Koreana Autumn 2011 (French)

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A UT OMNE 2011

Culture et Art de Corée

Artisanat et design

vo l. 12 N ° 3

Rubrique spéciale A UTO M N E 2011

Esthétique du design coréen

Mobilier en bois; Art textile; Poterie; Peinture à la laque; Fabrications métalliques

ISSN 1225-9101

v ol . 1 2 N° 3

Un aperçu de l’œuvre d’artistes contemporains


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Kim Byung-kook

Zeon Nam-jin Choi Jung-hwa Suzanne Salinas COMITÉ DE RÉDACTION Bae Bien-u Elisabeth Chabanol Han Kyung-koo Kim Hwa-young Kim Moon-hwan Kim Young-na Koh Mi-seok Song Hye-jin Song Young-man Werner Sasse RÉDACTEUR EN CHEF ADJOINT Lim Sun-kun DIRECTEUR PHOTOGRAPHIQUE Kim Sam DIRECTEUR ARTISTIQUE Lee Duk-lim DESIGNER Kim Ji-hyun CONCEPTION ET MISE EN PAGE Kim’s Communication Associates

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Scène extraite de la vidéo présentant l’exposition réalisée en 2010, à Séoul, par la créatrice de textiles Chang Eung-bok Fleurs cachées . Calligraphie © Kang Byung-in

La mer, le matin (détail), peinture à la laque de Jun Yong-bok, 60 cm x 60 cm, 2010.

L’artisanat coréen aujourd’hui Tout pays possède une esthétique qui lui est propre et se révèle jusque dans les objets d’usage courant. La Corée n’y fait pas exception et se flatte de conserver toute une tradition dans la fabrication de ces articles du quotidien qui se transmettent de génération en génération. Si les artisans restent dans l’anonymat, on sent le souffle de leur âme dans ces nombreuses créations où beaucoup voient aujourd’hui de véritables objets d’art. Contrairement à leurs prédécesseurs, les artisans actuels accèdent à la notoriété par leurs fabrications, comme ceux qu’évoque ce numéro, et ils constituent donc cette première génération d’artisans contemporains qui a su se doter d’un style d’expression ori-

ginal. Que ce soit ou non de manière consciente, ils ont parfait leur art en puisant dans la riche tradition créée par ceux de jadis en réalisant leurs fabrications tout imprégnées d’une esthétique spécifiquement coréenne. Aujourd’hui, Koreana a le plaisir de présenter ces artisans coréens de haut niveau qui incarnent notre époque par leur attachement à ce métier d’art et leur grand esprit d’innovation. Jeunes et moins jeunes, tous dotés d’un savoir-faire éprouvé, figurent dans cette rubrique spéciale qui s’intéresse au sens profond de leur oeuvre d’exception. Choi Jung-hwa Rédactrice en chef de la version française


Rubrique spéciale Artisanat et design

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introduction

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Choi Joon-sik

Mobilier en bois

Lee Jeong-sup remet au goût du jour la tradition du mobilier en bois de Joseon

Goo Bon-joon

Art du textile

La créatrice de textiles Chang Eung-bok enrichit l’imagerie traditionnelle

Jeon Eun-kyung

Poterie

L’artiste potière Yi Yoon-shin privilégie le quotidien

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Jeon Eun-kyung 30

La peinture à la laque

L’artisan d’art Jun Yong-bok ouvre de nouveaux horizons à la peinture à la laque Park Hyun-sook Fabrications métalliques

Les hauts-parleurs métalliques de Yu Kuk-il produisent un son cristallin plus vrai que nature

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08

Un design à l’esthétique simple, naturelle et humaine

Kim Young-woo

Dossier 1

L’avenir de l’étude de la civilisation coréenne dans le monde

Huh Jin-suk

Dossier 2

Les manuscrits royaux de Joseon de retour de France, 145 ans après

Lee Kyong-hee

chronique artistique

Des Paysages de mille ans captés dans la Lumière du temps

Entretien

Lee Moon-jae

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Quand l’éclat de la forme cache un fond de tristesse Lee Yong-Baek à la Biennale de Venise de 2011 Koh Mi-seok Sur la scène internationale

Prends soin de maman , de Shin Kyung-sook, se classe parmi les meilleures ventes du monde

Kim Mi-hyun

ARtisan

Le potier Kim Il-mahn perpétue la tradition ancienne des onggi

Park Hyun-sook

Escapade

Un pèlerinage au Tripitaka Koreana millénaire

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Vénérable Sungahn

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Livres et CD Kim Hak-soon Traduction d’un condensé de l’œuvre de l’érudit de Joseon, Jeong Yak-yong

Exhortation au gouvernement du peuple de Jeong Yak-yong Les merveilles de la nature coréenne couronnées d’étoiles au Michelin

Guide vert Corée Éditeur Michelin

La musique, par-delà la musique : quand s’allient traditions et technologies d’enregistrement de pointe

L’écho des grands pins (CD) 31ème édition 88

80 82 86 88 92

Loisirs

Je suis chanteur en tête des divertissements télévisés

Lee Young-mee

Cuisine

Le bindaeddeok : La galette coréenne, par tout temps et à toute occasion

Ye Jong-seok

Regard exterieur

Un barbare en Asie

Daniel Kapelian

Mode de vie

Les Mouettes de Busan, supporteurs enthousiastes des Lotte Giants

Song Young-man

Aperçu de la littérature coréenne

Critique: La fiction de Kim Mi-wol, un guide qui ne montre pas le chemin Une guide des grottes de Séoul de Kim Mi-wol

Lee Kwang-ho


Introduction

Artisanat et design

Un design à l’esthétique simple, naturelle et humaine Si on cherchait à définir le génome culturel du designer coréen actuel, il faudrait le situer sous la dynastie Joseon, dans cette charmante alliance de naturel et d’artifice que représentent les bols en terre cuite grossièrement façonnés et les tissus d’emballage en patchwork de l’époque. Choi Joon-sik Professeur au Département de civilisation coréenne de l’École de commerce de l’Université féminine d’Ewha

Tissu d’emballage en patchwork (Musée de la broderie coréenne) et « jarre en lune » du XVIIIe siècle (Musée national de Corée)

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a diversité esthétique de l’art traditionnel coréen se mesure à l’aune de la longue histoire dont est riche le pays. Il serait donc trop ambitieux de vouloir en étudier toutes les caractéristiques en profondeur, si l’on sait, par exemple, à quel point les productions du royaume Baekje, c’est-à-dire d’il y a mille cinq cents ans, diffèrent de celles réalisées sous la dynastie Joseon, voilà cent ans de cela. Pour les besoins de cet article, nous circonscrirons notre étude à l’art qualifié de traditionnel par nos contemporains. Il est surprenant de constater que le mot « traditionnel » que les Coréens emploient dans ce contexte ne désigne pas des objets datant de lointaines époques, mais le plus souvent des derniers temps de la dynastie Joseon, c’est-à-dire de la fin du XVIe siècle à la fin du XIXe. Tel est le cas de l’art vocal du pansori, désormais classé par l’UNESCO au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité, qui n’existe sous sa forme actuelle que depuis la fin du XIXe siècle. Dans les paragraphes qui suivent, nous nous intéresserons plus particulièrement à l’esthétique des productions d’époque Joseon.

L’architecture royale L’art coréen de cette dynastie se distingue par une esthétique anticonformiste fondée sur l’asymétrie et la spontanéité. Il semble que les Coréens soient par nature réfractaires à toute discipline imposée et ce trait de caractère appara t très nettement si l’on compare leur production artistique à celle de la Chine ou du Japon, qui se rattachent pourtant aussi à la culture de l’Extrême-Orient. Alors que, dans ces deux pays, la symétrie est idéalisée par les canons de l’art, c’est son contraire qui régira l’artisanat de la céramique et l’architecture des derniers temps de la dynastie Joseon. L’architecture royale en fournit une excellente illustration, puisqu’en Chine, comme on peut le constater à la Cité Interdite, elle est fondée sur la référence à un axe central qui s’étend de la porte principale à la porte arrière et le long duquel les différentes bâtisses s’alignent d’une manière symétrique. Des cinq palais d’époque Joseon que conserve encore Séoul, seul celui de Gyeongbok met en œuvre une telle implantation. Les autres, notamment celui de Chang­ deok qui est aussi inscrit au Patrimoine mondial de l’UNESCO, présentent tous une disposition asymétrique par rapport à la topographie des lieux et ne se situent donc pas par rapport à un axe de convention.

Les tissus d’emballage en patchwork et les « jarres en lune » Toute évocation de cette esthétique asymétrique propre à Joseon ne saurait omettre les tissus en patchwork qui servaient à emballer des objets. Ils se confectionnaient en assemblant les chutes de tissu dont on disposait et que l’on devait coudre avec un soin considérable. C’est leur composition qui est plus encore remarquable par la petite taille et le motif chaque fois différent des pièces constitutives. En pareil cas, comment espérer une quelconque symétrie ? Il est tout à fait extraordinaire que l’on ait pu fabriquer un objet à vocation utilitaire en joignant des morceaux recueillis çà et là. Le produit fini présente un aspect général agréable par la diversité de ses couleurs et de ses formes qui s’unissent de manière bien ordonnée, par-delà la première impression d’asymétrie et de spontanéité qu’il produit. Lorsque ces patchworks sont exposés à l’étranger, les visiteurs séduits par leur originalité demandent souvent le nom de leurs créateurs, qui étaient en fait d’anonymes sujettes de Joseon, comme chacun le sait en Corée. Sans avoir jamais étudié les beaux-arts ou avoir appris un métier d’artisanat, elles surent pourtant nous léguer leurs élégantes fabrications. En matière d’esthétique artisanale coréenne, il convient de citer cette importante particularité qu’est la « jarre en lune » dont le nom provient fort justement de la forme circulaire de cette pièce de porcelaine blanche caractéristique des derniers temps de la dynastie Joseon. De toutes celles qui sont parvenues à ce jour, il n’en est pas deux qui soient identiques par leur couleur ou leur forme. Chacune d’elle est unique en son genre, outre qu’elle présente toujours un aspect nettement asymétrique et irrégulier. Le plus souvent, l’un de ses côtés n’est pas droit ou K o r e a n a ı A u t o mn e 2011

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semble cabossé, mais cette asymétrie était alors conforme à la norme en Corée, alors qu’elle était pour ainsi dire inexistante dans la porcelaine blanche japonaise ou chinoise. Il est intéressant de noter que chacune se composait en réalité de deux jarres superposées, comme en atteste la jonction bien visible. En observant attentivement celle-ci, qui se trouve donc au centre de l’ensemble, on aperçoit souvent à ce niveau de fines craquelures qui représentent également un caractère distinctif de la céramique coréenne. En d’autres termes, les artisans coréens avaient moins le souci du détail et se préoccupaient moins des petits défauts de fabrication éventuels que ceux de Chine ou du Japon, ce qui pourrait passer pour un manque de méthode dans leur manière de travailler. Dans bien des œuvres, l’artiste s’est audacieusement affranchi du détail pour se consacrer exclusivement à l’aspect d’ensemble. Il en résulte des pièces qui semblent attrayantes à l’observateur éloigné, mais dont la finition peut s’avérer assez rudimentaire, si l’on y regarde de plus près. Sans le grand savoir-faire de leurs créateurs, une telle démarche, en renonçant au raffinement, aurait produit des pièces tout bonnement médiocres, et non les œuvres exceptionnelles qui résultent de ce talent. Ce sens artistique se manifeste aussi dans des pièces telles que les bols dits « rustiques ». Très appréciés au Japon depuis le XVIIe siècle, ces récipients doivent leur appellation à leur aspect mal fini et à et leur robustesse. Leur style peut être rattaché au courant problématique du naturalisme. Les artisans qui les produisaient s’attachaient en effet à y créer un effet de naturel en laissant le vernis couler au hasard pendant la cuisson de la pièce ou en empêchant délibérément celle-ci d’augmenter de volume sur toute sa surface, et contribuaient ainsi à la création d’une certaine esthétique coréenne de l’imperfection. De cette manière de procéder, aussi peu raffinée puisse-t-elle para tre, allait résulter une beauté naturelle qu’apprécient beaucoup les Japonais, longtemps habitués aux formes symétriques. Ces mêmes bols, en revanche, n’ont pas du tout la faveur des Chinois !

Le mobilier en bois Enfin, il est un autre élément de l’esthétique coréenne qu’il faut avoir à l’esprit et qui ne concerne en rien son caractère asymétrique et spontané, à savoir un sens de la simplicité, voire de l’innocence. La plupart des œuvres d’art de la fin de la dynastie Joseon présentaient un aspect sobre, certainement sous l’influence du confucianisme et surtout du néoconfucianisme, qui prônaient en tout la modération. La « jarre en lune » en témoigne particulièrement, comme au Japon ou en Chine, où certaines pièces de porcelaine, notamment de ce type, étaient laissées entièrement blanches, sans le moindre ornement sur leurs parois. L’esthétique de la « jarre en lune » se caractérise par une alliance de spontanéité et de simplicité qui se démarque du minimalisme raffiné d’autres productions. Parmi les plus importantes, on citera en premier lieu le mobilier en bois de Joseon, qui égale les plus belles œuvres du monde par l’équilibre parfait de ses proportions, sa simplicité et son aspect naturel. Ce mobilier constitue un important thème d’étude qui mérite d’être abordé selon différents points de vue, mais on se contentera ici d’en souligner la simplicité. Le mobilier de Joseon possède des formes régulières qui lui confèrent un caractère fonctionnel, pratique et bien adapté à l’usage dans un intérieur. On constate que, dans la plupart des cas, les meubles en bois étaient d’une conception aussi simple que possible, conformément aux préceptes de modération du néoconfucianisme. Alors que des œuvres très ouvragées étaient produites en Chine, elles l’étaient rarement en Corée, où les artisans cherchaient au contraire à s’affranchir de toute ornementation. Tel est notamment le cas du mobilier de Joseon, qui est remarquable par le sens idéal des proportions qu’il présente. Cette harmonie parfaite, où rien ne manque et rien n’est de trop, rappelle l’élégante architecture de la pagode de Seokgatap qui, au Temple de Bulguk, est tout empreinte de ce minimalisme. De toutes celles de Corée, celle-ci est à la fois la plus simple, par sa conception, et la plus remarquable, par ses excellentes proportions. En se différenciant des menuisiers chinois ou japonais par leur refus d’un aspect trop travaillé, les artisans de Joseon privilégièrent la simplicité et s’attachèrent à conserver au bois son aspect naturel, notamment en en laissant les veines apparentes. Ce refus de l’artifice, particulièrement visible dans le mobilier en bois, représente l’une des grandes originalités de l’esthétique de Joseon.

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En Corée, la conception d’un objet d’art procède souvent par l’audacieuse omission du détail au profit de l’aspect général et, sans le grand savoir-faire de leurs créateurs, une telle démarche, en renonçant au raffinement, aurait produit des pièces tout bonnement médiocres, et non les œuvres exceptionnelles qui résultent de ce talent.

Bol rudimentaire d’époque Joseon et étagère décorative en bois (Musée national de Corée)

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Mobilier en bois

Artisanat et design

Lee Jeong-sup remet au goût du jour la tradition du mobilier en bois de Joseon Le maître artisan menuisier Lee Jeong-sup, aujourd’hui renommé pour avoir su remettre au goût du jour le mobilier traditionnel en bois d’époque Joseon, avait au départ entrepris une carrière d’artiste-peintre, quand il a résolument changé de cap et s’est retiré dans un village de montagne, où il construit ses meubles inspirés de l’architecture traditionnelle coréenne. Goo Bon-joon Journaliste au Hankyoreh | Ahn Hong-beom Photographe

1. Salon de thé au Space Hanok de l’immeuble Space Group, meublé par Lee Jeong-sup : table à thé, étagère basse et série d’étagères pour service à thé.

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uand Space Group a ouvert une librairie dans ses locaux du quartier séoulien de Wonseo-dong, elle a fait appel, pour la meubler, au ma tre menuisier Lee Jeong-sup, dont les tables, chaises et bibliothèques, entre autres éléments du mobilier, ont fait la renommée dans le monde de l’art. Quant à l’immeuble qui les abrite, il est dû à l’architecte aujourd’hui disparu Kim Swoo-geun, qui a créé ce groupe et fait œuvre de pionnier au sein de la première génération d’architectes contemporains. Il est aujourd’hui un lieu de pèlerinage pour tout étudiant en architecture, ainsi qu’une curiosité pour les architectes du monde entier qui visitent la Corée. Par leur raffinement, les réalisations de Lee Jeong-sup ont fait si forte impression sur Space Architecture, qui se classe parmi les plus grands cabinets d’architecture coréens, que celui-ci s’est empressé de les faire découvrir à l’étranger. Ceux qui entrent dans sa librairie pour feuilleter des livres d’architecture auront le privilège de s’asseoir sur des chaises fabriquées par Lee Jeong-sup.

Des articles qui concurrencent les produits importés

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Les meubles en bois d’époque Joseon ont pour particularité d’être de couleur sombre tout en conservant au bois toute sa délicatesse et tout son cachet. À la simplicité de leurs formes, s’ajoute l’absence de toute ornementation et un sens parfait des proportions. En conséquence, ils éveillent le souvenir de la vie chaleureuse d’autrefois, tout en dépassant le mobilier contemporain en modernité par la pureté absolue de leurs lignes et c’est d’ailleurs pour cette raison que les créateurs s’y intéressent autant aujourd’hui. Quant à Lee Jeong-sup, qui considère être menuisier plutôt que concepteur de mobilier, il se classe actuellement parmi les plus grands artisans du métier qui se consacrent à perpétuer la tradition des meubles en bois de Joseon et leur esthétique particulière. Ses productions se fondent sur le principe d’une simplicité extrême qui met en valeur l’aspect naturel du bois nu. Animé d’un profond respect du matériau qu’il travaille et d’une grande conscience professionnelle, l’homme crée ses meubles pour qu’ils durent. La forme légèrement incurvée que prennent ses chaises, à la partie supérieure du dossier, rappelle celle des toits tout en courbes des constructions traditionnelles coréennes, tandis que la section de l’assise et les pieds évoquent des socles de colonne. Ce n’est que depuis peu que Lee Jeong-sup est bien connu du public, puisqu’il a acquis la notorité après l’ouverture de son Atelier de menuiserie dans le quartier séoulien de Cheongdam-dong, où se côtoient de nombreux magasins de meubles proposant des marques étrangères et où l’homme souhaitait que ses fabrications soient présentes au côté de ces produits très appréciés. S’il reste à démontrer que cette initiative a été fructueuse sur le plan financier, ses œuvres n’ont pas tardé à séduire le public. Par l’alliance qu’ils réalisent entre l’esthétique traditionnelle coréenne et des éléments de conception plus contemporaine, ses meubles allient à merveille tradition et modernité et connaissent aujourd’hui un succès grandissant. On compare souvent ce créateur de véritables chefs-d’œuvre de menuiserie à son homogoue

2. Table à pieds en fer forgé. Cette pièce met remarquablement en harmonie les pieds en fer forgé de Junji Kawai, forgeron et professeur adjoint à l’Université des arts de Musashino et à l’Université des Arts de Tokyo, avec le plateau de table de Lee Jeong-sup.

