Koreana Winter 2015 (French)

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Hiver 2015

ArtS Et CuLturE dE CoréE

rubriquE SpéCiALE

LES SEowon

Le bastion théorique et idéologique des lettrés de province ; L’architecture des écoles néoconfucéennes : une esthétique de la mesure et du dépouillement; Un regard sur la vie quotidienne d’une seowon : une évolution vers un rôle nouveau

L’héritage des seowon, les écoles néoconfucéennes du royaume de Joseon

voL. 16 N° 4

Issn 1225-9101 arts et culture de corée 81


Image de CorĂŠe


QUAND REVIENNENT L’HIVER ET SES AVANT-TOITS OÙ PEND LE SOJA Kim Hwa-young Membre de l’Académie nationale des arts

P

remier jour de l’hiver dans la division traditionnelle des saisons, l’ipdong tombait cette année le huit novembre. À chaque fois, dès son arrivée, les ruraux s’apprêtent à affronter le froid. Ces travaux commencent par la préparation de gros blocs de soja appelés meju. J’ai dans ma mémoire l’image familière du coin de plafond de la plus grande chambre où ils pendaient à de la paille tressée ou des avant-toits de maisons où ils séchaient au soleil éclatant de l’automne et quand je les revois, se réveille en moi la nostalgie du village de mon enfance. Outre qu’ils servent à fabriquer sauce de soja et concentré de soja ou de piment, qui sont autant d’indispensables condiments de la cuisine coréenne, les meju assurent un important apport de protéines végétales. Quand venait le jour de l’ipdong, maman et grand-mère jetaient du soja dans la marmite et le faisaient bouillir. Pendant une journée entière, il cuisait sur le petit feu confectionné avec des bogues de châtaignes bien sèches et la maison se remplissait d’alléchantes odeurs. Pour tromper la faim, je mangeais en cachette quelques brins cuits volés à la marmite. J’aidais aussi papa à munir portes et fenêtres d’un écran de papier blanc neuf. Il commençait par enduire le bois du châssis d’une fine couche de colle, puis y posait une feuille qu’il brossait délicatement et tapotait pour qu’elle reste en place. Après s’être rempli la bouche d’eau bien propre, il la pulvérisait uniformément sur toute la surface du papier. Ce dernier serait rigide à souhait après avoir séché au doux soleil de l’automne. Déjà, maman sortait le soja de la marmite et se mettait en devoir de le broyer dans un mortier. Grandmère garnissait le moule à meju de toile de chanvre pour le remplir de soja concassé en le tassant le plus possible. On faisait ensuite un lit de paille par terre pour y mettre les blocs à sécher et deux ou trois jours passaient. Alors, papa les ficelait avec de la paille et les accrochait sous l’avant-toit exposé au soleil. Sous l’action de l’air, du soleil et du vent, leurs micro-organismes sécréteraient bientôt l’enzyme qui produirait les protéines. Et les ouvertures fraîchement rebouchées résisteraient aux assauts du vent, mais laisseraient entrer le soleil pour qu’il inonde la chambre de sa lumière. Aujourd’hui, nombre de petits citadins n’ont aucune idée de ce qu’est le meju , car il s’achète lui aussi dans le commerce, tout comme le concentré ou la sauce de soja. « Tu peux bien dire que le meju est fait de soja… [je ne te croirai pas] » dit un vieux dicton et de même, il paraît difficilement concevable à ces jeunes que de telles coutumes aient survécu des siècles durant et jusqu’à une époque aussi récente. Pizzas, hamburgers et boissons gazeuses seraient-ils pour quelque chose dans leur disparition ?


Lettre de la rédactrice en chef

rituel matinal à l’école néoconfucéenne Il était environ six heures et une nappe de brume recouvrait la campagne. Sur la route pavée qui coupait à travers une grande rizière dorée, a surgi devant nous un pittoresque petit village aux maisons sagement alignées. Le ciel s’était dégagé. Aux abords du village, l’ancienne école et sa grande porte rouge émergeaient dans le soleil levant. Nous venions d’arriver à la Piram Seowon de Jangseong, dans la province du Jeolla du Sud, à l’aube de ce 13 septembre. Pour composer la rubrique spéciale de notre numéro d’hiver, nous avions entrepris un circuit de plusieurs écoles néoconfucéennes célèbres et étions impatients de faire de nouvelles découvertes dans la quatrième que nous nous apprêtions à visiter. Nos attentes ont été comblées, car nous avons pu assister à la cérémonie que consacre cette école à ses sages deux fois par mois. Un à un, ont fait leur entrée les intendants du seowon, que l’on nomme yusa. Assemblés dans la grande salle de l’ancien pavillon de lecture, ils ont tenu une brève réunion. Après avoir revêtu la robe rituelle blanche, ils se sont mis en rang l’un derrière l’autre et, dans un silence empreint de gravité, se sont dirigés vers le sanctuaire situé à l’arrière du site. La cérémonie s’est poursuivie par la lecture du protocole à voix haute par l’un des célébrants. À plusieurs reprises, ils se sont profondément inclinés, tandis que brûlait l’encens. Ce rituel simple et austère s’est reproduit plusieurs fois. Le temps semblait s’être arrêté, voire nous avoir renvoyés plusieurs siècles en arrière. Quel est l’objet d’un tel rite ? Quelles valeurs ses exécutants s’attachent-ils à observer et perpétuer à notre époque ? Aspirent-ils à les léguer aux générations à venir ? Autant de questions auxquelles répondra, nous le souhaitons, cette rubrique spéciale intitulée « L’héritage des seowon, les écoles néoconfucéennes du royaume de Joseon ». Choi jung-wha Rédactrice en chef

éditEur dirECtEur dE LA rédACtion rédACtriCE En ChEf réviSEur Comité dE rédACtion

trAduCtion dirECtEur photogrAphiquE rédACtEurS En ChEf AdjointS

dirECtEur ArtiStiquE dESignErS

ConCEption Et miSE En pAgE

Yu Hyun-seok Yoon Keum-jin Choi Jung-wha Suzanne Salinas Bae Bien-u Choi Young-in Emanuel Pastreich Han Kyung-koo Kim Hwa-young Kim Young-na Koh Mi-seok Song Hye-jin Song Young-man Werner Sasse Kim Jeong-yeon Kim Sam Kim Jeong-eun Noh Yoon-young Park Sin-hye Lee Young-bok Kim Ji-hyun Lee Sung-ki Yeob Lan-kyeong

Kim’s Communication Associates 385-10 Seogyo-dong, Mapo-gu Seoul 121-839, Korea www.gegd.co.kr Tel: 82-2-335-4741 Fax: 82-2-335-4743

AbonnEmEntS Et CorrESpondAnCE Prix au numéro en Corée : 6 000 wons Autres pays : 9$US AutrES régionS, y CompriS LA CoréE Voir les tarifs d’abonnement spéciaux à la page 80 de ce numéro.

ArtS Et CuLturE dE CoréE Hiver 2015

Chaekgado (bibliothèque) Paravent à huit panneaux, circa deuxième moitié du XVIIIe siècle – première moitié du XIXe, couleur sur papier, 112cm x 381cm (détail), collection privée. ©Dahal Media

imprimé En hivEr 2015 Samsung Moonwha Printing Co. 274-34 Seongsu-dong 2-ga, Seongdong-gu, Seoul 133-831, Korea Tel: 82-2-468-0361/5

Publication trimestrielle de la fondation de Corée 2558 Nambusunhwan-ro, Seocho-gu Séoul 137-863, Corée du Sud http://www.koreana.or.kr

Genre comparable à la nature morte, la peinture dite chaekgado ou chaekgeori représentait des bibliothèques, livres et objets divers. Appréciée des rois comme des gens du peuple, elle l’était avant tout des lettrés, qui aimaient à s’entourer dans leur bureau de ces images de livres, accessoires de calligraphie, objets d’art et bibelots symbolisant leurs connaissances, condition sociale et ambitions personnelles.

fondAtion dE CoréE West Tower 19F Mirae Asset CENTER1 Bldg. 26 Euljiro 5-gil, Jung-gu, Seoul 100-210, Korea Tel: 82-2-2151-6546 Fax: 82-2-2151-6592

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eNtretieN

la romancière Han Kang regarde le flocon de neige qui ne fond pas Kang Ji-hee

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Histoires des deux corées

ces écoles alternatives qui aident les jeunes réfugiés nord-coréens à s’adapter à leur nouvelle vie

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Kim Hak-soon

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escapade

le chant triste des montagnards de Yeongwol et Jeongseon Gwak Jae-gu

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rubriquE SpéCiALE

Shin Byung-ju

rubrique spéciaLe 2

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l’architecture des écoles néoconfucéennes : une esthétique de la mesure et du dépouillement Lee Sang-hae

rubrique spéciaLe 3

Kang Myoung-seok

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un regard sur la vie quotidienne d’une seowon : une évolution vers un rôle nouveau

de l’aéroport de Gimpo à celui d’Incheon Martine Prost

Livres et cd

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Multiethnic Korea? Multiculturalism, Migration, and Peoplehood diversity in contemporary south Korea un échange de vues pertinentes sur la transition de la Corée vers la diversité ethnique

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déLices cuLiNaires

le dongji patjuk , une bouillie de haricot rouge pour les grands froids de l’hiver Park Chan-il

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Mode de vie

Black Flower (Fleur noire) L’épopée migratoire des premiers Coréens au mexique

http://seoulcitywall.seoul.go.kr/ front/eng/index.do un guide en ligne des murailles de Séoul Charles La Shure, Lee Woo-young

Kim Hyun-jin

rubrique spéciaLe 4

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regard extérieur

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le bastion théorique et idéologique des lettrés de province

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Loisirs

la télévision personnelle s’invite sur l’hertzien

L’héritage des seowon, les écoles néoconfucéennes du royaume de Joseon rubrique spéciaLe 1

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Quand les hommes sont au fourneau pour l’amour de la cuisine Kim Yong-sub

aperçu de La Littérature coréeNNe

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un soleil qui ne se couche jamais, un amour qui ne peut mourir Cho Yong-ho

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derrière la montagne de l’ouest Kim Chae-won

l’école de « l’honnête homme » se réveille d’un long sommeil Lee Chang-guy

rubrique spéciaLe 5

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les seowon actualisées attirent les jeunes intellectuels Lee Kil-woo

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rubrIque spéCIale 1 L’héritage des seowon , les écoles néoconfucéennes du royaume de Joseon

le basTIoN THéorIque eT IdéologIque des leTTrés de proVINCe shin byung-ju Professeur au Département d’histoire coréenne de l’Université Konkuk ahn Hong-beom Photographe

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Des lettrés confucianistes de la Byeongsan Seowon d’Andong située dans la province du Gyeongsang du Nord se répartissent par écrit les tâches qui leur incomberont lors de la prochaine cérémonie annuelle de commémoration.

sous le royaume de Joseon (1392-1910), les écoles néoconfucéennes dites seowon étaient des établissements privés créés par des lettrés pour perpétuer la mémoire de leurs prédécesseurs et former les générations qui leur succéderaient. en outre, leur autonomie leur permettait pleinement d’intervenir dans les affaires locales. elles constituèrent à l’origine un bastion du néoconfucianisme, dont les préceptes régissaient la société. par la suite, elles devinrent paradoxalement des foyers de luttes factieuses qui mirent à mal l’autorité publique. sur le seul territoire sud-coréen, on en dénombre encore plus de six cents. À l’heure où se fait sentir un fort besoin de culture humaniste pour les jeunes générations, leurs méthodes éducatives ancestrales suscitent un regain d’intérêt. arts et culture de corée 5


L

es écoles néoconfucéennes dites seowon occupèrent pendant la période de Joseon une place de premier plan dans les domaines non seulement éducatif et culturel, mais aussi politique et économique. Il semblerait que leur apparition s’explique par l’ascension politique d’une nouvelle catégorie sociale constituée des lettrés de province, qui jouissaient déjà d’un pouvoir grandissant sous le royaume antérieur de Goryeo. Ce statut de notables leur permit d’échapper aux quatre sahwa, ces purges menées au XVIe siècle à l’encontre des érudits, et à l’époque de la chute du royaume, ils composaient l’élite politique du pays. Ils se faisaient un devoir d’œuvrer à la diffusion du néoconfucianisme et grâce à leur forte implantation en province, ils pouvaient dénoncer partout le trop grand pouvoir de la famille royale. À leurs yeux, l’autodiscipline était indispensable à une bonne éducation et ils s’attachaient donc particulièrement à la développer chez leurs élèves, élaborant ainsi une solide méthodologie qui allait faire le succès de l’éducation néoconfucéenne et aboutir à la création de ses écoles.

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l’apprentissage et le rite dédié aux sages Les principales installations d’un seowon se composaient des salles destinées à l’étude et du lieu des rites commémoratifs. Les premières comportaient la salle de lecture et les dortoirs, tandis que le second consistait en un sanctuaire consacré aux différents sages et lettrés honorés selon les écoles. Les constructions qui abritaient les dortoirs portaient chacune un nom différent et se faisaient face d’est en ouest, de part et d’autre de la cour située en face de la salle de lecture. Le sanctuaire était l’édifice qui s’élevait le plus à l’arrière de l’enceinte de l’école, en son point le plus haut, et s’entourait d’un mur. Les écoles néoconfucéennes de type courant étaient aussi pourvues d’une annexe servant à entreposer les accessoires rituels et à confectionner les offrandes destinées aux rituels sacrificiels, ainsi que d’un pavillon où les élèves s’accordaient un moment de repos en contemplant la nature qui les entourait. Elles possédaient aussi une bibliothèque et éditaient livres et manuels. Dotée d’un important fonds de livres, l’école néoconfucéenne tenait aussi lieu

©Musée national d'art moderne et contemporain, Corée du Sud.

la baegundong seowon, première école néoconfucéenne de Corée Le gouverneur cantonal de Punggi, Ju Se-bung (1495-1554), créa en 1543 l’école dite Baegundong Seowon à Sunheung-myeon, un village de la province du Gyeongsang du Nord. Le rôle de cet établissement d’enseignement privé, qui fut le premier à caractère néoconfucéen en Corée, était d’assurer la formation des jeunes lettrés et la bonne conservation des tablettes votives honorant An Hyang (1243-1306) pour avoir aidé à l’introduction du néoconfucianisme en Corée dans les derniers temps de la période de Goryeo. C’est Ju Se-bung, déjà bâtisseur du sanctuaire de Hoeheonsa consacré au lettré An Hyang, qui ordonna la construction de l’école Baegundong Seowon, dont le nom signifie « école de la grotte du nuage blanc » et s’inspirait de celui d’une école chinoise dite « de la grotte du cerf blanc », qu’avait créée Zhu Xi. Dans le but de promouvoir les vertus de l’éducation, les lettrés confucianistes du début de la période de Joseon allèrent jusqu’à consacrer une partie de leur bien à la construction d’établissements d’enseignement privés appelés seodang qui assuraient la scolarisation des enfants. Au XVIe siècle, les sarim, qui constituaient l’élite intellectuelle de province, perpétuèrent cette tradition en l’étendant à l’enseignement supérieur et en faisant aussi des écoles un lieu de vénération des érudits de jadis. À la formation des jeunes lettrés, s’ajoutait donc l’accomplissement de rituels en l’honneur des sages d’antan. Lorsque Yi Hwang (1501-1570) fut nommé en 1548 gouverneur cantonal de Punggi, il sollicita un appui de l’État en faveur de l’école Baegundong Seowon et pour ce faire, il mit en évidence l’importance de sa mission. En 1550, le roi lui donna pour nouveau nom « Sosu Seowon » et fit présent d’un panonceau pour l’y inscrire. L’octroi de cette plaque par le monarque et sa dénomination d’un sanc1

tuaire doublé d’une école néoconfucéenne revenaient d’une certaine manière à lui donner sa caution, engageant ainsi l’État à fournir une aide à cet établissement sous forme de terrains, livres et serviteurs, mais aussi à l’exonérer d’impôts et à le dispenser de corvées.

1 La Dosan Seowon (1721), Jeong Seon (1676-1759). Encre et couleur sur papier. 124 x 67 cm. L’école Dosan Seowon correspond à l’idéal néoconfucéen d’un tel établissement, par sa situation au cœur d’une forêt pittoresque tapissant la vallée du Nakdong, au pied du mont Cheongnyang. Elle se trouve près de Togye-ri, un village de l’agglomération d’Andong, dans la province du Gyeongsang du Nord. 2 Les intendants de la Donam Seowon de Nonsan, une ville de la province du Chungcheong du Sud, examinent avec attention des planchettes à imprimer dans le local où elles sont entreposées.


2

de bibliothèque du village. Vers 1600, la bibliothèque de la Sosu Seowon ne possédait pas moins de 1678 ouvrages de 107 catégories différentes. Abondamment fournies en livres et réalisant des activités d’édition en toute indépendance, les écoles néoconfucéennes étaient en mesure d’élever le niveau d’instruction du peuple en lui donnant accès au savoir.

l’expansion nationale du pouvoir des lettrés et son renforcement au niveau local Au début du XVIe siècle, les seowon étendaient leur présence à toute la Corée suite à un essor particulièrement fort en province. Dix-huit de ces écoles avaient ainsi vu le jour sous le règne de Myeongjong (r. 1545-1567) et 63 sous celui de Seonjo (r. 1567-1608). Nombre d’entre elles se situaient dans la province de Gyeongsang, où les lettrés jouissaient de longue date d’une grande autorité. Parmi les principales, figuraient la Dosan Seowon, la Deokcheon Seowon et la Byeongsan Seowon respectivement dédiées aux lettrés Yi Hwang, arts et culture de corée 7


Jo Sik (1501-1572) et Ryu Seong-ryong (1542-1607). Dans les premiers temps, ces établissements à caractère privé entrèrent en concurrence avec les écoles communales dites hyanggyo. Par la suite, reconnaissant la valeur de leur enseignement et sa contribution aux progrès de l’instruction, les aristocrates furent toujours plus nombreux à leur confier leur progéniture. À la fin de la première moitié de la période de Joseon, elles jouèrent un rôle important dans la formation universitaire et la diffusion du néoconfucianisme. Cette contribution fut toutefois ternie par la propension des lettrés à servir les intérêts de l’aristocratie, qui fondait son pouvoir sur les liens familiaux, l’instruction et l’influence exercée au niveau local. Les grands lettrés de province se servaient ainsi des seowon comme d’un moyen de diffusion de leurs vues scientifiques ou politiques et faisaient de ces établissements d’enseignement des foyers de contestation. Différentes factions politiques allaient notamment apparaître en se réclamant des écoles 8 Koreana Hiver 2015

Les intendants de la Piram Seowon située à Jangseong, dans la province du Jeolla du Sud, préparent une cérémonie qui se tient le premier jour du mois. Le sanctuaire d’Udongsa abrite les tablettes votives de Kim In-hu et de son disciple Yang Ja-jing.


de pensée dites de Toegye pour la faction Namin, de Nammyeong et Hwadam pour la faction Bugin, de Yulgok et d’Ugye pour la faction Seoin, de Myeongjae pour la faction Soron et d’Ugye également pour la faction Noron. Quand éclatait une polémique sur une question d’ordre philosophique ou politique, les autorités des seowon défendaient leurs différents points de vue dans des requêtes qu’elles soumettaient au roi. Dans cette perspective, des assemblées de lettrés se tenaient dans les seowon afin de mobiliser des soutiens et de recueillir des avis. La deuxième moitié de la période de Joseon allait voir se multiplier ces écoles dans les provinces de Jeolla, Chungcheong et Gyeonggi, où les lettrés jouaient un rôle croissant dans les domaines scientifique et politique. Parmi elles, figuraient surtout la Piram Seowon de Jangseong, située dans la province du Jeolla du Sud et dédiée à la vénération de Kim In-hu (1510-1560), la Donam Seowon de Yeonsan, une ville du Chungcheong du Sud, qui se consacrait à perpétuer la mémoire de Kim Jang-saeng (1548-1631), ainsi que la Jaun Seowon et la Pasan Seowon, qui se trouvaient toutes deux dans la province de Gyeonggi et honoraient respectivement les sages Yi Yi (15361584) et Seong Hon (1535-1598).

la prolifération des seowon et ses retombées Sous le règne de Sukjong (r. 1674-1720), le nombre de seowon connut une rapide progression qui le porta sur l’ensemble du territoire à 166, dont 105 agréés par l’État. Les inconvénients d’un tel essor n’allaient pas tarder à se manifester. Avant tout, l’exonération de l’impôt et la suppression des corvées dont bénéficiaient ces écoles portèrent préjudice à l’économie nationale. En conséquence, le roi Sukjong décida de proscrire toute nouvelle création d’école et de retirer l’agrément de l’État à celles déjà existantes. Quant au roi Yeongjo (r. 17241776), en vue d’asseoir son autorité, il poursuivit résolument la politique entreprise par ses prédécesseurs. En 1741, il ordon-

na la fermeture de toutes les écoles néoconfucéennes et de tous les sanctuaires construits après 1714. Dans les Yeongjo sillok, qui sont les annales du roi Yeongjo, il est fait mention de cette décision à la date du 8 avril 1741 : « Que soient fermés toutes les seowon et tous les sanctuaires créés en 1714 et par la suite sans l’autorisation de l’État, ceux déjà existants ajoutant dans le même temps les sages qui y étaient vénérés à leurs sanctuaires, et ce, quels que soient leurs fondateurs, hauts fonctionnaires et lettrés… S’il en est construit de nouveaux à titre privé ou si ceux déjà existants ajoutent de nouveaux sages à ceux qu’ils vénèrent, que soit congédié, de plein droit, le gouverneur et le magistrat de la localité concernée et que les lettrés soient envoyés en exil ». En cas d’infraction à cette règle, les contrevenants encouraient des sanctions sévères, qu’il s’agisse de lettrés ou de fonctionnaires de l’administration locale. Cette mesure eut pour effet de donner un coup d’arrêt à la création de seowon pendant toute la période comprise entre les règnes de Sunjo (r.18001834) et de Cheoljong (r.1849-1863) marqués, comme tout le XIXe siècle, par la prépondérance politique de la famille royale.

la suppression des seowon et le déclin du néoconfucianisme Le prince régent Heungseon (1820-1898) entreprit une action plus radicale encore que celle de Yeongjo en supprimant purement et simplement les seowon. Celui qui exerçait la réalité du pouvoir, depuis le couronnement de son fils Gojong, fit en effet procéder à la fermeture du sanctuaire de Mandongmyo, lequel était le fief des lettrés et politiciens de la faction Noron et leur servait de lieu de rassemblement pour faire l’apologie des doctrines de Song Si-yeol (1607-1689). En 1868, il frappa d’une mesure semblable plus de six cents seowon non agréés par l’État. Arguant que ces établissements alimentaient un climat propice aux conflits entre factions politiques, il donna ordre en 1871 que soient fermés l’ensemble des écoles et sanctuaires du pays, à l’exception de 47. Parmi les établissements qui échappèrent à ces mesures draconiennes, se trouvaient la Sosu Seowon, la Dosan Seowon, la Namgye Seowon et l’Oksan Seowon. Les domaines et biens divers des écoles et sanctuaires fermés furent saisis par l’État, qui assura leur gestion, et les créations ultérieures de tels établissements, désormais interdites. Des quatre coins du territoire, les lettrés confucianistes accoururent à Séoul pour dénoncer ces mesures autoritaires et pas moins de 1460 étudiants venant de la province de Gyeongsang se massèrent devant le palais royal pour soumettre à la cour une lettre collective où le prince régent était comparé au tristement célèbre tyran chinois Qin Shi Huang. Non seulement le prince régent ne céda pas un pouce de terrain, mais il coupa court à ces revendications en déclarant : « Je n’accorderais pas mon pardon à qui que ce soit qui nuirait au peuple, même si c’était Confucius en personne … Les seowon sont aujourd’hui des repaires de brigands ». La suppression des seowon allait quand même susciter une forte opposition de la part des lettrés confucianistes, notamment Choe Ik-hyeon (1833-1906), et constitua l’une des principales causes de la chute du prince régent Heungseon. Sous l’occupation coloniale japonaise et lors de la modernisation rapide que connut la Corée, les seowon allaient perdre le volet éducatif de leur vocation et ne conserver que la dimension rituelle qui est la leur aujourd’hui encore. Dernièrement, certains ont entrepris de renouer avec la tradition en rouvrant les seowon dans le but d’inscrire leur héritage historique et culturel dans la vie moderne. La formation à dominante humaniste que prodiguaient ces écoles où des lettrés vertueux étudiaient pour enrichir leurs connaissances tout en assurant la formation de la jeunesse suscite un regain d’intérêt à l’heure où la dimension humaine représente un aspect important de la connaissance. Dans ce contexte, il est temps d’adopter des mesures visant au renouveau de ces seowon qui sont les dépositaires de l’héritage culturel et pédagogique des lettrés de Joseon.

