum procedere, quod ipsa diversitas humanorum studiorum et actionum declarat. Indiget igitur homo aliquo dirigente ad finem. Est autem unicuique hominum naturaliter insitum rationis lumen, quo in suis actibus dirigatur ad finem. Et si quidem homini conveniret singulariter vivere, sicut multis animalium, nullo alio dirigente indigeret ad finem, sed ipse sibi unusquisque esset rex sub Deo summo rege, in quantum per lumen rationis divinitus datum sibi, in suis actibus se ipsum dirigeret. Naturale autem est homini ut sit animal sociale et

arrive de procéder par diverses voies, on a besoin d’un principe directeur par lequel on atteigne directe ment la fin à laquelle on doit tendre. En effet, le navire, poussé par des vents contraires dans des directions opposées, ne parviendrait pas au but proposé, s’il n’était dirigé vers le port par l’art du pilote. Or l’homme a une fin, à laquelle toute sa vie et son action sont ordonnées, puisqu’il est un être agissant par l’intelligence, dont le propre est manifestement d’opérer en vue d’une fin. Il arrive aux hommes d’aller par divers moyens vers la fin à laquelle ils tendent, ce que montre la diversité même des préoccupations el des actions humaines. L’homme a donc besoin d’un principe qui le dirige vers sa fin. Par nature, l’homme est un animal social et politique Chaque homme possède, de par sa nature, la lumière innée de la raison, qui, dans ses actes, le guide vers sa fin. Et s’il convenait à l’homme de vivre solitairement, comme il convient à beaucoup d’animaux, il n’aurait besoin d’être dirigé par aucun autre principe directeur vers cette fin, mais chacun serait à soi-même son propre roi, sous la royauté suprême de Dieu, en tant que, par la lumière de la raison, qui est un don de Dieu, il se dirigerait lui-même dans ses actes. Mais il est dans la nature de l’homme d’être un animal social et politique, vivant dans une multitude, à un degré beaucoup plus fort encore que tous les autres animaux, ce que montre la nécessité naturelle. En effet, la nature n préparé aux autres animaux la nourriture, un vêtement de pelage, des moyens de défense, comme les dents, les cornes, les griffes, ou, du moins, la rapidité dans la fuite. L’homme, au contraire, a été créé sans que la nature ne lui procure rien de tout cela, mais, à la 9


politicum, in multitudine vivens, magis etiam quam omnia alia animalia, quod quidem naturalis necessitas declarat. Aliis enim animalibus natura praeparavit cibum, tegumenta pilorum, defensionem, ut dentes, cornua, ungues, vel saltem velocitatem ad fugam. Homo autem institutus est nullo horum sibi a natura praeparato, sed loco omnium data est ei ratio, per quam sibi haec omnia officio manuum posset praeparare, ad quae omnia praeparanda unus homo non sufficit. Nam unus homo per se sufficienter vitam transigere non posset. Est igitur homini naturale quod in societate multorum vivat. Amplius : aliis animalibus insita est naturalis industria ad omnia ea quae sunt eis utilia vel nociva, sicut ovis naturaliter aestimat lupum inimicum. Quaedam etiam animalia ex naturali industria cognoscunt aliquas herbas medicinales et alia eorum vitae necessaria. Homo autem horum, quae sunt suae vitae necessaria, naturalem cognitionem habet solum in communi, quasi eo per rationem valente ex universalibus principiis ad cognitionem singulorum, quae necessaria sunt humanae vitae, pervenire. Non est autem possibile quod unus homo ad omnia huiusmodi per suam rationem pertingat. Est igitur necessarium homini quod in multitudine vivat, ut unus ab alio adiuvetur et diversi diversis inveniendis per rationem occupentur, puta, unus in medicina, alius in hoc, alius in alio. Hoc etiam evidentissime declaratur per hoc, quod est proprium hominis locutione uti, per quam unus homo aliis suum conceptum totaliter potest exprimere. Alia quidem animalia exprimunt mutuo

place, la raison lui a été donnée, qui lui permit de préparer toutes ces choses, par le travail de ses mains : à quoi un seul homme ne suffit pas. En effet, un seul homme ne pourrait pas, par luimême, s’assurer les moyens nécessaires à la vie. Il est donc dans la nature de l’homme qu’il vive en société. Bien plus, les autres animaux possèdent à l’état inné une habileté naturelle à découvrir tout ce qui leur est utile ou nuisible, comme la brebis sent naturellement que le loup est son ennemi. Certains animaux connaissent même, grâce à cette habileté naturelle, certaines plantes médicinales et d’autres choses nécessaires à leur vie. Or l’homme a, des choses qui sont nécessaires à sa vie, une connaissance naturelle qui n’est que générale, étant capable, par la raison, de parvenir, en partant des principes universels, à la connaissance des choses particulières qui sont nécessaires à la vie humaine. Mais il n’est pas possible qu’un seul homme atteigne, par sa propre raison, à toutes les choses de ce genre. Il est donc nécessaire à l’homme de vivre en multitude, afin que chacun soit aidé par le prochain, et que tous s’occupent de découvertes rationnelles diverses, par exemple, l’un en médecine, l’autre dans tel domaine, un autre dans tel autre. Le propre de l’homme est d’user du langage Ceci est encore montré très évidemment par le fait que le propre de l’homme est de se servir de la parole, par laquelle chaque homme peut exprimer aux autres la totalité de sa pensée. Il est vrai que les autres animaux se communiquent leurs passions, en gros, comme le chien exprime sa colère en aboyant, et les autres espèces leurs diverses passions de diverses manières. Donc l’homme est beaucoup plus communicatif avec autrui que n’importe quel animal, que l’on voit vivre en troupe, tels que la grue, la fourmi ou l’abeille. Nécessité pour le corps social d’avoir une force directrice C’est en considérant ce fait que Salomon dit dans l’Ecclésiaste (ch. IV, V. 9) : "Il est préférable d’être deux qu’un seul. Car chacun tire profit de cette mutuelle compagnie." Si donc il est dans la 10


passiones suas in communi, ut canis in latratu iram, et alia animalia passiones suas diversis modis. Magis igitur homo est communicativus alteri quam quodcumque aliud animal, quod gregale videtur, ut grus, formica et apis. Hoc ergo considerans Salomon in Eccle. IV, 9, ait : melius est esse duos quam unum. Habent enim emolumentum mutuae societatis. Si ergo naturale est homini quod in societate multorum vivat, necesse est in hominibus esse per quod multitudo regatur. Multis enim existentibus hominibus et unoquoque id, quod est sibi congruum, providente, multitudo in diversa dispergeretur, nisi etiam esset aliquis de eo quod ad bonum multitudinis pertinet curam habens; sicut et corpus hominis et cuiuslibet animalis deflueret, nisi esset aliqua vis regitiva communis in corpore, quae ad bonum commune omnium membrorum intenderet. Quod considerans Salomon dicit : ubi non est gubernator, dissipabitur populus. Hoc autem rationabiliter accidit : non enim idem est quod proprium et quod commune. Secundum propria quidem differunt, secundum autem commune uniuntur. Diversorum autem diversae sunt causae. Oportet igitur, praeter id quod movet ad proprium bonum uniuscuiusque, esse aliquid quod movet ad bonum commune multorum. Propter quod et in omnibus quae in unum ordinantur, aliquid invenitur alterius regitivum. In universitate enim corporum per primum corpus, scilicet caeleste, alia corpora ordine quodam divinae providentiae reguntur, omniaque corpora per creaturam rationalem. In uno etiam homine anima regit corpus, atque inter animae partes irascibilis et concupiscibilis ratione

nature de l’homme qu’il vive en société d’un grand nombre de semblables, il est nécessaire qu’il y ait chez les hommes un principe par lequel gouverner la multitude. En effet, comme les hommes sont en grand nombre et que chacun pourvoit à ce qui lui est approprié, la multitude serait éparpillée en divers sens, s’il ne se trouvait aussi quelqu’un qui prenne soin de ce qui regarde le bien de la multitude, de même que le corps de l’homme ou de n’importe quel animal se désagrégerait, s’il n’y avait dans le corps une certaine force directrice commune, visant au bien commun de tous les membres. C’est ce que considère Salomon quand il dit (Prov. XI, 14) : "Là où il n’y a point de guide, le peuple se dispersera." Ceci se produit logiquement, car il n’y a pas identité entre le bien propre et le bien commun. Les êtres sont divisés sous l’angle de leurs biens propres; ils sont unis sous l’angle du bien commun. Or, des effets différents ont des causes différentes. Il faut donc, outre ce qui meut au bien propre de chacun, quelque chose qui meuve au bien commun du nombre. C’est pourquoi dans toutes les choses qui sont ordonnées en un tout, on trouve un principe directeur. Dans le monde des corps, en effet, un premier corps, le corps céleste, dirige les autres selon un certain ordre établi par la divine Providence, et tous les corps sont dirigés par la créature raisonnable. De même, dans un homme, l’âme gouverne le corps, et entre les parties de l’âme, l’irascible et le concupiscible sont gouvernés par la raison. Pareillement, entre les membres du corps, un est le principal qui meut tout, tel le coeur ou la tête. Il faut donc que dans toute multitude, il y ait un principe directeur. Gouvernement juste et gouvernement injuste Mais il arrive qu’en certaines choses qui sont ordonnées à une fin, on procède avec rectitude ou sans rectitude. C’est pourquoi l’on trouve aussi dans le gouvernement de la multitude ce qui est droit et ce qui ne l’est pas. Un être, quel qu’il soit, est dirigé avec rectitude quand il est conduit vers la fin qui lui convient; il est dirigé sans rectitude quand il est conduit vers une fin qui ne 11


reguntur. Itemque inter membra corporis unum est principale, quod omnia movet, ut cor, aut caput. Oportet igitur esse in omni multitudine aliquod regitivum. Caput 2 [69922] De regno, lib. 1 cap. 2 tit. Distinguitur multiplex dominium sive regimen [69923] De regno, lib. 1 cap. 2 Contingit autem in quibusdam, quae ordinantur ad finem, et recte, et non recte procedere. Quare et in regimine multitudinis et rectum, et non rectum invenitur. Recte autem dirigitur unumquodque quando ad finem convenientem deducitur; non recte autem quando ad finem non convenientem. Alius autem est finis conveniens multitudini liberorum, et servorum. Nam liber est, qui sui causa est; servus autem est, qui id quod est, alterius est. Si igitur liberorum multitudo a regente ad bonum commune multitudinis ordinetur, erit regimen rectum et iustum, quale convenit liberis. Si vero non ad bonum commune multitudinis, sed ad bonum privatum regentis regimen ordinetur, erit regimen iniustum atque perversum, unde et dominus talibus rectoribus comminatur per Ezech. XXXIV, 2, dicens : vae pastoribus qui pascebant semetipsos (quasi sua propria commoda quaerentes) : nonne greges a pastoribus pascuntur ? Bonum siquidem gregis pastores quaerere debent, et rectores quilibet bonum multitudinis sibi subiectae. Si igitur regimen iniustum per unum tantum fiat qui sua commoda ex regimine quaerat, non autem bonum multitudinis sibi subiectae, talis rector tyrannus vocatur, nomine a fortitudine derivato, quia scilicet per

lui convient pas. Mais autre est la fin qui convient à une multitude d’hommes libres, autre à une multitude d’esclaves. En effet, l’homme libre est celui qui est maître de lui-même (sui causa), tandis que l’esclave est celui qui, en ce qu’il est, appartient à un autre. Si donc une multitude d’hommes libres est ordonnée, par celui qui la gouverne, au bien commun de la multitude, nous aurons un gouvernement droit et juste, tel qu’il convient à des hommes libres. Mais si un gouverne ment est ordonné, non au bien commun de la multitude, mais au bien privé de celui qui gouverne, ce gouvernement sera injuste et pervers; c’est pourquoi le Seigneur menace de tels chefs par la bouche d’Ezéchiel (XXXIV, 2), disant : "Malheur aux pasteurs qui se paissent euxmêmes" — c’est-à-dire qui cherchent leur propre avantage. — "Est-ce que ce ne sont pas les troupeaux que les pasteurs doivent paître ?" Car les pasteurs doivent rechercher le bien du troupeau, et tout chef (rectores) le bien de la multitude qui lui est soumise. Les gouvernements injustes Si donc un gouvernement injuste est exercé par un seul homme, qui recherche, dans l’exercice du pouvoir, ses propres avantages et non le bien commun de la multitude qui lui est soumise, un tel chef est appelé tyran, nom dérivé de celui de force parce que le tyran opprime par la puissance, il ne gouverne pas par la justice. D’où, chez les anciens, tous ceux qui détenaient le pouvoir étaient appelés tyrans. Mais si un gouvernement injuste est exercé, non par un seul homme, mais par plusieurs, si, du moins, ils sont en petit nombre, ce régime est appelé oligarchie, c’est-à-dire gouvernement (principatus) d’un petit nombre, comme quand un petit groupe d’hommes opprime le peuple, par la puissance de leurs richesses, différant du tyran par le seul fait qu’ils sont plusieurs. Si un gouvernement inique est exercé par un grand nombre, il est appelé démocratie, c’est-àdire domination du peuple, comme quand le peuple des plébéiens, s’appuyant sur la puissance de sa multitude, opprime les riches. Car ainsi le peuple entier sera comme un seul tyran. Les gouvernements justes 12


potentiam opprimit, non per iustitiam regit : unde et apud antiquos potentes quique tyranni vocabantur. Si vero iniustum regimen non per unum fiat, sed per plures, siquidem per paucos, oligarchia vocatur, id est principatus paucorum, quando scilicet pauci propter divitias opprimunt plebem, sola pluralitate a tyranno differentes. Si vero iniquum regimen exerceatur per multos, democratia nuncupatur, id est potentatus populi, quando scilicet populus plebeiorum per potentiam multitudinis opprimit divites. Sic enim populus totus erit quasi unus tyrannus. Similiter autem et iustum regimen distingui oportet. Si enim administretur per aliquam multitudinem, communi nomine politia vocatur, utpote cum multitudo bellatorum in civitate vel provincia dominatur. Si vero administretur per paucos, virtuosos autem, huiusmodi regimen aristocratia vocatur, id est potentatus optimus, vel optimorum, qui propterea optimates dicuntur. Si vero iustum regimen ad unum tantum pertineat, ille proprie rex vocatur : unde dominus per Ezech. dicit : servus meus David rex super omnes erit, et pastor unus erit omnium eorum. Ex quo manifeste ostenditur quod de ratione regis est quod sit unus, qui praesit, et quod sit pastor commune multitudinis bonum, et non suum commodum quaerens. Cum autem homini competat in multitudine vivere, quia sibi non sufficit ad necessaria vitae si solitarius maneat, oportet quod tanto sit perfectior multitudinis societas, quanto magis per se sufficiens erit ad necessaria vitae. Habetur siquidem aliqua vitae sufficientia in una familia domus unius, quantum scilicet ad naturales actus nutritionis, et prolis

Il faut établir des distinctions semblables entre les formes de gouvernements justes. En effet si le gouvernement est exercé par quelque multitude, il est généralement appelé république (politia), comme quand la multitude des combattants exerce le pouvoir dans une cité ou une province. S’il est exercé par un petit nombre d’hommes, mais qui soient vertueux, le gouvernement de ce genre s’appelle aristocratie, c’est-à-dire pouvoir le meilleur ou des meilleurs, qui pour cette raison se nomment optimates. Mais si le gouvernement juste appartient à un seul homme, celui-ci est appelé roi; c’est pourquoi le Seigneur dit par Ezéchiel (XXXVII, 24) : "Mon serviteur David sera roi au-dessus de tous et il y aura un seul pasteur pour eux tous." La notion de roi Ceci montre manifestement que la notion de roi implique qu’il n’y ait qu’un seul homme qui gouverne et qu’il soit un pasteur recherchant le bien commun de la multitude, et non son propre avantage. Comme il convient à l’homme de vivre en multitude, parce que, s’il reste solitaire, il ne se suffit pas pour les choses nécessaires à la vie, il faut que le lien social (societas) de la multitude soit d’autant plus parfait, que, par elle-même, elle suffira mieux aux besoins de la vie. Une seule famille, dans une seule maison, suffira bien à certains besoins vitaux, comme par exemple ceux qui se rapportent aux actes naturels de la nutrition, de la génération et des autres fonctions de ce genre; dans un seul bourg, on se suffira pour ce qui regarde un seul corps de métier; mais dans une cité, qui est la communauté parfaite, on se suffira quant à toutes les choses nécessaires à la vie; et plus encore dans une province unifiée à cause de la nécessité du combat en commun et du secours mutuel contre les ennemis. C’est pourquoi celui qui gouverne (regit) une communauté parfaite, c’est-à-dire une cité ou une province, est appelé roi (rex) par antonomase; celui qui gouverne une maison n’est pas appelé roi, mais père de famille. Cependant il a avec le roi quelque similitude à cause de laquelle on appelle parfois les rois pères des peuples. 13


generandae, et aliorum huiusmodi; in uno autem vico, quantum ad ea quae ad unum artificium pertinent; in civitate vero, quae est perfecta communitas, quantum ad omnia necessaria vitae; sed adhuc magis in provincia una propter necessitatem compugnationis et mutui auxilii contra hostes. Unde qui perfectam communitatem regit, id est civitatem vel provinciam, antonomastice rex vocatur; qui autem domum regit, non rex, sed paterfamilias dicitur. Habet tamen aliquam similitudinem regis, propter quam aliquando reges populorum patres vocantur. Ex dictis igitur patet, quod rex est qui unius multitudinem civitatis vel provinciae, et propter bonum commune, regit; unde Salomon in Eccle. V, 8, dicit : universae terrae rex imperat servienti.

Caput 3 [69924] De regno, lib. 1 cap. 3 tit. Quod utilius est multitudinem hominum simul viventium regi per unum quam per plures [69925] De regno, lib. 1 cap. 3 His autem praemissis requirere oportet quid provinciae vel civitati magis expedit : utrum a pluribus regi, vel uno. Hoc autem considerari potest ex ipso fine regiminis. Ad hoc enim cuiuslibet regentis ferri debet intentio, ut eius quod regendum suscepit salutem procuret. Gubernatoris enim est, navem contra maris pericula servando, illaesam perducere ad portum salutis. Bonum autem et salus consociatae multitudinis est ut eius unitas conservetur, quae dicitur pax, qua remota, socialis vitae perit utilitas, quinimmo multitudo dissentiens sibi ipsi sit onerosa. Hoc

De ce que nous avons dit, il ressort donc avec évidence que le roi est celui qui gouverne la multitude d’une cité ou d’une province, et ceci en vue du bien commun. C’est pourquoi Salomon dit dans I’Ecclésiaste (V, 8) : "Le roi commande à tout le territoire qui lui est soumis." CHAPITRE 2 — LA ROYAUTÉ EST LE MEILLEUR RÉGIME, EN RAISON DE L’UNITÉ Ces prémisses posées, il faut rechercher ce qui convient mieux à une province ou une cité, si c’est d’être gouvernée par plusieurs ou par un seul. On peut considérer ce problème du point de vue de la fin elle- même du gouvernement. Celui qui dirige la multitude doit procurer l’unité de la paix En effet, l’intention de tout gouvernant doit tendre à procurer le salut de ce qu’il a entrepris de gouverner. Car il appartient au pilote en protégeant son navire des périls de la mer de le conduire indemne à bon port. Or le bien et le salut d’une multitude assemblée en société est dans la conservation de son unité, qu’on appelle paix; si celle-ci disparaît, l’utilité de la vie sociale est abolie, bien plus, une multitude en dissension est insupportable à soi-même. Tel est donc le but auquel celui qui dirige (rector) la multitude doit le plus viser : procurer l’unité de la paix. C’est à tort qu’il délibérerait s’il doit apporter la paix à la multitude qui lui est soumise, comme le médecin n’a pas à se demander s’il doit guérir le malade qui lui est confié. Nul en effet ne doit délibérer de la fin à laquelle il doit tendre, mais des moyens qui conduisent à cette fin. C’est pourquoi l’Apôtre, ayant recommandé l’unité au peuple fidèle, dit (aux Ephésiens, IV, 3) : "Efforcez-vous de conserver l’unité de l’esprit dans le lien de la paix." Un gouvernement sera donc d’autant plus utile qu’il sera plus efficace pour conserver l’unité de la paix. Car nous appelons plus utile ce qui amène mieux à la fin. Principe de l’unité de gouvernement Mais il est manifeste que ce qui par soi est un, peut mieux réaliser l’unité que ce qui est 14


igitur est ad quod maxime rector multitudinis intendere debet, ut pacis unitatem procuret. Nec recte consiliatur, an pacem faciat in multitudine sibi subiecta, sicut medicus, an sanet infirmum sibi commissum. Nullus enim consiliari debet de fine quem intendere debet, sed de his quae sunt ad finem. Propterea apostolus commendata fidelis populi unitate : solliciti, inquit, sitis servare unitatem spiritus in vinculo pacis. Quanto igitur regimen efficacius fuerit ad unitatem pacis servandam, tanto erit utilius. Hoc enim utilius dicimus, quod magis perducit ad finem. Manifestum est autem quod unitatem magis efficere potest quod est per se unum, quam plures. Sicut efficacissima causa est calefactionis quod est per se calidum. Utilius igitur est regimen unius, quam plurium. Amplius, manifestum est quod plures multitudinem nullo modo conservant, si omnino dissentirent. Requiritur enim in pluribus quaedam unio ad hoc, quod quoquo modo regere possint : quia nec multi navem in unam partem traherent, nisi aliquo modo coniuncti. Uniri autem dicuntur plura per appropinquationem ad unum. Melius igitur regit unus quam plures ex eo quod appropinquant ad unum. Adhuc : ea, quae sunt ad naturam, optime se habent : in singulis enim operatur natura, quod optimum est. Omne autem naturale regimen ab uno est. In membrorum enim multitudine unum est quod omnia movet, scilicet cor; et in partibus animae una vis principaliter praesidet, scilicet ratio. Est etiam apibus unus rex, et in toto universo unus Deus factor omnium et rector. Et hoc rationabiliter. Omnis enim multitudo derivatur ab uno. Quare si ea quae sunt secundum artem,

multiple. De même la cause la plus efficace de chaleur est ce qui est chaud par soi. Le gouvernement d’un seul est donc plus utile que celui de plusieurs. En outre, il est manifeste que plusieurs hommes ne maintiennent d’aucune façon une multitude, s’ils sont en désaccord sur tout. Une certaine union est requise d’un groupe de gouvernants pour qu’ils puissent gouverner en quelque mesure tout comme plusieurs matelots ne tireraient pas le navire dans une même direction s’ils n’étaient unis en quelque manière. Or, plusieurs choses sont dites être unies en ce qu’elles se rapprochent de ce qui est un. Un seul donc gouverne mieux que plusieurs, ceux-ci ne faisant que s’approcher de ce qui est un. Conformité à la nature En outre, les choses qui sont conformes à la nature se comportent le mieux. Car en chaque chose la nature opère ce qui est le meilleur. Or le gouvernement commun de la nature est exercé par un seul. En effet, parmi le grand nombre des membres, il en est un qui les meut tous : le coeur. Et entre les parties de l’âme, une seule force commande principalement : la raison. De même, les abeilles n’ont qu’un seul roi. Et dans tout l’univers, il n’y a qu’un seul Dieu, créateur et gouverneur de toutes choses. Conformité à la raison L’art et la nature Et ceci est selon la raison. Car toute multitude dérive de l’un. C’est pourquoi, si les choses qui sont du ressort de l’art imitent celles qui sont selon la nature, et si une oeuvre d’art est d’autant meilleure qu’elle reproduit davantage la similitude de ce qui est dans la nature, il est nécessaire que pour la multitude humaine le meilleur soit d’être gouvernée par un seul. L’expérience Ceci apparaît aussi par l’expérience. En effet, les provinces et les cités qui ne sont pas gouvernées par un seul souffrent de dissensions, et leur agitation les éloigne de la paix, de sorte que semble accomplie la plainte du Seigneur, quand il dit par la voix du prophète Jérémie (XII, 10) : 15


imitantur ea quae sunt secundum naturam, et tanto magis opus artis est melius, quanto magis assequitur similitudinem eius quod est in natura, necesse est quod in humana multitudine optimum sit quod per unum regatur. Hoc etiam experimentis apparet. Nam provinciae vel civitates quae non reguntur ab uno, dissensionibus laborant et absque pace fluctuant, ut videatur adimpleri quod dominus per prophetam conqueritur, dicens : pastores multi demoliti sunt vineam meam. E contrario vero provinciae et civitates quae sub uno rege reguntur, pace gaudent, iustitia florent, et affluentia rerum laetantur. Unde dominus pro magno munere per prophetas populo suo promittit, quod poneret sibi caput unum, et quod princeps unus erit in medio eorum. Caput 4 [69926] De regno, lib. 1 cap. 4 tit. Quod, sicut dominium unius optimum est, quando est iustum, ita oppositum eius est pessimum, probatur multis rationibus et argumentis

"Les pasteurs, [parce qu’ils sont] nombreux, ont dévasté ma vigne." Mais au contraire, les provinces et les cités qui sont gouvernées par un seul roi jouissent de la paix, fleurissent dans la justice et sont heureuses dans l’abondance. C’est pourquoi le Seigneur a promis à son peuple par la voix de ses prophètes, comme une grande récompense, qu’il ne mettrait à sa tête qu’un seul chef, et qu’il n’y aura qu’un seul prince au milieu d’eux. CHAPITRE 3 — LA TYRANNIE EST LE PIRE RÉGIME Au meilleur régime s’oppose le pire, à la royauté la tyrannie. Comme le gouvernement d’un roi est le meilleur, ainsi le gouvernement d’un tyran est le pire. A la république (politia) s’oppose la démocratie; l’une et l’autre, comme il ressort de ce que nous avons dit, étant un gouvernement exercé par le plus grand nombre; à l’aristocratie s’oppose l’oligarchie, l’une et l’autre étant exercée par le petit nombre; quant à la royauté, elle s’oppose à la tyrannie, l’une et l’autre étant exercée par un seul homme. Que la royauté soit le meilleur gouvernement, nous l’avons montré précédemment. Si donc au meilleur s’oppose le pire, il suit nécessairement que la tyrannie est le pire gouvernement.

