Michèle Laroque
Thibault de Montalembert
Zabou Breitman
Nicolas Briançon
Catherine Ringer
Pierre Arditi
Pascal Rambert
Romeo Castellucci
Helena Noguerra
Laurent Ruquier
Jean-Michel Ribes
Ivo van Hove
Aurélien Bory
Xavier Gallais
Vincent Dedienne
m a r s - a v r i l 2 0 2 4 L ’ a c t u a l i t é d u t h é â t r e magazine T h é â t r a l :HIKMOD=YUY[UV:?a@b@k@o@a M 02434 - 104 - F: 4,60 E - RD T h é â t r a l m a g a z i n e n ° 1 0 4 w w w . t h e a t r a l - m a g a z i n e . c o m Journal d’une prof spécialité théâtre Episode # 4
Isabelle H u p p e r t L E T H É Â T R E : U N E P E I N T U R E V I V A N T E D O S S I E R Les Fourberies de Scapin E c l a i r a g e
C Y R A N O. éducation
La ressource vidéo 100% théâtre au service des enseignants
des rencontres avec les artistes des ca pta tions intégrales des dossier s pédagogiques
Richard III
Les Fausses confidences
Le Malade imaginaire L’Île des esclaves
Le Cid
Le Menteur
Pour un oui ou pour un non
Le Soulier de satin
Juste la fin du monde Phèdre
On ne badine pas avec l’amour
www.CYRANO.education
...
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Le prochain numéro sortira en kiosques le 26 avril 2024
04
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T h é â t r a l
Mars - Avril 2024
07 Edito d’Hélène Chevrier
08 UNE
08 Isabelle Huppert
12. Romeo Castellucci
14
14 Hadrien Raccah
16 Helena Noguerra
18. Nicolas Briançon
19 Pierre Arditi
20 Stéphane Olivié-Bisson
22. Thibault de Montalembert
Ibrahim Maalouf
24 Pascal Rambert
25 Aurélie Van Den Daele
26. Christiane Jatahy
28 Anne Barbot
30 Patrick Pineau
31. Pauline Haudepin
32 Clara Hédouin Jade Herbulot
50
58
34 Michèle Laroque
36 Xavier Gallais
38. Matthew Bourne
39 Zabou Breitman
40 Gaële Boghossian
42. Hugues Duchêne
44. Tigran Mekhitarian
46 Jules Sagot
48 Noam Morgenzstern
Julie Sicard
52 Ivo van Hove
54 Catherine Ringer
56. Laëtitia Guédon
57 Galin Stoev
: Le théâtre : une peinture vivante avec Vincent Cespedes, Hortense Belhôte, Aurélien Bory, Gaëlle Bourges, Christiane Cohendy, Hector Obalk, Pauline Peyrade, Philippe Quesne, Jean-Michel Ribes, Christophe Roche, Laurent Ruquier, Olivier de Sagazan, Jules Sagot
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: Les Fourberies de Scapin mise en scène Muriel Mayette-Holtz, analyse Gilles Costaz
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AGENDA
ACTUALITÉS
À L’AFFICHE
D’AFFICHE
TÊTES
DOSSIER
ECLAIRAGE
EDUCATION
40 ans de l’ANRAT,
: Les
Vincent Dedienne
CHRONIQUE : Journal d’une
spécialité théâtre #4
PORTRAITS : Aurore Fattier, Pauline
Bayle, Amélie Casasole
CAPTATIONS : La plateforme Cyrano
PAGES CRITIQUES
MICRO-SCOOP de François Varlin S o mmaire
98
magazine
104 - MARS
AVRIL 2024
N°
/
ABONNEMENT 1 an = 25 € p 97 www.theatral-magazine.com T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024 3
A g e n d a
1-févr Le Vertige, texte Hadrien Raccah
Théâtre de la Madeleine, 75008 Paris, jusqu’au 24/03 p. 14
12-févr Frida Kahlo, mise en espace Catherine Schaub, lecture
Helena Noguerra La Scala Paris, 75010 Paris, jusqu’au 23/06 p 16
13-févr Extraits Extras, de J Poiret et M Serrault, avec François Berléand et Nicolas Briançon Petit Montparnasse 75014 Paris, jusqu’au 5/04 p 18
13-févr La Pépinière de Pierre Arditi, avec Pierre Arditi
Théâtre de la Pépinière, 75002 Paris, jusqu’au 24/04 p 19
La femme à qui rien n’arrive, de et avec Léonore Chaix
14-févr
15-févr
15-févr
La Scala Paris 75010 Paris, jusqu’au 20/03 p. 92
Toute une vie sans se voir, mise en scène Stéphane Olivié-Bisson Studio Hébertot, 75017 Paris, jusqu’au 7/04 p 20
La Joconde parle enfin, de Laurent Ruquier, avec Karina Marimon
Théâtre de l’Œuvre, 75009 Paris, à partir du 15/02 p 68
27-févr Un homme qui boit rêve toujours , avec Thibault de Montalembert, Ibrahim Maalouf 13e Art, 75013 Paris, jusqu’au 30/03 p 22
1-mars Finlandia, de Pascal Rambert, avec Victoria Quesnel, Joseph Drouet Bouffes du Nord, 75010 Paris, du 1er au 10/03. Puis en tournée p 24
1-mars Kids, de Fabrice Melquiot, mise en scène François Ha Van La Scala, 75010 Paris, du 1/03 au 6/04
4-mars 1200 tours, mise en scène Aurélie Van Den Daele L'Union à Limoges du 4 au 9/03, TGP Saint-Denis du 20 au 29/03, et en tournée p 25
Spectacles recommandés
5-mars Bérénice, d'après Racine, mise en scène R Castellucci, avec Isabelle Huppert Th de la Ville - Sarah-Bernhardt, 75004 Paris, du 5 au 28/03 p 8 et 12
5-mars Hamlet, de Shakespeare, mise en scène Christiane Jatahy, avec Clotilde Hesme Odéon 75006 Paris, du 5/03 au 14/04 p 26
6-mars Le Mandat, de Nikolaï Erdman, mise en scène Patrick Pineau. Célestins Lyon 6-16/03, Tempête Cartoucherie 18/04- 5/05, tournée p 30
6-mars Painkiller, texte et mise en scène Pauline Haudepin avec John Arnold, Mathias Bentahar La Colline, 75020 Paris, du 6 au 30/03 p 31
6-mars La Terre, d’Émile Zola, mise en scène Anne Barbot Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, du 6 au 21/03 p 28
8-mars Les Trois Mousquetaires, mise en scène Jade Herbulot et Clara Hédouin Marseille, Calais, Valence, La Rochelle p 32
8-mars La porte à côté, de F.Roger-Lacan, avec Michèle Laroque et Grégoire Bonnet Th Saint-Georges 75009 Paris, du 8/03 au 10/04 p. 34
4 T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024
@ P a s c a l i t o @ Dir u & iT a og @ E r i c M i r a n d a
9-mars
9-mars
11-mars
12-mars
13-mars
13-mars
14-mars
14-mars
26-mars
28-mars
28-mars
28-mars
Dom Juan, de Molière, mise en scène Macha Makeïeff, avec Xavier Gallais, TNP Villeurbanne 9-22/03, Odéon Paris 23/04-19/05 p 36
Romeo + Juliet, d’après Shakespeare, musique Prokofiev, direction Matthew Bourne Théâtre du Châtelet, 75001 Paris, du 9 au 28/03 p 38
L’âge de détruire, de Pauline Peyrade Du 11 au 23/03 Théâtre Ouvert 75020 Paris, du 15 au 16/05 Comédie de Colmar p 71
Zazie dans le métro, d’après R Queneau, mise en scène Zabou Breitman Amiens, Bobigny, Havre, Antibes, La Rochelle, Villeurbanne p 39
Le Meilleur des mondes, d’après A Huxley, mise en scène Gaële Boghossian. Anthéa théâtre d’Antibes, du 13/03 au 5/04 p. 40
Les Fourberies de Scapin, de Molière, mise en scène Muriel Mayette-Holtz Théâtre National de Nice du 13 au 16/03, et tournée p 76
L’Abolition des Privilèges, d’après Bertrand Guillot, mise en scène Hugues Duchêne Villeneuve d’Ascq, Théâtre 13 Paris, tournée p 42
Le Malade imaginaire, de Molière, mise en scène Tigran Mekhitarian Théâtre des Bouffes du Nord, 75010 Paris, du 14/03 au 31/03 p 44
Macbeth, de Shakespeare, mise en scène Silvia Costa, avec Julie Sicard, Noam Morgenszter Comédie-Française, du 26/03 au 20/07 p 48
Mon bel animal, d’après Lucas Rijneveld, mise en scène Ivo van Hove La Grande Halle de la Villette, 75019 Paris, du 28 au 30/03 p 52
Promenades performées, par Hortense Belhôte, au Musée d’Orsay, les 29/02, 28/03, 25/04 Escape Game du 30/05 au 2/06 p 64
James Brown mettait des bigoudis, de Yasmina Reza, avec Micha Lescot Théâtre Marigny 75008 Paris, du 28/03 au 5/05
1-avr
3-avr
L’Erotisme de vivre, poèmes lus et chantés par Catherine Ringer Théâtre de l’Atelier, 75018 Paris, du 1er au 6/04 p 54
Trois fois Ulysse, de Claudine Galea, mise en scène Laëtitia Guédon Théâtre du Vieux-Colombier, 75006 Paris, du 3/04 au 8/05 p 56
9-avr Moman, pourquoi les méchants sont méchants ! de Jean-Claude Grumberg La Scala, 75010 Paris, du 9/04 au 19/06
10-avr
23-avr
23-avr
Le Rouge et le Noir, de Stendhal, adaptation Catherine Marnas CDN de Tours – Théâtre Olympia du 10 au 12/04 p 46
Illusions, de Ivan Viripaev, mise en scène Galin Stoev ThéâtredelaCité, Toulouse, du 23/04 au 7/05 p 57
Clôture de l’amour, de Pascal Rambert, avec Audrey Bonnet et Stanislas Nordey Théâtre 14 Paris, du 23/04 au 4/05
T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024 5 @ d r @ S t ép h a n e L a v o u é - v r i l r s @ J a n V e r s w e y v le d a M A
A c tualités
EMMANUEL MACRON VEUT RENDRE LE THÉÂTRE OBLIGATOIRE AU COLLÈGE
Lors de sa conférence de presse de mardi 16 janvier, le Président de la République Emmanuel Macron a annoncé un certain nombre de mesures relatives à une refondation de l'école. Parmi elles, le théâtre qui va devenir obligatoire à partir du collège "Comme la musique et les arts plastiques, je souhaite que le théâtre devienne un passage obligé au collège dès la rentrée prochaine" Un changement qui s'inscrit dans la politique développée depuis son arrivée au pouvoir et qui doit naturellement contribuer à renforcer la "prise de confiance" de l'élève notamment à travers "l'oralité" et le "contact”
Culture, succédant ainsi à Rima Abdul Malak. Ex ministre de la Justice de Nicolas Sarkozy, Rachida Dati a été députée européenne de 2009 à 2019 et depuis 2008, maire du 7e arrondissement de Paris
STÉPHANE
BRAUNSCHWEIG QUITTERA LE THÉÂTRE DE L'ODÉON CET ÉTÉ
En décembre, Stéphane Braunschweig avait annoncé qu’il quitterait l’Odéon qu’il dirige depuis 2016, renonçant ainsi à faire un troisième mandat. La raison ? Des difficultés financières à cause d’une subvention qui ne permet pas de couvrir l’artistique Il quittera son poste au cours de l’été 2024
Le lauréat de la section Maquettes gagnera une co-production de 20.000 € HT avec l’achat d’une série de 5 à 12 représentations par l’un des deux théâtres partenaires Et le lauréat de la section Spectacles sera programmé entre 3 et 5 représentations dans le cadre de la saison suivante d’un des deux théâtres partenaires prixincandescences com
RACHIDA DATI NOMMÉE MINISTRE DE LA CULTURE
Suite au remaniement ministériel qui a promu Gabriel Attal Premier ministre, Rachida Dati a été nommée ministre de la
3E ÉDITION DU PRIX INCANDESCENCE
Le Prix Incandescence lancé conjointement par Le Théâtre National Populaire et le Théâtre des Célestins récompense chaque année deux spectacles
L’un à l’état de projet et l’autre prêt à être joué et dans certains cas déjà représenté. La 3e édition approche. Les compagnies avaient jusqu’au 16 février pour envoyer leur candidature Une présélection de 10 maquettes et de 6 spectacles sera annoncée le 27 mars et les lauréats révélés à l’issue des présentations des 18 et 19 juin pour les maquettes et des 21 et 22 juin pour les spectacles
LES INACCOUTUMÉS À LA MÉNAGERIE DE VERRE
L’édition du printemps 2024 des Inaccoutumés aura lieu à la Ménagerie de Verre du 7 mars au 5 avril Philippe Quesne, le directeur artistique, souhaite garder le tempo que MarieThérèse Allier la fondatrice du lieu avait mis en place : deux temps d'ouverture dans la saison au printemps et à l’automne qui vont s'appeler Les inaccoutumés. "C'est l'idée de capter l’humeur esthétique d’une époque mais aussi de remontrer des formes qui relativisent cette modernité On va
6 T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024 @ L du o v i c M a r i n @ d r
L’ÉDITO d’Hélène Chevrier
aussi prêter attention au jeunes artistes qui sortent de écoles et veulent performer". E mars, la danse sera dominante "On va voir un assemblage d formats et de spectacles claire ment orientés sur le corps, la performance et les formes d'écriture aussi. On a d'ailleurs invité des poètes comme Jean d’Amérique"
PALMARÈS DU FESTIVAL IMPATIENCE
La 15e édition d'Impatience, le Festival du théâtre émergent s ’est déroulée du 8 au 18 décembre 2023. Les 9 spectacles en compétition étaient présentés dans 5 lieux en Ile-deFrance : le Centquatre, le Jeune Théâtre National, Les Plateaux Sauvages, le Théâtre Louis Aragon, et le Théâtre 13.
Palmarès :
Prix du Jury et Prix du Public : Ferdinand Despy, Simon Hardouin, Justine Lequette et Eva Zingaro-Meyer pour En une nuit Notes pour un spectacle
Prix Lycéen : Yasmine Yahiatène pour La Fracture
Prix SACD : Le Comité des fêtes / Silvio Palomo pour ABRI ou les casanier.es de l’apocalypse
PAROLES CITOYENNES
La7e Édition du Festival PAROLES CITOYENNES aura lieu du 11 mars au 16 avril. Pour en savoir plus sur la programmation : www parolescitoyennes com
AURORE FATTIER NOUVELLE DIRECTRICE DE LA COMÉDIE DE CAEN
Suite au départ de Marcial di Fonzo Bo qui a été nommé directeur du Quai d’Angers à lasuite du départ de Thomas Jolly trop pris par la préparation des cérémonies des Jeux Olympiques et paralympiques, la Comédie de Caen a une nouvelle directrice : Aurore Fattier, a pris ses fonctions le 1er janvier 2024 (voir portrait p 86)
MICROPOLIS À NANCY DU 21 AU 24 MARS
La Manufacture de Nancy organise la troisième édition de MICROPOLIS, un temps fort de 4 jours du 21 au 24 mars. Au programme, 12 spectacles conçus pour être joués en itinérance sur les thématiques de la famille et ses turpitudes, de la jeunesse et ses errances, du travail et ses travailleurs, de l’adolescence et ses cruautés, de l’art et ses expérimentations, du théâtre et ses héritages www theatre-manufacture fr
EMOTIONS EN CHAINE
L e d é b u t d ’ a n n é e f u t r i c h e e n é m otions avec des spectacles qui ont largement tenu leurs promesses On a adoré Le Cercle des Poètes disparus, P a s s e p o r t e t U n t r a m w a y n o m m é Désir. Sans parler d’un remaniement, d’une nouvelle ministre à la Culture et d’un Président qui croit aux bienf a i t s d u t h é â t r e e t v e u t l e p r e s c r i r e au collège comme antidote à l’échec scolaire...
Le printemps s ’ annonce tout autant e x c i t a n t E n t r e l ’ H a m l e t d e C h r i stiane Jatahy avec Clotilde Hesme, le Macbeth de Silvia Costa avec Noam M o r g e n z s t e r n , M o n b e l a n i m a l l a n o u v e l l e c r é a t i o n d e I v o v a n H o v e , le Dom Juan de Macha Makeïeff, La P o r t e à c ô t é a v e c M i c h è l e L a r o q u e , Zazie dans le Métro de Zabou Breitm a n l e s c r é a t i o n s s e m u l t i p l i e n t comme en début de saison. Sans oub l i e r l a B é r é n i c e d e R o m e o C a s t e llucci avec Isabelle Huppert dans une version très picturale de la pièce de R a c i n e , o ù o n r e t r o u v e l e s m a g n if i q u e s c r é a t i o n s d e l a d e s i g n e r I r i s van Herpen, dont les robes sont act u e l l e m e n t e x p o s é e s a u M u s é e d e s Arts Décoratifs Le metteur en scène i t a l i e n , a d e p t e d u c o n c e p t d ’ a r t t o t a l , f a i t d e c h a c u n e d e s e s p i è c e s d e s œ u v r e s d ’ a r t i m m e r s i v e s U n e tendance qui fait écho chez nombre d ’ a r t i s t e s c o m m e P h i l i p p e Q u e s n e , G a ë l l e B o u r g e s , J u l e s S a g o t , A u r él i e n B o r y , P a u l i n e P e y r a d e e t q u i nous a inspiré un dossier sur les liens entre peinture et théâtre qui contribuent à donner de la profondeur aux spectacles vivants et à façonner une i r r é a l i t é a r t i s t i q u e , c o n t r e p o i n t n écessaire de notre réalité
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Théâtre de la Ville - Sarah-Bernhardt - Paris du 5 au 28/03
Isabelle H U p p e r t
D a n s l a t ê t e d e B é r é n i c e
Reine de Judée, mariée trois fois, deux fois veuve à vingt ans, Bérénice est surtout connue pour son histoire d’amour avec Titus, le fils de l’empereur romain Vespasien. Quand ils se rencontrent, il a 29 ans, elle 40. Elle le suit à Rome et cinq ans plus tard, à la mort de Vespasien, elle espère comme le lui a promis Titus devenir sa femme et l’impératrice de la puissante Rome. Sauf que Rome ne veut pas d’une reine étrangère et que Titus choisit de se soumettre à la loi. La pièce de Racine commence à ce moment où Titus a décidé de la répudier. Racine ajoute un troisième personnage, Antiochus, à qui Titus charge d’annoncer la rupture. Tous les deux aiment Bérénice mais ce triangle amoureux ne trouve aucune issue heureuse. Une tragédie alors même qu’il n ’ y a pas de mort. De ce trio, Romeo Castellucci tire une œuvre théâtrale totale où il replace au centre Bérénice. Il donne à entendre l’âme de cette femme sacrifiée par des hommes dans un tableau vivant et confie le rôle à l’actrice qui incarne pour lui le théâtre, Isabelle Huppert.
Théâtral magazine : Connaissiez-vous bien l’œuvre de Romeo Castellucci ?
Isabelle Huppert : J'ai vu des opéras montés par lui, récemment au Théâtre de La Monnaie de Bruxelles, les deux premiers volets de sa sublime tétralogie de Wagner, L’Or du Rhin et La Walkyrie J'ai vu un Don Gio-
vanni qu’il a monté à Salzbourg, Moïse et Aaron à l’Opéra Bastille il y a assez longtemps, plus récemment un magnifique Requiem à Aix (avec le bébé laissé nu sur la scène !), mais aussi un spectacle de théâtre à Avignon The Four Seasons Restaurant où des femmes se mangeaient la langue J’en garde un souvenir
très vif ! Nous nous sommes croisés il y a longtemps à Vidy, où j'étais allée voir un spectacle de Milo Rau Lorsqu’on est venu vers moi pour me demander si j'avais envie de jouer Bérénice montée par Romeo Castellucci, j'ai dit oui. C’est un projet qui s'est fait à l'initiative d'Éric Bart (qui a travaillé au théâtre de
BÉRÉNICE
T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024 9
ISABELLE HUPPERT
Vidy-Lausanne et à l'Odéon, ndlr).
Jouer Bérénice, y aviez-vous déjà pensé ?
Non jamais ! C’est un personnage auquel je ne m'étais absolument pas intéressée. Je n'avais pas non plus une connaissance précise de la pièce. Je n'en ai vu qu'une version en 2018, celle mise en scène par Célie Pauthe avec Mélodie Richard dans le rôle de Bérénice ; une très belle proposition. Je n'ai malheureusement pas vu celle de Grüber Mais on m ’ en a beaucoup parlé notamment Marcel Bozonnet qui jouait le rôle d’Antiochus dedans et avec qui j'ai joué La Cerisaie. C’est le genre de pièce qu ’ on croit connaître même si on ne l'a pas vue Elle est tellement ancrée dans notre imaginaire avec ses vers fameux “ sans que jamais Titus puisse voir Bérénice”. C'est peut-être la pièce de Racine la plus emblématique Et puis on sait que c ’est l'histoire de quelqu'un qui renonce à son désir.
Titus avait promis à Bérénice l’épouser. Mais lorsqu’il s’apprête à devenir Empereur à la mort de son père Vespasien, il renonce à elle C'est une femme sacrifiée. Mais Titus n ’est pas seul à décider. Il n'a pas de pouvoir devant l'Assemblée, il se soumet à la loi de Rome qui ne veut pas d’une reine étrangère Et il est lâche Après on pourrait imaginer qu'ils continuent leur histoire, et Bérénice elle-même l’imagine, mais ils mesurent, chacun tour à tour, l’impossibilité de cette
perspective A chaque fois la loi terrible, s’impose inexorable. Tout son parcours est à la fois politique et sentimental Elle attendait ce mariage Elle le dit au début de la pièce, quand elle y croit encore “Là de la Palestine il étend la frontière ; il y joint l'Arabie et la Syrie entière ; et si de ses amis j'en dois croire la voix, si j'en crois ses serments redoublés mille fois, il va sur tant d'Etats couronner Bérénice, pour joindre à plus de noms le nom d'impératrice.“ Mais ce n'est pas non plus une victime éplorée Elle sait s'exprimer avec rage, avec violence Enfin ce que la pièce raconte et que Romeo Castellucci entend et veut donner à voir et à entendre c ’est l’extrême solitude de Bérénice
Il y aura quand même à vos côtés un chœur constitué de 12 personnes choisies dans les villes où la pièce va tourner et deux comédiens pour figurer des silhouettes, très grandes…
Oui, comme si Bérénice était écrasée par Titus et Antiochus Lors des premiers workshops avec Romeo, nous avons expérimenté différentes manières de dire le texte avec ma voix Accompagnés par Scott Gibbons, collaborateur régulier de Romeo nous avons cherché à atteindre un état d'extrême fragilité ou d’agressivité et les répercussions que cela pouvait avoir sur mon élocution, mon phrasé C’est un travail passionnant
Vous avez joué Médée, Phèdre, Mary Stuart et maintenant Bérénice. Toutes des femmes qui détiennent le pouvoir à un moment donné et qui vont le perdre.
Oui c ’est vrai, plutôt une coïncidence qu ’ un choix. Chacune avec un parcours très différent. Ainsi, Mary Stuart, est victime du pouvoir d'une femme, sa cousine Elizabeth Ière Elle ne l’a jamais rencontrée La pièce de Schiller, que j’ai jouée au Théâtre national de Londres, raconte une rencontre imaginaire entre les deux reines
Avec Bérénice, vous aurez des vers à dire sur scène
C'est la première fois. Bérénice est écrite en alexandrins, mais la langue peut être concrète Il faut trouver un juste équilibre entre le respect de la musique de 12 pieds, qui agit comme une plainte, et la tentation de dire le vers d’une manière trop concrète qui viendrait en atténuer la musique
Romeo Castellucci est connu aussi pour ses mises en scène très artistiques. Là encore, Bérénice sera un spectacle total. On retrouve des grands artistes pour faire le son, les costumes
Iris van Herpen - qui fait l’objet d’une exposition en ce moment au Musée des Arts décoratifs – a créé les costumes et Scott Gibbons, est le créateur sonore
Ne pas connaître le projet du metteur en scène, cela fait-il partie du plaisir de faire du théâtre pour vous ?
Michael Haneke dit toujours "on se laisse surprendre" Je vais me laisser surprendre J'aime ça J'adore être dans cet inconnu, ne pas savoir. Quand on travaille avec un metteur en scène comme Romeo Castellucci, ou comme Robert Wilson, on ne sait
1 0 T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024
pas vraiment ce qui va se passer Cela fait quatre spectacles que je fais avec Bob, et bien que je connaisse sa façon de travailler, qu’il chorégraphie toujours nos déplacements, Mary Said What She Said était encore différent de tous ses précédents spectacle. Le théâtre doit rester une expérience. Une aventure c'est déjà bien mais une expérience c'est encore mieux. Tout est possible dans ces rencontres. Je m'attends à tout, je ne m'attends à rien. Et ça ne me fait pas peur Je pense que tout va être possible Dans Mary Said What She Said, il y a de tout. Il y a de l'enfance, de la rage, de l'hystérie, une sorte de déclinaison infinie Bérénice promet tout autant de variations Au fond, je ne suis pas sûre que le théâtre ne soit fait que pour raconter des histoires, plutôt pour porter une vision, une histoire du monde Le théâtre c'est tout de même le triomphe de l'abstraction ; il ne faut pas lutter contre Au contraire. C’est à ça que nous font accéder des très grands visionnaires comme Romeo Castellucci, Bob Wilson, Milo Rau, Warlikowski, Ivo van Hove, Claude Régy Mystérieusement, ils font circuler du vivant… Trop de réalisme au théâtre n ’ en est souvent qu ’ une pâle imitation.
Propos recueillis par Hélène Chevrier
n Bérénice, d'après Jean Racine, conception & mise en scène Romeo Castellucci, son & musique Scott Gibbons, costumes Iris van Herpen, avec Isabelle Huppert
Du 23 au 25/02 Domaine d’O, 178 rue de la Carrierasse
34090 Montpellier, 0800 200 165
Du 5 au 28/03 théâtre de la Ville - Sarah-Bernhardt, 2 place du Châtelet 75004 Paris, 01 42 74 22 77
Repères artistiques au théâtre
1973 La Véritable Histoire de Jack l'éventreur, d'Elisabeth Huppert, mes Caroline Huppert
1974 Pour qui sonne le glas, d’Ernest Hemingway, mes Robert Hossein
1977 On ne badine pas avec l’amour, d’Alfred de Musset mes Caroline Huppert
1989 Un mois à la campagne, d’Ivan Tourgueniev, mes Bernard Murat
1991 Mesure pour mesure, de William Shakespeare, mes Peter Zadek
1992 Jeanne au bûcher, de Paul Claudel et Arthur Honegger, mes Claude Régy
1993 Orlando, de Virginia Woolf, mes B Wilson
1996 Mary Stuart, de Schiller, mes H Davies
2000 Médée, d’Euripide, mes Jacques Lassalle
2002 4.48 Psychose, de Sarah Kane, mes Claude Régy
2005 Hedda Gabler, d’Ibsen, mes É Lacascade
2006 Quartett, d’Heiner Muller, mes Bob Wilson
2008 Le Dieu du carnage, de/mes Yasmina Reza
2010 Un tramway, d'après Tennessee Williams, mes Krzysztof Warlikowski
2013 Les Bonnes, de Jean Genet, mes Benedict Andrews avec la Sydney Theatre Company
2014 Les Fausses Confidences, de Marivaux, mes Luc Bondy
2016 Phèdre(s), de Wajdi Mouawad, Sarah Kane, J M Coetzee, mes Krzysztof Warlikowski
2019 The Mother, de F. Zeller, mes Trip Cullman
2019 Mary said what she said, de Darryl Pinckney, mes Bob Wilson
2020 La Ménagerie de verre, de Tennessee Williams, mes Ivo van Hove
2021 La Cerisaie, de Anton Tchekhov, mes Tiago Rodrigues
BÉRÉNICE
T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024 1 1
Romeo Castellucci
Sous l’élégance de la forme, un abîme épouvantable
Aimée d’Antiochus, Bérénice aime l’empereur
Titus, qui la congédie pour ne pas mettre en péril sa mission à la tête de Rome Passionné par Racine, le metteur en scène italien explore ce triangle amoureux tragique et politique et sonde l’abîme qui couve sous l’élégance du langage.
Théâtral magazine : Votre relation à Racine est ancienne et profonde.
Romeo Castellucci : Oui, c ’est sur son oeuvre que j’ai commencé à travailler pendant mes études de théâtre J’étais concentré sur la tragédie grecque mais aussi sur les auteurs qui ont tenté de recréer cette tragédie, Racine mais aussi Hölderlin ou Alfieri… Racine est très impressionnant par la force et la pureté de la parole, mais aussi son rapport à ce qui est caché Sous la politesse, l’élégance de la forme et les sentiments les plus nobles exposés, se trouve un abîme épouvantable et très obscur
Pourquoi Bérénice vous passionne-t-elle ?
Je n ’ai jamais vu le spectacle en direct, mais en vidéo dans la mise en scène que Klaus Michael Grüber avait créée pour la ComédieFrançaise en 1984 (avec Ludmila Mikaël dans le rôle-titre, ndlr). J’ai un grand amour pour ce metteur
en scène Il a opté pour une version néoclassique, très épurée, où rien ne se passe, que des mots entre les personnages principaux. Cette version montre bien combien Bérénice est un monument érigé à la solitude Par paradoxe, le langage extraordinaire de Racine met en crise le langage et la possibilité-même de communiquer. Les personnages connaissent une maladie du langage, une fièvre Roland Barthes considérait que la parole dans Bérénice était comme un brouillard. Je partage cet avis. Etrangement, alors qu’ils sont en train de parler, les personnages s’éloignent de plus en plus. La parole les sépare. Un sentiment de solitude très contemporain. Autre aspect intéressant : chez Racine, on est au-delà de la moralité, à aucun moment on ne se met dans la position de juger de ce qui serait bon ou mauvais Le théâtre doit accepter, même embrasser le mal. C’est une leçon
grecque dont ont hérité Shakespeare et Racine.
Avec 1506 alexandrins, Bérénice est considérée par beaucoup comme le plus grand poème dramatique français, la tragédie absolue Vous êtes d’accord ?
C’est une œuvre majeure. Le contrôle total de la langue par la rime comporte un aspect anachronique Dans les alexandrins, il y a de la poussière, et moi j’adore ça ! La géométrie et la politesse de ce langage me le font voir comme un diamant Si on fait un pas de côté, on verra mieux encore sa lumière Tout comme on voit mieux la condition humaine en sortant du naturalisme.
Il ne faut surtout pas vouloir absolument être contemporain, sinon on est à la mode, et la mode est superficielle, elle ne permet pas de prendre la mesure de l’abîme.