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américain d’origine japonaise George Nakashima.

« Il n’y a rien de tel que la création » En Corée, les architectes viennent depuis toujours de la menuiserie et aujourd’hui encore, ceux qui réalisent des constructions de type traditionnel sont le plus souvent menuisiers et non architectes, dans la mesure où celles-ci se composent presque entièrement de bois. Dans les temps anciens, chaque bâtisse, des plus grands palais aux plus petites maisons, a été construite par des menuisiers. Les menuisiers coréens travaillent soit dans le bâtiment, soit dans la fabrication de meubles et l’agencement, c’est-à-dire dans deux types d’activités totalement différents. Lee Jeong-sup, en revanche, a pour particularité de travailler dans ces deux domaines à la fois, puisqu’il a d’abord pratiqué la menuiserie dans le bâtiment. C’est à cette époque qu’il se mettra à rêver d’être peintre et poursuivra dans ce but, à l’Université nationale de Séoul, des études qui le décevront bien vite quand il aura compris à quel point le monde des arts est des plus compartimentés et sectaires. Après avoir abandonné cette discipline, il se consacrera à une autre, qui l’a séduit il y déjà longtemps. Ayant toujours aimé fabriquer des objets

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1. Décorée par Lee jeong-sup, la librairie Space met ses archives à la disposition du public dans l’immeuble Space Group. 2. Cette étagère basse aux formes simples et aux excellentes proportions est due à Lee Jeong-sup. 3. Le ma tre menuisier Lee Jeong-sup, qui « fabrique des meubles quand il pleut et travaille sur des chantiers s’il ne pleut pas ».

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de ses mains, il souhaitait depuis toujours découvrir la petite maison que son oncle s’était fait construire dans sa ville natale et cette humble demeure, qui n’était due ni à un menuisier, ni à un architecte, allait être pour lui source d’inspiration et de créativité. Lee Jeong-sup entendait construire des maisons où il aurait aimé vivre, c’est-à-dire qui soient fonctionnelles, dépourvues de tout aspect surchargé dans leur conception et amenées à posséder toujours plus de charme en étant occupées. Pour ce faire, il s’est inscrit à l’École d’architecture traditionnelle coréenne où il s’est orienté vers le métier de menuisier. Que le jeune débutant sans licence d’architecte ni expérience n’ait pas été sollicité n’avait rien de très surprenant. Il consacrera alors toute son attention sur sa production qu’il entamera bientôt, personne d’autre dans la profession ne créant du mobilier en fonction de ses seuls goûts. Il commencera par des meubles simples caractérisés par « un matériau de qualité et un aspect attrayant ». Il leur fallait aussi être solides. Ne parvenant pas à l’objectif souhaité, il va alors procéder comme il l’entend, en optant pour une esthétique minimaliste. C’est de la forme que provient tout le raffinement de son mobilier entièrement dépourvu d’éléments ornementaux. Pour Lee Jeong-sup, la faisabilité économique n’était jamais entrée en ligne de compte et la production de série était exclue, puisqu’il réalisait ses fabrications entièrement à la main. La nouvelle de l’existence de son travail allait bientôt passer de bouche en bouche. S’étant fait un nom en tant que ma tre menuisier, il lui restait désormais à réaliser son rêve, qui était d’exercer en même temps l’architecture. Ceux qu’avaient impressionnés ses meubles de style minimaliste allaient lui demander de mettre en application ces principes dans la construction d’habitations. À l’image de ses meubles, les maisons dont il allait réaliser les plans et superviser la construction sont réputées pour leur simplicité et leur mise en valeur de la beauté naturelle des matériaux.

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Comme chacun le sait, Lee Jeong-sup s’est refusé à suivre les tendances du moment tout au long de sa carrière et si ses œuvres font pourtant figure de véritables chefs-d’œuvre contemporains, c’est grâce à son attachement aux vertus simples, mais difficiles à appliquer, de la droiture et de la conscience professionnelle. Curieusement, Lee Jeong-sup ne revendiquera jamais leur conception car à ses yeux, les plus grandes réalisations de l’humanité sont d’origine ancienne et il n’a fait lui-même que s’en inspirer. « Quand j’ai vu les poteries mésopotamiennes du British Museum, j’ai compris que les plus parfaits chefs-d’œuvre remontaient à la nuit des temps. Aujourd’hui, il n’y a donc plus de création qui soit. Je ne fais que produire des meubles à partir d’éléments déjà existants », estime-t-il.

L’atelier du village de montagne Aujourd’hui, Lee Jeong-sup passe ses journées dans son atelier de Naechon-myeon, une commune située en pleine forêt à Hongcheon, une agglomération de la province de Gangwon. Voilà dix ans qu’il a emménagé dans ces locaux qui, bien que distants d’à peine deux heures et demie en voiture de Séoul, bénéficient d’un milieu naturel parfaitement conservé et de toute la vitalité qui est celle d’un village de montagne. Il habite une maison qu’il a construite de ses propres mains et meublée simplement, et qui illustre donc fidèlement les principes qu’il prône dans ce domaine. Ici, il « fabrique des meubles quand il pleut et travaille sur des chantiers s’il ne pleut pas ». Toute fabrication de mobilier commençant par la sélection du meilleur bois, qui doit avoir au moins cinq ans d’âge, et devant aboutir à la création d’un objet si solide qu’on peut le malmener à loisir sans l’endommager, celles que réalise Lee Jeong-sup mettent en œuvre des procédés extrêmement rigoureux. Tous les matériaux qu’il utilise, jusqu’à la moindre colle, doivent avoir été homologués par la FDA pour assurer la sécurité des consommateurs, et si l’homme ne trouve pas de pièce qui lui convienne, il n’hésite pas à en fabriquer lui-même. Comme chacun le sait, Lee Jeong-sup s’est refusé à suivre les tendances du moment tout au long de sa carrière et si ses œuvres font pourtant figure de véritables chefs-d’œuvre contemporains, c’est grâce à son attachement aux vertus simples, mais difficiles à appliquer, de la droiture et de la conscience professionnelle.

1. La maison d’hôte de Lee Jeong-sup 2. Le salon de la Librairie Space comprend un canapé, un fauteuil et une table basse ronde créés par Lee Jeong-sup. K o r e a n a ı A u t o mn e 2011

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Art du textile

Artisanat et design

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a créatrice Chang Eung-bok est pareille au tailleur de pierres précieuses qui fait du diamant brut un étincelant bijou. Après avoir étudié les arts textiles à l’Université Hongik, elle a créé, en 1985, l’atelier Mono Collection où elle exerce ses activités depuis vingt-cinq ans, tout en assurant la promotion de ses productions en Corée comme à l’étranger.

Un intérieur « doux » Les étoffes de Chang Eung-bok sont réputées pour leur exécution purement artisanale. Leurs impressions s’inspirent de motifs traditionnels coréens comme il s’en trouve sur les souliers à fleurs, les éventails pliants, les natures mortes, les moules à gâteau de riz, les houppes ornementales et les chaussures en caoutchouc, qu’elle actualise par des aspects modernes. Quant aux matières, il s’agit d’étoffes de la plus haute qualité qui les rendent souvent bien adaptées à la décoration d’intérieur. Revendiquant elle-même cette activité de « soft interior », c’est-à-dire d’intérieur doux, elle la décrit en ces termes : « S’il est vrai que je crée des tissus, je m’en sers aussi pour l’ameublement et la décoration de la maison. Ce parti pris de souplesse et de polyvalence vise à permettre à l’utilisateur d’aménager l’espace en toute liberté. En d’autres termes, je conçois l’espace pour qu’il soit aussi naturel que possible et propice à l’échange, ce qui peut poser des problèmes aux personnes très attachées à leur vie privée ». Chang Eung-bok vient de s’installer dans un nouvel atelier situé à Gwacheon, non loin de Séoul. Ce vaste espace dégagé est tout à fait emblématique de sa manière de travailler, avec ses cloisons coulissantes dont les tentures, issues de son Mono Collection, présentent l’avantage d’être à usages multiples et faciles à travailler. Cette souplesse, qui est l’un de leurs principes de conception, permet de reconfigurer entièrement l’espace au moyen de quelques

La créatrice de textiles Chang Eung-bok enrichit l’imagerie traditionnelle Créatrice d’articles textiles d’une qualité qui répond aux normes internationales, Chang Eung-bok actualise la sensibilité esthétique coréenne et en travaillant sur une large gamme de matières, elle abolit les frontières entre ameublement et décoration d’intérieur, tout en s’employant constamment à parfaire ses « décorations intérieures raffinées ». Jeon Eun-kyung Rédactrice en chef du mensuel Design | Ahn Hong-beom Photographe

La créatrice de textiles Chang Eung-bok, ici près d’une cloison coulissante recouverte d’une étoffe inspirée de souliers à fleurs, réalise ses décors pour des produits aussi différents que les sous-vêtements et le mobilier. K o r e a n a ı A u t o mn e 2011


pièces de tissus, sans avoir à dépenser beaucoup ou à abattre des murs. Cloisons, lumière, mobilier et rideaux ne sont que quelques exemples parmi d’autres des possibilités de tirer le meilleur parti de son concept d’intérieur « doux ».

Des impressions inspirées de la peinture traditionnelle « Les Coréens, les Chinois et les Japonais expriment le sentiment et l’amour de la nature d’une manière différente », estime Chang Eung-bok. « Aux jardins miniaturisés du Japon, on préfère en Chine ceux qui sont vastes et plus travaillés. Quant à ceux de Corée, ils doivent avant tout offrir une vue agréable que puissent admirer les occupants de la maison ». Dans la continuité des peintres de jadis, qui représentaient toujours « le paysage » en arrière-plan, Chang Eung-bok reprend dans ses créations des thèmes décoratifs typiquement coréens. « Je trouve l’inspiration un peu partout, mais une grande partie de ma production a emprunté aux motifs de la peinture populaire. Tout en recourant aux motifs classiques, mes idées viennent souvent d’objets de la vie quotidienne tels que les souliers à fleurs, les éventails pliants et les petites tables. Je vise à des créations qui apportent une nouvelle lecture de la conception coréenne de la beauté, sans trop m’éloigner de ses canons traditionnels », souligne-t-elle. Chang Eung-bok a grandi dans une maison d’autrefois, dans ce quartier de Jeongneung encore plein de survivances du mode de vie traditionnel. « Certains trouvent mon style « très coréen » et je pense que cela s’explique, en grande partie, par mon cadre de vie. Mon grand-père, qui a choisi mon prénom, était très versé dans la littérature classique chinoise et ma famille rendait souvent hommage à ses aïeux. J’ai mené une existence austère au côté de mon père, qui était fonctionnaire, et de ma mère, qui était très habile de ses mains. J’ai donc grandi dans une famille de type très traditionnel, mais à cette époque, je n’étais pas consciente de la chance que cela représentait pour moi », se souvientelle. Son quartier et son cadre de vie doivent avoir été une quintessence de la Corée de jadis. Elle se rappelle même qu’un jour, un antiquaire est venu voir ses parents pour acheter des faïences qu’il avait aperçues dans leur cour. Avant la diffusion des objets en plastique, dans les années soixante et soixante-dix, il ne s’en trouvait pas un seul chez elle. C’est ce cadre de vie, dont elle ne mesurait pas alors le caractère exceptionnel, qu’elle quittera un jour pour parcourir le monde. Cu l tu re e t A rt d e Co ré e


Chang Eung-bok aime à transformer l’ambiance d’un intérieur ou un style d’habillement en les agrémentant de ses motifs. Ci-dessous, une cloison s’orne d’une peinture du Mont Kumgang, c’est-à-dire des diamants, de Jeong Seon, un illustre peintre paysager de Joseon.

« J’ai emprunté beaucoup de mes motifs à la peinture populaire coréenne. Mes idées viennent aussi souvent d’objets de la vie quotidienne tels que les souliers à fleurs, les éventails pliants et les petites tables ».

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À la découverte du monde « Quand j’avais la trentaine et la quarantaine, j’étais toujours sur les routes et allais dans tous les pays. J’ai même donné dans « l’Orientalisme d’exportation » en me faisant l’incarnation des traditions coréennes pour subvenir à mes besoins. Aujourd’hui, je me suis affranchie de ces contraintes », explique Chang Eung-bok. Forte d’une carrière de vingt-cinq ans en création textile, elle n’a plus à revendiquer le label « coréen » pour décrire son œuvre, car elle s’est inventé un style original qui lui est propre. La production de son Mono Collection a remporté un impressionnant succès à l’étranger, notamment au Salon du Design des objets d’usage courant de Séoul, qui constitue la première manifestation coréenne dans ce domaine. Tout a commencé en 1994, au Japan Heimtex de Tokyo, après quoi, en l’an 2000, sa collection allait être bien accueillie par la critique du Heimtextil de Francfort. Ses créations allaient aussi être présentées lors de l’exposition « Élégance du silence » du Musée d’art Mori japonais, en 2005. Deux ans plus tard, le Mono Collection allait exporter pour la première fois en France, en répondant à une commande de tissus et accessoires passée par le fabricant de meubles français Roche et Bobois. Dernièrement, Chang Eung-bok lançait l’enseigne Bogg, qui se spécialise dans une décoration d’intérieur de grande qualité. Elle se compose d’une gamme d’articles de literie qui, malgré leur production en série, possèdent l’élégance distinctive de toutes ses créations. Une première commercialisation semble avoir été couronnée de succès. Aujourd’hui, Chang Eung-bok a pour plus grande préoccupation de trouver un moyen d’adapter son travail à la nouvelle ère de l’information, elle qui apprit le métier à l’époque du papier et de la plume. « Par le passé, je m’éreintais à prendre photo sur photo et à faire des croquis de motifs. L’informatisation de ce travail, en le facilitant, ne va-t-elle pas le priver en partie de son intérêt ? » s’interroge-t-elle.

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Chang Eung-bok affirme que, dans un intérieur « doux », il est possible de réaménager l’espace à l’aide de quelques pièces d’étoffe et accessoires.

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Poterie

Artisanat et design

L’artiste potière Yi Yoon-shin privilégie le quotidien Pour la potière Yi Yoon-shin, c’est sur les tables des salles à manger, et non derrière une vitrine, que la vaisselle de terre a sa place et, dans l’Atelier de poterie de Yido qu’elle a créé en 2010 dans le quartier séoulien de Bukchon et qui se veut un espace culturel polyvalent, elle se consacre à la défense et à l’illustration de la céramique coréenne, mais aussi d’un nouveau mode de vie fondé sur la tradition. Jeon Eun-kyung Rédactrice en chef du mensuel Design | Ahn Hong-beom Photographe

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ans quelle vaisselle mangez-vous d’ordinaire ? Un repas des plus simples peut prendre des allures de festin moyennant qu’il soit servi dans de belles assiettes. Le critique d’art anglais Herbert Read a même affirmé que l’on peut juger des capacités artistiques d’un peuple au vu de ses articles de vaisselle usuels. Voilà déjà longtemps que la céramique coréenne fait l’admiration de tous, notamment les céladons de Goryeo et la porcelaine blanche de Joseon. À l’époque moderne, ces productions traditionnelles ont peu à peu décliné et sont presque tombées dans l’oubli malgré leur glorieux passé. De l’époque coloniale à l’industrialisation des années soixante et soixante-dix, ce précieux patrimoine culturel a le plus souvent été délaissé. Malgré la solidité de son outil industriel, le pays s’est limité à la conservation de ses acquis, en partant apparemment du principe que la céramique n’avait plus sa raison d’être dans une vie moderne au rythme trépidant. Ce regrettable état de choses fera le désespoir de Yi Yoon-shin, qui proclamera : « Mes céramiques prendront place sur les tables des salles à manger ».

Une céramique de tous les jours Yi Yoon-shin appartient à cette première génération d’artisans coréens qui se consacrent à la production de ce qu’il est convenu d’appeler « la céramique de tous les jours ». Après avoir obtenu à l’Université Hongik une licence d’histoire de l’art, suivie d’une ma trise dans cette même discipline, elle a entrepris des études à l’École des Beaux-Arts de l’Université de la ville de Kyoto. Il y a vingt-cinq ans, époque à laquelle a débuté sa carrière d’artiste potière, on se servait rarement des « belles assiettes », qui n’étaient destinées qu’à être regardées et admirées. En constatant pendant ses études au Japon que la céramique y était au contraire employée au quoditien, elle en sera à la fois peinée et envieuse, ce qui orientera sa création non plus à des fins purement artistiques, mais vers une fonctionnalité totale dans les repas de tous les jours. Dans cette optique, elle va alors privilégier ces aspects fonctionnels ainsi qu’une bonne adaptation à la vie moderne. « Au vu de la vie spirituelle et culturelle qui fut celle des dynasties de Goryeo et Joseon, il est manifeste que céladon et porcelaine blanche en sont de purs produits. De même, j’ai la conviction que la Corée du XXIe siècle saura se doter d’un style original dans ce domaine. Malgré leur beauté exceptionnelle, le céladon et la porcelaine blanche ne sont plus aujourd’hui d’aucune utilité pratique », explique-t-elle. Yi Yoon-shin adapte sa production aux besoins des contemporains en substituant l’électricité et le gaz au bois des fours d’autrefois. Pour elle, il est préférable aujourd’hui de créer des objets à la fois simples et élégants qui conviennent mieux au mode de vie actuel, plutôt que de rester trop attaché à la tradition. « Un objet d’art en céramique peut exiger à lui seul plusieurs mois de travail et une concentration absolue sur les procédés de fabrication. En revanche, la production de « céramique de tous les jours » est destinée à sa commercialisation et fait donc intervenir de nombreux autres facteurs, y compris en aval », affirme-t-elle. « J’ai pour objectif de faire progresser l’usage de la vaisselle en céramique, et pour ce faire, d’opter pour une production de série qui suppose de révéler mes secrets de fabrication à mes collaborateurs ». Cette « production de série » n’exige évidemment pas une automatisation totale car bien des opérations ne peuvent être réalisées qu’à la main, ce qui situe son volume maximal entre cent et deux cents pièces, c’est-à-dire à peu près au même niveau que celui des grands fours d’autrefois. Cette évolution permet en revanche de conserver aux objets produits toute la beauté de ceux de jadis, tout en les dotant d’un caractère fonctionnel. C’est sur ce principe que Yi Yoon-shin a donné à son atelier un nom qui se compose d’idéogrammes signifiant littéralement « Poterie de Yi » (李陶) et qu’elle remplacera en 2006 par leur transcription de « Yido » en alphabet latin, en prévision de la diffusion de cette « vaisselle de tous les jours » sur le marché mondial. K o r e a n a ı A u t o mn e 2011

Yi Yoon-shin estime que c’est l’usage de la vaisselle qui en fait la valeur.