En outre, une force unifiée est plus efficace pour obtenir un effet, qu’une force dispersée ou [69927] De regno, lib. 1 cap. 4 Sicut divisée. autem regimen regis est optimum, En effet, plusieurs hommes réunis tirent ita regimen tyranni est pessimum. ensemble ce qu’ils ne pourraient tirer s’ils étaient Opponitur enim politiae quidem séparés, même si chacun n’en prenait qu’une democratia, utrumque enim, sicut ex partie. De même donc qu’il est plus utile qu’une dictis apparet, est regimen quod per force (Virtus) opérant en vue du bien soit plus plures exercetur; aristocratiae vero une, afin qu’elle soit plus puissante à opérer le oligarchia, utrumque enim exercetur bien, de même il est plus nuisible qu’une force per paucos; regnum autem opérant le mal soit une plutôt que divisée. Or la tyrannidi, utrumque enim per unum force de celui qui gouverne injustement opère exercetur. Quod autem regnum sit pour le mal de la multitude, dès qu’il détourne le optimum regimen, ostensum est bien commun de cette multitude au profit de son prius. Si igitur optimo opponitur seul bien à lui. De même donc qu’un pessimum, necesse est quod gouvernement juste est d’autant plus utile que tyrannis sit pessimum. Adhuc : son organe de direction est plus un, de sorte que virtus unita magis est efficax ad la royauté est meilleure que l’aristocratie, et effectum inducendum, quam l’aristocratie que la république (politia), ainsi 16


dispersa vel divisa. Multi enim congregati simul trahunt quod divisim per partes singulariter a singulis trahi non posset. Sicut igitur utilius est virtutem operantem ad bonum esse magis unam, ut sit virtuosior ad operandum bonum, ita magis est nocivum si virtus operans malum sit una, quam divisa. Virtus autem iniuste praesidentis operatur ad malum multitudinis, dum commune bonum multitudinis in sui ipsius bonum tantum retorquet. Sicut igitur in regimine iusto, quanto regens est magis unum, tanto est utilius regimen, ut regnum melius est quam aristocratia, aristocratia vero quam politia; ita e converso erit et in iniusto regimine, ut videlicet quanto regens est magis unum, tanto magis sit nocivum. Magis igitur est nociva tyrannis quam oligarchia : oligarchia autem quam democratia. Amplius : per hoc regimen fit iniustum, quod spreto bono communi multitudinis, quaeritur bonum privatum regentis. Quanto igitur magis receditur a bono communi, tanto est regimen magis iniustum. Plus autem receditur a bono communi in oligarchia, in qua quaeritur bonum paucorum, quam in democratia, in qua quaeritur bonum multorum; et adhuc plus receditur a bono communi in tyrannide, in qua quaeritur bonum tantum unius : omni enim universitati propinquius est multum quam paucum, et paucum quam unum solum. Regimen igitur tyranni est iniustissimum. Similiter autem manifestum fit considerantibus divinae providentiae ordinem, quae optime universa disponit. Nam bonum provenit in rebus ex una causa perfecta, quasi omnibus adunatis quae ad bonum iuvare possunt, malum autem singillatim

inversement en sera-t-il pour le gouvernement injuste, de sorte que, plus son organe directeur est un, plus il est nuisible. La tyrannie est donc plus nuisible que l’oligarchie, et l’oligarchie que la démocratie. Plus un gouvernement s’éloigne du bien commun, plus il est injuste En outre, un gouvernement devient injuste du fait qu’au mépris du bien commun de la multitude, c’est le bien privé du gouvernant qui est recherché. Un gouvernement est donc d’autant plus injuste qu’il s’éloigne davantage du bien commun. Or on s’éloigne plus du bien commun dans l’oligarchie, où c’est le bien d’un petit nombre qui est recherché, que dans la démocratie, où c’est le bien d’un grand nombre; et l’on s’éloigne davantage encore de ce bien commun dans la tyrannie où le seul bien d’un seul homme est recherché. En effet, le grand nombre est plus proche de l’universalité totale que le petit nombre, et le petit nombre qu’un seul individu. Le gouvernement du tyran est donc le plus injuste qui soit. La cause du bien et du beau est une, tandis que le mal et la laideur découlent de causes multiples La même chose apparaît manifestement, quand on considère l’ordre de la divine Providence, qui dispose toutes choses le mieux. En effet, dans les choses, le bien provient d’une seule cause parfaite, en ce sens que sont réunis tous les éléments qui concourent au bien, tandis que le mal provient de chaque défaut singulier pris un à un. En effet, il n’y a pas de beauté dans un corps, si tous les membres n’ont pas été dis posés comme il convient; mais la laideur survient dès qu’un membre quelconque pèche. Et ainsi la laideur provient de plusieurs causes, et de manières diverses, mais pour la beauté, il lui faut une seule cause parfaite, une seule manière. Et il en est de même de tous les biens et de tous les maux, comme si Dieu pourvoyait à ce que le bien, provenant d’une seule cause, soit plus fort, et le mal, provenant de causes multiples, plus débile. Il est donc avantageux qu’un gouvernement juste 17


ex singularibus defectibus. Non enim est pulchritudo in corpore, nisi omnia membra fuerint decenter disposita; turpitudo autem contingit, quodcumque membrum indecenter se habeat. Et sic turpitudo ex pluribus causis diversimode provenit, pulchritudo autem uno modo ex una causa perfecta : et sic est in omnibus bonis et malis, tanquam hoc Deo providente, ut bonum ex una causa sit fortius, malum autem ex pluribus causis sit debilius. Expedit igitur ut regimen iustum sit unius tantum, ad hoc ut sit fortius. Quod si in iniustitiam declinat regimen, expedit magis ut sit multorum, ut sit debilius, et se invicem impediant. Inter iniusta igitur regimina tolerabilius est democratia, pessimum vero tyrannis. Idem etiam maxime apparet, si quis consideret mala quae ex tyrannis proveniunt, quia cum tyrannus, contempto communi bono, quaerit privatum, consequens est ut subditos diversimode gravet, secundum quod diversis passionibus subiacet ad bona aliqua affectanda. Qui enim passione cupiditatis detinetur, bona subditorum rapit : unde Salomon : rex iustus erigit terram, vir avarus destruet eam. Si vero iracundiae passioni subiaceat, pro nihilo sanguinem fundit, unde per Ezech. XXII, 27, dicitur : principes eius in medio eius quasi lupi rapientes praedam ad effundendum sanguinem. Hoc igitur regimen fugiendum esse, sapiens monet, dicens : longe esto ab homine potestatem habente occidendi, quia scilicet non pro iustitia, sed per potestatem occidit pro libidine voluntatis. Sic igitur nulla erit securitas, sed omnia sunt incerta cum a iure disceditur, nec firmari quidquam potest quod positum est in alterius voluntate, ne dicam libidine. Nec solum in

soit exercé par un seul, dans ce but qu’il soit plus fort. Mais si ce gouvernement tombe dans l’injustice, il est préférable qu’il soit aux mains d’un grand nombre, pour qu’il soit plus faible et que les gouvernants s’entravent les uns les autres. Entre les gouvernements injustes les plus supportable est la démocratie, le pire est la tyrannie. Le tyran recherche son intérêt au mépris du bien commun La même évidence se dégage encore très clairement quand on considère les maux qui proviennent de la tyrannie; comme le tyran recherche son intérêt privé au mépris du bien commun, il s’ensuit qu’il accable de diverses manières ses sujets, selon qu’il est la proie de diverses passions qui le poussent à ambitionner certains biens. La sécurité ne peut reposer que sur le droit, non pas sur la volonté du tyran En effet, celui qui est esclave de la cupidité ravit les biens de ses sujets. D’où la parole de Salomon (Proverbes XX IX, 4) : "Le roi juste fait la grandeur de son pays, l’homme cupide le ruine." Si c’est de l’irascibilité qu’il est la proie, il fait couler le sang pour un rien, ce qui fait dire à Ezéchiel (XXII, 27) : "Les princes sont au milieu d’Israël comme des loups ravissant leur proie pour en répandre le sang." Qu’il faut donc fuir un tel gouvernement, le sage nous en avertit dans l’Ecclésiastique (IX, 18) : "Tiens-toi éloigné de l’homme qui a le pouvoir de tuer", parce qu’il use de son pouvoir de tuer non pour la justice mais pour satisfaire sa volonté de puissance (libido voluntatis). Ainsi donc il n’y a aucune sécurité, mais toutes choses sont incertaines, quand on s’éloigne du droit; et rien ne peut être affermi de ce qui repose sur la volonté d’un autre, pour ne pas dire sa passion. La tyrannie corrompt les âmes Ce n’est pas seulement dans les choses corporelles que le tyran accable ses sujets, mais il empêche aussi leurs biens spirituels, parce que 18


corporalibus subditos gravat, sed etiam spiritualia eorum bona impedit, quia qui plus praeesse appetunt quam prodesse, omnem profectum subditorum impediunt, suspicantes omnem subditorum excellentiam suae iniquae dominationi praeiudicium esse. Tyrannis enim magis boni quam mali suspecti sunt, semperque his aliena virtus formidolosa est. Conantur igitur praedicti tyranni, ne ipsorum subditi virtuosi effecti magnanimitatis concipiant spiritum et eorum iniquam dominationem non ferant, ne inter subditos amicitiae foedus firmetur et pacis emolumento ad invicem gaudeant, ut sic dum unus de altero non confidit, contra eorum dominium aliquid moliri non possint. Propter quod inter ipsos discordias seminant, exortas nutriunt, et ea quae ad foederationem hominum pertinent, ut connubia et convivia, prohibent, et caetera huiusmodi, per quae inter homines solet familiaritas et fiducia generari. Conantur etiam ne potentes aut divites fiant, quia de subditis secundum suae malitiae conscientiam suspicantes, sicut ipsi potentia et divitiis ad nocendum utuntur, ita timent ne potentia subditorum et divitiae eis nocivae reddantur. Unde et Iob XV, 21, de tyranno dicitur : sonitus terroris semper in auribus eius, et cum pax sit (nullo scilicet malum ei intentante), ille semper insidias suspicatur. Ex hoc autem contingit ut, dum praesidentes, qui subditos ad virtutes inducere deberent, virtuti subditorum nequiter invident et eam pro posse impediunt, sub tyrannis pauci virtuosi inveniantur. Nam iuxta sententiam philosophi apud illos inveniuntur fortes viri, apud quos fortissimi quique honorantur, et ut Tullius dicit : iacent semper et parum vigent, quae apud quosque

ceux qui désirent plus gouverner qu’être utiles, entravent tout progrès chez leurs sujets, interprétant toute excellence chez ceux-ci comme un préjudice à leur domination inique. En effet, ce sont les bons plus que les méchants qui sont suspects aux tyrans, et ceux-ci s’effrayent toujours de la vertu d’autrui. Les tyrans dont nous parlons s’efforcent donc d’empêcher que leurs sujets devenus vertueux, n’acquièrent la magnanimité et ne supportent pas leur domination inique; ils s’opposent à ce qu’aucun pacte d’amitié ne s’affermisse entre leurs sujets ni qu’ils jouissent des avantages réciproques de la paix, afin qu’ainsi, personne n’ayant confiance en autrui, on ne puisse rien entreprendre contre leur domination. A cause de cela, ils sèment des discordes entre leurs sujets eux-mêmes, ils alimentent celles qui sont nées, et ils prohibent tout ce qui tend à l’union des hommes, comme les mariages et les festins en commun et toutes les autres manifestations de ce genre qui ont coutume d’engendrer l’amitié et la confiance entre les hommes. Ils s’efforcent encore d’empêcher que leurs sujets ne deviennent puissants ou riches, parce que, soupçonnant les sujets d’après la conscience qu’ils ont de leur propre malice, comme eux-mêmes ils usent de la puissance et des richesses pour nuire, de même ils craignent que la puissance et les richesses de leurs sujets ne leur deviennent nuisibles. C’est pourquoi dans le livre de Job (XV, 21), il est dit du tyran : "Des bruits de terreur obsèdent sans cesse ses oreilles; et même au sein de la paix", c’est-à-dire alors que personne ne cherche à lui faire de mal, "il soupçonne toujours des embûches." Il découle de ceci que les chefs, qui devraient conduire leurs sujets à la pratique des vertus, jalousant indignement la vertu de leurs sujets et l’entravant dans la mesure de leur pouvoir, on trouve peu d’hommes vertueux sous le règne des tyrans. Car, selon la sentence du Philosophe : "On trouve les hommes de courage auprès de ceux qui honorent tous ceux qui sont les plus courageux", et, comme dit Tullius Cicéron, "elles sont toujours gisantes et ont peu de force les valeurs qui sont réprouvées de chacun". Il est naturel aussi que des hommes nourris dans la crainte 19


improbantur. Naturale etiam est ut homines, sub timore nutriti, in servilem degenerent animum et pusillanimes fiant ad omne virile opus et strenuum : quod experimento patet in provinciis quae diu sub tyrannis fuerunt. Unde apostolus, Col. III, 21, dicit : patres, nolite ad indignationem provocare filios vestros, ne pusillo animo fiant. Haec igitur nocumenta tyrannidis rex Salomon considerans, dicit : regnantibus impiis, ruinae hominum, quia scilicet per nequitiam tyrannorum subiecti a virtutum perfectione deficiunt; et iterum dicit : cum impii sumpserint principatum, gemet populus, quasi sub servitute deductus; et iterum : cum surrexerint impii, abscondentur homines, ut tyrannorum crudelitatem evadant. Nec est mirum, quia homo absque ratione secundum animae suae libidinem praesidens nihil differt a bestia, unde Salomon : leo rugiens et ursus esuriens princeps impius super populum pauperem; et ideo a tyrannis se abscondunt homines sicut a crudelibus bestiis, idemque videtur tyranno subiici, et bestiae saevienti substerni. Caput 5 [69928] De regno, lib. 1 cap. 5 tit. Quomodo variatum est dominium apud Romanos, et quod interdum apud eos magis aucta est respublica ex dominio plurium [69929] De regno, lib. 1 cap. 5 Quia igitur optimum et pessimum consistunt in monarchia, id est principatu unius, multis quidem propter tyrannorum malitiam redditur regia dignitas odiosa. Quidam vero dum regimen regis desiderant, incidunt in saevitiam

s’avilissent jusqu’à avoir une âme servile et deviennent pusillanimes à l’égard de toute oeuvre virile et énergique, on peut le constater d’expérience dans les provinces qui furent longtemps sous la domination de tyrans. C’est pourquoi l’Apôtre dit (Ep. aux Colossiens III, 21) : "Pères, ne provoquez pas vos fils à l’irritation, de peur qu’ils ne deviennent pusillanimes." C’est en considérant ces méfaits de la tyrannie que le roi Salomon (Prov. XXVIII, 12) dit : "Quand les impies règnent, c’est une ruine pour les hommes", c’est-à-dire qu’à cause de la méchanceté des tyrans, les sujets abandonnent la perfection des vertus. Il dit encore (XXIX, 2) : "Quand les impies se sont emparés du pouvoir, le peuple gémit", comme ayant été emmené en servitude. Et encore (XXVIII, 28) : Quand les impies se sont levés, les hommes se cachent s, afin d’échapper à la cruauté des tyrans. Et ceci n’est pas étonnant, parce que l’homme qui gouverne en rejetant la raison et en obéissant à sa passion ne diffère en rien de la bête, ce qui fait dire à Salomon (Ibid., XXVIII, 15) : "Un lion rugissant, un ours affamé, tel est le prince impie dominant sur un peuple pauvre." C’est pourquoi les hommes se cachent des tyrans comme des bêtes cruelles, et il semble que ce soit la même chose d’être soumis à un tyran ou d’être la proie d’une bête en furie. CHAPITRE 4 — LES DÉSAVANTAGES DE LA ROYAUTÉ Le gouvernement d’un seul est le meilleur et le pire régime Parce que donc le meilleur et le pire se trouvent dans la monarchie, c’est-à-dire dans le commandement d’un seul, la dignité royale est rendue odieuse à beau coup à cause de la malice des tyrans. Certains, il est vrai, en désirant le gouvernement d’un roi, tombent sur les cruautés des tyrans, et des gouvernants en beaucoup trop grand nombre exercent la tyrannie sous le prétexte de la dignité royale. L’exemple de Rome L’exemple de tels hommes apparaît avec évidence dans la république romaine (respublica). En effet, après avoir expulsé les rois, comme il ne pouvait plus supporter l’orgueil royal, ou plutôt tyrannique, le peuple romain 20


tyrannorum, rectoresque quamplures tyrannidem exercent sub praetextu regiae dignitatis. Horum quidem exemplum evidenter apparet in Romana republica. Regibus enim a populo Romano expulsis, dum regium vel potius tyrannicum fastum ferre non possent, instituerant sibi consules et alios magistratus per quos regi coeperunt et dirigi, regnum in aristocratiam commutare volentes et, sicut refert Salustius : incredibile est memoratu, quantum, adepta libertate, in brevi Romana civitas creverit. Plerumque namque contingit, ut homines sub rege viventes, segnius ad bonum commune nitantur, utpote aestimantes id quod ad commune bonum impendunt non sibi ipsis conferre sed alteri, sub cuius potestate vident esse bona communia. Cum vero bonum commune non vident esse in potestate unius, non attendunt ad bonum commune quasi ad id quod est alterius, sed quilibet attendit ad illud quasi suum : unde experimento videtur quod una civitas per annuos rectores administrata, plus potest interdum quam rex aliquis, si haberet tres vel quatuor civitates; parvaque servitia exacta a regibus gravius ferunt quam magna onera, si a communitate civium imponantur. Quod in promotione Romanae reipublicae servatum fuit. Nam plebe ad militiam scribebatur, et pro militantibus stipendia exsolvebant, et cum stipendiis exsolvendis non sufficeret commune aerarium, in usus publicos opes venere privatae, adeo ut praeter singulos annulos aureos, singulasque bullas, quae erant dignitatis insignia, nihil sibi auri ipse etiam senatus reliquerit. Sed cum dissensionibus fatigarentur continuis, quae usque ad bella civilia excreverunt, quibus bellis

s’était donné des consuls et d’autres magistrats par qui il commença d’être gouverné et dirigé; il voulait en effet commuer la royauté en aristocratie et, comme le rapporte Salluste : "Il est incroyable de penser combien, ayant acquis la liberté, la cité romaine a grandi en peu de temps." Ceux qui sont gouvernés par un roi s’appliquent généralement moins à la recherche du bien commun Car il arrive la plupart du temps que les hommes qui vivent sous un roi s’attachent avec plus d’indolence à atteindre le bien commun, parce qu’ils estiment que la peine qu’ils dépensent pour le bien commun ne leur rapporte rien à euxmêmes, mais à un autre, sous le pouvoir de qui ils voient que sont les biens communs. Mais quand ils voient que le bien commun n’est pas sous le pouvoir d’un seul, ils ne s’en occupent pas comme de ce qui est le bien d’autrui, mais chacun s’y applique comme à son bien propre, d’où l’on voit par expérience qu’une cité dirigée par des magistrats annuels est parfois plus puissante qu’un roi, possédât-il trois ou quatre cités. Et les petites charges exigées par le roi sont plus lourdes à porter que de grands fardeaux qui sont imposés par la communauté des citoyens, ce qui fut observé au cours du développe ment de la république romaine. En effet, la plèbe était enrôlée dans l’armée et l’on payait une solde pour les combattants, et comme le trésor public ne suffisait pas à alimenter cette solde, les richesses privées passèrent à l’usage de l’Etat, au point, qu’à part l’anneau d’or et la bulle, qui étaient les insignes de sa dignité, un sénateur luimême ne conservait rien pour soi qui fût en or. L’établissement de la tyrannie Mais comme ils étaient épuisés par de continuelles dissensions, qui grandirent même jusqu’à devenir des guerres civiles, dans lesquelles ils virent arracher de leurs mains cette liberté pour laquelle ils avaient dépensé tant d’efforts, ils tombèrent au pouvoir des empereurs qui, dès le début, refusèrent d’être appelés rois, parce que ce nom avait été odieux aux Romains. Certains de ces empereurs se soucièrent fidèlement du bien commun, d’une façon propre à un roi, et grâce à leur zèle, l’Etat romain 21


civilibus eis libertas, ad quam multum studuerant, de manibus erepta est, sub potestate imperatorum esse coeperunt, qui se reges a principio appellari noluerunt, quia Romanis fuerat nomen regium odiosum. Horum autem quidam more regio bonum commune fideliter procuraverunt, per quorum studium Romana respublica et aucta et conservata est. Plurimi vero eorum in subditos quidem tyranni, ad hostes vero effecti desides et imbecilles, Romanam rempublicam ad nihilum redegerunt. Similis etiam processus fuit in populo Hebraeorum. Primo quidem dum sub iudicibus regebantur, undique diripiebantur ab hostibus. Nam unusquisque quod bonum erat in oculis suis, hoc faciebat. Regibus vero eis divinitus datis ad eorum instantiam, propter regum malitiam, a cultu unius Dei recesserunt et finaliter ducti sunt in captivitatem. Utrinque igitur pericula imminent : sive dum timetur tyrannus, evitetur regis optimum dominium, sive dum hoc consideratur, potestas regia in malitiam tyrannicam convertatur.

Caput 6 [69930] De regno, lib. 1 cap. 6 tit. Quod in regimine plurium magis saepe contingit dominium tyrannicum, quam ex regimine unius; et ideo regimen unius melius est [69931] De regno, lib. 1 cap. 6 Cum autem inter duo, ex quorum utroque periculum imminet, eligere oportet, illud potissime eligendum est ex quo sequitur minus malum. Ex monarchia autem, si in tyrannidem convertatur, minus malum sequitur

(respublica) fut accru et conservé. Mais le plus grand nombre de ces empereurs se comportant en tyrans à l’égard de leurs sujets tandis qu’ils étaient sans énergie et incapables face à leurs ennemis, réduisirent la république romaine à rien. Même évolution chez les Hébreux Nous avons une évolution semblable dans le peuple hébreu. D’abord, tant qu’ils étaient gouvernés par des juges, ils étaient de tous côtés la proie de leurs ennemis, car chacun faisait ce qui était bon à ses yeux. Mais ayant demandé et obtenu de Dieu des rois, à cause de la malice de ces rois, ils abandonnèrent le culte du Dieu unique, et furent finalement emmenés en captivité. Il y a un double danger De deux côtés il y a péril : ou bien par crainte d’un tyran, on écarte le meilleur des gouvernements, celui du roi; ou bien, si l’on choisit ce gouvernement, il peut verser à la tyrannie. CHAPITRE 5 — LA TYRANNIE DE PLUSIEURS EST LA PIRE De deux maux, il faut choisir le moindre La tyrannie d’un seul est moins redoutable que la tyrannie de plusieurs Lorsqu’il faut choisir entre deux choses, dont chacune offre un danger, on doit, par-dessus tout, choisir celle d’où suit un moindre mal. Or, si une monarchie dégénère en tyrannie, il en résulte un moindre mal que du gouvernement de plusieurs aristocrates quand il se corrompt. En effet, la dissension qui provient principalement du gouvernement de plusieurs est contraire au bien de la paix, qui est le bien le plus important dans une multitude unie en société. Or la tyrannie ne supprime pas ce bien, mais elle entrave quelques biens d’hommes particuliers, à moins qu’on en arrive à un excès de tyrannie, qui sévisse avec violence contre la communauté tout entière. Le gouverne ment d’un seul est donc préférable à celui de plusieurs, bien que les deux soient suivis de dangers

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quam ex regimine plurium optimatum, quando corrumpitur. Dissensio enim, quae plurimum sequitur ex regimine plurium, contrariatur bono pacis, quod est praecipuum in multitudine sociali : quod quidem bonum per tyrannidem non tollitur, sed aliqua particularium hominum bona impediuntur, nisi fuerit excessus tyrannidis quod in totam communitatem desaeviat. Magis igitur praeoptandum est unius regimen quam multorum, quamvis ex utroque sequantur pericula. Adhuc : illud magis fugiendum videtur, ex quo pluries sequi possunt magna pericula. Frequentius autem sequuntur maxima pericula multitudinis ex multorum regimine, quam ex regimine unius. Plerumque enim contingit ut ex pluribus aliquis ab intentione communis boni deficiat, quam quod unus tantum. Quicumque autem, ex pluribus praesidentibus, divertat ab intentione communis boni, dissensionis periculum in subditorum multitudine imminet, quia dissentientibus principibus consequens est ut in multitudine sequatur dissensio. Si vero unus praesit, plerumque quidem ad bonum commune respicit; aut si a bono communi intentionem avertat, non statim sequitur ut ad subditorum depressionem intendat, quod est excessus tyrannidis et in malitia regiminis maximum gradum tenens, ut supra ostensum est. Magis igitur sunt fugienda pericula quae proveniunt ex gubernatione multorum, quam ex gubernatione unius. Amplius, non minus contingit in tyrannidem verti regimen multorum quam unius, sed forte frequentius. Exorta namque dissensione per regimen plurium, contingit saepe unum super alios superare et sibi soli multitudinis

Le danger de discorde est plus grand dans un gouvernement collectif Et même il semble qu’il faille davantage fuir celui duquel de grands dangers peuvent le plus souvent découler. Or les plus grands dangers que court une multitude proviennent plus souvent du gouvernement d’un grand nombre, que de celui d’un seul. En effet, il est plus fréquent de voir un seul esprit tendre au bien commun, que plusieurs y conspirer. Mais qu’un membre quelconque d’un gouvernement collectif se détourne de la recherche du bien commun, un danger menace de dissension dans la multitude des sujets, parce que, quand entre les chefs règne la dissension, c’est une conséquence normale qu’elle s’établisse aussi dans la multitude. Mais si un seul homme commande, il regarde, la plupart du temps au moins, vers le bien commun; ou s’il détourne son application du bien commun, il ne s’ensuit pas aussitôt qu’il tende à l’écrasement de ses sujets, ce qui est le dernier excès de la tyrannie et le dernier degré de perversion (malitia) d’un gouvernement, comme nous l’avons montré plus haut. Il faut donc davantage fuir les dangers qui proviennent du gouvernement de plusieurs que ceux qui proviennent du gouvernement d’un seul. Un gouvernement collectif dégénère plus fréquemment en tyrannie En outre, il n’est pas moins rare que le gouverne ment de plusieurs se tourne en tyrannie que celui d’un seul, peut-être même est-ce plus fréquent. Car, quand la discorde est née au sein d’un gouvernement collectif, il arrive souvent qu’un seul s’élève au-dessus des autres et usurpe pour lui seul la domination de la multitude, ce que l’on peut voir manifestement, en considérant ce qui s’est passé dans l’histoire. En effet, presque tous les gouvernements collectifs se sont terminés en tyrannie, comme il apparaît manifeste ment dans la république romaine. Après qu’elle eût été longtemps dirigée par plusieurs magistrats, comme des rivalités, des dissensions et des guerres civiles s’étaient élevées, elle tomba dans les mains des plus cruels tyrans. Si quelqu’un considère avec attention ce qui s’est 23


dominium usurpare, quod quidem ex his quae pro tempore fuerunt, manifeste inspici potest. Nam fere omnium multorum regimen est in tyrannidem terminatum, ut in Romana republica manifeste apparet; quae cum diu per plures magistratus administrata fuisset, exortis simultatibus, dissensionibus et bellis civilibus, in crudelissimos tyrannos incidit. Et universaliter si quis praeterita facta et quae nunc fiunt diligenter consideret, plures inveniet exercuisse tyrannidem in terris quae per multos reguntur, quam in illis quae gubernantur per unum. Si igitur regium, quod est optimum regimen, maxime vitandum videatur propter tyrannidem; tyrannis autem non minus, sed magis, contingere solet in regimine plurium, quam unius, relinquitur simpliciter magis esse expediens sub rege uno vivere, quam sub regimine plurium. Caput 7

généralement produit dans le passé et ce qui se passe maintenant, il verra qu’un plus grand nombre de tyrans ont exercé leur domination dans les pays qui ont un gouvernement collectif que dans ceux qui sont gouvernés par un seul homme. Si donc la royauté, qui est e meilleur régime, semble devoir être le plus évité à cause de la tyrannie, celle-ci, par contre, ne se produit pas moins, habituellement, mais plus souvent dans le gouvernement de plusieurs que dans celui d’un seul; il reste qu’il est de soi (simpliciter) plus utile d’être sous un seul roi que sous le gouvernement de plusieurs. CHAPITRE 6 — IL FAUT PARER A LA TYRANNIE Il faut empêcher la royauté de se changer en tyrannie Puisque donc il faut préférer le gouvernement d’un seul, qui est le meilleur, et puisqu’il lui arrive de dégénérer en tyrannie, qui est le pire gouvernement, comme il apparaît d’après ce que nous avons dit plus haut, il faut travailler avec un zèle diligent à pourvoir la multitude d’un roi de telle sorte qu’elle ne tombe pas sous la domination d’un tyran.

[69932] De regno, lib. 1 cap. 7 tit. Conclusio, quod regimen unius simpliciter sit optimum. Ostendit qualiter multitudo se debet habere circa ipsum, quia auferenda est ei occasio ne tyrannizet, et quod etiam in hoc est tolerandus propter maius malum vitandum

D’abord, il est nécessaire que ceux à qui revient ce devoir élèvent à. la fonction de roi un homme tel qu’il ne soit pas probable qu’il tombe dans la tyrannie. C’est pourquoi Samuel, se confiant à la Providence de Dieu pour l’établissement d’un roi, dit au premier Livre des Rois (XIII, 14) : "Le Seigneur s’est cherché un homme selon son coeur."

[69933] De regno, lib. 1 cap. 7 Quia ergo unius regimen praeeligendum est, quod est optimum, et contingit ipsum in tyrannidem converti quod est pessimum, ut ex dictis patet, laborandum est diligenti studio ut sic multitudini provideatur de rege, ut non incidant in tyrannum. Primum autem est necessarium ut talis conditionis homo ab illis, ad quos hoc spectat officium, promoveatur in regem, quod non sit probabile in tyrannidem declinare.