Vous considérez que la tentative de “reconstituer” la tragédie grecque se solde souvent par un échec
Nous ne sommes pas des Grecs. Oui, la reconstitution aboutit souvent à un échec car elle est impossible, forcément inachevée, malheureuse, elle se trompe, elle tord les modèles Mais ce n ’est pas grave ! C’est en se trompant qu ’ on fait de l’art. Les erreurs sont parties intégrantes du processus
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ROMEO CASTELLUCCI
de création Elles ne me font pas peur, au contraire elles me construisent, me nourrissent. Même s’il faut ordonner les choses, je laisse toujours une porte ouverte au hasard, à la chance, à l’erreur Je souhaite la goutte de poison, le moment de chaos, le trou dans le tissu de la représentation. Un spectacle, c ’est une forme de crise, un grand feu qui brûle Après la représentation, il n ’ y a plus rien Il y a tout de même les acteurs, le metteur ou la metteuse en scène !
Ce ne sont que des outils qui permettent un passage Mais la monarchie absolue, c ’est le spectateur. C’est lui qui fait le spectacle.
Vous qualifiez Isabelle Huppert d’actrice définitive. Pouvezvous préciser cette pensée ? Les acteurs et actrices comme elle sont extrêmement rares. Quand on est devant Isabelle Huppert sur un plateau, c ’est elle qu ’ on regarde Elle a un côté tautologique Isabelle c ’est Isabelle Elle a une force absolue, une lumière qui dépasse le personnage, une aura qui résonne,
qui éclaire Ce n ’est pas parce qu ’elle est une star, mais parce qu ’elle est l’actrice absolue, à la puissance incroyable. Etre metteur en scène d’Isabelle Huppert, est-ce ne pas la diriger ?
Oui et non. Il faut poser la structure du spectacle, dans laquelle nous entrons ensemble comme dans l’architecture d’une maison Ensuite, pour ma part, je m ’abandonne à sa forme de puissance, de beauté. Elle est toujours, je dis bien toujours, juste. Et c ’est très étonnant. D’elle émane toujours une lumière Il ne faut pas en chercher une autre, mais se servir de sa lumière pour éclairer. Ce que je vous dis là n ’est pas une opinion, c ’est une réalité.
Pourquoi est-elle l’actrice parfaite pour incarner Bérénice ? Bérénice est un personnage fait de nombreuses strates complexes, articulées. Et elle change de façon continue, que ce soit au niveau de l’esprit ou des émotions C’est le récit d’une chute extraordinaire. Il faut être une grande actrice pour pouvoir soutenir cette trans-
formation d’un personnage qui vit un profond marasme intérieur mais ne doit pas trop le montrer. On voyage dans son esprit à elle, en mettant en valeur sa solitude Nous avons fait, avec Scott Gibbons un travail majeur sur la voix, le son et la musique. Ils sont essentiels car ils sont l’expression du réel et de ce qui échappe au domaine du langage Nous serons davantage concentrés sur Bérénice que sur Titus et Antiochus, la parole circulaire du premier, la parole malade du second. Ils sont comme des fantômes, des revenants, des ombres Il y a de l’ombre mais aussi de la lumière dans cette pièce Oui la dimension obscure est importante, mais il y a malgré tout un désir de vie. Pour moi le théâtre de Racine, malgré l’abîme, est un chant de vie, un chant d’amour
Propos recueillis par Nedjma Van Egmond
n Bérénice, d’après Jean Racine, mise en scène Romeo Castellucci, avec Isabelle Huppert Théâtre de la Ville - Sarah-Bernhardt, 2 place du Châtelet 75001 Paris, 01 42 74 22 77, du 5 au 28/03
BÉRÉNICE
T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024 1 3
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LE VERTIGE
Théâtre de la Madeleine - Paris
Hadrien Raccah
Quarantaine, le grand vertige
A travers la naissance d’un bébé, considéré comme moche par les amis du papa, l’auteur de L’Invitation trousse une comédie qui explore le cap métaphysique de la quarantaine, mais aussi les mensonges et les non-dits qui peuvent agiter une communauté. @ E m a n u e l e S c o r c e l e t t i
Théâtral magazine : Où êtesvous allé chercher cette histoire de “bébé moche” qui perturbe un groupe d’amis de longue date, dans votre vécu ?
Hadrien Raccah : (Rires) Non pas du tout ! Mais je me suis aperçu à quel point c’était important, pour les gens qui viennent d’avoir un enfant de s ’entendre dire : “Il est très beau !” Pour moi, qui n ’ai pas d’enfant, un bébé n ’est ni beau ni moche. J’ai commencé à me demander si je pourrais dire à un très bon ami que son enfant est moche, et plus globalement, si toutes les vérités sont bonnes à dire Bien sûr, la réponse est non ! Sinon ce serait impossible de vivre en communauté.
Le “vertige” qui donne son nom à la pièce, est-ce le vertige de la vérité des choses qu’on finit par avouer après n’avoir pas osé le faire ?
Le mot vertige est à entendre de deux façons Au sens propre, car l’un des quatre personnages a le vertige et une réelle peur du vide, et la pièce se déroule en haut d’un rooftop. Mais il faut aussi l’entendre au sens figuré : il évoque les questions que l’on se pose à un âge charnière, l’approche de la quarantaine C’est le
moment où l’on regarde derrière pour faire le bilan, et devant pour se projeter Celui où l’on s’interroge sur ses choix de vie, ce qui nous reste à accomplir, ce qu ’ on a réussi, ce qu ’ on a raté, aussi bien sur le plan professionnel, amical, amoureux que métaphysique. Votre pièce réunit trois hommes et une femme. Les questionnements diffèrent beaucoup selon le genre Bien sûr, l’horloge biologique, le rapport au temps qui passent ne sont pas les mêmes J’ai beaucoup interrogé ma femme pour construire le personnage féminin, parvenir à comprendre sa psychologie sans avoir la prétention de me mettre à sa place. Lisa a bientôt 40 ans, pas d’enfant, une carrière qui ne l’épanouit pas. A travers elle, j’interroge aussi la pression et les injonctions de la société. Dans ce que j’appellerais “le théâtre d’avant”, les femmes jouaient souvent les faire-valoir Pour moi, elle est un premier rôle fort, au même titre que les autres Pourquoi la comédie est-elle un bon vecteur pour traiter de ces sujets sérieux ?
Depuis toujours, j’essaie de mettre de la légèreté, du rire partout
Les auteurs qui m ’ont marqué sont aussi bien Arthur Miller et Tennessee Williams que Francis Veber Sur le plan de la comédie, j’aime particulièrement JeanPierre Bacri et Agnès Jaoui Voir Un air de famille et Cuisine et dépendances m ’ a permis de rire franchement tout en me questionnant, parfois profondément sur ma façon de vivre J’espère que mes pièces peuvent susciter cela chez le public, sans donner de leçon ou juger.
Comment a été choisi le quatuor d’acteurs ?
Le génial metteur en scène, venu du Canada, Serge Postigo, a organisé un vaste casting. 150 acteurs ont été auditionnés, j’ai participé à la dernière phase Anne-Sophie Germanaz est magnifique, elle a une force, une fêlure qui rappelle Annie Girardot, Alexis Moncorgé un charisme fou, Andy Coq la vis comica… Je suis comblé !
Propos recueillis par Nedjma Van Egmond
n Le Vertige, texte Hadrien Raccah, mise en scène Serge Postigo, avec Anne-Sophie Germanaz, Alexis Moncorgé Théâtre de la Madeleine, 19 r de Surène 75008 Paris, 01 86 47 23 71, jusqu’au 24/03
depuis le 1er Février
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depuis le 12
Février
FRIDA KAHLO
La Scala Paris
Helena Noguerra
Lire et transmettre
ment elle avait écrit ses souffrances et que finalement j’allais parler en son nom, dire sa parole, ses malheurs, sa solitude Je trouvais beau d’avoir un lien avec elle J’ai trouvé du signifiant dans ce que je faisais ; je devenais un transmetteur. J’ai compris que je pouvais en faire métier. Si ça avait la vertu d’ouvrir des champs à des gens qui ne connaissait pas, il y avait quelque chose de vertueux à essayer ce pari. Je voudrais transmettre d’autres auteurs, Virginie Despentes, Duras, Colette, Pessoa, Cioran, Camus
C’est un spectacle sur la littérature ?
Ne lui offrez ni parfum ni livre ! Elle ne veut que les choisir. Plongée au cœur de sa bibliothèque à la campagne, Helena Noguerra ne se sent jamais plus heureuse qu ’ en revoyant ce qu ’elle a lu, et où elle en était dans sa vie en le lisant Comme un journal intime. Habitée d’une boulimie, d’une gourmandise de littérature, elle explore les titres et les auteurs pour choisir ses prochaines lectures. Dans la petite salle ronde de la Scala Paris, Helena Noguerra commence une série de lectures publiques avec les correspondances de Frida Kahlo.
Théâtral magazine : D’où vous vient ce goût pour la lecture ?
Helene Noguerra : Dès 6 ans, avec les prémices de la lecture, ça a été la lumière de ma vie. Dans la rue je lisais tout ce qui était écrit. Ca me semblait génial. La révélation d’un monde J’ai lu les Oui-Oui, les Club des 5, la bibliothèque verte ; à 12 ans je lisais Mirbeau Le Journal d’une femme de chambre. La littérature m ’ a donné une maturité précoce, une ouverture sur moi et sur le monde J’ai souvent rêvé d’être
lectrice comme dans le film de Michel Deville La littérature m ’ a sauvé la vie lorsque j’étais mannequin, je préférais rester chez moi avec Kundera plutôt qu ’ au bord des piscines avec des gros messieurs fumant le cigare ! Pourquoi choisir d’ouvrir cette série de lectures par les écrits de Frida Kahlo ?
En faisant cette lecture dans le cadre d’un festival, j’ai eu comme une révélation “mystique” ; j’ai compris comment cette femme avait existé réellement, com-
En lisant on devient une être humain meilleur. L’empathie, la compréhension se déploient, on mûrit Le cerveau fait peu de différence entre une expérience propre et une expérience traversée par la lecture. Frida raconte la difficulté d’être une femme amoureuse, comment on traitait les femmes à l’époque, comment elle veut exprimer son art. Elle n ’ a renoncé à rien. Ma mission est de faire prendre conscience qu’à travers des livres on peut vivre beaucoup d‘expériences Dans mes dernières volontés je demande que l’on m ’enterre avec ce que je n ’aurai pas lu !
Propos recueillis par François Varlin
n Frida Kahlo, de Françoise Hamel, mise en espace Catherine Schaub, lecture Helena Noguerra, guitare Laurent Guillet. La Scala Paris, 13 boulevard de Strasbourg 75010 Paris, 01 40 03 44 30, jusqu’au 23/06
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@ T h o m a s O ' B r i e n
EXTRAITS EXTRAS
Théâtre du Petit Montparnasse - Paris
Nicolas Briançon
dans le costume de Jean Poiret
Nicolas Briançon est sur un nuage, il prête son esprit à Jean Poiret dans Extraits Extras, avec François Berléand sous les traits de Michel Serrault. Un spectacle court de sketches autrefois joués par les deux comédiens et mis en scène par Nathalie Serrault qui entend nous plonger dans l’univers “déjanté et mythique” du duo de La Cage aux folles.
Pour lui, le rôle de Poiret était évident. “C’était l’idée de Nathalie Serrault, on ne s ’est presque pas posé la question avec François (Berléand), il y a un clown blanc, Poiret et un auguste, Serrault, signale-t-il. Il y a chez Poiret un humour qui est une sorte de synthèse entre quelque chose de français et d’anglo-saxon, de pincesans-rire, qui vieillit beaucoup moins que d’autres textes comiques. Sûrement parce qu’il est baigné d’une culture classique”
D ’ a p r è s N i c o l a s B r i a n ç o n , c e r t a i n s s k e t c h s s o n t d ’ u n e i nc r o y a b l e m o d e r n i t é . “ I l s n ’ o n t p a s d u t o u t v i e i l l i e t p a r l e n t d e n o u s ” , a s s u r e l ’ a c t e u r P o u r p r e u v e , L e P e r m i s d e c o n d u i r e un orchestre ou Le Meilleur moment pour programmer un spectacle qui s’interroge sur les salles vides ! “Il y en a un sur un acteur f r a n ç a i s p a r t i t r i o m p h e r a u x É t a t s - U n i s e t q u i r é a l i s e u n e s é r i e h i s t o r i q u e s u r R i c h e l i e u C e r t a i n s r a p p e l l e n t p l u s l e u r é p o q u e q u e d ’ a u t r e s . L ’ é c r i t u r e de Poiret traverse le temps Ça a
un charme, un non-sens, un absurde comme le passage sur un embouteillage à Paris et les solut i o n s k a f k a ï e n n e s e t a b s c o n s e s p o u r y r e m é d i e r L a f o r m u l e d u 1 9 h e u r e s , c o m m e u n a p é r i t i f , semblait adaptée On veut sans prétention, refaire entendre, un auteur, un style”.
Le comédien précise qu’il ne s ’agit pas de stand-up, mais que la forme est “ assez fidèle” à celle d e s c é l è b r e s F r è r e s E n n e m i s ; A n d r é G a i l l a r d e t T e d d y V r ignault qui jouaient sur les mots d e f a ç o n f l u i d e : “ P o i r e t e t S e rrault étaient des comédiens imm e n s e s , d e s b ê t e s d e s c è n e , j ’ a i v u l ’ u n e t l ’ a u t r e , m a i s p a s e n même temps, ils avaient un ton d i f f é r e n t I l s é t a i e n t l i b r e s e t n ’ h é s i t a i e n t p a s à i m p r o v i s e r , r a p p e l l e - t - i l L e s p e c t a c l e d o i t ê t r e d r ô l e , p r é c i s e t l i b r e , s a n s être engoncé.” Nathalie Serrault, l a f i l l e d e l ’ i n o u b l i a b l e i n t e rprète de Zaza a tourné avec Nicolas Briançon et son complice François Berléand de petites vid é o s p o u r e f f e c t u e r d e s t r a n s it i o n s . “ E l l e r i t e t s ’ a m u s e a v e c n o u s , c e l a m e r e p o s e d ’ ê t r e m i s e n s c è n e ” E x t r a i t s E x t r a s s e r a p r o g r a m m é c e t é t é a u f e s t i v a l de Ramatuelle, dans le Var
Nathalie Simon
n Extraits Extras, de Jean Poiret et Michel Serrault, mise en scène Nathalie Serrault, avec François Berléand et Nicolas Briançon. Théâtre du Petit Montparnasse, 31 rue de la Gaité 75014 Paris, 01 43 22 77 74, jusqu’au 5/04
depuis le 13 Février
@ F a b i e n n e R a p p e n e a u 1 8 T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024
LA PÉPINIÈRE DE PIERRE ARDITI
Pierre Arditi
ne quitte pas les planches
Hormis sa démarche, plus précautionneuse qu ’ auparavant, Pierre Arditi semble en bonne forme. Les trois malaises qui se sont succédé pendant les représentations de Lapin à Édouard VII ne sont pas oubliés pour autant : “On a quand même annulé une trentaine de représentations !” La France entière a tremblé pour lui. Après cette alerte, il prom e t d e s e m é n a g e r : “On m ’ a expliqué qu’il faut mettre la pédale douce. Ça fait presque 60 ans que j’exerce mon métier Je suis fatigué Ce qui ne veut pas dire que je le fais sans plaisir, sinon j’arrêterais.”
Deux spectacles prévus cette saison ont été repoussés d’un an. “Là, je devrais être en train de jouer avec Ludmila Mikaël une pièce de Cyril Gély Ensuite j’aurais enchaîné avec une autre création, d’Alexis Macquart, avec Nicolas Briançon Mais pour cette saison, plus rien.”
Plus rien, sauf 50 représentations de Lapin en tournée (“Ce n ’est pas beaucoup pour une tournée !”) ; un film cet été (“Ce n ’est même pas sûr !”) ; et une série de lectures, deux fois par semaine à la Pépinière jusqu’à la fin d’avril (“C’est moins fatiguant que de jouer”) Il se justifie comme un enfant pris en faute : “Je ne voulais pas faire comme si je n’étais plus dans le circuit. Le cinéma, tout ça, c ’est très bien, mais la grande affaire de ma vie, c ’est le théâtre ”
Théâtre de la Pépinière - Paris @
Qu’a-t-il choisi de lire sur scène ? “Ce sera à géométrie variable. Selon les soirs je dirai du Jean-Michel Ribes, du Yasmina Reza, du Michel Onfray, du Philippe Delerme, du Jean-Claude Grumberg Et aussi, mais une seule fois, la pièce que ma sœur Rachel a tirée de son bouquin sur notre père. Elle n ’est pas longue : une heure et quart ” Ce sera un ballon d’essai Si le texte passe la rampe, ils envisagent de le jouer ensemble Il y tient le rôle de son père, le peintre Georges Arditi, emporté en 2012 par la maladie d’Alzheimer A noter qu’il projette de reprendre dans trois ans (“si je ne suis pas mort”) Le Père, de Florian Zeller, dont le héros est victime lui aussi de la même maladie.
Est-ce qu ’ une lecture n ’ entraîne pas un sentiment de frustration chez un comédien ? Ne se
sent-il pas bridé ? “Non, les mécanismes sont les mêmes. C’est un réflexe de faire l’acteur. J’ai toujours aimé l’exercice de la lecture, c’est une espèce de madeleine de Proust : quand j’étais petit, notre tante Denise nous prenait dans son lit, ma sœur Catherine et moi, un de chaque côté, et elle nous lisait à voix haute Les aventures de Cigale en Chine, de Paul d’Ivoi Elle incarnait, elle jouait tout, on était fascinés. Et elle concluait invariablement par : “Que va-t-il lui arriver ? Je vous le dirai demain “ J’aimerais susciter le même suspense dans la salle”
Jacques Nerson
n La Pépinière de Pierre Arditi, Théâtre de la Pépinière, 7 Rue Louis le Grand 75002 Paris, 01 42 61 44 16, les mardis et mercredis à 21 h, jusqu’au 24/04
depuis le 13 Février
d r
T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024 1 9
Février
TOUTE UNE VIE SANS SE VOIR
Studio Hébertot - Paris
Stéphane Olivié-Bisson
B e r g e r e t S a n s o n , u n m y t h e m o d e r n e
Dans Toute une vie sans se voir, deux musiciens-comédiens rejouent la relation de Michel Berger et Vér o n i q u e S a n s o n a p r è s l e u r r u p t u r e , à t r a v e r s d e s chansons qui, toute leur vie, se sont répondues Et revisitent le mythe d’Orphée et Eurydice.
Théâtral magazine : Comment Julie Rousseau et Bastien Lucas ont-ils eu l’idée de ce spectacle ? Stéphane Olivié-Bisson : Julie Rousseau portait le projet depuis très longtemps Pianiste classique et cheffe de chœur, elle a rencontré Véronique Sanson aux Nuits de Champagne et s ’est retrouvée chez elle à jouer ses arrangements sur son piano, vous imaginez le trac ! Elle a conçu la pièce et le choix des chansons, je suis arrivé ensuite Longtemps concertiste, elle est devenue auteure compositrice interprète et a eu envie de raconter l’histoire de Véronique Sanson et Michel Berger, ou plutôt leur correspondance codée, poétique et artistique après leur séparation, à travers leurs chansons. Véronique Sanson a été à la fois émue et saisie en découvrant le spectacle : “Je n’imaginais pas à quel point nos chansons se répondaient “ a-t-elle dit. Ce qui est touchant, c ’est qu ’elle a continué à écrire à Berger post-mortem Elle n ’ a jamais regretté d’être partie, mais elle a regretté la façon dont elle était partie Ils vivaient une grande histoire et leur séparation a été très romanesque : amoureuse d’un
autre, Véronique Sanson est partie acheter des cigarettes et n’est jamais revenue ! Oui, c ’est très cliché, mais c ’est vrai. Ils ne s’étaient jamais revus depuis leur séparation, ils se sont recroisés une seule fois dans une émission de télévision Véronique Sanson chante Le Maudit, Michel Berger est bouleversé. Ils n ’osent pas se regarder, cela a donné à Julie l’idée de Toute une vie sans se voir et de raconter l’histoire en évoquant le mythe de ces deux amants condamnés à ne plus pouvoir se regarder.
Avez-vous (re)découvert leurs répertoires respectifs en mettant en scène le spectacle ?
Ce qui m ’ a frappé en lisant les textes de leurs chansons, c ’est que
certains, merveilleux, sont au niveau d’un livret d’opéra. Il y a là une vraie matière à jouer. Je suis fasciné par la puissance émotionnelle immédiate de la musique et il s ’agit vraiment d’un spectacle musical, avec des chansons mais aussi des textes dits. On ne lâche jamais le sens, les textes et leur richesse, et il y a plusieurs couleurs tout au long du répertoire
Comment faire naître un spectacle qui ne soit pas uniquement un tour de chant ?
En construisant une dramaturgie, en jouant avec la lumière notamment pour évoquer l’éloignement, en racontant le mythe dans l’espace Le spectacle a été créé dans une immense salle à ClermontFerrand, avant d’être donné dans un espace plus intime, au Studio Hébertot Son succès nous a surpris, preuve que c’est un couple encore très présent dans le cœur du public, un mythe contemporain qui résonne toujours Après les représentations, les spectateurs nous parlent d’amour, de rupture, de mort et d’absence aussi Plusieurs membres de la famille Berger ont vu et aimé la pièce, ce qui nous touche particulièrement
Propos recueillis par Nedjma Van Egmond
n Toute une vie sans se voir, de et avec Julie Rousseau et Bastien Lucas, mise en scène Stéphane Olivié-Bisson Studio Hébertot, 78 bis Bd des Batignolles 75017 Paris, 01 42 93 13 04, jusqu’au 7/04
depuis le 15
2 0 T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024
@ G i o v a n n i C i t t a d i n i C e s
depuis le 27
Février
UN HOMME QUI BOIT RÊVE TOUJOURS
D’UN HOMME QUI ÉCOUTE
13e Art - Paris
Un écrivain algérien, Zireg et un musicien français, Pierre, échangent sur la bonne chère, la musique, la religion, les femmes et s’interrogent : comment être un homme aujourd’hui ? Le comédien et le musicien sont réunis par Denise Chalem qui a cousu pour eux un texte inspiré des chroniques de Kamel Daoud
Théâtral magazine : “L’art de la chronique est celui d’accompagner le temps en lui laissant la parole” dit Kamel Daoud, qui a inspiré ce spectacle Etes-vous d’accord ?
Thibault de Montalembert : Une chronique, c ’est être attentif à tout ce qui se passe et tout à coup s ’attacher à un instantané, l’accompagner J’aime quand la petite histoire raconte la grande. Ibrahim Maalouf : La chronique nous éveille sur l’importance de certaines choses qui peuvent sembler banales Cela me touche car mon grand-père, père de ma mère et de mon oncle Amin était poète, musicologue, mais aussi chroniqueur d’un grand journal libanais pendant près de 40 ans Son travail consistait à piocher un événement quotidien et nous rappeler les symboliques se cachant derrière. Quand vous regardez au microscope quelque chose qui ne semble rien, vous y découvrez un monde C’est ce que fait Kamel, en éveillant les consciences. Comment Denise Chalem vous l’a-t-elle proposé ?
Ibrahim : Elle est venue me voir après un concert avec cette proposition Je lis le texte écrit pour trois personnages, dont un duo d’hommes, un Algérien et un
Thibault de Montalembert
Ibrahim Maalouf
Français. Je le trouve très beau, je pense qu ’elle me voit dans le rôle de l’Arabe, un peu cliché, je trouve le rôle trop difficile Je décline, je ne suis pas acteur et suis sûr que je ne saurai pas faire. Elle me rétorque que le rôle du Français est pour moi ! Alors ça me plaît, c ’est décalé, je pense qu ’ on va pouvoir s ’entendre Quand elle m ’ annonce que le deuxième rôle est pour Thibault, ça achève de me convaincre !
Thibault : De mon côté, je trouvais ça gonflé de confier le rôle de Zireg à un acteur qui porte mon nom (rires) J’aimais l’idée de travailler avec un musicien et les échanges entre ces deux amis, pleins de malice Le tout sans donner de leçons de morale, sans asséner Ça promettait une belle aventure.
Ce texte est cérébral mais aussi sensuel, il évoque le rapport au bon vin, à la nourriture, au corps. Cela vous touche ?
Ibrahim : Je m ’ y retrouve, la gastronomie, les bonnes choses, la musique, la danse, la bonne vie, c ’est proche de ma culture.
Thibault : Je ne viens pas de la même culture mais la bouffe et le vin ça me parle aussi (rires) Ibrahim, vous avez une grande expérience de la scène, mais ce
sont vos premiers pas d’acteur. En quoi cela diffère-t-il ?
Ibrahim : En tout ! La méthode est différente, le rapport au public, la façon de gérer son corps, c’est quelque chose de nouveau pour moi qui me cache toujours derrière ma trompette Là je me mets dans la peau de quelqu’un, il faut avoir une conscience aigüe des mots qu ’ on prononce, de comment on les dit. Thibault, grand pédagogue, m ’ a dit une phrase importante : “Un geste est une réplique”
Thibault : La fraîcheur d’Ibrahim par rapport au jeu fait que la complicité que nous développons sur le plateau existe vraiment Si j’étais avec un comédien plus aguerri, on jouerait cette complicité. Là, elle est présente, tangible. Et l’amitié est le cœur du spectacle.
Propos recueillis par Nedjma Van Egmond
n Un homme qui boit rêve toujours d’un homme qui écoute, texte et mise en scène Denise Chalem, avec Thibault de Montalembert, Ibrahim Maalouf, Sarah-Jane Sauvegrain. 13e Art, 30 place d’Italie 75013 Paris, 01 48 28 53 53, jusqu’au 30/03
2 2 T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024
@ S t e p h a n e R o u x e l
1er Mars
FINLANDIA
Théâtre des Bouffes du Nord – Paris
Pascal Rambert
en guerre l’un contre l’autre
Dans
Finlandia, Pascal Rambert, auteur notamment de Clôture de l’amour, explore le conflit d’un couple qui se déchire au-dessus de leur fille. La pièce, à l’origine, a été écrite pour deux acteurs espagnols, Irene Escolar et Israel Elejalde. Pascal Rambert la reprend pour la première fois en français avec Victoria Quesnel et Joseph Drouet.
Théâtral magazine : Quel est le sujet de la pièce ?
Pascal Rambert : C’est l’histoire d’une actrice de théâtre au moment où sa carrière explose au cinéma Elle se retrouve en train de faire un film sur une production chinoise, tournée à Helsinki Sa fille de neuf ans est avec elle Elle a un compagnon, acteur de théâtre lui-aussi. Il considère que le théâtre est la forme d’art suprême, et que sa femme est en train de se perdre en tournant dans cette grosse production commerciale. A Helsinki, sa femme lui échappe artistiquement et affectivement Cela lui est insupportable Il prend sa voiture pour la rejoindre, essayer
de récupérer sa femme et sa fille
Pourquoi aviez-vous besoin que la pièce se passe en Finlande ?
Parce que l’hiver, il y fait nuit à quinze heures, et que cela influe sur tout : l’atmosphère, les sentiments, les relations entre les gens. Les deux personnages se retrouvent dans une chambre d’hôtel entourés par le froid, la neige, et une sorte d’hostilité de la nuit La Finlande est beaucoup plus qu ’ un décor Dans cette chambre d’hôtel, la confrontation est très dure… Il se produit entre ces deux personnes une de ces conversations âpres, caractéristique des cou-
ples qui se déchirent Chacun essaie de défendre son territoire presque jusqu’au sang, comme dans Clôture de l’amour Il va se passer entre eux des choses qui ne sont pas belles Aucun des deux ne se conduit mieux que l’autre. La pièce est construite pour que le spectateur oscille en permanence entre les deux protagonistes. J’ai voulu qu’il se dise “C’est lui qui a raison”, puis l’instant d’après “non, en fait c’est elle” et ainsi de suite.
La violence s’explique aussi par l’enjeu : leur petite fille de neuf ans Pour moi, le vrai sujet de la pièce est là : ce que les parents font à leurs enfants. Dans la dernière partie, la petite fille sort de sa chambre d’hôtel où elle était gardée par sa nounou, et rejoint ses parents. Elle assiste à leur confrontation. Elle reçoit cette violence dans son corps. Elle est une proie que les parents se disputent Je montre des personnages qui sont entrés en guerre l’un contre l’autre. Même avec les meilleures intentions du monde, on bascule inévitablement dans la haine, le chantage, l’intimidation Dans ces moments-là, il n ’ y a plus d’hommes, il n ’ y a plus de femmes, il n ’ y a que des animaux sauvages… Propos recueillis par Jean-François Mondot
n Finlandia, de Pascal Rambert, mise en scène Pascal Rambert, avec Victoria Quesnel, Joseph Drouet Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis boulevard de la Chapelle 75010 Paris, 01 46 07 34 50, du 1er au 10/03
Puis en tournée
partir du
2 4 T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024
à
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1200 TOURS
Théâtre de l’Union - Limoges
TGP Saint-Denis
Aurélie Van Den Daele
à fond la caisse
D e u x e x p e r t s e n a r t a u t o p r o c l a m é s s ’ o b s t i n e n t à vaincre le mutisme des toiles de maîtres qui défilent sur scène, quitte à plaquer coûte que coûte un discours sur chaque tableau afin de ne surtout pas rest e r m u e t s . U n s a b o t a g e e n r è g l e d e s c o d e s d u musée, jubilatoire.
Théâtral magazine : Le titre de la pièce, 1200 tours, c’est une référence à un cycle de séchage de machine à laver ?
Aurélie Van Den Daele : Exactement ! En fait, la pièce est une réponse à la trop grande vitesse du monde contemporain, qui nous essore littéralement, aussi bien en ce qui concerne l’économie, l’information ou nos interactions sociales… Aujourd’hui, on ne comprend plus grand chose à ce qui nous arrive sur tous ces plans. Alors, on a voulu raconter l’histoire de destins actuels et croisés, avec beaucoup de personnages différents, pour tenter de comprendre comment on peut encore être ensemble et lutter pour retrouver à nouveau un recul sur les choses qui nous est nécessaire pour penser C’est une pièce très dense et multiple, dont la question centrale est celle du savoir commun.
Est-ce une forme de dystopie ? Non, car paradoxalement il n ’ y a pas de dimension d’alerte dans la pièce Du moins, on n ’explique pas ce vers quoi on risque d’aller
dans le futur ! On peint des béances, des écueils, certes, mais cela dans le but de pointer les zones d’espoir vers lesquelles on voudrait se diriger. On porte un regard tendre sur nos personnages, ce qui a aussi pour but de nous aider à vivre dans le monde dans lequel on vit. L’idée, c ’est plutôt de proposer une tragi-comédie, qui verse parfois dans la candeur ou le rocambolesque, et qui évite justement de reproduire le cynisme ambiant qui existe dans le monde réel.
En tant que metteuse en scène, comment avez-vous fait pour construire une unité dans cette sorte d’oeuvre “somme” aux mille facettes ?