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rubrIque spéCIale 2 L’héritage des seowon , les écoles néoconfucéennes du royaume de Joseon

L’architecture des écoLes néoconfucéennes : uNe esTHéTIque de la mesure eT du dépouIllemeNT

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dans leur situation et leur implantation, les écoles néoconfucéennes dites seowon adoptent la retenue et la simplicité qui sont les canons de beauté du confucianisme. elles furent édifiées dans des lieux retirés, au cadre naturel agréable, pour permettre aux lettrés de province épris d’idéal d’échapper au tumulte de ce monde et de mieux se consacrer à l’étude des lois de la nature et de la vie humaine. elles prenaient place sur un terrain en pente, la salle de lecture se trouvant en vis-à-vis du sanctuaire. par leur architecture, elles symbolisaient l’objectif que se fixaient les lettrés de jadis de suivre la voie tracée par les sages et d’élever leur esprit par l’étude des œuvres classiques et le rite voué à ces derniers. lee sang-hae Président du Comité du patrimoine culturel suh Heun-gang Photographe

Le Mandaeru (pavillon de la rencontre tardive) se dresse à l’entrée de la Byeongsan Seowon située à Hahoe, un village de l’agglomération d’Andong, dans la province du Gyeongsang du Nord. Dans toute école néoconfucéenne, il existait un tel pavillon à l’intention des lettrés, afin qu’ils puissent se détendre tout en observant par eux-mêmes les lois de l’univers au contact de la nature.

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L

es seowon, ces écoles néoconfucéennes créées sous le royaume de Joseon (1392-1910), furent construites sur des terrains appartenant à des lettrés confucianistes appelés sarim qui cherchaient à réaliser leur idéal de bonté et d’intégrité par le biais d’une éducation davantage axée sur la noblesse d’âme que sur une connaissance purement pratique ou fonctionnelle. Ils avaient la certitude que l’acquisition de cette formation universelle passait par l’assiduité à l’étude et la poursuite du perfectionnement de soi, la jangsu. À leurs yeux, cet apprentissage ne se résumait cependant pas à la lecture des œuvres classiques confucianistes et aux leçons accompagnées de débats dites ganghak, mais exigeait aussi d’accomplir certains rituels en l’honneur de leurs illustres prédécesseurs. Par leur exécution, ils rendaient hommage aux sages de jadis et leur témoignaient leur volonté de suivre leurs enseignements, en s’accordant des temps de repos et de détente, les yusik, afin de délasser leur esprit après l’effort et d’observer par eux-mêmes la nature. La situation et l’agencement de leurs écoles devaient donc être étudiés avec soin pour permettre le bon déroulement de ces activités. Ces exigences différaient beaucoup de celles qui s’appliquaient aux constructions destinées aux lieux de culte.

la soumission aux lois de la nature et à la volonté divine C’est en 1543 qu’une école néoconfucéenne fut édifiée pour la première fois par un particulier sous 12 Koreana Hiver 2015


le royaume de Joseon. Elle avait pour nom Baegundong Seowon et son bâtisseur était Ju Se-bong (1495-1554), gouverneur du canton de Punggi. L’État lui octroya son agrément en 1550 et la nomma Sosu Seowon. Selon son plan d’implantation initial, les locaux se composaient d’un sanctuaire destiné aux rituels commémoratifs, d’une salle de lecture et d’un pavillon de récréation. Situé dans la partie ouest du site, le premier était orienté au sud, et la seconde, qui le flanquait à l’est, était exposée dans cette direction. Plus tard, les innombrables écoles qui virent le jour s’inspirèrent, par leur situation et leur agencement, de celle qui était voisine du village où avait vécu le sage An Hyang en personne (12431306), à qui elle était dédiée. Dans le choix de son emplacement, il avait été tenu compte de la tranquillité des lieux et de la beauté du paysage environnant. Les rituels qui y étaient accomplis allaient faire autorité dans toutes les écoles de l’époque de Joseon. L’architecture des seowon reposait sur les deux idées de l’unité entre le ciel et l’homme et de la « recherche et étude du principe de toute chose » qu’avaient adoptées les savants architectes de ces constructions, ainsi que sur leur vision du monde et de l’homme. D’une importance fondamentale, celle-ci s’appuyait sur la Daxue, c’est-à-dire La grande étude, que l’un des premiers lettrés néoconfu-

1 À la Sosu Seowon de Yeongju, une ville de la province du Gyeongsang du Nord, le pavillon Gyeongnyeomjeong, qui est dédié à Yeomgye, offre une vue sur le ruisseau et la forêt de pins situés en vis-à-vis. Comme lui, les pavillons des écoles néoconfucéennes d’époque Joseon étaient toujours situés à l’entrée du site pour permettre de contempler la nature en communion avec elle. 2 Dans la province du Gyeongsang du Sud, la Namgye Seowon de Hamyang fut édifiée à la louange d’un illustre lettré de la période de Jeoson nommé Jeong Yeo-chang (1450–1504). 3 Le Jungjeongdang, un pavillon dit « du centre et de la conformité », abrite la salle de lecture de la Dodong Seowon de Dalseong, une ville de la province du Gyeongsang du Nord.

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Soigneusement agencées, dotées de formes gracieuses, situées de sorte que les créations de l’homme soient en harmonie avec la nature et que sa pensée se prolonge jusqu’à elle, les différentes constructions d’une seowon étaient le reflet esthétique de la modération et du dépouillement qui participaient de l’idéal néoconfucianiste.

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cianistes de la dynastie Song chinoise, Zhu Xi (1130-1200), inclut dans Les Quatre Livres aux côtés des Lunyu, du Mengzi et du Zhongyong, qui sont respectivement les Analectes de Confucius, le Mencius et la Doctrine du juste milieu. Ainsi, les lettrés de Joseon choisirent l’emplacement de leurs écoles conformément à la théorie de Zhu Xi en privilégiant des lieux reculés offrant un cadre naturel agréable. Quant à la notion d’unité entre le ciel et l’homme, qui trouve une expression concrète dans l’architecture des seowon, elle présuppose la soumission de l’homme à la volonté divine. Pour les lettrés, le paysage idéal était donc celui qui leur donnerait la possibilité de découvrir par eux-mêmes le principe de toute chose en observant les changements qui se produisaient dans la nature et en finissant par faire corps avec elle. Pour cultiver leur corps et leur esprit, ils entreprirent donc de construire loin des villes, et même en pleine nature, ces écoles où ils entendaient aussi former ceux qui leur succéderaient. Tel est le cas de la Sosu Seowon, qui s’élève au bord du Jukgye, ce « ruisseau aux bambous » qui prend sa source au pied du mont Sobaeksan, un « lieu caché au plus profond des montagnes, entre vallées agréables et ruisseaux, sous une couche de nuages ». La Dosan Seowon, dédiée à la vénération de Yi Hwang (1501-1570), se situait dans un cadre semblable. Édifiée en 1573, elle fut réunie avec la Dosan Seodang, l’école communale qu’avait fondée Yi Hwang en 1561 pour y donner une instruction aux enfants. Dans les Dosan sipigok, c’est-à-dire les « douze chants du mont Dosan » que le sage rédigea peu après son ouverture, transparaît son sentiment face au paysage. 1 Les deux dortoirs de la Dosan Seowon, dits Bagyakjae et Honguijae, c’est-à-dire respectivement « maison de l’apprentissage accompli et de la conduite rigoureuse » et « maison de la largeur d’esprit et de l’énergie vigoureuse », se font face de part et d’autre de la cour située devant la salle de lecture du Jeongyodang, qui est le « pavillon des enseignements classiques ». 2 L’Eungdodang, ou « pavillon de la concentration sur la Voie », abrite l’une des deux salles de lecture de la Donam Seowon. Par ses grandes dimensions et son style très formel, cette construction se distingue de l’architecture habituelle des seowon .

Quand souffle la brise du printemps, la montagne se couvre de fleurs. Sous le ciel de l’automne, le pavillon est inondé par le clair de lune. En toute saison, la beauté de la nature se fond avec celle de l’homme. Le faucon prend son envol au ciel et le poisson bondit hors de l’eau du ruisseau, Le soleil illumine le ciel et les nuages projettent leur ombre, Les merveilles de la nature sont infinies.

origines architecturales Dans l’architecture des écoles néoconfucéennes d’époque Joseon, la formation d’un style spécifique remonte à la construction de la Namgye Seowon de Hamyang, qui date de 1552 et se situe dans la province du Gyeongsang du Sud. Il se caractérisait notamment par la succession en enfilade, à partir de l’entrée du site, des constructions destinées à la détente, à l’étude et aux rituels accomplis dans le sanctuaire, cette disposition se retrouvant désormais systématiquement dans toutes les seowon. Il avait pour autres traits distinctifs une plus faible déclivité de l’avant du terrain par rapport à l’arrière et la situation de la salle de lecture en face du sanctuaire. Les lieux de détente et d’étude occupaient les premiers bâtiments, étant appelés à être les plus fréquentés au quotidien et à engendrer une joyeuse arts et culture de corée 15


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1 Entre les beaux murs à ornements extérieurs du Sungnyesa, qui est le « sanctuaire du rite révérencieux » de la Donam Seowon, sont conservées les tablettes votives de Kim Jang-saeng, un éminent lettré qui se consacra à l’étude du rituel confucéen, ainsi que celles de son fils Kim Jip, de Song So-yeol et de Song jun-gil, tous également érudits. 2 Les célébrants du rite descendent du sanctuaire de la Donam Seowon. 3 À l’Oksan Seowon du village de Yangdong, on aperçoit le Cheinmyo, qui est le « sanctuaire de la pratique de la bienveillance », par les trois portes donnant accès au lieu du rituel. Étant situé à l’emplacement le plus élevé et le plus au fond du site, celui-ci était pourvu d’une porte.


animation. Le sanctuaire était en revanche situé tout au fond du site afin qu’il soit moins facile d’accès et qu’il y règne un silence empreint de solennité. L’Oksan Seowon vit quant à elle le jour en 1573 à Angang, une commune de l’agglomération de Gyeongju où elle fut édifiée en l’honneur de Yi Eon-jeok (1491-1553), qui joua un rôle décisif dans la formation du néoconfucianisme coréen, au début de la période de Joseon. Il avait lui-même fondé une école, dite de Yeongnam, et figurait parmi les « Cinq sages de l’Est », ce qui en faisait un personnage vénéré. L’école qui lui fut dédiée s’élève également au bord d’un joli ruisseau et offre une vue sur le mont Joak. Son pavillon et sa salle de lecture sont de belles bâtisses en harmonie avec leur cadre naturel. La conception et la réalisation des différents édifices de l’Oksan Seowon ayant eu lieu simultanément, ils s’alignent avec précision le long d’un même axe central, les uns derrière les autres, depuis l’entrée du site jusqu’au sanctuaire situé tout à fait à l’arrière. Dans la région de Honam, l’école néoconfucéenne la plus vaste et la plus ancienne fut édifiée en 1590 en vue d’y consacrer un rite à Kim In-hu. Il convient de noter qu’elle se distingue des autres par l’implantation de ses bâtiments et la topographie du terrain. Celui-ci n’y est pas pentu d’avant en arrière, comme ailleurs, mais plat, car situé au pied d’une montagne. En outre, la salle de lecture y occupe la première construction, à partir de laquelle s’étend un plan dégagé donnant une impression d’ouverture sur l’extérieur. Au pavillon Hwagyeonnu, s’offre à la vue un vaste panorama qui fait la renommée de l’école. Située dans le canton de Dalseong rattaché à Daegu, la Dodong Seowon répondait en tous points aux caractéristiques idéales de choix du terrain et d’agencement des constructions telles que les avaient fixées les lettrés néoconfucianistes de Joseon : cet établissement dédié à Kim Goeng-pil (1454-1504) surplombait en effet le Nakdong, qui coulait au bas du terrain en pente adossé à la montagne, et il était pourvu de toutes les constructions requises pour la détente, l’étude et les rituels. L’architecture y était de toute beauté, que ce soit par l’ossature des bâtiments, leurs matériaux constitutifs ou le degré d’évolution du génie civil. Dans la province du Chungcheong du Sud, se trouvait la Donam Seowon, construite en plaine et entourée de champs d’où l’on apercevait au loin les montagnes. Elle était consacrée à la vénération de Kim Jang-saeng (1548-1631), qui écrivit ces mots : « En levant les yeux vers la montagne et en les baissant vers le ruisseau, j’ai appris les lois qui gouvernent ce monde de la nature elle-même ». Comme pour matérialiser cette pensée, se dressait à l’avant de l’enceinte le pavillon Sanangnu, dont le nom signifiait « de la contemplation de la montagne lointaine ». Il rappelait que les lettrés de jadis recherchaient le sens des lois de l’univers et de la vie humaine dans cette étroite communion avec les ruis-

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seaux et montagnes, comme avec l’ensemble de la nature. Enfin, la Byeongsan Seowon qui s’élevait au village de Hahoe, une commune de l’agglomération d’Andong appartenant à la province du Gyeongsang du Sud, célébrait la mémoire de Ryu Seong-ryong (1542-1607), qui rédigea le Jingbirok, ce « livre des corrections » où il évoque ses souvenirs de l’invasion japonaise de 1592. L’édifice qui y était réservé à la détente constituait un archétype de l’osmose réalisée dans l’architecture des seowon entre constructions et nature. Pour atténuer la présence imposante du mont Byeong qui se dressait de l’autre côté de la rivière, un pavillon situé à l’avant du site masquait ce relief. Tout en longueur et de plein pied, cette construction rudimentaire se résumait à quelques piliers soutenant un toit, puisque dépourvue de murs. Tout en réduisant l’effet produit par ce bouclier montagneux, le pavillon n’occultait pas pour autant sa vue pittoresque et fournissait ainsi une illustration de la notion de paysage emprunté. La Byeongsan Seowon est un bon exemple de la situation des constructions sur un plan incliné d’avant en arrière. Borné à l’avant par les montagnes et par des champs et ruisseaux à l’arrière, cet emplacement concrétisait l’idéal d’harmonie avec la nature qui était celui des lettrés confucianistes.

une humble modération et la sérénité d’un paysage emprunté Par leur situation, leur implantation et leur occupation de l’espace, les écoles néoconfucéennes d’époque Joseon présentaient une homogénéité architecturale certaine. Édifiées le plus souvent loin des villes, elles jouissaient d’un cadre naturel calme et agréable. Parmi les critères qui présidaient au choix de leur emplacement, figurait aussi la promixité des lieux où étaient nés et avaient étudié les sages auxquels elles étaient dédiées. Leurs bâtisseurs jugeant qu’il était aussi primordial de conserver un lien spirituel avec le lettré qu’ils prenaient pour modèle et pour continuer de s’inscrire en droite ligne de sa démarche scientifique, ils privilégièrent des lieux situés soit non loin de sa tombe, soit près des écoles ou il avait exercé de son vivant. De plus, l’agencement des différents édifices et la configuration spatiale qui en résultait étaient conçus pour que de l’intérieur de l’école, on ait la meilleure vue possible sur les beautés de la nature. Les seowon étant destinés à accueillir des groupes de lettrés appelés à partager une existence quotidienne, les dortoirs où ceux-ci logeaient prenaient place dans deux ailes situées à l’est et à l’ouest, qui se faisaient face de part et d’autre de la cour située en face de la salle de lecture. Par la création d’espaces extérieurs, cet agencement isolait d’autant mieux les lieux réservés à l’étude. Situés à l’avant de l’enceinte, la salle de lecture et le pavillon de récréation donnaient sur un paysage de ruisseaux, champs et montagnes se dressant à l’horizon. Selon une idée répandue, la vue que donnait un lieu de vie, outre qu’elle était propice à l’apprentissage, exerçait une influence sur la formation du caractère. Le pavillon prenait donc place à l’entrée du local de l’école, étant un lieu privilégié de communion avec la nature. Les lettrés néoconfucianistes s’attachant à intégrer des éléments du paysage environnant à l’architecture de leurs écoles, il en résultait un effet de communication et de superposition de l’espace entre intérieur et extérieur des constructions. En outre, la fusion réalisée entre celles-ci et la nature créait une harmonieuse impression d’ensemble. Quant à l’agencement de ces bâtiments les uns par rapport aux autres, il avait pour but de matérialiser leurs rôles respectifs tout en ménageant des espaces supplémentaires à l’extérieur. En d’autres termes, la symétrie sur laquelle ils se fondaient n’était pas absolument géométrique. Il y avait du naturel et du mouvement dans cet espace où règnait une certaine liberté dans les limites qui lui étaient imparties. Les constructions n’y étaient donc ni splendides ni grandioses. Modestes et pleines de retenue, elles représentaient au niveau architectural une expression condensée de la conception confucianiste du monde. Soigneusement agencées, dotées de formes gracieuses, situées de sorte que les créations de l’homme soient en harmonie avec la nature et que sa pensée s’étende jusqu’à elle, les différentes constructions d’une seowon étaient le reflet esthétique de la modération et du dépouillement qui participent de l’idéal néoconfucianiste.