Ensuite, la direction du royaume doit être organisée de telle sorte, qu’une fois le roi établi, l’occasion d’une tyrannie soit supprimée. En même temps son pouvoir doit être tempéré de manière à ne pouvoir dégénérer facilement en tyrannie. Comment cela doit se faire, nous le considérerons par la suite. Il faut enfin se soucier, au cas où le roi tomberait dans la tyrannie, de la manière de s’y opposer Et certes, s’il n’y a pas excès de tyrannie, il est plus utile de tolérer pour un temps une tyrannie modérée, que d’être impliqué, en s’opposant au 24


Unde Samuel, Dei providentiam erga institutionem regis commendans, ait I Reg. : quaesivit sibi dominus virum secundum cor suum et praecepit ei dominus ut esset dux super populum suum. Deinde sic disponenda est regni gubernatio, ut regi iam instituto tyrannidis subtrahatur occasio. Simul etiam sic eius temperetur potestas, ut in tyrannidem de facili declinare non possit. Quae quidem ut fiant, in sequentibus considerandum erit. Demum vero curandum est, si rex in tyrannidem diverteret, qualiter posset occurri. Et quidem si non fuerit excessus tyrannidis, utilius est remissam tyrannidem tolerare ad tempus, quam contra tyrannum agendo multis implicari periculis, quae sunt graviora ipsa tyrannide. Potest enim contingere ut qui contra tyrannum agunt praevalere non possint, et sic provocatus tyrannus magis desaeviat. Quod si praevalere quis possit adversus tyrannum, ex hoc ipso proveniunt multoties gravissimae dissensiones in populo; sive dum in tyrannum insurgitur, sive post deiectionem tyranni dum erga ordinationem regiminis multitudo separatur in partes. Contingit etiam ut interdum, dum alicuius auxilio multitudo expellit tyrannum, ille, potestate accepta, tyrannidem arripiat, et timens pati ab alio quod ipse in alium fecit, graviori servitute subditos opprimat. Sic enim in tyrannide solet contingere, ut posterior gravior fiat quam praecedens, dum praecedentia gravamina non deserit et ipse ex sui cordis malitia nova excogitat. Unde Syracusis quondam Dionysii mortem omnibus desiderantibus, anus quaedam, ut incolumis et sibi superstes esset, continue orabat; quod ut tyrannus cognovit, cur hoc

tyran, dans des dangers multiples, qui sont plus graves que la tyrannie elle-même. Il peut en effet arriver que ceux qui luttent contre le tyran ne puissent l’emporter sur lui, et qu’ainsi provoqué, le tyran sévisse avec plus de violence. Que si quelqu’un peut avoir le dessus contre le tyran, il s’ensuit souvent de très graves dissensions dans le peuple, soit pendant l’insurrection contre le tyran, soit qu’après son renversement, la multitude se sépare en factions à propos de l’organisation du gouvernement. Il arrive aussi que parfois, tandis que la multitude chasse le tyran avec l’appui d’un certain homme, celui-ci, ayant reçu le pouvoir, s’empare de la tyran nie, et craignant de subir de la part d’un autre ce que lui-même a fait è autrui, il opprime ses sujets sous une servitude plus lourde. Il se produit en effet habituellement dans la tyrannie, que le nouveau tyran est plus insupportable que le précédent, puisqu’il ne supprime pas les anciennes charges, et que, dans la malice de son coeur, il en invente de nouvelles. C’est pourquoi, comme jadis les Syracusains désiraient tous la mort de Denys, une vieille femme priait continuelle ment pour qu’il reste sain et sauf et qu’il survive. Quand le tyran connut ceci, il lui demanda pourquoi elle agissait ainsi : "Quand j’étais jeune fille, répondit celle-ci, comme nous avions à supporter un dur tyran, je désirais sa mort; puis, celui-ci tué, un autre lui succéda un pue plus dur; j’estimais aussi que la fin de sa domination serait d’un grand prix; nous t’eûmes comme troisième maître beaucoup plus importun. Ainsi, si tu était supprimé, un tyran pire que toi te succéderait."

Mérites, sur le plan surnaturel, à supporter le tyran Il n’appartient pas à une initiative personnelle de pouvoir tuer le tyran Mais, si cet excès de tyrannie est intolérable, il a paru à certains qu’il appartenait à la vertu d’hommes courageux de tuer le tyran et de s’exposer à des risques de mort pour la libération de la multitude; il y a même un exemple de ceci dans l’Ancien Testament (Juges III, 15 et suiv.). En effet un certain Aioth tua, en lui enfonçant son poignard dans la cuisse, Eglon, roi de Moab, qui opprimait le peuple de Dieu d’une lourde 25


faceret interrogavit. Tum illa : puella, inquit, existens, cum gravem tyrannum haberemus, mortem eius cupiebam, quo interfecto, aliquantum durior successit; eius quoque dominationem finiri magnum existimabam : tertium te importuniorem habere coepimus rectorem. Itaque si tu fueris absumptus, deterior in locum tuum succedet. Et si sit intolerabilis excessus tyrannidis, quibusdam visum fuit ut ad fortium virorum virtutem pertineat tyrannum interimere, seque pro liberatione multitudinis exponere periculis mortis : cuius rei exemplum etiam in veteri testamento habetur. Nam Aioth quidam Eglon regem Moab, qui gravi servitute populum Dei premebat, sica infixa in eius femore interemit, et factus est populi iudex. Sed hoc apostolicae doctrinae non congruit. Docet enim nos Petrus non bonis tantum et modestis, verum etiam dyscolis dominis reverenter subditos esse. Haec est enim gratia si propter conscientiam Dei sustineat quis tristitias patiens iniuste; unde cum multi Romani imperatores fidem Christi persequerentur tyrannice, magnaque multitudo tam nobilium quam populi esset ad fidem conversa, non resistendo sed mortem patienter et animati sustinentes pro Christo laudantur, ut in sacra Thebaeorum legione manifeste apparet; magisque Aioth iudicandus est hostem interemisse, quam populi rectorem, licet tyrannum : unde et in veteri testamento leguntur occisi fuisse hi qui occiderunt Ioas, regem Iuda, quamvis a cultu Dei recedentem, eorumque filii reservati secundum legis praeceptum. Esset autem hoc multitudini periculosum et eius rectoribus, si privata praesumptione aliqui attentarent praesidentium necem, etiam tyrannorum.

servitude, et il devient juge du peuple. Mais cela n’est pas conforme à l’enseignement des Apôtres. Saint Pierre, en effet, nous enseigne d’être respectueusement soumis non seulement aux maîtres bons et modérés, mais aussi à ceux qui sont difficiles (I Pierre II, 18) : "C’est, en effet, une grâce, si, pour rendre témoignage à Dieu quel qu’un supporte des afflictions qui l’atteignent injustement." C’est pourquoi, alors que beaucoup d’empereurs romains persécutaient la foi du Christ d’une manière tyrannique, et qu’une grande multitude tant de nobles que d’hommes du peuple se convertissaient à la foi, ceux qui sont loués ne le sont pas pour avoir résisté, mais pour avoir supporté avec patience et courage la mort pour le Christ, comme il apparaît manifestement dans l’exemple de la sainte légion des Thébains. Et l’on doit juger qu’Aioth a tué un ennemi, plutôt qu’un tyran, chef de son peuple. C’est aussi pourquoi on lit dans l’Ancien Testament (IV, Rois XIV, 5-6) que ceux qui tuèrent Joas, roi de Juda, furent tués, quoique Joas se fût détourné du culte de Dieu, et que leurs fils furent épargnés selon le précepte de la loi. Il serait, en effet, dangereux pour la multitude et pour ceux qui la dirigent, si, présumant d’euxmêmes, certains se mettaient à tuer les gouvernants, même tyrans. Car, le plus souvent, ce sont les méchants plutôt que les bons qui s’exposent aux risques d’actions de ce genre. Or le commandement des rois n’est habituellement pas moins pesant aux méchants que celui des tyrans, parce que selon la sentence de Salomon (Prov. XX, 26) : "Le roi sage met en fuite les impies." Une telle initiative privée (praesumptio) menacerait donc plus la multitude du danger de perdre un roi qu’elle ne lui apporterait le remède de supprimer un tyran. C’est l’autorité publique qui doit supprimer le tyran Mais il semble que contre la cruauté des tyrans il vaut mieux agir par l’autorité publique que par la propre initiative privée de quelques-uns. D’abord s’il est du droit d’une multitude de se donner un roi, cette multitude peut sans injustice destituer le roi qu’elle a institué ou réfréner son pouvoir, s’il abuse tyranniquement du pouvoir royal. Et il ne faut pas penser qu’une telle multitude agisse avec infidélité en destituant le 26


Plerumque enim huiusmodi periculis magis exponunt se mali quam boni. Malis autem solet esse grave dominium non minus regum quam tyrannorum, quia secundum sententiam Salomonis, Prov. : dissipat impios rex sapiens. Magis igitur ex huiusmodi praesumptione immineret periculum multitudini de amissione regis, quam remedium de subtractione tyranni. Videtur autem magis contra tyrannorum saevitiam non privata praesumptione aliquorum, sed auctoritate publica procedendum. Primo quidem, si ad ius multitudinis alicuius pertineat sibi providere de rege, non iniuste ab eadem rex institutus potest destitui vel refrenari eius potestas, si potestate regia tyrannice abutatur. Nec putanda est talis multitudo infideliter agere tyrannum destituens, etiam si eidem in perpetuo se ante subiecerat : quia hoc ipse meruit, in multitudinis regimine se non fideliter gerens ut exigit regis officium, quod ei pactum a subditis non reservetur. Sic Romani Tarquinium superbum, quem in regem susceperant, propter eius et filiorum tyrannidem a regno eiecerunt, substituta minori, scilicet consulari, potestate. Sic etiam Domitianus, qui modestissimis imperatoribus Vespasiano patri et Tito fratri eius successerat, dum tyrannidem exercet, a senatu Romano interemptus est, omnibus quae perverse Romanis fecerat per senatusconsultum iuste et salubriter in irritum revocatis. Quo factum est ut beatus Ioannes Evangelista, dilectus Dei discipulus, qui per ipsum Domitianum in Patmos insulam fuerat exilio relegatus, ad Ephesum per senatusconsultum remitteretur. Si vero ad ius alicuius superioris pertineat multitudini providere de rege, expectandum est ab eo remedium contra tyranni

tyran, même si elle s’était auparavant soumise à lui pour toujours, parce que lui-même, en ne se comportant pas fidèlement dans le gouvernement de la multitude, comme l’exige le devoir d’un roi, a mérité que ses sujets ne conservassent pas leurs engagements envers lui. Ainsi les Romains chassèrent de la royauté Tarquin le Superbe, qu’ils avaient pris pour roi, à cause de la tyrannie que lui et ses fils faisaient peser, et lui substituèrent un pouvoir moindre, le pouvoir consulaire. Ainsi encore comme Domitien, qui avait succédé à des empereurs très modérés, son père Vespasien et son frère Titus, exerçait la tyrannie, il fut mis à mort sur ordre du sénat romain, et par un sénatus-consulte toutes les lois que dans sa perversion, il avait décrétées pour les Romains furent justement et salutairement gouvernés. Ceci eut pour conséquence que le Bienheureux Jean l’Evangéliste, le disciple bien-aimé de Dieu, qui avait été relégué en exil dans l’île de Pathmos, par Domitien lui-même, fut renvoyé à Ephèse par un sénatus-consulte. Il faut recourir à une autorité supérieure, s’il y a lieu Mais si le droit de pourvoir d’un roi la multitude revient à quelque supérieur, c’est de lui qu’il faut attendre un remède contre la perversion du tyran. Ainsi Archélaüs, qui avait commencé à régner en Judée à la place d’Hérode son père, imitait la méchanceté de celui-ci. Comme les Juifs avaient porté plainte contre lui auprès de César-Auguste, on diminua d’abord son pouvoir en le privant du titre de roi, et en divisant une moitié de son royaume entre ses deux frères; ensuite, comme, même ainsi, il ne faisait pas cesser sa tyrannie, il fut relégué en exil par Tibère Auguste à Lyon, cité de Gaule. Il faut recourir à Dieu, qui a pouvoir sur le tyran Que si l’on ne peut absolument pas trouver de secours humain contre le tyran, il faut recourir au roi de tous, à Dieu, qui dans la tribulation secourt aux moments opportuns. Car il est en sa puissance de convertir à la mansuétude le coeur cruel du tyran, selon la sentence de Salomon (Prov. XXI, 1) : "Le coeur du roi est dans la main de Dieu qui l’inclinera dans le sens qu’il voudra." C’est Lui, en effet, qui changea en 27


nequitiam. Sic Archelai, qui in Iudaea pro Herode patre suo regnare iam coeperat, paternam malitiam imitantis, Iudaeis contra eum querimoniam ad Caesarem Augustum deferentibus, primo quidem potestas diminuitur ablato sibi regio nomine et medietate regni sui inter duos fratres suos divisa; deinde, cum nec sic a tyrannide compesceretur, a Tiberio Caesare relegatus est in exilium apud Lugdunum, Galliae civitatem. Quod si omnino contra tyrannum auxilium humanum haberi non potest, recurrendum est ad regem omnium Deum, qui est adiutor in opportunitatibus in tribulatione. Eius enim potentiae subest ut cor tyranni crudele convertat in mansuetudinem, secundum Salomonis sententiam, Prov. : cor regis in manu Dei, quocumque voluerit, inclinabit illud. Ipse enim regis Assueri crudelitatem, qui Iudaeis mortem parabat, in mansuetudinem vertit. Ipse est qui ita Nabuchodonosor crudelem regem convertit, quod factus est divinae potentiae praedicator. Nunc igitur, inquit, ego Nabuchodonosor laudo, et magnifico, et glorifico regem caeli, quia opera eius vera et viae eius iudicia, et gradientes in superbia potest humiliare. Tyrannos vero, quos reputat conversione indignos, potest auferre de medio vel ad infimum statum reducere, secundum illud sapientis : sedes ducum superborum destruxit Deus, et sedere fecit mites pro eis. Ipse est qui videns afflictionem populi sui in Aegypto et audiens eorum clamorem, Pharaonem tyrannum deiecit cum exercitu suo in mare. Ipse est qui memoratum Nabuchodonosor prius superbientem, non solum eiectum de regni solio sed etiam de hominum consortio, in

mansuétude la cruauté du roi Assuérus qui se préparait à faire mourir les Juifs. C’est Lui qui a converti le cruel Nabuchodonosor au point d’en faire un héraut de la puissance divine. "Maintenant donc, dit-il, moi Nabuchodonosor, je loue, je magnifie et je glorifie le roi du ciel, parce que ses oeuvres sont vraies et parce que ses voies sont justes et qu’il peut humilier ceux qui marchent dans l’orgueil." (Daniel IV, 34). Quant aux tyrans qu’il juge indignes de conversion, il peut les supprimer ou les réduire à un état très bas, selon cette parole du Sage, dans l’Ecclésiastique (X, 17) : "Dieu a détruit le trône des chefs orgueilleux et à leur place, il a installé des hommes doux." C’est Lui, en effet, qui, voyant l’affliction de son peuple en Egypte et entendant sa clameur, jeta à la mer le tyran Pharaon et son armée. C’est Lui qui, non seulement chassa du trône royal ce même Nabuchodonosor mentionné plus haut, auparavant plein d’orgueil, mais encore, l’ôtant de la société des hommes, Il le rendit semblable à une bête. Car son bras ne s’est pas raccourci, au point qu’Il ne puisse libérer son peuple des tyrans. Il promet en effet à son peuple, par la voix d’Isaïe, qu’Il lui donnera le repos, en le retirant de la peine, de la confusion et de la dure servitude à laquelle il était auparavant soumis. Et il dit, par la voix d’Ezéchiel (XXXIV, 10) : "Je délivrerai mon troupeau de leur gueule", c’est-àdire de la gueule des pasteurs qui se paissent euxmêmes. Mais, pour que le peuple mérite d’obtenir ce bienfait de Dieu, il doit se libérer du péché, parce que c’est pour la punition des péchés que les impies, par une permission divine, reçoivent le pouvoir, comme le dit le Seigneur par la bouche d’Osée (XIII, 11) : "Je te donnerai un roi dans ma fureur", et., au livre de Job (XXXIV, 30), il est dit que Dieu "fait régner l’homme hypocrite à cause des péchés du peuple". Il faut donc ôter le péché, pour que cesse la plaie de la tyrannie. CHAPITRE 7 — UNE RÉCOMPENSE TEMPORELLE EST INSUFFISANTE POUR LE ROI Quelle doit être la récompense d’un bon roi ? Puisque, selon ce que nous avons dit, c’est le propre du roi de rechercher le bien de la 28


similitudinem bestiae commutavit. Nec etiam abbreviata manus eius est, ut populum suum a tyrannis liberare non possit. Promittit enim populo suo per Isaiam requiem se daturum a labore et confusione, ac servitute dura, qua antea servierat. Et per Ezech. dicit : liberabo meum gregem de ore eorum, scilicet pastorum qui pascunt se ipsos. Sed ut hoc beneficium populus a Deo consequi mereatur, debet a peccatis cessare, quia in ultionem peccati divina permissione impii accipiunt principatum, dicente domino per Oseam : dabo tibi regem in furore meo; et in Iob dicitur quod regnare facit hominem hypocritam propter peccata populi. Tollenda est igitur culpa, ut cesset a tyrannorum plaga.

multitude, il semble que son office serait trop lourd, s’il n’en provenait pour lui quelque bien particulier. Il faut donc considérer quelle est la récompense qui convient au bon roi.

Caput 8

Mais cette récompense est insuffisante :

[69934] De regno, lib. 1 cap. 8 tit. Quid praecipue movere debeat regem ad regendum, utrum honor, vel gloria. Opiniones circa hoc, et quid sit tenendum [69935] De regno, lib. 1 cap. 8 Quoniam autem, secundum praedicta, regis est bonum multitudinis quaerere, nimis videtur onerosum regis officium nisi ei aliquod proprium bonum ex hoc proveniret. Oportet igitur considerare, in qua re sit boni regis conveniens praemium. Quibusdam igitur visum est non esse aliud nisi honorem et gloriam, unde et Tullius in libro de republica definit principem civitatis esse alendum gloria; cuius rationem Aristoteles in Lib. Ethic. assignare videtur, quia princeps, cui non sufficit honor et gloria, consequenter tyrannus efficitur. Inest enim animis omnium, ut proprium bonum quaerant. Si ergo contentus non fuerit princeps gloria et honore,

Raison pour laquelle il semble que la gloire et l’honneur soient une récompense pour les rois Certains pensent que cette récompense n’est rien d’autre que l’honneur et la gloire. Aussi Tullius Cicéron (De Re Publica) établit que "le premier de la cité doit se nourrir de gloire"; et Aristote semble en assigner la raison dans le livre de l’Ethique : parce que le prince à qui l’honneur et la gloire ne suffisent pas, devient nécessairement un tyran." Il est en effet inné dans l’âme de tous de rechercher leur propre bien. Si donc le prince ne se contente pas de la gloire et de l’honneur, il recherchera les voluptés et les richesses, et sera ainsi amené à commettre des vols et des injustices contre ses sujets.

1. A cause de la versatilité des opinions humaines. Mais si nous admettons cette opinion, il s’ensuivra de très nombreux inconvénients. Car, en premier lieu, il serait préjudiciable aux rois de supporter tant de peines et de soucis pour un salaire si fragile. En effet, rien parmi les choses humaines ne semble plus fragile que la gloire et l’honneur qui viennent de la faveur des hommes, puisqu’ils dépendent de leurs opinions, la chose la plus changeante qui soit dans la vie humaine. C’est pourquoi le prophète Isaïe (XL, 6) appelle la gloire de ce genre une fleur des champs. 2. Parce que la passion de la gloire détruit la grandeur d’âme. Ensuite, le désir de la gloire humaine ôte la grandeur d’âme. En effet, celui qui recherche la faveur des hommes doit nécessairement, dans tout ce qu’il dit ou fait, être le serviteur de leur volonté et ainsi il devient l’esclave de chacun des hommes auxquels il s’applique à plaire. C’est pourquoi le même Tullius Cicéron dit dans son livre De Officis qu’il faut se garder du désir de la gloire. Car ce désir arrache la liberté d’âme, vers laquelle les hommes magnanimes doivent faire 29


quaeret voluptates et divitias, et sic ad rapinas et subditorum iniurias convertetur. Sed si hanc sententiam receperimus, plurima sequuntur inconvenientia. Primo namque hoc regibus dispendiosum esset, si tot labores et sollicitudines paterentur pro mercede tam fragili. Nihil enim videtur in rebus humanis fragilius gloria et honore favoris hominum, cum dependeat ex opinionibus hominum, quibus nihil mutabilius in vita hominum : et inde est quod Isaias propheta huiusmodi gloriam nominat florem foeni. Deinde humanae gloriae cupido animi magnitudinem aufert. Qui enim favorem hominum quaerit, necesse est ut in omni eo quod dicit aut facit eorum voluntati deserviat, et sic dum placere hominibus studet, fit servus singulorum. Propter quod et idem Tullius in Lib. de officiis, cavendam dicit gloriae cupidinem. Eripit enim animi libertatem, pro qua magnanimis viris omnis debet esse contentio. Nihil autem principem, qui ad bona peragenda instituitur, magis decet quam animi magnitudo. Est igitur incompetens regis officio humanae gloriae praemium. Simul etiam est multitudini nocivum, si tale praemium statuatur principibus : pertinet enim ad boni viri officium ut contemnat gloriam, sicut alia temporalia bona. Virtuosi enim et fortis animi est pro iustitia contemnere gloriam sicut et vitam : unde fit quiddam mirabile, ut quia virtuosos actus sequitur gloria, ipsa gloria virtuose contemnatur, et ex contemptu gloriae homo gloriosus reddatur, secundum sententiam Fabii dicentis : gloriam qui spreverit, veram habebit; et de Catone dixit Salustius : quo minus petebat gloriam, tanto magis assequebatur illam; ipsique Christi discipuli se sicut Dei ministros

tendre tout leur effort. Or rien ne convient davantage au prince, qui est établi pour accomplir le bien, que la grandeur d’âme. La gloire humaine est donc une récompense qui ne correspond pas à l’office de roi. 3. Parce que l’âme vertueuse méprise la gloire. Par ailleurs, il est nuisible à la multitude, d’assigner une telle récompense aux princes, car c’est le devoir d’un homme de bien de mépriser la gloire comme les autres biens temporels. En effet, le propre d’une âme vertueuse et forte est de mépriser la gloire, comme aussi la vie, pour la justice. Ceci a une conséquence admirable : puisque la gloire suit les actes vertueux, la gloire elle-même est méprisée par vertu, et l’homme est rendu glorieux de ce qu’il méprise la gloire, selon la sentence de Fabius (De Officiis, Lib. I, cap. XX, 682) qui dit : "Qui aura méprisé la gloire, aura la vraie gloire." Et Salluste a dit de Caton (De Coniur. Catil., cap. LIV, 6) : "d’autant moins recherchait-il la gloire, d’autant plus l’atteignait-il" Et les disciples du Christ euxmêmes se montraient comme les serviteurs de Dieu dans la gloire et dans l’obscurité, dans l’infamie et dans la bonne réputation. (II Cor. VI, 8.) La gloire, que les bons méprisent, n’est donc pas la récompense convenable de l’homme de bien. En conséquence, si l’on attribue ce seul bien comme récompense aux princes, il s’ensuivra que les hommes de bien n’assumeront pas le pouvoir, ou, s’ils l’assument, qu’ils seront sans récompense. 4. Parce que le désir de gloire rend souvent présomptueux. De plus, des maux dangereux proviennent du désir de la gloire. Beaucoup, recherchant la gloire dans les actions militaires d’une façon immodérée, se sont perdus eux-mêmes et leurs armées, abandonnant la liberté de leur patrie au pouvoir de l’ennemi. C’est pourquoi le consul romain Torquatus, pour montrer qu’un tel risque doit être évité, fit mourir, bien qu’il ait remporté la victoire, son propre fils qui, poussé par son ardeur juvénile, avait, contre son ordre, combattu un ennemi qui l’avait provoqué; il fit ceci pour empêcher qu’il ne sortît plus de mal de cet exemple de présomption que d’utilité de la gloire d’avoir tué un ennemi. 30


exhibebant per gloriam et ignobilitatem, per infamiam et bonam famam. Non est igitur boni viri conveniens praemium gloria, quam contemnunt boni. Si igitur hoc solum bonum statuatur praemium principibus, sequetur bonos viros non assumere principatum, aut si assumpserint, impraemiatos esse. Amplius : ex cupidine gloriae periculosa mala proveniunt. Multi enim dum immoderate gloriam in rebus bellicis quaerunt, se ac suos perdiderunt exercitus, libertate patriae sub hostili potestate redacta : unde Torquatus, Romanus princeps, in exemplo huius vitandi discriminis, filium, qui contra imperium suum provocatus ab hoste iuvenili ardore pugnavit, licet vicisset, occidit, ne plus mali esset in praesumptionis exemplo, quam utilitatis in gloria hostis occisi. Habet etiam cupido gloriae aliud sibi familiare vitium, simulationem videlicet. Quia enim difficile est paucisque contingit veras virtutes assequi, quibus solis honor debetur, multi gloriam cupientes, virtutum simulatores fiunt. Propter quod, sicut dicit Salustius : ambitio multos mortales falsos fieri coegit. Aliud clausum in pectore, aliud promptum habere in lingua, magisque vultum quam ingenium habere. Sed et salvator noster eos, qui bona opera faciunt, ut ab hominibus videantur, hypocritas, id est simulatores, vocat. Sicut igitur periculosum est multitudini si princeps voluptates et divitias quaerat pro praemio, ne raptor et contumeliosus fiat; ita periculosum est cum detinetur gloriae praemio, ne praesumptuosus et simulator existat. Sed quantum ex dictorum sapientium intentione apparet, non ea ratione honorem et gloriam pro praemio principi decreverunt, tanquam ad hoc

5. Parce que le désir de la gloire peut pousser à être hypocrite. En outre, le désir de la gloire s’accompagne ordinairement d’un autre vice, à savoir la simulation. Car, comme il est difficile d’atteindre les vraies vertus, auxquelles seules l’honneur est dû, et que peu y arrivent, beaucoup désirant acquérir le gloire deviennent simulateur des vertus. C’est pourquoi, comme le dit Salluste (De Coniur. Catit., cap. X, 5), "l’ambition a contraint de nombreux mortels à devenir faux. Autre chose est d’avoir la vertu cachée dans le coeur, ou agile sur la langue, et d’en avoir l’apparence plus que le caractère". Mais notre Sauveur, de son côté, appelle hypocrites, c’est-à-dire simulateurs, ceux qui font de bonnes oeuvres afin d’être vus des hommes. De même donc qu’il y a danger pour la multitude que, si le prince recherche, pour récompense, les voluptés et les richesses, il ne devienne voleur et n’outrage ses sujets, de même il est à redouter, s’il est attaché à la récompense de la gloire, qu’il ne devienne présomptueux et simulateur. La recherche de la gloire tolérée comme moindre mal Mais, autant qu’il apparaît de l’intention des sages dont nous avons parlé, ils ont non pour cette raison proposé au prince la gloire et l’honneur pour récompense, qu’ils sont ce vers quoi l’intention d’un bon roi doive principalement se porter, mais parce qu’on supporte mieux un roi s’il recherche la gloire que s’il a la passion de l’argent ou poursuit la volupté. Car ce vice est plus proche de la vertu, puisque la gloire, que les hommes désirent, n’est, comme le dit saint Augustin, rien d’autre que le jugement favorable des hommes sur les hommes. En effet, le désir de gloire contient quelque vestige de vertu, en tant du moins qu’il recherche l’approbation des hommes de bien et refuse de leur déplaire. Donc, comme peu d’hommes parviennent à la vraie vertu, il paraît plus supportable de porter de préférence au gouvernement un homme qui, même par crainte du jugement des hommes, se détourne des méfaits manifestes. En effet, celui qui désire la gloire, ou bien 31


principaliter ferri debeat boni regis intentio, sed quia tolerabilius est si gloriam quaerat, quam si pecuniam cupiat, vel voluptatem sequatur. Hoc enim vitium virtuti propinquius est, cum gloria, quam homines cupiunt, ut ait Augustinus, nihil aliud sit quam iudicium hominum bene de hominibus opinantium. Cupido enim gloriae aliquod habet virtutis vestigium, dum saltem bonorum approbationem quaerit et eis displicere recusat. Paucis igitur ad veram virtutem pervenientibus, tolerabilius videtur si praeferatur ad regimen qui, vel iudicium hominum metuens, a malis manifestis retrahitur. Qui enim gloriam cupit, aut vera via per virtutis opera nititur ut ab hominibus approbetur, vel saltem dolis ad hoc contendit atque fallaciis. At qui dominari desiderat, si cupiditate gloriae carens non timeat bene iudicantibus displicere, per apertissima scelera quaerit plerumque obtinere quod diligit, unde bestias superat sive crudelitatis sive luxuriae vitiis, sicut in Nerone Caesare patet, cuius, ut Augustinus dicit, tanta luxuria fuit ut nihil putaretur ab eo virile metuendum, tanta crudelitas ut nihil molle habere putaretur. Hoc autem satis exprimitur per id quod Aristoteles de magnanimo in Ethic. dicit, quod non quaerit honorem et gloriam quasi aliquid magnum quod sit virtutis sufficiens praemium, sed nihil ultra hoc ab hominibus exigit. Hoc enim inter omnia terrena videtur esse praecipuum, ut homini ab hominibus testimonium de virtute reddatur.

s’engage dans la vraie voie par des oeuvres de vertu, afin de recevoir l’approbation des hommes, ou du moins, il y tend par des ruses et des tromperies. Mais celui qui désire dominer, si, étranger au désir de la gloire, il ne craint pas de déplaire à ceux dont le jugement est juste, cherche le plus souvent à obtenir ce qu’il ambitionne par les crimes les plus affichés, en sorte qu’il surpasse les bêtes féroces par ses vices soit de cruauté, soit de luxure, comme on le voit chez César Néron dont saint Augustin dit que la luxure était si grande qu’il ne paraissait pas que l’on puisse craindre rien de viril de lui, et sa cruauté si violente qu’il ne semblait plus rien avoir de capable d’être attendri. Ceci est suffisamment exprimé par ce qu’Aristote dit du magnanime dans l’Ethique (Lib. IV, cap. III, 17) : il ne recherche pas l’honneur et la gloire comme quelque chose de grand qui serait une récompense suffisante de la vertu, mais il n’exige rien de plus des hommes. Car, entre toutes les choses terrestres, il semble que la plus haute soit ce témoignage que les hommes rendent à un homme pour sa Vertu. CHAPITRE 8 — LA BÉATITUDE ÉTERNELLE EST LA RÉCOMPENSE DU ROI Puisque donc l’honneur du monde et la gloire des hommes ne sont pas une récompense suffisante de la sollicitude du roi, il reste à chercher quelle est la récompense qui lui puisse suffire.