Déjà, il y a l’unité de temps et de lieu : la fresque dépeint des personnages qui vivent à Paris, aujourd’hui Et puis, on essaye de créer un attachement aux personnages au fil de la pièce pour faire en sorte que les spectateurs puissent s ’accrocher aux différentes histoires sans s ’embrouiller Bien sûr, le nombre de personnages différents dans la pièce implique de sortir du
schéma traditionnel des scènes cohérentes qui se suivent sur le plateau. Là, on est plus sur une suite de paysages qui s ’enchainent. Tout l’enjeu, ça a été de ne pas reproduire ce qu ’ on dénonce : à savoir qu ’aujourd’hui, tout va trop vite et qu ’ on ne comprenne plus rien.
Propos recueillis par Pierre Terraz
n 1200 tours, de Sidney Ali Mehelleb, mise en scène Aurélie Van Den Daele Théâtre de l’Union à Limoges du 4 au 9/03, puis au TGP Saint-Denis du 20 au 29/03, et en tournée
à partir du 4 Mars
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b e l l e K o s c h e r
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Mars
HAMLET
Odéon Théâtre de l’Europe - Paris
Christiane Jatahy
une lecture féministe de Hamlet
La metteuse en scène brésilienne Christiane Jatahy est connue pour des adaptations radicales des classiques à la lumière de nos interrogations contemporaines.
Après Les trois sœurs, Mademoiselle Julie, Macbeth, elle revisite Hamlet dans une adaptation où le rôle-titre sera tenu par une femme, jouée par Clotilde Hesme.
Théâtral magazine : Est-ce la première fois que Hamlet est joué par une femme ?
Christiane Jatahy : Non, certaines actrices dans le passé ont joué ce rôle comme Sarah Bernhardt. Mais il s ’agissait de femmes interprétant un homme. Ce qui est nouveau, dans la version que je propose, c ’est que Hamlet devient réellement une femme J’ai imaginé un ensemble de personnages emprisonnés depuis des siècles dans l’histoire de Hamlet. On peut imaginer que ce sont des fantômes revivant la tragédie de Hamlet dans une sorte de boucle sans fin. Mais après quatre siècles, Hamlet devient une femme Et toute l’histoire va changer de signification Devenue femme, Hamlet tente de modifier le cours de l’intrigue. En particulier elle lutte contre la violence du personnage, qu ’elle porte à l’intérieur d’elle-même Une violence qui apparaît par exemple dans la manière dont Hamlet traite Ophélie, sa fiancée, ou Polonius, le conseiller de son beau-père, qu’il assassine : le premier meurtre d’une
longue série… Peut-on parler de lecture féministe de cette pièce ?
Dans la mesure où la subjectivité des femmes est mise au centre, oui, bien sûr, on peut dire que je propose une lecture féministe de Hamlet. Cette lecture s ’appuie aussi sur une analyse psychanalytique de la pièce Certains textes de Lacan et de Freud m ’ont servi de point d’appui. Beaucoup de
spécialistes de Shakespeare ont noté la sensibilité délicate et extrême de Hamlet, qualifiée parfois de “féminine” par certains commentateurs Donc cette lecture féministe de Hamlet ne repose pas sur rien Et elle a des conséquences intéressantes d’un point de vue dramatique. L’attitude d’Hamlet dans cette pièce se caractérise par des phases d’action et de non-action Si l’on fait d’Hamlet une femme, qui refuse l’enchaînement masculin des meurtres et de la vengeance, les phases de non-action deviennent l’expression d’un refus, d’une volonté de ne pas participer Et la célèbre tirade “être ou ne pas être” peut s ’entendre comme : être ou ne pas être dans un système patriarcal, avec depuis la nuit des temps ce mode de règlement des conflits par la violence
Comment avez-vous choisi Clotilde Hesme pour incarner Hamlet ?
Dès que je l’ai vue, j’ai su que c’était elle ! C’est une actrice incroyable Pour incarner Hamlet, avec toutes ses contradictions, avec cette manière d’être selon les moments tragique, sarcastique, bouffon, émouvant, détestable, il fallait une actrice avec beaucoup de couleurs dans son jeu C’est le cas de Clotilde. C’est une actrice incroyable. De manière générale, toute la distribution me comble. Et je ne dis pas ça à chaque fois !
Propos recueillis par Jean-François Mondot
n Hamlet, de William Shakespeare, mise en scène et adaptation Christiane Jatahy Odéon Théâtre de l’Europe, 75006 Paris, 01 44 85 40 40, du 5/03 au 14/04
à partir du 5
2 6 T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024
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LA TERRE
Théâtre Gérard Philipe - Saint-Denis
Anne Barbot
a u n o m d e l a Te r r e
Après avoir exploré le monde ouvrier dans Le Baiser comme après une première chute, d’après L’Assommoir d’Emile Zola, Anne Barbot a adapté avec Agathe Peyrard La Terre, tiré des Rougon-Macquart Elle met en scène le vieux père Fouan (Philippe Bérodot) qui se résout à donner ses terres à ses trois enfants, Joseph (Benoît Dallongeville), Fanny (Sonia Georges), Hyacinthe (Guillain Decléty), en échange d’une pension alimentaire.
Au début, le père Fouan est encore le patriarche, mais à partir du moment où il a partagé ses terres, il perd son autorité, explique Anne Barbot On lui fait comprendre qu’il coûte Il dit : “Je suis comme un cheval fourbu qui ne sert plus à rien.” La metteuse en scène a vu de nombreux agriculteurs, dont ceux de sa famille Elle a répété avec huit comédiens à L’Envolée, un ancien corps de ferme transformé en salle de spectacle aux Chapelles-Bourbon (77).
Habitée par son sujet, elle compare le roman de Zola à une “tragédie en cinq actes”. “Il disait que La Terre était Le roi Lear des champs, précise-t-elle. On est en plein boom industriel, la loi du libre-échange vient d’être adoptée, il évoque la nécessité de se mécaniser, d’employer du blé chimique et il est déjà question du remembrement. “Un paysan qui
emprunte est un homme fichu“, écrit-il Membre du collectif In Vitro dirigé par Julie Deliquet, Anne Barbot aime le sens du réel de Zola et son goût pour l’enquête “C’était un enquêteur de terrain avec une manière à lui de chercher le vivant Pour lui, c ’est la vérité qui compte. C’est un romancier qui apporte sa fiction et se rapproche des gens Dans mon travail, je cherche à garder cette vérité, explique-telle Il parvient à entrer dans la complexité de l’âme humaine.”
La jeune femme se sent concernée L’Assommoir lui rappelait ses grands-parents maternels. La Terre, son père, issu d’une famille de paysans. “Mon grand-père pouvait jouer de l’accordéon et la seconde d’après, taper du poing sur la table. Il y a un côté imprévisible dans ce monde comme la météo. S’il pleut pendant les moissons ou que le
cours du blé bouge, c ’est catastrophique J’ai ressenti la générosité de ce monde et son âpreté aussi, la façon dont les éléments extérieurs influent sur l’humain ”
Anne Barbot a élaboré la mise en scène de façon chorale comme le roman. “Même s’il y a des désaccords dans la famille, les membres sont obligés de se retrouver autour du père Je donne un fil rouge aux comédiens que je souhaitais très terriens, avec des fragilités. Ce sont des créateurs auxquels je laisse la possibilité de me surprendre Je leur dis : “N’ayez pas peur de l’accident, de l’instabilité ”
Nathalie Simon
n La Terre, d’Émile Zola, mise en scène Anne Barbot, avec Philippe Bérodot, Benoît Dallongeville, Sonia Georges Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, 59 Bd Jules Guesde 93200 Saint-Denis, du 6 au 21/03
2 8 T h é â t r a l magazine Mai - Juin 2023
à partir du
6 Mars
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à partir du 6 Mars
LE MANDAT
Célestins – Lyon
Patrick Pineau
Passeport pour la liberté
Patrick Pineau monte Le Mandat, première pièce de Nikolaï Erdman (1900-1970). L’auteur russe y décrit une société terrifiée par le régime marxiste. Dans une ambiance vaudevillesque et absurde, une commerçante ruinée arrange le mariage de sa fille avec un aristocrate contre une dot inattendue mais qui les met tous à l’abri du pouvoir : son fils communiste
Théâtral magazine : Nikolaï Erdman a écrit deux pièces, Le Suicidé et Le Mandat. Vous avez monté Le Suicidé en 2011 et aujourd’hui Le Mandat. Qu’ontelles en commun ?
Patrick Pineau : Ce sont des pièces très politiques, mais construites comme des vaudevilles. Nikolaï Erdman était fou de vaudeville et de Labiche Et pour raconter ce que traverse son pays au moment où il l'écrit, en 1924, il ajoute une touche d’absurdité. Dès la première scène du Mandat, on sait dans quel Etat on est : quand quelqu’un sonne, on vérifie qui est derrière la porte et on aménage son intérieur en conséquence, c ’est-à-dire qu ’ on tourne les tableaux qui ont deux faces côté bourgeois ou côté Karl Marx. Les personnages ont l’impression d’être scrutés en permanence Il y a des rires et une ligne
de tension très forte A un moment, ils se retrouvent avec la robe de l’impératrice et ils ont très peur de se faire arrêter.
Le seul moyen d’être tranquille, c’est d’avoir un communiste dans la famille D’où l’idée de la mère de marier sa fille à un aristocrate et d’offrir en dot son fils qui serait communiste.
On a l’impression que c ’est elle qui se marie C’est une ancienne petite bourgeoise commerçante, ruinée par le régime communiste et qui cherche à se sauver en en-
@ E r i c M i r a n d a
trant dans l'aristocratie. Elle a arrangé le mariage de sa fille avec quelqu'un de très riche Tellement riche, que depuis la révolution, il n ’est jamais arrivé à se ruiner. Et en échange elle lui apporte en dot son fils, dont elle affirme qu’il est communiste Le pseudo mandat du fils est plus important que tout
Vous dites avoir toujours voulu monter Le Mandat après Le Suicidé. Pourquoi avoir attendu plus de dix ans ?
Ce sont des pièces de troupe Je travaille en troupe depuis longtemps, mais il fallait avoir les actrices et les acteurs pour ça. Et là, il y a des nouveaux qui nous ont rejoints, des jeunes que j'ai pu rencontrer dans des écoles ou pendant des stages Je travaille aussi en famille et pourtant, on vient d'endroits différents puisque notre fils est danseur et circassien, et notre fille dessinatrice
Propos recueillis par Hélène Chevrier
La Tempête - Cartoucherie de Vincennes Tournée 3 0 T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024
n Le Mandat, de Nikolaï Erdman, traduction André Markowicz, mise en scène Patrick Pineau du 6 au 16/03 aux Célestins 4 rue Charles Dullin 69002 Lyon, 04 72 77 40 00; du 26 au 29/03 Sénart 8-10 Allée de la Mixité 77127 Lieusaint, 01 60 34 53 60, les 2 et 3/04 Azimut 254 Av de la Division Leclerc 92290 Châtenay-Malabry, 01 41 87 20 84, les 9 et 10/04 La Comète, 5 Rue des Fripiers 51000 Châlons-en- Champagne, 03 26 69 50 99, du 18/04 au 5/05 La TempêteVincennes 75012 Paris, 01 43 28 36 36
PAINKILLER
Théâtre de la Colline - Paris
Pauline Haudepin
Privatiser le rire
Formée au Théâtre National de Strasbourg, où elle créa Chère chambre en 2021, l’autrice et metteuse en scène Pauline Haudepin arrive à La Colline avec Painkiller, une nouvelle pièce au point de départ intriguant : une star du stand-up est séquestrée par un président de club de football
Théâtral magazine : Quelles sont vos influences pour cette création ?
Pauline Haudepin : Une rêverie autour du roi et du bouffon ; un personnage de pouvoir et un autre qui ne le détient pas mais qui va s ’ en sortir en racontant des histoires L’un est une incarnation du capitalisme, l’autre pense ne pas l’être mais l’est malgré lui. L’idée m ’amusait qu ’ un président de club de foot puisse privatiser un artiste
Que pouvez-vous nous dire sur eux ?
L’artiste, Painkiller, a envie d'échapper au regard de ses fans Ça l'arrange donc cette séquestration, car personne ne viendra le chercher, à part Roger-Racine, qui est une sorte de Bernard Tapie en fin de course. Ces deux figures médiatiques qui ne parviennent plus à jouer leur rôle vont s ’ appuyer l’une sur l’autre L’homme de 60 ans et le jeune de 25 ans vont voir leurs propres anxiétés se rejoindre. Et leur métamorphose passera davantage par les larmes que par le rire
Toute l’action se déroulera dans un lieu unique, la salle de bain
C’est mon goût des poupées russes ! J'avais envie de créer des mises en abyme Cela donne un personnage enfermé dans une baignoire par un autre, lui-même enfermé dans sa salle de bain, tous deux regardés par des spectateurs dans une boîte qu’est le théâtre. Grâce au dispositif bi-frontal, les spectateurs se retrouvent de part et d’autre de la scène La salle de bain sera scindée en deux îlots, avec au milieu un espace noir qui peut représenter le sentiment de vide des personnages et un endroit de projection possible pour les spectateurs Comment dirigez-vous vos comédiens ?
Je propose des images que j’ai déjà en tête, tandis que d’autres se créent sur le plateau Je laisse une latitude aux comédiens au niveau de la partition des corps plutôt qu’à l’écriture, qui a besoin d’être très incarnée pour être partagée Tout l’équilibre est à trou-
ver entre la respiration du texte et celle de mes acteurs Le plus difficile sera de faire accepter au public sa part d’incompréhension : qu’il puisse prendre du plaisir sans chercher à tout prix des justifications rationnelles Propos recueillis par Aymeric Prévot-Leygonie
n Painkiller, texte et mise en scène Pauline Haudepin, avec John Arnold et Mathias Bentahar.
Théâtre de la Colline, 15 Rue Malte Brun 75020 Paris, 01 44 62 52 52, du 6 au 30/03
à partir du 6
Mars
T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024 3 1
@ A l o n a M a r t i e r
LES TROIS MOUSQUETAIRES
En tournée
Clara Hédouin & Jade Herbulot
To u ( t e ) s p o u r u n
Voilà douze ans que leur version des Trois Mousquetaires sillonne villes et villages de France De parcs en cafés, de ruines en terrains de rugby, dix acteurs revisitent la saga de Dumas dans un théâtre d’adresse populaire, joyeux et moderne.
C’était en 2012 Elles ont empoigné pour la scène l’épique et passionnant roman Les Trois Mousquetaires, signé Dumas. Et ça continue… Jade Herbulot et Clara Hédouin se sont rencontrées voilà une quinzaine d’années sur les bancs de l’Ecole Normale Supérieure de Lyon puis ont rallié, l’une après l’autre, le Studio-théâtre d’Asnières. Très vite, elles rêvent de prolonger leur dialogue fructueux autour d’un projet d’adaptation de roman Avides de récits populaires, elles évoquent les grands classiques du XIXe siècle, siècle de la démocratisation de la littérature et des grandes fresques, veulent un récit qui embarque, pensent à Stendhal, Balzac, Dumas Elles relisent son grand œuvre, décident de s ’ y atteler et réinscrivent, logiquement,
ce qui fut un feuilleton littéraire, dans un format sériel Elles reviennent à un théâtre d’adresse “où on invite le spectateur à la même table que l’acteur, dans un désir de convivialité, de simplicité, d’horizontalité”, dit Jade Herbulot
Autre motivation, emmener le théâtre hors de ses temples : jouer dans les parcs, les cours, les parvis, les cafés, et pourquoi pas la cour carrée du Louvre et autres hauts lieux de patrimoine réservés à la contemplation silencieuse pour leur ramener “joie, vitalité, insolence”. Elles réunissent les proches d’Asnières au sein du collectif 49 701 -du nom du code qui ouvrait le Studio-Théâtre- La suite tient de l’épopée Installation dans les gîtes gardois tenus par les parents de Clara, mains dans le cambouis de
l’écriture, tour des villages environnants pour trouver de précieux partenaires dans les mairies… Tout se fait très vite et les premiers épisodes voient le jour entre Cévennes et Sud-Ardèche, devant un public conquis par les aventures de D’Artagnan, Aramis, Athos et Portos. “Pendant des années, nous avons chaque jour tenté d’éviter une catastrophe et accoucher d’un miracle”, se souvient en riant Clara Hédouin
Emmenée par dix interprètes, la saga est moderne, mais fidèle à la langue de Dumas, désordonnée, exaltante, amusante. Elle croise plusieurs bonnes fées sur son chemin, notamment Stéphane Ricordel et Laurence de Magalhaes, alors patrons du Monfort et du festival Paris l’été, Christophe Rauck du Théâtre du Nord, Colette Nucci du Théâtre 13. Des gratte-ciels de Villeurbanne au cadre bucolique de Montclus, elle a investi plus de 90 lieux et n ’ a jamais cessé depuis 2012, malgré les nombreux projets de chacun Aujourd’hui elle compte six saisons, de L’apprentissage à Fatalités et vingt épisodes. Si ces mousquetaires croisent votre route, ne passez pas votre chemin !
Nedjma Van Egmond
n Les Trois Mousquetaires, adaptation et mise en scène Jade Herbulot et Clara Hédouin Du 8 au 10/03 et le 19/04 à Marseille. Le 15/03 à Calais Du 30/04 au 5/05 Comédie de Valence Le 11/06 à La Rochelle
3 2 T h é â t r a l magazine Mai - Juin 2023
à partir du 8
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LA PORTE À CÔTÉ
Je t’aime moi non plus
Après Encore un instant en 2019, Michèle Laroque rejoue du Fabrice Roger-Lacan en reprenant La Porte à côté qu ’avaient créée Emmanuelle Devos et Edouard Baer. La pièce raconte les échanges conflictuels entre deux voisins de palier qui ne se supportent pas mais se cherchent sans cesse. Dans cette nouvelle mise en scène signée Barbara Chenut, elle a pour partenaire Grégoire Bonnet avec qui elle a tourné la série Tout pour Agnès
Théâtral magazine : Connaissiez-vous cette pièce de Fabrice Roger-Lacan ?
Michèle Laroque : Non Je n ’ai pas vu la version avec Emmanuelle Devos et Edouard Baer Mais j’imagine que cela devait être génial. C’est la rencontre d’un homme et d’une femme, voisins de palier Elle est psy et lui chef de produit chez Yoplait, et ils ne se supportent pas Le texte me fait beaucoup rire, je trouve ça intelligent, profond. J’aime beaucoup l’écriture de Fabrice Roger-Lacan Des deux personnages, Elle et Lui, le vôtre est particulièrement agressif...
Elle est en colère. On imagine qu'elle n'a pas eu une enfance facile, qu ’elle s ’est trouvée en charge de sa famille C’est sans doute pour ça qu ’elle a choisi d'être psy Elle veut servir à quelque chose. Avoir inconsciemment un ascendant sur les autres. Et comme son voisin est parfois très maladroit, elle démarre au quart de tour Elle se convainc qu ’elle doit le remettre
sur le droit chemin et lui dit ses quatre vérités
Chaque fois qu’ils se voient, ils se disputent
C’est leur mode de communication. Comme ils sont très différents, ils ne se comprennent pas vraiment et le conflit crée un lien entre eux. On voit ça aussi dans des divorces, parfois les
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disputes permettent de continuer à avoir une relation avec l'autre. Du coup, on peut penser qu’ils ont peur de nouer une relation affective Chez les enfants, c'est la même chose : quand ils se plaisent et qu’ils sont mal dans leur peau, ils peuvent être très agressifs l’un envers l’autre. Dans la pièce, c'est exactement leur façon d’être Vous avez choisi de travailler avec une metteuse en scène très jeune qui vient du théâtre public, Barbara Chenut. Qu’est-ce qui vous plait dans son approche ? Je l’ai connue par ma fille Elle a mis en scène au théâtre de la Reine Blanche les entretiens de Duras avec Platini. C'est aussi une championne de France de karaté. Les champions ont une vision des choses et une appréhension du travail vraiment intéressantes Elle travaille avec une assistante et un dramaturge. Tous les trois, ils amènent une vision moderne liée à la société dans laquelle ils ont évolué Et par exemple, il n ’ y a pas de décor, juste des lumières Je trouve ça très intelligent parce que mettre une armoire, un canapé, ou une porte enlèverait de la magie Permettre au public d'imaginer quelque chose qui n'est pas là fait partie de la magie du théâtre.
Propos recueillis par Hélène Chevrier
n La Porte à côté, une pièce de Fabrice RogerLacan, mise en scène Barbara Chanut, avec Michèle Laroque, et Grégoire Bonnet Théâtre Saint-Georges, 51 rue Saint-Georges 75009 Paris, 01 48 78 63 47, du 8/03 au 10/04 l i t o
partir
Théâtre Saint-Georges – Paris 3 4 T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024
8 Mars
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Michèle Laroque
9
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DOM JUAN
TNP Villeurbanne
Odéon Théâtre de l'Europe - Paris
Xavier Gallais
Remettre en cause le mythe
Après Tartuffe, il incarne Dom Juan la figure libertine, toujours sous la direction de Macha Makeïeff, dans une pièce transposée au siècle des Lumières. Avec un fil tendu entre les deux sur l’emprise masculine et la prédation.
Théâtral magazine : Vous avez découvert Dom Juan étudiant... Xavier Gallais : En réalité je trouvais la pièce bizarrement construite, ne la comprenais pas vraiment et l’ai laissée derrière moi Dom Juan n ’ a jamais été un rôle qui me faisait rêver Il aura fallu incarner Tartuffe pour vous ouvrir une autre porte sur l’œuvre ?
En travaillant Tartuffe avec Macha Makeïeff, et sachant que Molière avait écrit Dom Juan après l’arrêt de Tartuffe je l’ai relu et j’ai vu combien les pièces étaient liées dans les thématiques et dans le souci d’évoquer la figure qui gêne, l’insolence C’était passionnant Incarnant Tartuffe, j’y ai mêlé des éléments de Dom Juan sur l’emprise masculine, la prédation. Cela semblait pertinent, évident Puis Macha a eu envie d’aller plus loin avec une forme de diptyque, même si l’écriture de Dom Juan, pas en vers mais dans une prose poétique très mouvante, est différente. Pourquoi Dom Juan a-t-il été souvent monté dernièrement par des artistes de votre génération, d’Emmanuel Daumas à
David Bobée ?
C’est une thématique qui nous parle Dans la période actuelle, nous sommes des hommes attentifs à ces sujets, méfiants de nousmêmes, interrogeant nos habitudes et ce qui nous a été inculqué. En tant qu ’artiste et pédagogue, on se pose forcément des questions sur nos méthodes, la représentation, les images Nous aussi avons envie de porter la vision d’un monde en train de changer, d’apprendre avec les femmes, de participer à ce changement de point de vue, à cette attention à l’autre Et le souhait de travailler sur ces mythes, les démolir, retirer le folklore et l’admiration exotique qu ’ on pouvait avoir pour eux, en faisant entendre les voix d’Elvire, Mathurine, Charlotte d’une autre manière Pas seulement en travaillant sur la douleur des victimes mais aussi sur leur reconstruction, leur action, leur vengeance après le crime subi. C’est particulièrement intéressant de faire ce travail avec une metteuse en scène Dans cette pièce noire, le rire
est pourtant très présent. Oui, par la figure de Sganarelle et pas seulement Macha est attachée depuis toujours à la comédie, au théâtre populaire. Elle est attentive à la tension qu’il peut y avoir entre le fond et le divertissement et la façon dont le rire permet d’entendre la remise en cause des mythes sans être donneur de leçons. La pièce a été transposée au XVIIIe siècle…
On a quitté le Grand Siècle pour poser l’action à la veille de la Révolution. Dom Juan sent ses derniers instants comme Sade, qui, enfermé dans une prison a continué ses expériences, l’écriture, le théâtre Lui est dans son salon, comme dans un blockhaus, traqué. Il sent l’étau se resserrer mais tente de garder la mainmise.
Propos recueillis par Nedjma Van Egmond
n Dom Juan de Molière, mise en scène, décor et costumes Macha Makeïeff, avec Xavier Gallais, Irina Solano, Vincent Winterhalter
TNP Villeurbanne du 9 au 22/03
Odéon 75006 Paris du 23/04 au 19/05
à partir
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à partir du 9 Mars
ROMEO + JULIET
Théâtre du Châtelet - Paris
Matthew Bourne
L’ a m o u r i m p é t u e u x
Le danseur et chorégraphe, fondateur de la compagnie New Adventures explore l’œuvre culte de Shakespeare en s ’attachant à sa dimension première : la jeunesse et l’impétuosité de l’amour.
L’ œuvre est culte. Une Capulet, un Montaigu, un amour empêché par la rivalité ancestrale qui oppose les deux familles et une fin tragique. Quand il sonde sa mémoire pour retrouver son premier contact avec Roméo et Juliette, Matthew Bourne hésite Pièce ? Ballet ? Film ? Le souvenir le plus marquant reste pour lui le film de Franco Zeffirelli (1968) avec Leonard Whiting et Olivia Hussey dans les rôles-titres Le film (qui avait récolté une moisson de statuettes aux Oscars) est un monument de beauté picturale, un spectacle fastueux. Il lui faudra pourtant de longues années avant de s ’ en emparer “Ça me semblait extrêmement difficile Il y avait eu tant de versions, y compris des œuvres qui en découlaient, comme West Side Story. Que pourrais-je raconter, moi, de différent ?”
Quand il décide finalement de s ’ y atteler, c ’est en explorant le prisme de la jeunesse. ”Ce que je trouvais très excitant, c’était l’idée de capturer l’amour de jeunesse : le plus grand, le plus fort. Nous nous souvenons tous de
notre premier amour. Il est impétueux, passionné, on a le sentiment absolu que la Terre s ’arrêtera de tourner si on ne voit plus l’autre !” Sourires
“Cet aspect-là me semblait plus captivant que l’amour impossible, un autre aspect de l’œuvre Bien sûr, il y a mille forces extérieures et sources de conflits qui peuvent empêcher un amour : conflits familiaux, conflits sociaux, conflits d’origines Et ils sont toujours intéressants pour nourrir les histoires”
Il se met donc en quête de (très) jeunes talents, au gré de nombreuses auditions. Il échange avec eux, les écoute parler d’amour pour nourrir sa vision Autre source d’inspiration, le roman The Ballroom d’Anna Hope, saisissante histoire d’amour entre des écorchés vifs dans un hôpital psychiatrique, au début du siècle dernier Quant à la partition de l’œuvre, il connaît bien Prokofiev pour avoir notamment déjà créé Cinderella. Il aime la dualité des pièces du compositeur, leur côté à la fois ombrageux et lumineux Quand on interroge Matthew Bourne sur le langage corporel, ce qu’il offre de
plus, et de moins par rapport aux mots de Shakespeare, il assure : “Une grande liberté ! Bien sûr les sentiments sont les mêmes, mais on ne se sent pas obligé de suivre Shakespeare littéralement Le langage corporel n ’ a rien de secret, d’inaccessible. Au contraire, il est universel Les corps s ’expriment, mais je ne dicte pas au public quoi penser Il se fait son idée, son ressenti, sa vision précise A aucun moment je ne détaille l’histoire dans les programmes. Je veux que les spectateurs arrivent l’esprit vierge Et pendant les représentations j’adore me glisser dans leurs rangs, écouter les murmures, ressentir les réactions. C’est passionnant !”
Matthew Bourne nous parle depuis Los Angeles où Romeo + Juliet a été repris avant Paris Créé en 2019, il continue d’écumer les scènes du monde entier avec trois distributions différentes Et lui continue d’observer, de proposer des notes à ses interprètes, de faire évoluer le spectacle “Pour se questionner et le garder vivant le plus longtemps possible !
Nedjma Van Egmond
n Romeo + Juliet, d’après Shakespeare, musique Sergueï Prokofiev, direction artistique et chorégraphie Matthew Bourne. Théâtre du Châtelet, 1 place du Châtelet 75001 Paris, 01 40 28 28 40, du 9 au 28/03
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ZAZIE DANS LE MÉTRO
En tournée
Zabou Breitman
Zabou dans le métro
Une ado en visite à Paris rêve de voir le métro, rêve condamné pour cause de grève. Zabou Breitman s ’ empare de Zazie dans le métro pour livrer sa version, musicale, du roman culte de Queneau. L’ado rebelle à la gouaille et à l’humour légendaire interroge aussi notre époque avec des réflexions d’une folle actualité
Théâtral magazine : Zazie dans le métro est une œuvre culte pour la famille Breitman
Zabou Breitman : Oui, Zazie est un souvenir très joyeux, lié à mes parents Mon père était dingue de Queneau et des pataphysiciens
Pas si loin de l’après-guerre, le roman paraît en 1959, l’année de ma naissance, je m’appelle Isabelle et parfois on m’appelle Zazie puis Zabou. Zazie dans le métro rappelle l’ambiance qui prime dans ma famille : la permissivité, la liberté, l’humour, y compris pour évoquer les choses les plus graves C’est le grand mélange du littéraire et du populaire, de la comédie et du drame, de la légèreté et de la profondeur Il y a quelque chose de saisissant, plus on lit et relit l’œuvre. C’est vraiment un conte philosophique
Comment avez-vous adapté le roman ?
Ce sera une grande machine de théâtre, avec escalier et plateforme. L’Oulipo est une matière très concrète Concernant le texte, un de mes amis m ’ a dit : “On te reconnaît bien dans les dialogues !” Mais je n ’ai absolument
pas touché aux dialogues, qui sont d’une modernité folle J’ai fait des aménagements, des coupes, écrit des liaisons et j’ai lu et relu, pour conserver la musique du texte, son franc-parler, son irrévérence
Pourquoi un conte musical ?
Sinon il ne resterait que ce qu’il y avait dans le film, qui ne raconte pas vraiment l’oeuvre. J’avais déjà écrit des chansons pour le spectacle Thelonious et Lola, cette fois j’ai travaillé avec Reinhardt Wagner, un grand compositeur et une personnalité littéraire. Je me suis tellement amusée ! La première chanson que j’ai écrite, c ’est Les papouilles zozées, avec un couplet sur la mère qui tue le père à coups de hache C’est une horreur et ça vous fait rire ? C’est normal. C’est l’état d’esprit de Zazie !
Le fait que Zazie soit une enfant permet-il de tout dire ? Oui ! Au début, Zazie devait être un petit garçon, mais Queneau était probablement plus limité avec un petit garçon : elle est plus en danger d’une certaine façon Zazie parle aussi des abus, de l’abus de la loi, de l’abus du pouvoir Elle dit “Mon cul” à tout, elle
envoie valser les adultes. Pourquoi monter Zazie aujourd’hui ?
Elle m’habite depuis longtemps et résonne particulièrement aujourd’hui, en évoquant l’homosexualité, la différence, le genre. Elle n ’assène jamais, parle de façon crue, truculente, mais jamais vulgaire ou violente C’est une histoire qui ne dure que deux nuits et un jour, en accéléré, et on se demande au final si elle n ’ a pas rêvé tout ça C’est drôle au début, ça ne l’est pas à la fin La première phrase est “Doukipudonkta” mais la dernière, “J’ai vieilli”.