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rubrIque spéCIale 3 L’héritage des seowon , les écoles néoconfucéennes du royaume de Joseon

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UN REGARD SUR LA VIE QUOTIDIENNE D’UNE SEOwON : uNe éVoluTIoN Vers uN rôle NouVeau

Kim Hyun-jin Rédactrice indépendante ahn Hong-beom Photographe

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epuis l’époque des royaumes de Joseon, le terme yusa désigne un titre conféré aux intendants des écoles néoconfucéennes dites seowon , le nombre de ces responsables pouvant varier d’un établissement à l’autre. Outre qu’ils assurent la gestion des affaires de l’école, ils veillent au bon déroulement de ses activités séculaires. Je me suis rendue dernièrement dans plusieurs de ces établissements pour m’entretenir avec leurs yusa.

les nouveaux vecteurs d’une éducation humaniste J’ai d’abord pris le chemin de Yeongju, une ville de la province du Gyeongsang du Nord qui abrite la Sosu Seowon . Au moment de ma visite, cet établissement accueillait une dizaine d’étudiants vietnamiens dans le cadre d’un voyage dit de « Séjour en seowon ». Portant l’habit et le chapeau rectangulaire des anciens lettrés confucianistes, ils s’initiaient aux règles de bienséance traditionnelles qu’enseigne Kwon Yong-hak, le directeur de l’école communale Sunheung Hyanggyo. Ils s’exerçaient avec le plus grand sérieux à la pratique de la révérence de style coréen, mais à la moindre maladresse de l’un ou de l’autre, ils ne pouvaient s’empêcher de rire. Cette première expérience semblait tout à fait à leur goût. Entre autres activités, cette formule du « Séjour en seowon » propose des lectures de textes classiques et des démonstrations de rituels commémoratifs, l’enseignement portant aussi sur la pensée des lettrés

1 Des étudiants vietnamiens coiffant le chapeau rectangulaire des lettrés confucianistes effectuent un séjour à la Sosu Seowon sous la conduite de leur maître Kwon Yong-hak, directeur de la Sunheung Hyanggyo. Cette formule conçue à l’intention d’un public très varié permet de s’initier aux règles de bienséance qu’observaient naguère les lettrés confucianistes. 2 L’intendant Ryu Han-uk contemplant la Byeongsan ou « montagne paravent » depuis le pavillon Mandaeru, c’est-à-dire « de la rencontre tardive ». Après avoir travaillé à Séoul, il a pris sa retraite dans sa ville natale, mais y a retrouvé une activité à la Byeongsan Seowon.

confucianistes et sur les convenances qu’ils observaient. Elle comporte plusieurs nuitées d’hébergement dans le village voisin de Seonbichon où vivaient ces lettrés. L’affluence y est continuelle, car les étudiants, employés de bureau, étrangers et autres adeptes des seowon sont conscients de la valeur que représente aujourd’hui en Corée la culture humaniste que ces établissements leur apportent. Mon périple se poursuit par la Byeongsan Seowon, une école de la ville d’Andong située dans la province du Gyeongsang du Nord. J’y suis présentée à deux des yusa de l’établissement, Ryu Si-ju et Ryu Hanuk, qui ont pour ancêtre Ryu Seong-ryong (1542-1607). Il s’agit d’un illustre lettré et haut fonctionnaire qui assuma la charge de premier conseiller d’État en temps de guerre, puisque le pays subissait alors les assauts du Japon, qui tenta à plusieurs reprises d’envahir le pays entre 1592 et 1598. De ce lointain parent, les deux intendants ont retenu l’exhortation à « ne pas déshonorer ses ancêtres » et s’y sont conformés toute leur vie en agissant et en s’exprimant avec « circonspection ». Ryu Han-uk et Ryu Si-ju diffèrent cependant en un point, à savoir que le premier a pris sa retraite dans sa ville natale après avoir travaillé à Séoul, tandis que le second exerce à l’école depuis l’âge de vingt ans. À la question de savoir s’il lui est arrivé de trouver l’instruction et la bienséance confucéennes trop strictes, il répond sans hésiter : « Pas une seule fois ». En revanche, il déplore que les Coréens ne sachent pas apprécier

les préceptes confucianistes à leur juste valeur et les qualifient trop hâtivement de conservateurs. Il regrette tout autant qu’ait disparu ce que l’on appelait « l’éducation à table », cet enseignement à échelle humaine que donnaient tous les jours les parents aux enfants quand ils mangeaient avec eux. À ce sujet, il estime judicieuse l’idée qu’a eue la Byeongsan Seowon, en 1954, de créer un lycée pour y dispenser son enseignement. Dans son enfance, il se souvient d’avoir été intimidé par les hauts murs de la seowon et trouvé trop contraignants ses innombrables rituels. Par la suite, il allait comprendre combien est précieux l’enseignement du confucianisme, ce que feraient aussi les jeunes d’aujourd’hui, comme il en est convaincu, moyennant sa pratique dans des conditions adéquates.

une même courtoisie envers tous Située près de la Dosan Seowon d’Andong, la maison du chef du clan familial de Yi Hwang (1501-1570) est aujourd’hui habitée par le premier descendant à la seizième génération de la branche aînée de cet illustre lettré, à savoir Yi Geun-pil. Je trouve celui-ci, un octogénaire encore vigoureux qui porte le costume traditionnel, accroupi devant un groupe d’écoliers du primaire. Ces enfants lui rendent visite dans le cadre d’activités organisées par le Centre de formation à la culture des lettrés confucianistes qui est rattaché à l’école Dosan Seowon. D’une voix douce, il énumère les différentes vertus confucéennes

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qu’illustrent une série d’expressions idiomatiques formées de quatre idéogrammes chinois, notamment « nak-bul-ga-geuk » et « yok-bul-ga-jong », qui signifient respectivement « il faut savoir mettre fin à ses plaisirs ») et « il ne faut pas avoir de convoitise ». Je suis frappée par la simplicité de ses explications qui s’appuient sur des exemples de célébrités telles que la patineuse artistique Kim Yuna ou le chanteur pop Psy très appréciés du jeune public. Comme le vieil homme est malentendant, il communique avec les enfants par écrit, ce qui n’empêche pas cet ancien directeur d’école primaire de mettre à profit ses connaissances et son expérience pour dia22 Koreana Hiver 2015

loguer en toute bienveillance avec eux. Kim Byeong-il, directeur de la Dosan Seowon et président du Centre de formation, a eu l’occasion d’assister à ces séances et il confie à ce sujet : « Son attitude m’a fait une telle impression que je prends maintenant exemple sur lui en m’agenouillant devant tous mes interlocuteurs, quels qu’ils soient. J’y mets tout mon cœur ». Cet ancien haut fonctionnaire qui a occupé d’importants postes au sein de plusieurs gouvernements, y compris celui de ministre de la Planification et du Budget, a commencé à s’intéresser à l’enseignement de Yi Hwang, puis s’est lancé dans l’étude du confucianisme à un âge assez avancé. Aujourd’hui,

il se consacre à la gestion de la Dosan Seowon et de son Centre de formation. La tradition d’hospitalité de cette école existe de longue date. « L’ancien président Park Chung-hee y aurait été reçu en 1970 et aurait échangé des propos avec l’aîné des descendants à la quatorzième génération de Yi Hwang, le grand-père de Yi Geunpil. Aussitôt, il aurait été gagné par sa sérénité et en voyant le vieil homme agenouillé, il aurait fait de même pendant cette conversation », se souvient l’intendant Yi Dong-gu. « La courtoisie envers ses hôtes est une règle de conduite importante dans l’usage confucéen », ajoute-t-il. De son vivant, Yi Hwang disait aspirer à


voir un jour régner la bonté sur la terre et c’est à la réalisation de cet idéal qu’œuvre la Dosan Seowon. Ses encouragements à « bien se comporter pour bien vivre en ce monde » ont été entendus par son lointain descendant de 84 ans et nombre de ses confrères.

une plus grande proximité avec le public Il est sept heures, en ce 13 septembre, et une cérémonie commémorative a lieu à la Piram Seowon de Jangseong, une ville de la province du Jeolla du Sud. Accompli deux fois par mois dans toutes les écoles néoconfucéennes du pays, le premier et le quinzième jours du mois lunaire, ce rituel se déroule aujourd’hui et j’ai la chance d’y assister. Son exécution tout au long de l’année doit être contraignante, et pourtant les intendants s’en acquittent avec la plus grande courtoisie, vêtus de la tenue rituelle, en suivant à la lettre le protocole des manuels anciens. L’intendant Kim In-su, un retraité de la fonction publique, a obéi à son sens des responsabilités en embrassant cette difficile profession. « Cette école est le plus grand établissement de ce type à l’échelle de la région et elle a donc un rôle à jouer. Les intendants qui y sont nommés par les différents clans assument leurs responsabilités dans la gestion des affaires de l’école, en tant que

1 Premier descendant à la seizième génération de la branche aînée de la famille de Yi Hwang, Yi Geunpil expose les vertus confucéennes aux écoliers en visite dans la maison du chef de clan. Les enfants l’écoutent avec intérêt quand il cite des célébrités comme Kim Yuna ou Psy pour expliquer comment vivre heureux en faisant ce qu’on aime. 2 Un intendant de la Piram Seowon archive les documents relatifs au rituel commémoratif qui se déroule le premier jour de chaque mois lunaire.

représentants de ceux-ci », explique-t-il. Il secoue la tête avec un sourire lorsque j’évoque la règle confucianiste de la non-mixité, selon laquelle il convient de ne pas mêler filles et garçons dans une pièce à partir de sept ans. « Ce sont des temps révolus », opine-t-il. « Il n’est pas pertinent d’interpréter à la lettre les enseignements de jadis. Il faut les replacer dans le contexte actuel ». C’est dans cet esprit que l’école a entrepris de modifier la formulation hermétique des textes néoconfucéens pour leur donner un style plus actuel qui facilite la compréhension, l’interprétation et la diffusion de leur contenu. À l’approche des cérémonies commémoratives de printemps et d’automne, l’école organise des manifestations à l’intention du public, dont des conférences où des lettrés lisent et commentent les textes classiques, des concours d’écriture et des colloques scientifiques consacrés à Kim In-hu (1510-1560), le sage vénéré par la Piram Seowon. Les dépenses engagées à ces différentes occasions sont assumées à parts égales par les clans qui administrent l’école. Dans celle de Donam Seowon, qui se situe à Nonsan, dans la province du Chungcheong du Sud, l’intendant supérieur Kim Seon-eui se consacre avec ardeur à sa tâche, qu’il mène de front avec une vie professionnelle bien remplie. Cet homme rela-

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tivement peu âgé pour sa fonction, puisqu’il a un peu plus de soixante ans, n’a pas ménagé ses efforts pour soumettre une demande d’inscription de ce seowon sur la liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO. De confession chrétienne, il affirme catégoriquement : « Le confucianisme n’est pas une religion ». Non sans une certaine fierté, il énumère les manifestations prévues par l’école dans le cadre d’un programme tourné vers l’avenir, notamment un Festival annuel des seowon destiné à « favoriser un renouveau de l’enseignement confucéen par le biais de ces établissements ». Par le passé, poursuit-il, les seowon accueillaient des jeunes d’âges compris entre dix et trente ans, car en province, leur enseignement s’étendait jusqu’aux études supérieures. Persuadé que ces établissements ancestraux doivent aujourd’hui encore s’adresser aux jeunes générations, Kim Seon-eui fait organiser par l’école un concert de musique classique destiné aux habitants de la région. Pour donner un nouvel élan à la vie de l’établissement, il a également fait éditer des brochures et clips vidéo qui le présentent, ainsi que les règles de la bienséance confucéenne. Enfin, il a constitué un fonds documentaire composé de livres et d’écrits divers lui appartenant. À l’instar de son ancêtre Kim Jangsaeng (1548-1631), qui joua un rôle considérable dans l’essor des études consacrées aux rituels de la période de Joseon, Kim Seon-eui est convaincu qu’il incombe aux seowon d’assurer la formation des jeunes à la culture humaniste et aux règles de la bienséance. Outre qu’il assure l’enseignement de celles-ci au sein de l’école et fort de sa certitude, il a lui-même financé l’édition de manuels et leur diffusion dans toute la région. Pour faire revivre le temps où les seowon constituaient des foyers de vie intellectuelle en province, Kim Seon-eui entend mettre sur pied tout un programme de manifestations qui permettront de diffuser plus largement l’esprit et les valeurs du confucianisme en les rendant plus accessibles au public et d’une compréhension plus aisée par celui-ci. arts et culture de corée 23


rubrIque spéCIale 4 L’héritage des seowon , les écoles néoconfucéennes du royaume de Joseon

l’éCole de « l’HoNNêTe Homme » se réVeIlle d’uN loNg sommeIl devant le déclin toujours plus inquiétant de l’enseignement public, des solutions s’imposent aujourd’hui pour parvenir à l’enrayer. lors de sa visite, le président obama n’a pourtant pas tari d’éloges sur le système éducatif coréen et est allé jusqu’à souhaiter que son pays s’en inspire. par quels aspects l’a-t-il particulièrement impressionné et en quoi le pays s’est-il en fait éloigné de ce qui faisait la qualité de cet enseignement traditionnel ? C’est pour redonner à l’éducation la valeur et le rôle qui sont les siens que les seowon, ces écoles néoconfucéennes nées sous le royaume de Joseon, ont entrepris de faire revivre l’idéal humaniste de l’enseignement traditionnel. lee Chang-guy Poète et critique littéraire Kim Jeong-tae Photographe

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’admiration qu’éprouve le président Obama pour le système éducatif coréen n’est un secret pour personne, car il a maintes fois souligné son caractère compétitif qui favorise l’émulation et force le respect à l’égard des enseignants. Toutefois, les Coréens ressentent une certaine gêne en l’entendant vanter ses mérites, conscients de ce qu’il se réfère à un enseignement confucianiste traditionnel, et ils sont fatalement amenés à se poser les questions suivantes : dans quelle mesure la tradition évoquée par le président Obama est-elle encore présente aujourd’hui ? Quelle est sa pertinence dans un pays capitaliste industrialisé ? Quel avenir a-t-elle ? Combien de temps pourra-t-elle se poursuivre ?

des institutions réservées aux élites Le royaume de Joseon (1392-1910) vit le jour sur la péninsule coréenne à l’époque où prenait fin le Moyen Âge européen, cédant la place au temps des « grandes découvertes ». Épris de réformes, ses ambitieux fondateurs aspiraient non seulement au renouvellement du pouvoir en place, mais aussi à l’abandon du bouddhisme, qui prédominait en Asie depuis plus d’un millénaire, en vue de la création d’un nouvel État épousant le néoconfucianisme. L’avène-

ment d’une nation confucéenne était d’une tout autre ampleur qu’une simple transition politique et lors d’une période d’adaptation particulièrement longue, le peuple de Joseon eut à traverser d’innombrables conflits et à consentir d’importants efforts pour faire siennes les valeurs du confucianisme. Les élites qui accédèrent au pouvoir se composaient de hauts fonctionnaires de l’État et de lettrés confucianistes dits sarim qui résidaient en province. Ces intellectuels n’appartenaient pas eux-mêmes à la fonction publique et poursuivaient en se cultivant l’idéal du gunja, c’est-à-dire de « l’honnête homme », du « noble esprit » caractérisé par son intégrité et son sens moral. À l’échelle de la société, ils prônaient une nation prenant pour modèle les royaumes anciens que gouvernait un sage. Ils entendaient à la fois instaurer une nouvelle forme d’État régi par le confucianisme et favoriser l’apparition d’une culture tout aussi nouvelle influen-

Lors d’une reconstitution de la cérémonie de remise du panonceau de la Dodong Seowon par le roi, les lettrés confucianistes attendent le cortège royal. La Dodong Seowon fut créée en 1568 pour honorer les enseignements et vertus de Kim Goeng-pil, ardent défenseur des études confucéennes à l’époque de Joseon. L’État accorda son agrément à cet établissement en 1607.

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cée par ses préceptes. Ce sont ces hommes, qui n’étaient en rien des révolutionnaires ou des fanatiques, qui allaient créer les écoles néoconfucéennes connues sous le nom de seowon. Pendant plus de trois siècles, ces écoles furent le foyer d’une culture à part entière et unique en son genre qui mettait metant l’accent sur l’importance de la lecture, des leçons données par les maîtres et de la vie en collectivité. Dans la société très compartimentée de Joseon, la réussite était subordonnée à l’accession au statut de fonctionnaire, ce qui exigeait de se présenter avec succès aux concours nationaux de la fonction publique dits gwageo. L’éducation tout entière tendait donc à la candidature à ces épreuves. Pour les enfants d’alors, la voie royale consistait dans un premier temps à s’initier aux textes classiques du confucianisme dans une école appelée seodang, puis à poursuivre leurs études dans une école privée ou une hyanggyo, c’est-à-dire une école de village qui les formait en vue de subir des épreuves préparatoires dites sogwa . Leur passage avec succès permettait d’accéder au degré le plus élevé de l’enseignement au sein de la Seonggyungwan, qui était un établissement d’enseignement supérieur dont l’examen dit daegwa sanctionnait la fin des études. Les sarim désapprouvaient quant à eux ce mode particulier de sélection des fonctionnaires, dénonçant un manque de discernement responsable de son inadaptation aux réalités de la vie. Si les hauts fonctionnaires de l’État faisaient pour la plupart allégeance au confucianisme, c’était dans le seul but d’accéder au pouvoir, et non en raison de leurs principes moraux ou de leurs idées philosophiques. Or, les sarim voyaient dans ce comportement foncièrement bureaucratique un obstacle à toute réforme. Les mesures rigoureuses dont ces réformistes préconisaient la mise en œuvre rapide devaient forcément se heurter à l’opposition de nombreux fonctionnaires. Les souverains eux-mêmes, bien qu’ayant fait entrer ces sarim au gouvernement, n’agréaient pas toujours à leurs propositions. Ils menèrent même à leur encontre une série de purges dites sahwa, au cours desquelles périrent maints intellectuels partisans d’une réforme. Au nombre de quatre, elles furent entreprises en ce début de XVIe siècle où le néoconfucianisme connaissait une expansion rapide dans tout le pays, avec les nombreuses conséquences qui en résultaient. C’est suite à ce sanglant épisode que firent leur apparition de nouveaux établissements d’enseignement portant le nom de seowon.

les élèves et leurs études L’artisan de ce nouveau type d’enseignement, qu’il destinait aux lettrés néoconfucianistes et qu’il fit prospérer, fut Yi Hwang, alors plus connu sous son pseudonyme de Toegye (1501-1570). Il s’employa par ses efforts à obtenir du roi qu’il donne son agrément à la Baegundong Seowon, qui fut la première école néoconfucéenne de Corée. En 1550, soit sept ans après sa création par Ju Se-bong (1495-1554), le roi Myeongjong lui accorda son agrément en y faisant apposer un panonceau marqué du nom de Sosu Seowon, qui

serait désormais celui de cette école. Cette reconnaissance officielle la plaçait de fait sur un pied d’égalité avec les écoles de village dites hyanggyo, mais plus encore, elle impliquait l’octroi d’un soutien financier par l’État dont Yi Hwang savait fort bien qu’il était indispensable à la diffusion et à l’application des préceptes confucianistes. Le règlement en vigueur à la Baegundong Seowon stipulait que pour y être admis, priorité serait donnée aux candidats ayant subi avec succès les épreuves préparatoires nationales, que ce soit dans la catégorie de la littérature ou des textes classiques chinois ou les séries éliminatoires de province. Ces critères reprenaient ceux qu’avait antérieurement définis l’école nationale de Seonggyungwan, car Ju Se-bong devait avoir vu en cette première seowon un établissement d’enseignement public à l’échelle provinciale. En revanche, de telles dispositions ne figuraient pas au règlement de l’Isan Seowon qu’avait créée Yi Hwang, cette absence révélant sa conception de l’école comme un lieu d’apprentissage et d’enrichissement spirituel, et non exclusivement comme un moyen de préparation aux concours d’État. Sa seowon n’en tenait pas moins compte des réalités quotidiennes en faisant preuve d’une certaine souplesse dans ses examens d’entrée auxquels se présentaient des candidats de rang différent. Au fil du temps, les seowon allaient prendre toujours plus leurs distances avec les concours d’État et la démarche utilitariste de leur préparation. L’apprentissage y était fondé sur la lecture et des leçons accompagnées de débats, la première faisant appel à une pratique individuelle, tandis que les secondes étaient suivies collectivement à des moments donnés. Leçons et lectures portaient sur de grands textes confucianistes tels que Les quatre livres et six classiques, auxquels venaient s’ajouter des ouvrages aussi divers que le Zhuzi jiali (Traité sur les rites familiaux de Zhu Xi), le Jinsilu (Réflexion sur les choses à portée de la main) et le Xiaoxue (« Petite étude »). Si ce choix de textes variait d’un établissement à l’autre, le Xiaoxue figurait dans tous les cas au programme. Ce manuel d’initiation à la lecture énonçait les règles de bonne conduite propres à la morale néoconfucianiste, dont l’exigence de perfectionnement de soi et 1 Rituels sacrificiels d’automne à la Donam Seowon, qui avait les cinq principes s’appliquant aux pour vocation de commérelations avec autrui. Très apprécié morer, étudier et honorer les dans les premiers temps de l’époque vertus du lettré néoconfucianiste Kim Jang-saeng. La de Joseon, il bénéficia d’une aide de cérémonie se déroule en trois l’État pour sa parution et sa diffusion, étapes appelées bonjinrye, dans la mesure où il pouvait contrijeonpyerye et choheonrye, qui consistent respectivement buer à l’avènement de la société à effectuer les offrandes néoconfucéenne, ainsi que de l’enseisacrificielles, de soie et de la gnement et des traductions que lui première libation. 2 Célébrants s’inclinant consacrèrent avec enthousiasme tous pendant le rituel sacrificiel les lettrés néoconfucianistes. Le roi accompli en automne par la Jungjong en personne (r. 1506-1544) Byeongsan Seowon. arts et culture de corée 27


l’étudiait lors de leçons conçues à son intention et le simple « livre pour enfants » des débuts se transforma en ouvrage de référence à l’usage de tous et à tout moment de la vie, aux côtés des « Dix schémas sur l’apprentissage sage » que rédigea Yi Hwang pour en proposer la lecture au roi Seonjo (r. 1567-1608) lorsqu’il était tuteur du prince héritier. Le passage suivant, tiré du Xiaoxue que rédigea le philosophe Guan Zhong, ne serait sûrement pas pour déplaire au président Obama : « L’enseignant dispense son enseignement ; l’étudiant l’assimile en tant que règle de conduite. Pour apprendre du mieux possible, il convient qu’il soit docile et respectueux, tout en ayant toujours l’esprit très ouvert ». Le Zhuzi jiali constitua aussi un texte important dans la conversion de l’État de Joseon en une nation néoconfucéenne. Il formule les principes universels de la conduite à tenir dans les grands moments de la vie que sont le passage à la majorité, le mariage, la mort et les rituels commémoratifs voués aux ancêtres. Avant tout, il incite chacun à mener une existence digne, en privilégiant amour et respect envers sa famille.

le retour des seowon dans l’éducation La période de Joseon fut celle des seonbi, ces lettrés confucianistes de jadis que l’on qualifierait aujourd’hui d’intellectuels. Un adage disait alors : « Ce que le ciel a donné est la nature humaine. Suivre cette nature humaine est la Voie. Et suivre cette Voie est l’instruction ». Sa suite résume à elle seule l’idéal de ces érudits : « Si la Voie prédomine, on expose ses idéaux ; dans le cas contraire, on se retire du monde en gardant ses idéaux pour soi ». Dans l’éducation néoconfucianiste, les enseignements du maître revêtaient la plus grande importance et les érudits s’employaient de leur mieux à rester fidèles à la « succession de la Voie », c’est-à-dire à transmettre ces enseignements de maître à élève. Les seowon représentaient donc les lieux où était assurée cette succession. En 2001, lors des festivités qui se déroulaient à la Dosan Seowon à l’occasion du 500ème anniversaire de la naissance de Yi Hwang, s’est à nouveau posée la question de la place du confucianisme dans la Corée contemporaine. À ce propos, les parties en présence allaient décider de la création d’un Centre de formation à la culture des seonbi . Rattaché à la Dosan Seowon, il aurait pour but d’œuvrer à la continuité et au rayonnement de l’esprit de ces sages de jadis dans la perspective d’une moralisation de la société, tout en offrant au public l’occasion de découvrir la manière dont ils vivaient. Dix ans ont passé et le centre est aujourd’hui doté de dispositifs de lecture de haute technologie et de logements de style traditionnel, mais n’en continue pas moins de dispenser un enseignement conforme aux objectifs de sa création. Depuis la chute du royaume de Joseon, l’adoption du mode de vie occidental semblait le seul moyen de se moderniser et les traditions, de simples vestiges du passé à conserver en tant que tels, mais lors du 500ème anniversaire de la naissance de Yi Hwang, une initiative a permis aux seowon de retrouver la vocation d’établissements d’enseignement qui était la leur à l’origine. Nombre d’écoles allaient suivre cette voie en mettant sur pied des enseignements faisant appel aux acquis nés de la tradition. Ainsi, la 28 Koreana Hiver 2015

1 Devant un public attentif, un professeur montre comment s’incliner selon l’usage, dans le cadre d’un cours sur les règles de bienséance se déroulant à la Donam Seowon. À l’intention des enfants de la région, cette école assure régulièrement des formations dans ce domaine, ainsi que dans celui des protocoles rituels. 2 Des participants incarnent les lettrés lors d’une reconstitution des concours administratifs nationaux de l’époque Joseon, qui, pour les candidats de province, avaient lieu à la Donam Seowon. Cette reconstitution englobait les épreuves subies dans différentes disciplines par les écoliers, collégiens, lycéens et étudiants, ainsi que par le public. 3 Concert dans la salle de lecture de la Donam Seowon, dite Eungdodang. Pour s’ouvrir sur l’extérieur et jauger sa place dans le monde actuel, l’école propose différentes activités à l’intention du public, dont des spectacles musicaux aussi bien coréens qu’occidentaux, des formations aux règles de bienséance et des conférences prononcées par des personnalités.