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Vaisselle et nourriture vont de pair

« Plus une assiette est précieuse, plus il faut la sortir de sa vitrine

Si la céramique coréenne n’a pas toujours correspondu au goût des étrangers, et s’en servir, car elle n’en aura que plus de les productions de l’Atelier de Yido s’harmofonctionnels et esthétiques sont importants, nisent tout autant avec la cuisine japonaise ou occidentale qu’avec celle de Corée. On la l’acheteur l’est encore plus. » trouve dans les grands hôtels et restaurants occidentaux pour y servir pâtes, salades et desserts. Son caractère traditionnel lui permet, en dépit d’un aspect simple et moderne, de convenir à toute sorte d’aliments et occasions. Ses services présentent aussi l’avantage de se prêter à de multiples combinaisons entre eux, sans que celles-ci soient esthétiquement choquantes. Dépourvue de tout artifice esthétique, cette céramique procure en outre une impression de bien-être. Tout en évitant les décors ou motifs voyants et en étant moins colorée que celles à la finition raffinée du Japon ou d’Europe, la vaisselle de Yido peut accueillir des aliments de tout type. Lorsqu’elle entreprend la fabrication de vaisselle, Yi Yoon-shin a toujours à l’esprit sa vocation première de récipient de cuisine, qui l’emporte sur celle de l’exposition. Comme les pièces n’acquièrent que plus de valeur et de beauté au fur et à mesure de leur usage, il est naturel que leurs propriétaires souhaitent s’en servir d’autant plus souvent. La vaisselle de Yido est très appréciée en Europe. Aux Etats-Unis, où la série documentaire « Les chroniques du kimchi » a été diffusée dernièrement par la cha ne PBS dans le cadre de la campagne « Visit Korea Year (2010-2012) », le célèbre chef new-yorkais Jean-Georges Vongerichten et son épouse d’origine coréenne Marja ont accompagné leurs interventions principalement culinaires d’une présentation de la vaisselle de Yido

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valeur. Si les aspects le choix opéré par


qu’ils employaient. Selon Yi Yoon-shin, il ne faut pas enfermer sa vaisselle dans une armoire sous prétexte qu’elle est l’œuvre d’un artisan de renom et on doit au contraire s’en servir régulièrement. Pour sa part, outre ses propres créations, elle en utilise qui sont dues à des fabricants prestigieux. « Plus une assiette est précieuse, plus il faut la sortir de sa vitrine et s’en servir, car elle n’en aura que plus de valeur », estime-t-elle. « Si les aspects fonctionnels et esthétiques sont importants, le choix opéré par l’acheteur l’est encore plus. En fin de compte, la valeur d’une assiette ne se mesure qu’à son usage. Pour le constater par vous-même, servez-vous de votre vaisselle ». C’est de ce souci de mieux faire apprécier du public la « céramique de tous les jours » qu’est venue à sa créatrice l’idée de s’associer à la revue mensuelle Haengbok-i gadeukhan jip (maison du bonheur) consacrée aux maisons d’aujourd’hui et de l’y promouvoir dans le cadre de la rubrique Dish Drive, qui invite le lecteur à faire évoluer le contenu de son vaisselier. On lui doit en outre l’initiative d’une manifestation annuelle dite « 10 000 won Happy Exhibit », qui propose des pièces au prix dérisoire de 10 000 wons.

Panini ou bibimbap bienvenus Après plusieurs années de travail, Yi Yoon-shin a enfin ouvert son Atelier de poterie de Yido qui se veut un espace culturel polyvalent et où elle se consacre à la défense et à l’illustration de la céramique coréenne, mais aussi d’un nouveau mode de vie fondé sur la tradition. Ses locaux se situent dans un immeuble moderne qui s’élève au bout d’une ruelle de Gahoe-dong, un quartier qui conserve tout son cachet traditionnel. Yi Yoon-shin y expose différents articles d’usage courant qui vont des tasses à thé aux bols à riz, en passant par des coupes de plus grandes dimensions, des assiettes, et même de grands pots, ainsi que des pièces réalisées par des céramistes renommés, l’ensemble étant en vente. Ils abritent aussi un institut de formation qui dispense des cours de décoration de table, de design culinaire et de poterie. Le Guide Michelin sur la Corée, qui vient de para tre au mois de mai dernier, consacre un passage à l’Atelier de poterie Yido, qui figure, à la rubrique des restaurants et cafés recommandés, dans cet ouvrage qui a sélectionné vingt-trois lieux touristiques aussi fréquentés que le Palais de Gyeongbok, le quartier de Bukchon, le village des hanok de Jeonju et la Forteresse de Hwaseong, à Suwon. Au premier étage de l’immeuble qui abrite l’Atelier, un restaurant nommé Il Cipriani présente ses panini, sandwiches et cafés dans des pièces en céramique de Yido. Cet atelier est l’aboutissement des efforts qu’a entrepris l’artiste pour mieux faire conna tre la « céramique de tous les jours » des consommateurs coréens ou étrangers. Tout comme la vaisselle en dit long sur la personnalité de son propriétaire, selon Yi Yoon-shin, celle de sa production et les lieux où elle est exposée, sont très révélateurs de leur créatrice. « Si je devais repartir à zéro, je choisirais aussi d’être potière. Et je pense que je ferais même encore mieux », confie-t-elle. Aujourd’hui, elle rêve d’élever Yido au rang d’une grande marque susceptible d’évoluer de manière autonome. Elle prévoit une expansion du marché qui s’offre à sa production par-delà les frontières nationales, car elle correspond à la sensibilité de la clientèle jeune. L’intérêt que suscitent aujourd’hui les traditions populaires coréennes, notamment dans le domaine culinaire, avec l’alcool de riz dit makgeolli , le bibimbap ou le bulgogi , est toujours plus vif en France et dans d’autres pays. Pour faire partager à l’étranger sa conception coréenne du « slow food », la Corée doit diffuser une esthétique culinaire reposant sur une vaisselle qui lui est spécifique, tout comme celle du Japon se marie parfaitement avec la cuisine de ce pays. L’action entreprise en ce sens par Yi Yoon-shin permettra de voir bientôt servir à l’étranger des spécialités coréennes dans d’élégants récipients de la même origine. K o r e a n a ı A u t o mn e 2011

Ci-contre à gauche, l’atelier de poterie Yido se trouve au sous-sol de l’espace culturel polyvalent Yido situé à Gahoedong, un quartier de l’arrondissement de Jongno-gu. La vaisselle de Yido convient tout aussi bien à la cuisine asiatique qu’occidentale.

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La peinture à la laque

Artisanat et design

L’artisan d’art Jun Yong-bok ouvre de nouveaux horizons à la peinture à la laque L’activité artistique de Jun Yong-bok obéit à la tradition de la peinture à la laque coréenne, mais l’homme y apporte en outre son style particulier résultant d’influences japonaises et l’enrichit de ses propres techniques inventives pour ouvrir de nouveaux horizons à cet artisanat d’exception. Park Hyun-sook Rédactrice occasionnelle | Ahn Hong-beom Photographe

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’exposition que consacrait le Musée national d’art chinois à un artiste laqueur, au mois d’avril dernier, a attiré de nombreux visiteurs. Cette manifestation intitulée « Laque peinte éternelle » a permis à l’artiste coréen Jun Yong-bok de faire une entrée remarquée dans cet établissement, qui jusqu’alors exposait surtout une production chinoise s’étendant de l’antiquité aux temps modernes. Alors que celui-ci ne présente que rarement des œuvres étrangères, il a enregistré une fréquentation de plus de vingt-cinq mille personnes pendant les dix jours de cette exposition. C’est par la restauration du Meguro Gajoen, une grande salle de banquet 2 de Tokyo construite au début des années trente, que Jun Yong-bok s’est fait un nom dans son art. Il s’agissait de remettre en état une importante superficie de peintures murales à la laque, outre cinq mille objets laqués. Parmi elles, le « Paysage des quatre saisons », une œuvre mesurant 26,3 mètres sur 1,4 mètre, a exigé la mise en œuvre de toutes les techniques de peinture à la laque coréennes et japonaises qui se situent aux origines de cet art.

Un art aux multiples facettes La laque naturelle provient de la sève de l’arbre à laque, à laquelle on a fait subir un filtrage pour la débarrasser de ses impuretés. Son procédé d’application comprend plus de trente opérations différentes dont l’exécution complexe nécessite plus de six mois. Le séchage de la laque, qui est particulièrement délicat en raison de la grande sensibilité de celle-ci à la température et à l’humidité, est très peu adapté à la réalisation d’œuvres de grandes dimensions. C’est une cinquantaine d’entre elles que présentait pourtant Jun Yong-bok lors de l’exposition qui a eu lieu dernièrement en Chine, dont ce « Retour au pays » ( 5,6 m × 1,8 m), qui représente des saumons luttant pour remonter en amont jusqu’à leurs origines. Cette manifestation permettait également de découvrir des armoires, des coffres à papeterie et des coiffeuses ornés de peintures à la laque de paysages traditionnels coréens, mais aussi des montres au bo tier laqué et des instruments de musique tels que violoncelles, violons et guitares à la finition laquée. Jun Yong-bok affirme que, par ses qualités exceptionnelles, ce matériau l’incite constamment à surmonter les limites bidimensionnelles de la toile : « La laque naturelle possède de remarquables qualités esthétiques qui ne se retrouvent dans aucune autre peinture : l’éclat des couleurs, des propriétés décoratives et une texture malléable », et d’expliquer : « La laque se prête aussi à des formes d’expression très diverses. En outre, le laquage confère aux objets une grande durabilité, comme en témoigne la mise au jour de pièces très diverses vieilles de plus de dix mille ans. Un revêtement de laque absorbe les éléments toxiques du béton des bâtiments et les ondes électromagnétiques des ordinateurs ; de plus, il émet dans l’infrarouge lointain à des fréquences bénéfiques pour la santé. Enfin, la laque serait génératrice de gi, cette énergie vitale ainsi nommée par les Coréens. » Dans la création de ses propres techniques de peinture à la laque, Jun Yong-bok a connu plusieurs fois l’échec. Pour exécuter une peinture sur tôle, et non sur des objets en bois, comme à l’ordinaire, il a effectué plusieurs essais exigeant l’emploi d’un outillage et d’instru-

1. Mélodie du printemps , peinture à la laque sur tablette de bois, 80×60 cm, 2007. 2. L’exposition de Jun Yong-bok au Musée d’art de la laque de la préfecture d’Iwate. 3. Coffre de style moderne peint à la laque selon la technique traditionnelle coréenne.

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Jun Yong-bok près d’une armoire peinte à la laque. Ci-dessous, deux exemples de ses coffres laqués pour mariée.

ments très divers, ce qui lui a enfin permis de mettre au point un procédé de durcissement à haute température adapté à l’application de laque sur les coffrages d’ascenseur et les bo tiers de montre. Il a également innové en adaptant la technique japonaise dite kuchibuki makie, qui consiste à pulvériser des particules d’or ou d’argent sur une finition de laque, par soufflage au moyen d’une paille. L’idée lui en est venue alors qu’il faisait l’apprentissage du makie traditionnel japonais, qui réalise cette opération à l’aide d’un tube en bambou rempli de poudre. Comme il ne parvenait pas, après maintes tentatives, à ma triser son tapotement des doigts pour assurer une pulvérisation uniforme, il a poussé un long soupir d’exaspération et quelle n’a pas été sa surprise de voir alors la poudre se répandre parfaitement sur toute la surface laquée en produisant l’effet souhaité. Si ce succès est donc surtout dû au hasard, il n’en résulte pas moins aussi de la persévérance de l’homme. Aujourd’hui, Jun Yong-bok possède un atelier de peinture à la laque où il travaille à la mise au point de nouveaux procédés faisant appel à des émetteurs laser et à des logiciels de fabrication assistée par ordinateur. Il a également ouvert un institut où il forme les artistes en herbe à la peinture à la laque.

Splendeurs de la peinture à la laque « Je n’ai jamais fait d’études en bonne et due forme dans le domaine des beaux-arts. J’étais d’une famille pauvre, alors, à peine sorti du lycée, il m’a fallu entrer dans la vie active pour gagner ma vie, tantôt en vendant des fruits, tantôt comme ouvrier du bâtiment,

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Les peintures à la laque de Jun Yong-bok sont réalisées sur différents supports, dont une table à manger et une guitare.

outre quelques emplois occasionnels. Plus tard, quand j’ai découvert la laque, j’ai essayé de prendre contact avec des ma tres de cet art pour qu’ils m’y initient, tout en travaillant dur pour rechercher des techniques nouvelles », se souvient Jun Yong-bok. «Tout en ayant une jeunesse difficile, toutes les beautés que je découvrais m’apportaient la consolation. Quand je m’accordais une petite pause sur un chantier, par exemple, et que je regardais ma pelle enfoncée dans la terre, j’étais fasciné par la fente qu’avait creusée l’outil dans le sol. Lorsque je rentrais à la maison, complètement exténué par une dure journée de travail, il suffisait, pour retrouver de la vigueur, que j’aperçoive un croissant de lune chatoyant dans un bosquet de bambou ou que je sente la douce caresse de la brise nocturne sur ma peau. » Dans son enfance, Jun Yong-bok rêvait déjà d’être artiste. Souvent, il ramassait tout un assortiment de choses sans valeur, débris de poterie, brindilles et même cordes de paille que l’on suspendait autrefois à l’entrée de sa maison pour annoncer une naissance aux voisins, baptisant « œuvre d’art » la construction qu’il réalisait avec ces éléments. Il subissait en outre l’influence de ses deux oncles maternels, tous deux artistes peintres, l’un de style occidental et l’autre oriental. Toutefois, la pauvreté n’allait pas l’empêcher de réaliser ses rêves puisqu’il allait se faire embaucher dans une manufacture de meubles, où son talent artistique allait lui valoir de recevoir un salaire conséquent et de rapides promotions. Dès que ses moyens allaient lui permettre de le faire, il allait se fixer pour objectif de réaliser ses aspirations. Tout en étant son gagne-pain, la fabrication de meubles lui a offert la possibilité de découvrir leurs différents revêtements et notamment la laque naturelle, puisque selon lui, le destin avait voulu qu’il pratique cet art. Sur l’une des pièces qu’il a réalisées, une penderie de style traditionnel, il a enduit les parois de plusieurs couches de laque et a orné la face avant d’une reproduction d’une peinture paysagère de Kim Eun-ho. Il y a représenté les cha nes de montagne avec des éclats de coquille d’ormeau incrustés à intervalles réguliers, conformément aux techniques d’incrustation de nacre sur les laques traditionnels coréens. Dans ses œuvres à la laque, Jun Yong-bok recourt au pinceau traditionnel, qu’il manie par coups dits bubyeokjun en coréen, c’est-à-dire « à la hache », et qui sont une application répétée de tra nées d’encre, comme autant de coups de hache destinés à obtenir une texture rugueuse. Ainsi, l’artiste travaille constamment à la production de nouveaux effets par l’incrustation de nacre ou le maniement du pinceau et ce faisant, par son style original, il occupe une place à part entière dans l’univers de la peinture à la laque. K o r e a n a ı A u t o mn e 2011

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Jun Yong-bok aspire, avant toute chose, à évoquer la nature dans toute sa vitalité et sa beauté dont la laque est pour lui la meilleure expression.

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Une exposition itinérante aux quatre coins du monde En 1986, soit une dizaine d’années après son initiation à la laque, Jun Yong-bok s’est vu décerner le Grand Prix du Concours des arts et artisanats contemporains de Corée pour une œuvre à la peinture traditionnelle à la laque sur faïence. Deux ans plus tard, alors qu’il vivait au Japon, il a également remporté le Prix Spécial du Concours des arts et artisanats de la Préfecture d’Iwate. Alors qu’en Corée, l’artiste avait exprimé sa créativité artistique par des procédés traditionnels, il allait au contraire faire montre de son inventivité technique au Japon, en recourant au polystyrène et à la laque sèche. « Je regardais sans réfléchir une tête d’ail que j’avais rapportée à la maison, quand soudain j’y ai vu la forme d’un corps féminin nu et je me suis écrié : « C’est ça ! » puis je me suis lancé dans la réalisation d’une œuvre qui représenterait toute la sensibilité coréenne par les lignes et les formes, mais tout de même selon une esthétique asiatique », raconte-t-il. « J’ai commencé par produire un moule en polystyrène qui reprenait les gracieux contours de la tête d’ail, puis j’en ai recouvert la surface de toile de chanvre et j’ai appliqué une première couche de laque mélangée à de l’argile rouge. Après avoir desserré le nœud de chanvre pour obtenir plus de volume, j’ai fait s’alterner plusieurs couches de toile de chanvre et de laque. Quand l’enduit a été complètement sec, j’ai retiré ce moule et fait appara tre un laque sans pareil par sa forme, qui rappelait celle d’un pot en porcelaine. Je l’ai nommé « Désir », parce que c’est une émotion que j’éprouve et qui est faite de rancœurs, regrets et peines, à l’image de ce que les Coréens appellent han. » Jun Yong-bok prépare actuellement une exposition itinérante qui conduira ses œuvres laquées dans le monde entier à partir de l’automne 2012.

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1. Armoire aux portes décorées d’une peinture du Mont Kumgang à l’aube. 2. Peintures à la laque sur tablettes de bois. 3. Pot laqué.

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Fabrications métalliques

Artisanat et design

Les hauts-parleurs métalliques de Yu Kuk-il produisent un son cristallin plus vrai que nature Dans la réalisation de ses hauts-parleurs, Yu Kuk-il fait abondamment appel au métal car il est le mieux à même de restituer fidèlement le son voulu et c’est cette optimisation, conjuguée à l’aspect agréable des modèles, qui a fait sa notoriété. Kim Young-woo Journaliste au mensuel Design | Ahn Hong-beom Photographe

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1. L’oeuvre Cygne , qu’a récompensée le Prix Red Dot en 2010, a exigé quatre années de travail. 2. Le concepteur de hauts-parleurs Yu Kuk-il dans son studio. 3. Comme en témoigne son « Moon III », Yu Kuk-il recherche non seulement la meilleure qualité sonore, mais aussi la beauté, en perçant des trous et en ajoutant des petits détails.