Caput 9

Le roi doit attendre sa récompense de Dieu Il convient que le roi attende sa récompense de Dieu. Un ministre, en effet, attend la récompense pour son service de son maître; or, le roi en gouvernant le peuple est le ministre de Dieu, car l’Apôtre dit (aux Romains XIII, 1 et 4) que : "tout pouvoir vient du Seigneur Dieu" et que "le ministre de Dieu tire vengeance de celui qui fait le mal". De même dans le livre de la Sagesse les rois sont représentés comme les ministres de Dieu (VI, 5). Les rois doivent donc attendre de Dieu la récompense pour leur gouvernement.

[69936] De regno, lib. 1 cap. 9 tit. Qualis est verus finis regis, qui movere debet ipsum ad bene regendum

Dieu rémunère parfois les rois pour leur service par des biens temporels, mais de telles récompenses sont communes aux bons et aux méchants. Aussi le Seigneur dit dans Ezéchiel (XXIX, 18) : "Nabuchodonosor, roi de Babylone, 32


[69937] De regno, lib. 1 cap. 9 Quoniam ergo mundanus honor et hominum gloria regiae sollicitudini non est sufficiens praemium, inquirendum restat quale sit eidem sufficiens. Est autem conveniens ut rex praemium expectet a Deo. Minister enim pro suo ministerio praemium expectat a domino; rex autem, populum gubernando, minister Dei est, dicente apostolo quod omnis potestas a domino Deo est, et quod est Dei minister vindex in iram ei qui male agit; et in Lib. Sap. reges Dei esse ministri describuntur. Debent igitur reges pro suo regimine praemium expectare a Deo. Remunerat autem Deus pro suo ministerio reges interdum temporalibus bonis, sed talia praemia sunt bonis malisque communia; unde dominus Ezech. dicit : Nabuchodonosor rex Babylonis servire fecit exercitum suum servitute magna adversus Tyrum, et merces non est reddita ei nec exercitui eius de Tyro, pro servitute qua servivit mihi adversus eam, ea scilicet servitute qua potestas, secundum apostolum, Dei minister est, vindex in iram ei qui male agit; et postea de praemio subdidit : propterea haec dicit dominus Deus : ecce ego dabo Nabuchodonosor regem Babylonis in terra Aegypti, et diripiet spolia eius, et erit merces exercitui eius. Si ergo reges iniquos contra Dei hostes pugnantes, licet non intentione serviendi Deo sed sua odia et cupiditates exequendi, tanta mercede dominus remunerat ut de hostibus victoriam tribuat, regna subiiciat et spolia diripienda proponat, quid faciet bonis regibus, qui pia intentione Dei populum regunt et hostes impugnant ? Non quidem terrenam, sed aeternam mercedem eis promittit, nec in alio

a fait faire à son armée un dur service contre Tyr, et ni lui ni son armée n’ont reçu de Tyr aucun salaire pour le service que pour moi il a fait contre elle", c’est-à-dire pour le service par lequel le pouvoir, selon l’Apôtre, devient ministre de Dieu et l’instrument de sa colère contre celui qui fait le mal. Et ensuite il ajoute au sujet de la récompense : "C’est pourquoi le Seigneur Dieu a dit : Voici que je donnerai à la terre d’Egypte Nabuchodonosor, roi de Babylone, et il lui arrachera ses dépouilles et ce sera un salaire pour son armée." Si donc le Seigneur rémunère des rois iniques qui combattent contre les ennemis de Dieu non certes dans l’intention de servir Dieu, mais pour assouvir leurs haines et leurs cupidités — par un salaire tel qu’il leur accorde la victoire sur leurs ennemis, leur soumette des royaumes, et leur propose des butins à enlever, que fera-t-Il aux bons rois qui gouvernent le peuple de Dieu et combattent ses ennemis dans une loyale intention ? En vérité, ce n’est pas une récompense terrestre, mais éternelle qu’Il leur promet et qui ne consiste en rien d’autre qu’en Lui- même, saint Pierre disant aux pasteurs du peuple de Dieu (Ire Epît. de Pierre V, 2 et 4) : "Paissez le troupeau que le Seigneur vous a confié, afin que, quand viendra le Prince des pasteurs", c’est-àdire le Roi des rois, le Christ, "vous receviez l’immarcescible couronne de gloire" au sujet de laquelle Isaïe dit (XXVIII, 5) : "Le Seigneur sera pour son peuple une couronne d’exultation et un diadème de gloire." Naturellement l’âme désire la béatitude Ceci est manifesté par la raison. En effet, il est inné dans l’esprit de tous les êtres qui font usage de raison, que la béatitude est la récompense de la vertu. Car on définit la vertu de chaque chose en disant qu’elle rend bon celui qui la possède et bonne son oeuvre. Mais chacun s’efforce, en opérant le bien, de parvenir à ce qu’il y a de plus profond dans son désir : être heureux, ce que personne ne peut ne pas vouloir. Il convient donc qu’on attende comme récompense de la vertu ce qui rend l’homme heureux. Mais si l’oeuvre de la vertu est d’opérer le bien, et celle du roi de bien gouverner ses sujets, la récompense du roi sera aussi ce qui le rendra heureux. 33


quam in se ipso, dicente Petro pastoribus populi Dei : pascite qui in vobis est gregem domini, ut cum venerit princeps pastorum, id est rex regum, Christus, percipiatis immarcescibilem gloriae coronam, de qua dicit Isaias : erit dominus sertum exultationis et diadema gloriae populo suo. Hoc autem ratione manifestatur. Est enim mentibus omnium ratione utentium inditum, virtutis praemium beatitudinem esse. Virtus enim uniuscuiusque rei describitur, quae bonum facit habentem, et opus eius bonum reddit. Ad hoc autem quisque bene operando nititur pervenire, quod est maxime desiderio inditum; hoc autem est esse felicem, quod nullus potest non velle. Hoc igitur praemium virtutis convenienter expectatur quod hominem beatum facit. Si autem bene operari virtutis est opus, regis autem opus est bene regere subditos, hoc etiam erit praemium regis, quod eum faciat esse beatum. Quid autem hoc sit, hinc considerandum est. Beatitudinem quidem dicimus ultimum desideriorum finem. Neque enim desiderii motus usque in infinitum procedit; esset enim inane naturale desiderium, cum infinita pertransiri non possint. Cum autem desiderium intellectualis naturae sit universalis boni, hoc solum bonum vere beatum facere poterit, quo adepto nullum bonum restat quod amplius desiderari possit : unde et beatitudo dicitur bonum perfectum, quasi omnia desiderabilia in se comprehendens. Tale autem non est aliquod bonum terrenum : nam qui divitias habent, amplius habere desiderant, et simile patet in caeteris. Et si ampliora non quaerunt, desiderant tamen ut ea permaneant, vel alia in locum eorum succedant. Nihil enim

Qu’est-ce que la béatitude ? Il nous faut maintenant considérer en quoi consiste le bonheur. Nous appelons béatitude la fin ultime de nos désirs. En effet, le mouvement du désir ne s’étend pas indéfiniment; car le désir naturel serait vain, puisque nous ne pourrions pas parcourir un infini. Mais comme le désir d’une nature intellectuelle se porte vers le bien universel, seul ce bien pourra la rendre vraiment heureuse, qui, une fois possédé, ne laisse place à aucun autre bien ultérieurement désirable. Et c’est pourquoi on appelle la béatitude bien parfait, en tant qu’elle comprend en soi toutes les choses désirables, ce qui n’est le cas d’aucun bien terrestre; car, ceux qui possèdent des richesses désirent avoir davantage, et il en va de même pour les autres bonheurs. Et s’ils ne recherchent pas de biens plus grands, ils désirent cependant que ces biens demeurent ou du moins que d’autres viennent les remplacer. En effet, parmi les choses terrestres, on ne trouve rien de stable; il n’est par conséquent rien de terrestre qui puisse apaiser le désir. Aucune chose terrestre ne peut rendre heureux au point d’être une récompense convenable pour un roi. L’esprit de l’homme est au-dessus de toutes les choses terrestres. Sa béatitude ne saurait être quelque chose de terrestre. En outre, la perfection finale de n’importe quelle chose et son bien complet dépendent d’un être supé rieur, puisque les êtres corporels euxmêmes sont rendus meilleurs par leur union avec d’autres meilleurs, et pires s’ils sont mélangés à des êtres qui leur sont inférieurs. En effet, si l’or est allié à l’argent, l’argent en devient meilleur, tandis qu’il devient impur, allié au plomb. Or il est évident que toutes les choses terrestres sont au-dessous de l’esprit de l’homme. Mais la béatitude est la perfection finale de l’homme et son bien complet, auxquels tous désirent parvenir : il n’y a donc rien de terrestre qui puisse rendre l’homme heureux, et, par conséquent, aucune chose terrestre ne peut être une récompense suffisante pour un roi. Dieu seul peut être une récompense convenable pour le roi En effet, comme le dit saint Augustin, ce n’est 34


permanens invenitur in rebus terrenis, nihil igitur terrenum est quod quietare desiderium possit. Neque igitur terrenum aliquod beatum facere potest, ut possit esse regis conveniens praemium. Adhuc : cuiuslibet rei finalis perfectio et bonum completum ab aliquo superiore dependet, quia et ipsa corporalia meliora redduntur ex adiunctione meliorum, peiora vero, si deterioribus misceantur. Si enim argento misceatur aurum, argentum fit melius, quod ex plumbi admixtione impurum efficitur. Constat autem terrena omnia esse infra mentem humanam. Beatitudo autem est hominis finalis perfectio et bonum completum ad quod omnes pervenire desiderant. Nihil igitur terrenum est quod hominem possit beatum facere; nec igitur terrenum aliquod est praemium regis sufficiens. Non enim, ut Augustinus dicit, Christianos principes ideo felices dicimus, quia diutius imperarunt, vel imperatores filios morte placida reliquerunt, vel hostes reipublicae domuerunt, vel cives adversum se insurgentes et cavere et opprimere potuerunt; sed felices eos dicimus si iuste imperant, si malunt cupiditatibus potius quam gentibus quibuslibet imperare, si omnia faciunt non propter ardorem inanis gloriae, sed propter charitatem felicitatis aeternae. Tales imperatores Christianos felices dicimus, interim spe, postea re ipsa futuros, cum id quod expectamus advenerit. Sed nec aliquid aliud creatum est, quod beatum hominem faciat et possit regi decerni pro praemio. Tendit enim uniuscuiusque rei desiderium in suum principium, a quo esse suum causatur. Causa vero mentis humanae non est aliud quam Deus, qui eam ad suam imaginem facit. Solus igitur Deus est qui hominis

pas parce que les princes chrétiens ont régné longtemps; parce qu’ils ont laissé, par une mort paisible, l’empire à leurs fils; parce qu’ils ont dompté les ennemis de la chose publique, ou parce qu’ils ont pu se garder des citoyens insurgés contre eux et les contenir, que nous disons qu’ils sont heureux, mais bien s’ils commandent avec justice, s’ils préfèrent régner sur les passions plutôt que sur les nations qu’il leur plait, s’ils font toutes choses, non poussés par l’ardeur d’une vaine gloire, mais par l’amour de la félicité éternelle. De tels empereurs chrétiens nous les disons heureux, d’abord par l’espérance, et plus tard par la possession, quand ce que nous attendons sera arrivé. Mais il n’est rien d’autre, rien de créé, qui fasse l’homme heureux et puisse être attribué au roi comme récompense. En effet, le désir de chaque chose la pousse vers son principe qui est la cause de son être. Or la cause de l’esprit humain n’est rien d’autre que Dieu qui le fait à Son image. C’est donc Dieu seul qui peut apaiser le désir de l’homme et le rendre heureux, et être une récompense convenable pour le roi. En outre, l’esprit humain connaît le bien universel par l’intellect, et le désire par la volonté : or le bien universel ne se trouve qu’en Dieu. Il n’y a donc rien qui puisse faire l’homme heureux en comblant son désir si ce n’est Dieu, dont il est dit dans le Psaume CII, 5 : "Il comble de biens ton désir." C’est en lui donc que le roi doit placer sa récompense. Aussi, en considérant cela, le roi David disait dans le Psaume LXXII, 25 : "Qu’y a-t-il pour moi dans le Ciel et qu’ai-je voulu de toi sur la terre ?" Répondant ensuite à cette question, il ajoute : "Le bien est pour moi d’adhérer à Dieu et de mettre dans le Seigneur Dieu mon espérance." En effet, c’est Lui-même qui donne aux rois non seule ment le salut temporel, par lequel Il protège en même temps les hommes et les bêtes, mais encore le salut dont Il dit par la voix d’Isaïe (LI, 6) : "Mon salut sera pendant l’éternité", celui par lequel Il sauve les hommes en les conduisant jusqu’à l’égalité avec les anges. C’est la gloire de Dieu, non des hommes, que recherchent les bons rois Ainsi donc on peut vérifier que la récompense du 35


desiderium quietare potest, et facere hominem beatum, et esse regi conveniens praemium. Amplius : mens humana universalis boni cognoscitiva est per intellectum, et desiderativa per voluntatem; bonum autem universale non invenitur nisi in Deo. Nihil ergo est quod possit hominem beatum facere, eius implendo desiderium, nisi Deus, de quo dicitur in Psalm. : qui replet in bonis desiderium tuum; in hoc ergo rex suum praemium statuere debet. Hoc igitur considerans David rex dicebat : quid mihi est in caelo et a te quid volui super terram ? Cui quaestioni postea respondens, subiungit : mihi autem adhaerere Deo bonum est et ponere in domino Deo spem meam. Ipse enim est qui dat salutem regibus, non solum temporalem, qua communiter salvat homines et iumenta, sed etiam eam de qua, per Isaiam dicit : salus autem mea in sempiternum erit, qua homines salvat, eos ad aequalitatem Angelorum perducens. Sic igitur verificari potest quod regis praemium sit honor et gloria. Quis enim mundanus et caducus honor huic honori similis esse potest, ut homo sit civis et domesticus Dei, et inter Dei filios computatus haereditatem regni caelestis assequatur cum Christo ? Hic est honor quem concupiscens et admirans rex David dicebat : nimis honorati sunt amici tui, Deus. Quae insuper humanae laudis gloria huic comparari potest, quam non fallax blandientium lingua, non decepta hominum opinio profert, sed ex interioris conscientiae testimonio producitur et Dei testimonio confirmatur, qui suis confessoribus repromittit quod confiteatur eos in gloria patris coram Angelis Dei ? Qui autem hanc gloriam quaerunt, eam inveniunt, et quam non

roi est l’honneur et la gloire. En effet, quel honneur mondain et périssable peut être semblable à cet honneur qui fait l’homme concitoyen et familier de Dieu, le compte au nombre des fils de Dieu, et lui fait obtenir l’héritage du royaume céleste avec le Christ ? C’est cet honneur que désirait et admirait le roi David quand il disait (Psaume CXXXVIII, 17) : "Vos amis sont trop honorés, ô Dieu." Quelle gloire humaine peut être comparée à cette louange, que ni la langue trompeuse des flatteurs, ni l’opinion erronée des hommes ne prononce, mais qui provient du témoignage intérieur de la conscience et est confirmée par celui du Christ, qui promet à ses confesseurs de les confesser dans la gloire du Père, en présence des anges de Dieu. Or, ceux qui cherchent cette gloire, la trouvent, et ils obtiennent la gloire des hommes, qu’ils ne cherchent pas, à l’exemple de Salomon, qui, non seulement reçut du Seigneur la sagesse qu’il demandait, mais fut rendu glorieux, audessus de tous les autres rois. CHAPITRE 9 — LE ROI OBTIENT LA BÉATITUDE LA PLUS HAUTE Il faut d’autant plus de vertu qu’on a plus d’hommes à gouverner Plus grande est la vertu, plus grande sera la béatitude Il nous reste enfin à considérer que ceux qui exécutent dignement et d’une manière qui mérite la louange leur office de rois, obtiennent aussi un degré éminent de béatitude céleste. Si, en effet, la béatitude est la récompense de la vertu, il s’ensuit qu’à une vertu plus grande est dû un degré plus élevé de béatitude. Or elle est supérieure la vertu par quoi un homme peut diriger non seulement lui-même, mais encore les autres; et elle l’est d’autant plus qu’elle dirige un plus grand nombre, puisque de même selon la vertu corporelle quelqu’un est réputé d’autant plus valeureux qu’il peut vaincre plus d’ennemis ou soulever plus de poids. Ainsi donc une plus grande vertu est requise pour se gouverner une famille que pour se gouverner soi seul, et une bien plus grande pour le gouvernement d’une cité ou d’un royaume. C’est donc le propre d’une vertu supérieure que de bien exercer l’office de roi, et cette vertu u droit, par conséquent, à une récompense supérieure dans la béatitude. 36


quaerunt gloriam hominum, consequuntur, exemplo Salomonis, qui non solum sapientiam, quam quaesivit, accepit a domino, sed factus est super reges alios gloriosus. Caput 10 [69938] De regno, lib. 1 cap. 10 tit. Quod praemium regum et principum tenet supremum gradum in beatitudine caelesti, multis rationibus ostenditur et exemplis [69939] De regno, lib. 1 cap. 10 Considerandum autem restat ulterius, quod et eminentem obtinebunt caelestis beatitudinis gradum, qui officium regium digne et laudabiliter exequuntur. Si enim beatitudo virtutis est praemium, consequens est ut maiori virtuti maior gradus beatitudinis debeatur. Est autem praecipua virtus, qua homo aliquis non solum se ipsum sed etiam alios dirigere potest; et tanto magis, quanto plurium est regitiva : quia et secundum virtutem corporalem tanto aliquis virtuosior reputatur, quanto plures vincere potest, aut pondera plura levare. Sic igitur maior virtus requiritur ad regendum domesticam familiam, quam ad regendum se ipsum, multoque maior ad regimen civitatis et regni. Est igitur excellentis virtutis bene regium officium exercere; debetur igitur ei excellens in beatitudine praemium. Adhuc : in omnibus artibus et potentiis laudabiliores sunt qui alios bene regunt, quam qui secundum alienam directionem bene se habent. In speculativis enim maius est veritatem aliis docendo tradere, quam quod ab aliis docetur capere posse. In artificiis etiam maius existimatur maiorique conducitur pretio architector, qui aedificium

Partout ceux qui dirigent les autres méritent plus de louange En plus, dans tous les arts et tous les pouvoirs, ceux qui dirigent bien les autres sont plus dignes de louange que ceux qui se comportent bien selon la direction d’un autre. En effet, dans les sciences spéculatives, il est plus grand de transmettre, en l’enseignant, la vérité aux autres, que de pouvoir recevoir ce qui est enseigné par d’autres. Dans les arts et métiers techniques de même, on estime davantage et on paie d’un plus grand prix l’architecte qui dispose le plan de l’édifice que l’artisan qui oeuvre de ses mains d’après le plan du premier; et dans les choses de la guerre, la prudence du chef tire une plus grande gloire de la victoire que le courage du soldat. Or celui qui dirige la multitude est, par rapport aux actions qui doivent être faites selon la vertu par les individus, comme le docteur par rapport à ce qu’il enseigne, comme l’architecte par rapport à ce qu’il construit, et le général par rapport aux batailles. Le roi est donc digne d’un plus grand prix, s’il a bien gouverné ses sujets, que l’un de ses sujets qui se sera bien conduit sous le gouvernement du roi. Le bien de la multitude est plus grand que celui de l’individu La vertu qui procure ce bien est plus grande En outre, si le propre de la vertu est que, par elle, l’oeuvre de l’homme soit rendue bonne, on voit que le propre d’une vertu plus grande est que, par elle, quelqu’un opère un plus grand bien. Or le bien de la multitude est plus grand et plus divin que le bien d’un seul, c’est pourquoi on supporte parfois le malheur d’un seul s’il profite au bien de la multitude; ainsi on met à mort un brigand afin de donner la paix à la multitude. Et Dieu Lui-même ne permettrait pas qu’il y eût des maux dans le monde, s’Il n’en tirait des biens pour l’utilité et la beauté de l’univers. Or il appartient à l’office de roi de procurer, avec zèle, le bien de la multitude. Une récompense plus grande est donc due au roi pour son bon gouvernement, qu’à un sujet pour une bonne action. Les rois méritent louange et récompense pour leurs bonnes œuvres Or cela devient plus manifeste si on le considère 37


disponit, quam artifex, qui secundum eius dispositionem manualiter operatur. Et in rebus bellicis maiorem gloriam de victoria consequitur prudentia ducis, quam militis fortitudo. Sic autem se habet rector multitudinis in his quae a singulis secundum virtutem sunt agenda, sicut doctor in disciplinis et architector in aedificiis et dux in bellis. Est igitur rex maiori praemio dignus, si bene subiectos gubernaverit, quam aliquis subditorum, si sub rege bene se habuerit. Amplius : si virtutis est, ut per eam opus hominis bonum reddatur, maioris virtutis esse videtur quod maius bonum per eam aliquis operetur. Maius autem et divinius est bonum multitudinis quam bonum unius : unde interdum malum unius sustinetur si in bonum multitudinis cedat, sicut occiditur latro ut pax multitudini detur. Et ipse Deus mala esse in mundo non sineret nisi ex eis bona eliceret ad utilitatem et pulchritudinem universi. Pertinet autem ad regis officium ut bonum multitudinis studiose procuret. Maius igitur praemium debetur regi pro bono regimine quam subdito pro bona actione. Hoc autem manifestius fiet, si quis magis in speciali consideret. Laudatur enim ab hominibus quaevis privata persona, et ei a Deo computatur in praemium, si egenti subveniat, si discordes pacificet, si oppressum a potentiore eripiat, denique si alicui qualitercumque opem vel consilium conferat ad salutem. Quanto igitur magis laudandus est ab hominibus et praemiandus a Deo, qui totam provinciam facit pace gaudere, violentias cohibet, iustitiam servat, et disponit quid sit agendum ab hominibus suis legibus et praeceptis ? Hinc etiam magnitudo regiae virtutis apparet, quod praecipue Dei

sous un angle plus spécial. En effet, les hommes louent et Dieu récompense une personne privée si elle secourt les indigents, pacifie ceux qui sont en désaccord, arrache l’opprimé des mains du puissant, apporte enfin à autrui, de quelque façon que ce soit, un secours ou un conseil utile à son salut. Combien par conséquent plus digne de louange de la part des hommes et de récompense de la part de Dieu est celui qui fait jouir toute une province de la paix, qui réprime les violences, conserve la justice, et règle par ses lois et ses préceptes, ce que doivent faire les hommes ? La vertu royale porte la ressemblance de Dieu La grandeur de la vertu royale apparaît aussi en ce qu’elle porte la ressemblance de Dieu éminemment, en faisant dans le royaume ce que Dieu fait dans le monde : et c’est pourquoi dans le livre de l’Exode (XXII, 8) les juges de la multitude sont appelés dieux. Chez les Romains de même les empereurs étaient appelés dieux. Or une chose est d’autant plus agréable à Dieu qu’elle se rapproche plus de son imitation : et c’est pourquoi l’Apôtre donne cet avertissement (aux Ephésiens V, 1) : "Soyez des imitateurs de Dieu, comme ses fils bien-aimés." Mais si, d’après la parole du Sage (Ecclésiastique, XIII, 19) : "tout vivant aime son semblable", selon que les êtres causés ont d’une certaine façon une ressemblance avec leur cause, il s’ensuit donc que les bons rois sont très agréables à Dieu et doivent, plus que tous, recevoir de Lui une récompense. Les tentations du pouvoir Et de même, pour se servir des paroles de saint Grégoire : Qu’est-ce que la tempête de la mer, sinon la tempête de l’âme ? Lorsque la mer est calme, même un homme inexpérimenté dirige bien un navire, mais lorsque la mer est troublée par les flots de la tempête, même le marin habile est confondu : et c’est pourquoi, souvent, dans les difficultés du gouvernement, se perd l’exercice du bien-agir, que l’on maîtrisait en temps de paix. Car il est très difficile, comme le dit Augustin, qu’au milieu des paroles de louange et de vénération et des marques de trop grande déférence, on ne finisse par s’enorgueillir et par oublier qu’on est un homme. Et dans l’Ecclésiastique (XXXI, 8, 10) il est dit : 38


similitudinem gerit, dum agit in regno quod Deus in mundo : unde et in Exod. iudices multitudinis dii vocantur. Imperatores etiam apud Romanos dii vocabantur. Tanto autem est aliquid Deo acceptius, quanto magis ad eius imitationem accedit : unde et apostolus monet : estote imitatores Dei, sicut filii charissimi. Sed si, secundum sapientis sententiam, omne animal diligit simile sibi, secundum quod causae aliqualiter similitudinem habent causati, consequens igitur est bonos reges Deo esse acceptissimos, et ab eo maxime praemiandos. Simul etiam, ut Gregorii verbis utar : quid est tempestas maris, nisi tempestas mentis ? Quieto autem mari recte navem etiam imperitus dirigit, turbato autem mari tempestatis fluctibus etiam peritus nauta confunditur : unde et plerumque in occupatione regiminis, ipse quoque boni operis usus perditur, qui in tranquillitate tenebatur. Valde enim difficile est si, ut Augustinus dicit, inter linguas sublimantium et honorantium, et obsequia nimis humiliter salutantium non extollantur, sed se homines esse meminerint. Et in Eccli. : beatus vir qui post aurum non abiit, nec speravit in pecuniae thesauris. Qui potuit impune transgredi et non est transgressus, facere mala et non fecit. Ex quo quasi in virtutis opere probatus invenitur fidelis, unde secundum Biantis proverbium : principatus virum ostendit. Multi enim ad principatus culmen pervenientes, a virtute deficiunt, qui, dum in statu essent infimo, virtuosi videbantur. Ipsa igitur difficultas quae principibus imminet ad bene agendum, eos facit maiori praemio dignos, et si aliquando per infirmitatem peccaverint, apud homines excusabiliores redduntur et