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Sosu Seowon de Yeongju, qui se situe dans la province du Gyeongsang du Nord, propose sur deux journées un module d’enseignement consacré aux seonbi. À Nonsan, une ville de la province du Chungcheong du Sud, a également rouvert la Donam Seowon dédiée à Kim Jang-saeng (1548-1631), un lettré renommé pour son étude des rituels confucéens. Depuis de nombreuses années, cet établissement enseigne les règles traditionnelles de la bienséance à la population locale, qu’il encourage aussi à cultiver ses qualités. Par ailleurs, il délivre un certificat d’aptitude à l’enseignement de ces règles de conduite. Quant à la Byeongsan Seowon d’Andong, qui se trouve dans la province du Gyeongsang du Nord et dont le pavillon Mandaeru fait la célébrité par son architecture aussi simple qu’audacieuse, ainsi que par la beauté du paysage environnant, elle emprunte une tout autre démarche. En tirant le meilleur parti de ces points forts, elle s’attache à perpétuer la coutume ancienne de la yusan, un mot qui, pris dans son acception littérale, signifie « errance dans les montagnes », dans le but d’acquérir « l’esprit des seonbi ». C’est leur

esprit authentique que met en valeur la Piram Seowon de la ville de Jangseong située dans la province du Jeolla du Sud, en accomplissant de bon matin des cérémonies commémoratives empreintes de solennité, le premier et le quinzième jour du mois lunaire. Lors d’une conférence qui se déroulait à Séoul, Tu weiming, l’un des plus grands spécialistes mondiaux du confucianisme, définissait certains traits distinctifs de cette doctrine comme suit : « Le confucianisme ne préconise pas de comprendre l’être humain isolément, comme si c’était une île, mais comme s’il coulait sans fin avec l’eau d’un ruisseau, comme un être d’un perpétuel dynamisme qui recherche le changement et veut se connaître luimême. C’est en découvrant ce qu’il est et en s’inscrivant au cœur d’évolutions incessantes qu’il est en mesure de jouer un rôle central dans les relations humaines, de manière non pas statique, mais dynamique ». Ces propos devraient apporter un peu de consolation à ceux que préoccupe l’orientation qu’il convient de donner à l’enseignement en ces temps où abondance et concurrence règnent en maîtres.

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rubrIque spéCIale 5 L’héritage des seowon , les écoles néoconfucéennes du royaume de Joseon

les seowoN aCTualIsées aTTIreNT les JeuNes INTelleCTuels lee Kil-woo Journaliste au Hankyoreh ahn Hong-beom Photographe

les hautes technologies numériques ont engendré l’homo mobilians, cet usager des terminaux portables constamment à la recherche d’informations ou en communication avec les autres. Face à ces pratiques dominantes et aux constantes évolutions qui les accompagnent, certains préfèrent abandonner la course pour prendre le temps de se consacrer à l’étude de grands textes par des moyens classiques. pour ce faire, ces jeunes intellectuels se retrouvent dans les

seowon actualisées qui font leur apparition au beau milieu de villes débordantes de vie et ils s’y penchent sur des écrits littéraires ou de sciences humaines. Ils sont ainsi les dignes successeurs des lettrés de jadis qui fréquentaient des écoles néoconfucéennes blotties en pleine nature pour y suivre les enseignements de sages révérés. 30 Koreana Hiver 2015


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oo Jin-yeong, une étudiante en gestion de vingt-deux ans, se plonge aujourd’hui dans la lecture des Joseon wangjo sillok , c’est-à-dire des annales du royaume de Joseon, car il lui faut rédiger une dissertation sur les prisons et les évasions sous le royaume de Joseon. Ayant effectué ses études secondaires à l’étranger, elle connaît peu les idéogrammes chinois, en dépit de quoi elle n’éprouve aucune difficulté pour comprendre ces étonnantes chroniques vieilles d’un demi-millénaire, puisqu’elle les lit dans le texte traduit en coréen moderne qu’elle a trouvé sur internet, lequel lui fournira aussi toutes les informations dont elle a besoin. « Je pense que ces ouvrages ne renseignent pas seulement sur des faits. En découvrant des événements historiques qui ont eu lieu il y a plusieurs siècles, on acquiert un meilleure connaissance du pays et de sa population », estime-t-elle.

des jeunes férus de textes classiques orientaux et occidentaux woo Jin-yeong souhaite poursuivre ses études dans une école de droit où elle se spécialisera en droit commercial international pour être avocat. À l’Asan Seowon, elle suit actuellement un cursus d’études portant sur des sujets très divers qu’elle n’avait jamais eu l’occasion d’aborder à l’université. Elle considère que ce qu’elle y a appris lui a ouvert les yeux sur certaines réalités du pays qui lui ont inspiré le thème de sa dissertation. De deux ans son aîné, Kim Tae-yeong étudie lui aussi dans cet établissement. Par la lecture de textes classiques orientaux tels que le Cheonjamun et les Gyeongmong yogyeol , dont les titres signifient respectivement le « classique aux mille caractères » et les « importantes méthodes destinées à vaincre l’ignorance », il s’initie à la démarche introspective et à la philosophie politique des lettrés d’antan. Étant donné sa spécialité, cet étudiant en génie mécanique n’avait jamais été confronté à des questions de ce type. « Les textes classiques donnent une idée du contexte socio-culturel dans lequel vivaient nos ancêtres. Les classiques occidentaux que nous étudions aussi au seowon nous permettent de mieux comprendre leur pensée », précise Kim Taeyeong. Ces deux élèves font partie d’un effectif de trente personnes reçues à l’Asan Seowon en août dernier. Ils ont été retenus à l’issue d’une sélection particulièrement rigoureuse où le taux de réussite ne dépassait pas 10%. Située dans le centre de Séoul, non loin du palais de Gyeonghui, l’Asan Seowon occupe un immeuble ultramoderne que l’on dirait tout droit sorti d’un décor de film sur la conquête de l’espace.

Affichant sa vocation de « seowon du XXIe siècle », cet établissement créé en août 2012 allie les disciplines classiques des écoles de jadis au trinôme dit PPE (philosophie, politique, économie) de l’Université d’Oxford. Il se consacre à la formation de futurs dirigeants pourvus d’un solide bagage en sciences humaines et faisant preuve d’ouverture sur le monde. Au cours des cinq mois qui suivent leur entrée à l’école, les élèves pensionnaires s’intéressent à différents domaines des sciences humaines, après quoi ils effectueront des stages d’une durée égale au sein de groupes de réflexion ou think tanks renommés de washington ou de Pékin. Il leur sera aussi donné d’assister aux colloques scientifiques de l’Heritage Foundation et de la Brookings Institution américains. L’école prend en charge la totalité du coût de ses enseignements et des stages à l’étranger. Elle tire son nom d’Asan du pseudonyme que s’était choisi le défunt fondateur du groupe Hyundai, Chung Ju-yung (1915-2001). Son cursus d’enseignement se compose des grandes disciplines des sciences humaines que sont l’histoire, la philosophie et la littérature, auxquelles viennent s’ajouter la politique internationale, l’histoire des idées politiques en Orient et en Occident, les sciences économiques et l’anglais. Il comprend aussi un volet plus original où la rhétorique côtoie des thèmes tels qu’« Ouverture et fermeture » ou « Sociologie de l’espace en architecture ». Ces enseignements se complètent d’enrichissantes activités de débat, de bénévolat, de découverte culturelle et de pratique du sport. Un important travail est exigé des élèves, auxquels il arrive souvent de passer des nuits blanches sur la préparation d’exposés et de sujets de débat. En cas d’échec dans plus de deux matières, les élèves sont éliminés. Tous déclarent travailler encore plus que quand ils préparaient les concours d’entrée à l’université. De l’avis de Kim Seog-gun, qui assure la vice-présidence de l’Asan Seowon et la direction du Centre d’études de civilisation coréenne de l’Institut de politique Asan, ces études peuvent se concevoir comme un « jeu », dans la mesure où les élèves peuvent choisir en toute liberté les disciplines qu’ils souhaitent étudier. « En sciences humaines, nous nous efforçons

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1 Élèves de la Gunmyungwon assistant à une leçon de philosophie orientale dispensée par le professeur Choi Jin-seok, qui est également le président de l’école. Elle fait partie des enseignements que propose cet établissement le mercredi soir et qui portent sur de nombreuses disciplines des sciences humaines, ainsi que sur l’étude des textes classiques. 2 Élèves de l’École Gunmyungwon, à l’étude dans une salle aménagée dans une maison d’autrefois restaurée.

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d’élaborer nos programmes en lien avec la réalité et de répondre par nos enseignements aux besoins du monde actuel en associant l’approche pédagogique des seowon traditionnels à celle des universités modernes », précise-t-il.

des capacités futures préférées aux résultats présents L’École Gunmyungwon, qui se classe également dans la catégorie des seowon, a ouvert ses portes en mars dernier dans un quartier de Séoul appelé Bukchon. Par ses programmes, elle s’éloigne toutefois de leur cursus habituel en intégrant à ceux-ci la philosophie orientale et occidentale, les beaux-arts et les sciences, afin de doter ses élèves d’une polyvalence qui s’imposera à l’avenir. Oh Jeong-taek, directeur de la Fondation culturelle Dooyang, a fait à titre personnel un don s’élevant à 10 milliards de wons, c’est-à-dire environ 10 millions de dollars US, au bénéfice de cet établissement. Les cours sont dispensés par une pléiade d’enseignants dont la liste est impressionnante : Choi Jin-seok, professeur de philosophie à l’Université Sogang et président de l’École Gunmyungwon, pour la philosophie orientale et le taoïsme, Bae Chul-hyun, professeur de théologie à l’Université nationale de Séoul, pour cette discipline et pour les classiques latins, Kim Kai-chun, professeur de décoration intérieure à l’Université Kookmin, pour les beaux-arts et l’architec-

ture, Kim Dae-shik, professeur de génie électrique au KAIST (Korea Advanced Institute of Science and Technology), pour les sciences du cerveau, Jeong Ha-woong, professeur de physique dans le même établissement, pour les réseaux complexes et les mégadonnées (big data), Jou Kyung-chul, professeur d’histoire occidentale à l’Université nationale de Séoul, pour l’histoire contemporaine du monde, Seo Dong-wook, professeur de philosophie à l’Université Sogang, pour l’histoire des idées occidentales et Kim Seong-do, professeur de linguistique à l’Université Koryo, pour les médias. Le mercredi soir, les trente-deux élèves de l’école se répartissent en groupes de travail, puis ces excellents éléments assistent à quatre heures de conférences animées par leurs éminents professeurs. Ils doivent connaître de mémoire, et dans le texte, des œuvres classiques telles que le Tao te ching (le livre de la voie et de la vertu) du philosophe chinois Laozi et les discours de Cicéron. Suite à ce cursus de dix mois effectué en Corée, ils ont la possibilité d’aller suivre une formation d’un mois à l’étranger aux frais de l’École. Le professeur de sciences du cerveau Kim Dae-shik a fait découvrir aux élèves les techniques de lecture et d’écriture dans le cerveau, respectivement dites brain reading et brain writing en anglais. « En réalité, ce que nous pensons consiste à 90 % en illu-

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sous le royaume de Joseon, la création des seowon répondait au besoin de nouveaux établissements pouvant se substituer aux hyanggyo, ces écoles de village qui avaient surtout vocation à assurer une préparation aux concours de la fonction publique. de même, toujours plus de jeunes en quête d’une certaine qualité d’enseignement font aujourd’hui le choix de suivre des études dans les nouvelles seowon.

©Asan Academy

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il a pris sa retraite de fonctionsions optiques créées par l’innaire à la fin de sa carrière. terprétation d’informations Pendant dix ans, il a suivi l’enextérieures par le cerveau », explique cet universitaire. « On seignement de Hong Chanpeut affirmer que la vie entière yu (1915-2005) sur la poésie est la somme de toutes les chinoise, ce dernier l’ayant luiinformations que le cerveau même étudiée auprès d’un sélectionne et traite ». Il achève spécialiste du domaine, Jeong sa communication par la In-bo (1893-1950). phrase suivante, accueillie par Le professeur Kim Ju-chang, une salve d’applaudissements : qui enseigne la philosophie à « La volonté d’avoir une longue l’Université Dankook, fréquente vie biologique n’a aucun sens. depuis septembre l’École du La longévité cognitive est ce qui hansi coréen pour s’initier 2 importe le plus ». à la poésie chinoise la plus 1 Étudiants de l’Asan Seowon visitant la bibliothèque du Congrès américain, à Le directeur de l’École authentique. Juste devant lui, washington. Au terme d’une formation initiale en sciences humaines de cinq mois Gunmyungwon, Oh Jeongse trouve Hwang Pil-hong, un effectuée en Corée, les élèves vont parfaire leurs connaissances à l’étranger pendant un séjour d’une durée égale. taek, engage toujours les collègue du même établisse2 Ha Yeong-seop, président de l’École du hansi coréen, enseignant la poésie clasenseignants à apprendre aux ment et de la même discipline sique chinoise de la dynastie Tang. Les élèves, pour la plupart quinquagénaires, élèves à « se rebeller contre qui étudie en ces lieux depuis voire sexagénaires, boivent les paroles de ce professeur de 89 ans. la société ». « Seuls ceux qui dix ans déjà et assume en ce sont capables de remettre en question les normes établies auront moment la fonction de chef de classe. un important rôle à jouer dans le monde de demain », explique-tC’est peu après cinquante ans que le professeur Ha Yeong-seop il. Il conclut par la remarque suivante : « Dans trente ans, quand a découvert les poètes chinois avec ravissement. « Il ne faut pas les jeunes d’aujourd’hui assumeront de grandes responsabilités moins de dix ans d’études avant d’être capable d’apprécier pleinedans le pays, ils ne seront pas en mesure d’apporter des réponses ment la beauté de leur art » assure-t-il. « C’est un réel plaisir que efficaces aux problèmes qui se posent s’ils ne font que se conforde former les futurs continuateurs de la tradition ». En ce moment, toujours plus de seowon actualisées appamer aux manières de penser conventionnelles. Il faudra qu’ils s’en détachent complètement et pour en être capables, de solides raissent ici et là, à l’instar de l’École Gildam, où les cours consacrés connaissances en sciences humaines seront indispensables ». aux textes classiques ont lieu dans un bibliocafé de Tongin-dong, À l’École Gunmyungwon, les critères qui président à la sélection un quartier de Séoul, ou l’École Gamidang, où sont organisées des des élèves sont la soif d’apprendre et la créativité, à l’exclusion de séances de lecture de grands textes allant du « Livre des changetoute autre considération ayant trait aux diplômes, à la nationalité, au ments » et des « Chroniques des grands historiens » aux « Annales sexe ou à la religion. Cette année, le taux de réussite aura été de un du royaume de Joseon », en passant par les œuvres de Spinoza. pour trente et lors des examens, l’épreuve de dissertation avait pour Sous le royaume de Joseon, la création des seowon réponsujet : « Dans trente ans, où serez-vous et où en sera la Corée ? » dait au besoin de nouveaux établissements pouvant se substituer aux hyanggyo, ces écoles de village qui avaient surtout vocation à assurer une préparation aux concours de la fonction publique. De la connaissance des anciens par le biais des hansi même, toujours plus de jeunes font aujourd’hui le choix de suivre L’École du hansi coréen occupe un immeuble préfabriqué situé des études dans les seowon actualisées, en quête d’une certaine près du Parc Tapgol, dans un arrondissement de Séoul appelé Jonqualité d’enseignement ayant presque totalement disparu des unigno-gu. Son fondateur et président est un homme de 89 ans, Ha Yeong-seop, qui affirme n’avoir aujourd’hui plus beaucoup d’amis versités, qui sous leur forme dénaturée actuelle, se contentent de encore en vie. Tous les mardis depuis onze ans, il dispense dans cet fonctionner comme des « boîtes à concours » permettant de décroétablissement des cours portant sur les poèmes classiques chinois cher un emploi. Si les sciences humaines souffrent d’une certaine dits hansi. désaffection en tant que discipline d’étude, nombreux sont ceux qui y trouvent des réponses à leur questionnement sur le sens d’une Aujourd’hui, la trentaine d’élèves qui compose l’effectif de sa vie vouée à la concurrence féroce dans un monde au rythme tréclasse lit à voix haute l’un de ces poèmes en même temps que lui. Il s’agit de professeurs d’âge moyen et au-delà qui sont soit à pidant. Il en résulte un regain d’intérêt pour les seowon sous leur la retraite, soit encore en exercice. Après des études à l’Académie forme actualisée. militaire, le professeur Ha Yeong-seop est entré dans l’armée d’où arts et culture de corée 33


eNTreTIeN

la romaNCIère HaN KaNg regarde le FloCoN de NeIge quI Ne FoNd pas Kang Ji-hee Critique littéraire baik da-huim Photographe

dans la vingtaine d’années qui a suivi ses débuts littéraires, Han Kang a fait paraître des recueils de nouvelles et six romans parmi lesquels figurent respectivement amour de Yeosu et Votre main froide. des prix littéraires tels que le Yi sang (2005) ou le Tong-in (2010) ont récompensé l’œuvre de cette grande écrivaine coréenne contemporaine. la traduction anglaise du roman Vegetarian a paru cette année chez l’éditeur britannique portobello books. aux étatsunis, elle vient de signer un contrat portant sur les droits d’auteur de un garçon arrive avec le numéro un de l’édition américaine, penguin random House, qui le publiera dans sa collection littéraire Hogarth sous le titre Human acts. 34 Koreana Hiver 2015


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an Kang a fait son entrée en littérature en 1993, par le biais d’œuvres poétiques auxquelles succéderont une première nouvelle l’année suivante, puis une abondante production d’écrits divers qui aujourd’hui encore attirent toujours les éditeurs. Un critique littéraire parlait d’« empreintes de lumière » à propos de cette écriture qui imprègne de son style poétique les peines et tragédies humaines qu’elle relate. En puisant des impressions esthétiques dans le moment présent, elle parvient à donner un visage à ce destin auquel est assujetti tout le cours de la vie. À la manière d’un peintre impressionniste, elle accentue les moindres lueurs d’espoir, celles que ne peuvent connaître que les êtres en détresse.

un peintre du destin procédant par brèves touches d’impressions KJ Vous avez étudié la littérature coréenne à l’Université Yonsei, puis avez travaillé quelque temps dans une maison d’édition. Votre père est le célèbre romancier Han Seung-won et vous racontez que les livres étaient la seule forme d’abondance que vous ayez connue, étant enfant. Étant donné cette omniprésence dans votre vie, une carrière littéraire semblait aller de soi, voire s’imposer inéluctablement. Malgré cela, avez-vous décidé à un moment donné de devenir écrivaine ? HK Quand j’étais en classe de quatrième, au collège, j’ai lu le premier recueil de nouvelles de Lim Chul-woo, alors jeune écrivain. À la lecture de l’une d’elles, La gare de Sapyeong, j’ai eu la surprise de constater que l’intrigue n’y avait pas pour moteur tel ou tel personnage, mais l’obscurité de la nuit, la neige, la petite gare froide de campagne et le feu de son poêle à sciure, c’est-à-dire que la vie même pouvait tenir lieu de personnage et se dérouler en lui. La démarche originale de cette nouvelle m’a fait une forte impression et pour la première fois, l’idée m’est vraiment venue d’en écrire une qui soit de ma création. KJ Si vous n’écriviez pas, que feriez-vous aujourd’hui ? HK À l’époque du lycée, j’aimais visiter des régions isolées, mais à l’université, j’allais voir beaucoup de pièces. Bien qu’étant trop timide pour m’inscrire à un club de théâtre, il me prenait des envies de grimper sur scène quand les lumières s’éteignaient avant que s’ouvre le rideau. J’avais l’impression d’être faite pour la scène… J’aurais voulu y jouer, entre rires et larmes. KJ Pourquoi donc des régions isolées ? C’est très curieux ! HK Je suis allée chez une voyante, il y a longtemps, et elle m’a dit que mon destin était de vagabonder, d’errer d’un endroit à l’autre. (Rires) J’aime bien faire de la marche et explorer des lieux inconnus. KJ Non seulement votre nouvelle couronnée de succès, Vegetarian, a fait l’objet de traductions en plusieurs langues, mais nombre de vos écrits mériteraient d’être qualifiés d’« œuvres d’art », car c’est bien d’art qu’il s’agit dans leurs pages: de peinture, de photographie, de sculpture et de création vidéo. HK J’imagine que cela vient de mon goût pour l’art et de l’influence qu’il exerce depuis toujours sur moi. Pourtant, je suis toujours étonnée que l’on parle en ces termes de ce que j’écris, alors que je me limite à parler de l’homme. Quand j’entends tenir ces propos sur mes œuvres, je me demande quand même si ce n’est pas mon obsession de la langue qui m’a fait aimer l’art. réflexions sur la religion et l’amour KJ Des œuvres comme Bébé Bouddha ou Histoire d’une fleur pourpre ont une forte tonalité bouddhique. D’aucuns affirment que l’on embrasse la littérature en s’éloignant de Dieu. Que représente pour vous la religion ? HK Un peu avant trente ans, je me suis vouée tout entière au bouddhisme. J’avais assimilé sa doctrine au plus profond de moi, alors dès que se présentait une idée nouvelle ou un autre dogme, je ne pouvais m’empêcher de les confronter aux préceptes bouddhiques pour connaître leurs points communs et leurs différences. Quand j’ai eu trente et un ans, j’ai commencé à en détacher mon esprit. J’étais pourtant très malade à cette époque. D’habitude, on a plutôt tendance à se réfugier dans la religion en pareil cas, mais je faisais tout le contraire. Je voulais découvrir le monde par moi-même, sans la moindre croyance, dépendance ou béquille. C’est pour cette raison que je me suis mise plus tard à lire des livres de physique. Je voulais comprendre le monde tel qu’il est. arts et culture de corée 35