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’est à l’université que Yu Kuk-il a étudié l’art des métaux et la fabrication d’objets, mais dès sa plus tendre enfance, il se passionnait aussi pour la musique. En 1992, il sera en mesure de réunir ces deux activités en une même fabrication, celles de hauts-parleurs métalliques. En 1998, il créera la société MSD (Metal Sound Design), qui lui permettra, six ans plus tard, de conclure un partenariat avec Accuton, le constructeur allemand des enceintes et kits acoustiques les plus évolués au monde, en vue de la production de hauts-parleurs haut de gamme répondant à la normalisation internationale. Ces appareils, dont chacun conna t aujourd’hui les belles lignes et le haut niveau de technologie, assurent, grâce aux propriétés des métaux, une reproduction absolument fidèle du son qui a valu à leur concepteur de se voir décerner trois Prix d’Innovation au Consumer Electronics Show (CES), le salon d’électronique grand plublic le plus important au monde.

Pourquoi le métal ? Le nom Metal Sound Design (MSD), raison sociale de la société de Yu Kuk-il, correspond très exactement à la vocation de sa production artisanale, qui est de fabriquer des hautsparleurs métalliques. L’homme se consacre en effet à la réalisation des enceintes acoustiques de ces appareils au moyen d’éléments métalliques qui garantissent la restitution du son le plus fidèle qui soit. À l’exception du diaphragme et des circuits, cet équipement se compose intégralement de métal, jusque dans ses moindres composants internes. S’il pèche par son poids plus élevé et une certaine rigidité, il permet en revanche d’obtenir un son plus clair et plus pur, en générant une distorsion plus faible que le matériel en bois, en raison de ses vibrations moins importantes. Conscient de cette qualité, Yu Kuk-il a entrepris de faire usage de métal. Ce dernier étant d’un traitement délicat, le moindre défaut de fabrication peut nuire au bon fonctionnement de l’enceinte. Les plus grands constructeurs du monde recourent donc rarement à ce matériau en raison des surcoûts et des plus longues durées de fabrication qu’il occasionne. Depuis bientôt vingt ans, Yu Kuk-il continue pourtant de fabriquer ses hautsparleurs métalliques, dont le bel aspect et le haut niveau de technologie sonore font la réputation dans le monde entier. « Pour réaliser ce type de dispositif, il est impératif de bien conna tre les matériaux employés et les procédés de fabrication à mettre en œuvre. Il faut avoir à l’esprit les principes de conception de l’appareil, mais aussi les moindres détails des technologies mises en œuvre, y compris des méthodes permettant de relier les surfaces entre elles lors du monK o r e a n a ı A u t o mn e 2011

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Ces appareils ont des lignes si élégantes qu’on douterait presque qu’ils puissent contenir du métal et on se rend alors compte du talent exceptionnel qu’il faut à Yu Kuk-il pour créer des formes aussi naturelles, sans compter que par-delà cet aspect, la clarté du son est aussi au rendez-vous.

tage, ainsi que les sensations que provoque l’enceinte acoustique chez l’utilisateur et l’image du produit fini », explique Yu Kuk-il. « J’ai la conviction que l’obtention de bons résultats est subordonnée aux caractéristiques des matériaux et à la conception d’ ensemble ». Parmi les nombreux métaux dont se sert Yu Kuk-il, celui-ci apprécie tout particulièrement la duralumine, qui s’emploie en aéronautique. Après s’être livré à des essais sur plusieurs d’entre eux, dont le bronze, la fonte et l’acier inoxydable, il est parvenu à la conclusion que la duralumine était le matériau le plus adapté à ses fabrications en raison de sa légèreté et de sa durabilité, qui limitent les vibrations et permettent un meilleur traitement du son. Ses appareils ont des lignes si élégantes qu’on douterait presque qu’ils puissent contenir du métal et on se rend alors compte du talent exceptionnel qu’il faut à Yu Kuk-il pour créer des formes aussi naturelles, sans compter que, par-delà cet aspect, la clarté du son est aussi au rendez-vous.

Quand visible et invisible s’épousent « Ce que l’on voit est certes important, mais il me semble que l’invisible l’est tout autant. Alors, je m’efforce sans cesse de les concilier », précise-t-il. Ces paroles sont à double sens, à savoir, avant tout, que Yu Kuk-il recourt au métal jusque pour les composants, qui sont en effet invisibles, mais aussi qu’il « conçoit » des sons tout aussi invisibles, ce qui exige impérativement une excellente ouïe et un savoir-faire en matière de syntonisation. Plutôt que de s’en tenir aux considérations esthétiques propres à ce type de réalisation, il se fixe pour objectif de parvenir à une forme adaptée à l’optimisation du son, dont l’aspect agréable découlera tout naturellement de ce concept. Les hauts-parleurs de la gamme Rhea W en fournissent une bonne illustration par leur apparence évocatrice d’une isohypse. Conçus pour produire une longueur d’onde d’émission sonore plus courte au niveau de l’enceinte acoustique afin de réduire la distorsion due à l’écho, ils possèdent un bo tier décoré d’un ciel étoilé. Ce modèle, qui repose sur le postulat que le son est plus faible aux longueurs d’onde courtes, a valu à son concepteur de se voir remettre en 2009 le Prix CES de l’innovation. Quatre ans auparavant, l’homme avait déjà remporté cette même distinction en récompense d’un autre modèle, le Moon 2 , dont le décor est une évocation de la rotation de la Lune autour de la Terre. Il y avait étendu le registre des aigus au moyen de deux enceintes acoustiques assurant la fonction de tube. Les trous dont sont percées ces enceintes sur leur pourtour ont pour but de limiter la distorsion acoustique tout en représentant la Voix Lactée. Quant au modèle Planet, qui fut le premier à être produit en partenariat avec Accuton, il rappelle les planètes tournant autour de Mars. À son image, les amplificateurs des registres aigu et moyen tournent en tout sens pour produire un son optimal.

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1. Le modèle Lyra équipé d’amplificateurs d’aigus 2-3. Sur le modèle Planet , les amplificateurs de registre moyen (ci-dessus) balayent en tous sens pour produire un son optimal. 4. Nommé Yeon , le dernier modèle réalisé reproduit les ronds qui se forment dans l’eau d’une mare en forme de feuille de lotus. Il a été conçu pour être monté en creux dans le plafond d’une maison traditionnelle coréenne.

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Couronné lui aussi par le Prix CES de l’Innovation en 2006, ce modèle apporte un autre exemple du travail accompli par Yu Kuk-il pour « concilier visible et invisible ».

Une inspiration venue du ciel de nuit Les hauts-parleurs de Yu Kuk-il s’inspirent de la nature dans leur conception. Depuis 2001, c’est le ciel de nuit qui constitue le principal thème d’une gamme de produits baptisés du nom d’étoiles et de corps célestes. Pour leur créateur, tout dans la nature peut faire surgir une idée. « Je pense que pour un créateur, il importe avant tout de savoir apprécier ce qui se trouve autour de lui. Le sentiment fait na tre l’image, laquelle donne l’idée d’un modèle », estime-t-il. Yu Kuk-il consacre le plus de temps possible à chacun de ses projets. Le modèle nommé Cygne, pour lequel il s’est vu décerner en 2010 le Prix Red Dot, qui est l’une des plus prestigieuses distinctions au monde dans le domaine du design, a ainsi exigé pas moins de quatre années de travail. Ce long effort se justifie par une volonté d’aboutir à un produit dépourvu de tout élément superflu et susceptible de ne pas conna tre de défaillance avec le temps. « Si l’on emporte à l’étranger l’un de ces bols en céladon d’époque Goryeo aux subtils coloris, leur apparence n’est plus la même en raison de facteurs tels que la luminosité ou le milieu naturel. C’est aussi vrai des étoiles. Vues du désert, elle semblent teintées de rouge, alors qu’elles paraissent bleutées en mer. Tout est le reflet d’un environnement donné », en conclut-il. À ce propos, il affirme chercher à exprimer son sentiment de la nature et ne jamais obéir sciemment aux canons coréens de la beauté. Les hauts-parleurs créés par MSD mettent en œuvre des enceintes acoustiques Accuton et des processeurs de réseau Mundorf, les deux premiers fabricants allemands de composants audio. Lors du déplacement de Yu Kuk-il chez Mundorf, en 2008, il s’est entendu dire : « Nous vous remercions d’utiliser nos composants dans vos magnifiques hauts-parleurs ». La seconde de ces sociétés, qui se classe parmi les plus grands fabriquants d’enceintes au monde et exporte celles-ci dans trente-quatre pays différents, a inscrit Metal Sound Design sur la liste de ses quarante et un clients qui se trouve sur son site internet. À l’heure où ses produits reçoivent un très bon accueil à l’étranger, Yu Kuk-il dit souhaiter plus que tout pouvoir créer des modèles qui soient à la hauteur de ses espérances, sans se soucier de l’opinion d’autrui. « J’ai la conviction que c’est le créateur qui comprend le mieux ses produits. Aujourd’hui, je travaille pour moi, et pour personne d’autre », déclare-t-il.

1. Le socle de Moon III

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2. Rhea W , couronné en 2009 par le Prix CES de l’innovation. Cu l tu re e t A rt d e Co ré e


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Dossier 1

L’avenir de l’étude de la civilisation coréenne dans le monde Du 7 au 9 juillet derniers, la Fondation de Corée tenait son assemblée à l’Hôtel Lotte de Séoul, avec la participation de plus de deux cents spécialistes de civilisation coréenne, dont quatre-vingts étaient venus de pays étrangers. Sur le thème des « Nouvelles approches de l’étude de la civilisation coréenne : comprendre la Corée dans un contexte mondial », les participants ont évoqué les moyens de favoriser l’essor de cette discipline, à l’international, dans les six domaines de la langue, des sciences humaines, des sciences sociales, des théories et sciences politiques, des méthodes pédagogiques et des centres d’études en la matière. Huh Jin-suk Journaliste au Dong-a Ilbo

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ar le passé, à l’étranger, la Corée était toujours associée à la question de la sécurité sur la péninsule et à la réalisation d’un développement économique rapide. Depuis quelque temps, le hallyu, c’est-à-dire la vogue que conna t par-delà les frontières la culture de masse coréenne, constitue un nouveau facteur qui ouvre d’autres perspectives sur ce pays et il importe donc de soutenir la recherche dans ce domaine. » À l’occasion de son vingtième anniversaire, la Fondation de Corée avait, pour la première fois, appelé cette année à une conférence internationale de grande envergure qui comptait la participation d’un grand nombre de spécialistes de civilisation coréenne et de responsables de centres d’études consacrant des recherches à cette discipline dans différents pays du monde. Comme une jeune personne qui pense à l’avenir et échafaude des projets en arrivant à l’âge de vingt ans, la conférence s’était fixé pour objectif de formuler des propositions destinées à promouvoir l’étude de la civilisation coréenne à l’étranger dans un avenir proche. Les vingt dernières années ont vu la création, avec le soutien de la Fondation de Corée, de cent postes d’enseignement de la civilisation coréenne par soixante-neuf établissements d’enseignement situés dans douze pays différents. À cela s’ajoute la quarantaine de centres d’études de treize pays, qui effectuent des recherches dans ce domaine. Quant au nombre d’étudiants qui suivent des cours sur la Corée, également avec le soutien de la Fondation de Corée, il dépassait en 2010 les neuf mille, à raison d’un effectif moyen de plus d’une vingtaine, ce qui correspond au nombre minimal requis dans l’enseignement.

La création de cursus portant sur la Corée du Nord Plusieurs conférenciers ont émis des propositions visant à assurer la continuité de l’essor qu’a connu l’étude de la civilisation K o r e a n a ı A u t o mn e 2011

coréenne. Nombre d’entre eux ont préconisé d’étendre cette discipline à la recherche appliquée en sciences sociales en dépassant les clivages classiques qui existent entre des sciences telles que la philosophie, la théologie, l’histoire des idéées et l’histoire. D’autres ont souligné qu’il était impératif de faire figurer l’étude de la Corée du Nord dans les cursus de civilisation coréenne. En outre, comme le déplorait le Professeur John Lie de l’Université de Berkeley, les chercheurs en développement économique coréen ne peuvent prétendre à un quelconque soutien parce que leurs travaux ne sont pas considérés relever de la civilisation coréenne au sens classique du terme. Pour assurer l’avenir des études dans ce domaine, il importe donc de redéfinir convenablement leur cadre. Le Professeur Lie a également exhorté la Corée à s’abstenir de reproduire l’erreur qu’a commise le Japon de refuser tout soutien aux scientifiques qui se montraient critiques à son égard. Dans l’assistance, un chercheur a estimé que l’extension de l’étude de la civilisation coréenne devrait aussi s’opérer dans une « optique de consommation », en faisant remarquer que beaucoup d’étrangers s’intéressent à celle-ci parce qu’ils souhaitent y trouver les informations dont ils ont besoin pour leurs affaires et il faut donc réserver une place à la gestion dans les cursus d’enseignement. De même, les recherches portant sur la culture coréenne devraient aussi comprendre un volet pratique en vue d’applications dans le domaine des affaires, par exemple ». Lors d’un entretien particulier, le Professeur Cho Sung-taek, qui enseigne la philosophie à l’Université Koryo, faisait quant à lui remarquer : « Il faut étendre le soutien apporté à toutes les disciplines, y compris les sciences politiques, les sciences sociales et l’économie, sans se contenter des sciences humaines, comme l’histoire, la culture et les arts, pour prendre en compte la croissance écono-

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mique qui est celle du pays, ainsi que le rayonnement de son hallyu ». Sous l’égide de l’Académie d’étude de la civilisation coréenne, le Professeur Cho participe actuellement à un projet de recherche qui a pour but de définir des moyens de promotion de ces études. Il a aussi formulé l’idée suivante : « Il faut se doter de stratégies adaptées aux particularités des différentes régions, Amérique du Nord ou Asie du Sud-Est par exemple, pour répondre à une demande qui se diversifie au fil des années, comme chacun le sait ». Toutefois, les universitaires ont été nombreux à se prononcer pour un soutien accru aux sciences humaines classiques, en arguant que « l’étude des civilisations japonaise et chinoise n’a vu ses horizons s’élargir que suite à l’appui suffisant dont elle a bénéficié dans le domaine des sciences humaines ».

Le hallyu , un thème d’étude à part entière Le hallyu, ce phénomène de mode de la culture de masse coréenne à l’étranger qui est également connu sous le nom de « vague coréenne », a suscité des débats animés. Lors de la conférence de presse commune qu’ils ont accordée le 7 juillet, des scientifiques étrangers ont rapporté tout un ensemble d’anecdotes qui leur venaient de leurs étudiants à propos du hallyu et ils ont sollicité un soutien à la recherche scientifique dans ce domaine. Le Professeur Antonio Fiori, de l’Université de Bologne, a ainsi affirmé qu’en Italie, bien des étudiants qui suivent aujourd’hui des cours de langue coréenne n’auraient jamais connu la Corée sans la K-pop. Quant au Professeur Niu Linjie, de l’Université de Shandong, qui possède le plus grand département de civilisation coréenne de Chine, il a souligné : « Par le passé, beaucoup d’étudiants s’inscrivaient à notre département en vue d’obtenir un diplôme qui leur permettrait de trouver un emploi dans une entreprise coréenne. En revanche, plus de la moitié de nos cent cinquante-neuf étudiants de première année déclarent avoir choisi la Corée comme sujet d’étude en raison de leur goût pour la musique et les séries télévisées de ce pays ». Quant au Professeur Vyjayanti Raghvan, de l’Université Jawaharlal Nehru, il a révélé que la Corée exerçait une importante influence sur son pays, non seulement par le biais de sa musique pop dite K-pop, mais aussi dans le domaine économique, grâce à Hyundai Automobile. Dans un sondage réalisé au cours de la conférence par le quotidien Dong-a Ilbo, sur un échantillon de vingt scientifiques étrangers, quatrevingts pour cent des personnes interrogées ont affirmé espérer que le boom du hallyu, qui porte principalement sur la K-pop, soit bénéfique à l’action entreprise pour promouvoir la Corée dans le monde. Enfin, le Professeur coréano-américain Victor Cha, un spécialiste de la Corée de l’Université de Georgetown, et le Professeur David Kang, qui enseigne à l’Université de Californie du Sud, ont mis l’accent sur le fait que le hallyu devait être considéré comme un sujet de recherche à part entière. Le premier a rappelé que par le passé, à l’étranger, la Corée était toujours associée à la question, qui lui est spécifique, de la sécurité sur la péninsule et à la réalisation d’un

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développement économique rapide. Depuis quelque temps, le hallyu, c’est-à-dire la vogue que conna t par-delà les frontières la culture de masse coréenne, constitue un nouveau facteur qui ouvre d’autres perspectives sur ce pays et il importe donc de soutenir la recherche dans ce domaine. Il a donc estimé qu’il incombait au gouvernement coréen ou à la Fondation de Corée d’appuyer cette recherche. Pour sa part, le Professeur Kang a réitéré l’idée que hallyu, dont la diffusion transcende les particularités culturelles des pays récepteurs, constitue à n’en pas douter un thème de recherche à explorer.