Propos recueillis par Nedjma Van Egmond
n Zazie dans le métro, d’après Raymond Queneau, adaptation, scénographie et mise en scène Zabou Breitman, musique Reinhardt Wagner Du 12 au 14/03 Maison de la culture d’Amiens, du 20 au 23/03 MC 93 de Bobigny, les 3 et 4/04 Volcan du Havre, les 16 et 17/04 anthéa théâtre d’Antibes, les 2 et 3/05 Anglet, les 14 et 15/05
La Coursive à La Rochelle, du 22 au 25/05 au TNP de Villeurbanne
à partir
du 12 Mars
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13 Mars
LE MEILLEUR DES MONDES
Anthéa - Théâtre d’Antibes
Gaële Boghossian
Dictature du bonheur
Après 1984, la metteuse en scène du Collectif 8 adapte
Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Une dystopie en résonance avec notre époque, qui fera une nouvelle fois la part belle à l’image et au son.
Il y a quatre ans, elle montait 1984 de George Orwell, récit d’un monde totalitaire soumis à la dictature de Big Brother. Aujourd’hui c ’est au Meilleur des mondes qu ’elle s ’attelle Il y a un écho puissant, comme un fil tendu entre les deux, “ un cordon ombilical presque inconscient” Gaële Boghossian considère volontiers l’ensemble comme un diptyque. Comme beaucoup, elle découvre le roman d’Aldous Huxley à l’adolescence Longtemps après, devenue metteuse en scène, elle l’a dans un coin de sa tête, entre mille autres “ œuvres en maturation”. “J’ai été élevée à la télévision, aux films et aux séries Ma sensibilité est cinématographique, mon vocabulaire, ma narration sont liés à l’image. Quand je lis une œuvre, je vois des images. J’avais eu le besoin viscéral d’adapter 1984 car j’observais la société, son évolution, le web, le fichage Tout cela me faisait très peur. J’avais commencé à
y travailler avant le Covid, et pendant la pandémie, l’écho s ’est fait plus fort encore ”
Pour ce texte comme pour les autres, “l’ouverture dramaturgique se fait par la vidéo, notre spécialité “ Au sein du Collectif 8, elle chemine en étroite complicité avec Paulo Correia, comédien et vidéaste. Si Gaële pose les bases du travail, “ comme les fondations d’une maison”, le spectacle s’élabore ensuite pas à pas avec tous les créateurs, lumière, musique, son, au gré d’un long travail de maturation qui verra la naissance de procédés d’illusion visuelle, sensorielle, picturale Le Meilleur des mondes sera le fruit d’une résidence de huit semaines au théâtre Anthéa d’Antibes, dont le collectif est compagnie associée “C’est un luxe que nous offre Daniel Benoin, notre producteur Il nous laisse le temps C’est fondamental et précieux.”
Le Meilleur des mondes, publié voilà près d’un siècle en 1932, imagine une société où règnerait un eugénisme radical Un monde “idéal” qui serait régi par une intelligence artificielle et la mise en place d’une dictature du bonheur notamment permise grâce à la consommation d’une drogue bienfaisante, Soma
Vous avez dit rêve transhumaniste ? “Bien sûr que cela nous parle d’aujourd’hui. Il faut à tout prix être beau, grand, fort, actif. Il faut faire et montrer qu’on fait pour exister, sinon on n’existe pas. C’est en tout cas ce que nous font croire les réseaux sociaux. Nous sommes dans une course effrénée à la consommation et la productivité Aucune place n ’est faite à l’ennui, à la contemplation Cette injonction au tout, tout de suite, me perturbe beaucoup.” Gaële Boghossian qualifie l’œuvre d’utopie futuriste Une dystopie plutôt ? “Tout dépend de l’angle de vision La dictature du bonheur peut sembler un cauchemar Mais je ne souhaite pas imposer mon pouvoir, ma vision, je la partage, tant avec ceux avec qui je travaille qu ’ avec les spectateurs Je n’établis aucune vérité ”
Nedjma Van Egmond
n Le Meilleur des mondes, d’après Aldous Huxley, mise en scène et adaptation Gaële Boghossian, avec Matthieu Astre, Paulo Correia, Damien Rémy, Océane Verger
Anthéa, 260 avenue Jules Grec 06600 Antibes, 04 83 76 13 00, du 13/03 au 5/04
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à partir du 14 Mars
L’ABOLITION DES PRIVILÈGES
Théâtre 13 - Paris
Et tournée
H u g u e s D u c h ê n e
Au cœur de la Révolution
I l a e x p l o r é l e p r e m i e r q u i n q u e n n a t d ’ E m m a n u e l Macron au fil d’une ébouriffante saga contemporaine. L’auteur metteur en scène adapte aujourd’hui
le roman L’Abolition des privilèges. Le solo qu’il orc h e s t r e r e v i e n t s u r l a n u i t d u 4 a o û t 1 7 8 9 e t r ésonne avec l’époque.
Théâtral magazine : Comment en êtes-vous venu à vous pencher sur cet épisode de la Révolution Française qui vit l'Assemblée Nationale voter l'abolition des privilèges de la Noblesse, du Clergé, et des Provinces…
Hugues Duchêne : Le romancier Bertrand Guillot est venu voir ma précedente pièce et m ’ a offert son roman, écrit à partir de lettres et d’articles de journaux J’y ai très vite vu un spectacle Il y a une unicité de lieu, de temps, d’action, avec un bouleversement majeur La première partie est consacrée à cette nuit. La deuxième partie évoquera la période qui précède et celle qui suit cette fameuse nuit, et notamment l’écho que ça peut avoir aujourd’hui. En quoi ce moment résonne-t-il avec notre époque ?
Dans les deux cas, il s ’agit d’une société bloquée par le besoin de refonte du système Autrefois l’Ancien Régime, aujourd’hui le carbone. Le mot “privilège” revient beaucoup dans le lexique politique actuel Vous remarquerez que le privilégié c ’est toujours l’autre Je me demande beaucoup, s’il y avait une nuit du 4
août 1789 aujourd’hui, quels privilèges il faudrait abolir Pour moi, la question carbone est essentielle, pour d’autres les privilèges sont blancs, masculins, pour d’autres encore, les privilégiés sont les cheminots ou les réfugiés sous OQTF qu ’ on n ’ a pas renvoyés dans leur pays
A l’intérieur-même de la pièce, il faut mettre les pieds dans le plat. Il ne s ’agit pas de faire l’œuvre la plus consensuelle Des débats ont même lieu entre l’acteur et le metteur en scène, qui figureront peut-être dans le spectacle. Maxime Pambet portera le texte seul en scène et incarnera des dizaines de personnages Une performance ! Le spectacle précédent était un marathon, celui-là est plus un sprint. Dans un dispositif quadrifrontal, le public découvrira cet acteur incroyable, technique, robuste et qui maîtrise parfaitement les accents, ce qui est important : dans le Tiers Etat, il y avait des médecins, des avocats, mais aussi des gens venus de l’extérieur de Paris
En quoi la réalité vous semblet-elle plus passionnante que la
fiction pure ?
J’aime que ce qui est raconté sur le plateau contienne une sorte de réalité, c ’est ce qui m’intéresse. Je ne suis pas de la génération qui pense que le théâtre peut changer le monde, mais il y a la possibilité de dire sur un plateau des choses qu’on ne dit pas sur les réseaux sociaux ou dans nos interactions. Il y a pour moi une primauté de ce qui est dit sur ce qui est montré Ce qui s ’est passé cette nuit-là, on ne l’avait pas vu venir, ça a surgi comme l’éruption du Vésuve et ça me semble porteur, joyeux. C’est aussi une façon de dire : “Ne perdons pas espoir, il y aura encore des changements ! Lesquels ? On verra… “
Propos recueillis par Nedjma Van Egmond
n L’Abolition des Privilèges, d’après le roman de Bertrand Guillot, adaptation et mise en scène Hugues Duchêne, avec Maxime Pambet. Du 14 au 16/03 La Rose des Vents à Villeneuve d’Ascq Du 20 au 30/03 Théâtre 13 à Paris Tournée d’avril à juin Festival Off d’Avignon du 3 au 21/07
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© L o u i s e G u i l l a u m e
à partir du 14 Mars
LE MALADE IMAGINAIRE
Théâtre des Bouffes du Nord - Paris
Tigran Mekhitarian un Malade
imaginaire actuel
Après L’Avare, Les Fourberies de Scapin et Dom Juan, Tigran Mekhitarian adapte Le Malade imaginaire de Molière au théâtre des Bouffes du Nord.
“Avec ces pièces, on peut rappeler les fondamentaux, “liberté, égalité, fraternité”, assure celui qui a créé sa compagnie pour faire découvrir la langue classique à ceux qui ne l’entendent pas habituellement
Le metteur en scène incarne lui-même Argan : “Il est considéré comme un hypocondriaque qui n ’ en fait qu’à sa tête, égocentrique et capable du pire. Il se fait manipuler par sa femme, escroquer par les médecins Je veux en faire une pourriture, mais que le public comprenne pourquoi il est comme ça. Je le vois comme un enfant qui tape du pied pour dire “j’existe”, pas comme un être malfaisant Il a une vraie maladie, la dépression nerveuse Sa violence est un appel à l’aide.”
Tigran Mekhitarian observe l’incroyable modernité des textes de Molière : “On force Angélique à se marier avec Diafoirus Elle est une femme objet, mais déjà féministe. Bien avant le mouvement #MeToo, des choses sont dites notamment sur le système patriarcal dont on ne veut plus aujourd’hui On ne naît pas bon ou mauvais, on le devient, j’aime comprendre ce qu’il y a derrière l’être humain. Faire semblant d’être mort n ’est
pas évident Argan a une crise de panique quand il appelle Toinette (Isabelle Gardien, ex-pensionnaire de la Comédie-Française, NDLR) et qu ’elle ne vient pas. Quand il essaie d’en placer une, elle lui coupe la parole, ce qui l’entraîne dans des crises d’angoisse ”
Ce passionné mène le spectacle à un rythme d’enfer. “Ça va vite, il faut qu ’ on transpire! lancet-il J’effectue un gros travail de table, je suis au mot près, je donne la musique. Plus le comédien comprend le propos, plus il sait comment jouer et où ça doit aller. Il doit avoir l’humilité d’écouter son partenaire. Il y a une même énergie chez les acteurs, je les mets en péril, j’aime le danger, l’insolence, je refuse de me faire avoir par des “idées” de mise en scène Elles vont souvent à l’encontre du texte ”
Tigran Mekhitarian prévoit de la musique acoustique, avec un batteur et une chanteuse, Camila Halima-Filali, également à l’origine des chorégraphies ”Nous avons choisi des chansons de rap, mais elles sont retravaillées pour en faire ressortir la poésie, préciset-il. L’énergie des paroles se marie à la sensualité de Camila” Cet Arménien d’origine est un grand professionnel Il est passé par le Conservatoire municipal de Menton, celui du 8e arrondissement de Paris, l’Esca d’Asnières-surSeine et l’Atelier 1er acte de la Colline
Nathalie Simon
n Le Malade imaginaire, de Molière, mise en scène et adaptation Tigran Mekhitarian, avec Serge Avédikian, Anne Coutureau, L'Éclatante Marine, Camila Filali, Isabelle Gardien Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis Boulevard de la Chapelle 75010 Paris, 01 46 07 34 50, du 14/03 au 31/03
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LES FRÈRES SAGOT
TNBA – Bordeaux
LE ROUGE ET LE NOIR
Théâtre Olympia – Tours
Jules Sagot sur tous les fronts
Le comédien normand est à l’affiche dans deux jolies pièces. Le Rouge et le Noir, classique des classiques que la metteuse en scène Catherine Marnas tente de remettre à jour sur scène, et Les frères Sagot, une pièce pleine de tendresse sur la fraternité qu’il joue avec son petit frère atteint de handicap.
Théâtral magazine : Avec Les frères Sagot, vous voulez sensibiliser sur le handicap ?
Jules Sagot : C’est plutôt une pièce sur la relation que j’ai avec mon petit frère adoptif, Luis, qui a grandi au Mexique et qui est atteint de troubles autistiques
Nous sommes tous les deux sur scène : nous nous jouons nousmêmes. C’est l’histoire de deux frères qui prennent un moment pour célébrer leur fraternité Parfois en s ’opposant sur ce qu ’ on veut raconter de l’autre, ou de soimême. La pièce pose donc des
questions sur comment on se raconte, qu ’est-ce qu ’ on tolère, qu ’est-ce que l’élégance d’une confession, aussi. Du coup, vous occultez totalement le problème ?
On remplace le mot “handicap” par ”hélicoptère” Parce que tout le monde comprendra, et parce que Luis ne veut pas l’entendre. Dans l’hélicoptère, il y a quand même la métaphore de quelque chose qui va moins vite, qui plane différemment mais qui a son utilité C’est aussi une pesanteur plus douce. En fait, ce qui m’énerve, c’est qu’on prenne systématiquement les handicapés en exemple pour donner des leçons de vie On dit : “Pourquoi tu n ’ es pas heureux alors qu’il y a des gens qui sont moins bien lotis que toi ?” Je trouve ça naze de se servir des autres comme un escabeau Ce mépris de la faiblesse, ou cette peur de devenir soi-même faible un jour, traduit une angoisse malsaine. Dans la pièce, on est fiers de nos faiblesses
Ce choix peut surprendre au regard du répertoire contemporain que Catherine Marnas a souvent privilégié D’autant plus que ce roman de Stendhal est souvent présenté comme le “classique des classiques”... celui que 80% des gens détestent, ou n ’ont tout simplement jamais lu en entier Il y a cette idée de réhabiliter le livre, de lui rendre justice, car sous une apparente simplicité, il y a des moments vraiment drôles à mettre en exergue. Donc vous réactualisez le roman sur scène ?
On est sur un registre populaire : les costumes et le décor sont modernes, plus glamours, mais on reprend le texte de Stendhal à la lettre Le but est de (re)stimuler le désir du roman Cette adaptation se concentre sur les tiraillements du personnage de Julien Sorel, transclasse avant l’heure. Il le dit lui-même dans le livre : son crime, ce n ’est pas d’avoir tiré sur une femme mais d’être un pauvre qui s ’est révolté contre la bassesse de sa fortune. Il y a quelque chose d’héroïque là-dedans. De nos jours, l’idée de transclasse s’incarne par une sorte d’opulence financière : c’est aller à Dubai. Julien Sorel, lui, aurait détesté cela. Son désir profond, c ’est d’être parmi les gens éduqués, de faire partie de l’intelligentsia En cela, c ’est subversif
Propos recueillis par Pierre Terraz
n Les frères Sagot, de Luis et Jules Sagot, avec Luis et Jules Sagot Au TnBA du 19 au 23/03, et à Pau Chapelle des Réparatrices les 2 et 3/04 n Le Rouge et le Noir, de Stendhal, adaptation Catherine Marnas, du 10 au 12/04 au Cdn de Tours – Théâtre Olympia @ d r
Sur un tout autre registre, vous jouez dans Le Rouge et le Noir Pourquoi diantre avoir choisi ce roman d’un autre temps ?
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MACBETH
En tournée
Mars
Julie Sicard Noam Morgensztern
Macbeth et la (con)fusion des genres
P o u r p r é c i p i t e r l a p r é d i c t i o n f a i t e p a r t r o i s s o rc i è r e s , l e g é n é r a l M a c b e t h e t s o n é p o u s e , L a d y M a c b e t h c o m m e t t e n t d e s c r i m e s e t s o m b r e n t d a n s l a f o l i e . S i l v i a C o s t a m e t e n s c è n e l a p i è c e écossaise de Shakespeare, tragédie noire et sang u i n a i r e e n e x p l o r a n t l a g é m e l l i t é d ’ u n c o u p l e i n f e r n a l .
Théâtral magazine : Quel lien entretenez-vous avec Macbeth et Lady Macbeth, membres du couple infernal que vous allez incarner ?
Noam Morgensztern : La première fois que j’ai vu la pièce, c’était sur la BBC, dans une version filmée longue et à l’os, avec Ian McKellen dans le rôle de Macbeth et Judi Dench dans celui de Lady Macbeth (1979). C’était bien sûr en version originale avec des sous-titres jaunes qui défilaient à toute allure Evidemment, je n ’ai rien compris de l’intelligence et des images de Shakespeare : il y avait une sorte d’accélération, d’emballement où le héros, qui s’était fait prédire son destin, s’était mis en tête de le réaliser à tout prix et le voyait, finalement, lui échapper. J’en ai vu plusieurs versions, également celle d’Ariane Mnouchkine, dans un contexte plus contemporain
C ’ e s t d i f f i c i l e d e j o u e r S h a k e sp e a r e t r a d u i t Q u a n d j ’ a i t r av a i l l é s u r L e r o i L e a r e t L a n u i t d e s r o i s a v e c T h o m a s O s t e rmeier, il nous a fait lire un livre s u r l e p u b l i c é l i s a b e t h a i n q u i montrait à quel point ce public perçoit des choses que nous ne pouvons percevoir Par ailleurs, ces histoires de fantômes et de r e v e n a n t s , c ’ e s t s i l o i n d e n o u s P o u r b i e n m o n t e r S h akespeare, il faut parfois trouver un axe qui n ’est pas forcément celui de l’Angleterre, le déshistoriciser.
C’est ce que souhaite faire Silvia Costa, metteuse en scène du spectacle ?
N o a m : O u i , e l l e m e t n o t a mment l’accent sur la stérilité du couple. Leur incapacité à avoir un enfant, c ’est aussi leur incap a c i t é à p a s s e r à a u t r e c h o s e que le couple fusionnel qu’ils rep r é s e n t e n t P a r a i l l e u r s , e l l e s i t u e c e M a c b e t h d a n s u n
m o n d e c a t h o l i q u e , f a i t d ’ a u t or i t é , d e r i g u e u r , e t m o n t r e l ’ h yp o c r i s i e d ’ u n e a u t o r i t é r e l i g i e u s e q u i n o u s l a v e r a i t d e n o s p é c h é s N o s p e r s o n n a g e s sont en tenue cléricale
Et vous Julie, quelles images vous inspire l’œuvre ?
Julie Sicard : Pour ma part, je n ’ai jamais vu aucune version de Macbeth, ni jouée, ni filmée J’ai seulement lu le texte Et pour être honnête, je n ’ai pas envie de voir, ou de fouiller davantage. Ce couple a été tellement sacralisé que je préfère arriver totalement vierge sur le plateau Par ailleurs, il me semble qu ’ une connaissance ou une affection trop intime pour mon personnage pourrait m ’encombrer. Ce que souligne Silvia, et qui me plaît, c ’est le couple, la gémellité du couple Il y a une forme de masculinité de la femme, et de féminité de l’homme. Une confusion et une fusion des genres. Les Macbeth c’est un corps double, qui fusionne dans cette infertilité qu’évoquait Noam. Leur seul enfant ensemble sera le crime.
Noam : Pour revenir à cette notion de gémellité, Silvia m ’ a confié le rôle, pas pour ce qu ’elle avait pu voir de moi dans des rôles, ma technicité d’acteur, mais pour mon côté androgyne, c ’est ce qui l’intéressait.
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Macbeth est aussi une œuvre où le surnaturel est très présent…
Julie : Oui, il y a une place toute particulière faite aux sorcières. Il s ’agit de montrer comment les personnages ne sont pas agissants, mais agis Le crime d’une certaine façon, ils le subissent Cette pièce raconte la force du destin, les esprits qui les influencent et sont partout : le mal, le dogme, les religieux. Silvia propose aussi une lecture psychanalytique Macbeth est un cauchemar, avec des images mentales très fortes, et tout cauchemar est psychanalytique. Noam : Les sorcières dans Macbeth sont un résidu de contes terribles C’est amusant de voir qu’aujourd’hui, la littérature féministe donne une tout autre image, un tout autre sens à la notion même de sorcière. Dans cette version, elles aussi seront dégenrées puisqu’incarnées par deux femmes (Suliane Brahim et Jennifer Decker) mais aussi un
homme (Julien Frison).
Pourquoi, selon vous, Macbeth est-elle une pièce peu montée et qui n’est entrée au répertoire de la Comédie-Française qu’en 1985 dans une mise en scène de Jean-Pierre Vincent ? Est-elle trop complexe ?
Julie : Pendant longtemps, Macbeth a porté une image de piècepiège, porte-malheur, charriant avec elle son lot de malédictions. A chaque fois qu ’elle était montée, il y avait des problèmes, des imprévus, comme si son destin était tracé, ce qui allait bien avec l’intrigue-même de l’œuvre. Pour cette raison, on n ’osait même pas la nommer, et par superstition on disait seulement ”la pièce écossaise” et on appelait ses héros “M” et “Lady M” (sourires). Mais c ’est vrai qu ’elle n ’est pas simple, un peu comme Le songe d’une nuit d’été que, personnellement je trouve immontable ! Silvia l’a adaptée en s ’appuyant sur la traduction d’Yves Bonnefoy. Elle est selon moi très hon-
nête, et très imagée. Cela fonctionne bien avec le parti pris très esthétique qui est choisi Silvia Costa affectionne en effet les mises en scène esthétiques et bâtit un dispositif plastique élaboré… Noam : Oui Silvia est une esthète, elle déploie les visions de son psychisme dans un grand catalogue d’images. Par ailleurs, j’aime le rapport qu ’elle entretient aux objets, qui parfois nous représentent C’était le cas dans son précédent spectacle au Vieux-Colombier, Mémoire de fille, adapté d’Annie Ernaux.
Propos recueillis par Nedjma Van Egmond n Macbeth de William Shakespeare, traduction Yves Bonnefoy, mise en scène Silvia Costa, avec Julie Sicard et Noam Morgensztern, Jennifer Decker, Suliane Brahim, Julien Frison, PierreLouis Calixte, Alain Lenglet, Birane Ba, Clément Bresson Comédie-Française, salle Richelieu, 75001 Paris, du 26/03 au 20/07
T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024 4 9 @ S t é p h a n e L a v o u é @ S t é p h a n e L a v o u é
T ê tes d’ affiche
Nicolas Briançon et François Berléand jouent dans Poiret Serrault Extraits Extras au Petit Montparnasse -> p. 18
Isabelle Huppert joue Bérénice dans la mise en scène de Romeo Castellucci -> p 8
Catherine Ringer chante et lit des poèmes d’Alice Mendelson -> p. 54
Michèle Laroque joue dans La porte à côté au théâtre Saint-Georges -> p 34
Zabou Breitman monte Zazie dans le métro en tournée -> p. 39
Pierre Arditi lit des textes à la Pépinière Théâtre - > p. 19
Cristiana Reali joue Blanche dans Un tramway nommé Désir aux Bouffes Parisiens - > p. 96
Thibault de Montalembert et Ibrahim Maalouf jouent dans Un homme qui boit rêve toujours d’un homme qui écoute au 13e ART -> p. 22
Alexis Michalik monte sa nouvelle pièce Passeport à la Renaissance -> p 96
Clotilde Hesme joue Hamlet mis en scène par Christiane Jatahy -> p. 26
Laurent Ruquier crée La Joconde parle enfin, au Théâtre de l’Œuvre -> p 68
Stéphane Freiss joue dans Le Cercle des poètes disparus au Théâtre Antoine -> p. 96
Clémentine Célarié joue dans Je suis la maman du bourreau à la Pépinière -> p. 94
Arié Elmaleh joue dans L’amour chez les autres à Edouard VII
François Berléand joue dans Freud et la femme de chambre au Théâtre Montparnasse
Helena Noguerra lit la correspondance de Frida Kahlo à la Scala -> p. 16
Caroline Vigneaux crée In Vigneaux veritas au théâtre Edouard VII -> p. 92
Isabelle Mergault joue dans sa nouvelle pièce Le Bracelet aux Nouveautés
Muriel Mayette-Holtz monte Les Fourberies de Scapin - > p. 76
MON BEL ANIMAL
La Villette - Paris
Ivo Van Hove
B o r d e r l i n e
À partir du sulfureux roman de Lucas Rijneveld, Mon bel animal (2022), qui raconte une relation interdite entre un quadragénaire et une jeune fille mineure, le metteur en scène belge propose une pièce crue sur les complexités abyssales de l’amour et de la violence pédocriminelle. À la fois nuancée et sans fard, sa pièce tente de nous faire comprendre les ressorts d’un amour interdit par-delà la question du bien et du mal
Théâtral magazine : De quoi parle Mon bel animal ?
Ivo Van Hove : C’est l’histoire d’une relation ambiguë que l’on voit se développer entre un homme d’une quarantaine d’années et une adolescente de 14 ans. Cette relation, plutôt réparatrice pour les deux personnages au départ, devient de plus en plus sensuelle, sexuelle, puis se termine dans une violence extrême par un viol pédophile. C’est une histoire très compliquée, paradoxale
Comment une telle situation peut-elle être “paradoxale” ?
Au départ, il s ’agit vraiment d’un amour interdit. Ces deux person-
nages se trouvent parce qu’ils sont tous les deux traumatisés. Elle, est traumatisée par la mort de son frère et la disparition de sa mère à un jeune âge Lui, est vétérinaire de campagne, il est traumatisé par le suicide d’un fermier qu’il découvre durant la crise agricole en Hollande en 2002. Grâce à leur rencontre, ils parviennent à se fabriquer un monde imaginaire ensemble, à échapper à leur blessure respective. C’est en même temps doux et violent puisqu’au cours de l’histoire, on comprend la beauté et même la nécessité de cette ”relation” pour la survie de nos deux personnages. Je dis souvent que
le livre de Lucas Rijneveld est un “holocauste d’émotions”. Par exemple, est-ce que j’accepte de continuer à croire qu’ils aient eu une relation tendre, saine, à un moment, même lorsque j’apprends vers quelle violence physique cette relation va ensuite dérailler ?
En tant que metteur en scène, comment avez-vous choisi de représenter une telle violence, à savoir un viol, sur le plateau ? Il faut venir voir la pièce pour le comprendre… Mais la mise en scène est très dure, et conseillée à partir de 16 ans Dans tout ce que je fais, mon but est de ne pas seulement montrer, mais de faire ressentir au public tout ce qu’il se passe sur scène. C’est du théâtre immersif Donc, pour le spectateur, tout est représenté de la manière la plus réaliste et la plus rude possible, y compris les scènes de violence physique. Le théâtre doit être un exercice d’empathie où l’on essaye de comprendre l’autre, même lorsque celui-ci devient un criminel. C’est pourquoi, en tant que metteur en scène, je n ’ai pas besoin de diminuer ou de condamner ce qu’il se passe la justice s ’ en charge déjà ! Mon but est de faire comprendre les choses les plus terribles dans toute leur complexité : des choses dont on ne peut a priori pas accepter qu ’elles aient bien eu lieu
Propos recueillis par
Pierre Terraz
n Mon bel animal, d’après le livre de Lucas Rijneveld, réalisation et adaptation Ivo van Hove La Grande Halle de la Villette, 211 Av Jean Jaurès 75019 Paris, 01 40 03 75 75, du 28 au 30/03
à partir du
5 2 T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024
28 Mars
@ J a n V e r s w e y v e l d
L’EROTISME DE VIVRE
Théâtre de l’Atelier – Paris
Catherine Ringer
Enragée des mots
En 2021 après l’épisode Covid, lorsque le théâtre de la Huchette donnait chaque lundi soir carte blanche à une personnalité du monde de la culture, Catherine Ringer avait proposé de dire des poésies de la femme de lettres Alice Mendelson, mise en scène par Mauro Gioia. Un spectacle prenait alors corps L’Erotisme de vivre ; il vient au théâtre de l’Atelier du 1er au 6 avril.
Théâtral magazine : Qui est pour vous Alice Mendelson ?
Catherine Ringer : Une personne admirable J’ai été séduite par sa poésie simple, lumineuse, réjouissant le cœur Ça émeut, ça fait rêver, la langue est belle Elle était une relation artistique de mon père, Sam Ringer, qui était peintre Ils s’étaient très bien entendus de par leurs origines polonaises juives Professeure de français, elle était devenue conteuse et était allée raconter dans l’une des classes de nos enfants. Je l’ai rencontrée dans les années 90 et je suis tombée sous le charme de sa présence et de sa luminosité Une belle relation. Je suis très contente d’être entrée dans sa vie. Quelles sont les poésies que vous interprétez ?
Ce sont des poésies de 1947 à 2021 ; “l’érotisme de vivre”, c ’est une sensualité générale. De l’amour, d’exister, de vivre, de la couleur, de la lumière, de la joie d’avoir des petits-enfants Je suis heureuse de l’interpréter et d’être à son service Cette femme a la capacité de se concentrer sur les
joies de la vie autour d’elle ; cela rend la vie douce. L’érotisme de nos vies dépasse la sexualité, c ’est une manière qu ’elle a de parler de sensualité Ce ne sont pas des textes érotiques, mais sensuels
De la poésie, est-ce capital pour vous qui vivez dans les textes, la musique ?
Quand j’étais petite, je m’étais dit que j’avais envie d’être poète ! Je ne savais pas si c’était vraiment un métier, mais la vibration des sons, des mots, des images m’intéressait. Il y a des tas de styles de textes de chansons, de la berceuse à la chanson religieuse, d’amour, ou de revendication… Il y a aussi des chansons qui sont à base de poésie J’en fais moi aussi quelques-unes Certains sont plus sensibles aux mots, comme à la musique, d’autres pas… Je fais partie de ceux qui aiment la poésie, qui aiment les mots. Comment interprétez-vous ces poèmes ?
C’est une lecture, je suis debout et la mise en scène est assez sim-
ple J’occupe la scène avec le compositeur de musiques de films Grégoire Hetzel, son piano et ses synthés pour avoir des sons variés Il y a des belles lumières, un fond coloré, et c ’est tout ! Parmi une centaine de textes que j’avais, Mauro Gioia en a choisis, moi aussi et comme c ’est un très bon mélodiste, il a fait la musique avec Grégoire pour en chanter certains J’aime être interprète de ces choix Je ne suis pas une actrice mais chanteuse et autrice compositrice, cependant j’ai un peu théâtralisé Je suis une personne assez expressive, plutôt dans le style de pousser l’expression aussi loin que possible.
Propos recueillis par François Varlin
@ L a u r a L a g o
n L’Erotisme de vivre, poèmes de Alice Mendelson, lus et chantés par Catherine Ringer, compositions et piano Grégoire Hetzel, mise en scène Mauro Gioia Théâtre de l’Atelier, 1 place Charles Dullin, 75018 Paris, 01 46 06 49 24, du 1er au 6/04
partir
5 4 T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024
à
du 1er Avril
à
3
Avril
TROIS FOIS ULYSSE
Théâtre du Vieux-Colombier – Paris
Laëtitia Guédon
Avec Trois fois Ulysse, sa première mise en scène à la Comédie-Française, Laëtitia Guédon poursuit sa recherche sur les mythes initiée en 2014 avec Les Troyennes, puis Penthésilée, et bientôt un spectacle musical sur Nausicaa Un projet pour 3 gén é r a t i o n s d ’ a c t e u r s q u i p r é s e n t e t r o i s v i s i o n s d u héros dans un texte commandé à Claudine Galea, au Théâtre du Vieux-Colombier dès le 3 avril.
Lire le monde au travers des mythes
Théâtral magazine : Pourquoi une telle fascination pour la mythologie ?