KJ L’amour semble le plus souvent éphémère dans vos œuvres et soit il fait peur à vos personnages, soit il leur inspire un sentiment de futilité. Malgré leur défiance ou peut-être à cause d’elle, l’amour fait irruption avec d’autant plus de force et de soudaineté qu’il leur semble fragile et inquiétant. Dans cette perspective, le corps n’est plus qu’une enveloppe extérieure affligée de maux et pourtant, certains passages parlent admirablement de l’intimité absolue qui se crée, par-delà l’amour, quand les corps s’unissent et ne font plus qu’un. Pour vous, que signifie l’amour ? HK À vrai dire, je l’ignore. En l’état actuel des choses, je ne peux pas en dire davantage. Mon cinquième roman, Leçons de grec , parle d’un homme et d’une

femme. Bien sûr, ce n’est pas le premier qui en parle, mais je n’avais jamais abordé ce thème d’emblée dans mes livres précédents. En fait, il ne s’agit pas d’une histoire d’amour très passionnée, mais plutôt d’un couple qui s’unit dans la sérénité. L’homme devient progressivement aveugle, une image qui nous renvoie à nous-mêmes et à la vie qui nous échappe inexorablement. La femme perd quant à elle l’usage de la parole et témoigne ainsi avec subtilité de la violence exercée de manière implicite par la langue. J’ai voulu saisir l’instant où se croisaient ces deux vies.

gwangju donne la mesure de la cruauté et de la dignité humaines KJ Le garçon arrive évoque l’un des plus grands traumatismes qu’a vécus la Corée à l’époque contemporaine en situant son intrigue dans le contexte du Mouvement de Gwangju pour la démocratie et des événements de mai 1980. Dans le long épilogue par lequel vous concluez le récit en guise de postface, j’ai été très touchée par cette phrase : « Ils sont restés pour ne pas être des victimes ». HK J’avais neuf ans quand a eu lieu le soulèvement, ou plutôt le massacre, de Gwangju. C’est là que je suis née, mais il se trouve que ma famille est partie vivre à Séoul quatre mois à peine avant cet événement. Nous n’avions pas l’intention de nous enfuir et pourtant, c’est l’impression que nous avons

donnée, celle de fuir le danger. En conséquence, nous nous sommes longtemps sentis coupables. La réalité des faits qui se sont produits à Gwangju était déformée dans la présentation qui en était faite par les journaux télévisés ou les annonces officielles du nouveau régime militaire, mais nous connaissions la vérité grâce aux parents et amis qui étaient restés là-bas. Bien qu’encore enfant, j’avais une idée de l’horreur de la situation après avoir surpris des conversations entre adultes. La jeune fille que j’étais alors en a gardé une peur de l’autre et une haine des régimes militaires profondément ancrées. L’être humain peut provoquer la peur, tout comme moi qui en suis un, et pourtant j’avais peur. En même temps, j’admirais ceux qui se révoltaient contre toute cette violence. Autrement dit, je me trouvais confrontée à deux énigmes insolubles. Quand j’ai décidé d’écrire le roman et que j’ai effectué des recherches sur ces événements, j’ai découvert que les atrocités commises étaient bien plus atroces que je ne le croyais. Je me suis également intéressée à des cas analogues d’extermination tels que ceux d’Auschwitz, de Bosnie, du Cambodge et de Nanjing, ainsi qu’au Grand tremblement de terre du Kantô et au génocide des Indiens d’Amérique. Plus je me documentais, plus je me sentais incapable d’écrire le livre. Je ressentais une telle impression de danger et une telle peur que j’en perdais toute confiance en l’homme. Si j’ai finalement réussi à faire ce

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« Écrire, pour moi, c’est comme craquer une allumette et la regarder brûler jusqu’à ce qu’elle se consume. C’est peut-être cela, l’objet du roman : se poser des questions sur l’humain et la vie, les yeux tournés vers la lumière. » 36 Koreana Hiver 2015


livre, c’est grâce à la deuxième des deux énigmes qui m’étaient proposées. J’ai pensé à ces gens de Gwangju qui, au cœur des événements extrêmement violents de l’année 1980, étaient parvenus envers et contre tout à conserver leur dignité humaine. J’ai pu continuer à écrire quand j’ai compris que le choix qu’ils avaient fait partait d’une volonté de ne pas être des « victimes ». J’ai pris pour point de départ la cruauté humaine pour aboutir à la dignité humaine, en m’engageant à le faire en toute honnêteté, même si mes convictions devaient en être ébranlées...

1 Couverture de la version coréenne d’Un garçon arrive , qui évoque le Mouvement de Gwangju pour la démocratie et les événements de mai 1980. En janvier 2016, ce roman paraîtra en langue anglaise sous le titre Human Acts . Il sera édité chez Penguin-Random House dans la collection littéraire Hogarth. 2 Dans Vegetarian , la protagoniste, poussée à ce mode d’alimentation par un souvenir d’enfance, imagine qu’elle est en train de se transformer en arbre. Une traduction anglaise a paru au début de l’année chez Portobello Books. 3 Han Kang, qui figure parmi les grands écrivains coréens d’aujourd’hui, a produit un ensemble d’œuvres à l’écriture soignée et empreinte de gravité. Elle y livre une réflexion approfondie sur le monde et invite ses lecteurs à s’y intéresser à différentes questions.

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©Park Jae-hong

la mort, l’âme et la flamme d’une bougie sur la neige KJ Dans la scène finale du roman, les personnages regardent en silence la flamme de bougies qui fondent lentement sur la neige. Votre nouvelle intitulée Quand un flocon de neige fond , pour laquelle le Prix littéraire Hwang Sun-won vous a été décerné, commence par l’apparition d’un revenant et la neige semble y posséder une importante valeur symbolique. HK J’ai eu l’idée de cette scène de la flamme des bougies dès que je me suis lancée à écrire. De même que dans le premier chapitre, Dong-ho allume des bougies pour invoquer l’esprit du défunt, j’ai voulu faire s’achever le roman trente ans plus tard, par une scène où d’autres regardent brûler des bougies devant la tombe de Dong-ho. L’idée de la nouvelle Quand un flocon de neige fond m’est venue aussi-

tôt après Le garçon arrive . Il s’agit d’une conversation entre le narrateur et un revenant qui lui apparaît une nuit. En écrivant le roman, mais aussi par la suite, j’ai souvent senti en moi la présence de la mort et j’ai eu le pressentiment que j’en garderais des traces pour le restant de ma vie, même si le sentiment lui-même ne pouvait que disparaître avec le temps. Cette histoire du revenant... Quand j’ai terminé Un garçon arrive, j’ai compris que c’était elle qui était la plus évocatrice pour moi. L’image de la neige, qui est d’une blancheur si pure lorsqu’elle tombe et qui recouvre entièrement le monde avant de disparaître : dans mon esprit, tout cela se superposait avec l’image du revenant. KJ Voilà maintenant vingt ans que vous écrivez des œuvres de fiction. Votre façon de penser et votre point de vue sur la littérature ont-ils changé ? À vos yeux, quel témoignage la littérature peut-elle encore apporter ? HK Avant, j’écrivais avec acharnement. Ce devait être pour pouvoir continuer à vivre, ce qui est peut-être toujours le cas. Écrire, pour moi, c’est comme craquer une allumette et la regarder brûler jusqu’à ce qu’elle se consume. C’est peut-être cela, l’objet du roman : se poser des questions sur l’humain et la vie, les yeux tournés vers la lumière. En passant d’un roman à un autre, j’ai l’impression de faire tant bien que mal aller ma vie de l’avant. Il émane une douceur apaisante des romans de Han Kang. Quand j’en lis un de bon matin, j’ai l’impression, une fois ma lecture achevée, de sortir d’une chapelle où je me serais recueillie un moment. L’histoire des massacres humains est vraisemblablement liée à celle du feu. Pourtant, l’auteur aperçoit dans celui-ci un flocon de neige miraculeusement intact, car il ne fond pas à la chaleur des flammes. Il représente cette dignité humaine, amoindrie mais encore invaincue, et cet espoir apte à dissiper les doutes les plus sombres de la vie, que Han Kang met en lumière comme pour nous protéger. arts et culture de corée 37


HIsToIres des deux Corées

Ces écoles alternatives qui aident les jeunes réfugiés nord-coréens à s’adapter à leur nouvelle vie

Kim Hak-soon Journaliste, Professeur invité à l’École des médias et de la communication de l’Université Koryo ahn Hong-beom Photographe

quand ils arrivent enfin en Corée du sud après un long et difficile voyage, les jeunes réfugiés nord-coréens aspirent à jouir de leur liberté durement conquise. souvent livrés à eux-mêmes et mal préparés à l’intégration dans une société très différente, ils rencontrent des difficultés qui ne sont pas seulement d’ordre personnel, mais révèlent aussi un grave problème exigeant une action à résoudre à tous les niveaux de la société. C’est le sens de l’effort entrepris par des établissements d’enseignement alternatif qui ont vocation à aider ces jeunes à s’adapter et à retrouver leur équilibre psychique.

1 Partie de football entre élèves dans la cour du Lycée Hangyeore. Seul établissement d’enseignement secondaire accueillant des adolescents nord-coréens réfugiés en Corée du Sud, elle possède un effectif de deux cents élèves pensionnaires auxquels est proposée une formation professionnelle, outre le cursus normal, afin qu’ils réussissent leur intégration. 2 Ju Myong-hwa, la directrice de l’École Kumkang, dispense un cours à des élèves d’âge différent. Dans la plupart des cas, ils fréquentent les établissements d’enseignement public des environs et reviennent travailler sur leurs points faibles à l’École, où ils sont en pension.

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e Lycée Hangyeore est le seul établissement d’enseignement secondaire créé à l’intention des jeunes réfugiés venus de Corée du Nord. Le coréen y est enseigné selon les mêmes méthodes que pour les langues étrangères, car les élèves ont presque tous du mal à comprendre le coréen parlé par leurs professeurs, comme le montrent les questions qui reviennent souvent parmi eux. Nombre d’entre ces jeunes disent éprouver ces difficultés de compréhension dans les différents cours en raison du vocabulaire, qui varie beaucoup pour les mêmes référents d’un pays à l’autre. Ainsi, quand on emploie le mot « bokeumbap » en Corée du Sud pour désigner du riz sauté, on lui préfère en Corée du Nord celui de « gireumbap », qui signifie « riz à l’huile ». De même, tandis qu’un élevage de poulets est appelé « yanggyejang » dans le premier cas, il est dit « dakgongjang », c’est-à-dire « usine à poulets », dans le second. Les termes diffèrent aussi pour un parking, le « juchajang » sud-coréen ayant pour équivalent nord-coréen « chamadang », qui se traduit mot à mot par « cour à voitures », ou encore pour une phrase, qui se dit « munjang » en Corée du Sud et « geultomak », signifiant « groupe de mots », en Corée du Nord. Des deux côtés, les différences de lexique rendent difficile la compréhension de l’autre langue. Il arrive aussi qu’un mot donné n’ait pas le même sens de part et d’autre, comme celui d’« ojingeo », qui désigne le calmar pour les Sud-Coréens et le poulpe pour les Nord-Coréens. Les jeunes réfugiés parlent aussi de « nariot » au sujet d’une robe ou encore, à propos d’une radiographie, de « Röntgen », du nom du savant qui découvrit les rayons X. En ce qui concerne les langues étrangères, le russe est la première étudiée en Corée du Nord et les élèves n’emploient que rarement des mots étrangers, en s’en tenant à leurs équivalents coréens déjà existants. Dans les écoles sud-coréennes, l’anglais est toujours la première langue étrangère enseignée et dans l’ensemble de la population, la connaissance de mots chinois est répandue.

la barrière de la langue et les déséquilibres émotionnels Kwak Jong-moon, qui assure la direction du Lycée Hangyeore, évalue à 30 % la proportion du vocabulaire inconnu des uns et des autres. Dans toutes les salles de cours, un tableau affiché au mur énumère les principaux mots dont le sens diffère selon le pays. Le Lycée Hangyeore s’efforce de supprimer cette barrière de langue en diffusant des émissions d’apprentissage du coréen standard sur sa station de radio, en consacrant trente minutes par matinée à des exercices de lecture et en organisant des concours de hangeul.


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Un volet non moins important des activités du Lycée Hangyeore consiste à apporter aux jeunes un soutien psychologique propice à leur équilibre émotionnel. Pour ceux-ci, il n’est pas facile de surmonter les épreuves et souffrances qu’ils ont rencontrées en fuyant au péril de leur vie. C’est le cas de Chung Kwang-min, qui a quitté le pays il y a deux ans et, aujourd’hui âgé de dix-neuf ans, vit depuis six mois en Corée du Sud. Il était parti en compagnie de ses parents, mais ceux-ci ont été arrêtés par la police des frontières nord-coréenne, puis emprisonnés. Dès qu’il est seul, il pleure à chaudes larmes en pensant à eux et sa seule joie est de partager entre amis les provisions que lui apporte sa sœur, dont l’arrivée en Corée du Sud a précédé la sienne, en 2009. L’enseignante médiatrice Kim Kyung-mi aide les lycéens à retrouver leur équilibre émotionnel par des séances de méditation et de psychothérapie centrées sur le thème de « la recherche de mon moi véritable ». Elle s’efforce avant tout de les inciter à améliorer leur amour-propre. « Ils rencontrent beaucoup de problèmes », souligne Kim Yong-bae, lui aussi enseignant. « Je veux qu’ils sachent qu’ils ne sont pas aussi seuls qu’ils le pensent ». Afin de pouvoir s’acquitter de leur tâche, tous les professeurs du lycée suivent une formation spéciale en psychothérapie. « Pour que les jeunes réfugiés puissent revenir le plus vite possible à un certain

équilibre psychologique, il faut avoir des égards pour eux et leur témoigner toute l’affection que l’on peut donner », précise Shin Ho-rae, qui occupe le poste de directrice adjointe.

le seul établissement d’enseignement public pour adolescents réfugiés Situé à Anseong, une ville de la province de Gyeonggi, le Lycée Hangyeore a été créé en 2006 par la Fondation bouddhiste won en vue d’aider les très jeunes réfugiés nord-coréens à surmonter le choc émotionnel que représentent l’exil et l’intégration au pays d’accueil. Cet établissement poursuit des objectifs différents de ceux d’un lycée classique. Avant tout, il travaille sur l’équilibre psychologique et émotionnel des jeunes, sur leur intégration scolaire et sur leurs capacités d’adaptation à un nouveau cadre de vie. Quand des progrès sont constatés à cette étape, les lycéens commencent à suivre des cours de perfectionnement du coréen, d’anglais et de mathématiques, auxquels viennent s’ajouter des apprentissages destinés à développer leurs capacités d’adaptation socio-culturelle tels que la sociologie, les sciences, la musique, les beaux-arts et l’éducation physique. Dans le cadre d’activités extra-scolaires, le Lycée Hangyeore assure en outre des formations qualifiantes dans quinze métiers arts et culture de corée 39


différents, dont la boulangerie, la cuisine, les soins de la peau et des ongles, le maquillage, la conduite d’engins lourds tels que chariots élévateurs ou pelleteuses, la torréfaction du café et l’informatique. L’année passée, pas moins de cent deux jeunes ont ainsi obtenu un certificat de conducteur de chariot élévateur. Les professeurs doivent aussi être formés aux métiers qu’ils enseignent en complément des matières classiques et tous sont de ce fait titulaires de deux ou trois permis ou certificats professionnels. Tel professeur de morale formera ainsi les futurs conducteurs de chariots élévateurs, tandis que tel autre qui enseigne l’anglais aux jeunes leur apprendra aussi le métier de barista. Quand prennent fin leurs études secondaires, les jeunes réfugiés sont encouragés à chercher du travail ou à s’inscrire en premier cycle d’un institut universitaire de technologie plutôt qu’à un cursus de licence aux débouchés incertains. Par ailleurs, des activités de bénévolat et un enseignement in situ sont également prévus à leur intention pour favoriser une intégration sociale en douceur. Des intervenants bénévoles viennent aussi donner des cours susceptibles de leur être utiles. C’est le cas du grand chef d’orchestre Keum Nan-sae, qui anime un atelier de musique, et du non moins célèbre poète Ahn Do-hyun, lequel enseigne la composition coréenne, deux modules particulièrement appréciés des lycéens. Ceux-ci s’enthousiasment aussi pour les activités extra-scolaires en tout genre que propose le lycée, notamment les excursions à la zone démilitarisée et sur l’île de Dokdo, les expérimentations professionnelles ou la randonnée pédestre dans 40 Koreana Hiver 2015

différentes régions du pays. Quoique le Lycée Hangyeore soit un établissement d’enseignement secondaire sur le plan administratif, il couvre en réalité toute la scolarité à partir du cours primaire et accueille des jeunes réfugiés nord-coréens âgés de 13 à 24 ans afin qu’ils puissent intégrer le système scolaire sud-coréen, ce qui leur donne des chances de réussite. Son effectif est de deux cents élèves en partie internes. Dans 20 % des cas, ils sont orphelins de père et de mère et, le plus souvent de mère, tandis que seuls 13 % d’entre eux ont encore leurs parents. « Cela rassure les parents de savoir qu’ils dorment dans une résidence confortable et sont bien pris en charge par les enseignants », explique Kwak Jong-moon, le directeur de l’établissement. Par leur niveau de qualité, les installations n’ont rien à envier à celles des établissements classiques. Les jeunes sont logés à raison de trois ou quatre par chambre et font eux-mêmes la lessive, ainsi que le ménage ; ils prennent leurs repas gratuitement à la cantine scolaire. Il existe d’autres établissements d’enseignement alternatif, mais ils ne sont pas tous recensés dans les statistiques officielles et offrent à leurs élèves des conditions beaucoup moins avantageuses. Selon les estimations, le pays en compterait au moins La chorale de l’École wooridul se produisant au Festival Deux-un, qui rassemble des adolescents des deux Corées. Les vingtsix élèves de l’école suivent les enseignements du primaire et du secondaire, ainsi que des formations professionnelles qui leur permettront de s’adapter à leur nouvelle vie en s’adonnant à différentes activités, dont le bénévolat.


sept, dont les écoles de Kumkang et wooridul, ainsi que vingt-six internats.

l’école Kumkang : quand les réfugiés se font enseignants À Guro, un quartier du sud-ouest de Séoul, l’école primaire alternative de Kumkang, qui comporte un internat, présente la particularité d’être dirigée par une réfugiée nord-coréenne. Il s’agit de Ju Myong-hwa, qui vit en Corée du Sud depuis 2008. Jusqu’à son départ de Corée du Nord, elle enseignait la littérature dans le secondaire. En réalité, le personnel enseignant de cet établissement créé en 2013 se compose entièrement de femmes originaires de ce pays. Elles font la classe à trente-quatre écoliers dont le soin leur a été confié par des parents, et plus souvent encore par des mères célibataires, parce qu’ils ont à se déplacer dans tout le pays pour travailler. Sur cet effectif, vingt élèves se trouvent actuellement au primaire et cinq au collège, tandis que neuf suivent la filière de l’enseignement alternatif, les orphelins de père représentant 80 % de l’ensemble. Cet établissement réalise également un travail de soutien psychologique auprès des enfants pour favoriser leur intégration dans le pays. Au moyen de méthodes fondées sur la chromothérapie, il s’agit d’aider à panser ses plaies sur le plan psychologique, à développer sa sociabilité et à retrouver le respect de soi. Les petits réfugiés étudient la plupart des matières enseignées au cours primaire et participent à des activités extra-scolaires variées. La Fondation Hana pour la musique a fait don à l’école d’instruments de musique comme le violon, le violoncelle ou le piano, mais y a aussi envoyé l’un de ses professeurs. L’été dernier, ces initiatives ont été couronnées par le concert qu’a donné la chorale de l’école sur le thème de « L’amour du pays ». Ju Myong-hwa ajoute à ce propos : « Nous proposons autant d’activités que possible, sauf en sciences où nous ne disposons pas d’un laboratoire ». C’est la mairie d’arrondissement de Guro qui a équipé la salle informatique de l’école. « Avec une bonne volonté à toute épreuve et elles-mêmes originaires de Corée du Nord, les enseignantes veillent à ce que les enfants soient capables de s’intégrer au pays le plus rapidement possible, malgré les nombreuses difficultés que cela suppose », indique Ju Myong-hwa. L’école bénéficie beaucoup du bénévolat, qui est surtout assuré par des retraités de l’enseignement primaire ou par des personnes de langue maternelle anglaise étudiant le coréen dans différentes universités. Notre parrainage provient en grande partie de la Fondation Samsung pour la bourse du rêve et de la société Young’s Corporation. « Nous nous débrouillons pour fonctionner grâce à ce soutien, mais c’est quand même l’argent qui pose toujours problème », en conclut Ju Myong-hwa. Le budget annuel dont dispose l’école ne dépasse guère 150 millions de wons. l’école wooridul : un enseignement alternatif adapté aux jeunes réfugiés Dans le quartier de Gwanak, lui aussi situé dans le sud-ouest de

Séoul, l’école alternative wooridul accueille également les jeunes réfugiés à leur arrivée de Corée du Nord. Elle permet leur scolarisation à tout âge, du cours primaire jusqu’à la fin du secondaire, ce qui explique que ses élèves aient en majorité plus de vingt ans. Une partie de ceux de l’école Kumkang viennent les rejoindre pour suivre les cours pendant la journée, puis rentrent à l’internat le soir. La création de cet établissement date de 2010 et est due à son directeur Yoon Dong-joo, un homme d’une trentaine d’années qui se dévoue à la cause des réfugiés depuis dix-huit ans et l’époque où il était encore étudiant. Vingt-six élèves suivent actuellement des études dans les salles de cours aménagées au quatrième étage d’un petit immeuble. Peu nombreuses en raison du manque de place, elles ne comportent chacune que huit à douze tables. Dernièrement, un homme âgé de vingt-huit ans y achevait ses études au cours primaire. À leur sortie de l’école, les jeunes réfugiés ont la possibilité de passer un examen national donnant lieu, en cas de succès, à la délivrance d’un certificat d’équivalence qui permet de s’inscrire dans la classe suivante au sein d’un établissement classique. Au terme de leurs études, trois élèves sont sortis de l’école wooridul en 2013, quatre en 2014 et 12 au début de cette année. Des formations adaptées à chaque étape de la vie y sont disponibles. L’enseignement des matières obligatoires commence à 9h00 et se termine à 15h30, après quoi les élèves se consacrent à la pratique des beaux-arts et de l’éducation physique, puis au travail personnel en étude, jusqu’à 18h00. Les cours sont dispensés par une trentaine de professeurs bénévoles, dont cinq titulaires quadragénaires ou quinquagénaires, un diplômé de l’Université des sciences et technologies de Pohang, une personne ayant fait ses études en Allemagne et un enseignant septuagénaire à la retraite. Tous les repas sont fournis gratuitement à ces élèves démunis qui en contrepartie, ont l’obligation de participer bénévolement à des activités charitables telles que l’aide aux enfants d’Afrique ou les visites aux personnes atteintes de la maladie de Hansen qui vivent sur l’île de Sorok. Enfin, l’école wooridul organise depuis deux ans un festival appelé « Deux-un » qui, le temps d’une série de concerts et d’expositions, s’emploie à rapprocher les jeunes des deux Corées.

la réunification en perspective Le Lycée Hangyeore fêtera l’an prochain le dixième anniversaire de sa création et les riverains qui s’y opposaient alors avec véhémence se montrent aujourd’hui mieux disposés à son égard. Dans la perspective de la réunification à venir, cet établissement se fixe pour objectif de former ceux qui en seront protagonistes. Kwak Jong-moon, qui le dirige depuis toujours, formule à ce propos la remarque suivante : « Dans le travail à accomplir, c’est l’unité linguistique et l’intégration sociale qui semblent devoir poser le plus de problèmes, et ce, même après que la réunification aura eu lieu ». arts et culture de corée 41


esCapade

Le chant triste des montagnards de Yeongwol et Jeongseon Gwak Jae-gu Poète ahn Hong-beom Photographe

dans les régions de Yeongwol et de Jeongseon, qui passent pour les les plus isolées de Corée, deux endroits blottis au creux des montagnes retiennent l’attention par leur émouvant passé. le premier se nomme Cheongnyeongpo et fut témoin du tragique destin du jeune roi danjong (r. 1452–1455), dont la présence est encore tangible. le second, dit auraji, résonne encore des accents plaintifs du Jeongseon arirang dans toutes les vallées. aujourd’hui, un casino a ouvert ses portes à la sortie de Jeongseon et les touristes accourent nombreux à Cheongnyeongpo, mais il en est encore qui préfèrent flâner sur le marché traditionnel qui se tient tous les cinq jours à Jeongseon, séduits par l’atmosphère chaleureuse de cette petite ville cachée entre les montagnes.