Des propositions politiques La conférence se composait de six séances de discussion portant sur la langue coréenne, les sciences humaines, les sciences sociales, les centres d’étude de la civilisation coréenne, les théories et sciences politiques et les méthodes pédagogiques. Au terme de ces débats, dont la clôture intervenait le 9 juillet, les participants ont adopté diverses propositions invitant la Fondation de Corée à envisager d’accro tre son action promotionnelle internationale dans ce domaine. En ce qui concerne tout d’abord l’enseignement de la langue coréenne, ils ont déclaré qu’il était indispensable d’éditer des supports pédagodiques plus nombreux à l’intention des apprenants d’origine coréenne et de recruter davantage d’enseignants susceptibles d’enseigner le coréen en tant que langue étrangère. Au sujet des disciplines qui relèvent des sciences humaines, tout en attirant l’attention sur une nécessaire orientation de la recherche vers la Corée moderne, ils se sont prononcés pour que le soutien accordé remonte jusqu’à la Corée pré-moderne. En outre, les participants ont émis un avis favorable à l’extension des programmes de soutien aux sciences sociales, au vu de l’intérêt que suscitent depuis peu la société et la vie politique contemporaines coréennes en Amérique du Nord et en Europe, et qui y a supplanté celui dont faisaient l’objet les sciences humaines. À propos de l’amélioration de la gouvernance et de la constitution d’un réseau de données, les participants ont rappelé qu’il convenait de créer une base de données sur la langue coréenne et de favoriser la coopération entre enseignants et universités en multipliant les colloques faisant appel à des scientifiques étrangers et en les encourageant à des échanges. D’aucuns ont aussi souhaité que des centres de promotion de l’étude de la civilisation coréenne soient créés dans d’autres régions que l’Amérique du Nord et que se développe la recherche sur la diaspora coréenne. Par ailleurs, un appel a été lancé en faveur du soutien à la création de centres de recherche, en parallèle avec l’action entreprise pour la construction d’une base de données polyvalente permettant d’accéder à des documents audio-visuels, à des émissions éducatives, à des fichiers audio, à des thèses, ainsi qu’à tout document nécessaire à la recherche et aux conférences portant sur la Corée. Enfin, les participants ont jugé qu’il était crucial de constituer un réseau interdisciplinaire de scientifiques specialisés dans le domaine de la civilisation coréenne et dans d’autres disciplines. Cu l tu re e t A rt d e Co ré e


Un forum de spécialistes mondiaux de la civilisation coréenne Clark W. Sorensen Professeur d’études internationales à l’Université de Washington

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a première Assemblée de la Fondation de Corée a été fructueuse pour une centaine de scientifiques en provenance d’Amérique, d’Europe, d’Australie, d’Asie du Nord-Est et du Sud-Est, et bien sûr de Corée. J’appartiens quant à moi à cette « deuxième génération » qui, en Amérique du Nord, a suivi l’enseignement dispensé par ses prédecesseurs, aujourd’hui disparus, qui effectuaient leurs activités de recherche en langue coréenne. J’ai pris conscience, non sans surprise, de ce que je possédais déjà une certaine ancienneté dans ce domaine et qu’il m’incombait maintenant de diriger dans leur travail mes compatriotes plus jeunes des troisième et quatrième générations. Cette ancienneté est, par définition, l’aboutissement de nombreuses années consacrées à cette étude et m’a donc permis de faire la connaissance de la plupart des scientifiques qui y font autorité en Amérique du Nord. C’est avec grand plaisir que j’ai eu l’occasion d’être à leur contact, mais l’Assemblée de la Fondation de Corée m’a en outre offert la possibilité de découvrir les jeunes espoirs de cette discipline. J’effectue donc des recherches scientifiques depuis de nombreuses années, après avoir bénéficié de l’enseignement d’un homme qui fut l’un des pionniers de l’étude de la civilisation coréenne aux États-Unis, à savoir James B. Palais. Dans ma communication, j’ai évoqué le fait certes regrettable, mais bien réel, que si cette étude est devenue aux États-Unis une discipline scientifique à part entière, c’est en grande partie en raison de l’influence grandissante de ce pays dans la région Asie-Pacifique. Par comparaison à la Chine et au Japon, qui ont leur place dans l’imaginaire collectif américain depuis plus d’un siècle, la Corée n’intéressait guère, il y a encore peu, dans cette région du monde. La création de cursus de civilisation coréenne, avec l’aide de la Fondation de Corée, allait peu à peu faire mieux conna tre ce pays dans le grand public. Par la suite, la croissance économique allait encore y contribuer, ainsi que le succès qu’ont rencontré dernièrement les feuilletons télévisés et d’autres produits culturels qui séduisent les jeunes générations. Si une amélioration est donc à constater, je souhaiterais souligner que l’essor de cette discipline est indissociable de la vie politique américaine. En effet, son apparition a répondu au besoin de disposer aux États-Unis de fonctionnaires et analystes du renseignement coréanophones au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, lesquels allaient se passionner pour leur spécialité et créer les cursus d’étude correspondants. Les scientifiques ont fait preuve de leur capacité à remettre leur travail en question et de leur volonté de s’affranchir des contraintes qui pesaient sur les générations précéden-

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tes et du cadre institutionnel à l’intérieur duquel ils étaient confinés dans leur travail. Je tiens aussi à souligner l’importance, dans les études régionales, des évolutions politiques qui ont eu lieu aux EtatsUnis, notamment l’anticommunisme qui s’est manifesté de la fin des années quarante au début des années cinquante, ainsi que la contestation qu’a notamment provoquée la Guerre au Vietnam de la fin des années soixante au début des années soixante-dix. Ma communication a suscité les réactions que j’avais prévues, mais aussi d’autres plus inattendues. Dans l’assistance, les personnes qui avaient elles-mêmes vécu les changements intervenus dans le milieu scientifique, ont apporté certaines rectifications à l’interprétation que j’en avais faite. Cela ne m’a pas surpris et plus tard, je me suis entretenu avec certaines d’entre elles pour en apprendre davantage. En revanche, je ne m’attendais pas à la reconnaissance que m’ont témoignée les jeunes spécialistes américains peu au fait de l’histoire de cette discipline, pour la présentation condensée que j’en ai fourni. J’ai trouvé ce témoignage encourageant, car je ne me doutais pas que ma communication leur serait si utile. J’allais être plus étonné encore de la réaction des spécialistes européens, non seulement vis-à-vis de mon exposé, mais aussi d’une série d’articles qu’ont écrits des scientifiques américains sur la nature des études régionales et sur la place qu’y occupe la Corée. Tandis que nous, Américains, avions insisté sur l’influence de la politique culturelle américaine sur l’étude de la civilisation coréenne, plusieurs confrères d’Europe ont rappelé que ce domaine présentait des particularités aux États-Unis en raison du contexte politique dans lequel il avait vu le jour et des polémiques qui ont souvent agité le milieu universitaire américain. Selon eux, ces facteurs historiques sont propres aux États-Unis. Olchi! , dirait-on en coréen, ce qui signifie « C’est bien vrai ! ». Nous autres Américains, avons certes tendance à vivre comme une « grenouille dans un puits », selon le proverbe coréen, et à penser que les batailles scientifiques qui se livrent sur notre territoire sont d’un intérêt absolu et d’une portée universelles. Cela est aussi vrai de certains de nos amis coréens, dont le système éducatif est influencé par celui des États-Unis, et dont la politique scientifique se ressent des liens étroits qui unissent les deux pays. N’ayant pas vécu les bouleversements politiques que connaissent depuis quelques temps les États-Unis, nos confrères européens sont moins enclins à se prononcer catégoriquement sur le caractère éminemment politique d’études régionales s’inspirant de l’exemple américain.

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Entretien avec les participants à l’Assemblée de la Fondation de Corée

La Corée : une étude de cas d’une grande pertinence pour les relations internationales en Asie Antonio Fiori Professeur titulaire de chaire à la Fondation de Corée et professeur de sciences politiques à l’Université de Bologne

Q. Pourquoi avez-vous choisi d’étudier la Corée ? Aviez-vous une motivation particulière ? Quelles difficultés avez-vous rencontrées, en tant que spécialiste de civilisation coréenne, et quels ont été les points les plus positifs de son étude ?

A. J’ai décidé d’étudier la langue coréenne parce que j’ai découvert qu’elle n’employait pas d’idéogrammes chinois. Petit à petit, la culture, la société, l’histoire et l’évolution politique du pays m’ont fasciné. Je n’allais jamais regretter mon choix, car pour tout politologue, l’étude de la Corée est riche en enseignements. Certains chercheurs en sciences sociales estiment que l’on se consacre encore insuffisamment à la Corée mais je suis pour ma part convaincu que ce pays représente à lui seul un véritable microcosme qui peut faire l’objet d’une étude de cas d’une grande pertinence pour tous ceux qu’intéressent les relations internationales en Asie. Q. Qu’en est-il, selon vous, de l’étude de cette discipline en Italie ? A. Pour le moment, la situation est satisfaisante. Les trois plus grandes universités du pays, qui sont L’Orientale de Naples, La Sapienza de Rome et la Ca’ Foscari de Venise, offrent, dans ce domaine, un cursus centré sur l’étude de la langue et de la littérature. À l’Université de Bologne, c’est un poste de professeur qui a été créé à la Faculté des Sciences sociales, où j’enseigne les relations politiques et internationales, avec le soutien de la Fondation de Corée. Dans le cadre des premier et deuxième cycles, je dispense un enseignement qui porte principalement sur l’évolution politique et sociale du pays depuis 1910, tandis qu’en troisième cycle, je me centre sur les relations extérieures de la Corée du Sud et sur les relations intercoréennes. Depuis 2008, année de la création de ce poste, l’étude de la vie politique n’a cessé d’attirer toujours plus d’étudiants, comme en atteste la multiplication des mémoires de ma trise et des thèses de doctorat rédigés sur ce thème. À l’avenir, nous entendons étendre notre cursus à d’autres domaines par la nomination d’un professeur de langue maternelle coréenne qui contribuera à rendre ces études plus attractives encore et à accroître le prestige de notre université. Q. Pourriez-vous faire l’état des lieux de l’enseignement de la civilisation coréenne en Europe ? Quel devrait y être l’avenir de cette discipline et dans quel sens devrait-elle s’y orienter ? A. En Europe, l’étude de la Corée existe de longue date et jouit d’une bonne implantation. Je pense, quant à moi, que son avenir est prometteur, tout au moins à en juger par le nombre croissant d’étudiants qui s’inscrivent aux cursus correspondants sur notre conti-

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nent. Dans un avenir proche, l’intégration européenne doit aussi mieux se faire sur le plan universitaire, et pour ce faire, il faut entreprendre la numérisation des supports d’information et leur mise en réseau afin de permettre aux établissements concernés de se constituer en une sorte de consortium visant principalement à doter de spécialistes de certaines disciplines les universités qui ne proposaient pas jusqu’alors ces enseignements, ce qui se traduirait par une réduction des coûts. En outre, je suis d’avis que les universités européennes doivent être plus nombreuses à proposer des cursus de doctorat en vue d’une plus grande qualification des jeunes, mais aussi dans l’intérêt de leur compétitivité. Q. Quels sont les aspects où l’étude de la Corée est la moins poussée en Europe et quelles améliorations précises appellent-ils ? A. Depuis ces dernières années, en Europe, l’étude de la Corée tend à se développer considérablement dans toutes les universités où elle existait déjà. Toutefois, si on la place dans le contexte de l’étude de l’ensemble de l’Asie, il lui reste encore un long chemin à parcourir pour atteindre le niveau de celle de la Chine ou du Japon, qui exercent depuis toujours un plus grand attrait sur les étudiants, en partie grâce au meilleur soutien financier dont elles bénéficient. Il me semble que pour remédier à cet état de choses, la création et le maintien de postes d’enseignement est un impératif. Il conviendrait aussi d’entreprendre davantage d’actions pour mieux faire connaître la Corée dans le grand public. La Fondation de Corée a un rôle des plus importants à jouer dans cette diffusion, d’autant que certains pays, dont le mien, procèdent actuellement à des réformes de leur système éducatif s’accompagnant de restructurations universitaires. Q. Au vu du succès grandissant de la K-pop en Europe, que conseilleriez-vous aux pouvoirs publics et aux scientifiques coréens pour mieux assurer la continuité de cet intérêt pour la Corée chez les jeunes d’Europe ? A. Je ne suis pas un spécialiste du hallyu, même si parmi mes étudiants, il en est qui se sont intéressés à la Corée après en avoir découvert les films, feuilletons télévisés, dessins animés et la musique pop, notamment. Pour ma part, j’estime que l’apport de la « vague coréenne » a été positif dans la mesure celle-ci a attiré de nouveaux étudiants, tout en éveillant l’intérêt de la population pour la Corée et sa culture, et je ne peux donc que me réjouir de son essor et de son succès croissant.

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Entretien avec les participants à l’Assemblée de la Fondation de Corée

Le hallyu contribuera à une vision plus large de la Corée à l’étranger Carolina Mera Professeur de civilisation coréenne à l’Université de Buenos Aires

Q. Qu’est-ce qui vous a incitée à entreprendre des études sur la Corée et quels sont les domaines qui vous intéressent plus particulièrement ?

A. Tout d’abord, c’est la présence d’immigrés coréens en Argentine qui a éveillé mon intérêt. Depuis 1991, cette question est l’une de mes principales préoccupations. Par la suite, je me suis aussi penchée sur l’histoire et la culture de la Corée moderne et contemporaine, notamment dans le domaine de la famille, de la religion et de l’évolution du système politique. Q. À notre connaissance, l’Université de Buenos Aires est le seul établissement d’enseignement à posséder un centre d’étude de la civilisation coréenne en Amérique Latine. Dans quelles circonstances a-til été créé et dans quel sens s’oriente-t-il ? A. Le premier cursus de civilisation coréenne a été proposé en 1995 par l’Institut Gino Germani de l’École des sciences sociales de l’Université de Buenos Aires. Depuis, sa vocation est celle d’un centre de recherche sur l’immigration coréenne en Argentine et en 1997, un éditeur universitaire a fait para tre le livre intitulé L’immigration coréenne à Buenos Aires. Depuis 1999, l’Institut consacre une importante recherche aux problèmes d’identité des immigrés coréens de deuxième génération qui habitent l’Argentine. En 2000, il a été à l’origine de plusieurs manifestations dans ce domaine, notamment des conférences, colloques et rencontres culturelles portant sur les trente-cinq années de présence de la communauté coréenne en Argentine, mais surtout une exposition sur le thème des « Trente-cinq ans de présence coréenne en Argentine ». Lors d’une séance du comité commun sino-argentin de coopération technologique et scientifique qui se tenait à Beijing le 30 mai 2001, le Professeur Pedro Krotsch, qui dirigeait alors l’Institut, a proposé la création d’un Groupe d’Études sur l’Asie de l’Est visant à promouvoir la recherche portant sur cette région. Ce Groupe, que j’ai contribué à mettre en place dans le cadre de mes activités à la division culturelle de l’Institut, allait plus tard se transformer en un groupe de recherche interdisciplinaire composé d’étudiants des deuxième et troisième cycles de notre université et allait réaliser des recherches sur la Corée, tout en organisant de nombreuses conférences et colloques. Sous l’impulsion de l’action entreprise par l’Institut pour promouvoir l’étude de la Corée, les échanges allaient se multiplier entre la Corée et l’Argentine et permettre à celles-ci de partager les acquis de leur expérience et leurs connaissances. Chaque fois que l’occasion s’est présentée de le faire, la Corée K o r e a n a ı A u t o mn e 2011

et l’Université de Buenos Aires ont donné la preuve des intérêts réciproques qui les lient et se sont offert toujours plus de possibilités de coopéreration dans la recherche en sciences humaines, en sciences naturelles et en civilisation. C’est dans ce contexte qu’a été créé le Centro de Estudios Corea-Argentina (CECA), qui se consacre à la recherche en civilisation coréenne au sein de l’Université de Buenos Aires et qui est né de l’initiative commune du Professeur Choe Yang-boo, alors ambassadeur de Corée en Argentine, du président de la Fondation de Corée Kwon In-hyuk et du président de l’Université de Buenos Aires Guillermo Jaime Etcheverry. Q. Quel est l’actuel statut des cursus de civilisation coréenne en Amérique Latine ? Les échanges entre spécialistes des deux régions sontils nombreux ? A. En Amérique latine, les études de civilisation coréenne n’en sont qu’à leurs balbutiements. Si la coopération interuniversitaire s’est accrue, il faudra attendre encore longtemps avant que des centres specialisés dans ce domaine ne s’établissent, ce qui est subordonné à la formation d’une nouvelle génération de scientifiques. Dans l’optique d’une croissance durable, il importe avant tout d’encourager l’étude de la civilisation coréenne en l’orientant plus particulièrement vers les sciences sociales, la littérature, les arts, l’économie, la linguistique et les sciences politiques. L’étude de la civilisation coréenne est donc appelée à évoluer et à constituer une discipline scienfitique à part entière dans laquelle les jeunes chercheurs du domaine parviendront à des résultats durables. Q. Quelle est l’ampleur de la présence du hallyu en Argentine ? À vos yeux, quelle action le gouvernement coréen ou les spécialistes de la Corée à l’étranger doivent-ils entreprendre pour que le succès croissant de la K-pop débouche sur un intérêt plus poussé pour la Corée dans son ensemble ? A. L’intérêt que suscite la culture de masse coréenne chez les étrangers et la vision qu’ils en ont influent beaucoup sur leur manière d’appréhender la Corée et nombreux sont ceux qui éprouvent aujourd’hui une attirance pour ce pays. Toutefois, il est un défi à relever, et c’est celui de transformer cet attrait exclusif de la K-pop ou des feuilletons télévisés en une volonté de mieux conna tre la culture et l’histoire coréennes dans leur ensemble. Je pense donc que le hallyu contribuera à une vision plus large de la Corée à l’étranger. Toutefois, la situation actuelle n’est pas suffisamment propice au renforcement des échanges avec les universités latino-américaines.

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Dossier 2

Les manuscrits royaux de Joseon de retour de France, 145 ans après L’arrivée en Corée de la dernière série de manuscrits consacrés au protocole royal de la dynastie Joseon, le 27 mai dernier, parachevait la restitution de l’ensemble des deux cent quatre-vingt-dix-sept volumes que conservait la Bibliothèque nationale de France à Paris. Différentes manifestations commémoratives se sont déroulées à l’occasion du retour de ces documents d’une importance considérable sur le plan scientifique. Lee Kyong-hee Journaliste au JoongAng Ilbo | Suh Heun-gang Photographe

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n l’an 1782, le sixième du règne du roi Jeongjo, une lointaine annexe du Gyujanggak, ce bâti1 ment réunissant la bibliothèque et les archives royales, fut édifiée sur l’ le de Ganghwa. Elle prit le nom d’Oegyujanggak, qui signifie littéralement « Gyujanggak extérieur » et plus de cinq mille volumes y furent transférés à partir de la capitale. Parmi ces documents figuraient les manuscrits protocolaires royaux, qui relatent en détail d’importantes manifestations d’État. En l’an 1866, le troisième du règne du roi Gojong, les unités d’un navire de guerre français allaient débarquer sur l’ le et l’envahir en prélevant un butin de quelque trois cent quarante volumes sur les collections de la bibliothèque, notamment deux cent quatre-vingt-dix-sept manuscrits du protocole royal et en réduisant en cendres tous les autres ouvrages. Le lieu où étaient conservés ces manuscrits était depuis lors inconnu, quand un beau jour, Park Byeong-seon, qui exerçait en tant que bibliothécaire à la Bibliothèque nationale de France, en a découvert l’existence dans cet établissement et, en 1975, en a rendu publique la nomenclature. Park Byeong-seon y retrouva aussi le Jikjisimcheyojeol, aussi dit Jikjisimgyeong , c’est-à-dire l’anthologie des enseignements des grands ma tres du bouddhisme zen. De tous les ouvrages recensés au monde, il s’agit du plus ancien qui ait été imprimé à l’aide de caractères métalliques mobiles, puisqu’il le fut en l’an 1377 de la dynastie Goryeo.