"Bienheureux l’homme qui n’a point couru après l’or, ni n’a espéré en des trésors d’argent (…), qui a pu impunément transgresser la loi et ne l’a point transgressée, faire le mal et ne l’a point fait." C’est pourquoi on le trouve fidèle dans la mesure où il a été éprouvé dans l’oeuvre de la vertu, d’où, selon un proverbe de Bias : "Le pouvoir révèle un homme." Beaucoup, en effet, par venant au faîte du pouvoir, déchoient de la vertu, qui, tandis qu’ils étaient dans un humble état, paraissaient vertueux. Les princes sont dignes d’indulgence La difficulté même qui menace les princes dans l’accomplissement du bien les rend donc dignes d’une plus grande récompense, et si parfois ils ont péché par infirmité, ils en sont plus excusables devant les hommes, et ils obtiennent plus facilement le pardon de Dieu, si toutefois, comme le dit saint Augustin, ils ne négligent pas d’offrir au vrai Dieu qui est le leur, un sacrifice d’humilité, de commisération et de prière pour leurs péchés. Nous en avons pour exemple Achab, roi d’Israël, qui avait beaucoup péché, au sujet duquel le Seigneur dit à Hélie (IIIe Livre des Rois, XXI, 29) : "Parce qu’il s’est humilié à cause de moi, je n’enverrai pas ce malheur pendant sa vie." Confirmation par l’Ecriture sainte Il est non seulement montré par la raison mais encore confirmé par l’autorité divine qu’une récompense éminente est due aux rois. Il est dit, en effet, dans Zacharie (XII, 8) que, "dans ce jour de béatitude où le Seigneur sera le protecteur de ceux qui habitent en Jérusalem", c’est-à-dire dans la vision d’éternelle paix pour les demeures de nous tous, elle seront comme la maison de David, car tous seront rois et régneront avec le Christ, unis à lui comme les membres à la tête, mais que, pour la demeure de David [c'est-à-dire pour la demeure des rois], elle sera comme la demeure de Dieu, car de même qu’en gouvernant avec fidélité, ils ont fait oeuvre divine à l’égard du peuple, ainsi dans la récompense ils seront plus proches de Dieu et lui adhéreront de plus près. Les Gentils eux mêmes en avaient comme un pressentiment quand ils croyaient que ceux qui gouvernaient et défendaient les cités étaient transformés en dieux. 39


facilius a Deo veniam promerentur, si tamen, ut Augustinus ait pro suis peccatis humilitatis et miserationis et orationis sacrificium Deo suo vero immolare non negligunt. In cuius rei exemplum de Achab, rege Israel, qui multum peccaverat, dominus ad Heliam dixit : quia humiliatus est Achab, non inducam hoc malum in diebus suis. Non autem solum ratione ostenditur quod regibus excellens praemium debeatur, sed etiam auctoritate divina firmatur. Dicitur enim in Zachar. quod in illa beatitudinis die qua erit dominus protector habitantibus in Hierusalem, id est in visione pacis aeternae, aliorum domus erunt sicut domus David, quia scilicet omnes reges erunt et regnabunt cum Christo, sicut membra cum capite; sed domus David erit sicut domus Dei, quia sicut regendo fideliter Dei officium gessit in populo, ita in praemio Deo propinquius erit et inhaerebit. Hoc etiam fuit apud gentiles aliqualiter somniatum, dum civitatum rectores atque servatores in deos transformari putabant. Caput 11 [69940] De regno, lib. 1 cap. 11 tit. Quod rex et princeps studere debet ad bonum regimen propter bonum sui ipsius et utile quod inde sequitur; cuius contrarium sequitur regimen tyrannicum [69941] De regno, lib. 1 cap. 11 Cum regibus tam grande in caelesti beatitudine praemium proponatur si bene in regendo se habuerint, diligenti cura se ipsos observare debent ne in tyrannidem convertantur. Nihil enim eis acceptabilius esse debet quam quod ex honore regio, quo sublimantur in terris, in caelestis regni gloriam

CHAPITRE 10 — LES TYRANS SONT PRIVÉS DES BIENS TEMPORELS La récompense céleste doit pousser les rois à bien gouverner Puisqu’une si grande récompense est proposée aux rois dans la béatitude céleste, s’ils se sont bien conduits dans leur gouvernement, ils doivent s’observer eux- mêmes avec un soin diligent afin de ne pas tomber dans la tyrannie. Rien, en effet, ne leur doit tenir plus à coeur que de passer de l’honneur royal qui les élève sur terre à la gloire du royaume céleste. En vérité, ils se trompent les tyrans qui délaissent la justice pour quelques avantages terrestres, eux qui se privent d’une récompense si grande, qu’ils pouvaient acquérir en gouvernant avec justice. Qu’il soit insensé de perdre les biens les plus grands et éternels pour des biens de cette sorte, minimes et temporels, nul, sinon l’insensé ou l’infidèle, ne l’ignore. Les biens temporels profitent plus à ceux qui sont justes Les tyrans sont privés du premier de ces biens, l’amitié des sujets Il faut encore ajouter que ces avantages temporels à cause desquels les tyrans abandonnent la justice profitent plus aux rois qui observent la justice. Tout d’abord, en effet, parmi toutes les choses de ce monde, il n’est rien qui paraisse préférable à une amitié digne. Car c’est elle qui unit les hommes vertueux, qui conserve et promeut la vertu. C’est elle aussi dont tous ont besoin dans toutes les tâches qu’ils ont à mener, sans qu’elle vienne les importuner dans la prospérité, ni les abandonner dans l’adversité. C’est elle qui apporte les plus grandes délectations, à tel point que, sans amis, n’importe quelle chose délectable se tourne en dégoût. L’amour rend les épreuves les plus rudes faciles et presque nulles. Et la cruauté d’un tyran n’est jamais si grande, qu’il ne se laisse charmer par l’amitié. En effet, comme jadis Denys, tyran de Syracuse, voulait faire périr l’un de deux amis, nommés Damon et Pythias, celui qui devait mourir obtint un délai, pour aller chez lui mettre en ordre ses affaires; l’autre se livre au tyran, en gage de son retour. Cependant comme le jour fixé approchait et que le premier ne venait pas, tous accusaient 40


transferantur. Errant vero tyranni, qui propter quaedam terrena commoda iustitiam deserunt; qui tanto privantur praemio, quod adipisci poterant iuste regendo. Quod autem stultum sit pro huiusmodi parvis et temporalibus bonis maxima et sempiterna perdere bona, nullus, nisi stultus aut infidelis, ignorat. Addendum est etiam quod haec temporalia commoda, propter quae tyranni iustitiam deserunt, magis ad lucrum proveniunt regibus dum iustitiam servant. Primo namque inter mundana omnia nihil est, quod amicitiae dignae praeferendum videatur. Ipsa namque est quae virtuosos in unum conciliat, virtutem conservat atque promovet. Ipsa est qua omnes indigent in quibuscumque negotiis peragendis, quae nec prosperis importune se ingerit, nec deserit in adversis. Ipsa est quae maximas delectationes affert, in tantum ut quaecumque delectabilia in taedium sine amicis vertantur. Quaelibet autem aspera, facilia et prope nulla facit amor; nec est alicuius tyranni tanta crudelitas, ut amicitia non delectetur. Dionysius enim, quondam Syracusanorum tyrannus, cum duorum amicorum, qui Damon et Pythias dicebantur, alterum occidere vellet, is, qui occidendus erat, inducias impetravit ut domum profectus res suas ordinaret; alter vero amicorum sese tyranno ob fidem pro eius reditu dedit. Appropinquante autem promisso die, nec illo redeunte, unusquisque fideiussorem stultitiae arguebat. At ille nihil se metuere de amici constantia praedicabat. Eadem autem hora, qua fuerat occidendus, rediit. Admirans autem amborum animum, tyrannus supplicium propter fidem amicitiae remisit, insuper rogans ut eum tertium

de folie celui qui s’était porté garant. Mais celuici déclarait n’avoir aucune crainte quant à la fidélité de son ami. Or, à l’heure même où il devait être exécuté, celui-ci revint. Frappé de leur magnanimité à tous deux, le tyran fit grâce du supplice en raison de la fidélité de leur amitié, et les pria de la recevoir comme tiers dans leur amitié. Mais, ce bien de l’amitié, les tyrans, quoiqu’ils le désirent, ne peuvent cependant l’obtenir. Car du moment qu’ils ne recherchent pas le bien commun, mais leur bien propre, ils ont très peu ou pas du tout de communion avec leurs sujets. Or toute amitié est fondée sur quelque communion. En effet, ceux que rapprochent soit l’origine naturelle, soit la ressemblance des moeurs, soit la communion de quelque société, ce sont eux, nous le voyons, qui sont unis par l’amitié. Elle est donc petite ou plutôt nulle, l’amitié du tyran et des sujets; et de même, comme les sujets sont opprimés par l’injustice du tyran et ne se sentent pas aimés, mais méprisés, ils ne l’aiment d’aucune façon. Et les tyrans n’ont pas de raison de se plaindre de leurs sujets, s’ils ne sont pas aimés d’eux, puisque eux-mêmes ne se montrent pas à eux tels qu’ils doivent s’en faire aimer. Les bons rois sont aimés de leurs sujets, ce qui est cause de stabilité Mais les bons rois, quand ils s’appliquent de tout leur zèle au progrès commun, et que leurs sujets sentent qu’ils retirent de ce zèle de nombreux avantages, sont chéris du plus grand nombre, ils montrent par là qu’ils aiment leurs sujets. Car ce serait la pire des malices qui puisse se produire dans une multitude, que de haïr ses amis et de rendre à ses bienfaiteurs le mal pour le bien, Et de cet amour provient que le trône des bons rois est stable, puisque leurs sujets ne refusent pas de s’exposer pour eux aux plus graves dangers. Nous en trouvons un exemple en Jules César, dont Suétone rapporte qu’il chérissait à ce point ses soldats, qu’ayant appris que certains d’entre eux avaient été massacrés, il ne se f point couper les cheveux et la barbe avant de les avoir vengés. Par cette action, il se rendit ses soldats à tel point dévoués et courageux, que plusieurs d’entre eux, ayant été faits prisonniers, refusèrent d’avoir la vie qu’on leur accordait à condition qu’ils consentissent à combattre contre César. De même Octavien Auguste, qui usa du pouvoir 41


reciperent in amicitiae gradu. Hoc autem amicitiae bonum, quamvis desiderent tyranni, consequi tamen non possunt. Dum enim commune bonum non quaerunt, sed proprium, fit parva vel nulla communio eorum ad subditos. Omnis autem amicitia super aliqua communione firmatur. Eos enim qui conveniunt, vel per naturae originem, vel per morum similitudinem, vel per cuiuscumque societatis communionem, videmus amicitia coniungi. Parva igitur vel potius nulla est amicitia tyranni et subditi; simulque dum subditi per tyrannicam iniustitiam opprimuntur, et se amari non sentiunt sed contemni, nequaquam amant. Nec habent tyranni unde de subditis conquerantur si ab eis non diliguntur, quia nec ipsi tales se ipsis exhibent ut diligi ab eis debeant. Sed boni reges, dum communi profectui studiose intendunt et eorum studio subditi plura commoda se assequi sentiunt, diliguntur a plurimis, dum subditos se amare demonstrant, quia et hoc est maioris malitiae quam quod in multitudine cadat, ut odio habeantur amici et benefactoribus rependatur malum pro bono. Et ex hoc amore provenit ut bonorum regum regnum sit stabile, dum pro ipsis se subditi quibuscumque periculis exponere non recusant : cuius exemplum in Iulio Caesare apparet, de quo Suetonius refert quod milites suos usque adeo diligebat ut, audita quorumdam caede, capillos et barbam ante non dempserit quam vindicasset : quibus rebus devotissimos sibi et strenuissimos milites reddidit, ita quod plerique eorum capti, concessam sibi sub ea conditione vitam, si militare adversus Caesarem vellent, recusarent. Octavianus etiam Augustus, qui modestissime imperio

avec une très grande modération, était tellement aimé de ses sujets, que plusieurs, au moment de mourir, firent immoler des victimes votives parce qu’il leur survivait. La domination des tyrans ne peut durer longtemps Il n’est donc pas facile d’ébranler le pouvoir d’un prince que le peuple aime d’une affection si unanime; c’est pourquoi Salomon dit au livre des Proverbes XXIX, 14) : "Un roi qui juge les pauvres avec justice, son trône sera affermi pour l’éternité." Mais le pou voir des tyrans ne peut pas être durable, puisqu’il est odieux à la multitude. Car ce qui répugne aux voeux du grand nombre ne peut être conservé longtemps. En effet, difficilement quelqu’un peut traverser la vie présente sans qu’il souffre quelques adversités. Or, au temps de l’adversité, l’occasion ne peut manquer de s’insurger contre le tyran, et dès que l’occasion se présentera, il se trouvera au moins un homme, parmi la multitude, pour en profiter. Le peuple accompagne de ses voeux celui qui s’insurge, et ce qui est tenté avec la faveur de la multitude manquera difficilement d’aboutir. Il ne peut donc guère arriver que la domination du tyran se prolonge longtemps. Ne pouvant pas compter sur la fidélité, le tyran règne par la crainte Celle-ci est un fondement fragile Ceci apparaît encore manifestement, si l’on considère par quoi la domination d’un tyran est conservée. Car ce ne peut être par l’affection, puisque l’amitié de la multitude sujette pour le tyran est petite ou nulle, comme nous l’avons vu plus haut. Quant à la fidélité des sujets, les tyrans ne peuvent s’y fier. Car on ne trouve pas dans une multitude une vertu si grande, qu’elle soit retenue, par sa fidélité, de rejeter le joug d’une injuste servitude, si elle en a la possibilité. Probablement même, selon l’opinion de beaucoup, on n’agirait pas contrairement à la fidélité, en s’opposant d’une manière ou d’une autre à l’iniquité du tyran. Il reste donc que le gouvernement du tyran n’est soutenu que par la seule crainte; c’est pourquoi celui-ci applique tous ses efforts à se faire craindre de ses sujets. Or la crainte est un fondement débile. Car ceux qui sont sous l’emprise de la crainte, s’il arrive une occasion qui leur laisse espérer l’impunité, se 42


usus est, in tantum diligebatur a subditis ut plerique morientes victimas quas devoverant immolari mandarent, quia eum superstitem reliquissent. Non est ergo facile ut principis perturbetur dominium, quem tanto consensu populus amat : propter quod Salomon dicit : rex qui iudicat in iustitia pauperes, thronus eius in aeternum firmabitur. Tyrannorum vero dominium diuturnum esse non potest, cum sit multitudini odiosum. Non potest enim diu conservari quod votis multorum repugnat. Vix enim a quoquam praesens vita transigitur quin aliquas adversitates patiatur. Adversitatis autem tempore, occasio deesse non potest contra tyrannum insurgendi : et ubi adsit occasio, non deerit ex multis vel unus qui occasione non utatur. Insurgentem autem populus votive prosequitur : nec de facili carebit effectu, quod cum favore multitudinis attentatur. Vix ergo potest contingere quod tyranni dominium protendatur in longum. Hoc etiam manifeste patet, si quis consideret unde tyranni dominium conservatur. Non enim conservatur amore, cum parva vel nulla sit amicitia subiectae multitudinis ad tyrannum, ut ex praehabitis patet. De subditorum autem fide tyrannis confidendum non est. Non enim invenitur tanta virtus in multis, ut fidelitatis virtute reprimantur ne indebitae servitutis iugum, si possint, excutiant. Fortassis autem nec fidelitati contrarium reputabitur secundum opinionem multorum, si tyrannicae nequitiae qualitercumque obvietur. Restat ergo ut solo timore tyranni regimen sustentetur, unde et timeri se a subditis tota intentione procurant. Timor autem est debile fundamentum. Nam qui timore subduntur, si occurrat occasio qua

révoltent contre ceux qui les commandent, avec d’autant plus d’ardeur que leur volonté était plus contrainte par cette seule crainte. De même une eau contenue par violence, s’écoule avec plus d’impétuosité quand elle a trouvé une issue. Mais la crainte elle-même n’est pas sans danger, car un grand nombre sous l’effet d’une crainte excessive sont tombés dans le désespoir. Or quand on désespère de son salut, on se précipite sou vent avec audace vers n’importe quelles tentatives. La domination d’un tyran ne peut donc pas être de longue durée. Exemples dans l’histoire Ceci encore n’est pas moins rendu évident par les exemples que par les arguments rationnels. En effet, si l’on considère les faits et gestes des anciens et les événements de l’époque moderne, on trouve difficile ment quelque tyran dont la domination ait duré longtemps. C’est pourquoi Aristote, dans sa Politique (Lib. V, cap. IX, 23), après avoir énuméré de nombreux tyrans, montre que leur domination à tous a pris fin après un temps court; quelques-uns d’entre eux cependant commandèrent plus longtemps, parce qu’ils n’excédaient point beaucoup dans la tyrannie, mais en beaucoup de points imitaient la modération d’un roi. Dieu permet les tyrans pour punir le peuple Ceci devient encore plus manifeste quand on considère le jugement de Dieu. En effet, comme il est dit dans le Livre de Job (XXX IV, 30) : "Dieu fait régner l’homme hypocrite à cause des péchés du peuple." Or personne ne peut être appelé hypocrite avec plus de vérité que celui qui assume l’office de roi et se montre un tyran. Car on appelle hypocrite celui qui joue le rôle d’un autre, comme on a coutume de le faire dans les spectacles de théâtre. Ainsi donc Dieu a permis la domination des tyrans pour punir les péchés des sujets. Une telle punition est ordinairement appelée dans l’Ecriture "colère de Dieu". C’est pourquoi le Seigneur dit par la bouche d’Osée (XIII, 30) : "Je vous donnerai un roi dans ma colère." Mais malheureux le roi qui est accordé au peuple dans la colère de Dieu. Car sa domination ne peut être stable : parce que "Dieu n’oubliera jamais d’avoir pitié et que dans Sa colère, Il n’oubliera jamais Sa miséricorde" (Psaume LXXVI, 10). N’est-il pas dit dans Joël 43


possint impunitatem sperare, contra praesidentes insurgunt eo ardentius quo magis contra voluntatem ex solo timore cohibebantur. Sicut si aqua per violentiam includatur, cum aditum invenerit impetuosius fluit. Sed nec ipse timor caret periculo, cum ex nimio timore plerique in desperationem inciderint. Salutis autem desperatio audacter ad quaelibet attendenda praecipitat. Non potest igitur tyranni dominium esse diuturnum. Hoc etiam non minus exemplis quam rationibus apparet. Si quis enim antiquorum gesta et modernorum eventus consideret, vix inveniet dominium tyranni alicuius diuturnum fuisse. Unde et Aristoteles in sua politica, multis tyrannis enumeratis, omnium demonstrat dominium brevi tempore fuisse finitum, quorum tamen aliqui diutius praefuerunt quia non multum in tyrannide excedebant sed quantum ad multa imitabantur regalem modestiam. Adhuc autem hoc magis fit manifestum ex consideratione divini iudicii. Ut enim in Iob dicitur : regnare facit hominem hypocritam propter peccata populi. Nullus autem verius hypocrita dici potest quam qui regis assumit officium et exhibet se tyrannum. Nam hypocrita dicitur qui alterius repraesentat personam, sicut in spectaculis fieri consuevit. Sic igitur Deus praefici permittit tyrannos ad puniendum subditorum peccata. Talis autem punitio in Scripturis ira Dei consuevit nominari. Unde per Oseae dominus dicit : dabo vobis regem in furore meo. Infelix est autem rex qui populo in furore Dei conceditur. Non enim eius stabile potest esse dominium, quia non obliviscetur misereri Deus, nec continebit in ira sua misericordias suas : quinimmo per Ioelem dicitur quod est patiens, et multae misericordiae, et

(II, 13) : "qu’a Il est compatissant, plein de miséricorde, et s’afflige du mal qu’Il envoie". Dieu donc ne permet pas aux tyrans de régner longtemps, mais après la tempête déchaînée par eux sur le peuple, Il amènera, par leur rejet, la tranquillité. C’est pourquoi il est dit dans l’Ecclésiastique (X, 17) : "Dieu a détruit le trône des chefs superbes et Il a fait asseoir les doux à leur place." Les rois justes acquièrent plus de richesses que les tyrans L’expérience fait encore mieux apparaître que les rois acquièrent plus de richesses par la justice que les tyrans par leur rapine. Parce qu’en effet la domination des tyrans déplaît à la multitude qui leur est soumise, les tyrans ont besoin d’avoir de nombreux satellites, qui leur assurent la sécurité contre leurs sujets; pour leur entretien, il leur est nécessaire de dépenser plus de biens qu’ils n’en volent à leurs sujets. Mais les rois dont le pouvoir plaît aux sujets, les ont tous comme satellites pour leur protection; ils n’ont pas besoin de dépenser pour eux, mais parfois, en cas de nécessité, ceux-ci donnent d’eux-mêmes aux rois plus que les tyrans ne pourraient leur arracher, et ainsi se trouve réalisé ce que dit Salomon (Proverbes XI, 24) : "Les uns c’est-à-dire les rois — distribuent leurs propres richesses en faisant du bien à leur sujets et ils en deviennent plus riches. Les autres — c’est-à-dire les tyrans — ravissent les biens qui ne sont pas à eux et sont constamment dans le besoin." D’une manière semblable, il arrive, par un juste jugement de Dieu, que ceux qui amassent injustement des richesses, les vilipendent inutilement, ou même en sont justement dépouillés. Car comme dit Salomon dans l’Ecclésiaste (V, 9) : "L’avare ne sera pas rassasié par l’argent et celui qui aime les richesses n’en recueillera pas le fruit." Bien plus, comme il est dit dans les Proverbes (XV, 27) : "Celui qui suit sa cupidité trouble sa maison." Mais les rois qui cherchent la justice reçoivent des richesses de Dieu, comme Salomon, qui, ayant demandé la sagesse pour rendre un jugement, reçut la promesse d’une abondance de richesses. Les bons rois laissent une bonne renommée Quant à la renommée, il paraît inutile d’en parler. 44


praestabilis super malitia. Non igitur permittit Deus diu regnare tyrannos, sed post tempestatem per eos inductam populo, per eorum deiectionem tranquillitatem inducet. Unde sapiens dicit : sedes ducum superborum destruxit Deus, et sedere fecit mites pro eis. Experimento etiam apparet quod reges magis per iustitiam adipiscuntur divitias quam per rapinam tyranni. Quia enim dominium tyrannorum subiectae multitudini displicet, ideo opus habent tyranni multos habere satellites per quos contra subditos tuti reddantur, in quibus necesse est plura expendere quam a subditis rapiant. Regum autem dominium, quod subditis placet, omnes subditos pro satellitibus ad custodiam habet, in quibus expendere opus non est; sed interdum in necessitatibus plura regibus sponte donant, quam tyranni diripere possint; et sic impletur quod Salomon dicit : alii, scilicet reges, dividunt propria benefaciendo subiectis, et ditiores fiunt. Alii, scilicet tyranni, rapiunt non sua, et semper in egestate sunt. Similiter autem iusto Dei contingit iudicio ut qui divitias iniuste congregant, inutiliter eas dispergant, aut etiam iuste auferantur ab eis. Ut enim Salomon dicit : avarus non implebitur pecunia, et qui amat divitias fructum non capiet ex eis; quinimmo ut Prov. XV dicit : conturbat domum suam, qui sectatur avaritiam. Regibus vero, qui iustitiam quaerunt, divitiae adduntur a Deo, sicut Salomon, qui, dum sapientiam quaesivit ad faciendum iudicium, promissionem de abundantia divitiarum accepit. De fama vero superfluum videtur dicere. Quis enim dubitet bonos reges non solum in vita, sed magis

Car qui doute que les bons rois, non seulement pendant leur vie, mais plus encore après leur mort, ne vivent d’une certaine manière par les louanges des hommes et ne soient regrettés, mais que le nom des mauvais, ou bien ne disparaisse aussitôt, ou bien, s’ils ont été d’une perversité exceptionnelle, ne demeure fixé dans un souvenir détestable ? C’est ce qui fait dire à Salomon (Proverbes X, 7) : "Le souvenir du juste est dans les louanges, mais le nom des impies pourrit", ou qu’il disparaisse, ou qu’il subsiste avec sa puanteur.

CHAPITRE 11 — UN CHATIMENT ÉTERNEL EST LA PUNITION DES TYRANS On acquiert par la justice les biens que les tyrans convoitent, au prix de l’injustice D’après ce que nous avons dit, il est donc manifeste que la stabilité du pouvoir, les richesses, l’honneur et la renommée répondent plus aux voeux des rois que des tyrans, cependant que pour se les procurer d’une manière contraire au droit, un prince tombe dans la tyrannie. Car personne ne s’écarte de la justice s’il n’est attiré par le désir de quelque avantage. Le tyran mérite le châtiment éternel Le tyran est en outre privé de la béatitude la plus élevée, qui est due comme récompense aux rois, et, ce qui est plus grave, il se réserve le plus grand tourment comme châtiment. Si, en effet, celui qui dépouille un homme, le réduit en servitude, ou le tue, mérite le plus grand châtiment qui, quant au jugement des hommes, est la mort, quant au jugement de Dieu, la damnation éternelle, à combien plus forte raison faut-il penser que le tyran mérite les pires supplices, lui qui vole partout et à tous, qui entreprend contre la liberté de tous, qui tue n’importe qui pour le bon plaisir de sa volonté ? Il est rare que les tyrans se repentent De plus, enflés du vent de l’orgueil, abandonnés justement de Dieu pour leurs péchés, et corrompus par les flatteries des hommes, rarement de tels hommes se repentent, et plus rarement encore peuvent-ils donner une juste 45


post mortem quodammodo laudibus hominum vivere, et in desiderio haberi; malorum vero nomen aut statim deficere, vel si excellentes in malitia fuerint, cum detestatione eorum rememorari ? Unde Salomon dicit : memoria iusti cum laudibus, nomen autem impiorum putrescet, quia vel deficit, vel remanet cum foetore.