Laëtitia Guédon : Par le bais de ces mythes, j’interroge nos inconscients collectifs Pour interroger les grands enjeux du monde je vais puiser dans quelque chose de très ancien La femme profondément européenne que je suis est forcément traversée par les grands mythes à la base des fondations de l’Europe La question de la Guerre de Troie et de l’Odyssée me semble raconter cet ancrage-là. Ces grandes mythologies qui ont traversé le berceau du théâtre étaient avant tout de grandes expériences cathartiques
Comment traitez-vous ce sujet de mythologie avec ce texte de Claudine Galea ?
J’interroge notre rapport au temps, et notamment dans la relation de couple Ulysse est ce qu’il est par ses rencontres avec trois femmes, Hécube, Calypso et Pénélope. Quand on parle de ce héros, il y a quelque chose de
merveilleux ; sa ruse est vertueuse Mais c ’est aussi un guerrier qui massacre, qui ravage, qui tue. Il sera face à sa violence avec Hécube. Il se heurtera à sa lâcheté avec Calypso, et affrontera une femme qu’il fait attendre longuement, Pénélope Des femmes qui reviennent pour le révéler à lui-même, donc trois acteurs différents pour l’interpréter à trois moments de sa vie Sefa Yeboah interprète cet Ulysse qui vient d‘achever la guerre de Troie, il sera face à Clotilde de Bayser Baptiste Chabauty sera un Ulysse au mitan de sa vie, face à Séphora Pondi en Calypso Eric Génovèse de retour de Troie sera le dernier duo avec Marie Oppert Je fais intervenir dans la mise en scène le jeu du rituel, un corpus de chants très anciens, sacrés ou profanes – ici avec 8 chanteurs lyriques Il y a une dimension de spectacle indiscipliné très forte Que va nous apporter cette rencontre avec Ulysse ?
Cette figure à la fois très proche et très loin de nous, embléma-
tique, qui réussit ou échoue de manière hors norme, nous permet de nous mettre face à notre quête d’inabsolu. Je milite beaucoup pour le fait que les artistes aient une vocation moins radicale, moins frontale qu ’oblique
Au travers de mon art, je veux lutter contre une société très polarisée. Rencontrer Ulysse c’est se rencontrer soi-même. C’est un spectacle de rituel, un voyage sensoriel. Je n ’ai pas un rapport anecdotique à ces mythes, la fable m’intéresse peu Je m ’attache à ce qu’ils viennent révéler d’un monde très contemporain dans lequel nous sommes
Propos recueillis par François Varlin
n Trois fois Ulysse, de Claudine Galea, mise en scène Laëtitia Guédon, avec Eric Génovèse, Clotilde de Bayser, Séphora Pondi, Marie Oppert, Sefa Yeboah, Baptiste Chabauty et le chœur Unikanti Comédie-Française, Théâtre du Vieux-Colombier, 21 rue du Vieux-Colombier 75006 Paris, 01 44 58 15 15, du 3/04 au 8/05
partir
du
5 6 T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024
© P a u l i n e L e G o f f
ILLUSIONS
ThéâtredelaCité - Toulouse
Sept jeunes interprètent racontent la beauté et les paradoxes de la vie amoureuse de deux “vieux couples” en fin de vie. Sur scène, ils traversent les souvenirs de ces personnages âgés à leur place pour nous parler du sentiment amoureux. Une illusion b i e n r o d é e q u i e x p l o r e n o t r e c a p a c i t é à c r é e r d u réel à partir de notre imagination… C’est la quintessence même du théâtre !
Galin Stoev complètement in love
Théâtral magazine : De quoi parle Illusions ?
Galin Stoev : C’est un puzzle de moments piochés dans la vie affective de deux couples différents qui, au début de la pièce, vont bientôt mourir. Chaque couple commence à se souvenir des scènes de la vie conjugale : pas des grandes scènes d’amours ni de drames, mais des scènes insignifiantes et quotidiennes… Ce qui est drôle est de voir à quel point dans ces moments-là, l’un et l’autre ont perçu la situation de manière totalement différente à chaque fois Quelque part, c ’est une histoire sur la logique émotionnelle qui s’installe dans la vie d’un couple : sur les différentes grilles de lecture que chacun peut avoir lors d’un événement, et sur toutes les contradictions que cela évoque concernant l’idée classique de couple uni et indivisible. Donc, pour vous, l’amour n’est qu’illusions ?
Non, l’amour, c’est la capacité des êtres humains à se raconter des histoires, et à créer leur propre réalité à partir de ces histoires. C’est
partir de fausses pistes, de fausses impressions sur l’autre, pour, au final, trouver de vrais chemins de vie En fait, on se trompe tout le temps, on ne comprend jamais vraiment l’autre : on n ’arrive jamais à voir le même ciel étoilé, même si on regarde tous les deux dans la même direction ! Mais cette intimité, comme elle est très fragile, elle est aussi très belle. Dans le couple, chacun a une approche différente de la situation, mais dans des moments fugaces on arrive à se rencontrer ou l’on croit que l’on se rencontre et, à la fin, même si ce n’était pas vrai, c’était honnête. Donc la pièce est plutôt une ode ironique à l’amour qui se fabrique dans nos têtes à partir d’illusions
Drôle d’illusion, d’ailleurs : vous faites jouer ces “vieux couples” par de très jeunes comédiens…
Les jeunes interprètes ne jouent pas les vieux personnages mais racontent les souvenirs de ces vieux personnages à leur place. Pour les vieux, ces souvenirs viennent du passé, alors que pour les jeunes, il s ’agit de
quelque chose qui les attend. Ce croisement entre la mémoire et ceux qui la portent crée du trouble, puisque les jeunes, qui ne racontent pas leurs propres souvenirs, parviennent quand même à s’énerver ou à rire en revivant des scènes. C’est comme lorsque vous racontez à vos amis un film qui vous a touché : vous ne racontez pas vraiment le film mais ce qui vous a touché dans celui-ci, vous manipulez l’attention du spectateur pour le faire adhérer Sur scène, cela permet de créer une relation particulière avec le spectateur Il est interrogé à chaque instant sur ses propres choix de vie, sur ce qu’il aurait fait, lui aussi, à la place de ce vieux couple En quelque sorte, les comédiens sont des ouvriers qui travaillent pour que le vrai spectacle ne se passe pas sur scène mais dans le ventre et dans la tête du spectateur. Propos recueillis par
Pierre Terraz
n
au 7/05 à partir du 23 Avril
Illusions, de Ivan Viripaev, mise en scène Galin Stoev, Théâtre de la Cité, 1 Rue Pierre Baudis 31000 Toulouse, 05 34 45 05 05, du 23/04
T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024 5 7
@ L i e b ig
Do s s i e r
5 8 T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024
@ R o s e l l i n a G a r b o Invisibili, mise en scène Aurélien Bory
D le théâtre : une peinture vivante
ans Les Yeux de Mona, ce roman de Thomas Schlesser que tout le monde s ’arrache depuis sa parution, Mona risque de perdre la vue Son grand-père s ’est donné pour mission qu ’avant de se retrouver dans le noir, sa petite fille emmagasinerait dans sa tête toute la beauté du monde. Commence pour la jeune fille un parcours initiatique et contemplatif des plus grandes oeuvres dans les musées... Et si nous regardions nous aussi différemment le théâtre. Si nous envisagions les pièces comme des méta œuvres d’art, dont la scénographie serait une peinture vivante. Depuis toujours, le théâtre pour raconter le monde, se nourrit d’autres médias, avec une prédilection pour la peinture. Et la peinture a elle-même puisé dans des écrits. Guéricault a peint Le radeau de la Méduse d’après le rapport de Savigny, le médecin à bord de la frégate et Jules Sagot a monté Méduse d’après le tableau et le texte. Gaëlle Bourges a donné vie aux tapisseries de La Dame à la licorne dans A mon seul désir mais aussi aux peintures pariétales de Lascaux et à plusieurs tableaux comme Le verrou de Fragonard, ou Diane au Bain. Philippe Quesne s ’est inspiré du Jardin des délices de Jérôme Bosch pour imaginer un spectacle grandiose… Cette connivence entre les arts donne lieu à des réécritures infinies comme autant de mutations de notre histoire du monde. Et cette histoire du monde, plus elle s’imprègne d’art, plus elle nous décale dans une irréalité salvatrice pour appréhender notre réalité et en donner une version critique Alors comme Mona, regardons du théâtre, imprégnons-nous de théâtre.
Hélène Chevrier
Avec les interviews exclusives de Hortense Belhôte, Aurélien Bory, Gaëlle Bourges, Vincent Cespedes, Christiane Cohendy, Hector Obalk, Pauline Peyrade, Philippe Quesne, Jean-Michel Ribes, Christophe Roche, Laurent Ruquier, Olivier de Sagazan, Jules Sagot
T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024 5 9
Vincent Cespedes
Ce que le théâtre doit à la peinture
Pour le philosophe Vincent Cespedes, le théâtre surgit, tel un méta art, de la synergie de plusieurs d i s c i p l i n e s . E t l a p e i n t u r e y c o n t r i b u e e n f a ç o nnant les images de l’illusion sous une forme plastique ou scénographique.
Quelle est la nature du lien entre peinture et théâtre ?
Vincent Cespedes : Il existe depuis l'origine même du théâtre Dans la Grèce antique, il y avait le masque, qui était peint. Ce n'était pas seulement un costume, mais un moyen d'expression artistique propre qui symbolisait la dualité entre l'identité personnelle de l'acteur et ce qu'il représentait. Ça rejoint un peu le thème philosophique de la persona sur la nature changeante de l'identité Les costumes et les décors permettent de travailler la qualité de l'illusion qu'on produit Platon en parle dans La République au livre 10 : pour lui, l'artiste est un faiseur d'illusions qui utilise les arts plastiques pour augmenter la finesse de sa production Il s'en prend même à Zeuxis qui peignait tellement bien les raisins que les pigeons venaient picorer sa toile. On avait peur d’être dupé, d'être dans le spectaculaire Déjà Et quand mai 68 dénonce la mise en spectacle du monde à travers ce que Guy Debord appelle La société du spectacle, c ’est quelque part un retour à cette peur formulée par Platon Sauf que l’illu-
sion produite par le théâtre n ’ aveugle pas Elle permet au contraire de montrer, de dénoncer en étant créatif
La peinture fait donc partie intégrante du spectacle ?
Oui. Le théâtre crée des ponts entre les arts et à travers les cultures Ça fait voyager Le premier voyage théâtral, c'est un acteur qui doit être habillé et éclairé. C’est déjà une scénographie et une scénographie c’est de l’art visuel, de la peinture. Les pièces de Shakespeare étaient enrichies souvent d'éléments visuels, de peinture élisabéthaine, de costumes, de décors. Et bien avant ça, Vitruve dans le théâtre romain a écrit un livre sur l'importance de la scénographie au théâtre, expliquant comment l'architecture et la peinture contribuaient à l'illusion théâtrale. Il y a une fusion naturelle. Dans un jargon d'entreprise, on dirait que les arts plastiques font partie de l'ADN du théâtre L'opéra baroque avec ses décors extravagants et ses effets visuels mélangeait le théâtre, la musique et les arts visuels. La commedia dell’Arte a créé des personnages
stéréotypés avec les masques Elle a d’ailleurs influencé les dessins animés et même les mangas. En Turquie, le Karagöz est un théâtre d’ombres qui utilise des peaux de chameau et de bœuf pour projeter ce qu ’ on joue sur des écrans En Afrique, les liens entre le récit, la spiritualité, la célébration, l'identité sont l'essence de la théâtralité. L'Afrique c'est la puissance créatrice, le berceau de l'art Au Japon, au XVIIe siècle, le Bunraku mêle marionnettes, performances, textes dramatiques, chants et musique pour créer une expérience. Plus récemment, le théâtre contemporain va fusionner Shakespeare avec des éléments de théâtre coréen Peter Brook a popularisé ce genre de théâtre interculturel et le but c'est de créer un nouveau langage. Complexifier la transmission émotionnelle nécessite une ingéniosité artistique incroyable Le théâtre se régénère à travers la synergie artistique d'horizons différents, et vise l'Art total, Gesamtkunstwerk en allemand Romeo Castellucci revendique de faire de l’art total et le nom de la société qu’il a fondée, Socìetas Raffaello Sanzio, est d’ailleurs inspiré du peintre de la Renaissance italienne Raphaël. Le théâtre se veut expérience immersive de plus en plus Parce que l'expérience théâtrale doit être unique, soit pour nous soulager de nos peines par la catharsis soit pour nous faire accéder à un degré de réalité supérieure et à un regard critique
Le théâtre se construit à partir des autres arts Mais que leur apporte-t-il ?
En Europe, depuis 60 ans, il y a l'idée de questionner la notion de modèle en art et la notion des formes artistiques Donc l'art questionne l'art Et le théâtre permet ça
D O S S I E R
6 0 T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024
Le théâtre permet toujours du méta Il y a une sorte de mise en scène philosophante du théâtre. On utilise des éléments visuels et narratifs pour explorer les thèmes de l'identité, de la mémoire et de l'expérience sensorielle L'identité est théâtrale, or l'extrême droite croit que le spectacle de l'identité correspond à une naissance et ne peut pas être joué Pour la droite, l’identité est jouable mais très transgressive Et pour la gauche, l'identité est un jeu J(e) La mémoire est aussi questionnée au théâtre du fait du colonialisme. Nous sommes aujourd'hui dans une digestion de l'aventure coloniale française, à laquelle s'ajoutent les grands traumatismes du XXe siècle Le théâtre est toujours une catharsis civilisationnelle et pas simplement individuelle. Le théâtre c'est l'expérience autocritique d'une civilisation Et puis quand on parle d'art visuel et de théâtre mélangé, on insiste sur l'expérience sensorielle, parce que le théâtre lutte pour sa survie. C'est darwinien ; il y a une sélection naturelle des médias nouveaux, et le théâtre doit permettre aux spectateurs de vivre quelque chose qu'ils ne trouvent nulle part ailleurs dans un monde qui se digitalise. Mémoire, identité, expérience sensorielle c'est vraiment les enjeux de ce croisement L'art visuel qui peut être décoratif, devient au théâtre un ajout extrêmement politisé du questionnement existentiel des artistes et des citoyens.
Niki de Saint-Phalle tirait à la carabine sur ses tableaux Pauline Peyrade écrit sa pièce A la carabine en pensant à elle. Là c’est le procédé, la performance qui fait théâtre.
Andy Warhol ou Jean-Michel Basquiat ont inspiré des spectacles et
des comédies musicales à Broadway Ça montre que l'art et le théâtre, bien que différents dans leur forme de communication, partagent des fondamentaux communs : raconter une histoire, susciter des réponses émotionnelles. Et des spectacles comme Sunday in the Park with George inspiré du tableau de Georges Seurat Un dimanche après-midi à l'Île de la Grande Jatte ou Lempicka sur la peintre polonaise Tamara de Lempicka illustrent cette idée en faisant le pont entre peinture et performance théâtrale L'art émerge aussi d’une narration visuelle et performative Cela a été révolutionné par l'intégration de la réalité virtuelle. Wonder.land revisite Alice au pays des Merveilles au théâtre national de Londres Ça offre des nouvelles perspectives sur l'immersion et l'intégration du spectateur. On en revient à Calderón avec La vie est un songe sur la nature de la réalité et sa perception On voit aussi beaucoup de spectacles où on assiste à la création de peintures en direct sur scène Sandra Abouav monte Le royaume de Billie Bou pour les enfants avec une dessinatrice et ça marche vraiment Il y a beaucoup de vidéos sur les réseaux sociaux où on voit l'artiste en train de peindre C'est magique, c'est déjà une performance en soi de créer de l'art visuel. Le process de l'art se faisant est théâtral Peu im-
porte la perfection du geste, l'acte de création renvoie à la création de l'univers, à la puissance créatrice, qu'on a tous en nous Ça ne suffit pas d'être ; il faut imprimer le monde. C'est un enjeu très important au théâtre parce que c'est évanescent On a parlé de la captation la dernière fois et un théâtre sans captation est un moment qui n'est pas imprimé La peinture lui donne une trace.
Le théâtre anime, réanime le passé. Il met de la vie dans tout… Oui parce qu’il a cette capacité à engager le public La narration doit être interactive Je pense qu ’ on va aller de plus en plus vers un théâtre “dont vous êtes le héros”. Les livres “dont vous êtes le héros” des années 80 90 avec choix multiples, sont une sorte de métaphore de la démocratie et de la co création Les humoristes peuvent se permettre ça. Fabrice Luchini le fait aussi en proposant un spectacle unique Et ça, Netflix ne peut pas le faire En revanche, l'art visuel peut faire cette passerelle, faire en sorte que le décor et la scénographie évoluent en fonction des décisions du public Le maître mot va alors être la réactivité
Propos recueillis par Hélène Chevrier
n www vincentcespedes com n Cespedesart com
L E T H É Â T R E : U N E P E I N T U R E V I V A N T E T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024 6 1 @ E r n e s t d e J o u y
@ d r
Hector Obalk Critique histrionique
Depuis quelques années, les shows du critique et historien d’art Hector Obalk font salle comble. Cela ne relève ni du théâtre, ni de la conférence Il a inventé un genre de spectacle inédit dont le public se régale.
Êtes-vous historien ou critique d’art ?
Hector Obalk : Un historien d’art autodidacte et un critique d’art Un passionné devenu un connaisseur à force de travail Un chercheur
Vous parlez peu de la vie des peintres et des circonstances dans lesquelles les œuvres ont été créées. Vous faites de la critique structuraliste ?
Je dirais plutôt que je fais de la critique esthétique. C’est moins ce dont parle le tableau qui m’intéresse que la manière dont il est peint. Quant à la vie de l’artiste, elle ne compte que si on en lit les effets sur son œuvre.
Vous avez été l’un des premiers à filmer, pour Rive droite-Rive
gauche, l’émission de Thierry Ardisson sur Paris Première, les œuvres dont vous parliez avec une caméra-stylo.
Grâce à quoi j’ai appris à comparer les détails des tableaux On peut dire que c ’est à l’âge de 40 ans que j’ai fait mes classes. Ça m ’ a donné une connaissance intime des œuvres Là où les autres s ’enferment en bibliothèque, j’ai passé le plus le plus clair de mon temps dans les musées, les églises, les palais. Entre 2009 et 2017 vous avez réalisé pour Arte Grand Art, une série de 23 documentaires. Certains vous reprochaient de trop apparaître à l’image.
Je me filmais en train de filmer les tableaux et c ’est vrai que j’ai un
côté histrionique qui détend l’atmosphère Moi, je choisis toujours la solution la plus pédagogique. En 2017, Bruno Patino, le directeur des programmes d’Arte, a mis fin à Grand Art.
J’ai alors eu l’idée de faire de la scène J’avais fait une tentative à la Géode en 2013 avec Michel-Ange, mais mon texte était trop littéraire. D’ailleurs je n ’aime pas le par-cœur Le meilleur commentaire du monde passe moins bien qu ’ une bonne improvisation Et c ’est en mai 2019 que je me suis lancé sans texte préparé à l’avance.
Vos spectacles commencent par un court sketch sans rapport avec le sujet.
Je ne le fais plus Je parlais de tout ce qui m ’obsède dans la vie : la différence entre les hommes et les femmes, entre la gauche et la droite, entre la vanité et l’orgueil Mais j’ai arrêté Il y a suffisamment matière à réfléchir et rire avec l’histoire de l’art.
Vous avez le trac ?
Zéro trac Parce que je n ’ai pas un ton d’acteur ou de professeur, je parle comme je vous parle maintenant Et puis je suis porteur de choses tellement belles que ça empêche tout trac.
Vous vous considérez comme un artiste ?
Oui, dans son genre Un genre mineur - la critique d’art - mais un genre qui existe.
Propos recueillis par Jacques Nerson
n Toute l’histoire de la peinture en moins de deux heures, par Hector Obalk. 13e Art, 30 Place d’Italie 75013 Paris, 01 48 28 53 53, tous les lundis soirs à 20h, réservations sur grand-art online, jusqu’au 3/06
D O S S I E R
6 2 T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024
les meilleures pièces de théâtre sur vos écrans
... w w w. C Y R A N O T V. c o m L a p l a t e f o r m e v i d e o 1 0 0 % t h é â t r e
Hortense Belhôte
L’art, toute une histoire !
C e t t e c o m é d i e n n e e t h i s t o r i e n n e d e l ’ a r t e s t e n r é s i d e n c e a u M u s é e d ’ O r s a y p o u r d e u x “ p r o m e n a d e s p e r f o r m é e s ” c h a q u e m o i s , a v a n t u n s p e c t a c l e p a r t i c i p a t i f e n mai. Elle offre une relecture des collections d a n s u n e a u t r e p e r s p e c t i v e , c h a c u n e d e s e s d e u x d i s c i p l i n e s n o u r r i s s a n t a l l è g r ement l’autre.
@ D r
Elle est comédienne et historienne de l’art. A moins que ce soit l’inverse Dès sa jeunesse, Hortense Belhôte a navigué entre ces deux univers, ces deux spécialités Etudes d’histoire de l’art menées de pair avec le Conservatoire d’histoire dramatique. Elle aime les deux. Ne choisit pas, pas de césure, de frontière “J’ai toujours aimé passer du théâtre à l’histoire de l’art et les faire dialoguer, au gré de performances et conférences”. On l’a vue dans des lycées, dans des théâtres. Nouveau terrain de chasse : le musée De février à mai, chaque mois, Hortense Belhôte prendra ses quartiers au Musée d’Orsay (“66 ans d’histoire de l’art seulement, mais des milliers d’œuvres et une infinité de styles”) pour un concept innovant, des promenades performées Elle raconte autrement l’histoire de l’art, promettant une “relecture des collections dans une perspective féministe, queer et libertaire”. Cela
tient évidemment au choix des œuvres, mais aussi à la façon dont elle les (re)visite, les évoque Et sa pratique théâtrale les éclaire évidemment différemment
Hortense Belhôte aime aussi se présenter comme une “vulgarisatrice professionnelle” mais assure : “Il ne s ’agit pas de vulgariser la peinture, mais les savoirs, d’outiller les gens sur des dynamiques d’esprit pour qu’ils regardent seuls ensuite. Bien sûr, on peut vivre sans connaître Rubens et Caravage, mon but est plutôt d’offrir une façon d’accéder à un monde compliqué, à travers l’histoire de l’art. Un instrument pour développer l’esprit critique et la sensibilité… “
Les “promenades” d’Hortense Belhôte sont malicieusement soustitrées Escape game. Une façon de dire que c ’est un jeu de piste auquel
sera confronté le public, mais aussi sa maîtresse de cérémonie. “C’est un numéro d’équilibriste Les participants chercheront la sortie, tout comme moi !” Elle rit
Chacun des parcours proposés sera différent et débouchera, en mai sur la création d’un spectacle participatif dans l’auditorium du musée d’Orsay
Nedjma Van Egmond
n Promenades performées au Musée d’Orsay, par Hortense Belhôte, les jeudis 29/02, 28/03, 25/04 à 19h et 20h30
n Escape Game le spectacle, à l’Auditorium du Musée, du 30/05 au 2/06
D O S S I E R 6 4 T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024
Olivier de Sagazan Sculpture vivante
Olivier de Sagazan a fait des études de biologie. Mais ce n ’est pas la voie qu’il a choisie Cet artiste hors norme, père et oncle de trois autres artistes reconnues Zaho, Leila Ka et Lorraine, sculpte l’argile sur son propre corps dans des performances sidérantes de sens. Sa quête ? Comprendre le vivant.
Comment en êtes-vous venu à vous recouvrir d’argile ?
Olivier de Sagazan : En 1998, je bataillais contre une sculpture depuis des semaines et n'arrivant pas à lui donner la vie, j'ai eu l’idée un peu étrange de me recouvrir d’argile et de me filmer : ainsi, pensaisje, aurais-je à coup sûr la vie à l’intérieur de ma sculpture Le résultat est allé bien au-delà de ce que j’imaginais. J’avais inventé un masque mouvant qui pouvait faire jusqu’à 30 cm d'épaisseur et qui me permettait en quelques secondes de passer d’un visage impeccable de fonctionnaire en costard cravate à un monstre innommable. J'ai mis le film sur YouTube et cela a fait un tel buzz que depuis, des directeurs de théâtre des quatre coins du monde m'ont appelé pour refaire cette performance sur scène. Pourquoi est-ce si captivant à voir ? Ce mode de création est un travail en aveugle qui supprime l’auto-censure Quand je peins ou sculpte, j’observe mes œuvres, je les évalue et je les corrige. Sous l’argile, je suis dans ma nuit intime et n ’ avance que par rapport à mes affects et sensations de l’instant Je ne juge pas ce que je fais Et cela laisse des
visages "hors norme", venus d’on ne sait où, apparaître De plus avec cette gangue d’argile sur le visage, je suis rapidement comme, "ailleurs" dans un état de modification de conscience très étrange. Tout masque est un amplificateur de présence, alors imaginez quand celui-ci recouvre tout votre corps ! Il y a 3 milliards d'années, il n'y avait que de l'argile sur Terre. La vie est née de là. Il y a donc comme une puissance dans l’argile, une forme de vie embryonnaire
Il y a une dimension très politique dans vos performances, que ce soient Transfiguration, Hybridation, ou Le Dictateur dans lequel vous reprenez un discours d’Emmanuel Macron... Oui les mots de Macron comme de tout homme politique, sortant d’un visage défiguré, une "tête-viande " aurait dit Deleuze, d'un seul coup ça peut devenir terrifiant et très révélateur ! Il m’importe comme Antonin Artaud "d'amener la vie sur scène" et pour y arriver, il faut introduire le hasard et mettre les personnages dans une situation de déséquilibre. La part animale ressort d'autant plus On va au-delà du texte En travaillant avec des metteurs en scène comme Roland Auzet
et prochainement Fabrice Murgia, je suis amené à insérer cette technique dans le théâtre, la danse, ou l'opéra Imaginez un corps recouvert d’argile un peu à la Quasimodo et qui chante La Messe en UT de Mozart, le contraste que cela produit m'intéresse énormément
Le dénominateur commun de tout mon travail, c'est l'idée même de la défiguration. Celle-çi permet de réaliser que tout visage est un masque et qu’il faut l’ouvrir ou le déformer pour tenter de comprendre ce qu’il "veut" nous dire. C’est tout l’inverse d’un acte mortifère, c ’est un désir de comprendre la logique du vivant.
Propos recueillis par Hélène Chevrier
n 4/03 Transfiguration, L’Auditori à Barcelone n 4 et 5/04 la Messe en UT, de Mozart à l’opéra de Limoges
n 16/03 Nos coeurs en Terre, dans le cadre de DansFabrik à Brest
n 23/03 Transfiguration, à la Manufacture de Nancy dans le cadre du Festival Micropolis n 11 et 12/04 Il nous est arrivé quelque chose, au CDN de Normandie-Rouen n 14/05 Transfiguration, au Tangram d’Evreux
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T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024 6 5 L E T H É Â T R E : U N E P E I N T U R E V I V A N T E
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Gaëlle Bourges
Traduire des images
La chorégraphe Gaëlle Bourges, dont le sublime AUSTERLITZ t o u r n e e n c e m o m e n t , t r a v a i l l e b e a u c o u p à partir d’images du passé, que ce soit les peintures pariétales de la grotte de Lascaux, les tapisseries du Moyen  g e d e La Dame à la licorne, Le verrou d e F r a g o n a r d , Olympia de Manet ou les cariatides du Parthénon… En f a ç o n n a n t c e s o e u v r e s s u r s c è n e d a n s d e s s p e c t a c l e s chargés de notre histoire, elle en extrait du sens et un regard critique sur notre monde contemporain
Qu’est-ce qui vous a amenée à parler sur scène de peinture et plus largement d’art ?
Gaëlle Bourges : Ça m ’ a permis d’abord de raconter les histoires qui sous-tendent les œuvres anciennes.
J'ai découvert les Beaux-Arts assez tard Mes premiers souvenirs, c ’est adolescente, avec une exposition des danseuses en bronze d’Edgar Degas Et puis le peintre Caspard Friedrich J'avais été frappée par l'atmosphère que je ne connaissais pas du musée, très bourgeoise, feutrée, avec son silence C'est comme si j'avais voulu transposer la beauté de ces lieux calfeutrés dans la boîte du théâtre Et c ’est paradoxal, parce que je déteste les spectacles avec des beaux décors et des beaux costumes J'ai adoré le travail initié dans les années 90 par Jérôme Bell, Xavier Leroy, la Ribot ou Alain Buffard : des pièces hyper performatives, sans narration, souvent avec des gens nus, et qui mettent en avant l'expressivité même du corps Je me suis identifiée à ce mouvement-là Et en même temps je me suis autorisée, alors que c'était perçu comme un truc complètement rin-
gard, à écrire des histoires. Un certain nombre de vos spectacles est dédié aux enfants. Y a-t-il une dimension pédagogique dans ce que vous montrez ?
Oui, bien sûr, puisque je raconte les histoires qui sous-tendent les oeuvres anciennes Dans Suzanne au bain par exemple, il est question d'une femme qui se baigne nue et qui est espionnée par des vieux qui veulent profiter d’elle. J’avais tout de suite remarqué la distribution des rôles très genrée dans les musées : ce sont majoritairement les femmes qui sont nues et allongées sur des lits, contrairement aux hommes qui sont plutôt à cheval avec des sabres. Je trouve intéressant de le faire savoir aux enfants. L’art ancien traduit en images les récits mythologiques. Et cette traduction m'intéresse beaucoup, parce qu’il y a toujours un écart entre le récit et une image. En ce qui me concerne, l’écart se situe plutôt entre le récit et les actions chorégraphiques Dans OVTR (ON VA TOUT RENDRE) par exemple, on utilise de grandes bâches en plastique sur scène et du
scotch, qu ’ on arrache de façon très sonore, afin de traduire la violence du geste des Anglais sciant les Métopes du Parthénon sur l’Acropole, à Athènes, au début du XIXe siècle. Ces images parlent-elles différemment des textes ?
Pour les peintures des grottes préhistoriques, on ne sait pas quel mythe était à l’œuvre pour les représentations, et on a trouvé d’ailleurs beaucoup de signes abstraits, en plus des animaux La peinture ancienne a ensuite raconté des scènes de la mythologie, donc - des histoires qu'on ne connaît plus. Et une image dit autrement ce que le récit dit : c ’est une couleur, une matière qui fait ressentir la violence des vieillards tentant d’abuser de Suzanne, par exemple On vient en tout cas d'un monde éminemment visuel, et aujourd’hui on vit plus que jamais immergé dans les images qui circulent sur nos écrans Il est essentiel d’être capable d'avoir un regard critique C'est-à-dire que nos yeux puissent voir, mais pas seulement voir : mettre en perspective, créer une distance Quand on a un rapport critique avec le monde, qu ’ on connaît l’histoire des différents médiums et l'histoire des représentations, on peut être plus serein.