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Premières neiges sur Jangneung plongée dans le silence, à Yeongwol, une ville de la province de Gangwon. Cette tombe est celle du roi Danjong de Joseon, qui connut un destin tragique. Déchu et abaissé au rang de prince, il fut assassiné en 1457 sur son lieu d’exil. En 1698, le roi Sukjong le réhabilita à titre posthume sous son nom de Danjong et lui donna une nouvelle sépulture digne de ses origines royales.

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1 Dans le train touristique « Arari », les passagers admirent les beautés du paysage enneigé de Jeongseon. Une excursion est prévue au départ de Séoul, avec une périodicité de cinq jours qui correspond à celle du marché de Jeongseon, pour que les voyageurs puissent s’y arrêter et par la même occasion, se promener dans le village et sur les rives de l’Auraji. 2 À Auraji, la statue de la jeune fille dont parle peut-être le célèbre chant Arirang semble regarder la rivière. Dans sa variante locale, cette complainte populaire conte la triste histoire de deux amoureux qui vivent des deux côtés de la rivière et que la montée des eaux empêche de se retrouver en été.

l’eau, je souhaite les rejoindre. C’est mon unique espérance depuis que je suis arrivé sur les lieux de l’accident et que j’ai vu la rivière… N’ayez pas de chagrin quand je mourrai ; je ne suis rien sans ma femme et mon fils. Priez pour que nous connaissions le bonheur de nous retrouver et que nous ne soyons plus jamais séparés. Il me semble les entendre m’appeler, ce fils et cette pauvre femme, belle, modeste et dévouée, qui m’a tiré de ma médiocrité… » C’était pour honorer la mémoire de cet inconnu que j’avais pris la route cette nuitlà, il y a de cela vingt-cinq ans. Le geste de cet homme de trente-trois ans m’avait paru d’une beauté tragique infinie. De son vivant, il enseignait l’anglais et composait des poèmes. Le texte suivant lui est dû : 1

les étoiles

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e suis la route au clair de lune. C’est une chance quand on traverse en voiture le relief montagneux de la province de Gangwon. Sa lueur se répand sur la chaussée, blanche comme du sel, et partout, règne le silence. Je monte tranquillement par cette route escarpée qui va de Yeongwol à Hongcheon en passant par Jeongseon. La première fois que je l’ai prise, c’était en octobre 1990 et également de nuit. La lune diffusait une lumière aussi fine que la soie et on l’aurait crue souillée par celle, éblouissante, des autres voitures. Cette nuit-là, j’avançais à faible allure, tous phares éteints, en versant quelques larmes.

l’amour et la mort d’un poète Le 1er septembre 1990, un car qui roulait trop vite sur l’autoroute de Yeongdong a dérapé sur la chaussée mouillée et plongé dans la rivière Seom située en contrebas. Dans ce catastrophique accident, vingt-quatre des vingt-huit passagers ont trouvé la mort, dont l’épouse et le fils de monsieur Jang Jae-in. Celui-ci décédera à son tour deux semaines plus tard, après avoir attendu sans cesse leur retour au bord de la rivière, par tous les temps et même de nuit, où son feu de camp éclairait les rives. Le cinquième jour qui suivit l’accident, on retrouva le corps de sa femme et le huitième, celui de son fils. Les flammes qui illuminaient les berges allaient aussi s’éteindre au bout de quinze jours. « Ma femme a eu une vie de souffrance après s’être unie à un homme comme moi, qui ne connais que des malheurs. De même qu’elle est partie pour suivre notre fils au fond de 44 Koreana Hiver 2015

Avant de connaître les étoiles J’ai connu la plénitude Après avoir connu les étoiles J’ai découvert la vacuité de l’esprit. Avant de connaître les étoiles J’ai connu la profondeur de la foi Après avoir connu les étoiles Mes yeux se sont ouverts à la soif d’abondance. Le jour où les étoiles sont venues à moi Mon cœur s’est rempli d’étoiles Mais à partir de ce moment Un vide s’est fait dans mon cœur. Avant de connaître les étoiles Ce que je prenais pour paix Après avoir connu les étoiles S’avère n’être que tumulte.


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Et si, dans la vie, le bonheur n’était pas ce que l’on croit, mais se cachait derrière un ciel nuageux, l’obscurité et les petits imprévus ? Les vallées ont beau être profondément encaissées et la mer mauvaise, la vie se fraye toujours un chemin dans les lieux les plus inhospitaliers.

l’exil d’un jeune roi déchu À Yeongwol, subsistent partout les traces du destin royal le plus malheureux de l’histoire de Corée, qui fut celui de Danjong, sixième et jeune monarque du royaume de Joseon. Sa mère mourut de complications quatre jours après l’avoir mis au monde. L’enfant était le petit-fils du roi Sejong, illustre inventeur de l’alphabet coréen dit hangeul. Sejong chérissait tant son petit-fils qu’il le promenait lui-même en le portant sur son dos. Quant au roi Munjong, père de Danjong, il était de santé fragile et décéda deux ans à peine après son accession au trône, avec pour seul successeur son fils âgé de douze ans. Le roi orphelin connut un sort cruel, car un oncle affamé de pouvoir, le prince Suyang, s’empara de son sceau royal et, après s’être fait couronner roi en 1455, il régna pendant treize ans sous le nom de Sejo. Après la déposition de Danjong, une société secrète qui rassemblait ses sujets loyaux poursuivit des menées pour restaurer son règne. Ceux-ci ourdirent un complot visant à assassiner Sejo lors de 46 Koreana Hiver 2015


la venue d’émissaires envoyés par les Ming chinois, mais il se solda par un échec suite à une dénonciation. Sejo châtia les conspirateurs en les faisant écarteler, ainsi que leurs pères et leurs fils. Les six fonctionnaires qui périrent dans ces circonstances furent plus tard célébrés pour avoir incarné par leurs actes l’esprit des seonbi, ces lettrés confucianistes de jadis, et qualifiés collectivement de « six martyrs loyalistes ». Il s’agissait notamment de Seong Sam-mun, Park Paeng-nyeon, Yi Gae et Ha wi-ji. Quant à Danjong, abaissé au rang de prince sous le nom de Nosan, il fut envoyé en exil à Cheongnyeongpo, une localité du canton de Yeongwol. Celle-ci était aussi connue sous le nom de Dosan, qui signifie « montagne du couteau », car elle était entourée d’eau sur trois de ses côtés, le quatrième étant bordé par une falaise descendant à pic, de sorte qu’elle n’était accessible que par voie fluviale. Dans la solitude de son séjour, le roi déchu de dix-sept ans écrivit ce poème inspiré par son regret d’être loin de la reine Jeongsun, son épouse.

Un oiseau empli de ressentiment quitte ce palais Une ombre solitaire erre seule dans les montagnes bleues ; Que tombe la nuit, mais le sommeil est très loin Les années passent, mais mon chagrin est sans fin. Convaincu qu’un ferment de révolte subsisterait tant que vivrait son neveu Danjong, le roi Sejo donna ordre de le faire empoisonner. D’aucuns affirment que le jeune homme aurait été poussé à mettre fin à ses jours. Ayant perdu très tôt ses parents, il avait été fait roi à douze ans, mais destitué à peine trois ans plus tard, lors d’un coup d’État sanglant suite auquel il avait connu l’exil dans une lointaine région de montagne où il était mort assassiné à l’âge de dix-sept ans. Aucun autre souverain ne connut une telle succession de malheurs ! La sépulture de Danjong se trouve à Yeongwol et porte le nom de Jangneung. Elle lui fut donnée dans le plus grand secret et présentait un aspect très modeste, eu égard à l’état de roturier qui était celui du jeune homme à sa mort. Deux siècles s’écoulèrent avant qu’il ne repose dans un tombeau à la mesure de son rang, qui fut édifié sous le règne du roi Sukjong. L’hiver venu, quand la Dong a gelé, une manifestation insolite rassemble la population de Yeongwol pour honorer sa mémoire. En franchissant un pont construit avec des broussailles, elle se rend sur l’autre rive dite de Deokpo. C’est en automne, où la rivière est à son plus bas niveau, que les habitants réalisent cet ouvrage à l’aide de branchages provenant de ces buissons. L’été suivant, il sera emporté par les flots dès que l’eau montera. Quand les montagnes avoisinantes se couvrent de neige, les habitants traversent la rivière gelée en passant sur ce pont. Celui-ci prend valeur de symbole des combats quotidiens de leur difficile existence, la traversée de la rivière gelée se faisant ainsi métaphore de la vie humaine, à savoir qu’une fois cet obstacle franchi à un jeune âge, il ne reste plus qu’à évoluer vers plus de stabilité, comme pour s’avancer sur un pont de pierre.

En hiver, quand la glace commence à se former sur la Dong, les habitants fabriquent un pont avec les branchages des broussailles. Cet ouvrage, qui fait la renommée de Jeongseon pendant la saison froide, est aussitôt emporté dès que l’eau monte en été.

l’amoureux de l’autre rive En sortant de Yeongwol, je poursuis ma route jusqu’à Jeongseon et fais une halte au bord de l’Auraji, une rivière formée par la réunion de deux ruisseaux appelés Songcheon et Goljicheon. Pour les habitants, le premier relèverait du yang et le second du yin, de sorte que leur confluence engendrerait une énergie positive, le nom d’Auraji exprimant d’ailleurs l’idée d’un harmonieux ensemble créé par l’union de deux éléments. À la fin du XIXe siècle, quand le prince régent Heungseon entreprit la restauration du palais de Gyeongbok, symbole de ce royaume de Joseon qui était alors en déclin et auquel il voulait redonner son éclat, l’Auraji lui fournit une précieuse voie navigable pour le transport fluvial. Les rondins en pin provenant des belles forêts de haute montagne étaient chargés sur des radeaux qui les transportaient sur l’Auraji, puis sur le Han jusqu’à Séoul, où ils servirent à reconstruire les bâtiments du palais. Les bateliers qui affluaient des quatre coins du pays chantaient en travaillant pour se donner du cœur à l’ouvrage. Parmi leurs chants, figurait une complainte dont le titre, Arari, pourrait avoir signifié : « Qui peut comprendre mon malheur et mes sentiments ? » Au fil du temps, il allait se fondre avec plusieurs arts et culture de corée 47


variantes chantées dans la région de Jeongseon et donner un texte évoquant l’amour, la séparation, les lamentations sur son destin et l’espoir d’y échapper.

Ô batelier d’Auraji, emmène-moi sur l’autre rive Tous les fruits des camélias de Sarigol tombent Les fleurs tombées se couvrent de feuilles mortes ; À chaque instant, la nostalgie de cet amour est insupportable Arirang, arirang, arario Aide-moi à franchir la colline, Arirang. De part et d’autre de l’Auraji, s’étendaient deux villages. Une fille et un garçon qui y habitaient s’éprirent l’un de l’autre. Prétextant qu’elle voulait cueillir des camélias, la jeune fille allait tous les jours retrouver son amoureux dans l’autre village. Cependant, au beau milieu de l’été, la rivière monta si haut qu’il fut impossible de la traverser, la chanson exprimant le chagrin que cela causa. À Auraji, une statue de jeune fille rappelle avec simplicité les joies et peines des riverains de jadis. Et si, dans la vie, le bonheur n’était pas ce que l’on croit, mais se cachait derrière un ciel nuageux, l’obscurité et les petits imprévus ? Les vallées ont beau être profondément encaissées et la mer mauvaise, la vie se fraye toujours un chemin dans les lieux les plus inhospitaliers. Aux côtés du Jindo Arirang et du Miryang Arirang, le Jeongseon Arirang, que les gens du pays appellent Arari, figure parmi les trois principales versions d’Arirang, un chant populaire emblématique de la Corée. On ne peut que se féliciter que lui soit attribuée cette valeur de symbole du pays et de ce peuple qui l’entonnait dans les circonstances plus ou moins bonnes de sa vie.

un repas frugal gorgé de vent et de soleil Un voyage qui suit le cours d’une rivière sinueuse, d’un village de montagne à l’autre, a forcément de quoi réveiller l’appétit. En outre, la pureté de l’air et les senteurs agréables des plantes médicinales sont propices à la digestion. Il était donc naturel que les spécialités culinaires de Yeongwol et de Jeongseon soient qualifiées de « repas des immortels ». Pour ma part, j’ai une préférence pour le riz aux gondeurae, qui sont des chardons coréens, les susu bukkumi, des galettes de farine de sorgho fourrées aux haricots rouges, et les crêpes de farine de sarrasin appelées memil jeonbyeong. Je m’assieds à l’une des tables rustiques de ce petit restaurant de montagne découvert à la faveur de mes vagabondages et l’odeur de plantes sauvages qui se dégage de la cuisine m’inonde aussitôt d’un sentiment de quiétude. Le bol de riz qui m’est servi réunit à lui seul tous ces parfums de fleurs, qui renferment eux-mêmes le

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1 Sur le marché d’Arari, à Jeongseong. Des chanteurs classiques coréens entonnent le Jeongseon Arirang . Curiosités et activités en tout genre attendent ceux qui accourent des quatre coins du pays à ce marché se tenant tous les cinq jours. 2 Le Samtan Art Mine a ouvert ses portes en 2013 dans les bâtiments reconvertis de l’ancienne mine de charbon de Samcheok, qui a fermé en 2001. Ayant la double vocation d’un musée d’art et de culture et d’un lieu riche d’une histoire spécifique, il s’emploie à faire revivre cette région peu favorisée sur le plan culturel.

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vent, le soleil et la lumière des étoiles qui ont traversé les siècles. Au sud de Jeongseon, s’étendent les villages de Sabuk et Gohan que longe la ligne de chemin de fer de Taebaek. Quand on l’emprunte en hiver, les paysages de montagne qu’elle traverse, avec maintes montées et descentes, sont d’un effet très romantique. La région a connu par le passé une intense activité minière qui a aujourd’hui définitivement pris fin. Les dépôts de charbon qui en témoignent ici et là sur les versants enneigés rappellent au voyageur cet intéressant aspect. Comme j’entre dans Sabuk de nuit, la vue des enseignes lumineuses qui étincellent de tout côté me fait penser à celles de Bilbao. Quand le Musée Guggenheim y a ouvert sa filiale européenne, la ville s’est découvert une nouvelle vocation touristique. Dans le cas de Sabuk, ce sont un casino et des installations de loisirs qui ont fait leur apparition. Un musée d’art et un casino : je n’affirmerais pas que ce contraste criant n’est pas de nature à susciter envie et déception. Quoi qu’il en soit, ce choix a été fait et il viendra s’ajouter aux motifs de regret qu’évoque Arirang. Plus tard, cette impression se dissipe quelque peu lors de la visite du Samtan Art Mine, un musée d’art qui fait découvrir la vie des mineurs au temps où l’extraction du charbon était en plein essor. Je prends la direction de l’est. D’ici une demi-heure, j’atteindrai la côte et verrai danser sous mes yeux les vagues de la Mer de l’Est.

arts et culture de corée 49


Charles la shure Professeur au Département de langue et littérature coréennes de l’Université nationale de Séoul lee woo-young Journaliste à la rubrique culturelle du Korea Herald

Livres et cd 50 Koreana Hiver 2015

Un échange de vues pertinentes sur la transition de la Corée vers la diversité ethnique multiethnic Korea? multiculturalism, migration, and peoplehood diversity in Contemporary south Korea Dirigé par John Lie, 344 pages, 25 $, San Francisco Institute of East-Asian Studies, Université de Californie, Berkeley, 2014

En Corée comme ailleurs, la diversité culturelle est l’un des grands débats de société de ce XXIe siècle. En 2007, le nombre de ressortissants étrangers en Corée franchissait le cap du million de personnes et cinq ans plus tard, plus de cent mille d’entre eux avaient acquis la nationalité coréenne. Face à la réalité de ces chiffres en constante progression, ce pays qui se flattait jusqu’ici de son « homogénéité ethnique » doit au contraire s’adapter à une diversité croissante dans ce domaine. À l’heure où le monde fait figure de « village planétaire » et connaît des courants migratoires d’une ampleur sans précédent, d’aucuns pourraient s’étonner que l’homogénéité ethnique fasse la fierté d’un pays aujourd’hui peuplé de différents groupes humains. D’un point de vue historique, cette notion est apparue assez tardivement en Corée. Jusque dans les derniers temps de la période de Joseon (1392-1910), il n’est fait état nulle part d’une quelconque affirmation en ce sens et les chroniques historiques les plus anciennes présentent la diversité ethnique comme étant dans l’ordre naturel des choses. Dans le mythe fondateur du royaume de Gaya, par exemple, un roi coréen prend pour épouse une princesse indienne qui met au monde douze enfants. C’est dans les années sombres de l’occupation coloniale japonaise (1910–1945) que naîtra le mythe du « peuple homogène » en lien avec une identité nationale qui résiste tant bien que mal, malgré la position d’infériorité où l’occupant tout-puissant entend la reléguer. Quand surviendra la Libération coréenne, ce mythe ne disparaîtra pas pour autant et ce n’est que très récemment qu’il a été remis en question. Dans le monde du XXIe siècle, la Corée redécouvre peu à peu la diversité sous une nouvelle forme et, par sa politique, l’État a entrepris d’adapter le pays aux valeurs mondiales du multiculturalisme et de la diversité. Dans ce contexte de changement, le livre intitulé Multiethnic Korea? Multiculturalism, Migration, and Peoplehood Diversity in Contemporary South Korea (Une Corée multi-ethnique ? Multiculturalisme, migration et diversité des peuples dans la Corée du Sud contemporaine) fait un bilan lucide des progrès accomplis et des problèmes à résoudre dans ce domaine. Cette première livraison de La Corée transnationale, une nouvelle série de publications dirigée par le San Francisco Institute of East-Asian Studies de l’Université de Californie située à Berkeley, rassemble les résultats des travaux de dix-huit chercheurs en sociologie, anthropologie, sciences politiques, études ethniques et domaines connexes. Dans un premier chapitre, son rédacteur en chef, John Lie, fait un rappel historique très détaillé de l’histoire du multiculturalisme coréen et une analyse également précise des origines du mythe de l’homogénéité, dont il évalue le rôle dans la formation de l’identité nationale. Il fournit ainsi une entrée en matière aux trois parties suivantes. La première évoque le multiculturalisme coréen en s’intéressant notamment au traitement que fait la presse de cette nouvelle réalité et à l’évolution qui s’impose dans le système éducatif pour la prendre en compte. Dans une deuxième partie, l’ouvrage se centre plus particulièrement sur certaines communautés d’immigrés, comme les Philippins et leurs églises, les réfugiés nord-coréens et les personnes adoptées à l’étranger dans leur enfance qui retournent dans leur pays de naissance. Le livre s’inté-


resse ensuite au quotidien qui est celui des populations multiculturelles et multiethniques dans la Corée contemporaine, en mettant en évidence les difficultés auxquelles elles sont confrontées. Le livre s’achève sur un état des lieux du multiculturalisme coréen par rapport à la situation des nations voisines. Si nombre d’ouvrages coréens ont déjà abordé ce thème au cours des dix dernières années, les publications en langue anglaise faisaient défaut. Cette première parution était d’autant plus attendue pour combler ce manque. Qui plus est, elle s’avère intéressante par l’analyse des défis auxquels doit faire face la Corée d’aujourd’hui, aussi bien au niveau des individus que des pouvoirs publics, dans la perspective d’un brassage toujours plus grand de sa population.