Caput 12 [69942] De regno, lib. 1 cap. 12 tit. Quod bona etiam mundialia, ut sunt divitiae, potestas, honor et fama, magis proveniunt regibus quam tyrannis, et de malis in quae incurrunt tyranni etiam in hac vita [69943] De regno, lib. 1 cap. 12 Ex his ergo manifestum est quod stabilitas potestatis, divitiae, honor et fama magis regibus quam tyrannis ad votum proveniunt, propter quae tamen indebite adipiscenda declinat in tyrannidem princeps. Nullus enim a iustitia declinat nisi cupiditate alicuius commodi tractus. Privatur insuper tyrannus excellentissima beatitudine, quae regibus debetur pro praemio, et, quod est gravius, maximum tormentum sibi acquirit in poenis. Si enim qui unum hominem spoliat, vel in servitutem redigit, vel occidit, maximam poenam meretur, quantum quidem ad iudicium hominum mortem, quantum vero ad iudicium Dei damnationem aeternam; quanto magis putandum est tyrannum deteriora mereri supplicia, qui undique ab omnibus rapit, contra omnium libertatem laborat, pro libito voluntatis suae quoscumque interficit ? Tales insuper raro poenitent, vento inflati superbiae, merito peccatorum a Deo deserti et

satisfaction. Quand, en effet, restitueront-ils tout ce qu’ils ont enlevé, en passant outre le devoir de justice ? Cependant personne ne doute qu’ils ne soient tenus de restituer tout cela. Quand donc indemniseront-ils ceux qu’ils ont oppressés et qu’ils ont injustement lésés d’une manière ou d’une autre ? Les tyrans sont responsables des crimes de leurs successeurs Ce qui s’ajoute encore à leur impénitence, c’est qu’ils estiment que tout ce qu’ils ont pu faire impunément, sans rencontrer de résistance, leur est permis, d’où non seulement ils ne se tourmentent pas pour réparer les maux qu’ils ont commis, mais usant de leur habitude comme d’une autorité, ils transmettent à leurs successeurs l’audace de pécher, et ainsi ils sont tenus coupables devant Dieu non seulement de leurs propres crimes, mais encore des crimes de ceux à qui ils ont donné l’occasion de pécher. La dignité de leur fonction aggrave leur péché Leur péché est encore aggravé par la dignité de l’office qu’ils ont assumé. De même, en effet, qu’un roi de la terre punit plus sévèrement ses ministres, s’il découvre qu’ils lui sont opposés, ainsi Dieu punira davantage ceux qu’Il a faits les agents et les ministres de son gouvernement, s’ils agissent mal et tournent en amertume le jugement de Dieu. C’est pourquoi il est dit aux rois iniques, dans le Livre de la Sagesse (VI, 4) : "Parce que, quand vous étiez les ministres de Sa royauté, vous n’avez pas jugé avec droiture, ni observé la loi de notre justice, ni marché selon la volonté de Dieu, Il vous apparaîtra terrible et soudain, parce qu’un jugement très rigoureux s’exerce sur ceux qui ont le pouvoir. Car au petit on accorde la miséricorde, mais les puissants seront puissamment châtiés". Et il est dit à Nabuchodonosor, dans Isaïe (XIV, 15) : "Tu seras entraîné dans les enfers au fond de l’abîme. Ceux qui te verront se pencheront vers toi et ils te regarderont" comme si tu étais plongé plus profondément dans les châtiments. Celui qui gouverne doit donc se montrer roi, non tyran Si donc les rois reçoivent des biens temporels en abondance et si un rang supérieur dans la béatitude leur est préparé par Dieu, par contre les tyrans sont frustrés, la plupart du temps, des 46


adulationibus hominum delibuti, et rarius digne satisfacere possunt. Quando enim restituent omnia quae praeter iustitiae debitum abstulerunt ? Ad quae tamen restituenda nullus dubitat eos teneri. Quando recompensabunt eis quos oppresserunt et iniuste qualitercumque laeserunt ? Adiicitur autem ad eorum impoenitentiam quod omnia sibi licita existimant quae impune sine resistentia facere potuerunt : unde non solum emendare non satagunt quae male fecerunt, sed sua consuetudine pro auctoritate utentes, peccandi audaciam transmittunt ad posteros, et sic non solum suorum facinorum apud Deum rei tenentur, sed etiam eorum quibus apud Deum peccandi occasionem reliquerunt. Aggravatur etiam eorum peccatum ex dignitate suscepti officii. Sicut enim terrenus rex gravius punit suos ministros, si invenit eos sibi contrarios; ita Deus magis puniet eos, quos sui regiminis executores et ministros facit, si nequiter agant, Dei iudicium in amaritudinem convertentes. Unde et in libro sapientiae ad reges iniquos dicitur : quoniam cum essetis ministri regni illius, non recte iudicastis, neque custodistis legem iustitiae (nostrae), neque secundum voluntatem Dei ambulastis, horrende et cito apparebit vobis quoniam iudicium durissimum his qui praesunt fiet. Exiguo enim conceditur misericordia, potentes autem potenter tormenta patientur. Et Nabuchodonosor per Isaiam dicitur : ad Infernum detraheris in profundum laci. Qui te viderint, ad te inclinabuntur teque prospicient, quasi profundius in poenis submersum. Si igitur regibus abundant temporalia bona et proveniunt, et excellens beatitudinis gradus praeparatur a Deo, tyranni autem a temporalibus bonis quae

biens temporels qu’ils désirent, étant en outre sous la menace de nombreux dangers, et, ce qui est pire, ils sont privés des biens éternels, et réservés pour les plus lourds châtiments. Il faut donc que ceux qui reçoivent la charge de gouverner s’appliquent avec force à se montrer à leurs sujets des rois, non des tyrans. Questions précédemment traitées Qu’est-ce qu’un roi; qu’il convient à la multitude d’avoir un roi, et, de plus, qu’il est utile à un chef de se montrer roi, non tyran, à la multitude qu’il gouverne, voilà ce que nous avions à dire. Comme conséquence à ce que nous avons dit, il nous faut considérer quel est l’office du roi et ce que doit être celui-ci. Le gouvernement du monde par Dieu Puisque les choses de l’art imitent celles de la nature —c’est à celles-ci que nous nous conformons afin de pouvoir opérer selon la raison— le mieux semble de tirer le modèle de l’office de roi de la forme du gouvernement naturel. Or on trouve dans la nature un gouvernement universel, et un gouvernement particulier. Un gouvernement universel, selon que toutes choses sont contenues sous le gouvernement de Dieu qui dirige l’univers par Sa providence. CHAPITRE 12 — L’OFFICE DU ROI Le gouvernement de la raison dans l’homme Quant au gouvernement particulier, qui a, en vérité, une très grande ressemblance avec le gouvernement divin, il se trouve dans l’homme, qui, à cause de cela est appelé petit monde (minor mundus), parce qu’en lui se trouve la forme du gouvernement universel. En effet, comme toutes les créatures corporelles et toutes les puissances spirituelles sont contenues sous le gouvernement divin, de même les membres du corps et les autres facultés de l’âme sont régies par la raison, et ainsi, d’une certaine façon, la raison se comporte dans l’homme comme Dieu dans le monde. L’unité de la société est assurée par un principe directeur Mais, puisque, comme nous l’avons montré plus haut, l’homme est un animal naturellement social vivant en multitude, la similitude avec le 47


cupiunt plerumque frustrantur, multis insuper periculis subiacentes, et, quod est amplius, bonis aeternis privantur ad poenas gravissimas reservati, vehementer studendum est his, qui regendi officium suscipiunt, ut reges se subditis praebeant, non tyrannos. De rege autem quid sit, et quod expediat multitudini regem habere; adhuc autem quod praesidi expediat se regem multitudini exhibere subiectae, non tyrannum, tanta a nobis dicta sint. Caput 13 [69944] De regno, lib. 1 cap. 13 tit. Procedit ad ostendendum regis officium, ubi secundum viam naturae ostendit regem esse in regno sicut anima est in corpore et sicut Deus est in mundo [69945] De regno, lib. 1 cap. 13 Consequens autem ex dictis est considerare quod sit regis officium et qualem oporteat esse regem. Quia vero ea quae sunt secundum artem imitantur ea quae sunt secundum naturam, ex quibus accipimus ut secundum rationem operari possimus, optimum videtur regis officium a forma regiminis naturalis assumere. Invenitur autem in rerum natura regimen et universale et particulare. Universale quidem, secundum quod omnia sub Dei regimine continentur, qui sua providentia universa gubernat. Particulare autem regimen maxime quidem divino regimini simile est, quod invenitur in homine, qui ob hoc minor mundus appellatur, quia in eo invenitur forma universalis regiminis. Nam sicut universa creatura corporea et omnes spirituales virtutes sub divino regimine continentur, sic et corporis membra et caeterae vires animae a

gouverne ment divin dans l’homme ne se trouve pas seulement en ce qu’un homme individuellement est gouverné par la raison, mais encore en ce que la multitude est régie par la raison d’un seul homme ; c’est là surtout le propre de l’office de roi, puisque chez certains animaux aussi, qui vivent en société, on trouve une certaine similitude avec ce gouvernement, comme c’est le cas chez les abeilles qui, dit-on, possèdent aussi des rois, non que chez elles ce gouvernement se fasse par la raison, mais par un instinct de la nature, inscrit en elles par le Souverain-Gouverneur, qui est l’auteur de la nature. La vocation de roi Que le roi connaisse donc qu’il a reçu cet office, afin d’être dans son royaume, comme l’âme dans le corps, et comme Dieu dans le monde. S’il réfléchit avec appli cation à ces choses, d’une part, le zèle de la justice s’allume en lui, quand il considère qu’il a été établi pour exercer dans son royaume l’office de juge à la place de Dieu, d’autre part, il acquiert la douceur de la mansuétude et de la clémence, en pensant à tous ceux qui sont soumis à son gouvernement comme à ses propres membres. CHAPITRE 13 — LES DEVOIRS DU ROI Les deux opérations de Dieu dans le monde et celles de l’âme dans le corps Il faut donc considérer ce que Dieu fait dans le monde, car ainsi ce que doit faire le roi sera manifeste. II y a en tout à considérer deux opérations de Dieu dans le monde : l’une par laquelle Il le crée, l’autre par laquelle Il le gouverne une fois créé. L’âme aussi exerce cette double fonction à l’égard du corps. C’est en effet en vertu de l’âme que le corps d’abord est informé; ensuite il est régi et mû par l’âme. Les deux fonctions du roi : la fondation et le gouvernement de la cité Or de ces deux opérations, la seconde se rapporte plus proprement à l’office du roi. C’est pourquoi le fait de gouverner (gubernatio) concerne tous les rois, et de ce qu’ils régissent le gouvernement, ils reçoivent le nom de roi. Quant à la première opération, elle ne convient pas à tous les rois. Car tous ne fondent pas le royaume 48


ratione reguntur, et sic quodammodo se habet ratio in homine sicut Deus in mundo. Sed quia, sicut supra ostendimus, homo est animal naturaliter sociale in multitudine vivens, similitudo divini regiminis invenitur in homine non solum quantum ad hoc quod per rationem regitur unus homo, sed etiam quantum ad hoc quod per rationem unius hominis regitur multitudo : quod maxime pertinet ad officium regis, dum et in quibusdam animalibus, quae socialiter vivunt, quaedam similitudo invenitur huius regiminis, sicut in apibus, in quibus et reges esse dicuntur, non quod in eis per rationem sit regimen, sed per instinctum naturae inditum a summo regente, qui est auctor naturae. Hoc igitur officium rex suscepisse cognoscat, ut sit in regno sicut in corpore anima et sicut Deus in mundo. Quae si diligenter recogitet, ex altero iustitiae in eo zelus accenditur, dum considerat ad hoc se positum ut loco Dei iudicium regno exerceat; ex altero vero mansuetudinis et clementiae lenitatem acquirit, dum reputat singulos, qui suo subsunt regimini, sicut propria membra. Caput 14 [69946] De regno, lib. 1 cap. 14 tit. Assumit ex hac similitudine modum regiminis, ut sicut Deus unamquamque rem distinguit quodam ordine et propria operatione et loco, ita rex subditos suos in regno; et eodem modo de anima [69947] De regno, lib. 1 cap. 14 Oportet igitur considerare quid Deus in mundo faciat : sic enim manifestum erit quid immineat regi faciendum. Sunt autem universaliter consideranda duo opera Dei in

ou la cité, où ils règnent, mais ils dépensent les soins de leur gouvernement pour un royaume ou une cité déjà fondés. Mais il faut considérer que, s’il n’y avait pas eu précédemment quelqu’un qui fonde la cité ou le royaume, le gouvernement du royaume n’aurait pas lieu de s’exercer. Car l’office de roi comprend aussi la fondation d’une cité ou d’un royaume. Certains, en effet, fondèrent les cités, sur lesquelles ils devaient régner, comme Ninus à Ninive et Romulus à Rome. Pour bien gouverner, le roi doit connaître la raison d’être du royaume. Exemple de la création du monde. Semblablement encore il appartient à l’office du gouvernement qu’il conserve les biens qu’il gouverne et qu’il en use pour quoi ils ont été créés. L’office du gouvernement ne pourrait donc pas être pleinement connu, si l’on ignorait la raison de l’institution. Or la raison de l’institution d’un royaume doit être tirée de l’exemple de l’institution du monde : dans celui-ci on considère d’abord la production des choses ellesmêmes, puis la distinction ordonnée des parties du monde. Ensuite, on voit les diverses espèces d’êtres distribuées dans chaque partie du monde, comme les étoiles dans le ciel, les oiseaux dans l’air, les poissons dans l’eau, les animaux sur terre, enfin on voit que chacune de ces parties a été pourvue avec abondance par Dieu des choses dont elle a besoin. Référence au récit de la Genèse Moïse a exprimé avec pénétration et exactitude ce plan de la création (institutionis ratio). En effet, il nous propose d’abord la production des choses en disant (Genèse I, I et sq.) : "Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre"; ensuite il enseigne que toutes choses ont été distinguées par Dieu selon l’ordre qui convient, c’est-à-dire, le jour séparé de la nuit, les eaux inférieures des supérieures, la mer de la terre sèche. Puis il rapporte que le ciel fut orné de luminaires, l’air d’oiseaux, la mer de poissons, la terre d’animaux, enfin que la domination sur la terre et les animaux a été assignée aux hommes. Il enseigne encore que l’usage des plantes leur a été donné par la Providence divine, tant à eux qu’aux autres animaux.

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mundo. Unum quo mundum instituit, alterum quo mundum institutum gubernat. Haec etiam duo opera anima habet in corpore. Nam primo quidem virtute animae informatur corpus, deinde vero per animam corpus regitur et movetur. Horum autem secundum quidem magis proprie pertinet ad regis officium. Unde ad omnes reges pertinet gubernatio, et a gubernationis regimine regis nomen accipitur. Primum autem opus non omnibus regibus convenit. Non enim omnes regnum aut civitatem instituunt, in quo regnant, sed regno ac civitati iam institutis regiminis curam impendunt. Est tamen considerandum quod nisi praecessisset qui institueret civitatem aut regnum, locum non haberet gubernatio regni. Sub regis enim officio comprehenditur etiam institutio civitatis et regni. Nonnulli enim civitates instituerunt, in quibus regnarent, ut Ninus Ninivem, et Romulus Romam. Similiter etiam ad gubernationis officium pertinet ut gubernata conservet, ac eis utatur ad quod sunt constituta. Non igitur gubernationis officium plene cognosci poterit si institutionis ratio ignoretur. Ratio autem institutionis regni ab exemplo institutionis mundi sumenda est : in quo primo consideratur ipsarum rerum productio, deinde partium mundi ordinata distinctio. Ulterius autem singulis mundi partibus diversae rerum species distributae videntur, ut stellae caelo, volucres aeri, pisces aquae, animalia terrae : deinde singulis ea, quibus indigent, abundanter divinitus provisa videntur. Hanc autem institutionis rationem Moyses subtiliter et diligenter expressit. Primo enim rerum productionem proponit, dicens : in principio creavit Deus caelum et terram; deinde secundum

Devoirs du fondateur de cité ou de royaume Or le fondateur d’une cité ou d’un royaume ne peut pas produire des hommes nouveaux, des lieux pour leur habitation, ni d’autres ressources indispensables à la vie, mais il doit nécessairement utiliser les choses qui préexistent dans la nature. De même, les autres arts reçoivent de la nature la matière de leur opération, comme les artisans prennent du fer, l’architecte du bois et des pierres, pour l’exercice de leur art. Il est donc nécessaire que le fondateur d’une cité et d’un royaume choisisse d’abord un emplacement convenable dont la salubrité conserve les habitants, dont la fécondité suffise à la subsistance, dont l’agrément les charme, et dont les fortifications les protègent des ennemis. Que si quelqu’un des avantages énumérés fait défaut, le lieu sera d’autant plus convenable qu’il en possédera un plus grand nombre, du moins parmi ceux qui sont plus indispensables. Enfin, il est nécessaire que le fondateur d’une cité ou d’un royaume distribue le lieu choisi selon l’exigence des conditions requises par la perfection de la cité ou du royaume Par exemple, si c’est un royaume qu’il s’agit de fonder, il faut prévoir les emplacements propres à l’établissement des villes, des bourgades, des camps fortifiés; où l’on instituera les universités, où les champs d’exercice pour les soldats, où les marchés, et ainsi de toutes les autres choses que requiert la perfection du royaume. Si c’est de l’institution d’une cité qu’on s’occupe, on doit prévoir quel lieu sera réservé au culte, lequel pour rendre la justice, quel quartier assigné à chaque corps de métier. Ensuite, il faut réunir les hommes, à qui on désigne un lieu approprié selon leur fonction. On doit enfin pourvoir à ce que chacun reçoive ce qui lui est nécessaire selon sa condition (constitutio) et son état, car autrement un royaume ou une cité ne pourraient subsister en aucune façon. Tels sont donc, exposés sommairement, et tirés de la ressemblance avec l’institution du monde, les devoirs, qui, dans la fondation d’une cité ou d’un royaume, relèvent de la fonction royale.

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ordinem convenientem omnia divinitus distincta esse denuntiat, videlicet diem a nocte, a superioribus inferiora, mare ab arida. Hinc caelum luminaribus, avibus aerem, mare piscibus, animalibus terram ornatam refert : ultimo assignatum hominibus terrae animaliumque dominium. Usum vero plantarum tam ipsis quam animalibus caeteris ex providentia divina denuntiat. Institutor autem civitatis et regni de novo producere homines et loca ad inhabitandum et caetera vitae subsidia non potest, sed necesse habet his uti quae in natura praeexistunt : sicut etiam caeterae artes operationis suae materiam a natura accipiunt, ut faber ferrum, aedificator ligna et lapides in artis usum assumunt. Necesse est igitur institutori civitatis et regni primum quidem congruum locum eligere, qui salubritate habitatores conservet, ubertate ad victum sufficiat, amoenitate delectet, munitione ab hostibus tutos reddat. Quod si aliquid de dicta opportunitate deficiat, tanto locus erit convenientior quanto plura vel magis necessaria de praedictis habuerit. Deinde necesse est ut locum electum institutor civitatis aut regni distinguat secundum exigentiam eorum quae perfectio civitatis aut regni requirit. Puta, si regnum instituendum sit, oportet providere quis locus aptus sit urbibus constituendis, quis villis, quis castris, ubi constituenda sint studia litterarum, ubi exercitia militum, ubi negotiatorum conventus, et sic de aliis quae perfectio regni requirit. Si autem institutioni civitatis opera detur, providere oportet quis locus sit sacris, quis iuri reddendo, quis artificibus singulis deputandus. Ulterius autem oportet homines

CHAPITRE 14 — LE POUVOIR SPIRITUEL ET LE POUVOIR TEMPOREL Gouverner un être consiste à le conduire pers sa fin Comme il convient que l’institution d’une cité ou d’un royaume se fasse d’après le modèle de l’institution du monde, ainsi faut-il tirer du gouvernement [l’ordre (ratio) du gouvernement de la cité]. Ce que l’on doit cependant en premier lieu considérer c’est que gouverner consiste à conduire convenablement ce qui est gouverné, à la fin qui lui est due. Ainsi, l’on dit qu’un navire est gouverné quand, par l’habileté du pilote, il est conduit sans dommages au port par le droit chemin. Si donc quelque chose est ordonnée à une fin extrinsèque, comme le navire au port, l’office de celui qui gouverne sera non seule ment de conserver intacte la chose en elle-même, mais en plus de la conduire à sa fin. Mais s’il y avait quelque chose, dont la fin ne fût pas en dehors d’elle-même, l’intention de celui qui gouverne tendrait seulement à conserver cette chose intacte dans sa perfection. Et quoique rien de tel ne se trouve parmi les êtres, hors Dieu luimême, qui est à toute chose sa fin, cependant ce qui est ordonné à une fin extrinsèque est, de multiples points de vue, objet du soin de différents hommes. En effet, l’un pourra avoir la charge de conserver une chose dans son être; un autre de l’amener à une plus haute perfection, comme il apparaît manifestement dans le navire, d’où l’on tire la ratio du gouvernement. En effet, le charpentier a la charge de réparer les détériorations qui se seraient produites dans le navire, tandis que le pilote a le souci de le conduire au port. H arrive encore la même chose dans l’homme, car le médecin porte la charge de conserver en bonne santé la vie de l’homme, l’économe celle de fournir ce qui est nécessaire à sa subsistance, le docteur a le souci de lui faire connaître la vérité, l’éducateur (institutor morum) celui de le faire vivre selon la raison. Et si l’homme n’était pas ordonné à un autre bien en dehors de lui, les charges que nous venons d’énumérer lui suffiraient. 51


congregare, qui sunt congruis locis secundum sua officia deputandi. Demum vero providendum est ut singulis necessaria suppetant secundum uniuscuiusque constitutionem et statum : aliter enim nequaquam posset regnum vel civitas commanere. Haec igitur sunt, ut summarie dicatur, quae ad regis officium pertinent in institutione civitatis aut regni, ex similitudine institutionis mundi assumpta. Caput 15 [69948] De regno, lib. 1 cap. 15 tit. Quis modus gubernandi competat regi, quia secundum modum gubernationis divinae : qui quidem modus gubernandi a gubernatione navis sumpsit initium, ubi et ponitur comparatio sacerdotalis navis sumpsit initium, ubi et ponitur comparatio sacerdotalis dominii et regalis [69949] De regno, lib. 1 cap. 15 Sicut autem institutio civitatis aut regni ex forma institutionis mundi convenienter accipitur, sic et gubernationis ratio ex gubernatione sumenda est. Est tamen praeconsiderandum quod gubernare est, id quod gubernatur, convenienter ad debitum finem perducere. Sic etiam navis gubernari dicitur dum per nautae industriam recto itinere ad portum illaesa perducitur. Si igitur aliquid ad finem extra se ordinetur, ut navis ad portum, ad gubernatoris officium pertinebit non solum ut rem in se conservet illaesam, sed quod ulterius ad finem perducat. Si vero aliquid esset, cuius finis non esset extra ipsum, ad hoc solum intenderet gubernatoris intentio ut rem illam in sua perfectione

La béatitude dernière de l’homme Il appartient à l’Eglise de nous conduire Mais tant qu’il est dans cette vie mortelle, il y a pour l’homme un certain bien extrinsèque, à savoir l’ultime béatitude, qu’il attend après la mort dans la fruition de Dieu. Parce que, comme dit l’Apôtre dans la deuxième Epître aux Corinthiens (V, 6) : "Tant que nous sommes dans ce corps, nous pérégrinons loin du Seigneur." C’est pourquoi le chrétien à qui cette béatitude est acquise par le sang du Christ, et qui pour son obtention a reçu le gage de l’Esprit Saint, a besoin d’un autre secours spirituel, par lequel il soit dirigé vers le port du salut éternel; ce secours est fourni aux fidèles par les ministres de l’Eglise du Christ. La fin de la société humaine Or il faut porter le même jugement sur la fin de toute la multitude et sur celle de l’individu. Si donc la fin de l’homme était un bien quelconque existant en lui, et si semblablement la fin ultime de la multitude à gouverner était qu’elle acquière un tel bien et s’y maintienne, et si une telle fin ultime, soit de l’homme seul, soit de la multitude, était corporelle, si c’était la vie et la santé du corps, elle regarderait la fonction du médecin. Si cette fin ultime était l’affluence des richesses, l’économe serait une sorte de roi de la multitude. Si le bien de connaître la vérité était quelque chose de tel, que la multitude puisse y atteindre, le roi aurait la fonction de docteur. Or il apparaît que la fin ultime d’une multitude rassemblée en société est de vivre selon la vertu. En effet, si les hommes s’assemblent c’est pour mener ensemble une vie bonne, ce à quoi chacun vivant isolément ne pourrait parvenir. Or une vie bonne est une vie selon la vertu; la vie vertueuse est donc la fin du rassemblement des hommes en société. La voie bonne rassemble les hommes en société Le signe en est dans le fait que ceux-là seuls sont parties de la multitude rassemblée en société, qui communient les uns avec les autres dans une vie bonne. En effet, si les hommes se rassemblaient pour le seul vivre, les animaux et les esclaves seraient une des parties de la société civile. Si c’était pour acquérir des richesses, tous ceux qui négocient ensemble se rattacheraient à une seule cité; de même nous voyons ceux-là seuls être 52


conservaret illaesam. Et quamvis nihil tale inveniatur in rebus post ipsum Deum, qui est omnibus finis, erga id tamen, quod ad extrinsecum ordinatur, multipliciter cura impeditur a diversis. Nam forte alius erit qui curam gerit ut res in suo esse conservetur; alius autem ut ad altiorem perfectionem perveniat : ut in ipsa navi, unde gubernationis ratio assumitur, manifeste apparet. Faber enim lignarius curam habet restaurandi si quid collapsum fuerit in navi, sed nauta sollicitudinem gerit ut navem perducat ad portum. Sic etiam contingit in homine. Nam medicus curam gerit ut vita hominis conservetur in sanitate; oeconomus, ut suppetant necessaria vitae; doctor autem curam gerit ut veritatem cognoscat; institutor autem morum, ut secundum rationem vivat. Quod si homo non ordinaretur ad aliud exterius bonum, sufficerent homini curae praedictae. Sed est quoddam bonum extrinsecum homini quamdiu mortaliter vivit, scilicet ultima beatitudo, quae in fruitione Dei expectatur post mortem. Quia, ut apostolus ait : quamdiu sumus in corpore, peregrinamur a domino. Unde homo Christianus, cui beatitudo illa est per Christi sanguinem acquisita, et qui pro ea assequenda spiritus sancti arrham accepit, indiget alia spirituali cura per quam dirigatur ad portum salutis aeternae; haec autem cura per ministros Ecclesiae Christi fidelibus exhibetur. Idem autem oportet esse iudicium de fine totius multitudinis, et unius. Si igitur finis hominis esset bonum quodcumque in ipso existens, et regendae multitudinis finis ultimus esset similiter ut tale bonum multitudo acquireret et in eo permaneret; et si quidem talis ultimus sive unius hominis sive multitudinis finis esset corporalis,

comptés comme membres d’une seule multitude qui sont dirigés vers une vie bonne sous les mêmes lois et le même gouvernement. Mais puisque l’homme, en vivant selon la vertu, est ordonné à une fin ultérieure, qui consiste dans la fruition de Dieu, comme nous l’avons déjà dit plus haut, il faut que la multitude humaine ait la même fin que l’homme pris personnellement. La fin ultime de la multitude ras semblée en société n’est donc pas de vivre selon la vertu, mais, par la vertu, de parvenir à la fruition de Dieu. La royauté temporelle et la Royauté du Christ Distinction du spirituel et du temporel Mais si l’on pouvait parvenir à cette fin en vertu de la seule nature humaine, il reviendrait nécessaire ment à l’office de roi de diriger les hommes vers cette fin. En effet, nous entendons par le nom de roi, celui à qui est confié le suprême gouvernement dans les choses humaines; un gouvernement est d’autant plus élevé qu’il est ordonné à une fin plus haute. Car toujours celui qui a charge de la fin ultime commande à ceux qui opèrent les choses qui sont ordonnées à cette fin ultime; ainsi le ministre de la marine commande au constructeur quelle sorte de navire il doit faire; le pouvoir politique qui a besoin du pouvoir militaire commande à l’artisan les armes qu’il doit fabriquer. Mais puisque l’homme n’atteint pas sa fin, qui est la fruition de Dieu, par une vertu humaine, mais par une vertu divine, selon cette parole de l’Apôtre (Romains VI, 23) : "La grâce de Dieu, c’est la vie éternelle", conduire à cette fin n’appartiendra pas à un gouvernement humain, mais à un gouvernement divin. Un gouvernement de ce genre revient donc à ce roi, qui est non seulement homme, mais encore Dieu, c’est-à-dire à Notre Seigneur Jésus-Christ, qui, en faisant les hommes fils de Dieu, les a introduits dans la gloire céleste. Ceci donc est le gouvernement qui Lui a été donné et qui ne périra pas; à cause de lui, Il est appelé dans les saintes Ecritures non seulement prêtre mais roi, comme le dit Jérémie (XXIII, 5) : "Un roi régnera et il sera sage." C’est pourquoi de Lui découle le sacerdoce royal; et, bien plus, tous les fidèles du Christ, en tant qu’ils sont ses membres, sont dits rois et prêtres. Donc le ministère de ce royaume, afin que le spirituel soit 53


vita et sanitas corporis, medici esset officium. Si autem ultimus finis esset divitiarum affluentia, oeconomus rex quidam multitudinis esset. Si vero bonum cognoscendae veritatis tale quid esset, ad quod posset multitudo pertingere, rex haberet doctoris officium. Videtur autem finis esse multitudinis congregatae vivere secundum virtutem. Ad hoc enim homines congregantur ut simul bene vivant, quod consequi non posset unusquisque singulariter vivens; bona autem vita est secundum virtutem; virtuosa igitur vita est congregationis humanae finis. Huius autem signum est quod hi soli sunt partes multitudinis congregatae, qui sibi invicem communicant in bene vivendo. Si enim propter solum vivere homines convenirent, animalia et servi essent pars aliqua congregationis civilis. Si vero propter acquirendas divitias, omnes simul negotiantes ad unam civitatem pertinerent, sicut videmus eos solos sub una multitudine computari qui sub eisdem legibus et eodem regimine diriguntur ad bene vivendum. Sed quia homo vivendo secundum virtutem ad ulteriorem finem ordinatur, qui consistit in fruitione divina, ut supra iam diximus, oportet eumdem finem esse multitudinis humanae qui est hominis unius. Non est ergo ultimus finis multitudinis congregatae vivere secundum virtutem, sed per virtuosam vitam pervenire ad fruitionem divinam. Siquidem autem ad hunc finem perveniri posset virtute humanae naturae, necesse esset ut ad officium regis pertineret dirigere homines in hunc finem. Hunc enim dici regem supponimus, cui summa regiminis in rebus humanis committitur. Tanto autem est regimen sublimius quanto ad finem ulteriorem ordinatur.