1. Page de couverture du Jangnyeol wanghu jonsung dogam uigwe (Protocole royal du couronnement de la reine Jangnyeol, 1686). Cet ouvrage décrit la cérémonie qui se déroula à l’occasion du couronnement de la reine Jangnyeol (1624-1688), seconde épouse du roi Injo. Cet exemplaire réalisé à l’intention du monarque est recouvert de soie verte ornée de nuages et le titre en a été inscrit sur une pièce de soie rapportée sur la couverture.

Des négociations en vue d’une restitution C’est à l’Université nationale de Séoul, qui assurait déjà l’entretien des manuscrits provenant des archives royales de Gyujanggak, que revient l’initiative, prise en 1991, d’une action visant à obtenir la restitution des manuscrits royaux de Joseon par la Bibliothèque de France. Par la suite, le gouvernement coréen allait officiellement solliciter auprès de l’État français que cette remise ait lieu en 1992. À l’occasion d’une réunion au sommet franco-coréenne qui se déroulait en 1993 dans la perspective d’un transfert de technologie à la Corée du TGV, le train à grande vitesse français, le président français François Mitterrand remettait à ses interlocuteurs le Hwigyeongwon wonso dogam uigwe,

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Ko re a n Cu l tu re & A rts

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2. Palanquin transportant la reproduction photographique d’un manuscrit du protocole royal et suivi d’un long cortège de cinq cents marcheurs, dont les membres de l’escorte officielle, un orchestre militaire traditionnel, des danseurs et des cavaliers. 3. Le défilé avait pour destination la cour du grand pavillon du trône du Palais de Gyeongbok.

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Les manuscrits protocolaires royaux qui viennent d’être restitués à la Corée sont d’une valeur inestimable, car ils se composent pour la plupart d’originaux d’une remarquable exécution qui étaient destinés au souverain, une trentaine d’entre eux n’existant de surcroît qu’en un seul exemplaire.

1. L’une des illustrations du Yeongjo jeongsun wanghu garye dogam uigwe (Protocole royal des noces du roi Yeongjo et de la reine Jeongsun, 1759). Cette peinture représente le cortège qui suivit le roi Yeongjo lorsqu’il partit à la rencontre de celle qu’il allait prendre en second mariage après la mort de sa première épouse. Dans le protocole des autres mariages royaux, c’était un émissaire du roi qui allait accueillir la mariée, et non le roi en personne, et cette peinture est donc la première à avoir fait figurer la chaise à porteur du roi dans un tel cortège.

deux pays allaient parvenir à un accord sur la restitution des ouvrages, sous forme d’un prêt de cinq ans renouvelable. Si nombre de Coréens jugeaient insatisfaisante cette solution de compromis, les pouvoirs publics affirmaient que c’était le moyen le plus sûr d’obtenir le retour des manuscrits en Corée, leur restitution définitive exigeant un amendement préalable de la législation française. En conséquence, les bibliothèques nationales française et coréenne allaient conclure un accord relatif aux modalités de cette restitution, à savoir en quatre envois par avion s’échelonnant entre le 1er avril et le 27 mai 2011.

Le protocole royal de la dynastie Joseon

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c’est-à-dire le protocole royal relatif au déplacement de la tombe de Hwigyeongwon, qui était au nombre des manuscrits royaux d’époque Joseon qui avaient été rapportés en France en 1866, en s’engageant à faire également restituer les autres. Cette promesse n’allait cependant pas être tenue, en raison des oppositions qu’elle avait suscitées en France, notamment parmi le personnel de la Bibliothèque nationale de France. Au niveau gouvernemental, les pourparlers entrepris en vue d’une restitution allaient se solder par un échec, ayant été suspendus à plusieurs reprises, ce qui en ralentissait les progrès. Une percée allait être réalisée l’année dernière, où à l’occasion du Sommet du Groupe des vingt qui se tenait à Séoul, les présidents des

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Pour la plupart, les manuscrits qu’a remis la France portent sur le protocole royal qui était en vigueur sous la dynastie Joseon et consistait en une relation précise des grandes manifestations officielles de la royauté ou de l’État qui marquèrent les cinq siècles d’histoire de cette dynastie dans des textes rédigés à la main et illustrés de peintures. Le vocable coréen désignant ce protocole royal, à savoir uigwe, se compose des mots ui et gwe, qui signifient respectivement « cérémonie » et « niveau exemplaire », et il peut donc se traduire par l’expression « niveau exemplaire des cérémonies » correspondant à une sorte de livre blanc relatif à différentes grandes manifestations et cérémonies. Ainsi, il aurait eu pour vocation de fournir une référence et un modèle faisant autorité dans ce domaine, à l’intention des générations futures. En 2007, l’UNESCO avait déjà inscrit ces ouvrages à son Registre de la Mémoire du monde. Au côté du Joseon wangjo sillok , c’est-à-dire des Annales de la dynastie Joseon, qui se compose d’un ensemble Cu l tu re e t A rt d e Co ré e


2 2. Le Munhuimyo yeonggeoncheong deungnok (Rapport sur la construction du sanctuaire de Munhui, 1789) est une copie du document officiel que rédigea l’agence gouvernementale compétente au sujet de cet événement royal.

de relations sur la cour des rois de Joseon et a également fait l’objet de ce classement par l’UNESCO, les manuscrits protocolaires royaux ont valeur d’exemple en matière de tenue des archives d’État coréennes. Par comparaison avec les Annales de la dynastie Joseon, qui font une chronique purement textuelle des grands événements qui marquèrent le règne des monarques, ces ouvrages manuscrits offrent une évocation historique plus riche et plus vivante grâce aux splendides illustrations qui accompagnent le texte. Le protocole royal s’appliquait en grande partie aux événements familiaux de la royauté. À la naissance d’un prince, par exemple, il stipulait la sélection d’un terrain où serait construite la chambre réservée au placenta en vue de sa conservation conformément aux dispositions du protocole royal qui décrivaient ces différentes étapes par écrit. La désignation du prince héritier, ainsi que la procédure à suivre en pareil cas, faisaient aussi l’objet de dispositions protocolaires particulières. Quand allait être célébré un mariage royal, les modalités en étaient spécifiées sous tous leurs aspects, du choix de l’épouse à la composition de la dot, en passant par le cortège à la tête duquel le marié allait à la rencontre de sa future épouse. Des dispositions protocolaires adéquates étaient également stipulées lors du décès des plus grandes figures de la royauté, à commencer par le roi et la reine, mais aussi le prince héritier ou son épouse, ainsi que pour la construction de leurs tombeaux et pour l’enchâssement des tablettes votives du défunt souverain au sanctuaire de Jongmyo, qui est

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3 3. Le Uiso seson yejang dogam uigwe (Protocole royal des funérailles du grand héritier Uiso, 1752) rassemble des documents très précis sur les obsèques du fils a né du prince héritier Sado, où sont indiquées jusqu’aux tailles des différents costumes revêtus lors des cérémonies.

consacré aux ancêtres de la famille royale, au terme d’un deuil de trois années. Enfin, les chantiers de construction ou de restauration des palais et forteresses, les grands banquets royaux, l’édition des annales de chaque règne et l’exécution des portraits royaux étaient aussi réglementés par des dispositions très précises. Ces textes protocolaires d’époque Joseon se caractérisent par un exceptionnel souci du détail, puisqu’ils vont jusqu’à dresser la liste de tous les participants à une manifestation et à décrire chacun d’entre eux, outre qu’ils précisent les dimensions et la matière du moindre article produit ou employé pour l’occasion, ainsi que les dépenses, qui y sont comptabilisées à l’unité inférieure près. Le manuscrit intitulé Hwaseong seongyeok uigwe , c’est-à-dire les dispositions protocolaires royales relatives à la construction de la Forteresse de Hwaseong, recense les mille huit cents artisans et ouvriers qui participèrent au chantier et précise le montant des salaires qui leur furent versés pour un certain nombre de jours travaillés, à la demijournée près. Les décomptes exacts que fournissaient les dispositions protocolaires royales avaient pour but d’éviter le détournement ou la dilapidation de fonds publics en révélant leur emploi de manière précise. Quant à l’illustration des ouvrages, elle était confiée aux plus grands peintres du Dohwaseo , l’Office royal de la Peinture. Leur œuvres atteignent une telle qualité artistique et sont d’une telle précision descriptive qu’elles servent parfois de référence dans la reconstitution de certains monuments. Tel est le cas de la Forteresse de Hwaseong, à Suwon, qui eut à subir de très importants dommages pendant la Guerre de Corée et fut enfin restaurée en 1975, en se fondant sur des dispositions protocolaires royales datant de presque deux siècles. L’inscription de cet ouvrage fortifié au Patrimoine culturel mondial de l’UNESCO témoigne en partie de la précieuse référence que constituèrent ces documents royaux dans la restauration qui permit ce classement.

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1. L’une des illustration du Jangnyeol wanghu gukjang dogam uigwe (Protocole royal sur les funérailles de la reine Jangnyeol , 1688), qui rassemble des informations sur le cortège funèbre de la reine Jangnyeol, seconde épouse du roi Injo. Des paravents sont placés de part et d’autre du cercueil pour le soustraire à la vue et les pleureurs qui marchent en tête du convoi sont également dissimulés par des rideaux blancs, ce qui n’est pas d’usage pour un monarque. 2. La cérémonie funèbre s’est déroulée face au grand pavillon du trône du Palais de Gyeongbok.

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Une portée scientifique Sous la dynastie Joseon, les dispositions protocolaires royales réglementant la moindre manifestation étaient éditées en de nombreux exemplaires, dont un était destiné au monarque et dont plusieurs autres étaient archivés ou conservés par les nombreux services qui intervenaient dans les cérémonies de cour. Celles qui figurent sur les manuscrits restitués dernièrement sont d’une valeur inestimable, car ils se composent pour la plupart d’originaux d’une remarquable exécution qui étaient destinés au souverain, une trentaine d’entre eux n’existant de surcro t qu’en un seul exemplaire. La version réservée au roi était rédigée sur du chojuji, un papier de haute qualité, était illustrée de peintures et reliée en soie avec renfort en bronze. En revanche, les exemplaires à diffuser dans les offices et services d’archives concernés étaient réalisés en jeojuji, un papier de mûrier plus rugueux, et reliés en chanvre avec renfort en fer. Les volumes qui ont été repris à la France sont de qualité supérieure à celle des quelque trois mille huit cents ouvrages protocolaires royaux dont la conservation est conjointement assurée par l’Institut Kyujanggak de civilisation coréenne de l’Université nationale de Séoul et l’Institut national de civilisation coréenne. Les deux cent quatre-vingt-dix-sept volumes qui viennent d’être restitués portent, pour moitié, sur les funérailles royales, et pour le restant, sur les mariages royaux et différentes autres cérémonies, ainsi que sur l’investiture des princes héritiers et sur l’édification et la restauration des palais et forteresses. Le Professeur Shin

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Byeong-ju, qui enseigne l’histoire à l’Université Konkuk et a pu à cinq reprises examiner lui-même les manuscrits protocolaires revenus de France, souligne à ce propos : « Les illustrations du banchado qui se trouvent dans ces ouvrages sont excellentes. Les nombreuses personnalités, qui étaient placées en fonction de leur rang dans la hiérarchie de l’État, y sont représentées avec un tel luxe de détail que l’on pourrait reproduire jusqu’à leur moustache ». À l’exception de trente volumes disponibles en un seul exemplaire, il existe plusieurs exemplaires du même volume, mais ceux-ci peuvent présenter certaines différences minimes dans leur couverture, leur reliure et d’autres aspects de moindre importance. Tandis que dans les exemplaires conservés antérieurement en Corée, on constate quelques omissions sur les peintures représentant des cérémonies, les ouvrages restitués par la France les dépeignent avec plus d’exactitude parce qu’ils étaient destinés au roi, selon le Professeur Shin. Quant aux trente volumes existant en un seul exemplaire, ils ont été mis en mémoire sous support numérique en 2005 en vue de leur remise à l’État français et à la Corée. N’ayant aucune certitude sur la restitution des manuscrits d’origine, les scientifiques coréens se sont contentés de travailler sur leur image numérisée, tant ils étaient impatients de les découvrir. Maintenant qu’ils sont de retour en Corée, ils pourront dans un premier temps en examiner la présentation avec minutie pour la conna tre par le détail, notamment en termes de qualité du papier, de composition de la couverture et d’exé-

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cution des peintures. « Les livres fournissent évidemment plus d’informations que leurs photographies. Il convient d’étudier les manuscrits protocolaires royaux selon une démarche exhaustive qui prenne en compte des facteurs non textuels tels que la matière, la qualité du papier, les styles descriptifs et les peintures », estime le Professeur Shin. De manière générale, les manuscrits protocolaires royaux possèdent une inestimable valeur scientifique et constitueront un important apport à la recherche dans les domaines scientifiques de l’histoire et de la bibliographie, mais aussi dans ceux de l’histoire du costume et de l’art coréens. Sur quasiment tous ces ouvrages, hormis douze qui correspondent à sept titres, une remise en état a été réalisée sur les couvertures, dont on suppose qu’elles avaient été raccommodées après avoir été endommagées par le feu ou l’eau, avant ou pendant leur acheminement en France. Les douze volumes qui demeurent dans leur état d’origine sont d’autant plus précieux en tant que témoins du passé.

Un retour salué par diverses manifestations Hormis le premier volume restitué en 1993, les manuscrits protocolaires royaux d’époque Joseon ont été expédiés en Corée par groupes de quatre. Au terme d’une vive concurrence pour assurer leur transport, les compagnies Asiana Airlines et Korean Air se sont K o r e a n a ı A u t o mn e 2011

vu demander d’intervenir à tour de rôle. À leur arrivée en Corée, les ouvrages ont immédiatement été entreposés au dépôt du Musée national de Corée, qui se situe à Séoul. Le 11 juin, date de leur retour, des festivités avaient été prévues sur l’ le de Ganghwa comme à Séoul. En matinée, plus de cinq cents personnes, y compris des habitants de l’ le, allaient participer à un défilé qui partait de la Porte méridionale de la forteresse de montagne pour atteindre le site des anciennes archives d’Oegyujanggak. Il s’agissait d’une reconstitution du cortège évoqué dans le Naegakillyeok, c’est-àdire la chronique quotidienne du Cabinet, un journal conservé à Gyujanggak qui relatait le transfert de documents qui fut opéré en 1783 entre le Gyujanggak de Séoul et l’Oegyujanggak de l’ le de Ganghwa. Une cérémonie en l’honneur des ancêtres allait aussi être accomplie pour annoncer le retour des livres aux monarques de Joseon, ainsi que les différentes manifestations commémoratives correspondantes. Le ministère de la Culture, des Sports et du Tourisme a mis sur pied une équipe de scientifiques et d’experts qui est chargée d’organiser un colloque prévu pour le mois de décembre 2012. En 2013, les manuscrits protocolaires royaux qu’a restitués la France seront mis en base de données et les trente tomes édités à un seul exemplaire seront accessibles sous cette forme dès la fin de l’année.

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chronique artistique

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1. Bouddha, Bodhisattva et anges célestes gravés en 1986 sur la face est de Sabangbul, dans la vallée de Tapgol, qui se situe aux pieds du Mont Nam, à Gyeongju. 2. Tombeaux de Nodong-dong, Gyeongju, 1984.

Des Paysages de mille ans captés dans la Lumière du temps 2

L’exposition intitulée Paysages anciens , qui permettait de découvrir les œuvres d’un photographe documentaire de la première génération coréenne, Kang Woon-gu, représentait l’aboutissement de plusieurs décennies d’études sur des archétypes culturels nationaux tels que les mythes de l’époque des Trois Royaumes, les tombeaux royaux de Silla et les objets cultuels bouddhiques. Lee Moon-jae Poète et professeur au Département d’écriture créative de la Cyberuniversité KyungHee | Kang Woon-gu Photographe

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’aucuns pourraient trouver exagéré que l’on qualifie Busan de ville de la photo et pourtant, c’était bel et bien le cas depuis le mois d’avril.

Trois expositions de photos Deuxième ville et premier port maritime de Corée, Busan est aussi devenue « ville du cinéma voilà déjà seize ans en accueillant un Festival International du film (PIFF) aujourd’hui réputé être en son genre l’un des plus dynamiques au monde. Les expositions de photos, même s’il s’agit de grandes rétrospectives, n’attirent jamais autant le public que les festivals de cinéma, mais celle qui était consacrée à Kang Woon-gun sur le thème des Paysages anciens était l’exception à la règle. Qui plus est, cette manifestation avait la particularité de se dérouler dans les nouveaux locaux du Musée de la photographie Go Eun, qui est le deuxième établissement de ce type situé à l’extérieur de Séoul, après celui qui a été inauguré il y a quatre ans, également sur la plage de Haeundae. Le hasard avait voulu que deux autres expositions de photo se déroulent en parallèle dans cette même ville : Les pierres silencieuses de Kwon Tae-gyun, qu’accueillait le premier bâtiment du Musée de la photographie Go Eun, et Jardin des Dieux , consacrée à Suh K o r e a n a ı A u t o mn e 2011

Heun-gang par le Toyota Art Space. Ces deux artistes issus de la deuxième génération de photographes se réclament de ce qu’il est convenu d’appeler « l’équipe de Kang Woon-gu » en raison de l’influence qu’a exercée sur eux ce pionnier de la photographie documentaire coréenne. Outre qu’ils exposaient en même temps et dans la même ville, c’était sur des thèmes analogues ayant trait à la culture traditionnelle coréenne. Ainsi, d’avril à début juillet, Busan a réellement été une ville de la photo.