Propos recueillis par Hélène Chevrier
n AUSTERLITZ, conception & récit Gaëlle Bourges Le 1/03 Théâtre Antoine Vitez à Ivrysur-Seine Du 5 au 7/03 Théâtre de la Vignette à Montpellier
D O S S I E R
6 6 T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024
@ D a n i e l l e V o i r i n
Aurélien Bory
La peinture comme partition
Dans Invisibili, le chorégraphe Aurélien Bory s ’ empare du Triomphe de la Mort, une fresque peinte en 1446 sur le mur d’un hôpital de Palerme et maintenant exposée à la galerie du Palais Abatellis à Palerme Reproduite grandeur nature sur un rideau de scène de 6 mètres sur 6, elle sert de partition à une transposition contemporaine où la mort rôde plus subrepticement sous la forme de la maladie et de la misère.
Pour Invisibili, vous êtes parti d'une fresque qui s'appelle Le Triomphe de la Mort Qu’est-ce qui vous a inspiré ?
Aurélien Bory : J'ai reconnu quelque chose de l'ordre du mouvement, de la danse. Et en même temps un sujet théâtral dans cette mort peinte en gros. Parce qu ’ au théâtre, la mort s'invite toujours en toile de fond.
Comment avez-vous construit le spectacle à partir de cette première impression ?
En prenant la fresque vraiment physiquement, comme une partition scénique. Il fallait la mettre sur le plateau, la lire et l'interpréter Et puis il y avait l’idée de s'amuser avec On l’a reproduite grandeur na-
ture sur un rideau de scène pour que les interprètes jouent avec, la touchent Je ne voulais pas qu ’elle serve uniquement de décor. Quel sens donner à cette fresque ?
Ça dépend de la personne qui la regarde, de son rapport à la mort Elle résonnait très fort à l'époque dans cet hôpital bâti pour accueillir des mourants et des pauvres victimes de la peste noire qui sévissait à Palerme On peut l’interpréter comme un acte de consolation : personne n’échappant à la mort, on va tenter de la représenter Le recours à l'art est une réponse à la conscience de la mort. C'est peut-être pour ça que le peintre s ’est aussi représenté dans sa fresque et qu ’ on retrouve dedans les principes d’une suite de
Fibonacci (une suite où chaque nombre est la somme des deux précédents, ndlr). La composition du tableau tient dans une spirale qui part d'une fontaine - comme source de la vie-, passe par tous les corps et finit au nombril de la mort La vie et la mort tiennent dans un seul mouvement. Or, cette suite découverte un siècle plus tôt modélise de nombreuses formes vivantes ; c ’est en quelque sorte la formule magique de la vie
Les deux jeunes touchés par la mort dans la fresque deviennent dans votre spectacle une jeune femme atteinte du cancer et un jeune migrant.
J’ai voulu parler des migrants parce que quand on arrive à Palerme, on voit les bateaux qui s'échouent, vides, sur les côtes et parce que la Sicile est sur le sol africain, sur la plaque zoologique africaine qui frôle la plaque eurasienne et qui a donné cette ligne sismique avec l'Etna. Quant au cancer, il reste très meurtrier. La dramaturgie de la pièce est très proche du mythe d’Orphée dont on retrouve des éléments dans la fresque : une femme se meurt, le jeune homme traverse la mer pour aller la chercher et elle lui échappe malgré tout.
Ce n’est pas la première fois que vous travaillez à partir d’un tableau
Quand j'ai mis en scène Orphée et Eurydice j'avais travaillé sur un tableau de Corot que lui-même avait peint d’après l'opéra de Gluck Et en 2016, pour Corps noir, destiné au Musée Picasso, j'avais imaginé une scénographie autour de l'art pariétal. Parce qu'il y a cette dimensionlà chez Picasso.
Propos recueillis par Hélène Chevrier
@ R o s e l l i n a G a r b o L E T H É Â T R E : U N E P E I N T U R E V I V A N T E T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024 6 7
Laurent Ruquier
Mona Lisa n ’est pas couchée !
C’est un projet qu’il portait depuis près de 20 ans : une p i è c e s u r La Joconde . L a u r e n t R u q u i e r a v a i t p e n s é l a faire poser devant Léonard de Vinci ou encore dialoguer avec Le Penseur de Rodin. Il a finalement opté pour un s e u l e n s c è n e d e M o n a L i s a . C o m m e u n e c o n f é r e n c e spectacle du modèle et de l’œuvre. Depuis le 15 février, la pièce est à l’affiche du théâtre de l’Œuvre, un théâtre qui n ’ a jamais si bien porté son nom !
Pourquoi cette fascination pour La Joconde ?
Laurent Ruquier : C’est la star française à travers le monde depuis qu ’elle a été volée en 1911 Une vraie vedette Je la trouve belle Plus on la regarde, plus on apprend des choses sur elle, et plus on a envie d’en savoir encore. C‘est assez obsessionnel. Elle est surexploitée dans la publicité, et toujours d’actualité Léonard de Vinci a voulu peut-être montrer la femme idéale comme il avait montré l’homme idéal quant il a reproduit l’homme de Vitruve. Cette femme est surement multiple : celle qui a posé, un peu sa mère, son assistant, lui-même Elle est tout cela à la fois Qu’il l’ait emmenée avec lui en France montre bien que c’était un tableau particulier pour lui. Que souhaitez-vous nous apprendre ?
Qui elle est, son histoire On a dit des choses hallucinantes sur ce personnage qui hante à travers les siècles l’esprit des chercheurs. Je tords le cou sur scène à toutes ces histoires J’ai fait vérifier tout ce que je raconte, je n ’ai rien inventé, je ne
pars que de ce que disent les spécialistes Je me suis amusé avec les anachronismes. Elle donne sa ver-
sion, va rétablir sa vérité à elle Elle parlera aussi de toutes les autres Jocondes qui existent : celle de Dali, des fausses Jocondes, de la Joconde nue peinte par Léonard, celle de Botero Elle a inspiré beaucoup d’autres artistes à travers les siècles, mais reste, elle, l’original !
Qu’attendez-vous du spectateur ?
Qu’il s ’ amuse et apprenne des choses justes, comme je l’ai toujours fait dans mes émissions C’est un spectacle plus historique que les autres Je me suis amusé à la faire parler… Elle parle français depuis le temps qu ’elle est chez nous ! Elle a ses papiers ! Il y a un peu de musique, car des chansons parlent d’elle comme celle assez amusante de Barbara J’aurai pu appeler le spectacle “Elle Louvre” enfin !
Le procédé consistant à mettre un sujet de tableau sur scène est-il inédit ?
J’ai l’impression Jules Verne avait écrit une pièce sur ce tableau, Raimu a joué La Joconde dans un seul en scène à la Cigale. Il était en costume et jouait Mona Lisa Je n ‘ai pas souvenir qu ’ on lui ait donné tant que ça la parole Karina Marinom, qui a un pouvoir comique incroyable, va être en Joconde dans le cadre dont elle sortira de temps en temps C’est un sujet de tableau qui se raconte depuis le moment où elle pose pour Léonard de Vinci jusqu’à sa participation au clip de Beyoncé et Jay-Z.
Propos recueillis par François Varlin n La Joconde parle enfin, de Laurent Ruquier, avec Karina Marimon, mise en scene Rodolphe Sand Théâtre de l’Œuvre, 55 rue de Clichy 75009 Paris, 01 44 53 88 88, à partir du 15/02
D O S S I E R
6 8 T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024 © E d d y B r i e r e
Philippe Quesne
La peinture, archive de l’humanité
Metteur en scène et directeur de La Ménagerie de Verre depuis 2022, Philippe Quesne a un parcours singulier. E x é l è v e d e s A r t s d é c o r a t i f s d e P a r i s , i l a é t é s c é n og r a p h e p e n d a n t d i x a n s a v a n t d e d é v e l o p p e r a v e c s a c o m p a g n i e V i v a r i u m S t u d i o d e s s p e c t a c l e s t r è s p l a stiques souvent inspirés de toiles de maîtres.
Vous êtes venu au théâtre par la scénographie Quel impact cela at-il sur votre travail ?
Philippe Quesne : J'ai souvent disséminé dans mon travail des références très concrètes à la peinture C'était le cas dès le début avec La Démangeaison des ailes puisqu'on citait un fragment de La chute d'Icare qui est un détail du tableau de Peter Bruegel Et j'ai ensuite régulièrement utilisé Jérôme Bosch : L’escamoteur a influencé L'effet de Serge dans lequel un artiste présente des spectacles d'une minute dans un appartement et j’ai créé l’année dernière Le Jardin des Délices qui tourne encore On pourrait presque dire que La Mélancolie de Dürer a inspiré La mélancolie des dragons avec des chevaliers hard rockers qui parlent un peu de peinture dans la neige et Dürer subrepticement projeté sur un ballon gonflable Je m’inspire des peintres comme je le ferais d’un texte de théâtre ou d’un roman. Ce n'est pas propre à mon travail. Les grands metteurs en scène ont toujours travaillé avec des scénographes qui étaient aussi des peintres :
Chéreau avec Richard Peduzzi, Vitez avec Yannis Kokkos, JeanPierre Vincent avec Jean-Paul Chambas, Bernard Sobel avec Titina Maselli Sebastian
Dans votre spectacle du Jardin des délices, vous vous éloignez de la toile de Jérôme Bosch… On s'en est vraiment affranchi. Je ne voulais pas reconstituer le tableau Si on a envie de le voir, on peut aller au Musée du Prado à Madrid Je pourrais faire une centaine de spectacles à partir de ce tableau. C'est une toile qui nous imprègne même sans qu'on la connaisse. Elle a été déclinée de plein de façons Que vous apporte un tableau ? C’est une matière fantastique et j’ai l’impression de pouvoir m ’ en emparer librement. De me plonger dans des peintures du XVe ou du XVIIIe m'a amené aux textes romantiques de cette époque-là Cela me rassure de savoir que des peintres au XVe siècle ont déjà abordé des questions qui m’intéressent et me permettent de m’inscrire humblement dans cette longue histoire Je pense qu’à toute époque il y a eu des connivences entre peinture et théâtre et peinture et danse. Beaucoup
de peintres ont peint des catastrophes, des naufrages, des irruptions volcaniques. Ils puisaient forcément dans les manuscrits de leur époque Sauf qu ’ on n ’ a pas tout gardé, beaucoup ont été perdus, ou détruits Dans les années 40, les peintres abstraits ont donné à des metteurs en scène envie d’épurer leur scénographie. Aujourd’hui encore Romeo Castellucci s'inspirait dans ses premières pièces du photographe Joel-Peter Witkin qui travaille beaucoup avec les monstres et les gens déformés. Pina Bausch proposait un univers plastique proche d'une fabrique de paysages
La peinture recèle des archives de l'humanité C’est une mine d’inspiration
Propos recueillis par Hélène Chevrier
n Le Jardin des délices, Le Carré-Les Colonnes, Saint-Médard-en-Jalles, les 5 et 6/04
T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024 6 9
L E T H É Â T R E : U N E P E I N T U R E V I V A N T E
@ d r
Jean-Michel Ribes
La peinture dramatique
A v e c Musée haut, musée bas , p i è c e g é n i a l e c r é é e e n 2004, dont il a également tiré un film en 2008, JeanM i c h e l R i b e s m o n t r e b i e n p l u s q u e l e s m u s é e s . C ’ e s t aussi un hommage à tout ce que le théâtre doit à l’art et à la peinture.
Que représente la peinture dans votre parcours ?
Jean-Michel Ribes : Enfant, je voulais être peintre Peut-être parce que le deuxième mari de ma mère, Jean Cortot, était peintre. J'ai donc beaucoup dessiné mais j’ai choisi le théâtre parce que je n'étais pas très équipé pour la réalité Comme je le dis dans Musée haut, musée bas, je respire mieux dans un musée que dans une forêt. Pour moi la peinture, c'est l'écologie de l'écriture. Les peintres nous aident à sortir de l'étouffement de la réalité Musée haut, musée bas justement, c’était un hommage à cette peinture que vous aimez ?
C'était l'idée de parler des musées comme on n'en parle pas, de montrer l'envers du décor pour peut-être ridiculiser le discours habituel sur
l'art. Il y a de plus en plus de musées, de plus en plus de gens qui y vont et un côté bien-pensance Je me sentais légitime d'en parler Quand j'ai pris la direction du Rond-Point, il y avait des musées d'Art moderne, mais pas de théâtre d'Art moderne. J'ai voulu que cela en devienne un et j’en ai fait un théâtre pour des auteurs vivants
Qu’est-ce que le théâtre apporte aux œuvres d’art, à la peinture ? Je ne suis pas sûr que cela aille dans ce sens là Je crois plutôt que c'est la peinture qui apporte au théâtre Avant la Renaissance, la peinture était une manière de montrer les choses. À part les mystères, il n'y avait pas de théâtre et quand on regarde les toiles de l’époque, on voit des scènes J'ai l'impression que dans la manière de dire le
monde comme peut le faire le théâtre aujourd'hui, la peinture a beaucoup apporté. Il y avait une dramaturgie dans les tableaux. Les toiles de Delacroix sont des récits dramatiques. La Joconde est une actrice du fait de sa capacité à séduire et à nous interroger ; c ’est du théâtre immobile. La Ronde de nuit de Rembrandt, c'est une scène de théâtre Il y a dans les tableaux une composition extrêmement mise en scène Cela change ensuite avec l’impressionnisme, où on ne trouve plus cette volonté de raconter le monde.
Et puis l’avènement de la photographie a obligé la peinture à se repositionner.
Oui mais la photographie était au début un témoignage de saisie du réel. Et pas forcément dans un décalage artistique Aujourd’hui, cela a changé
Vos pièces sont très imprégnées du surréalisme mais aussi d’absurde Oui et pourtant il n ’ y a pas une peinture de l’absurde. La peinture s'interdit beaucoup l'humour même s’il y a eu à la fin du XIXe le salon du portrait exagéré et encore aujourd’hui les dessinateurs de presse Je ne pense pas que les grands peintres approchaient l'humour comme Feydeau ou Labiche Le déjeuner sur l'herbe de Manet c'est plus provocant que drôle Picasso n'est pas drôle mais il sort des normes. Il y avait aussi dans l'expressionnisme allemand des peintures très moqueuses. Il y a quand même cette idée que le rire ne serait pas de l'art Alors qu’il y a une poésie du rire, notamment chez Alfred Jarry, ou Alphonse Allais. Ce sont des gens qui ont bousculé l’esthétique impérialiste et ont montré que le monde était ridicule, absurde Propos recueillis par Hélène Chevrier
D O S S I E R
7 0 T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024 @ C o p a t
Pauline Peyrade
Dans la violence de la création
A la carabine raconte la vengeance d’une jeune femme violée alors qu ’elle avait 11 ans. Pauline Peyrade a écrit ce texte saisissant en pensant à la plasticienne Niki de Saint-Phalle qui a peint certaines de ses toiles avec une carabine.
À la carabine est née de la façon dont Niki de Saint-Phalle faisait ses tableaux.
Pauline Peyrade : Elle emprisonnait de la peinture dans des poches de plâtre molles et elle tirait dessus avec une carabine pour les faire exploser et que la peinture coule Cela m'a beaucoup intéressée par rapport à la question de la violence et à sa réappropriation par les récits. Je me suis demandée ce que ce serait d’écrire armée comme Niki de Saint-Phalle Je n ’ai pas écrit littéralement avec une arme mais avec cette analogie dans la tête. Et puis, il y avait d'autres échos avec mon texte puisque Niki de Saint-Phalle a elle-même été abusée à 11 ans Ce procédé vous a-t-il aidée à écrire le texte ?
Niki de Saint-Phalle est une figure
importante pour moi depuis longtemps Elle a ressurgi de manière concrète dans mon travail parce que j'étais très en colère en écrivant ce texte. J’ai essayé de ne pas trop mettre à distance cette colère et de lui donner forme dans sa part brûlante, dans sa part aveugle et morale Le fait de travailler en pensant à Niki Saint-Phalle, m ’ a autorisée à le faire : elle a pris une carabine pour faire ses peintures. Ce n'est pas poli, ce n'est pas joli, c'est tout simplement violent C'est faire sentir et exister la violence sans chercher à l'adoucir, à la polir, à lui donner une forme acceptable. Parce qu'elle ne l'est pas. Diriez-vous que son œuvre a influencé plus généralement votre écriture ?
J’ai vraiment pensé à elle pour ce
texte-là Pour les autres, j’en suis moins sûre Mais la peinture est importante dans mes autres pièces. Dans Des femmes qui nagent, le texte est très visuel Les questions du cadre, du coup de pinceau, de la composition, m'ont beaucoup inspirée Et puis il y a quelque chose dans la lenteur de l'écriture qui me rappelle la peinture. Même lorsque vous écrivez votre roman L’âge de détruire ?
Cela n'a rien à voir Ecrire un roman m'a vraiment donné accès à la question du sensible par le regard, par la vue, par la description des objets Tout se passe dans des lieux alors qu ’ au théâtre tout se passe dans la langue, dans la parole Il y a des mots qui convoquent des lieux mais ils ne sont jamais écrits précisément parce que pour moi une longue didascalie qui détaillerait tout ce qu'il faut mettre sur scène n ’ a aucun sens Le metteur en scène est un imaginaire plastique et on ne peut pas lui dicter ce qu'il doit faire. Le théâtre est peut-être plus proche de la sculpture que de la peinture parce qu'il s'agit de sculpter en 3D un moment. C'est à la fois palpable et impalpable. Un livre on ne sait pas du tout dans quelle temporalité il va être lu Le rapport à la peinture est plus conscient dans mon travail de romancière que dans celui d’autrice dramatique.
Propos recueillis par Hélène Chevrier
n L’âge de détruire, de Pauline Peyrade, adaptation et mise en scène Justine Berthillot et Pauline Peyrade. Du 11 au 23/03 Théâtre Ouvert 75020 Paris, du 15 au 16/05 Comédie de Colmar
T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024 7 1 L E T H É Â T R E : U N E P E I N T U R E V I V A N T E
@ J L F
Christiane Cohendy
La représentation, héritière de la peinture
Avec Alain Françon, André Marcon et Evelyne Didi, Christiane Cohendy co-fonde le fameux et créatif Théâtre Eclaté d’Annecy dans les années 70. La comédienne relit ici dans son parcours une forte empreinte des artistes peintres et de la peinture En 2016, elle interprétait Tableau d’une exécution, dans une mise en scène de Claudia Stavisky, l’histoire de Galactia une femme peintre de la République de Venise chargée par le doge de peindre un tableau commémorant la bataille de Lépante (1571).
Pourquoi cette passion de la peinture ?
Christiane Cohendy : Pourquoi on aime ? Qui le sait ! J’ai toujours eu un lien avec le dessin et la peinture.
Tout mon chemin de théâtre a été accompagné de rapports avec la peinture Dès le début de mon aventure théâtrale, la question de la représentation de ce qu ’ on donne
à voir, qui est en droite fil l’héritière de la peinture, a été instruite, travaillée, consciente. Alain Françon a une relation à la peinture, une érudition, une connaissance de l’histoire de l’art formidable et toujours active dans son travail Notre première pièce était La Farce de Burgos ; dans le dispositif scénique apparaissait un tableau religieux puis un tableau de Gérard Fromanger, peintre participant du courant de la figuration narrative Tout en faisant ce qui procure du plaisir et qui a son identité propre, ces propositions étaient instruites par une éthique. Quels sont pour vous les rapports qu’entretiennent théâtre et peinture ?
Dans les deux cas il s ’agit de “représentations” : la représentation en peinture et la représentation théâtrale pour raconter le monde Dès la peinture médiévale on parle de “scènes”, de “ personnages ” , de “récits”. Le cadre du récit fait “tableau”, fait “plan”. Nous y voyons les trois unités de temps, de lieu et d’action. Peinture et théâtre sont donc liés de façon absolue Jusqu’à l’apparition de la photographie, la peinture était notre seule relation à la représentation du monde tel qu’il était. Donc lorsque l’on monte une pièce du répertoire, le metteur en scène dans ce qu’il va donner à voir est forcément dans un lien avec la peinture Il n ’ a pas d’autres sources. La référence est la peinture. Une pièce en costume d’époque, et nous sommes dans un tableau de Watteau, de Fragonard Quand avez-vous eu affaire à des peintres dans votre carrière ? I l s s o n t n o m b r e u x . I l y a e u d o n c
D O S S I E R
7 2 T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024
@ S i m o n G o s s e l i n
Tableau d’une Exécution de Barker qui est aussi un peintre, et Vermeer et Spinoza, pièce écrite par un très grand peintre Gilles Aillaud et dont le décor a été réalisé par un autre peintre Nicky Rieti en 1984 au Théâtre de la Bastille Une pièce mémorable Gilles Aillaud avait été également le décorateur du Faust-Salpetrière dans une mise en scène de Klaus Michael Grüber (1975) Pour Le Misanthrope, Jean-Pierre Vincent avait confié son décor à Jean-Paul Chambas, aussi un peintre. Ce sont ces expériences-là qui disent la relation entre le théâtre et la peinture
La pièce d’Howard Barker Tableau d’une exécution trouvait-elle une résonance particulière en vous ?
La pièce est formidable et le rôle immense, intelligent. C’est une femme peintre, Galactia, dans la lignée du Caravage inspirée d’un personnage véritable, Artemisia Gentileschi Une des rares grandes femmes peintres qui va prendre son destin en main Howard Barker écrit sa pièce dans les années 70, ce qui correspond à mes expériences de vie dans la chose artistique, il y a quelque chose de politique dans son engagement dans l’acte de peindre. Elle utilise sa peinture comme une arme Je ne prétends pas à un tel niveau d’engagement, mais quand nous fondions le Théâtre Eclaté d’Annecy après 68, nous investissions le champ social avec la question culturelle. Notre acte d’artistes s’inscrivait dans le chemin de la transformation de la société. Il y avait une continuité avec mes engagements politiques ; dans cette pièce, cette femme peintre prend la responsabilité artistique de décrire les horreurs de la guerre plutôt que célébrer une victoire
Un comédien est-il le vecteur d’une vision du monde, comme un peintre ?
Le metteur en scène nous choisit ; c ’est sa vision de la pièce que nous négocions avec notre relation au texte L’acteur ne domine pas tout Dans un décor, sous certaines lumières, dans certains costumes, nous choisissons les couleurs vocales avec lesquelles nous proposons cette réalité. C’est un carrefour de paramètres et de données très sensibles. Le grand peintre du tableau est le metteur en scène. L’acteur n’est pas une image mais une énergie, une texture forte et fragile qui se déploie dans l’instant.
Propos recueillis par François Varlin
Christophe Roche Voyager dans Magritte
C h r i s t o p h e R o c h e f a i t d e s s p e c t a c l e s e x c l u s i v e m e n t pour le jeune public. Dans Chut ! Une pomme, il l’invite dans l’univers surréaliste de Magritte. Son personnage, très inspiré du peintre, circule dans des toiles, les anime, les modifie
Christophe Roche n ’avait jamais abordé la peinture dans ses spectacles, mais il aime les surréalistes et rêvait secrètement d’écrire une histoire dans laquelle un personnage serait propulsé à l’intérieur d’un tableau Un peu comme Cecilia dans La rose pourpre du Caire qui traverse l’écran de cinéma. "Quand j'ai vu Guernica la première fois à Madrid, cela a été un choc je me suis assis sur un banc en face et j'ai eu envie de me promener dedans"
Le Covid et le confinement lui permettent de se mettre au travail. "Magritte, c'est un univers pictural très simple mais qui me fait rêver Beaucoup de ses tableaux ouvrent des portes dans ma tête Et donc, j’ai compilé plein d’œuvres et écrit une histoire. On est dans le salon d'un peintre entouré de trois immenses tableaux inspirés de l’œuvre de Magritte Le peintre vit avec une pomme enfermée dans une cage à oiseau et veut la croquer, mais elle s’échappe dans un des tableaux " La vidéo prend le relais de ce qui se passe sur scène dans une animation sur des écrans de l’œuvre de Magritte. "On ouvre une porte et un nuage sort". Tous les objets sur scène proviennent de l’univers de
Magritte, et les tableaux présentés ne sont pas des répliques exactes des vrais : Christophe Roche a confié le soin à un peintre de créer des toiles qui s ’ en inspirent, et où des éléments ont disparu pour les besoins techniques du spectacle Loin d’imposer une analyse, il préfère laisser les enfants s’imprégner de cet univers. "C'est une porte d'entrée dans l’œuvre à travers ma vision très personnelle" A laquelle il mêle d’autres histoires Ainsi le personnage ne parle pas sauf quand il a besoin d'endormir la pomme pour pouvoir la manger : "il va lui raconter l'histoire de Blanche Neige et dire : “attention ce n'est pas une pomme, c'est la représentation d'une pomme".
Il tient aussi à ce que la magie opère et que le public soit bluffé par les effets spéciaux Ce qui nécessite beaucoup de technologie en coulisses "C’est presque un spectacle de magie. Il y a des choses qui apparaissent et qui disparaissent. A un moment donné, le peintre remplit son verre d'eau et simultanément, le verre qui est dans le tableau se remplit aussi d’eau"
Pour concevoir le spectacle, Christophe Roche s ’est lui-même immergé dans l’œuvre de Magritte "Ce qui m'a intéressé surtout c'était de retrouver des vieilles interviews de lui où il parle de la poésie des objets. Et j’ai l'impression d'être un peu au même endroit".
Hélène Chevrier
n Chut ! Une pomme, spectacle de Christophe Roche, avec Laurent Bastide. 14 au 15/03 Le Polaris à Corbas. 19/03 Eole à Craponne 29/03 Centre culturel de La Ricamarie 19 et 20/04 TEC à Péage de Roussillon 17/05 Espace Tonkin à Villeurbanne
D O S S I E R
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@ L a u r e n t V e l l a
Jules Sagot
L’art au ser vice de la vérité
Avec Méduse, le metteur en scène et comédien relève le même pari que le peintre Théodore Géricault, à travers son Radeau de La Méduse, deux cent ans avant lui : ne pas juger un acte d’inhumanité avant de faire l’expérience de l’horreur dans laquelle ses coupables ont été embarqués.
Votre pièce retrace l’histoire d’un célèbre naufrage Vous êtesvous inspiré du tableau de Théodore Géricault, Le Radeau de La Méduse, pour la mettre en scène ? Jules Sagot : La pièce a pour matière principale Le Naufrage de la Méduse, un livre d’Alexandre Corréard et de Jean-Baptiste Savigny, qui est le témoignage de deux rescapés de l'échouement de la frégate Méduse partie rallier les côtes sénégalaises en 1816 Cette histoire tristement célèbre raconte l’errance en mer de l’équipage, alors que certains passagers ont eu recours au cannibalisme pour survivre Comme dans le livre, il y a dans le tableau de Géricault une volonté de témoigner de l’horreur : pour peindre, des survivants se sont ren-
dus dans son atelier et le peintre s ’est fait livrer des choses de la morgue, il est allé loin dans l’analyse de la putréfaction des corps. Mais Géricault a aussi ajouté sa propre interprétation à sa peinture, à partir de ses convictions politiques, notamment : il a ajouté des personnages noirs alors qu ’ aucun d’entre eux n ’ a été sauvé lors du naufrage. Au théâtre, nous sommes dans la même démarche, c ’est-à-dire que nous témoignons, mais nous sommes également dans une fictionalisation de la réalité. Au-delà des événements concrets, la pièce interroge la colonisation, l’humanité dans des situations extrêmes Comment l’homme se révèle-t-il à ces moments précis, dans l’animalité ?
Au théâtre comme en peinture, à quoi sert cette modification du réel ?
Il y a dans le travail de Géricault une forme de volonté d’être le grand témoin de l’histoire humaine Ce rêve d’éternité est paradoxal car, en même temps, le tableau a effacé l’histoire telle qu ’elle s ’est véritablement déroulée. Cette manière de “mythologiser” le réel est binaire : elle altère les faits mais elle raconte aussi, très sincèrement, l’événement dans toute son horreur Alors seulement, un fait historique peut entrer dans l’imaginaire collectif. Le tableau est devenu une forme de savoir partagé qui met tout le monde d’accord sur la complexité de l’horreur vécue. Contrairement au procès qui a suivi le naufrage, au XIXe siècle, montrer des images, en peinture comme au théâtre, c’est poser une condition : on ne peut pas juger en faisant l’économie de l’expérience. C’est pourquoi vous avez invité un artiste qui peint en “live” sur scène ?
Sur scène, nous invitons le peintre Jean-Michel Charpentier qui peint “ son radeau” pendant que nous jouons. Cette espace alternatif à la scène symbolise plutôt l’histoire qui est en train de s’écrire sous nos yeux : comme après un procès, où les croquis des dessinateurs de presse sont la seule chose matérielle, le seul témoignage qui demeure.
Propos recueillis par Pierre Terraz
n Méduse, du Collectif Les Bâtards
Dorés inspiré du Naufrage de la Méduse de Corréard et Savigny, avec Romain Grard, Lisa Hours, Jules Sagot, Manuel Severi et à l’image Christophe Montenez de la Comédie-Française
@ J L F L E T H É Â T R E : U N E P E I N T U R E V I V A N T E T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024 7 5
c l a i r a g e
Scapin au présent
Depuis l’âge de 14 ans avec Marcelle Tassencourt, puis à la Comédie-Française, Muriel Mayette-Holtz a pratiquement joué tout Molière. Ces rôles de jeunes premiers elle les connait donc parfaitement, avec leurs difficultés à interpréter : des personnages sous l’emprise de parents, faire-valoir de personnages très forts dans la tension entre leurs sentiments et leurs peurs du joug paternel. Elle met en scène Les Fourberies de Scapin au Théâtre de Nice et en tournée.
Les Fourberies sont-elles une farce ?
Muriel Mayette-Holtz : Oui, comme tout ce qui fait rire – et c ’est le génie de Molière Elle part d’une critique de la société et de la fracture entre deux générations, les pères et les fils. C’est intemporel. C’est une comédie héritée de la commedia dell’arte, donc avec une part d’improvisation dans le personnage de Scapin où l’on sent l’héritage d’un théâtre de tréteaux et d’une sorte d’improvisation autour de la violence.
Comment voyez-vous le personnage de Scapin ?
Scapin n ’est pas qu ’ un joyeux ; c ’est un très grand violent. Un voyou merveilleux au grand cœur. S’il n ’ y a pas de violence, il n ’ y a pas de voyou, et donc pas de comédie Il doit être terrible et attachant en même temps C’est une figure du théâtre classique qui célèbre un caractère, un aria. Un valet de comédie, comme l’Arlequin chez Goldoni ; il faut lui trouver du corps sinon ce n ’est pas drôle et très vite caricatural
Allez-vous enfermer Géronte dans un sac ?
La fameuse scène du sac est une épreuve, il faut se la réapproprier Qu’est-ce qui ferait peur de nos jours ? Ce n ’est pas de mettre quelqu’un dans un sac en lui tapant dessus avec un bâton ! Ça ne marche plus Un kidnapping aujourd’hui c ’est dans le coffre d’une voiture, il me semble Donc j’enferme Géronte dans le coffre d’une 2CV. C’est drôle parce que c ’est terrible. C’est là que Scapin nous parle aujourd’hui Une pièce a beau être classique, ce sont forcément des corps vivants qui la jouent On a le droit d’utiliser tout ce que l’on veut pour aller dans le sens de sa lecture si elle est honnête et respectueuse. Pour que ce soit drôle il faut que l’on croie vraiment que ça puisse faire peur
Le texte seul n’est donc pas efficace quelque soit la mise en scène ?