distingué du temporel, est confié non aux rois terrestres mais aux prêtres, et principalement au Grand-Prêtre, successeur de Pierre, Vicaire du Christ, le Pontife Romain, auquel tous les rois de la Chrétienté doivent être soumis comme à Notre Seigneur Jésus-Christ lui-même. Car à celui à qui revient la charge de la fin ultime, doivent être soumis ceux qui ont la charge des fins antécédentes, et ils doivent être dirigés par son imperium. Le sacerdoce sous la Loi Ancienne et chez les païens était soumis aux rois Parce que donc le sacerdoce des Gentils et tout le culte de leurs dieux avait pour but l’acquisition des biens temporels, qui tous sont ordonnés au bien commun de la multitude, dont le soin incombe au roi, il convenait que leurs prêtres fussent soumis aux rois. Et parce que dans l’Ancienne Loi des biens temporels étaient promis au peuple pieux, non par le démon, mais par le vrai Dieu, nous lisons dans la Loi Ancienne que les prêtres étaient soumis aux rois. Sous la Loi Nouvelle, le pou temporel est soumis au pouvoir spirituel. Les exceptions de l’ancienne Rome et de la Gaule. Mais sous la Loi Nouvelle, il existe un sacerdoce plus élevé par qui les hommes sont traduits aux choses célestes : c’est pourquoi dans la loi du Christ les rois doivent être soumis aux prêtres. A cause de cela, il arriva, de par providence divine, ce fait remarquable que, dans la ville de Rome, que Dieu avait prévue comme devant être le siège principal du peuple chrétien, une coutume s’implanta peu à peu, selon laquelle les dirigeants des cités étaient subordonnés aux prêtres. Comme, en effet, le rapporte Valère Maxime : "Notre cité a toujours considéré que toutes choses devaient être placées après la religion, même dans les choses où elle a voulu faire apparaître l’éclat de sa souveraine majesté. C’est pourquoi ses maîtres n’ont pas hésité à servir la religion, estimant ainsi conserver le gouvernement des choses humaines s’ils s’étaient bien et constamment comportés en serviteurs de la puissance divine." De même, parce qu’en Gaule, l’attachement au sacerdoce chrétien devait être très fort, il fut permis par Dieu que, déjà chez les peuples gaulois, les prêtres, qu’ils 54


Semper enim invenitur ille, ad quem pertinet ultimus finis, imperare operantibus ea quae ad finem ultimum ordinantur; sicut gubernator, ad quem pertinet navigationem disponere, imperat ei, qui navem constituit, qualem navem navigationi aptam facere debeat; civilis autem qui utitur armis, imperat fabro, qualia arma fabricet. Sed quia finem fruitionis divinae non consequitur homo per virtutem humanam, sed virtute divina, iuxta illud apostoli : gratia Dei, vita aeterna, perducere ad illum finem non humani erit, sed divini regiminis. Ad illum igitur regem huiusmodi regimen pertinet, qui non est solum homo sed etiam Deus, scilicet ad dominum nostrum Iesum Christum, qui homines filios Dei faciens in caelestem gloriam introduxit. Hoc igitur est regimen ei traditum quod non corrumpetur, propter quod non solum sacerdos, sed rex in Scripturis sacris nominatur, dicente Ieremia : regnabit rex, et sapiens erit; unde ab eo regale sacerdotium derivatur. Et quod est amplius, omnes Christi fideles, in quantum sunt membra eius, reges et sacerdotes dicuntur. Huius ergo regni ministerium, ut a terrenis essent spiritualia distincta, non terrenis regibus sed sacerdotibus est commissum, et praecipue summo sacerdoti, successori Petri, Christi vicario, Romano pontifici, cui omnes reges populi Christiani oportet esse subditos, sicut ipsi domino Iesu Christo. Sic enim ei, ad quem finis ultimi cura pertinet, subdi debent illi, ad quos pertinet cura antecedentium finium, et eius imperio dirigi. Quia igitur sacerdotium gentilium et totus divinorum cultus erat propter temporalia bona conquirenda, quae omnia ordinantur ad multitudinis

appelaient druides, définissent le droit de toute la Gaule, comme le rapporte Jules César, dans le livre qu’il a écrit au sujet de la guerre des Gaules. CHAPITRE 15 — LE ROI DOIT PROCURER LA VIE BONNE A LA MULTITUDE Soumise au sacerdoce, qui regarde la fin ultime, la royauté, qui regarde la vie bonne de la multitude, doit y subordonner, comme à leur fin, les autres biens particuliers Comme la vie bonne que les hommes mènent icibas est ordonnée, comme à sa fin, à la vie bienheureuse dans le ciel, que nous espérons, de même au bien de la multitude sont ordonnés, comme à leur fin, tous les biens particuliers que l’homme se procure, les gains de la richesse, la santé, l’éloquence ou l’érudition. Si donc, comme nous l’avons dit, celui qui a la charge de la fin ultime, doit être placé au-dessus de ceux qui ont la charge des choses qui sont ordonnées à cette fin, et doit les diriger par son imperium, il devient manifeste d’après notre explication, que le roi, comme il doit se soumettre à l’autorité et au gouvernement qui sont administrés par l’office du sacerdoce, doit de même être à la tête de toutes les fonctions humaines et les organiser par l’imperium de son gouvernement. Quiconque, à qui il incombe de parfaire une chose, qui est ordonnée à une autre chose comme à sa fin, doit s’appliquer à ce que son ouvrage soit conforme à cette fin. Ainsi un artisan fabrique un glaive de façon à ce qu’il convienne au combat, et ainsi l’architecte doit disposer une maison qui soit apte à être habitée. Parce que, donc, la fin de la vie que nous menons présentement avec honnêteté, est la béatitude céleste, il appartient, pour cette raison, à l’office de roi de procurer à la multitude une vie bonne, selon qu’il convient à l’obtention de la béatitude céleste; c’est-à-dire qu’il doit prescrire ce qui conduit à cette béatitude céleste, et interdire, selon qu’il sera possible, ce qui y est contraire Le roi doit s’appliquer à ce que la multitude mène une vie bonne Quelle est la voie qui conduit à la vraie béatitude, et quels en sont les obstacles, cela est connu par la loi divine dont l’enseignement relève de l’office sacerdotal, selon cette parole de 55


bonum commune, cuius regi cura incumbit, convenienter sacerdotes gentilium regibus subdebantur. Sed et quia in veteri lege promittebantur bona terrena non a Daemonibus, sed a Deo vero religioso populo exhibenda, inde et in lege veteri sacerdotes regibus leguntur fuisse subiecti. Sed in nova lege est sacerdotium altius, per quod homines traducuntur ad bona caelestia : unde in lege Christi reges debent sacerdotibus esse subiecti. Propter quod mirabiliter ex divina providentia factum est ut in Romana urbe, quam Deus praeviderat Christiani populi principalem sedem futuram, hic mos paulatim inolesceret ut civitatum rectores sacerdotibus subiacerent. Sicut enim Valerius maximus refert, omnia post religionem ponenda semper nostra civitas duxit, etiam in quibus summae maiestatis decus conspici voluit. Quapropter non dubitaverunt sacris imperia servire, ita se humanarum rerum habitura regimen existimantia, si divinae potentiae bene atque constanter fuissent famulata. Quia vero etiam futurum erat ut in Gallia Christiani sacerdotii plurimum vigeret religio, divinitus est permissum ut etiam apud Gallos gentiles sacerdotes, quos Druidas nominabant, totius Galliae ius definirent, ut refert Iulius Caesar in libro quem de bello Gallico scripsit. Caput 16 [69950] De regno, lib. 1 cap. 16 tit. Quod sicut ad ultimum finem consequendum requiritur ut rex subditos suos ad vivendum secundum virtutem disponat, ita ad fines medios. Et ponuntur hic quae sunt illa quae ordinant ad bene vivendum et quae impediunt, et quod remedium rex apponere debet circa dicta impedimenta

Malachie (II, 7) : "Les lèvres du prêtre garderont la science, et c’est de sa bouche que l’on cherchera la Loi." Et c’est pourquoi le Seigneur donne ce commandement dans le Deutéronome (XVII, 18, 19) : "Après que le roi se sera assis sur le trône de son royaume, il écrira pour luimême dans un livre le Deutéronome de cette loi, d’après l’exemplaire des prêtres de la tribu de Lévi, et il l’aura avec lui, et il le lira tous les jours de sa vie, afin qu’il apprenne à craindre le Seigneur son Dieu, et à garder ses paroles et ses ordonnances, qui sont prescrites dans cette loi." Instruit donc par la loi divine, le roi doit veiller principalement à la manière dont la multitude qui lui est soumise mènera une vie bonne. Cet effort se divise en trois points : d’abord instituer une vie bonne dans la multitude qui lui est soumise; deuxièmement, après l’avoir établie, la conserver; troisièmement, l’ayant conservée, l’amener à une plus haute perfection. Il y a deux conditions pour qu’un homme mène une vie bonne Or pour qu’un homme mène une vie bonne, deux conditions sont requises : 1° l’une, la principale, est d’agir selon la vertu; car la vertu est ce par quoi on vit bien. 2° L’autre, secondaire, et comme instrumentale, consiste dans la suffisance des biens corporels dont l’usage est nécessaire à l’acte de vertu. L’unité elle même de l’homme est causée par la nature, mais l’unité de la multitude, que l’on appelle paix, doit être pro curée par les soins du gouvernant. Trois conditions sont requises pour instituer la pie bonne de la multitude Ainsi donc, pour instituer la vie bonne de la multitude, trois conditions sont requises. D’abord que la multitude soit établie dans l’unité de la paix ‘. Ensuite, que la multitude unie par le lien de la paix soit dirigée au bien-agir. Car, comme un homme ne peut bien agir en rien si l’on ne suppose d’abord l’unité de ses parties, ainsi la multitude des hommes, privée de l’unité de la paix, est empêchée de bien agir, étant en lutte contre elle-même. En troisième lieu, il est requis que, par l’application du gouvernant, il y ait une quantité suffisante de choses nécessaires au bienvivre. 56


[69951] De regno, lib. 1 cap. 16 Sicut autem ad vitam, quam in caelo speramus beatam, ordinatur sicut ad finem vita qua hic homines bene vivunt; ita ad bonum multitudinis ordinantur sicut ad finem quaecumque particularia bona per hominem procurantur, sive divitiae, sive lucra, sive sanitas, sive facundia vel eruditio. Si igitur, ut dictum est, qui de ultimo fine curam habet praeesse debet his qui curam habent de ordinatis ad finem et eos dirigere suo imperio, manifestum ex dictis fit quod rex, sicut dominio et regimini quod administratur per sacerdotis officium subdi debet, ita praeesse debet omnibus humanis officiis et ea imperio sui regiminis ordinare. Cuicumque autem incumbit aliquid perficere quod ordinatur in aliud sicut in finem, hoc debet attendere ut suum opus sit congruum fini. Sicut faber sic facit gladium ut pugnae conveniat, et aedificator sic debet domum disponere ut ad habitandum sit apta. Quia igitur vitae, qua in praesenti bene vivimus, finis est beatitudo caelestis, ad regis officium pertinet ea ratione vitam multitudinis bonam procurare secundum quod congruit ad caelestem beatitudinem consequendam, ut scilicet ea praecipiat quae ad caelestem beatitudinem ducunt, et eorum contraria, secundum quod fuerit possibile, interdicat. Quae autem sit ad veram beatitudinem via, et quae sint impedimenta eius, ex lege divina cognoscitur, cuius doctrina pertinet ad sacerdotum officium, secundum illud Mal. : labia sacerdotis custodient scientiam, et legem requirent de ore eius. Et ideo in Deut. dominus praecipit : postquam sederit rex in solio regni sui, describet sibi Deuteronomium legis huius in volumine, accipiens

Le roi doit conserver la vie bonne Il y a un triple obstacle au bien public Ainsi donc, l’office royal, ayant établi dans la multitude une vie bonne, doit, en conséquence, tendre à la conservation de celle-ci. Il y n trois facteurs qui ne permettent pas au bien public de se maintenir, et l’un d’eux provient de la nature. En effet, le bien de la multitude ne doit pas être établi pour un temps seulement, mais pour qu’il se prolonge, d’une certaine manière, toujours. Or comme les hommes sont mortels, ils ne peuvent durer toujours. Et pendant leur vie, ils ne sont pas toujours dans la même vigueur, puisque la vie humaine est soumise à de nombreuses variations, et ainsi, les hommes ne sont pas capables de remplir les mêmes fonctions, d’une manière égale, pendant toute leur vie. Un autre empêchement à la conservation du bien publie, qui provient de l’intérieur, consiste dans la perversité des volontés, soit qu’elles soient négligentes à accomplir les devoirs que requiert la chose publique, soit même qu’elles soient nuisibles à la paix de la multitude quand, transgressant la justice, elles bouleversent la paix des autres. Un troisième empêchement à la conservation de la chose publique a une cause extérieure : c’est le cas où, par une invasion de l’ennemi, la paix est détruite et, parfois, le royaume ou la cité anéantis de fond en comble. Le roi doit faire face à ce triple obstacle Face aux trois obstacles que nous venons de mentionner, une triple tâche presse donc au roi. La première regarde la succession des hommes et le remplacement de ceux qui remplissent les diverses fonctions : comme dans les choses corruptibles, parce qu’elles ne peuvent toujours rester les mêmes, le gouvernement divin a pourvu à ce que, par la génération, les êtres se succèdent les uns aux autres, afin que même ainsi l’intégrité de l’univers soit conservée; de même, le roi s’appliquera à conserver le bien de la multitude qui lui est soumise, en s’occupant avec sollicitude de la façon dont d’autres hommes viennent prendre la place de ceux qui font défaut. En second lieu, il doit, par ses lois et ses préceptes, par ses châtiments et ses récompenses, 57


exempla a sacerdote leviticae tribus, et habebit secum, legetque illud omnibus diebus vitae suae, ut discat timere dominum Deum suum et custodire verba et caeremonias eius, quae in lege praecepta sunt. Per legem igitur divinam edoctus, ad hoc praecipuum studium debet intendere, qualiter multitudo sibi subdita bene vivat : quod quidem studium in tria dividitur, ut primo quidem in subiecta multitudine bonam vitam instituat; secundo, ut institutam conservet; tertio, ut conservatam ad meliora promoveat. Ad bonam autem unius hominis vitam duo requiruntur : unum principale, quod est operatio secundum virtutem (virtus enim est qua bene vivitur); aliud vero secundarium et quasi instrumentale, scilicet corporalium bonorum sufficientia, quorum usus est necessarius ad actum virtutis. Ipsa tamen hominis unitas per naturam causatur; multitudinis autem unitas, quae pax dicitur, per regentis industriam est procuranda. Sic igitur ad bonam vitam multitudinis instituendam tria requiruntur. Primo quidem, ut multitudo in unitate pacis constituatur. Secundo, ut multitudo vinculo pacis unita dirigatur ad bene agendum. Sicut enim homo nihil bene agere potest nisi praesupposita suarum partium unitate, ita hominum multitudo pacis unitate carens, dum impugnat se ipsam, impeditur a bene agendo. Tertio vero requiritur ut per regentis industriam necessariorum ad bene vivendum adsit sufficiens copia. Sic igitur bona vita per regis officium in multitudine constituta, consequens est ut ad eius conservationem intendat. Sunt autem tria, quibus bonum publicum permanere non sinitur, quorum quidem unum est a natura proveniens. Non enim bonum multitudinis ad unum tantum

détourner de l’iniquité les hommes qui lui sont soumis, et les amener à des oeuvres vertueuses, en recevant son exemple de Dieu, qui a donné la loi aux hommes, récompensant ceux qui l’observent, châtiant ceux qui la transgressent. En troisième lieu, le roi a la charge de mettre en sécurité contre les ennemis la multitude qu’il commande. Rien, en effet, ne servirait d’éviter les dangers intérieurs, si l’on ne pouvait se défendre contre ceux qui viennent de l’extérieur. Le roi doit se soucier du progrès dans la vie bonne Ainsi donc, pour l’institution d’une multitude bonne, il reste une troisième tâche appartenant à l’office du roi : celui-ci doit se soucier du progrès, et ceci en s’appliquant, dans tous les domaines dont nous avons parlé, à corriger, s’il se trouve quelque chose en désordre, à suppléer s’il y a quelque manque, et à parfaire, si quelque chose de meilleur peut être fait. C’est pourquoi l’Apôtre, dans la première Epître aux Corinthiens (XII, 31) conseille aux fidèles de toujours aspirer à des charismes meilleurs. Tels sont donc les devoirs qui appartiennent à l’office de roi. Il nous faut en traiter, un à un, d’une façon plus précise.

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tempus institui debet, sed ut sit quodammodo perpetuum. Homines autem cum sint mortales, in perpetuum durare non possunt. Nec, dum vivunt, semper sunt in eodem vigore, quia multis variationibus humana vita subiicitur, et sic non sunt homines ad eadem officia peragenda aequaliter per totam vitam idonei. Aliud autem impedimentum boni publici conservandi ab interiori proveniens in perversitate voluntatum consistit, dum vel sunt desides ad ea peragenda quae requirit respublica, vel insuper sunt paci multitudinis noxii, dum transgrediendo iustitiam aliorum pacem perturbant. Tertium autem impedimentum reipublicae conservandae ab exteriori causatur, dum per incursum hostium pax dissolvitur et interdum regnum aut civitas funditus dissipatur. Igitur circa tria praedicta triplex cura imminet regi. Primo quidem de successione hominum et substitutione illorum qui diversis officiis praesunt, ut sicut per divinum regimen in rebus corruptibilibus, quia semper eadem durare non possunt, provisum est ut per generationem alia in locum aliorum succedant, ut vel sic conservetur integritas universi, ita per regis studium conservetur subiectae multitudinis bonum, dum sollicite curat qualiter alii in deficientium locum succedant. Secundo autem ut suis legibus et praeceptis, poenis et praemiis homines sibi subiectos ab iniquitate coerceat et ad opera virtuosa inducat, exemplum a Deo accipiens qui hominibus legem dedit, observantibus quidem mercedem, transgredientibus poenas retribuens. Tertio imminet regi cura ut multitudo sibi subiecta contra hostes tuta reddatur. Nihil enim prodesset interiora vitare pericula, si ab 59


exterioribus defendi non posset. Sic igitur bonae multitudinis institutioni tertium restat ad regis officium pertinens, ut sit de promotione sollicitus, quod fit dum in singulis quae praemissa sunt, si quid inordinatum est corrigere, si quid deest supplere, si quid melius fieri potest, studet perficere. Unde et apostolus fideles monet ut semper aemulentur charismata meliora. Haec igitur sunt quae ad regis officium pertinent, de quibus per singula diligentius tractare oportet. Liber 2

LIVRE 2 — CONDITIONNEMENTS DE LA CITÉ Caput 1 CHAPITRE 1 — INFLUENCE DES FACTEURS CLIMATÉRIQUES SUR LA [69952] De regno, lib. 2 cap. 1 tit. VIE DE LA CITÉ Qualiter ad regem pertinet instituere civitates vel castra ad gloriam consequendam, et quod eligere debet ad hoc loca temperata; et postea subiungit quae ex hoc commoda regna consequantur, et quae incommoda de contrario [69953] De regno, lib. 2 cap. 1 La fondation d’une ville donne au roi une Primum igitur praecipue oportet grande gloire exponere regis officium ab En tout premier lieu, il faut donc exposer le institutione civitatis aut regni. Nam, devoir d’un roi, à partir de l’institution de la cité sicut Vegetius dicit, potentissimae ou du royaume. En effet, comme le dit Végèce nationes et principes nominati (Auteur du Ive siècle apr. J.-C., qui a écrit sur nullam maiorem potuerunt gloriam l’art militaire), les nations les plus puissantes et assequi, quam aut fundare novas les princes renommés ne purent acquérir aucune civitates, aut ab aliis conditas in gloire plus grande que quand ils fondèrent de nomen suum sub quadam nouvelles cités ou quand ils donnèrent leur nom à amplificatione transferre : quod des cités fondées par d’autres, pour les avoir quidem documentis sacrae agrandies. Ceci concorde avec les enseignements Scripturae concordat. Dicit enim de l’Ecriture sainte. Car, le Sage dit dans sapiens in Eccli., quod aedificatio l’Ecclésiastique (XL, 19) que "l’édification d’une civitatis confirmabit nomen. Hodie cité perpétuera un nom". En effet, aujourd’hui le namque nomen Romuli nesciretur, nom de Romulus ne serait pas connu s’il n’avait nisi quia condidit Romam. In fondé Rome. institutione autem civitatis aut regni, Le roi doit rechercher un climat tempéré si copia detur, primo quidem est Pour la fondation d’une cité ou d’un royaume, si regio per regem eligenda, quam les moyens lui en sont donnés, le roi doit d’abord temperatam esse oportet. Ex choisir la région, qui doit être tempérée. Car du regionis enim temperie habitatores climat tempéré de la région les habitants tireront multa commoda consequuntur. 60


Primo namque consequuntur homines ex temperie regionis incolumitatem corporis et longitudinem vitae. Cum enim sanitas in quadam temperie humorum consistat, in loco temperato conservabitur sanitas : simile namque suo simili conservatur. Si autem fuerit excessus caloris, vel frigoris, necesse est quod secundum qualitatem aeris corporis qualitas immutetur : unde quadam naturali industria animalia quaedam tempore frigido ad calida loca se transferunt, rursum tempore calido loca frigida repetentes, ut ex contraria dispositione loci temporis temperiem consequantur. Rursus : cum animal vivat per calidum et humidum, si fuerit calor intensus, cito naturale humidum exsiccatur et deficit vita; sicut lucerna extinguitur, si humor infusus cito per ignis magnitudinem consumatur. Unde in quibusdam calidissimis Aethiopum regionibus homines ultra tredecim annos non vivere perhibentur. In regionibus vero frigidis in excessu, naturale humidum de facili congelatur et calor naturalis extinguitur. Deinde ad opportunitates bellorum, quibus tuta redditur humana societas, regionis temperies plurimum valet. Nam, sicut Vegetius refert, omnes nationes quae vicinae sunt soli, nimio calore siccatae, amplius quidem sapere sed minus de sanguine habere dicuntur, ac propterea constantiam atque fiduciam de propinquo pugnandi non habent, quia metuunt vulnera qui modicum sanguinem se habere noverunt. E contra Septentrionales populi remoti a solis ardoribus inconsultiores quidem, sed tamen largo sanguine redundantes, sunt ad bella promptissimi. His, qui temperatioribus habitant plagis, et

de nombreux avantages. Un bon climat procure la santé D’abord le bon climat d’une région procure aux hommes la santé du corps et la longévité. Car, comme la santé consiste dans un certain tempérament (temperies) des humeurs, elle sera conservée dans un lieu tempéré. En effet, le semblable est conservé par son semblable. S’il y a un excès de chaleur ou de froid, il est nécessaire que la qualité du corps soit modifiée selon la qualité de l’air : c’est pourquoi, par une sorte de flair naturel, certains animaux émigrent, quand le temps devient froid, dans des lieux chauds, regagnant par contre des lieux froids quand le temps devient chaud, afin d’obtenir, par les changements de lieu, l’équilibre des saisons. D’autre part, comme l’animal vit par le chaud et l’humide, s’il survient une chaleur intense, son humidité naturelle est rapidement épuisée et il dépérit. Ainsi une lampe s’éteint si le liquide qu’elle contient est vite consumé par l’ardeur de la flamme. C’est pour quoi dans certaines régions les plus chaudes de l’Ethiopie, les hommes ne peuvent vivre au delà de trente ans. Mais dans les régions excessivement froides, l’humidité naturelle se congèle facilement, et la chaleur naturelle s’éteint. Avantages pour la défense militaire Enfin, pour la disposition aux guerres qui assurent la sécurité à la société humaine, une région tempérée a une très grande valeur. En effet, comme le rapporte Végèce, l’on dit que toutes les nations qui sont voisines du soleil, desséchées par une chaleur excessive, ont plus de sagesse, mais moins de sang, et par conséquent, leurs habitants n’ont pas la constance et la confiance dans le combat rapproché, parce que, sachant qu’ils ont peu de sang, ils craignent les blessures. Par contre, les peuples septentrionaux, éloignés des ardeurs du soleil, étant certes plus inconsidérés, mais aussi possédant un sang plus abondant, sont plus prompts à la guerre. Ceux qui habitent des régions plus tempérées, ont assez de sang pour mépriser les blessures et la mort, et ne manquent pourtant pas de la prudence qui conservera leur modération dans les camps, et qui n’est pas de peu d’utilité par les conseils qu’elle donne dans le combat. 61


copia sanguinis suppetit ad vulnerum mortisque contemptum, nec prudentia deficit, quae modestiam servet in castris, et non parum prodest uti in dimicatione consiliis. Demum temperata regio ad politicam vitam valet. Ut enim Aristoteles dicit in sua politica : quae in frigidis locis habitant gentes, sunt quidem plenae animositate, intellectu autem et arte magis deficientes, propter quod libere perseverant magis. Non vivunt autem politice, et vicinis propter imprudentiam principari non possunt. Quae autem in calidis sunt, intellectivae quidem sunt et artificiosae secundum animam, sine animositate autem, propter quod subiectae quidem sunt, et subiectae perseverant. Quae autem in mediis locis habitant, utroque participant : propter quod et liberi perseverant, et maxime politice vivere possunt, et sciunt aliis principari. Est igitur eligenda regio temperata ad institutionem civitatis vel regni.

Avantages pour la vie publique En outre, une région tempérée est propice à la vie politique. En effet, comme l’écrit Aristote dans sa Politique (Pol., Lib. VII, cap. VI, 1) : "Les peuples qui habitent dans des régions froides sont pleins d’énergie, mais ils sont plus dépourvus d’intelligence et d’adresse, c’est pourquoi ils conservent davantage leur liberté. Mais ils ne vivent pas d’une vie politique et ils ne peuvent commander à leurs voisins à cause de leur imprudence. Quant à ceux qui vivent aux pays chauds ils sont intelligents et pleins d’adresse, mais sans énergie, c’est pourquoi ils sont asservis et le restent. Mais ceux qui habitent dans des pays moyens, participent de l’un et de l’autre tempérament. Ainsi conservent-ils leur liberté, peu vent-ils mener une vie politique très haute, et savent- ils commander aux autres." Il faut donc choisir une région tempérée pour fonder une cité ou un royaume.