Trois thèmes d’histoire Dans Paysages anciens, Kang Woon-gu partait à la découverte du patrimoine culturel coréen en se centrant sur trois grands thèmes historiques. Il y a dix ans, dans l’exposition Images des trois villages qui s’était tenue à Séoul, il avait présenté des photos réalisées dans trois villages de montagne isolés et les avait également publiées dans l’ouvrage du même nom. Cette fois-ci, les trois éléments clés auxquels il se référait étaient les tombeaux royaux de Silla, les différents hauts lieux dont il est fait mention dans l’ouvrage Samguk Yusa (souvenirs des Trois Royaumes), qui évoque les mythes et légendes de cette époque monarchique, et des reliques bouddhiques datant du royaume de Silla. Cette triple thématique sur laquelle Kang Woon-gu

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Scène avec Bouddha gravée en 1985 sur la falaise de la vallée de Yaksu, qui se situe aux pieds du Mont Nam, à Gyeongju.

axe ses recherches depuis quarante ans porte sur d’importants symboles culturels coréens vieux de plus d’un millier d’années. Dans l’ouvrage Samguk Yusa, le moine et historien Ilyeon a rassemblé en 1281, c’est-à-dire sous la dynastie Goryeo, des légendes, contes populaires et mythes coréens s’étendant de la création mythologique de la nation par Dangun à l’effondrement du royaume de Silla Unifié, dont celui de Silla représenta à lui seul presqu’un millénaire (57 av. J-C -935). Tout en se fondant en grande partie sur des références aux mythes et légendes, cette œuvre faisait mention de dates et de lieux historiques dont certains attirent encore toujours les visiteurs. Comme le souligne fort justement Kang Woon-gu dans le catalogue de l’exposition à propos de l’un des enseignements de ses études, « les mythes ne sont pas des histoires du ciel, mais de la terre, et sont fondées sur la réalité ». Parmi la centaine de photos qui était exposée, les visiteurs remarquaient souvent celles d’objets bouddhiques d’époque Silla découverts au Mont Nam. Si cette hauteur située exactement au sud de Gyeongju ne s’élève qu’à 471 mètres, on y trouve des temples, pagodes et bouddhas de pierre dans chacune de ses vallées et sur chacune de ses crêtes. Véritable musée à ciel ouvert, elle est tout imprégnée de la brillante culture bouddhique de Silla. Pas une de ses pier-

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res n’a échappé à l’objectif de l’artiste, qui l’a sillonnée à la fin des années soixante-dix, époque à laquelle il manquait encore d’expérience, mais nullement d’enthousiasme. Après avoir projeté de réunir les vues réalisées dans un premier album de photos, il allait finalement délaisser le fruit de toute une année de travail. « Malgré tout le mal que je me suis donné pour faire de bonnes photos, elles m’ont finalement paru trop simples » se souvient-il. Quatre années durant, il continuera de photographier la montagne, mais plutôt que de s’obstiner à capter l’image des statues bouddhiques en pierre, il va patiemment attendre de voir se dégager naturellement leur spiritualité, c’est-à-dire le moment précis où l’intensité et l’angle de la lumière leur donnent vie. Ses photos sont l’aboutissement d’une longue attente, qui pouvait parfois durer toute une journée, voire deux. Pour parvenir à saisir l’image des tombeaux royaux de Silla au cœur de l’hiver, il lui a fallu rester des années à l’écoute des prévisions météorologiques. À l’annonce de chutes de neige, il se précipitait sur les lieux, mais à son arrivée, la neige avait déjà fondu. Certains sujets ne se prêtaient à des photos qu’une seule fois dans l’année, telle cette statue boud­ dhique qu’il découvrit dans une grotte et dont le visage n’était exposé au soleil qu’un jour par an. La vue qu’il en a prise en 1984 figuCu l tu re e t A rt d e Co ré e


La Pagode ouest du Temple de Mireuk située à Geumma-myeon, une commune de l’agglomération d’Iksan, qui appartient à la province du Jeolla du Nord (1996).

rait d’ailleurs dans son expostion de Busan sous le titre Visage du Bouddha assis dans la grotte de Bulgol. Après l’avoir admirée dans l’ouvrage qu’il publia en 1987, un moine a voulu à son tour en réaliser une vue, mais chaque fois qu’il se rendait sur les lieux, il n’y avait pas suffisamment de lumière, comme l’a déploré ce religieux lorsqu’il a rencontré l’artiste pendant sa visite de l’exposition. Dans son livre, Kang Woon-gu a écrit à ce propos : « Tout ce que j’ai fait, c’est d’aller sur les lieux à plusieurs reprises, de prendre méthodiquement beaucoup de vues. Si j’avais la chance de prendre le sujet sous un bon angle, c’était tout simplement le résultat de mon obstination ».

À la découverte des paysages Dans le titre Paysages anciens, le mot« ancien » est à double sens. Il se rapporte tout d’abord à des temps reculés, puisque les photos représentent des symboles vieux de plus d’un millénaire du patrimoine culturel coréen. Cependant, il fait aussi référence au fait que ces photos sont le produit de la longue carrière du photographe. La clé de ces Paysages anciens n’est donc pas tant la lumière que le temps. Si la première, sous sa forme naturelle, est indispensable à la photographie, les vues de Kang Woon-gu ne sont pas fonction de la seule K o r e a n a ı A u t o mn e 2011

lumière du soleil, car elles dépendent aussi de cette « lumière du temps » qu’il évoque également par le titre d’un de ses livres. Dans son exposition, les photos semblaient mettre davantage l’accent sur « l’alors » (là-bas) que sur le « maintenant » (ici). Ses photos de la forêt de pins, du ciel au crépuscule, de la côte, d’une pagode en pierre et d’aspects oubliés d’un tombeau royal révèlent au regard les strates de temps qui recouvrent les objets, sans pour autant que « l’alors » et le « maintenant » ne s’y distinguent clairement. La vue intitulée Tombeaux de Nodong-dong , Gyeongju (1984), en présentant ces sépultures avec quatre crêtes en arrière-plan, nous convie à revenir plus de mille ans en arrière. S’il était possible de retrouver un paysage disparu, cette photo en serait un exemple, car elle ne représente pas le « temps de la lumière », mais la « lumière du temps ». Ici, le temps semble une métaphore du temps et de l’histoire, la notion du temps étant subjective et propre au photographe. Cette vue des tombeaux du quartier de Nodong-dong est, comme le fait remarquer son auteur, l’effet d’un équilibre fortuit entre le fond et la forme. Dans son œuvre, l’expression n’est pourtant pas fondamentale et elle est loin d’être très élaborée sur le plan technique, ce qui la fait s’apparenter à la photo « amateur », pour ses jeunes confrères. Kang Woon-gu est cependant plus attaché

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1. Le Temple de Mujang dans les bois d’Amgok-dong, à Gyeongju (1995). 2. L’Avalokitesvara debout et le Bodhisattva de la Compassion sur le Mont Nam, à Gyeongju (1985).

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qu’aucun autre photographe aux principes de base de la photograsée des deux grands volets des « histoires de la terre » et des « hisphie, dans la mesure où ils lui sont inhérents. toires de l’histoire ». C’est ce second qu’il faisait découvrir dans l’exC’est dans les années soixante, où il étudiait la littérature anglaiposition Paysages anciens et dans l’ouvrage éponyme, après avoir présenté le premier dans les manifestations et publications antése, qu’il va faire ses premiers pas en photographie. Suite à l’obtenrieures Images des trois villages (2001), Le soir (2008) et Tous les tion de son diplôme, il commencera par travailler pour des magazisédiments (1997). nes d’actualité où le manque d’indépendance et de liberté artistique Depuis ses premières années d’exercice en indépendant, Kang dont il souffre le décevra beaucoup. Il perdra son emploi en 1975, à Woon-gu a abordé plusieurs genres, sans jamais revendiquer la une époque où le régime militaire cherche à resserrer son emprise paternité d’œuvres réalisées sur commande, quel qu’en soit le sur les médias. Lorsqu’il étudiait l’histoire de la photographie, il se résultat artistique. Il formule le conseil suivant à ses cadets : « Le demandait souvent : « Qu’est-ce que la photographie ? », et c’est photographe doit être son seul ma tre ». Il est donc de ces artistes, cette interrogation qui le poussera, après son licenciement, à exertrop rares, dont la vie est en accord avec le travail. Yi Gi-ung, qui a cer en tant que premier photographe indépendant du pays. En ces temps difficiles, où un photographe n’avait que des devoirs et pas de L’image nous renvoie à un lointain passé,vieux de plus d’un millénaire et droits, il voyagera dans tout le pays et sera témoin de sa destruction s’il était possible de retrouver un paysage disparu, cette photo en serait systématique par le premier plan d’aménagement du territoire mis en un exemple, car elle ne représente pas le « temps de la lumière », mais la œuvre par la dictature et s’inventera « lumière du temps ». alors le langage photographique qui est le sien. édité la plus grande partie de ses livres, écrivait dans sa préface à Sa conception de la photographie peut se résumer à une « théoLa philosophie de la photographie de Kang Woon-gu , paru l’année rie du riz cuit à la vapeur », car, de même que cette préparation est dernière : « Kang Woon-gu est têtu. Il ne transige jamais sur ses la plus délicieuse qui puisse s’obtenir avec cette céréale, le meilleur convictions. Mais ses convictions, qui résultent de l’observation, de la produit de cet art est la photo documentaire. En formulant cette réflexion et de l’étude sont presque toujours exactes ». idée, il a jeté les bases de la photographie documentaire coréenne. Kang Woon-gu vient d’atteindre sa soixante-dixième année, un Pour Kang Woon-gu, les meilleures photos sont celles qui fournisâge qui approche certainement celui de ses Paysages anciens, mais sent l’information avec rapidité et précision et les photojournalistes sa photographie comme son sens de l’art demeurent jeunes, car il se doivent de transmettre au public des images réalistes. Il inspire le est respectueux de l’essence de la photographie et de sa dignité prorespect aux jeunes photographes coréens par sa mise en application fessionnelle, ce qui lui permettra de rester à tout jamais jeune. inlassable de ses conceptions philosophiques à son œuvre compo-

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Entretien

Quand l’éclat de la forme cache un fond de tristesse

Lee Yong-Baek à la Biennale de Venise de 2011 La Biennale internationale des arts de Venise, dont la cinquante-quatrième édition se déroule actuellement, depuis le 4 juin dernier et jusqu’au 24 novembre prochain, sous la direction de l’historienne et critique d’art suisse Bice Curiger, présente une grande exposition intitulée « ILLUMInations » à laquelle s’ajoutent quatre-vingt-neuf pavillons de pays. Parmi eux, celui de la Corée permet d’admirer les œuvres d’un homme déjà très apprécié du public du monde entier dans l’art conceptuel des médias, Lee Yong-baek. Koh Mi-seok Journaliste spéclalisé en art et design au quotidien Dong-a Ilbo

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ès son retour de Venise, où il avait assisté à la cérémonie d’ouverture de la Biennale des arts, Lee Yong-baek s’était empressé d’éteindre son téléphone portable et de repartir pour la côte sud-coréenne où il pratique la pêche sous-marine. Quand je lui ai rendu visite à son studio de Gimpo, dans la province de Gyeonggi, j’ai découvert un homme au teint hâlé, les cheveux coupés en brosse et d’une constitution maigre mais robuste qui tenait plus du marin au long cours que de l’artiste contemporain cosmopolite qui occupe une place de premier plan et travaille sur des supports variés en faisant appel aux technologies de communication. Lee Yong-baek a vu le jour à Gimpo, une petite agglomération située à l’ouest de Séoul, et c’est là qu’il est revenu voilà vingt ans, après avoir poursuivi des études dans la capitale. Sur une petite hauteur, il s’est fait construire une maison et un atelier, et a aménagé son studio d’artiste dans une construction en béton réalisée trois ans auparavant. Dans son atelier, qui fait penser à une usine tout encombrée, un haut-parleur aussi énorme que ceux des studios d’enregistrement et de gros écrans de télévisxeurs s’entassent au côté d’outils épars, l’ensemble occupant une place consi­ dérable. Après un coup d’œil à la chambre, nous nous asseyons à la table en bois de la cuisine.

Poissons en plastique est une peinture sur toile qui représente des appâts artificiels aux couleurs vives destinés à la pêche (à gauche). La Pietà ou la haine de soi est une oeuvre contemporaine sur ce célèbre thème, où le sujet est encore enveloppé de son moule (à droite).

Koh : Félicitations ! Le pavillon coréen a bénéficié d’une bonne critique à la Biennale de Venise. Il expose quatorze de vos œuvres, dont les installations L’ange soldat et Miroir brisé, la sculpture La Pietà et le tableau Poissons en plastique. Que pensez-vous vous-même de cette exposition ? Lee : J’étais déjà allé à la Biennale une ou deux fois, en tant que visiteur. Mais les choses sont très différentes cette fois-ci, où je suis l’artiste qui expose ses œuvres. Les lieux avaient des airs de champ de bataille. Le pavillon américain, qui expose un tank retourné sur le toit, aurait coûté quatre millions de dollars. La concurrence faisait rage, alors je me suis dit : « D’accord, entrez tous en guerre, mais moi j’irai dans le sens contraire ». Puisque les pavillons de pays donnaient dans un style agressif, j’ai décidé d’accrocher en haut du pavillon des tenues militaires de camouflage décolorées à fleurs. L’uniforme militaire, de même que le linge, symbolise un temps mort, ou la paix, c’est-à-dire la volonté de ne pas s’engager dans une guerre. Comme on a parlé de mes œuvres dans la presse internationale, elles ont été sur toutes les bouches et les gens m’ont fait part de leur enthousiasme.

Des fleurs et une imagerie militaire Les visiteurs qui s’arrêtent au pavillon coréen vont à la rencontre de Lee Yong-baek pour lui dire combien ils apprécient ses œuvres et qu’il considèrent son exposition comme la meilleure. En rapportant ces propos élogieux, il ajoute d’une voix un peu éteinte : « Sous des dehors éclatants, toutes ces œuvres produisent une impression de tristesse, comme le public l’a sûrement constaté lui aussi. » Koh : Le titre de l’exposition, qui était L’amour n’est plus, mais la blessure guérira , a la tonalité d’un poème romantique. Que signifie ce titre et sur quels critères a reposé le choix des œuvres ? Lee : C’est Yoon Jae-gap, le commissaire général du pavillon coréen, qui a eu l’idée du titre. J’étais d’accord avec lui car j’y ai vu une analogie avec la diminution progressive de l’admiration inconditionnelle que nous avions vouée à l’art occidental. Aujourd’hui, la plaie s’est refermée et nous sommes à même d’être en compétition sur un pied d’égalité. Avant de choisir les K o r e a n a ı A u t o mn e 2011

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œuvres, j’ai réfléchi à l’aménagement de l’espace. Le pavillon a été conçu de telle sorte qu’il semble plein, même si aucune œuvre ne s’y trouve. J’ai donc décidé de présenter des supports artistiques différents comme les tableaux, sculptures et installations. Ainsi, il suffirait qu’au moins l’un d’entre eux plaise aux visiteurs pour qu’ils s’intéressent à d’autres. De prime abord, mes œuvres font, dans l’ensemble, l’impression d’être voyantes et agréables à regarder, puis une sombre réalité s’impose à l’observateur attentif. Dans L’ange soldat , qui est une œuvre d’installation faisant appel à la vidéo et à la photo, s’affichent sur un écran des images dont les couleurs vont bien ensemble, en particulier celles des personnages en tenue de camouflage fleurie qui s’avancent à pas de loup, le fusil à la main. Dans l’art contemporain, les fleurs sont à proscrire, plus que tout autre sujet, mais cela ne m’a pas empêché d’en représenter. Si c’est leur beauté qui saute aux yeux, la terreur et la tension se dissimulent sous les apparences et nous alertent sur la déchirure que constitue la division du pays. Koh : La sculpture La Pietà crée un curieux effet en enveloppant la forme produite par le moule dans celui-ci. On s’est accordé à dire que cet emploi du moule était ingénieux, car, d’ordinaire, on l’enlève après avoir obtenu la pièce souhaitée. Lee : Nous, êtres humains, sommes déchirés entre deux tendances opposées, qui sont la passion et la haine. C’est cette dualité qu’exprime La Pietà où la figure humaine qui tient dans ses bras la mort en personne se met ainsi elle-même en danger. À l’origine, cette figure exprimait la souffrance humaine, mais dans les pays occidentaux, l’image de la Sainte Vierge tenant Jésus mort dans ses bras a été reprise dans l’iconographie religieuse. Pour moi, le seul vrai chagrin qui soit est celui qu’inspire l’idée de sa propre mort. Je ne parle pas simplement de la mort physique, mais de la fin des rêves qui sont les nôtres.

Koh : L’œuvre Miroir brisé est composée d’un vrai miroir qui se brise au son d’un coup de fusil lorsque le visiteur se tient devant elle. Elle a également eu beaucoup de succès, par son côté interactif. Lee : Le miroir symbolise un « moi » déchiré et propose la philosophie et l’introspection. Le son fort et choquant provoque des réactions très vives, certains allant jusqu’à hurler. J’ai commencé mon travail sur les miroirs quand je faisais des études à l’Académie des Arts visuels de Stuttgart (SAdBK). En tant qu’homme, je me regarde rarement dans la glace, mais quand j’étudiais à l’étranger, je le faisais souvent pour me préparer à des exposés. Je me parlais à moi-même ou me contentais de regarder mon image. Entre le « moi » de la réalité et l’image fascinante du « moi » dont je rêve, beaucoup de facteurs entrent en jeu. La proximité entre réalité et imagination suppose la réalisation des rêves, tandis que si la réalité trahit l’imagination, elle décevra le public. J’ai voulu représenter un juste milieu entre elles, par ces miroirs brisés.

Poissons en plastique , ce tableau représentant des poissons artificiels, est une critique acerbe de cette réalité qui substitue une fausse nature à la vraie. De l’ensemble de ces œuvres, se dégage une vision lucide de l’histoire coréenne moderne et des épreuves qu’a traversées le pays au XXe siècle, comme l’ont estimé ceux qui les ont découvertes.

L’installation L’ange soldat (à gauche) et son auteur, Lee Yongbaek à droite. En l’observant plus attentivement, on distingue des personages qui s’avancent à pas de loup, fusil à la main.

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« Quand j’aurai soixante ans, je prévois de me consacrer entièrement à la réalisation de films documentaires sur la nature, de filmer par exemple les îles inhabitées de Corée, tout en pratiquant la pêche en mer et la plongée sous-marine. Pour assurer son avenir à long terme, il me semble que lorsqu’on est artiste, il est très important de savoir profiter de la vie ».