L’épopée migratoire des premiers Coréens au Mexique

Un guide en ligne des murailles de Séoul http://seoulcitywall.seoul.go.kr/front/eng/index.do

black Flower (Fleur noire) Kim Young-ha, traduit par Charles La Shure, 320 pages, 25 $ (livre broché), Boston/New York, Houghton Mifflin Harcourt, 2012

Ce roman primé évoque la vie des premiers Coréens qui émigrèrent au Mexique au tournant du XXe siècle. Il est inspiré de récits ayant trait aux 1033 Coréens qui arrivèrent dans ce pays en 1905. Alors que la Corée est sur le point de se voir spoliée de sa souveraineté par le Japon, des Coréens de différentes catégories sociales, en quête d’une vie nouvelle, se lancent ensemble dans un long périple à destination du Mexique. À bord de l’Ilford, le bateau anglais qui les emmène, ils souffrent de la faim et de conditions insalubres, outre que la traversée est pénible. Ces difficultés ne sont qu’un avant-goût de celles qui les attendent au Mexique. Dès qu’ils mettent pied à terre, on les sépare pour les répartir sur différentes exploitations agricoles du Yucatan et ils comprendront sans tarder qu’ils sont réduits en esclavage pour travailler dans les champs de sisal. Affamés, soumis à un travail accablant, ils doivent en outre affronter une nature hostile dans la fournaise de cette région. Certains parviennent à s’affranchir de ce joug insupportable en réunissant assez d’argent pour regagner la Corée, tandis que les malheureux qui tentent de fuir sans succès sont battus à mort. Les fugitifs ne parviendront jamais à rentrer au pays et les autres verront leur vie changer suite à la révolution mexicaine.

Créé par la Ville de Séoul, ce site internet en langue anglaise est une mine d’informations sur les anciennes fortifications qui encerclaient le centre historique de la capitale coréenne. Cette enceinte fut édifiée en 1396, soit deux ans après que Yi Seonggye, le fondateur du royaume de Joseon (1392–1910), eut pris pour capitale Hanyang, la Séoul d’aujourd’hui. Tout autour de cette muraille longue de 18, 6 kilomètres, la municipalité a fait aménager plusieurs sentiers de randonnée qui s’étendent sur les dorsales des quatre monts de Bugaksan au nord, de Naksan à l’est, de Namsan au sud et d’Inwangsan à l’ouest, ainsi que sur plusieurs collines et en terrain plat. S’élevant à une hauteur comprise entre cinq et huit mètres et comportant des ouvrages défensifs situés à des points stratégiques, ces remparts font partie des plus longs existant encore dans le monde. Ils composent un ensemble monumental qui est emblématique de Séoul et que l’UNESCO a d’ores et déjà inscrit sur sa liste provisoire du Patrimoine culturel de l’humanité. Le site qui lui est consacré fournit quantité de détails sur six des sentiers de randonnée en indiquant notamment leur longueur, le temps qu’il faut pour les parcourir, les horaires où ils sont accessibles et les lieux historiques qui se trouvent sur leur parcours. Certains tronçons de remparts sont restés un temps fermés au public suite à l’infiltration de commandos nord-coréens en 1968, mais le sentier de 4,7 kilomètres du mont Bugak a rouvert en 2007. Pour ceux qui souhaitent découvrir virtuellement les murailles de la capitale, la Ville de Séoul offre une application de visite téléchargeable gratuitement sur iPhone ou Android en version coréenne, chinoise, japonaise ou anglaise. arts et culture de corée 51


loIsIrs

Les programmes proposés par la « télévision personnelle » connaissant toujours plus de succès, les chaînes de télévision terrestre classiques s’initient à leur tour à cette nouvelle formule. Les émissions 18 Seconds de SBS (ci-dessous) et My Little Television de MBC (ci-contre à droite) attirent une forte audience grâce à la possibilité qu’elles offrent de dialoguer en temps réel avec leurs invités.

©mbc

©sbs

La télévision personnelle s’invite sur l’hertzien grâce aux progrès de l’audiovisuel numérique, un simple terminal intelligent permet désormais de s’improviser radiodiffuseur. portée par un succès fulgurant, la télévision personnelle fait son entrée sur le réseau hertzien. elle touche surtout un public jeune, très connecté et lassé de la passivité imposée par les médias classiques. les possibilités qu’offrent la diffusion bilatérale ne peuvent donc que les séduire. Kang myoung-seok Rédacteur en chef du webzine IZE

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e secteur de la radio-télévision connaît actuellement une révolution qui pourrait bientôt impacter le réseau de diffusion lui-même. La réalisation et la diffusion d’émissions en vidéo sont aujourd’hui à la portée de tous, à condition de disposer d’une connexion internet et de posséder un smartphone ou un ordinateur équipé d’une webcam. D’ores et déjà, le site Afreeca TV assure une diffusion qui a fait largement connaître ceux qui ont élaboré ses émissions, parfois même autant que les célébrités du showbiz et avec à la clé des contrats passés avec des agences de production. Les internautes adorent aussi les vidéos mises en ligne par les utilisateurs de YouTube sur des sujets aussi variés que la beauté, les technologies de l’information ou la musique. C’est un nouvel âge de télévision personnelle qui commence et tout un chacun peut dès maintenant s’essayer à la réalisation et à la production d’émissions, avec la possibilité de devenir célèbre si elles sont très regardées.

une incursion dans la diffusion classique L’émission à succès My little television, que propose en ce moment la chaîne de télévision MBC, fournit un bon exemple de l’irruption de cette nouvelle « radiodiffusion personnelle » dans l’univers des médias audiovisuels en place. Cette diffusion par une chaîne hertzienne est intervenue une semaine après sa mise en ligne sur internet. Comme ceux des vidéos personnelles, les créateurs cherchaient à attirer le plus de téléspectateurs possibles. Dans le cas présent, il s’agit de faire faire par des célébrités tout ce que leur demande le public en temps réel. Cette production en ligne est ensuite adaptée au petit écran et diffusée avec une semaine de décalage. Les radiodiffuseurs se montrent donc prêts à accepter l’empiètement de leur domaine réservé par ces nouveaux formats de production, à moins que ce ne soient les seconds qui aient trouvé leur créneau chez les premiers. La télévision personnelle doit sa réussite à la fourniture en temps réel, sur les lignes téléphoniques ou par les services de messagerie, de contenus bien adaptés aux goûts des téléspectateurs. Dans les productions de type classique, les célébrités invitées pour divertir le public ne tiennent pas forcément compte de ses réactions et manières de voir. Les nouvelles émissions permettent au contraire une interaction directe et en temps réel entre les animateurs et les spectateurs. Cette approche dynamique fait de nombreux adeptes, comme en témoignent tous les messages qu’échangent le public et les acteurs participant

à My Little Television. Elle démontre qu’il importe avant tout de bien cibler les besoins pour y répondre en conséquence. Le restaurateur Baek Jong-won s’est taillé un franc succès dans une émission de ce type, en y faisant preuve de dispositions remarquables pour cette forme de communication. Par son choix de recettes faciles et sa façon simple de les expliquer, il a su établir un bon contact avec les téléspectateurs.

un nouveau marché en plein essor Les animateurs d’émissions de télévision personnelle n’ont pas toujours le talent des chanteurs et acteurs confirmés qui passent à la télévision. Ils font en revanche tout leur possible pour s’adapter instantanément à des exigences parfois difficiles à satisfaire. Les célébrités se rendent disponibles pour converser directement avec les spectateurs sur un smartphone ou par les réseaux sociaux : voilà la clé du succès de cette activité en pleine croissance qui, du simple passe-temps qu’elle était au départ, s’est transformée en un secteur à fort potentiel de l’industrie des loisirs. Cette formule novatrice présente aussi l’avantage de pouvoir traiter de domaines peu abordés à la télévision classique, dont les programmes se composent essentiellement de musique, feuilletons et films. La télévision personnelle s’avère particulièrement bien adaptée aux nouveaux thèmes de divertissement que sont la cuisine, la mode ou la magie. Dans ces nouvelles émissions, les célébrités les plus appréciées ne doivent pas leur succès à la maîtrise de leur art ou à l’humour de leurs sketches, mais à leur capacité à se faire aimer du public en formulant des critiques de jeux vidéo, en faisant la cuisine et en mangeant, ou en donnant des cours d’histoire, et tout ceci, en direct à l’écran. Les connaissances exigées dans le monde actuel étant toujours plus diverses, tout comme les goûts personnels des gens, les grands médias audiovisuels ne peuvent répondre à l’ensemble de ces besoins. Dans ce contexte, on assiste également à l’arrivée des nouvelles générations dans la production audiovisuelle. Si l’émission déjà citée My Little Television a remporté un tel succès, c’est parce que les acteurs qui y participent, tous âgés d’une trentaine d’années, sont très familiarisés avec l’internet et connaissent tout autant les goûts des spectateurs. Ils emploient, et font ainsi découvrir, la terminologie propre à ce support et les nouveaux contenus qu’il véhicule, ce qui s’avère essentiel, car les adolescents et jeunes adultes d’aujourd’hui sont beaucoup plus consommateurs d’émissions et autres contenus sur internet, au moyen de leurs terminaux mobiles, que sur les chaînes de télévision classiques. Les émissions de télévision personnelle traitent d’une large gamme de thèmes tels que les comptes rendus de jeux vidéo en ligne ou la beauté et le maquillage, qui correspondent bien aux domaines d’intérêt des jeunes générations. Suite au succès rencontré par une émission consacrée à ce dernier sujet sur YouTube, des salons de beauté se sont d’ailleurs empressés de créer leur chaîne de télévision personnelle pour en produire à leur tour. Autant de signes qui attestent d’un nouveau dynamisme et du vent de changement qui souffle sur les médias. L’irruption de la télévision personnelle fait aussi évoluer les grands moyens audiovisuels déjà existants et se traduit par une grande création de contenus qui conviennent à tous les goûts. Elle tient d’un véritable phénomène qui ne peut s’expliquer uniquement par l’efficacité commerciale ou les progrès technologiques, car elle est révélatrice des changements rapides et imprévisibles qui s’opèrent dans le monde actuel. arts et culture de corée 53


regard exTérIeur

DE L’AÉROPORT DE GIMPO À CELUI D’INCHEON martine prost Retraitée de l’université Paris-Diderot

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’aéroport de Gimpo avait une allure de hangar abandonné où seul retentissait le bruit des pas des soldats qui, mitraillette en main, assuraient la sécurité du lieu en quadrillant l’espace. Les néons avaient bien du mal à percer la pénombre ambiante, et mon esprit à chasser les images de scènes enfouies dans ma mémoire, relatant l’occupation allemande pendant la seconde guerre mondiale. Tout me faisait penser que ce n’était pas ici que je voulais être et que ma décision de venir faire un tour au Pays du Matin Calme était une faute de goût. Pourtant, ma curiosité pour un pays dont on entendait si peu parler au Japon, où je venais de passer deux ans, avait besoin d’être assouvie. Je cherchai mon sac à dos dans la pile des bagages et me dirigeai sans plus attendre vers la porte de sortie. Dehors, le soleil, jaillissant d’un ciel bleu vif, m’obligea à fermer les yeux. Le plus dur était passé : faisant suite à l’obscurité pesante, la lumière du jour s’offrit à moi comme un trésor inespéré, et les premiers visages que je croisai ne mirent pas longtemps à me convaincre que c’était bien ici que je devais venir. On était en 1976 sous le régime militaire de Park Chung-hee. La Corée était encore un pays pauvre, rien de comparable avec ce qu’elle est aujourd’hui. J’eus quelques difficultés à monter dans le bus allant au Gyeongbokgung (le grand palais du centre ville). Après avoir laissé passer deux bus bondés, constatant que la politesse à la japonaise n’était pas de mise dans ce pays, je décidai d’agir comme tout un chacun et je me précipitai à la suite d’une femme portant un enfant dans le dos et, sur la tête, une énorme bassine de choux chinois, résolue cette fois à ne pas m’en laisser conter. La force de poigne de la “chajang”, la jeune fille employée à aider les passagers à monter et descendre et à récolter leurs pièces de monnaie, et la façon dont, passant sa main au-dessus de ma tête, elle saisit mon sac à dos et me tira à elle pour ensuite me pousser dans le couloir du bus déjà plein à craquer me confirmèrent que je n’étais plus à Tokyo. Tout autant que la puissance de sa voix criant “ orai ” (alright) au conducteur totalement invisible pour lui signifier que c’était bon. Dans un sursaut jamais vu, le véhicule démarra, nous pressant les uns contre les autres, nous qui étions déjà si “ intimement unis “. J’étais amusée de vivre ces instants contrastant avec ce que j’avais connu au Japon, contente d’être si proche des gens. En l’espace d’une petite heure de trajet, je vis défiler toute la population de Séoul, ou presque ! En tous cas, j’eus l’honneur de voyager avec un coq et une poule à mes pieds et la chance qu’une petite grand-mère s’accroche au sac que je tenais à l’épaule (mon sac à dos était, lui, resté aux pieds de la chajang) pour le prendre et le mettre sur ses genoux, chose qui se faisait à l’époque quand un passager se trouvait debout à vos côtés, portant

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quelque chose d’encombrant. Je compris plus tard, quand je revins en Corée pour y vivre cette fois, qu’il s’agissait là d’une des formes de jeong, 정, 情. Ce mot est difficilement traduisible. Il réfère à la fois aux notions de bienveillance, gentillesse, affection, bonté, soutien, compréhension, compassion, attachement. Ce sentiment, sans lequel un Coréen n’est pas un Coréen, a la particularité de se traduire dans la réalité par des gestes concrets comme celui de délester un voyageur de son bagage, de partager une clémentine avec un voisin ou d’accompagner un étranger égaré jusqu’au lieu où il doit se rendre. Mais, dans les années 70, au jeong s’ajoutait le han, 한, 恨. Cet état psychique douloureux était inscrit sur les visages, celui des femmes en particulier, et contrasté avec les visages épanouis et rieurs des enfants s’amusant dans la rue au cœur de l’hiver, parfois les fesses à l’air comme on le voit dans tous les pays du monde non encore “normalisés”. La vie dans la péninsule était un combat au quotidien pour la survie de la nation. Selon moi, le mélange de chagrin, affliction, manque, nostalgie, insatisfaction, détresse, souffrance, impatience, oppression, ressentiment qui caractérise le han expliquait - en partie tout au moins - la volonté féroce des Coréens de réussir, de faire que leur pays sortît de la pauvreté. L’objectif numéro 1 des Coréens à l’époque - et encore maintenant - était le développement économique et eux seuls pouvaient croire en leur pouvoir d’accomplir le miracle que la Corée du Sud a connu depuis. Il fallait vivre dans ce pays à la fin du siècle dernier pour constater au jour le jour les changements dans l’apparence des maisons, des rues, des commerces, des universités, dans l’alimentation, l’habillement, l’architecture… En l’espace d’une nuit, une maison disparaissait pour laisser place à un lopin de terre nue qui, dès le lendemain, voyait poindre une nouvelle construction. On passa d’un étage à deux étages puis trois, puis quatre. J’ai vu l’immeuble aux 63 étages sortir de terre et faire la fierté des Séoulites. C’était le plus haut building de l’Asie. La Corée commençait à faire parler d’elle à l’extérieur. Le temps a passé, la société coréenne s’est internationalisée. Le trajet Paris-Séoul ne prend plus 23 heures comme dans les années 80 où l’on faisait un tour presque complet du globe. En onze heures, on débarque à l’aéroport d’Incheon, plus propre, plus moderne et mieux organisé que notre aéroport de Roissy. Séoul n’est plus Séoul et l’urbanisme délirant de la capitale me rend parfois nostalgique. Mais l’internationalisation n’a pas changé le cœur des Coréens : le jeong est toujours là et il faudra attendre la réunification pour peut-être voir le han céder du terrain et les Coréens penser à prendre un peu plus de vacances !

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délICes CulINaIres

LE DONGJI PATJUK, une bouillie de haricots rouges pour les grands froids de l’hiver park Chan-il Chef cuisinier et journaliste culinaire ahn Hong-beom Photographe

le patjuk réveille des souvenirs chez beaucoup de Coréens d’un certain âge. les soirs d’hiver, on dressait la table à l’endroit le mieux chauffé de la pièce et on s’y asseyait pour discuter et déguster en famille cette bouillie de haricots rouges garnie de boulettes de pâte de riz. À défaut d’un goûter, qui tenait d’un luxe à l’époque, le

pajuk fournissait une délicieuse collation aux enfants. on lui prêtait aussi des vertus médicinales et le pouvoir d’éloigner les esprits néfastes, ce qui en faisait un gage de bonheur comme de bonne santé.

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es hivers de mon enfance, je me souviens surtout du soleil éclatant, des journées courtes et du vent du nord qui cinglait le visage. C’était un froid si mordant que je crois encore le sentir, ce vent glacial qui semblait cisailler la peau fine du visage, et par comparaison, on trouvait presque doux les jours de neige où le ciel se couvrait. L’hiver s’annonçait long et comme pour marquer sa venue, on faisait la bouillie de haricots rouges à la maison. Nous devions espérer voir passer rapidement la saison froide grâce aux pouvoirs magiques de cette préparation. D’ordinaire, nous ne faisions pas de plats de saison, car maman avait bien trop à faire avec les enfants pour prendre le temps de cuisiner. En revanche, nous avons souvent mangé du patjuk, car les longues nuits d’hiver, je me souviens encore que j’en prenais dans la marmite pour le faire chauffer.

Au solstice d’hiver, les Coréens ont depuis longtemps coutume de manger du dongji patjuk , une préparation saisonnière inventée pour cette nuit la plus longue de l’hiver que l’on appelle « dongji ». Sa transmission jusqu’à nos jours s’explique par une croyance populaire selon laquelle il suffit d’en répandre sur le portail de sa maison ou à l’entrée du village pour éloigner le malheur.

le rouge et la chaleur du patjuk , le blanc et la fraîcheur du kimchi de navet Le temps a passé et aujourd’hui, le patjuk se mange souvent sucré, comme dessert, alors que c’était autrefois un plat unique servi avec du kimchi à l’eau. Ce condiment, surtout quand il se composait de navets, se mariait particulièrement bien avec le patjuk. Quand la bouillie bien chaude nous échaudait et boursouflait le palais, la saumure venait nous soulager de sa fraîcheur. Je me rappelle aussi que les grandes personnes parlaient quelquefois parfois de remplacer le riz gluant par de l’ordinaire, pour les boulettes de pâte, sûrement à cause de la cherté du premier. De nos jours, les Coréens ne confectionnent plus eux-mêmes le patjuk et préfèrent consommer celui du commerce, mais ce faisant, ils se sont privés de la joie de partager avec ses voisins la bonne bouillie rouge et chaude, tout en goûtant et comparant les saveurs des préparations de chacun. On peut aussi en trouver dans les restaurants de pat bingsu , une douceur à base de glace pilée et de haricots rouges sucrés, car celle-ci étant moins consommée en hiver, le patjuk vient la remplacer au menu, les deux plats ayant beaucoup en commun par leurs ingrédients et modes de préparation. En outre, dans l’esprit des Coréens, la bouillie de haricots rouges ne semble plus associée à l’arrivée du froid et aux jours qui raccourcissent. De nos jours, quand les températures chutent, on ne se demande plus si le kimchi de navet à l’eau a assez fermenté pour en servir avec du patjuk.

une nourriture qui éloigne les esprits néfastes Dès que j’ai le moindre doute au sujet d’un plat coréen, je me plonge dans le Joseon sangsik mundap, ces « questions et réponses sur les connaissances courantes de la Corée » que rédigea le poète et lettré Choe Nam-seon (1890–1957), l’un des plus ardents défenseurs de la culture coréenne. Il affirme dans cet ouvrage qu’il n’y a pas de meilleur gâteau de riz que le siruddeok, qui est confectionné en garnissant des couches de pâte de riz de haricots rouges cuits à point, puis en étuvant le tout. Cette manière de procéder peut sembler assez simple, voire rudimentaire, par rapport à celle des autres préparations de ce type. La pâtisserie ainsi obtenue rappelait souvent la forme du siru, l’ancêtre en terre cuite de l’autocuiseur, que l’on ne voit plus aujourd’hui que dans les musées. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’ont dû apparaître des pâtisseries à la pâte beaucoup plus travaillée et fourrée, mais le bon vieux siruddeok et la généreuse couche de haricots rouges qui le recouvre est plus évocateur d’une gastronomie traditionnelle authentiquement coréenne et unique en son genre. Il semblerait que les croyances attribuant des pouvoirs surnaturels aux haricots rouges aient vu le jour en Chine. Pour les Chinois anciens, le rouge avait la propriété d’éloigner fantômes et autres esprits néfastes, ce qui s’appliquait aussi aux aliments de cette couleur. C’est de là que provenait une coutume ancestrale qui consistait à répandre de haricots rouges devant les maisons ou à l’entrée des villages. Si le solstice d’hiver, que désigne en coréen le mot dongji, marque en Corée l’arrivée des grands froids, il permet aussi de se réjouir de leur fin par anticipation, car ce jour le plus court de l’année sera suivi d’autres de plus en plus longs et nombre de calendriers de l’Antiquité le rappellent, qui faisaient commencer l’année à cette date. Il se peut donc que la consommation de bouillie de haricots rouges qui se faisait à cette époque de l’année n’était pas seulement liée aux pouvoirs que lui attribuaient les superstitions, mais représentait un geste symbolique par lequel on faisait le vœu que l’année soit clémente. Il se peut aussi, tout bonnement, que le solstice d’hiver ait été le moment le plus opportun d’en préparer, puisqu’il se situe peu après les récoltes de l’automne. En effet, s’il avait fallu attendre jusqu’au printemps, les familles auraient pu manquer des ingrédients nécessaires, après en avoir consommé tout au long de l’hiver.