Caput 2

CHAPITRE 2 — LES CONDITIONS HYGIÉNIQUES REQUISES PAR LA VIE [69954] De regno, lib. 2 cap. 2 tit. DE LA CITE Qualiter eligere debent reges et principes regiones ad civitates vel castra instituenda, in quibus aer sit salubris; et in quo talis aer cognoscitur, et quibus signis [69955] De regno, lib. 2 cap. 2 Post Nécessité d’un air salubre Conditions de cette electionem autem regionis, oportet salubrité civitati constituendae idoneum Après la région, il faut choisir un lieu convenable locum eligere, in quo primo videtur pour l’établissement d’une cité. Il semble qu’en aeris salubritas requirenda. premier lieu il faille rechercher un air salubre. En Conversationi enim civili praeiacet effet, le commerce de la vie civile présuppose la naturalis vita, quae per salubritatem vie naturelle, qui est conservée saine par la aeris servatur illaesa. Locus autem salubrité de l’air. Or, comme le rapporte Végèce, saluberrimus erit, ut Vitruvius un lieu sera très salubre, s’il est élevé, sans tradit, excelsus, non nebulosus, non nuages ni brouillards, exposé à un climat ni froid pruinosus, regionesque caeli ni chaud, enfin non voisin de marécages. spectans, neque aestuosus, neque L’élévation d’un lieu lui confère habituellement frigidus, demum paludibus non un air salubre, parce qu’un lieu élevé est ouvert vicinus. Eminentia quidem loci solet au souffle des vents, qui purifient l’air; en outre, 62


ad aeris salubritatem conferre, quia locus eminens ventorum perflationibus patet, quibus redditur aer purus; vapores etiam, qui virtute radii solaris resolvuntur a terra et ab aquis, multiplicantur magis in convallibus et in locis demissis quam in altis. Unde in locis altis aer subtilior invenitur. Huiusmodi autem subtilitas aeris, quae ad liberam et sinceram respirationem plurimum valet, impeditur per nebulas et pruinas, quae solent in locis multum humidis abundare : unde loca huiusmodi inveniuntur salubritati esse contraria. Et quia loca paludosa nimia humiditate abundant, oportet locum construendae urbi electum a paludibus esse remotum. Cum enim aurae matutinae sole oriente ad locum ipsum pervenient, et eis ortae a paludibus nebulae adiungentur, flatus bestiarum palustrium venenatarum cum nebulis mixtos spargent, et locum facient pestilentem. Si tamen moenia constructa fuerint in paludibus, quae fuerint prope mare, spectentque ad Septentrionem, vel circa, haeque paludes excelsiores fuerint quam littus marinum, rationabiliter videbuntur esse constructa. Fossis enim directis exitus aquae patebit ad littus, et mare tempestatibus actum in paludes redundando non permittet animalia palustria nasci. Et si aliqua animalia de superioribus locis venerint, inconsueta salsedine occidentur. Oportet etiam locum urbi destinatum ad calorem et frigus temperate disponi secundum aspectum ad plagas caeli diversas. Si enim moenia maxime prope mare constituta spectabunt ad meridiem, non erunt salubria. Nam huiusmodi loca mane quidem erunt frigida, quia non respiciuntur a sole, meridie vero erunt ferventia propter solis respectum. Quae autem ad

les vapeurs qui sortent de la terre sous l’action des rayons solaires sont plus nombreuses dans les vallées et les lieux bas que sur les hauteurs. C’est pour quoi dans les lieux élevés on trouve un air plus léger. Cette légèreté de l’air qui est de première importance pour une respiration libre et pure, est empêchée par les nuages et les brouillards, qui abondent habituelle ment dans les lieux humides : c’est pourquoi l’on voit que les lieux de ce genre sont contraires à la salubrité. Et parce que les lieux marécageux sont pleins d’une humidité excessive, il faut que l’emplacement que l’on aura choisi pour construire une ville soit éloigné des marais. En effet, lorsqu’au lever du soleil, les brises matinales parviennent à ce lieu, mêlées des nuages sortis des marécages, elles y répandent l’exhalaison des bêtes empoisonnées des marais mélangée aux nuages et rendent l’endroit pestilentiel. Cependant, si les murailles de la cité sont construites dans des marécages qui soient proches de la mer, et qui regardent vers le nord, ou à peu près, et si ces marais sont plus élevés que le rivage marin, il semble qu’elles soient construites rationnellement. En effet, par des fossés que l’on aura creusés, l’eau aura une issue vers le rivage, et la mer gonflée par les tempêtes, en refluant vers les marais, empêchera que naissent les bêtes des marécages. Et si certains animaux viennent des lieux plus élevés, ils seront tués par l’eau salée à laquelle ils ne sont pas habitués. Nécessité d’une bonne exposition Il faut aussi, pour modérer la chaleur et le froid, que le lieu destiné à être l’emplacement d’une ville soit exposé à divers horizons. Si, en effet, les murailles d’une ville construite toute proche de la mer sont exposées au midi, elles ne seront pas salubres. Car les lieux de ce genre seront froids le matin, parce qu’ils ne reçoivent pas le soleil, mais à midi ils seront brûlants à cause de la réverbération du soleil. Mais une ville qui regarde vers le couchant sera tiède au soleil levant, ou même froide, chaude à midi, et brûlante le soir, à cause de la continuité de la chaleur et de la présence du soleil. Si elle regarde l’orient, elle sera le matin modérément chaude, à cause de son exposition directe au soleil, à midi la chaleur n’augmentera pas beaucoup, les rayons du soleil ne la frappant pas directement, mais le 63


occidentem spectant, orto sole tepescunt vel etiam frigent, meridie calent, vespere fervent propter caloris continuitatem et solis aspectum. Si vero ad orientem spectabunt, mane quidem propter solis oppositionem directam temperate calescent; nec multum in meridie calor augebitur, sole non directe spectante ad locum, vespere vero totaliter radiis solis adversis loca frigescent. Eademque, vel similis temperies erit, si ad Aquilonem locus respiciat urbis, e converso est quod de meridiem respiciente est dictum. Experimento autem cognoscere possumus quod in maiorem calorem minus salubriter aliquis transmutatur. Quae enim a frigidis locis corpora traducuntur in calida, non possunt durare, sed dissolvuntur, quia calor sugendo vaporem, naturales virtutes dissolvit; unde etiam in salubribus locis corpora aestate infirma redduntur. Quia vero ad corporum sanitatem convenientium ciborum usus requiritur, in hoc conferre oportet de loci salubritate qui constituendae urbi eligitur, ut ex conditione ciborum discernatur qui nascuntur in terra : quod quidem explorare solebant antiqui ex animalibus ibidem nutritis. Cum enim hominibus aliisque animalibus commune sit uti ad nutrimentum his quae nascuntur in terra, consequens est si occisorum animalium viscera inveniuntur bene valentia, quod homines etiam in loco eodem salubrius possint nutriri. Si vero animalium occisorum appareant morbida membra, rationabilius accipi potest quod nec hominibus illius loci habitatio sit salubris. Sicut autem aer temperatus, ita salubris aqua est requirenda. Ex his enim maxime dependet sanitas corporum, quae saepius in usum hominum assumuntur. Et de aere quidem

soir, les rayons du soleil donnant tout à l’opposé, elle sera froide. La température y sera la même, ou semblable, si l’emplacement de la ville regarde le nord, c’est-à-dire le contraire de ce que nous avons dit d’une ville tournée vers le midi. Nous pouvons connaître, par l’expérience, qu’il n’est pas salubre de passer à une plus grande chaleur. En effet, les corps que l’on fait passer des lieux froids à des lieux chauds ne peuvent pas durer, mais se désagrègent parce que la chaleur, en aspirant leur vapeur, dissout leurs vertus naturelles; c’est pourquoi, même dans les lieux salubres, les corps s’affaiblissent en été. La salubrité des aliments Mais, parce que, pour la santé du corps, il est requis un usage d’aliments appropriés, il faut tenir compte, pour décider de la salubrité du lieu que l’on choisit pour la fondation d’une ville, de la qualité des aliments qui croissent sur son sol; c’est ce que les anciens avaient l’habitude d’examiner d’après des animaux que l’on nourrissait sur place. En effet, comme il est commun aux hommes et aux autres animaux d’utiliser pour leur nourriture les produits du sol, il s’ensuit que si l’on trouve que les viscères des animaux que l’on a tués sont en bon état, les hommes, eux aussi, peuvent être nourris dans le même lieu. Mais si les organes des animaux tués présentent un aspect morbide, l’on peut avec assez de raison en conclure que l’habitation de ce lieu n’est pas non plus salubre pour les hommes. La salubrité de l’eau De même qu’un air tempéré, il faut rechercher une eau salubre. En effet, la santé des corps dépend surtout des aliments dont l’homme fait le plus souvent usage. Quant à l’air, il est manifeste que chaque jour, en l’aspirant, nous l’attirons à l’intérieur de nous-mêmes jusqu’aux organes vitaux; c’est pourquoi sa salubrité est d’une importance primordiale pour la santé du corps. De même, parce que, parmi les choses que nous absorbons par l’alimentation, l’eau est ce dont nous faisons le plus souvent usage, aussi bien dans les boissons que dans les aliments, rien, en dehors de la pureté de l’air, n’importe plus à l’hygiène d’un lieu que la salubrité des eaux. Les signes de la salubrité d’un lieu 64


manifestum est quod quotidie ipsum aspirando introrsum attrahimus usque ad ipsa vitalia : unde principaliter eius salubritas ad incolumitatem corporum confert. Item, quia inter ea quae assumuntur per modum nutrimenti, aqua est qua saepissime utimur tam in potibus, quam in cibis, ideo nihil est, praeter aeris puritatem, magis pertinens ad loci sanitatem quam aquarum salubritas. Est et aliud signum ex quo considerari potest loci salubritas : si videlicet hominum in loco commorantium facies bene coloratae appareant, robusta corpora et bene disposita membra, si pueri multi et vivaces, si senes multi reperiantur ibidem. E converso, si facies hominum deformes appareant, debilia corpora, exinanita membra vel morbida, si pauci et morbidi pueri, et adhuc pauciores senes, dubitari non potest locum esse mortiferum.

Il y a un autre signe d’après lequel nous pouvons nous rendre compte de la salubrité d’un lieu : c’est si le visage des hommes qui habitent ce lieu apparaît avec de bonnes couleurs, leur corps robuste, et leurs membres bien proportionnés, si les enfants y sont nombreux et vifs, et si l’on y trouve beaucoup de vieillards. Au contraire, si le visage des hommes y apparaît difforme, les corps débiles, les membres grêles ou morbides, si les enfants y sont en petit nombre et maladifs et les vieillards encore moins nombreux, on ne peut pas douter que ce lieu ne soit porteur de mort.

Caput 3

CHAPITRE 3 — L’ORGANISATION DE LA PRODUCTION ET DU COMMERCE

[69956] De regno, lib. 2 cap. 3 tit. Qualiter necesse est talem civitatem, construendam a rege, habere copiam rerum victualium, quia sine eis civitas esse perfecta non potest; et distinguit duplicem modum istius copiae, primum tamen magis commendat [69957] De regno, lib. 2 cap. 3 Oportet autem ut locus construendae urbi electus non solum talis sit, qui salubritate habitatores conservet, sed ubertate ad victum sufficiat. Non enim est possibile multitudinem hominum habitare ubi victualium non suppetit copia. Unde, ut Vitruvius refert, cum Xenocrates architector peritissimus Alexandro Macedoni demonstraret in quodam monte civitatem egregiae formae construi posse, interrogasse fertur Alexander si essent agri qui

Le territoire d’une ville doit suffire à la nourrir Il faut que le lieu choisi pour la construction d’une ville ne soit pas seulement tel qu’il conserve, par sa salubrité, la santé des habitants, mais encore que, par sa richesse, il suffise à les nourrir. Il est, en effet, impossible à une multitude d’hommes d’habiter où il n’y a pas une suffisante abondance de nourriture. C’est pourquoi, suivant le Philosophe, comme Xénocrate, architecte très habile, expliquait à Alexandre de Macédoine que l’on pouvait construire sur une certaine montagne une ville de grande beauté, Alexandre, dit-on, lui demanda 65


civitati possent frumentorum copiam ministrare. Quod cum deficere inveniret, respondit vituperandum esse si quis in tali loco civitatem construeret. Sicut enim natus infans non potest ali sine nutricis lacte nec ad incrementum perduci, sic civitas sine ciborum abundantia frequentiam populi habere non potest. Duo tamen sunt modi quibus alicui civitati potest affluentia rerum suppetere. Unus, qui dictus est, propter regionis fertilitatem abunde omnia producentis, quae humanae vitae requirit necessitas. Alius autem per mercationis usum, ex quo ibidem necessaria vitae ex diversis partibus adducantur. Primus autem modus convenientior esse manifeste convincitur. Tanto enim aliquid dignius est, quanto per se sufficientius invenitur : quia quod alio indiget, deficiens esse monstratur. Sufficientiam autem plenius possidet civitas, cui circumiacens regio sufficiens est ad necessaria vitae, quam illa quae indiget ab aliis per mercationem accipere. Dignior enim est civitas si abundantiam rerum habeat ex territorio proprio, quam si per mercatores abundet; cum hoc etiam videatur esse securius, quia propter bellorum eventus et diversa viarum discrimina, de facili potest impediri victualium deportatio, et sic civitas per defectum victualium opprimetur. Est etiam hoc utilius ad conversationem civilem. Nam civitas quae ad sui sustentationem mercationum multitudine indiget, necesse est ut continuum extraneorum convictum patiatur. Extraneorum autem conversatio corrumpit plurimum civium mores, secundum Aristotelis doctrinam in sua politica, quia necesse est evenire ut homines extranei aliis legibus et consuetudinibus enutriti,

s’il y avait des champs qui puissent fournir à la cité une abondance de froment. Comme il trouva que cette possibilité manquait, il répondit que celui qui construirait une cité dans un tel lieu serait à blâmer. En effet, comme un enfant nouveau-né ne peut être nourri ni grandir sans le lait de sa nourrice, ainsi une cité ne peut avoir une population nombreuse sans une abondance d’aliments. Il est plus avantageux pour une ville de tirer ses vivres de son propre territoire que de se les procurer par le commerce Mais il y a deux manières qui puissent assurer à une cité une affluence de vivres. La première, celle dont nous avons parlé, provient de la fertilité d’une région produisant en abondance tout ce qu’exigent les nécessités de la vie humaine. L’autre provient de l’usage du commerce par lequel les produits nécessaires à la vie sont amenés de diverses régions dans un même lieu. Il est manifeste que le premier moyen est le plus avantageux. En effet, une chose est d’autant plus digne qu’elle se trouve se suffire à elle-même, parce que ce qui a besoin d’autre chose montre par là qu’il est déficient. L’importation des produits court de nombreux risques Or une cité se suffit beaucoup mieux, quand la région environnante la pourvoit pour les choses nécessaires à la vie, que celle qui a besoin de les recevoir des autres par le commerce. En effet, une cité a plus de dignité si elle tire une abondance de choses de son territoire propre, que si elle les reçoit par des marchands. Avec cela, elle semble aussi être davantage en sécurité, parce qu’à cause des événements de la guerre et des difficultés diverses des communications, l’importation des vivres peut facilement être empêchée, et ainsi la cité sera opprimée par le défaut de ravitaillement. Un trop grand nombre de marchands nuit à la vie civile Ceci est encore plus utile pour la conservation de la vie civile. En effet, une cité, qui, pour sa subsistance, a besoin d’une multitude de marchandises, doit nécessairement subir un contact continuel avec les étrangers. Or la fréquentation des étrangers corrompt le plus souvent les moeurs des citoyens, selon l’enseigne 66


in multis aliter agant quam sint civium mores, et sic, dum cives exemplo ad agenda similia provocantur, civilis conversatio perturbatur. Rursus : si cives ipsi mercationibus fuerint dediti, pandetur pluribus vitiis aditus. Nam cum negotiatorum studium maxime ad lucrum tendat, per negotiationis usum cupiditas in cordibus civium traducitur, ex quo convenit, ut in civitate omnia fiant venalia, et fide subtracta, locus fraudibus aperitur, publicoque bono contempto, proprio commodo quisque deserviet, deficietque virtutis studium, dum honor virtutis praemium omnibus deferetur : unde necesse erit in tali civitate civilem conversationem corrumpi. Est autem negotiationis usus contrarius quam plurimum exercitio militari. Negotiatores enim dum umbram colunt, a laboribus vacant, et dum fruuntur deliciis, mollescunt animo, et corpora redduntur debilia et ad labores militares inepta : unde secundum iura civilia negotiatio est militibus interdicta. Denique civitas illa solet esse magis pacifica, cuius populus rarius congregatur, minusque intra urbis moenia residet. Ex frequenti enim hominum concursu datur occasio litibus et seditionibus materia ministratur. Unde secundum Aristotelis doctrinam, utilius est quidem quod populus extra civitates exerceatur, quam quod intra civitatis moenia iugiter commoretur. Si autem civitas sit mercationibus dedita, maxime necesse est ut intra urbem cives resideant ibique mercationes exerceant. Melius igitur est quod civitati victualium copia suppetat ex propriis agris, quam quod civitas sit totaliter negotiationi exposita. Nec tamen negotiatores omnino a civitate oportet excludi, quia non de facili potest inveniri locus qui sic omnibus vitae

ment d’Aristote dans sa Politique : parce qu’il doit nécessairement arriver que des étrangers élevés sous des lois et des coutumes différentes, agissent, dans beaucoup de cas, autrement que l’exigent les moeurs des citoyens, et ainsi, tandis que les citoyens sont poussés par l’exemple à agir d’une façon semblable, la vie de la cité en est troublée. (Pol., Lib. VII, cap. V, 3). Les citoyens qui poursuivent un but lucratif se corrompent De plus, si les citoyens eux-mêmes s’adonnent au commerce, la porte sera ouverte à de nombreux vices. En effet, comme tout l’effort des négociants se porte vers le gain, par la pratique du négoce la cupidité passe dans le coeur des citoyens; il en résulte que, dans la cité, tout devient vénal; que, la bonne foi étant ôtée, la place est laissée aux fraudes; que chacun, au mépris du bien public, sert son propre avantage; que l’application à la vertu fait défaut, l’honneur qui récompense la vertu étant accordé à tous. C’est pourquoi il est nécessaire que dans une telle cité la vie civile se corrompe. La pratique du commerce nuit aux exercices militaires La pratique du commerce est encore très contraire aux exercices militaires. En effet, les négociants chérissant l’ombre, fuient les travaux, et jouissant d’une vie de plaisirs, ils amollissent leur courage et rendent leurs corps débiles et inaptes aux labeurs militaires. C’est pourquoi, d’après le droit civil, le le commerce est interdit aux soldats. Il faut éviter les rassemblements d’hommes trop fréquents Enfin, la cité dont le peuple est moins souvent rassemblé et réside moins souvent à l’intérieur des murs, est plus pacifique. En effet, les rassemblements fréquents d’hommes donnent lieu à des procès et offrent une matière aux séditions. C’est pourquoi, selon l’enseignement d’Aristote, il est plus utile que le peuple ait une occupation au dehors des cités, qu’il ne demeure continuellement à l’intérieur des murs. Or si une cité est consacrée aux affaires, il est absolu ment nécessaire que les citoyens résident à l’intérieur de la ville pour y exercer leur commerce. 67


necessariis abundet quod non indigeat aliquibus aliunde allatis; eorumque quae in eodem loco superabundant eodem modo redderetur multis damnosa copia, si per mercatorum officium ad alia loca transferri non possent. Unde oportet quod perfecta civitas moderate mercatoribus utatur.

Il est donc préférable pour une cité de recevoir ses vivres de son propre territoire que d’être totalement adonnée au négoce.

Caput 4

CHAPITRE 4 — LE ROLE DES PLAISIRS DANS LA VIE HUMAINE L’emplacement d’une ville doit être agréable Il faut encore, pour fonder des villes, choisir un lieu qui par sa douceur charme les habitants. Car on ne quitte pas facilement un pays agréable, et les habitants ne se rassemblent pas nombreux en un lieu auquel manque de l’agrément, pour cette raison que la vie humaine ne peut pas durer longtemps sans agrément. Ce qui contribuera à cet agrément, c’est que le lieu s’étende sur une vaste plaine, qu’il porte des arbres, qu’il soit embelli par la proximité des montagnes, plaisant par ses ombrages, et parcouru de cours d’eau.

[69958] De regno, lib. 2 cap. 4 tit. Quod regio quam rex eligit ad civitates et castra instituenda debet habere amoenitates, in quibus cives sunt arcendi ut moderate eis utantur, quia saepius sunt causa dissolutionis, unde regnum dissipatur [69959] De regno, lib. 2 cap. 4 Est etiam constituendis urbibus eligendus locus qui amoenitate habitatores delectet. Non enim facile deseritur locus amoenus, nec de facili ad locum illum confluit habitantium multitudo cui deest amoenitas, eo quod absque amoenitate vita hominis diu durare non possit. Ad hanc autem amoenitatem pertinet quod sit locus camporum planitie distentus, arborum ferax, montium propinquitate conspicuus, nemoribus gratus et aquis irriguus. Verum quia nimia amoenitas superflue ad delicias homines allicit, quod civitati plurimum nocet, ideo oportet ea moderate uti. Primo namque homines vacantes deliciis, sensu hebetantur. Immergit enim earum suavitas sensibus animam, ita

Cependant, le commerce est utile Cependant, il ne faut pas exclure complètement les marchands de la cité, parce qu’on ne peut pas facile ment trouver un lieu qui abonde de toutes les choses nécessaires à la vie, au point qu’il n’ait pas besoin de certains produits importés d’ailleurs. Et l’abondance des produits qui sont en trop grande quantité dans un même lieu serait de la même façon nuisible à beau coup, si ces produits ne pouvaient pas, par la fonction des marchands, être transportés dans d’autres lieux. C’est pourquoi il faut qu’une cité parfaite se serve des marchands avec modération.

Il faut user des plaisirs avec mesure Mais parce qu’une douceur excessive attire les hommes aux jouissances superflues, ce qui nuit grandement à la cité, il faut en user avec mesure. Tout d’abord parce que les hommes livrés aux plaisirs s’abêtissent par le sens. En effet, la suavité des plaisirs plonge l’âme dans les sens, de sorte que dans les choses délectables elle ne peut avoir un jugement libre. C’est pourquoi, selon la sentence d’Aristote : "La prudence du juge est détruite par la délectation." Les plaisirs superflus font perdre la vertu Ensuite, les délectations superflues font déchoir de l’honnêteté de la vertu. Rien, en effet, ne conduit plus à l’excès immodéré, par quoi l’on corrompt le juste milieu de la vertu, que la délectation, soit parce que la nature est avide de 68


quod in rebus delectantibus liberum iudicium habere non possunt. Unde secundum Aristotelis sententiam, prudentia iudicis per delectationem corrumpitur. Deinde delectationes superfluae ab honestate virtutis deficere faciunt. Nihil enim magis perducit ad immoderatum augmentum, per quod medium virtutis corrumpitur, quam delectatio : tum quia natura delectationis est avida, et sic modica delectatione sumpta praecipitatur in turpium delectationum illecebras, sicut ligna sicca ex modico igne accenduntur; tum etiam quia delectatio appetitum non satiat, sed gustata sitim sui magis inducit; unde ad virtutis officium pertinet, ut homines a delectationibus superfluis abstineant. Sic enim superfluitate vitata facilius ad medium virtutis pervenietur. Consequenter etiam deliciis superflue dediti mollescunt animo, et ad ardua quaeque attentanda nec non ad tolerandos labores et pericula abhorrenda pusillanimes fiunt, unde et ad bellicum usum deliciae plurimum nocent, quia, ut Vegetius dicit in libro de re militari : minus timet mortem, qui minus deliciarum se novit habuisse in vita. Demum deliciis resoluti plerumque pigrescunt, et intermissis necessariis studiis et negotiis debitis, solis deliciis adhibent curam, in quas quae prius ab aliis fuerant congregata profusi dispergunt : unde ad paupertatem deducti, dum consuetis deliciis carere non possunt, se furtis et rapinis exponunt ut habeant unde possint suas voluptates explere. Est igitur nocivum civitati, vel ex loci dispositione, vel ex quibuscumque aliis rebus, deliciis superfluis abundare. Opportunum est igitur in conversatione humana modicum delectationis quasi pro condimento

délectation, et ainsi, ayant pris une délectation modérée, elle se précipite dans les séductions de délectations honteuses, comme du bois sec est embrasé par un petit feu; soit aussi parce que la délectation ne rassasie pas l’appétit, mais celle que l’on a goûtée augmente davantage la soif que l’on en a; c’est pourquoi il appartient à l’office de la vertu de faire les hommes s’abstenir des délectations super flues. En effet, la superfluité ainsi évitée, on parviendra plus facilement au juste milieu de la vertu. Les plaisirs exagérés sont contraires aux vertus militaires Il s’ensuit encore que le courage de ceux qui s’adonnent aux plaisirs d’une façon exagérée s’amollit et qu’ils deviennent pusillanimes dès qu’il s’agit d’entreprendre quoi que ce soit de difficile, de supporter des labeurs ou de braver des dangers. C’est pourquoi les plaisirs nuisent beaucoup à la pratique militaire, parce que, comme le dit Végèce dans son livre de l’Art militaire : "Il craint moins la mort, celui qui sait qu’il a eu moins de délices dans la vie. La recherche du plaisir rend vicieux Enfin, le plupart du temps, ceux qui sont abandonnés aux plaisirs sont paresseux, et, délaissant les soucis nécessaires et les affaires auxquelles ils devraient se consacrer, ils n’appliquent leurs soins qu’aux seuls plaisirs, pour lesquels ils dépensent dans leur prodigalité les biens que d’autres avaient amassés auparavant. Ainsi réduits à la misère, comme ils ne peuvent pas se passer des plaisirs auxquels ils sont habitués, ils se livrent à des fraudes et à des vols, afin d’avoir de quoi satisfaire leurs passions. Il est donc nuisible à une cité d’abonder en plaisirs superflus, provenant de la disposition des lieux ou de toute autre chose. Un plaisir modéré est nécessaire à la vie humaine Il est donc opportun d’avoir dans la vie humaine un peu de délectation, en place de condiment, pour que l’âme des hommes soit rafraîchie. Parce que, comme le dit Sénèque dans son traité De la Tranquillité de l’Ame, à Serenus (De tranquillitate animi, cap. XVII, 5) : "Il faut 69


habere, ut recreentur;

animi

hominum donner aux esprits quelque relâche" En effet, après ce repos, ils se relèvent meilleurs et plus dispos, montrant qu’il est utile à l’âme de jouir [90345] Ptolomaeus de Lucca, De des plaisirs avec tempérance, comme le sel donne regno continuatio, lib. 2 cap. 4 Quia de la suavité aux aliments cuits, mais les gâte ut Seneca dicit de tranquillitate quand il est mis en trop grande quantité. animi, ad serenum : danda est Le plaisir doit être recherché comme un animis remissio. Meliores enim moyen pour la fin, qui est la vie vertueuse aptioresque requieti resurgunt, quasi En outre, si ce qui est ordonné à une fin est prosit animo temperate deliciis uti, recherché comme fin, l’ordre de la nature est ut sal in ciborum coctura pro supprimé et détruit : comme si le forgeron ipsorum suavitate, quod superflue recherche le marteau pour lui- même, le immissum illos corrumpit. Amplius charpentier la scie, ou le médecin le remède, autem : si id quod est ad finem ut choses qui sont ordonnées à leur fin due. Or la finis quaeritur, tollitur et destruitur fin à laquelle doit tendre le roi dans la cité qu’il ordo naturae. Sicut si faber quaerit gouverne, c’est une vie selon la vertu : il doit se martellum propter se ipsum, aut servir des autres choses comme de moyens carpentarius serram, sive medicus ordonnés à cette fin et dans la mesure où cela est medicinam, quae ordinantur ad suos nécessaire pour atteindre cette fin. Ce n’est pas debitos fines. Finis autem quem rex ce qui arrive avec ceux qui se livrent aux plaisirs in civitate sui regiminis debet d’une manière exagérée, car de tels plaisirs ne intendere, est vivere secundum sont pas ordonnés à la fin que nous avons dite, virtutem; caeteris autem quilibet uti mais, bien plus, semblent être recherchés comme debet sicut his quae sunt ad finem, une fin. C’est de cette manière que semblaient et quantum est necessarium in vouloir en user les impies dont il est dit dans le prosequendo finem. Hoc autem non livre de la Sagesse (II, 8) qu’ils n’avaient pas de contingit in his qui superflue droites pensées, comme l’atteste le texte sacré : delectationibus innituntur, quia tales "Venez, jouissons des biens présents — mais on delectationes non ordinantur ad ne doit jouir que de la fin! — et usons de la finem iam dictum, imo quaeri créature avec l’ardeur de la jeunesse". Dans ce videntur ut finis; quo quidem modo passage, l’usage immodéré des plaisirs du corps videbantur velle uti illi impii, qui in est signalé comme propre au temps de la jeunesse Lib. sapientiae, dicuntur non recte et est condamné à juste titre par l’Ecriture. Ainsi cogitantes, ut dicta Scriptura testatur Aristote dans l’Ethique compare l’usage des : venite, fruamur bonis quae sunt, plaisirs du corps à celui des aliments qui, pris en quod ad finem pertinet, et utamur quantité trop grande ou trop petite, détruisent la creatura, tanquam in iuventute santé; mais quand ils sont pris dans une juste celeriter, et caetera quae ibidem mesure, ils l’entre tiennent et la promeuvent (Eth. sequuntur. In quibus immoderatus à Nic., Lib. II, cap. II, 61). Il en va pareillement usus delectabilium corporis, ut de la vertu, pour ce qui touche aux joies et iuvenilis aetatis ostenditur, et digne ornements de la vie humaine. a Scriptura reprehenditur. Hinc est, quod Aristoteles in Ethic. usum delectabilium corporis usui ciborum assimilat, qui amplius minusve sumpti sanitatem corrumpunt, qui autem commensurati sunt, et salvant et augent. Ita de virtute contingit circa amoenitates et delicias hominum. 70


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