Toute lecture ou mise en scène est une trahison nécessaire Il ne faut pas être déconnecté de sa lecture
Muriel Mayette Holtz
Mettre en scène ce n’est pas une retransmission historique d’une ancienne représentation, c’est refaire vibrer un texte dans l’ici et maintenant. Si aujourd’hui un acteur doit prendre un accent pour faire peur, il va prendre un accent qui résonne dans la violence, la panique. Mon idée est guidée par ma lecture du texte Si je mets des costumes contemporains c ’est parce qu’il est difficile de porter des costumes XVIIe dans une voiture ! C’est une lecture sèche des rapports entre les générations et de la figure de Scapin aujourd’hui Propos recueillis par François Varlin
n Les Fourberies de Scapin, de Molière, mise en scène Muriel Mayette-Holtz. Théâtre National de Nice du 13 au 16/03. Théâtre Le Forum à Fréjus les 20 et 21/03 Théâtre La Criée - CDN de Marseille du 27 au 29/03 Le Grrranit à Belfort les 4 et 5/04
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© S o p h i e B o u l e t
Les Fourberies de Scapin
par Gilles Costaz
Scapin, “haute farce”
de Jacques Copeau à Muriel Mayette-Holtz de Daniel Auteuil à Denis Podalydès
Souvent regardée avec un certain dédain (celui qu ’exprimait Boileau à la création en 1671), la comédie Les Fourberies de Scapin acquit un nouvel éclat quand elle fut mise en scène par Jacques Copeau au début du XXe siècle. Le fondateur du Vieux-Colombier en fit un premier spectacle lorsqu’il était à New-York en 1917 et le reprit ensuite à Paris : il y eut même une représentation stupéfiante donnée place Saint-Sulpice, devant plusieurs centaines de personnes, en 1922 Le plus souvent Copeau jouait lui-même le valet dans un costume rayé par de larges boutonnières horizontales et Louis Jouvet le vieillard Géronte “Avec Les Fourberies, on a essayé une réalisation purement théâtrale et de pur mouvement, écrivait Copeau dans des archives retrouvées. On n ’ a recherché ni l’excentricité, ni la nouveauté pour elle-même mais, au contraire, par une certaine disposition des surfaces de jeu, par un certain renouvellement de la configuration et du relief scéniques, on a voulu rendre à une comédie immortelle sa configuration, son relief primitif, et se rapprocher ainsi d’une tradition
perdue dont l’esprit, s’il renaissait parmi nous, peut inspirer les talents éperdus d’aujourd’hui Ceux qui me raillent en me traitant de janséniste ne se doutent guère sans doute du goût que j’ai passionnément pour la haute farce”.
“Haute farce“ ! Cet appel implicite à un retour à la comédie éternelle, à partir de ce spectacle fondateur, fut très suivi. On ne compte plus les Scapin. Louis Jouvet en reprit le rôle central dans une mise en scène plus sarcastique, s ’appuyant sur une scénographie de Christian Bérard et une musique d’Henri Sauguet, au théâtre Marigny, en 1949 Et la Comédie-Française régala son public avec des Scapin dont les interprètes forment une liste très copieuse – la pièce étant l’une des plus jouées du répertoire : 1500 représentations depuis 1680 Qu’on se souvienne, ou plutôt qu ’ on essaie de se souvenir du jeune Jean-Luc Moreau que dirigea Robert Manuel en 1952 (Manuel jouait lui-même Géronte) et de l’étourdissant Robert Hirsch qu ’ en 1956, Jacques Charon avait entouré de Michel Aumont (en al-
ternance avec Jacques Sereys) et de Micheline Boudet et qui signait lui-même le décor et les costumes, d’autres titulaires du rôle comme Jean-Paul Roussillon et Alain Pralon. Mais le Français n ’allait pas en rester là avec le “plus habile ouvrier de ressorts et d’intrigues”nous y reviendrons, tandis que le théâtre voisin du Palais-Royal ne fut pas en reste : Jean Meyer y confia le rôle-titre à Jacques Echantillon en 1976. Un peu après, en 1988 Francis Perrin incarna le valet fourbe dans une mise en scène de Marcelle Tassencourt, au théâtre du château de Versailles. En région, c ’est Marcel Maréchal qui domine tout un courant de Scapin, en jouant la pièce pour l’ouverture de la Criée de Marseille en 1981 et en la faisant précéder d’un prologue de sa composition, Oh Scapin !
En 1990, coup de tonnerre avec Scapin joué par Daniel Auteuil dans la Cour d’honneur du Palais des papes pour le festival d’Avignon puis à Nanterre-Amandiers Aux commandes, JeanPierre Vincent précise : “J’ai tenté de restituer ce comique désespéré
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en faisant de Daniel Auteuil un brigand patibulaire, inspiré des gravures de Jacques Callot et aussi de la tête de l’anarchiste ronchon qu ’avait alors Bartabas En contrepoint de sa noirceur, je lui ai adjoint un enfant de huit ans, toujours pendu à ses basques, censé apprendre le métier en le regardant faire, un peu comme le Kid de Chaplin” (Le Théâtre français du XVIIe siècle, L’Avant-Scène Théâtre, 2009) Cette nouvelle image du domestique roublard a des longueurs d’avance sur le Scapin joué et filmé par Roger Coggio en 1980 et ouvre la porte à des possibilités comme celle de donner vie à un Scapin “reubeu” tel que le figura avec malice Smaïn dans une mise en scène de JeanLuc Moreau en 1994 au Gymnase
N’empêche que la pièce redevient vite le texte favori de la Comédie-Française. En 1997 et 1998, Jean-Louis Benoit réalise une mise en scène percutante qui va être portée par deux acteurs très différents et pourtant au service d’une même vision : Philippe Torreton et Gérard Giroudon (celui-ci jouant parfois Géronte quand il ne tient pas le rôle principal) La pensée de Jean-Louis Benoit s ’attache à une autre tonalité “C’est un Scapin mélancolique, dans une profonde solitude, dit-il. Il commence seul, il finit seul”.
La modernisation de l’action s’impose ensuite chez certains jeunes metteurs en scène comme Benoît Lambert qui donne une charge explosive à jouer à Emmanuel Vérité dans son spectacle de 1995 par sa troupe, le Théâtre de
la Tentative En 2008, au Montparnasse, Arnaud Denis s ’affirme plus classique mais puissant dans son jeu et sa mise en scène D’autres préfèrent revenir aux temps de Scaramouche et de la commedia dell’arte, pour mettre en valeur l’héritage d’où vient Molière : c ’est le cas de Carlo Boso, en 2012 et 2022, et d’Omar Porras, en 2009 et 2022
Et, à nouveau, la ComédieFrançaise sonne la charge ! C’est en 2017. Le spectacle de Denis Podalydès, qui revient à présent à l’affiche, avec peu de modifications dans la distribution, fit un effet considérable Dans Les Echos, Philippe Chevilley écrivit : “En vedette un Scapin d'anthologie Benjamin Lavernhe fait du valet voyou un Arlequin survolté, donnant tout sur scène, pour atteindre la transe et frôler l'épuisement... Dans un joli décor d'Éric Ruf reproduisant des docks XVIIe, Denis Podalydès rend leur fraîcheur et leur sauvagerie aux Fourberies de Scapin Souvent considérée comme mineure dans l'œuvre de Molière, la comédie se meut ici en farce cruelle”. Dans cette atmosphère portuaire réaliste, Benjamin Lavernhe s’imposait comme une révélation et Didier Sandre donne au personnage stéréotypé de Géronte une vérité stupéfiante et bouleversante sous sa drôlerie Autant de vertus qu ’ on va retrouver à la reprise de cette année
Les plus récentes mises en scène basculent le plus souvent vers des transpositions contemporaines En 2016, pour ses Four-
beries enlevées par un Denis Lavant aux cent facettes, à AnthéaAntibes et en tournée, “ en installant Scapin dans une bicoque un peu délabrée qui jouxte un ponton du port de Naples (décors Gérard Didier), Marc Paquien jette des ponts entre les tréteaux de la commedia dell’ Arte et les grinçantes comédies italiennes telles que les ont fourbies Dino Risi, Mario Monicelli et en suggère toutes les filiations en un spectacle vif et haut en couleur, un plaisir de théâtre tout tissé de rire et d’humanité » , selon Dominique Darzacq sur le site Webtheatre Aux matinées du théâtre Michel, en 2019, Jean-Philippe Daguerre garde l’atmosphère du XVIIe siècle sur l’étroit quai maritime où il concentre l’action mais son excellent Scapin, Kamel Isker, est bien d’aujourd’hui et subtilement oriental La même année, au théâtre 14, Tigran Mekhitirian va beaucoup plus loin dans la satire sociale immédiate. Les personnages sont dans un décor de squatt – en fait un assemblage de palettes - ; ils portent des tenues noires ou rouges, des sacs à dos, s’interpellent, s ’embrassent ou se battent sans ménagement. Des raps interviennent en cours de route, violents à l’égard de l’ordre légal C’est sans nuances mais le Scapin de Sébastien Gorski est tout à fait enflammé.
Au Théâtre National de Nice, en 2023 et cette saison, Muriel Mayette-Holtz installe la pièce dans une station-service dressée dans on ne sait quel désert et y fait tourner une voiture fatiguée et ses acteurs en short et sweat à capuche sur un sable, tous déchaî-
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Les Fourberies de Scapin
nés “Je m ’ amuse à mettre en scène ces punks à chien avec la merveilleuse troupe du TNN, la possibilité de rebattre les cartes et d’explorer un monde pauvre mais attachant, dit-elle Nous aurons une vieille 2CV en guise de sac et une pompe à essence comme lieu de rendezvous des mauvais coups ” . Olivier Frégaville-Gratian d’Amore, sur le site L’Œil d’Olivier, applaudit cette version punk, ses acteurs et l’interprète de Scapin dont il décrit le jeu et l’apparence : “Crête verte sur la tête, débardeur en maille trop court, pantalon rouge et manteau de fourrure blanc, Jonathan Gensburger a fière allure ” (Cet interprète est remplacé à la reprise par Augustin Bouchacourt).
L’écart de style d’une mise en scène à l’autre repose, on le voit, sur l’attachement au fonctionnement du génie classique ou la mise en relief des inégalités sociales telles qu ’elles ont traversé le temps
Beaucoup de jeunes acteurs ont été ou sont d’excellents Scapin. Faute de connaître toute cette richesse d’interprètes, on conclura cette rétrospective par quelques curiosités Sait-on que Claudel adorait le personnage et l’a transposé dans son univers avec Le Ravissement de Scapin, un texte jamais représenté ? Qu’Hervé Devolder, en 2014, a joué tout seul au Lucernaire un Scapin dont il interprétait chaque personnage ? Et qu’Emilie Valantin a su faire vivre la pièce intégralement dans son castelet de marionnettes en 2008 ?
Gilles Costaz
mise en scène Muriel Mayette-Holtz
mise en scène Denis Podalydès
mise en scène Jean-Louis Benoit
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Les 40 ans de l’ANRAT
L’Ecole en actes
À l’occasion de ses 40 ans, l’ANRAT a organisé un rassemblement le samedi 20 janvier dernier au Théâtre de la Ville- Sarah Bernhardt. Si la projection en avant-première du film L’école en actes y était prévue de longue date, l’actualité a rendu sa projection, et plus largement ce rassemblement, particulièrement opportuns.
L’annonce par le Président de la République quelques jours auparavant d’un “ passage obligé” par le théâtre pour les collégiennes et collégiens semble en effet indiquer qu ’ au plus haut sommet de l’État, les bienfaits potentiels des pratiques théâtrales en milieu scolaire sont reconnus, et qu ’ en conséquence ces pratiques doivent se développer
Alors que les modalités d’application de l’annonce présidentielle n’étaient pas encore précisées, l’ANRAT a organisé cette journée du 20 janvier autour de témoignages, en paroles comme en actes, filmés ou au plateau, soulignant les enjeux tant artistiques que pédagogiques, humanistes et citoyens des pratiques théâtrales en milieu scolaire, et les conditions devant être réunies pour répondre au mieux à ces enjeux
L’ancien ministre Jack Lang a commencé par rappeler qu’il existait “ un désir profond de beauté, de partage, de théâtralité ( )” Selon lui “ une véritable révolution de l’éducation passe d’abord par cela : s ’ appuyer sur ce désir profond” alors même que “les élèves, tels qu’ils sont formés à la française, sont, d’une certaine manière, hémiplégiques On essaie de former leur cerveau
conceptuel, théorique, mais on laisse en friche leur imagination, leur créativité, leur capacité à inventer. C’est une perte pour eux-mêmes, pour nous-mêmes, pour la collectivité”
Isabelle Lapierre, enseignante, a expliqué à ce sujet l’apport de l’intervention de l’artiste à l’École : quand il arrive dans une classe, l’artiste est dans une urgence, une incarnation immédiate, travaillant à la fois dans la singularité de l’élève et la mise en jeu d’un corps collectif, ce qui entraîne les élèves à se mettre en tension eux aussi, à se retrouver ainsi “ au complet d’eux-mêmes, corps et âme”
Jack Lang a également souligné l’importance de la formation, en dénonçant le fait qu ’“à quelques exceptions près, l’art et la culture sont absents de la formation des maîtres ” Aurélia Salama, enseignante en collège à Thouaré-sur-Loire, a rappelé qu ’ en effet le cadre de travail est essentiel pour que les élèves s’épanouissent au mieux dans la pratique théâtrale, ce dont ils témoignent d’ailleurs dans le film L’école en actes : l’encadrement en partenariat artistes-enseignants, des enseignants qui aiment aller voir des spectacles et se former -quelle que soit leur discipline
d’origine-, entrer dans une démarche de pédagogie de projet, tenant compte de la situation de terrain.
Thomas Jolly est revenu sur ces années de lycée, en soulignant ce que lui avait apporté le suivi d’un enseignement théâtre : “le théâtre a été un endroit sûr pour moi, un endroit de connexion avec moi et avec le reste du monde”, “il y avait la pratique qui me permettait cela mais il y avait aussi aller voir des spectacles, apprendre l’histoire de cet art, me faire mon œil critique, mon jugement critique, comparer les œuvres, rencontrer les artistes ( ) Je viens d’un tout petit village, et c ’est grâce à des artistes, des enseignants et des enseignantes, que j’ai pu rentrer à la rencontre de moi-même et du monde qui m ’entoure”
L’autrice et metteuse en scène Alexandra Badea a insisté sur le fait, elle qui est née sous une dictature, que “le théâtre ouvre un territoire de l’imaginaire, où l’on peut se reconstruire en tant qu’individu”, ce qui lui avait manqué à l’école Par le théâtre, elle a pu mettre des mots sur ce qu ’elle ressentait.
La journée s ’est finie par la présentation d’une petite forme proposée par des élèves d’un lycée de MaisonsAlfort, confirmant en actes, aux yeux de tous, tout ce qui avait été évoqué.
En résumé, le théâtre peut, si les conditions évoquées ci-dessus sont réunies, redonner du souffle à l’École et aux apprentissages, aux élèves comme aux enseignants.
Philippe Guyard Directeur de l’ANRAT
n L’Ecole en actes, documentaire de Valentin Boulay et Gildas Le Roux, à voir sur Cyrano Education
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C Y R A N O. éducation
La ressource vidéo 100% théâtre au service des enseignants des rencontres avec les artistes des ca pta tions intégrales des dossier s pédagogiques
Richard III
Les Fausses confidences
Le Malade imaginaire L’Île des esclaves
Le Cid
Le Menteur
Pour un oui ou pour un non
Le Soulier de satin
Juste la fin du monde Phèdre
On ne badine pas avec l’amour
www.CYRANO.education
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Juste la fin du monde
Vincent Dedienne
L’Envie de jouer Lagarce :
“Les pulsations d’un cœur ou les tourments d’un cerveau humain”
Après ses succès dans Le Jeu de l’Amour et du hasard de Marivaux en 2018 mis en scène par Catherine Hiegel p u i s d a n s Le Chapeau de paille d’Italie d e L a b i c h e e n 2023 mis en scène par Alain Françon, Vincent Dedienne retrouvera le théâtre en Janvier 2025. Actuellement en tournée avec son seul en scène Un Soir de Gala et sur les plateaux de cinéma, il a souvent déclaré qu’il avait envie de jouer Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce.
Pourquoi avez-vous envie de jouer cette pièce de Jean-Luc Lagarce ?
Vincent Dedienne : Depuis que j’ai découvert Lagarce, je rêve de le jouer parce que je plonge très facilement dans cette écriture, j’ai l’impression que c ’est ma langue maternelle J’ai souvent entendu des acteurs et des actrices dire que c’était une langue très compliquée, tarabiscotée, trop loin d’eux ou trop intellectuelle, comme une langue étrangère. Moi, c ’est l’inverse, j’ai l’impression qu’il a su transcrire la
pulsation d’un cœur ou les tourments d’un cerveau humain Plus je le lis, plus la forme et la structure de cette langue m ’emportent C’est une langue qui me bouleverse car dans la pièce, elle progresse en s’écrivant, elle ne fait que s ’améliorer : elle est de plus en plus précise, de plus en plus émouvante, de plus en plus drôle J’ai l’impression que c ’est naturel de vouloir toujours préciser ce qu ’ on pense, d’être le plus juste possible dans la parole.
Comment avez-vous découvert La-
garce ?
Je l’ai découvert par l’Ecole, ça c ’est sûr ! Quand je suis arrivé à La Comédie de Saint-Etienne, il y avait dans ma promo un garçon, qui a été mon amoureux, et qui m ’ a offert Fou de Vincent d’Hervé Guibert, et il y avait une fille, Maïanne Barthès, qui est devenue metteuse en scène. Quand elle m ’ a vu travailler à l’Ecole, elle m ’ a dit : “Toi, tu es un acteur lagarcien !” J’ai dit, “Oui, oui, sans doute !” Je n ’avais même pas compris l’adjectif Elle m ’ a fait lire les textes de Lagarce et très vite ensuite j’ai vu Le Journal vidéo J’ai donc découvert les deux frères amis et ennemis, Lagarce et Guibert, en même temps J’ai tout lu et l’envie de jouer Juste la fin du monde, je l’ai toujours eue. Mais elle est devenue impérieuse lorsque j’ai vu le film d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau à partir de la mise en scène de Michel Raskine C’est la période où la Comédie-Française invitait des cinéastes à s ’ emparer des œuvres à l’affiche pour réaliser des films Celui-ci est une réussite Je voyais des acteurs tellement heureux d’avoir à dire ces mots-là ! Je me suis dit que ça devait être vraiment très agréable à jouer : c ’est quand même le grand chef d’œuvre de Lagarce C’est tellement important qu’il ait été mis au programme par l’Education nationale, comme un grand classique contemporain. D’autant que dans la pièce, certains des personnages sont encore jeunes, comme par exemple Suzanne, la sœur de Louis Et bien sûr, les thèmes et les questionnements que cette œuvre aborde concernent la jeunesse “à fond les ballons” ! Comment est né le projet de jouer et de monter Juste la fin du monde ? Quand j’ai commencé à faire des in-
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terviews, plusieurs fois on m ’ a demandé ce que je souhaitais jouer. Je répondais très souvent : Juste la fin du monde. On me l’a plusieurs fois proposé et j’ai pas mal refusé en me disant : “Je rêve tellement de le faire qu’il ne faut vraiment pas que je me plante !” Et puis, la nouvelle Directrice du Théâtre de l’Atelier, Rose Berthet a proposé à Johanny Bert de monter Juste la fin du monde en Janvier 2025. Là, c’était différent. Johanny et moi, nous nous connaissons depuis que nous étions à Lyon, lui jeune metteur en scène, et moi jeune comédien Lui et moi avons des points communs avec le personnage de Louis dans la pièce Lui et moi venons d’une famille qui ne sait pas trop ce que c ’est que le théâtre, qui n ’est pas parisienne. La mienne vit en Saône-et-Loire, la sienne au fin fond du Puy en Velay. Ce que Louis vit dans la pièce, lui et moi l’avons vécu aussi Je me suis dit que c’était avec ce metteur en scène que je pouvais enfin jouer la pièce Nous allons en fait, faire deux spectacles, Juste la fin du monde à 20h30 ou 21h et un autre à 19h où je jouerai une adaptation que je suis en train d’écrire à partir des deux tomes du Journal de Lagarce. Car en relisant Juste la fin du monde, je me suis aperçu que Louis, c ’est vraiment un personnage qui vient dans sa famille dire quelque chose, et qui finalement ne dit rien Tout ce que sa famille lui demande de dire, tout ce qu’il tait, il le dira au public à 19h à travers les extraits du Journal. Comment vous situez vous par rapport au film de Xavier Dolan ?
Quand j’ai su que le film allait se faire, j’ai été très content car Xavier Dolan est vraiment un de mes cinéastes préférés Je l’admire absolument Par contre, j’étais très fâché de la distribution avec Nathalie Baye, Marion Cotillard, Léa Seydoux, Vincent Cassel et Gaspard Ulliel : je la trouvais très “bling bling” Parce qu’à l’époque, ils étaient tous dans des publicités à vendre des sacs, des crèmes, des produits de beauté Vraiment l’inverse de Lagarce pour moi !
J’étais bêtement inquiet devant ce casting, car franchement quand j’ai vu le film, ce que j’ai aimé le plus, c ’est la distribution. Je les trouve tous vraiment très étonnants. L’adaptation filmique est réussie, bien qu’il ne reste finalement plus grand-chose du texte même de Jean-Luc Lagarce Xavier Dolan se l’est approprié, il l’a “dolanisé”
Pour ma part, je préfère quand même davantage l’écriture de Lagarce, sa rythmique, son architecture, sa précision, sa beauté théâtrale.
Propos recueillis par Jean-Claude Lallias
www. cyrano.education education Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce avec Hervé Pierre gratuit pour les enseignants
o urnal d’une spécialité théâtre
La vie d’une spécialité théâtre dans un lycée parisien, Episode 4
Décembre-janvier. Nous passons d’un programme à l’autre, de Richard III de Shakespeare au parcours de comédienne de Dominique Blanc. Au fil des semaines, nous allons explorer tour à tour des scènes de Phèdre, du Mariage de Figaro et d’Angels in America, en nous intéressant aux différents rôles qu ’elle a joués pour comprendre comment se construit une interprétation.
Jeudi 14 décembre. Richard III à l’Espace Cardin.
“Ores voici l’hiver de notre déplaisir /Changé en glorieux été par ce fils d’York” : loin du bruissement des couloirs du lycée, nous pouvons nous concentrer durant une journée entière dans le studio de l’Espace Cardin pour mettre la dernière main à notre Richard III Ces conditions professionnelles de restitution, c ’est le cadeau que nous fait le Théâtre de la Ville, partenaire de notre établissement
Accompagnés par l’équipe de régie, dans cet espace coupé du monde, les élèves sont concentrés comme jamais. La costumière leur a prêté de magnifiques chapkas, l’équipe de régie leur fait des propositions de lumières, et juste avant l’arrivée des invités, Basilia Mannoni, responsable des publics jeunes, nous fait découvrir les feuilles de salle qu ’elle vient d’imprimer dans la charte graphique utilisée pour les spectacles professionnels du Théâtre de la Ville.
Les portes s ’ouvrent tandis que les élèves sont déjà sur le plateau, dans la pénombre, leur chapka sur la tête Ils se dévisagent comme deux bandes de malfrats prêtes à se sau-
ter à la gorge
Jeudi 21 décembre. Présentation de la spécialité théâtre aux Secondes.
“La spécialité théâtre, ça existe ça ? “ : dans le grand amphi, les orateurs se succèdent devant une centaine d’élèves de Seconde goguenards et disposent de quinze minutes pour convaincre. Léo, Alexia et Margaux ont accepté d’être nos ambassadeurs auprès de leurs camarades Ils font preuve d’un certain courage car cette spécialité est encore mal connue Tous trois sont d’ailleurs bien décidés à tordre le cou aux idées reçues.
Léo fait circuler son cahier de bord pour donner une idée du travail de recherche et de création personnelle qu’il réalise sur chacun de ses rôles tandis que Margaux énumère les raisons qui l’ont poussée à choisir cet enseignement en terminale : le travail en collectif, la collaboration avec les artistes, les sorties, le développement de la créativité… “Mais surtout, la spécialité théâtre, c ’est le seul cours dans lequel on peut vous demander de rire, d’être en colère, de travailler sur vos émotions, c ’est le seul cours où la fragi-
lité peut devenir une force” J’ai l’impression que leurs discours est entendu et je sens que leur sincérité émeut certains des élèves qui sont rassemblés dans l’amphi. Elle me touche, moi, en tout cas.
Lundi 15 janvier : Sous la coupole de la Comédie-Française avec Dominique Blanc
“Qui veut essayer de jouer Figaro ? “ Un petit frisson parcourt l’assemblée mais aucune main ne se lève Est-ce un groupe d’élèves ? Non : c ’est une assemblée de professeurs de théâtre, tout intimidés de se retrouver devant Dominique Blanc pour un stage de formation sur le nouveau programme du bac spécialité théâtre
Une heure plus tard, l’ambiance s ’est nettement détendue et chacun passe au plateau pour travailler une scène sous sa direction. Nous savourons notre chance : passer deux jours à la Comédie-Française pour explorer avec Dominique Blanc les rôles qu ’elle a interprétés ! “Le point de vérité est arrivé plus tard, lorsque nous avons répété la scène de l’étoile d’Ethel Rosenberg À ce moment, le masque tombe et on sent qu’il y a une violence cachée
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saison 3 #épisode 4
qui fonde sa relation avec Roy Cohn” : nous faisons notre miel des souvenirs et des conseils prodigués par la comédienne qui nous fait entrer dans trois de ses “chantiers”, ceux qu ’elle a menés pour Le Mariage de Figaro, Phèdre et Angels in America.
Avant de partir, je demande à Marine Jubin - qui a conçu pour nous ces journées - si Dominique Blanc pourrait accepter de venir rencontrer mes élèves au lycée Qui ne tente rien
Samedi 20 janvier : L’École en actes
“
Courez, et faites du théâtre !” : les élèves de Terminale et leurs camarades de l’an dernier sont réunis dans la grande salle du Théâtre de la Ville - Sarah Bernhardt pour une occasion spéciale : découvrir en avant-première L’École en actes, le documentaire de l’ANRAT, co-produit par la Compagnie des Indes Le dernier mot du film réalisé par Valentin Boulay et Gildas le Roux est laissé à Ariane Mnouchkine, qui rappelle l’importance qu’il y a “à pétrir l’imagination des enfants pour que leur forme soit leur forme, et
non à la formater - comme on dit maintenant - non lui donner cette forme carrée pour entrer dans une éventuelle case ”
Mardi 30 janvier : Un Songe au Théâtre de la Ville
La salle, pourtant immense, est remplie à craquer. Ce soir, notre sortie pour découvrir Le Songe d’une nuit d’été mis en scène par Emmanuel Demarcy-Mota suscite chez les élèves une excitation toute particulière, à la fois parce que nous venons voir “notre” comédienne, celle qui accompagne la spécialité théâtre depuis plusieurs années, et parce que nous allons avoir droit à un “bord de plateau” avec l’équipe artistique à l’issue du spectacle. Un léger frémissement parcours notre rangée de sièges lorsque Sandra Faure/Peter Quince entre en scène pour diriger sa petite troupe d’artisans-comédiens
“Finalement, c ’est un peu nous, les artisans !” : la remarque de Sara, qui ne manque pas de sens et d’autodérision, explique peut-être le bonheur que nous ressentons en découvrant la dernière scène de ce Songe d’une nuit d’été : ce théâtre de fortune, joué sur quelques tapis, éclairé d’une guirlande lumineuse et interprété par des comédiens amateurs sous le regard d’une petite communauté bienveillante, c ’est aussi notre théâtre, celui qui se construit chaque jour dans nos options, nos ateliers ou nos spécialités, dans ces salles de classes transformées en théâtres qui sont autant de petites communautés éphémères et utopiques.
Marie-Laure Basuyaux
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@ M a r i e L a u r e B a s u y a u x @ M a r i e L a u r e B a s u y a u x
Aurore Fattier
A la Comédie de Caen, la metteuse en scène s ’ appuiera sur un collectif pluridisciplinaire de 13 artistes et veut poursuivre l’ancrage territorial du CDN tout en rayonnant à l’échelle européenne.
Formée à l’INSAS (Institut National supérieur des arts du spectacle), elle connaît ses premiers chocs de spectatrice en découvrant le travail de l’ancien patron de la Volksbühne, l’Allemand Frank Castorf “J’ai été embarquée par sa façon de faire dialoguer la littérature et les outils poétiques et techniques du théâtre : scénographie, lumières, jeu d’acteur, vidéo. Les machines qu’il créait, folles, ambitieuses et tournoyantes, m ’ont donné envie de faire de la mise en scène Ensuite, il y a eu Thomas Ostermeier et tous ses spectacles avec Lars Eidinger. Claude Régy aussi m ’ a marquée mais pas inspirée comme metteur en scène ”
De l’INSAS et sa “pédagogie post brechtienne empreinte du théâtre d’Heiner Müller, elle retient aussi qu’il est bon de déboulonner les statues et revisiter les classiques. Celle qui a commencé son parcours par une maîtrise de lettres modernes adopte vite une façon différente de voir les textes littéraires, autre axe essentiel de son travail. Elle consacre son projet de fin d’étude à Phèdre avec un batteur de jazz et une chanteuse
“On a créé un truc déconstruit en conservant le respect de la métrique, la musique de l’alexandrin mais en explosant ce qu ’ on peut attendre d’un classique très pur On était loin du Phèdre de Patrice Chéreau !”
Alors qu ’elle travaille à l’adaptation de La possibilité d’une île de Michel Houellebecq, elle crée sa compagnie qu ’elle baptise Solarium “ parce qu ’ au théâtre, on met les gens dans le noir et on leur apporte une source de soleil artificiel qui les fait bronzer quand même” Elle envisage Solarium comme un vivier de recherche permanent et crée de vastes, ambitieux spectacles en s ’appuyant sur les plus prestigieuses maisons européennes : le Théâtre de Liège, le Grand Théâtre de la ville de Luxembourg, le Théâtre national Wallonie-Bruxelles ou le Teatre nacional de Catalunya. Inscrite dans le réseau européen Prospero, sa dernière création, Hedda, variation d’après la pièce d’Ibsen, a été créée à Liège et jouée à l’Odéon en mai de l’an dernier. Aurore Fattier vient de succéder à Marcial di Fonzo Bo à la Comédie de Caen -une salle de 300 places dans le centre, une autre de 700 à Hérouville et une quarantaine de pièces chaque saison-. Elle continuera de créer ses spectacles en creusant le sillon d’un théâtre fortement inspiré de la littérature Le CDN, elle le veut “vivant, ouvert, généreux” fermement ancré dans le territoire régional et rayonnant sur l’Europe.