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Histoire et mode de préparation Pour retrouver l’origine du patjuk, il faut se rapporter aux textes chinois anciens, tel le Jingchu suishiji, un traité datant de la dynastie Liang, qui régna au VIe siècle, et décrivant les travaux saisonniers et coutumes de la région du Jing-Chu située en Chine centrale. Il y est fait brièvement mention d’une certaine légende ayant trait à la bouillie de haricots rouges : « Le démon-dragon du nom de Gong Gong eut un fils qui mourut au solstice d’hiver et qui se transforma en esprit de la maladie. Comme il craignait les haricots rouges de son vivant, on prit l’habitude d’en faire des bouillies pour chasser cet esprit malfaisant ». Selon toute vraisemblance, c’est de là que vient la coutume qui s’est transmise par la suite en Corée, où cette préparation était destinée à éloigner tous les esprits néfastes. Dans la Chine d’aujourd’hui, la bouillie de haricots rouges est un plat de consommation courante, tout comme en Corée ou au Japon. Cette préparation portant le nom de hongdouzhou, dont la transcription en coréen est hongdoutang et qui signifie « soupe de haricots rouges », se consomme en toute saison, que ce soit chaude, l’hiver, ou fraîche et sucrée quand vient l’été. Au Japon, on l’appelle oshiruko et elle s’accommode de différentes manières, dont avec des mochi, qui ressemblent aux boulettes de pâte de riz coréennes. Quant aux haricots rouges, leur mode de préparation varie également, puisqu’ils peuvent être grossièrement

broyés ou finement moulus. Enfin, tant en Corée qu’au Japon, la bouillie de haricots rouges peut faire partie de la cuisine salée ou sucrée. Depuis son introduction en Corée, le patjuk n’a pas beaucoup changé par son mode de préparation. Des livres de cuisine d’autrefois tels que le Gyuhap chongseo (encyclopédie de la femme) ou le Buin pilji (connaissances élémentaires pour les femmes), qui datent respectivement des XIXe et XXe siècles, répertorient plusieurs recettes de patjuk pratiquement identiques à leurs variantes actuelles. Elles exigent de faire préalablement bouillir les haricots rouges secs dans une grande quantité d’eau pour qu’ils ramollissent, après quoi il faut les piler et les filtrer pour en retirer l’enveloppe. Il convient ensuite d’attendrir la pâte ainsi obtenue en y ajoutant de l’eau, avant de la faire bouillir avec du riz, les boulettes de pâte de riz dites saeal sim, c’est-à-dire œufs d’oiseaux, venant s’y ajouter en cours de cuisson. Outre qu’elles sont faciles à confectionner, elles donneront plus de consistance à la bouillie préparée. Autrefois, ces opérations réunissaient toute la famille et il régnait alors une atmosphère joyeuse, surtout grâce à la présence des enfants. « Au solstice d’hiver, on confectionnait et mangeait le patjuk, auquel on ajoutait du miel pour éloigner les esprits néfastes ». Ce vers est extrait d’un poème dû au lettré Yi Saek (1328–1396), qui était aussi connu sous son nom de plume de Mogeun et vécut dans les der-

D’ordinaire, nous ne faisions pas de plat de saison, car maman avait bien trop à faire avec les enfants pour prendre le temps de cuisiner. En revanche, nous avons souvent mangé du patjuk, car les longues nuits d’hiver, je me souviens encore que j’en prenais dans la marmite pour le faire chauffer.

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1 Pour faire du siruddeok , on intercale des couches de pâte de farine de riz avec des haricots rouges bouillis et on fait cuire l’ensemble à la vapeur. Depuis longtemps, on attribue au rouge le pouvoir de chasser les esprits néfastes et aujourd’hui encore, lors d’un déménagement, on a pour habitude de partager cette pâtisserie avec ses nouveaux voisins. Toutefois, c’est lors des fêtes traditionnelles qu’il est surtout consommé. 2 La recette du dongji patjuk consiste à faire mijoter des haricots rouges bouillis, broyés et égouttés avec du riz et des boulettes de pâte de farine de riz gluant, ou seulement ces dernières dans certaines variantes régionales.

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niers temps de la dynastie Goryeo. Il semblerait témoigner d’une origine plus ancienne que celle que l’on attribue d’ordinaire au patjuk sucré au vu de l’importance de sa consommation actuelle. Cependant, le prix élevé du miel en faisait en ce temps-là un aliment de luxe inaccessible au plus grand nombre. Il a donc fallu attendre le début du XXe siècle et les premières importations de sucre pour voir se répandre la consommation de bouillie de haricots rouges sucrée. Quant au Seoul japhak sajeon, ce « dictionnaire des sujets divers ayant trait à Séoul » qu’élabora le journaliste et écrivain Cho Pung-yeon (1914–1991) pour recenser les coutumes qui avaient cours à Séoul à l’aube de sa modernisation, il renferme de précieuses informations sur le patjuk. Sous l’occupation coloniale japonaise (1910–1945), le quartier du marché de Dongdaemun (porte de l’est) regorgeait de restaurants de patjuk et des marchands des rues en vendaient dans

toute la ville, ce qui permettait aux populations laborieuses de se remplir le ventre avant de partir au travail de bon matin. Dernièrement, l’évolution des goûts des consommateurs a entraîné une baisse importante du nombre de restaurants qui proposent du patjuk à leur menu, mais cette bouillie au goût suave et sa généreuse dose de sucre en font encore un dessert très prisé sur les marchés traditionnels. Si ses ingrédients restent coûteux, il est toujours possible d’obtenir une préparation plus économique en y ajoutant de l’eau, ce qui explique qu’il soit encore en vente sur ces marchés à l’ancienne principalement fréquentés par des personnes âgées et des femmes d’âge moyen. Sur celui de Busan, il remporte aussi beaucoup de succès auprès d’une clientèle plus jeune qui a découvert son existence dans les blogues et il est donc à espérer qu’il restera l’un des plats favoris des Coréens. arts et culture de corée 59


mode de VIe

QUAND LES HOMMES SONT AU FOURNEAU POUR L’AMOUR DE LA CUISINE Kim yong-sub Directeur du Keen-eyed Imagination Institute for Trend Insight & Business Creativity ahn Hong-beom Photographe

Cette année 2015 aura vu se multiplier les émissions de cuisine à la télévision, plus particulièrement celles qu’animent des chefs cuisiniers très appréciés du public. C’est un véritable défilé de cordons bleus qui a lieu tous les jours sur le petit écran. L’art culinaire se fait toujours plus masculin au fur et à mesure que le pays compte toujours plus de couples bi-actifs et de familles nucléaires où la répartition des rôles change en matière de tâches domestiques. 60 Koreana Hiver 2015


L

’usage très courant du terme yosengnam , un néologisme qui signifie « cuisinier séduisant », révèle que la pratique masculine de la cuisine est désormais entrée dans les mœurs au prix d’un important changement dans les mentalités. Étant depuis toujours associée au travail féminin, cette tâche faisait jusqu’ici partie de ce qu’il était convenu d’attendre d’une mère ou d’une épouse. Aujourd’hui, non seulement les hommes qui savent cuisiner suscitent l’admiration, mais ils font aussi figure de séducteurs. Ce rôle est certes encore loin d’être la norme et l’art culinaire ne fait pas vraiment partie du charme masculin, mais au moins, les hommes qui le pratiquent semblent avoir plus d’égards pour leur épouse ou leur partenaire, outre qu’ils aiment confectionner avec soin des préparations pour les savourer en compagnie de leurs proches.

retombées sociologiques des émissions culinaires En Corée, les amateurs de cuisine ont l’embarras du choix sur les chaînes télévisées. À chaque jour de la semaine son émission, ou presque, puisque le lundi, est diffusée Jipbap (cuisine maison), le mardi, Misik (plats fins), le mercredi, Prends soin de mon frigo, le jeudi, Plats coréens, le vendredi, Trois repas par jour et le samedi, Un coin du cuisinier, dans le cadre de My Little Television. Cet engouement pour l’art culinaire a fait le succès de ceux que l’on nomme désormais cheftainers, c’està-dire de grands cuisiniers devenus pour l’occasion présentateurs. C’est notamment le cas de Baek Jongwon, Lee Yeon-bok ou Choi Hyun-seok, dont la réputation n’est plus à faire et qui animent différentes émissions sur plusieurs chaînes télévisées où ils montrent au public ce qu’ils savent faire. Voilà peu, s’est joint à eux un cordon bleu venu du cinéma en la personne de Cha Seung-won. Pour ce qui est de la vocation, une enquête récente a révélé qu’un grand nombre d’enfants voulaient plus tard être cuisiniers. Les émissions culinaires actuelles ont succédé à des productions ayant pour nom Cuisine maison et Plats du jour , que diffusaient dans les années 1980 les chaînes KBS et MBC à l’intention des femmes au foyer. Fournissant explications de recettes et conseils utiles, elles étaient le plus souvent animées par des cuisinières aux côtés de célébrités féminines. Dans les années 1990, leur ont succédé des formules associant des talk-shows à des démonstrations culinaires, à l’image du Lee Hong-ryeol Show de la chaîne SBS,

dont une séquence intitulée Cham Cham Cham était consacrée à la réalisation des « en-cas de minuit » préférés des vedettes. Cette émission allait faire de nombreux émules dans le domaine du divertissement, mais dans celui de la cuisine à proprement parler, les productions ultérieures se sont orientées en majorité vers la présentation de grands restaurants gastronomiques coréens ou de concours de cuisine. Dès le début des années 2010, les premières chaînes spécialisées ont fait leur apparition et aussitôt attiré un large public par la variété de leur programmation et la participation de chefs cuisiniers, de nouvelles émissions animées par des cheftainers célèbres étant particulièrement appréciées. Les productions les plus récentes réunissent sur leur plateau des chefs et leurs invités qui confectionnent et dégustent des préparations ensemble et en direct. L’atmosphère détendue dans laquelle ils travaillent, tout en conversant sur des sujets d’intérêt général, s’ajoute aux attraits qu’y trouvent les téléspectateurs. Quant aux recettes proposées, elles sont d’une grande simplicité qui les met notamment à la portée du public masculin, jusqu’ici convaincu que l’art culinaire était le domaine réservé des spécialistes, de leur mère ou de leur femme, et désormais convié à s’y essayer.

un but qui n’est pas forcément professionnel Pour les hommes, la cuisine représentait surtout jusqu’ici une formation menant à un diplôme et à une profession spécifiques, mais désormais, elle fait son entrée dans leur vie quotidienne, y compris sous forme de loisir. Beaucoup s’y sont initiés, avec plus ou moins de facilité, en commençant par des recettes simples trouvées sur internet. Des ouvrages rédigés à leur intention sont également disponibles sur les rayons des libraires. Dans les centres culturels des grands magasins coréens, les hommes représentent 20 à 30 % de l’effectif des cours de cuisine, ce qui traduit une forte progression par rapport aux années précédentes, où ce chiffre plafonnait à 5 %. Parce qu’ils veulent savoir faire autre chose que les nouilles instantanées, ils sont de plus en plus prêts à consentir des efforts, en temps comme en argent, pour s’initier aux mystères de l’art culinaire italien ou même coréen. Si l’âge des élèves assistant à des cours de cuisine se situe en majorité dans le créneau des vingt à quarante ans, les quadragénaires et quinquagénaires y sont toujours plus présents. arts et culture de corée 61


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Considérée jusqu’ici comme l’apanage des femmes, la cuisine est aujourd’hui pratiquée par les Coréens des deux sexes, ce dont se réjouissent souvent les hommes qui ne dédaignent pas de mettre la main à la pâte et dégustent avec plaisir les plats qu’ils ont confectionnés.

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1,2 Les participants apprennent à faire la cuisine dans le cadre de cours dits « de cuisine de fête pour hommes » sponsorisés par une entreprise du secteur agro-alimentaire (http://www.cj.co.kr/ cj-kr/participation/ cookingclasses). L’évolution du mode de vie et une manière différente de voir la cuisine font que beaucoup plus d’hommes pratiquent aujourd’hui cette activité. 3 Lee wook-jung, de la chaîne KBS, que l’on surnomme désormais le « producteur cuisinier », fait luimême la cuisine dans une émission. Ses documentaires Noodle Road et Food Odyssey sont très appréciés des téléspectateurs

On note en outre une augmentation de l’offre de cours de cuisine destinés aux hommes. Les entreprises du secteur agro-alimentaire et les collectivités locales y voient l’occasion de trouver de nouveaux débouchés à leurs produits, pour les unes, et pour les autres, de promouvoir la parité des sexes et une nouvelle répartition des rôles au sein de la cellule familiale. Tandis que les hommes se voyaient autrefois interdire d’entrer dans la cuisine, il arrive aujourd’hui qu’un fils confectionne lui-même des plats et que sa mère trouve cela bien naturel. Plusieurs facteurs à caractère socio-économique sont à l’origine de cette évolution, dont l’instauration de la parité entre les sexes, ainsi que le nombre croissant de couples bi-actifs, de familles nucléaires et, dans une plus large mesure encore, de familles monoparentales. Il résulte de ces tendances que les hommes ont accompli de grands progrès dans leur maîtrise de l’art culinaire. Les participants masculins surpassent les femmes en nombre dans l’émission de cuisine Master Chef Korea que diffuse Olive TV, une chaîne spécialisée dans ce domaine et d’autres aspects de la vie pratique. De plus en plus souvent, les annonces publicitaires portant sur l’alimentation ou l’électroménager mettent en scène de jeunes célébrités masculines du show-business, ce qui n’étonne plus personne de nos jours. Pour nombre d’hommes d’aujourd’hui, savoir faire la cuisine n’est plus un choix, mais une nécessité à l’heure où tout change très vite, et à l’image traditionnelle de la brave mère de famille cuisinant à la perfection, a succédé celle de l’homme tout aussi séduisant que bon cuisinier.

un changement de paradigme Dans la Corée contemporaine, la structure familiale type est celle de la famille nucléaire fondée par un couple bi-actif et le partage des tâches ménagères y est désormais de mise. Les générations antérieures avaient perpétué une répartition traditionnelle des rôles assignés aux deux sexes, la femme au foyer s’acquittant aujourd’hui encore de la plupart des travaux domestiques lorsque le chef de famille est âgé de quarante ans ou plus. En revanche, les hommes d’une vingtaine ou d’une trentaine d’années se montrent beaucoup plus enclins à assumer une partie de ces corvées, cuisine y comprise. Ceux qui la font pour leur femme ou leurs enfants ne passent plus pour des excentriques. Dans les couples bi-actifs, on va aussi beaucoup au restaurant en famille par manque de temps. Le dîner chez soi n’en reste pas moins très

apprécié, car il fournit à tous l’occasion de se retrouver le soir, d’où le vif succès des émissions à cheftainers qui encouragent les hommes à se lancer dans la cuisine et font la promotion des bons petits plats faits maison. En revanche, il est à déplorer qu’hommage n’ait pas été rendu aux femmes, pour s’être consacrées si longtemps à la réalisation des tâches culinaires. Chacun a beau se souvenir avec émotion de la bonne cuisine que faisait sa maman dans son enfance, on ne pense jamais à en témoigner sa reconnaissance à celle qui y a consacré tant de temps sans se plaindre. Si la maîtrise de l’art culinaire suscite aujourd’hui envie et admiration, c’est suite à l’apparition de cuisiniers qui ont volé la vedette aux femmes, ce qui atteste de vestiges de misogynie dans les mentalités coréennes. En d’autres temps, la place de la femme était dans la cuisine, mais l’homme peut désormais l’y rejoindre pour prendre part aux préparations culinaires et plus tard savourer en famille le fruit de ce travail conjoint.

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arts et culture de corée 63


aperçu de la lITTéraTure CoréeNNe

CRITIQUE

Un soleil qui ne se couche jamais, un amour qui ne peut mourir

e

Cho Yong-ho Romancier et journaliste littéraire au Segye Times paik soo-jang Photographe

les romans de Kim Chae-won sont le fruit d’une réflexion profonde sur la vie que l’auteur révèle dans une écriture pleine de lyrisme et émaillée d’images. La nouvelle derrière

la montagne de l’ouest est notamment l’expression des angoisses et du sentiment de solitude qui l’habitent. À propos de son dernier recueil de nouvelles intitulé Le chant

de la barque à rames, d’où est tiré ce texte, l’auteur a d’ailleurs indiqué qu’il avait pour thème central les regrets.

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n mélangeant du rouge à du jaune et à du bleu, c’est-à-dire les trois couleurs primaires, qui sont vives, on finit pourtant par obtenir du noir. L’ancienne étudiante des beaux-arts qu’est Kim Chae-won évoque ce phénomène dans Qui a peur du rouge, du jaune et du bleu ?, une autre des nouvelles de ce recueil Le chant de la barque à rames qu’elle vient de faire paraître, après une parenthèse de onze ans dans sa production : « Si l’on met beaucoup de couleur, elle finit par éclipser le teint, qui paraît terne ». Kim Chae-won est née en 1946 du poète Kim Dong-hwan et de la romancière Choi Jung-hee, dont elle était la seconde fille. Son père ayant été enlevé par la Corée du Nord pendant la Guerre de Corée, la date et les circonstances de son décès ne sont pas connues. Dès la fin de ses études à l’Université féminine d’Ewha, Kim Chae-won entame une carrière d’écrivain en publiant en 1975 sa première nouvelle, Salut nocturne, dans la revue littéraire mensuelle Hyundae Munhak. Quatorze ans après, le Prix littéraire Yi Sang, qui figure parmi les plus prestigieux du genre de la fiction, viendra récompenser un roman intitulé Fantaisie d’hiver. En 1997, ce sera au tour de sa sœur aînée de se voir remettre cette distinction, en digne héritière, elle aussi, d’une vocation littéraire qui est de famille. Trois ans après son décès survenu en 2012, sa sœur cadette lui rend hommage dans un livre où sa présence est palpable au fil des pages, puisqu’elle a notamment inspiré à l’auteur le personnage de la cousine partie vivre aux États-Unis dans sa jeunesse de Derrière la montagne de l’ouest. Le texte revient sur son enfance, qu’elle a passée aux côtés de la narratrice et où


toutes deux meublaient les longues nuits avec des jeux d’enfants tout en fantaisie et en invention. La Guerre de Corée a pris à la première mère, frères et sœurs et à la seconde, son père, cette histoire familiale les rapprochant et les prédisposant à des émotions communes. Ces deux femmes représentent en réalité l’écrivain et sa sœur, nées de mêmes parents, la cousine connaissant toutefois un destin plus malheureux que l’aînée qu’elle prend pour modèle. Tandis que la narratrice n’est jamais sortie de Corée, sa cousine n’y est jamais revenue de son exil américain. Depuis des années, les deux parentes n’ont pour seul contact que de longues conversations au téléphone ou des envois réciproques de paquets renfermant des cadeaux et quand prend fin le récit, elles n’ont jamais eu l’occasion de se revoir. Après la disparition prématurée de son mari aux États-Unis, la cousine doit élever seule ses deux enfants et pourvoir à leurs besoins en vendant des légumes, des vêtements ou des hamburgers. Sur son lieu de travail, elle subit à deux reprises une agression commise par les auteurs d’un hold-up à main armée, qui lui laissent toutefois la vie sauve après qu’elle les en a suppliés, par pitié pour ses deux jeunes enfants, d’aucuns affirmant toutefois qu’elle a été victime d’un viol dans les deux cas. Quand ont lieu les attentats terroristes du 11 septembre, la narratrice prend l’habitude d’appeler plus souvent sa cousine pour s’assurer que tout va bien. À ce propos, elle livre une étonnante confession, à savoir qu’il lui semble « connaître moins bien » sa cousine, mais qu’elles se sentent « très près l’une de l’autre ». Puis arrive un jour où elle ne parvient plus à la joindre.

À son entrée à l’école primaire, la cousine avait écrit un petit poème qui disait simplement : « Le soleil qui tombe derrière la montagne de l’ouest, Fait un signe de la main en disant « Je m’en vais, je m’en vais ». Maintenant qu’elle a disparu sans bruit derrière la montagne de l’ouest, la narratrice a découvert une « vérité » nouvelle : le soleil ne se couche jamais vraiment et pendant qu’elle est plongée dans le sommeil, il s’en va, par-delà la montagne de l’ouest, briller au ciel pour sa cousine. Tant qu’il n’aura pas disparu, celle-ci vivra pour toujours dans le cœur de la narratrice, même après son décès sur une lointaine terre inconnue. Kim Chae-won se distingue par un art exceptionnel de la description qui confère à ses œuvres le caractère de « tableaux lyriques » évoqués par certains. En portant un regard lucide sur le quotidien, elle livre une vision des plus personnelles et originales des gens, des choses et du monde dans son ensemble. La nouvelle éponyme du Chant de la barque à rames représente à elle seule le microcosme de l’univers littéraire de l’auteur. Cette œuvre tout imprégnée des souvenirs de son enfance et de son adolescence en famille se lit comme un inventaire de toutes les nostalgies qu’ils lui inspirent. Le personnage principal y est la « maison » où une mère élève seule son fils, jeune homme en proie au désarroi romantique, et deux filles cadettes. Cette maison, dont ne subsiste désormais que l’idée, est représentée par l’image de la « barque à rames » que le ruisseau du temps emporte et que la mère tente vainement de retenir, murmurant sans bruit au début du récit : « La barque a-t-elle traversé la nuit ? » « La nuit était si profonde qu’on l’au-

rait crue infranchissable, mais dans l’obscurité insondable, un vent furieux frappa de plein fouet la cour, la porte, le puits, la cime des arbres, le toit et les murs, déchirant frénétiquement l’air en mille miettes. Fracas d’une jarre de sauce qui se brise en tombant, tumulte du couvercle en aluminium du pot qui roule à terre, bruissement de feuilles mortes balayées de côté et d’autre… » Le frère, ce jeune homme qui aime jouer de l’accordéon et aller au cinéma, n’est guère armé pour affronter la réalité. Sa sensibilité suscite l’affection de ses sœurs, tandis que sa mère se désespère en pleurant de la fragilité de l’unique descendant mâle. Une idylle se noue avec une femme très belle, mais doit prendre fin devant la réprobation familiale et le jeune homme s’adonne alors à la boisson, puis s’éteint peu après. Pour trouver de quoi nourrir les siens, la mère quitte le domicile familial de bon matin pour prendre le premier train, mais un beau jour, elle revient au foyer tout aussi discrètement. Ces moments douloureux sont aussi source de nostalgie, car à jamais révolus. À moins qu’ils ne revivent encore en imagination, dans cette « barque à rames » du souvenir. Le récit s’achève sur la touche de poésie de ces phrases. « Si la barque surgissait de la nuit pour venir à moi… Si la barque de mon enfance qui s’en est allée, tremblant de peur, me revenait au cœur de la nuit… Une douce brise, qui n’éveillerait pas même un bébé dormant à l’ombre d’un arbre, chanterait sa mélodie… Par un beau jour de printemps, pas encore écoulé… »

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