Secondée par Catherine Laugier (exdirectrice de programmation du Théâtre du Rond-Point), Aurore Fat-
tier s ’entourera de 13 artistes associés. Quatre metteurs en scène : Julien Gosselin (dont on voit aisément les points de convergence sur la littérature), Julie Duclos, Céline Ohrel et Claude Schmitz Et un collectif pluridisciplinaire, du chorégraphe Jérôme Bel à l’historienne de l’art Estelle Mengual, en passant par la poétesse Rebeka Warrior et le comédien Adama Diop, la médiatrice artistique Chloé Latour et le musicien Stéphane Zimmerli La nouvelle directrice multipliera les spectacles en itinérance sans rien sacrifier à la qualité artistique, et faire naître des collectifs citoyens aux quatre coins d’Europe, emmenés par divers artistes Sa première programmation totale se prépare pour la saison prochaine. Coup d’envoi donné lors d’un week-end festif en janvier 2025 Vivant, ouvert et généreux
Nedjma Van Egmond
n Comédie de Caen, 1 Square du Théâtre 14200 Hérouville-Saint-Clair, 02 31 46 27 29
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@ L a e t i t i a B i c a
Pauline Bayle
Cela fait deux ans que Pauline Bayle est à la direction du CDN de Montreuil. Et c ’est la première fois qu ’elle remplit cette fonction. Un changement pour cette comédienne metteuse en scène habituée de la vie en compagnie. Un épanouissement aussi.
Comment êtes-vous venue au métier de comédienne ?
Pauline Bayle : Enfant j’ai commencé à faire du théâtre Je sentais l’intuition forte d’un lieu d’expression pour donner corps à mes désirs dans cet espace qui n’était pas régi par les règles du reste du monde. A l’adolescence je me projetais dans les grandes figures du théâtre classique comme pour unifier mon chaos intérieur Puis il y a eu le Conservatoire en même temps que je menais des études à Sciences Po. J’ai été comme débordée d’enthousiasme.
Pourquoi passer de comédienne à metteuse en scène de grands textes littéraires ?
Sortir du plateau, prendre du recul permettait de penser un spectacle et ma liberté d’expression était décuplée En me plongeant dans ces textes j’ai fait une expérience d’accès à une forme de lumière qui vient éclairer ma nuit.
Quand avez-vous pris conscience que vous pouviez devenir directrice d’un théâtre ?
Après plusieurs créations, je ressentais un début de frustration de ne
pouvoir donner corps à ma foi dans la puissance du théâtre. Je me suis dit que la direction d’un lieu permettait de déployer une aventure au niveau politique, artistique et humain Je suis une spectatrice insatiable et ce goût pour le travail des autres est fondamental dans mon envie d’arriver dans une maison comme un CDN, qui a un rôle important à jouer dans la création artistique d’autres artistes que moi Pourquoi vous être portée candidate pour Montreuil ?
Le territoire m ’attirait beaucoup, c ’est une chance pour ce théâtre d’être à Montreuil et pour Montreuil d’avoir un théâtre Il y a un équilibre parfait. Je voulais aussi candidater dans un lieu qui avait une jauge raisonnable. Il a fallu comprendre cet outil, son équipe, ce territoire, aller au bout de ce projet et de la mise en œuvre d’un rêve Je n ’avais aucune expérience, il a fallu se jeter dans l’arène, comprendre l’endroit et créer des relations de travail Un théâtre c ’est vraiment une équipe et un bâtiment Vous allez créer régulièrement,
bâtir une programmation… Il vaut mieux prendre du temps pour créer un spectacle qui va tourner longtemps plutôt que de multiplier des projets qui tournent peu de dates. Je suis une artiste de la décantation lente ! Nous portons la programmation à trois Une saison réussie est une saison qui va venir toucher des personnes très différentes par les sujets, les esthétiques, les registres, les formats. Ce sont des responsabilités très grandes, une forme de pression à laquelle répondre sans être avalées par les attentes qui sont placées en nous de la part des institutions, des artistes et du public. Nous avons la chance d’être à un carrefour d’un territoire traversé d’un dynamisme ahurissant, donc tout l’enjeu est de nourrir cette énergie et de s ’ en nourrir
Propos recueillis par
François Varlin
n Théâtre Public Montreuil – CDN, 93100 Montreuil, 01 48 70 48 90 Salle Jean-Pierre Vernant, 10 place Jean-Jaurès, Salle Maria Casarès, 63 rue Victor-Hugo
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@ t m
Amélie Casasole
Amélie Casasole a succédé la saison dernière à François Noël à la tête du théâtre de Nîmes connu pour son festival Flamenco. Après avoir débuté comme directrice des Affaires culturelles de la commune de Genas, elle a ensuite pris la direction de l’espace culturel de L’Atrium de Tassin-la-Demi-Lune puis du Théâtre de Villefranche-sur-Saône.
A Nîmes, elle découvre un nouveau territoire.
Qu'est-ce qui vous a donné envie de consacrer votre vie au théâtre ?
Amélie Casasole : C'est une passion qui remonte à l'enfance. Un goût pour le cinéma, un goût pour la lecture, un goût pour la peinture J'ai d’abord fait des études scientifiques et je me suis orientée vers l'histoire de l'art Et de rencontre en rencontre, comme cela se fait dans ces milieux culturels quand on est étudiant, j'ai commencé à travailler dans le cinéma J'ai été réalisatrice, puis j'ai travaillé dans la production Jusqu’à ce qu ’ une autre rencontre m ’amène vers le service public de la culture. Je suis entrée dans un service culturel au département J'ai fait ma carrière essentiellement en région lyonnaise Quelle est la particularité du théâtre de Nîmes pour vous ? C’est un très beau théâtre au cœur de la cité et à quelques mètres de la Maison Carrée C'est un lieu emblématique et qui en plus organise le festival dédié au flamenco le plus important hors d'Espagne. C'est lié à l'Histoire. Il y a eu plusieurs vagues d'immigration espagnole à
Nîmes, en 36 à cause de la guerre civile puis dans les années 60 liée au travail Et le jeu des rapprochements familiaux a permis à des communautés d'Espagnols de venir d'Andalousie Ils ont marqué culturellement la ville qui était par ailleurs protestante Ici on a les férias qui sont très populaires et puis le flamenco. Et cela attire beaucoup de gitans qui viennent aussi de Camargue, de Marseille, de Perpignan On fait attention à programmer des artistes traditionnels mais aussi d’autres plus ancrés dans le contemporain, et qui interrogent les esthétiques dont ils ont hérité
De quoi rêvez-vous pour le théâtre ?
J’aimerais le sortir du centre-ville et amener les artistes vers les personnes un peu plus éloignées de la culture et aussi dans les salles de classe Ce qui compte pour moi, c'est la rencontre avec l'artiste, mettre le spectateur en contact avec la beauté. Et puis je veux diversifier les propositions. Le théâtre de Nîmes est conventionné pour la
danse mais il reste aussi pluridisciplinaire Et je tiens absolument à ce qu'on y trouve du théâtre, de la musique, mais aussi de l'humour. Il faut que tout le monde ait envie à un moment de passer la porte Parce qu ’ une fois qu'on est familiarisé avec le lieu, on est capable de revenir Parmi les artistes associés, vous avez choisi Fanny de Chaillé. Depuis elle a été nommée directrice du Théâtre National Bordeaux Aquitaine...
Fanny reste artiste associée Elle aime beaucoup Nîmes et d’ailleurs elle présente en mars Une autre histoire du théâtre une pièce dans laquelle à travers les témoignages de jeunes comédiens, elle revisite l'histoire du théâtre C'est plein d'humour et plein de subtilité.
Propos recueillis par Hélène Chevrier
n Théâtre de Nimes
Théâtre Bernadette Lafont 1 place de la Calade 30020 Nîmes, Odéon 7 rue Pierre Semard 30000 Nîmes, 04 66 36 65 00
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@ S a n d y K o r z e k w a
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L e m e i l l e u r d u t h é â t re
Nouveau !
Les Chatouilles
[ (re)vivre ]
texte de Andréa Bescond, mise en scène Eric Métayer, avec Déborah Moreau Enregistré au Théâtre Antoine en 2021
Le spectacle autobiographique d'Andréa Bescond, adapté avec succès au cinéma, est un témoignage bouleversant contre les violences pédophiles dans une société longtemps marquée par le silence, et sur la résilience à travers la pratique exutoire de la danse. Déborah Moreau a pris le relais d'Andréa Bescond toujours accompagnée à la mise en scène par Eric Métayer : le défi était de taille, mais la comédienne et danseuse se révèle stupéfiante dans ce monologue exigeant qui l'amène à incarner sur scène différents personnages Une pièce poignante et nécessaire à l'heure de la libération de la parole
AP
Nouveau !
Le Jeu de l’amour et du hasard
[ Un plaisir exquis ] texte de Marivaux, mise en scène Galin Stoev, avec les comédiens du Français. Enregistré à la Comédie-Française en 2012
Faux semblants, masques et travestissements, échanges de rôles et de position, tromperies et quiproquos, et bien sûr, vertiges de l'amour : toute la saveur du théâtre de Marivaux est concentrée dans ce grand classique régulièrement joué à la Comédie-Française. Le metteur en scène bulgare Galin Stoev propose en 2011 une version rafraîchissante qui modernise la pièce et la langue sans trahir le texte Les comédiennes et comédiens du Français rivalisent de charme, de drôlerie et de légèreté, faisant honneur à ce marivaudage de hautevolée
Nouveau !
Un fil à la patte
[ Un hilarant défilé ] texte de Georges Feydeau, mise en scène Jérôme Deschamps, avec les comédiens du Français. Enregistré à la Comédie-Française en 2011
L'une des pièces les plus célébrées de Feydeau, n'a rien perdu de son éclat, plus d'un siècle après sa création La preuve, lorsque Jérôme Deschamps la monte à la ComédieFrançaise en 2010, c'est un triomphe critique et populaire avec trois Molières à la clé ! S'appuyant sur la formidable cohésion de la troupe de la vénérable institution (dont émerge un certain Pierre Niney), il livre une revue jubilatoire, respectant à la lettre le tempo comique chirurgical de Feydeau. L'émerveillement est aussi visuel, grâce aux magnifiques costumes Belle-Epoque de Vanessa Sannino Une éclatante réussite ! AP
AP
u r v o s é c r a n s @ d r @ d r @ d r 9 0 T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024 w w w . c y r a n o t v
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Le Bourgeoisgentilhomme
[ Vive le mamamouchi ] texte de Molière, mise en scène Jérôme Deschamps, avec Jérôme Deschamps Enregistré à l’Opéra national de Bordeaux 2022
Jérôme Deschamps endosse le bonnet et les habits hauts en couleur du célèbre Monsieur Jourdain, ce bourgeois sans éducation qui rêve d’appartenir à l’aristocratie quitte à se couvrir de ridicule. Deschamps en fait un portrait touchant qui échappe à la caricature, magnifié par une scénographie époustouflante qui nous renvoie aux origines de cette comédie-ballet : du très grand spectacle ! La partition baroque de Lully est magistralement interprétée par l’orchestre dirigé par Thibault Noally, les comédiens, danseurs et choristes s ’ en donnent à cœur joie, durant ces 3 heures de pur plaisir, menées tambour battant. AP
Le Tartuffe
[ Duel au sommet ] mise en scène Peter Stein, avec Jacques Weber, Pierre Arditi... Enregistré au Théâtre de la Porte Saint Martin 2018.
L’évènement de ce Tartuffe, c ’est d’abord la rencontre, jamais concrétisée jusqu’alors, entre deux monstres des planches Jacques Weber incarne un Orgon vigoureux, tout en colère contenue, face à Pierre Arditi en Tartuffe narquois et pétillant, volontiers concupiscent Le décor, tout en rondeurs et blancheur, sert aussi bien les personnalités douce d’Orgon et insaisissable de Tartuffe Ils sont accompagnés par des comédiennes au diapason, Isabelle Gélinas en Elmire dangereusement séduisante et Manon Combes en pétulante Dorine A la baguette, le grand metteur en scène allemand, Peter Stein.
Kadoc
[ Lutte d’éclate ] texte de Rémi De Vos, mise en scène Jean-Michel Ribes, avec Caroline Arrouas, Jacques Bonnaffé Enregistré au théâtre du Rond-Point en 2021
Trois couples, dont chacun des maris travaille dans la même entreprise à des postes hiérarchiquement différents, basculent dans un savoureux délire où les lois du monde du travail disparaissent. Rémi de Vos, l'un des auteurs les plus joués du théâtre contemporain français, livre une cruelle satire du collectif dont l’absurdité jaillit avec délectation. La mise en scène de Jean-Michel Ribes est jubilatoire. Les épatants comédiens (Jacques Bonnaffé, Caroline Arrouas, Gilles Gaston-Dreyfus ) servent avec talent cette farce corrosive et très actuelle.
ED
AP w w w . C Y R A N O T V. c o m Le meilleur du théâtre sur vos écrans @ d r @ d r
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In Vigneaux veritas
[ Libérée ]
de et avec Caroline Vigneaux
Théâtre Édouard VII, 75009 Paris, jusqu’au 30/03, puis en tournée
A 48 ans, Caroline Vigneaux n ’ y va pas par quatre chemins. Elle est “pile” au sommet de la montagne de la vie D’un côté, les vieux et les EHPAD De l’autre, les jeunes, le wokisme et l’intelligence artificielle Dans son quatrième spectacle, l’humoriste à la tête bien faite promet de dire toute la vérité. L’ancienne avocate est prête à en découdre avec ses démons Elle connaît son droit, et ses droits, par cœur et n ’ a plus l’intention de plier Mieux, elle s ’est libérée d’un carcan et se dévoile comme jamais Sur la mort soudaine de son père, sur les funérailles ubuesques, son deuil et ses agressions sexuelles Violée, elle explique pourquoi elle n ’ a pas porté plainte et se confie seulement aujourd’hui Caroline Vigneaux a passé un an et demi à écrire ce nouveau one-woman-show. Quel courage ! Dans les précédents, la comédienne montrait déjà qu ’elle était une féministe née, mais pas bornée Cette fois, elle n’hésite pas à critiquer les “ masculinistes”. Emancipée, elle se met en scène et se produit elle-même (elle a contracté un emprunt et a mis sa maison en gage) On le savait, ça se confirme, Caroline est une grande artiste Poignante, brillante et hilarante Courez-y, vous sortirez plus intelligent.
Nathalie Simon
La femme à qui rien n’arrive
[ Totale maîtrise ] de et avec Léonore Chaix Scala Paris 75010 Paris, jusqu’au 20/03 Une femme s ’est organisée pour optimiser l’exécution de ses tâches quotidiennes. La précision de son système a vocation à lui libérer du temps, pour elle et pour sa famille ; rien ne doit lui arriver Et cela marche de mieux en mieux, jusqu’à ce qu ’ un oubli de réabonnement suite au passage d’un mail dans les spams vienne contrarier l’interprétation presque jubilatoire de ce cérémonial Et la femme à qui rien n ’arrive se retrouve face à une déferlante d’imprévus Le texte écrit par la comédienne Léonore Chaix pointe sans en avoir l’air les risques d’un système qui pour atteindre une rentabilité maximale pousse à se sécuriser contre la survenue du moindre aléa Or l’une des particularités de l’humain réside bien dans sa prodigieuse adaptabilité, chaque imprévu le modifie et l’élève. Et la femme à qui rien n ’arrive ne fait face à ces événements que grâce à cette plasticité qui la constitue C’est donc une partition riche de sens que joue Léonore Chaix avec beaucoup de candeur et de finesse. La scénographie, quelques pommes de terre et un mur derrière elle, accentuent la situation de cette femme acculée par son besoin de tout maîtriser Remarquable Hélène Chevrier
Le Firmament
[ 13 femmes en colère ] texte de Lucy Kirkwood, mise en scène Chloé Dabert, avec Bénédicte Cerutti
ThéâtredelaCité Toulouse 12-15/03, Célestins Lyon 20-22/03, MC2: Grenoble 2728/03, Théâtre du Nord Lille 4-6/04, Théâtre de Lorient 10-11/04, TNB Rennes 16-19/04, TnBA Bordeaux 14-17/05
On est en Angleterre en 1759 Une jeune domestique est condamnée à être pendue pour le meurtre d’une petite fille Un jury de douze femmes est réuni pour déterminer si elle dit la vérité La pièce de Lucy Kirkwood s ’attache à suivre en temps réel leurs délibérations en présence de l’accusée S’il y a des résonnances évidentes avec la pièce culte de Reginald Rose, 12 hommes en colère, Le Firmament fait aussi écho aux Sorcières de Salem : le diable, la sorcellerie sont invoqués pour expliquer l’inexplicable, particulièrement tout ce qui est en lien avec le corps et le désir féminins La mise en scène de Chloé Dabert, totalement accomplie, et portée par 13 comédiennes prodigieuses, plonge ces femmes du XVIIIe siècle dans un décor très contemporain mettant en évidence que les problématiques auxquelles elles sont confrontées sont toujours d’actualité. Quelle que soit leur condition sociale, elles se retrouvent toutes écrasées par la réalité de leur état de femmes Les masques tombent au fur et à mesure Elles sont bien loin d’accéder au firmament. Magnifique.
Hélène
Chevrier
@ p h i l ip p ed e l a c r o i x
@ V i c t o r T o n e l l i @ J u s t i n e L a p h a y 9 2 T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024
PAGESCRITIQUES
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Je suis la maman du bourreau
[ Clémentine Célarié remarquable ] de David Lelait-Helo
Théâtre la Pépinière, 75002 Paris, 01 42 61 44 16, jusqu’au 4/05
Dans la composition saisissante d’une vieille aristocrate de province comprenant avec effroi que son fils, le fruit de ses entrailles le plus cher, n ’est qu ’ un prédateur, Clémentine Célarié seule en scène nous captive Si elle a aimé, vénéré, respecté, fantasmé son fils, cette mère digne et poignante révèle peu à peu le criminel qu’il est Des espoirs blessés, une espérance salie, le texte dramatique et magnifiquement écrit de David Lelait-Helo trouve dans la comédienne une exécution sobre d’une infinie puissance. D’une interprétation en retenue, pudique, d’une voix modulée aux accents de détresse, de ses larmes et ses emportements désespérés aussi, Clémentine Célarié se donne pleinement à ce rôle avec une exceptionnelle précision. La comédienne habitée incarne les prises de paroles des différents protagonistes de manière fluide, reprend le fil de sa narration avec cette force qu ’ on lui connaît Le texte nous glace au plus profond jusqu’à l’ultime seconde ; il est juste et sans complaisance, très littéraire. C’est sur le plateau la rencontre d’une grande comédienne et d’un texte contemporain bouleversant La salle debout reconnaissante applaudit longuement la performance.
François Varlin
Ma version de l’histoire
[ Le couple en remote ] de et mise en scène Sébastien Azzopardi Théâtre Michel, 75008 Paris, 01 42 65 35 02, jusqu’au 06/07 Sébastien Azzopardi a écrit une pièce sur le couple, sa longévité et l’identité de chacun au sein de cette cellule On commence par la fin, un couple un peu à bout de souffle se retrouve chez un psy pour essayer de comprendre ce qui lui arrive et se donner la chance de continuer Elle le suspecte de la tromper avec la copine de leur fils, lui l’accuse de faire passer sa carrière avant tout Les rancoeurs des vingt années passées ensemble ressortent alors révélant que chacun n ’ a pas vécu leur histoire exactement de la même façon. Bien entendu les versions différentes des moments clé de leur vie commune qu’ils rejouent sur scène prêtent à rire, accentués par la mauvaise foi de l’une et de l’autre ; mais la pièce montre aussi dans cette exploration d’une vie de couple, comment chacun se raconte l’histoire à sa façon, simplement pour continuer à exister et préserver sa personnalité au sein du couple
Dans une scénographie très sobre, un canapé dans une salle blanche, qui tout à coup se transforme en bureau, en salon ou en jardin public grâce aux projections, les comédiens excellent tous dans leurs rôles, autant lorsqu’ils se confient au public (qui joue le rôle du psy) que lors de leurs affrontements verbaux.
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Prima Facie
[ Implacable démonstration ] de Suzie Miller, mise en scène Géraldine Martineau, avec Elodie Navarre Petit Montparnasse, 75014 Paris, 01 43 22 77 74, jusqu’au 6/04
“Un jour ou l’autre. D’une manière ou d’une autre Quelque chose doit changer” La conclusion est implacable et le sombre scénario qui y a conduit tout autant Tessa Ensler a changé de camp Celle qui, brillante pénaliste, fut des années durant l’avocate de nombreux hommes accusés de viols, se retrouve désormais du côté des victimes, après avoir été abusée par un collègue La virtuose de la parole, qui insinuait le doute dans l’esprit des jurés avec un talent presque machiavélique, voit à son tour son récit démonté point par point par le défenseur de son agresseur Le spectacle, écrit par la dramaturge Suzie Miller, a représenté une onde de choc à Londres, par sa remise en cause d’une machine judiciaire conçue, non pas pour accueillir la parole des plaignantes, mais plutôt pour la mettre en doute Elle interroge évidemment la notion de consentement devenue un enjeu majeur Dans une mise en scène sobre et efficace de Géraldine Martineau, avec effet miroir et jeux de transparence/ opacité, Elodie Navarre porte seule en scène ce texte puissant, incarnant tour à tour tous ses protagonistes Sans chercher l’émotion facile, elle nous cueille par sa démonstration âpre et féroce.
Nedjma Van Egmond
Hélène Chevrier r
@ F a b i e n n e R a p p e n e a u
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Le cercle des poètes disparus
[ Adaptation magistrale ]
mise en scène Olivier Solivérès, avec Stéphane Freiss
Théâtre Antoine, 14 boulevard de Strasbourg 75010 Paris, 01 42 08 77 71
A sa sortie en 1989, le film de Peter Weir fut un immense succès L’auteur du scénario, Tom Schulman, en a tiré une version théâtrale très proche du film et magnifiquement mise en scène par Olivier Solivérès On y retrouve les jeunes gens, élèves d’un lycée très strict et leur rencontre avec un professeur de littérature aux méthodes inhabituelles : John Keating est un adepte de la philosophie du Carpe Diem et entend faire de ses élèves des libres penseurs Les garçons adhèrent à son magister mais cet enseignement ne plaît pas à tous Qu’on ait vu ou pas le film, la pièce est une réussite absolue Tant dans son déroulement, parfaitement rythmé et savamment ponctué d’intermèdes très rock’n roll, que dans l’interprétation des comédiens, tous excellents et très complices Stéphane Freiss fait corps avec le Professeur Keating tellement qu ’ on croirait le rôle écrit pour lui Diablement séduisant, bourré d’humour et d’intelligence. Son approche de la vie récolte beaucoup d’engouements auprès des garçons et un festival d’applaudissements dans le public Sublimissime !
Enric Dausset
Un tramwaynommé Désir
[ Cristiana Reali éblouissante ] de Tennessee Williams, avec Cristiana Reali Bouffes Parisiens, 75002 Paris, 01 86 47 72 43, jusqu’au 31/03
Immortalisée par le film de 1951 avec Marlon Brando et Vivien Leigh, la pièce de Tennessee Williams a toujours eu du mal à refaire surface au théâtre Le monde a changé et cette histoire d'une femme abîmée par son mariage avec un homosexuel et qui sombre dans la folie peut paraître aujourd'hui un peu dépassée Mais dans cette nouvelle mise en scène, Cristiana Reali est éblouissante Sans même revisiter ni actualiser l'histoire, cette version met l'accent sur l’origine du traumatisme du personnage de Blanche Du Bois. Cette professeure d'anglais vient de perdre son poste pour avoir détourné un des ses élèves et trouve refuge chez sa soeur Stella Sa présence dérange son beau-frère, Stanley qui la suspecte d'avoir dilapidé l'héritage de sa femme auquel il estime avoir droit. C’est toute la complexité de la vie qui irrigue la mise en scène de Pauline Susini Cristiana Reali insuffle à Blanche les stigmates d'une profonde dépression compensée par un désir d'élévation qui bouleverse. Alysson Paradis irradie dans le rôle de Stella, personnage solaire qui prend du plomb dans l'aile au fil de l'histoire Et Nicolas Avinée incarne Stanley avec toute l'ambiguïté qu’il mérite Une pièce remarquable.
Hélène Chevrier
Passeport
[ Passeport pour un succès ] une création d’Alexis Michalik Théâtre de la Renaissance, 20 Bd SaintMartin 75010 Paris, 01 42 08 18 50
On attendait avec impatience la nouvelle création d’Alexis Michalik. Comme on attend celles de Wajdi Mouawad ou dans un autre genre, celles de Joël Pommerat A chaque fois, on est transporté dans des récits épiques qui nous perdent et nous rattrapent avec une science éblouissante Eh bien, Passeport nous a emportés encore plus loin que d’habitude Parce que cette fois, il s ’appuie aussi sur une profondeur psychologique et humaniste très riche A travers l’histoire d’un jeune érythréen qui a perdu la mémoire dans la Jungle de Calais, il interroge ce qui fait l’identité d’un être : la question des papiers se double là de la façon dont on se raconte sa propre histoire, ou dont on nous la raconte En mal de souvenirs, Issa s ’abreuve de lectures pour mieux connaître son pays et reconstituer le trajet qu’il a pu faire pour le fuir et cela pour obtenir son passeport et être celui qu’il veut être en France La pièce parle des migrants De ceux qui migrent d’un territoire à un autre, mais aussi d’une identité à une autre, d’un genre à un autre. C’est l’histoire qu ’ on se raconte qui constitue notre identité Servie par des comédiens exemplaires, une scénographie sobre et foisonnante à la fois du fait des projections des différents lieux, la pièce est un enchantement bouleversant.
Hélène Chevrier
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o 9 6 T h é â t r a l magazine Mars - Avril 2024
c a l i t
V o s c o o r d o n n é e s n e f e r o n t l ’ o b j e t d a u c u n e e x p l o i t a t i o n c o m m e r c i a l e e t n e s e r o n t c o m m u n i q u é e s à a u c u n p a r t e n a i r e . C o n f o r m é m e n t à l a l é g i s l a t i o n e n v i g u e u r v o u s d i s p o s e z d u n d r o i t d ’ a c c è s e t d e r e c t i f i c a t i o n p o u r t o u t e i n f o r m a t i o n v o u s c o n c e r n a n t
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sept. - oct. 2023 magazine Théâtral LE THÉÂTRE INITIATIQUE DES ADOS ’:HIKMOD=YUY[UV:?a@l@a@b@k" M 02434 - 101 - F: 4,60 E - RD de Victor Hugo 101www.theatral-magazine.com Journal d’une prof spécialité théâtre Episode # 1 Romane Bohringer Yasmina Reza Christophe Alévêque Vincent Dedienne Mathilde Seigner Emmanuelle Seigner Benjamin Lavernhe Fanny Ardant Jacques Weber Samuel Benchetrit Sébastien Thiéry Léonore Confino Alain Françon Michel Fau ARCEAU
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par François Varlin
Y a pas de soucis !
I l s ’ e n p a s s e d e s p r e m i è r e s p a r t i e s d e s a is o n , d e s s e c o n d e s p a r t i e s , d e s f e s t i v a l s , d e s biennales… Les survivants de ces évènements t h é â t r a u x s o n t g é n é r a l e m e n t à l ’ a f f i c h e d e s sessions suivantes. Qui va donc passer la barre et prolonger jusqu’à la fin du printemps dans le p r i v é ? Q u i s e r a a s s e z b o n p o u r s e f a i r e p r ogrammer cet été dans l’un ou l’autre des festiv a l s ? A é c o u t e r c e u x q u i f o n t l e u r m a r c h é d e p u i s l a r e n t r é e d e s e p t e m b r e p o u r l e s p r og r a m m a t i o n s e s t i v a l e s , l e s c a n d i d a t s à s é l e ctionner pour l’été ne sont pas légions
“En vrai”, comme on dit, si l’on sait combien l’ennui fait partie de l’expérience théâtrale, on peut dire que dans ces derniers mois certains metteurs en scènes et comédiens ne nous ont p a s l o u p é s ! I l a f a l l u e n c o n s o l e r d e s s p e c t ateurs “ en mode vénère” qui juraient leurs grands d i e u x q u ’ o n n e l e s y r e p r e n d r a i t p l u s , q u e l e théâtre c’était fini pour longtemps, que payer pour voir ça “ c’était abusé” ! Et puis il y a ceux q u i t o u t à c o u p n o u s c u e i l l e n t , n o u s e m p o rtent Et c ’est la grâce ! Comme par exemple le créateur Yoann Bourgeois Il offrait, en janv i e r s u r l e p l a t e a u d e l a S e i n e M u s i c a l e , u n e magnifique proposition chorégraphique et circ a s s i e n n e p o u r c h a n t e u r s , d a n s e u r s e t a c r obates sur un bouleversant Requiem de Mozart, dirigé par la chef d’orchestre Laurence Equilbey à la tête de son formidable Insula Orchestra et du chœur Accentus Geste résolument décloisonnant, en introduisant les arts du cirque et de
la danse dans un chant religieux conçu pour se souvenir des défunts, l’œuvre s ’ en trouvait resituée autour d’une mise en espace splendide de chutes des corps dans un abîme sombre. “Juste sublime” comme on dit !
C a r p l u s q u e j a m a i s l e s a r t s s e c r o i s e n t , s’épaulent, se mélangent De la peinture dans l e s s c é n o g r a p h i e s d e t h é â t r e , d a n s l e s c o st u m e s d e s p e c t a c l e s , d e s a u t e u r s e t d e s m e tt e u r s e n s c è n e p e i n t r e s q u i o n t d e p u i s l o n g t e m p s e n v a h i s l e s p l a t e a u x , t o u t c o m m e nos plateaux ont investis les espaces très sanctuarisés des musées Un musée contemporain n ’est plus conçu sans un auditorium ouvert aux arts vivants. Le musée du quai Branly possède s a p r o g r a m m a t i o n a u s e i n d e s o n t h é â t r e Claude Lévi-Strauss, un auditorium accueille la musique au sein de ce temple de l’art contemp o r a i n q u ’ e s t l a F o n d a t i o n L o u i s V u i t t o n , l e C e n t r e P o m p i d o u d e l o n g u e d a t e f a i t l a p a r t belle aux arts vivants. Quant au Louvre, il s ’ enorgueillit à juste titre de multiplier les passer e l l e s e n t r e l e s a r t s p l a s t i q u e s e t l e s p e c t a c l e comme ces concerts face aux œuvres, ou ces vis i t e s s p o r t i v e s c o n ç u e s p a r l e c h o r é g r a p h e M e d h i K e r k o u c h e … D e p u i s l o n g t e m p s o n marie les talents. Même depuis le remaniement
“On va partir sur ” une ancienne magistrate en disponibilité, “hashtag” Rachida, ex garde des Sceaux qui devient ministre de la Culture On d é c l o i s o n n e v r a i m e n t e t o n m a r i e l e s d i s c iplines ; “Y’a pas de soucis !” comme on dit.
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