L’influence de Nam June Paik Du point de vue de l’homme de l’art qu’est Lee Yong-baek, les trois artistes contemporains les plus importants du monde sont John Cage, Nam June Paik (Paik Nam-june) et Joseph Beuys, dont l’expression avant-gardiste et interactive fondée sur l’emploi des supports actuels a entra né un changement de paradigme dans bien des disciplines artistiques. Sa rencontre avec le second, qui est le père de l’art vidéo, allait définitivement imprimer sa marque sur l’artiste. Lee : Quand j’étudiais en Allemagne, entre 1991 et 1996, j’ai vu un jour des étudiants qui couraient partout sur le campus. J’ai demandé à l’un d’eux ce qui se passait et il m’a répondu que Nam June Paik était là ! Je les ai suivis et je l’ai vu de loin. Une autre fois, j’étais dans une galerie d’art pour acheter des livres et je l’ai croisé par hasard. Quand je lui ai dit que j’étais un étudiant coréen, il m’a invité à manger. Nous avons d né dans un hôtel où nous sommes restés plusieurs heures. Comme je lui disais que je ne savais pas quoi faire après mes études, il m’a répondu : « Vous avez encore des choses à apprendre à l’école ? Partez en Corée, aux États-Unis ou ailleurs, pourvu que vous puissiez exercer votre art ». Il m’a aussi conseillé d’apprendre à distinguer ce qui est drôle de ce qui est intéressant. De toutes les recommandations que lui a faites Nam June Paik ce jour-là, Lee Yong-baek a surtout en mémoire la règle de conduite suivante : « Ne montrez pas en quoi vous êtes bon et évitez le plus possible l’erreur ». Il entendait mettre ce principe en application à la Biennale de Venise, mais ce n’était pas chose facile. Comme le lui avait conseillé Nam June Paik, il est retourné au pays après ses études, mais la vie d’artiste allait s’avérer difficile pour l’inconnu qu’il était dans son propre pays. Lee : Je suis rentré en Corée en 1996, et deux ans plus tard, une galerie d’art m’a proposé d’exposer mes œuvres. Malheureusement, un nouveau conservateur a été nommé et il a annulé le projet six mois avant la date prévue. Je suis allé voir le conservateur du Musée d’art Sungkok, que je ne connaissais pas du tout, et lui ai demandé de m’accorder juste une demi-heure pour lui parler de mes projets. Il a alors accepté d’accueillir mon exposition. Et ce conservateur n’était autre que Lee Won-il, qui vient de décéder il y a quelques K o r e a n a ı A u t o mn e 2011


mois. Pour une exposition qui présentait un artiste méconnu, moi en l’occurrence, nous avons eu de la chance, car elle a beaucoup attiré et a reçu un bon accueil de la critique. En 2000, j’ai exposé une œuvre interactive, intitulée Emotion artificielle où les visiteurs devaient entendre la respiration d’une vache à l’agonie, mais elle n’a attiré que trente visiteurs. Un tel manque d’intérêt m’a vraiment choqué. Koh : Vous devez avoir été très déçu. Lee : Tout à fait. J’ai alors décidé de m’arrêter un moment. Un artiste ne peut pas conna tre le succès s’il est seul. À défaut de se vendre, une œuvre expérimentale doit au moins recevoir quelques encouragements. Le manque d’intérêt que je constatais m’était pénible. En 2001, j’ai arrêté d’exposer et me suis lancé dans la réalisation d’émissions de télévision. Je gagnais ma vie en plongeant par trente mètres de profondeur, chargé d’équipements lourds pour faire des prises de vue destinées à des documentaires sur la nature. À partir de cette époque, où il était âgé d’une trentaine d’années, et jusqu’à l’année dernière, Lee Yong-baek a donc exercé la profession de documentariste et a consacré les revenus qu’il en tirait à ses activités artistiques. Parmi ses films documentaires, figurent également des présentations de monuments historiques coréens tels que le Temple de Bulguk, que lui avaient commandées l’Office du patrimoine culturel pour son site internet. C’est à l’âge de quarante et un ans qu’il allait enfin vendre sa première œuvre d’art. Lee : L’art et la réalisation documentaire sont mes domaines de prédilection. Quand j’aurai soixante ans, je prévois de me consacrer entièrement à la réalisation de films documentaires sur la nature, de filmer par exemple les les inhabitées de Corée, tout en pratiquant la pêche en mer et la plongée sous-marine. Pour assurer son avenir à long terme, il me semble que lorsqu’on est artiste, il est très important de savoir profiter de la vie , ce qui peut d’ailleurs s’avérer plus difficile que de travailler dur. Pour créer une œuvre d’art, il faut être à la fois motivé, dynamique et inspiré. »

L’artiste et son temps Ses œuvres sont directes, provocatrices. Le commissaire Yoon note à ce propos : « Si nombre d’artistes réalisent des œuvres conceptuelles, ambiguës et personnelles, celles de Lee Yong-baek mettent l’accent sur l’esthétique des

relations et c’est ce qui me pla t. En termes plus simples, ses œuvres résultent d’un travail expérimental relevant d’une sorte de sociologie de l’art mais en fin de compte, elles montrent les choses de la vie. Lee Yongbaek possède aussi un style original qui n’a pas d’équivalent dans les pays occidentaux ». Koh : Vous travaillez sur des supports différents, notamment la peinture, la sculpture et les installations. Lee : J’exploite de nombreux supports, car j’ai vécu une période où la liberté artistique et d’expression était réprimée. J’ai commencé mes études en 1985 à l’Université Hongik, où tous les professeurs sans aucune exception adhéraient au courant du minimalisme. Je suis tout à fait opposé à un tel enseignement, qui n’accepte qu’une seule méthode et un seul point de vue. Si je suis allé à l’université, c’était pour produire moi-même des œuvres, mais la créativité y était étouffée et j’avais un sentiment d’oppression. Pendant la dictature militaire, on pratiquait aussi beaucoup l’autocensure. L’art, tel que je le conçois, doit participer de l’évolution des idées et des manières de voir. Mais en ce temps-là, on avait l’impression de vivre dans une maison dirigée par un patriarche à l’esprit étroit et conservateur. Hors du campus, une autre voix se faisait entendre, celle de l’art populaire. J’avais du mal à assumer cette dichotomie. J’ai l’intime conviction que l’art participe des libertés individuelles et peut donc inciter autrui à se libérer, chose irréalisable à l’époque où j’étais étudiant. Je n’ai donc eu d’autre choix que de partir à l’étranger. Je me suis efforcé d’y vivre aussi libre que possible, dans les limites que m’imposait la loi. Au début, j’étais très attiré par le process art , où mes œuvres cessaient d’exister après avoir été exposées et c’est pourquoi je me suis muni


d’un caméscope pour les filmer. Comprenant ensuite qu’il me serait difficile de rivaliser avec les Occidentaux sur leur propre terrain de la peinture et de la sculpture conventionnelles, je me suis lancé dans l’art vidéo naissant pour être en compétition sur un pied d’égalité. J’allais ainsi aborder des méthodes différentes par l’expérimentation. Par la suite, dès qu’une idée lui viendra à l’esprit, il l’exploitera selon différentes perspectives et sur des supports divers, dont le choix était fondé sur le critère de la position de son compte en banque, comme il le dit lui-même avec humour. Koh : Dans un livre d’art dû à John Rajchman, ce célèbre scientifique de l’Université Columbia, un passage a éveillé beaucoup d’intérêt. Il y écrit que l’art coréen génial de l’époque contemporaine est né du mouvement qui a lutté pour la démocratie en 1987, et que ses œuvres sont très liées à la politique, à l’histoire et à la situation sociale du pays. Vous considérez-vous comme un militant étudiant ? Lee : J’ai certes participé à des manifestations, mais je ne faisais pas partie des purs et durs. Un jour, j’ai jeté une pierre sur un policier anti-émeute, qui est tombé et par la suite, je n’ai plus jamais recommencé. Dans les studios d’art du lycée, les enseignants étaient divisés en modernistes et adeptes de l’art populaire. Je détestais les uns comme les autres. Quand je repense à cette époque, je me rends compte que notre génération, qui avait suivi ses études sous le régime de Park Chung-hee, s’était accoutumée à la répression. L’art populaire n’était pas si différent que cela. Face à l’apparition de doctrines, d’organisations et de règnes autoritaires, il ne diffère en rien de la position du modernisme. Toute personne qui impose une vision du monde donnée et la perpétue ne peut en aucun cas être artiste.

Un retour à zéro L’attrait visuel qu’exercent les œuvres de Lee Yong-baek provient de ses idées sur l’artiste et sa survie. Dans un premier temps, il cherche à attirer l’attention sur ce qui est beau et qui brille, pour révéler par la suite une vérité intérieure et des questions actuelles. Tout comme il s’opposait à toute dichotomie réductrice pendant ses années universitaires, il refuse toujours les contraintes extérieures

qui peuvent enfermer ses œuvres dans un carcan. Lee : Pendant mes études à l’étranger, je me suis lancé dans la création expérimentale. Si le public y réagissait positivement, j’arrêtais immédiatement le travail et passais à autre chose. À l’époque où je cherchais à savoir que faire de ma vie, j’ai été marqué par cette phrase lue dans un livre : « Si l’on pose un piège pour attraper un lapin, après avoir réussi, il faudra enlever le piège ». J’ai mis cette idée en pratique dans ma vie. L’art est un moyen de communication. Une fois que celle-ci a eu lieu, il faut se défaire des moyens employés. Après mes études à l’étranger, je me suis débarrassé de la plupart de mes créations, qui auraient pu remplir deux conteneurs, et n’ai ramené au pays que des œuvres sur papier. Koh : Quels sont vos projets d’avenir ? Lee : En septembre, je présenterai une grande exposition dans la galerie privée Pin, qui se situe au 798 du Quartier des arts, à Beijing. La Biennale de Venise a été pour moi l’échauffement avant le match que sera cette exposition. Lee Yong-baek expose avec enthousiasme les grandes lignes de ce projet. Il lui para t difficilement concevable de consacrer une vie entière à un seul et unique thème, car à ses yeux, un véritable artiste se doit d’être particulièrement capable d’introspection. C’est cette sagesse qui l’incite à se débarrasser courageusement du piège avec lequel il a capturé sa proie et qui nous permet d’espérer de perpétuels défis et évolutions à venir.

La sculpture intitulée La Pietà ou la haine de soi s’attaque à la figure de la mère, qui y est encore enveloppée dans son moule (à gauche). Lee Yong-baek accrochant des uniformes délavés à fleurs symbolisant la paix sur le toit du pavillon coréen, à la Biennale de Venise (à droite).


Sur la scène internationale

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Prends soin de maman, de Shin Kyung-sook, se classe parmi les meilleures ventes du monde Le roman Prends soin de maman , de Shin Kyung-sook, vient de faire une entrée remarquée en Europe et étend ainsi à l’échelle mondiale le succès qu’il avait déjà remporté aux États-Unis par son traitement subtil du personnage symbolique de la « mère ». Kim Mi-hyun Professeur de langue et littérature coréennes à l’Université féminine d’Ewha

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ix mois seulement après sa parution en Corée, en novembre 2008, Prends soin de maman s’était déjà vendu à un million d’exemplaires et battait ainsi tous les records dans l’édition littéraire de ce pays. En juin 2011, ce chiffre était passé à 1,75 million d’exemplaires et l’auteur avait signé des contrats d’édition dans vingt-huit pays du monde, ce qui fait de ce roman la première œuvre littéraire coréenne à para tre notamment au Royaume-Uni, au Portugal, en Israël, en Serbie, en Finlande et en Islande. La cyberlibrairie Amazon.com l’a classé parmi les dix meilleures parutions du premier semestre 2011 et le New York Times, au quatorzième rang des œuvres de fiction à succès. La tournée promotionnelle qu’a effectuée son auteur dans sept villes américaines et huit pays européens a été couronnée de succès. Voilà, résumé en quelques chiffres, ce qu’il faut savoir de la réussite de Shin Kyung-sook en Corée et à l’étranger. Lors d’un entretien, elle comparait cette ovation, dans ce dernier cas, à des « premières neiges », non seulement pour elle-même, mais aussi pour la littérature coréenne dans son ensemble. À mes yeux, c’est être trop modeste, car les « premières neiges » en question « risquent » aujourd’hui de se transformer en tempête par leur succès littéraire et commercial. Cet exploit est principalement dû à la persévérance et à la motivation artistique dont cet écrivain a toujours fait montre depuis la parution en 1985 de la nouvelle par laquelle elle est entrée en littérature [Dans son numéro de l’hiver 2010, Koreana évoque plus longuement Shin Kyung-sook et son œuvre. – Note de l’éditeur] Le bon accueil qu’a reçu à l’étranger le roman Prends soin de maman résulte aussi de l’action entreprise par plusieurs organismes, dont l’Institut coréen de Littérature coréenne et la Fondation Daesan, afin qu’il soit traduit en langue anglaise. Si l’intelligente traduction qu’en a réalisé Kim Chi-young et l’excellent marketing de la maison d’édition littéraire Alfred A. Knopf, Inc. sont aussi à l’origine de ce succès commercial, ce roman doit avant tout les éloges qu’il a suscités à l’étranger à sa dimension universelle.

Par-delà les frontières de la littérature coréenne

2 1. La romancière Shin Kyung-sook au Centre Lincoln des arts du spectacle, qui se situe à New York et où elle se rendait lorsqu’elle a été chercheur détaché à l’Université de Colombia, de septembre 2010 à août 2011. (Photographie : Lee Jae-an) 2. Couverture de l’édition américaine de Prends soin de maman.

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Le retentissement de cette œuvre n’obéit pas uniquement à la démarche suivie jusqu’alors en partant du principe selon lequel « c’est ce qu’il y a de plus coréen qui est le plus universel ». Il est manifeste que d’autres facteurs participent de cette portée universelle qui lui a permis de séduire différents publics à l’étranger. Le premier d’entre eux est ce thème de la « maman » qui confère à l’écrit de fiction une certaine intimité avec le lecteur. Dans le roman, cette « maman » est représentée sous les traits d’un personnage qui se sacrifie et lutte pour défendre les valeurs de la famille. Ce faisant, elle se heurte parfois à des résistances chez ces autres personnes de la famille pour lesquelles elle s’évertue à conserver les liens familiaux tout en les améliorant. Il incombe alors au lecteur de décoder ce personnage pour l’appréhender à la lumière de son propre vécu et d’y voir la personnification de Dieu ou de la Vie, par le biais du ventre maternel ou de la mère patrie, voire encore de l’Autre, d’aucuns pouvant même y découvrir leur double. Cette maman est emblématique de valeurs et sentiments disparus qu’il importe de retrouver et de faire revivre. Par son traitement du thème de la « maman », cette œuvre atteint ainsi à l’universalité. « Ce roman est l’histoire d’une famille coréenne, qui pourrait aussi bien être celle de n’importe quelle famille américaine, car seuls changeraient les noms des gens et les lieux », soulignait un lecteur sur le site d’Amazon.com. Dans une revue littéraire, un critique estimait aussi que « Cette œuvre a su rendre le dilemne auquel sont confrontées toutes les familles du monde ». Toutefois, on ne saurait voir en Prends soin de maman une peinture de la mère en tant que gardienne des traditions et symbole d’une maternité tout en abnégation, car l’auteur s’inscrit en faux contre cet idéal classique de la mère. Au dire de l’auteur, il s’agit plutôt de ré­véler

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L’auteur dédicaçant des exemplaires de son livre au Festival de Hay, qui se déroulait au mois de mai dernier à Hay sur Wye, au Pays de Galles.

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la vérité sur cette maman et d’en finir avec sa vision stéréotypée en la déstructurant pour révéler l’être humain libre et indépendant. Si, à première vue, le roman semble défendre les valeurs conservatrices de la mère à l’époque pré-moderne, encore fondée sur le patriarcat, le lecteur découvre peu à peu une mère autonome et tournée vers l’avenir. Dans le traitement littéraire du thème de la « mère », cette œuvre fait en quelque sorte figure de Cheval de Troie. Ici, le personnage de la mère dévouée échappe aux catégories de « passéisme » ou d’« antiféminisme » car la romancière les transcende pour créer une maman qui est en réalité « postmoderne » et « postféministe ». Cette mère attentionnée n’est donc pas quelqu’un de passif, qui se contente d’« être », mais de dynamique et complexe, qui « agit ». Comme l’a fait remarquer l’auteur à plusieurs reprises, ce roman n’a pas pour thème sous-jacent les souvenirs d’une maman, mais sa quête d’identité et de vérité au sujet de sa vie. En ce sens, Prends soin de maman traite de la maternité et de la famille au XXIe siècle.

Le succès littéraire de Shin Kyung-sook Outre cette dimension universelle, l’œuvre de Shin Kyung-sook s’impose aussi par des qualités littéraires avérées. Dès la première phrase (« Cela fait une semaine que maman a disparu ») et jusqu’à la dernière « (Cela fait neuf mois que maman a diaparu), l’écriture entretient l’intensité d’une intrigue pleine de mystère. On est aussi impressionné par une puissante narration qui englobe les points de vue différents du fils, de la fille, du mari et de la mère ellemême. Les trois premiers font l’objet d’un enoncé à la deuxième personne générateur d’intensité et s’opposant à celui, conduit à la première personne et à forte charge émotionnelle, qui concerne la mère. « Ce roman est l’histoire d’une famille coréenne, qui pourrait aussi bien Cet art subtil de la narration est servi être celle de n’importe quelle famille américaine, car seuls changeraient par la présence puissante d’objets symboliques tels que les chaussures les noms des gens et les lieux. » de la maman, les oiseaux et la Pietà de Michel-Ange. Les lecteurs ont particulièrement apprécié les remarquables procédés littéraires mis en œuvre dans ce roman. Dans son numéro d’avril 2011, Oprah Magazine recommandait ainsi sa lecture dans cette optique, en formulant un certain nombre de questions invitant à la réflexion, tel ce : « Alors que la narration à la deuxième personne est un système d’énonciation peu courant, il est employé tout au long de la première partie du roman (récit de la fille, Chi-hon) et de la troisième (récit du mari). Quels sont les effets de ce choix ? Que révèle-til des sentiments de ces personnages envers leur maman ? Pourquoi la maman est-elle la seule à raconter l’histoire à la première personne ? Pourquoi la nourriture joue-t-elle un tel rôle dans les souvenirs qu’a Hyong-chol de sa mère ? Comment expliquer le fait que beaucoup conservent l’image des sandales en plastique bleu de la maman et de ses pieds très ab més, alors que juste avant sa mort, elle portait des sandales beiges à talon plat ? » Les lecteurs sont ainsi invités à ne pas se contenter de suivre le récit et à y apprécier également le travail sur l’expression. Cette lecture plus approfondie, en permettant d’apprécier le génie littéraire de l’auteur, contribuera à une meilleure diffusion de ses autres œuvres dans le monde. Selon Shin Kyung-sook, la littérature est source de réflexion et de sensibilité artistique et favorise donc plus de solidarité humaine tout en apportant la consolation aux plus fragiles, car elle n’a pas pour propos de dénoncer les côtés absurdes de la vie. L’intérêt croissant que portent les lecteurs à la valeur intrinsèquement bénéfique à la condition humaine, qui est celle de l’art, ne pourra que renforcer le succès des œuvres de Shin Kyungsook.

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ARTISAN

Le potier

Kim Il-mahn

perpétue la tradition ancienne des onggi Depuis l’Antiquité, les Coréens conservent dans de grossières jarres en terre cuite leur kimchi, cette préparation à base de légumes fermentés aujourd’hui connue dans le monde entier, mais aussi des sauces de base de leur cuisine telles que le doenjang, le gochujang et le ganjang , qui sont respectivement du concentré de soja et de piment rouge et de la sauce de soja, car les micropores de ces récipients rudimentaires créent un milieu très favorable à la fermentation. Park Hyun-sook Rédactrice occasionnelle | Ahn Hong-beom Photographe

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a fermentation, qui se produit sous l’action de bactéries bienfaisantes pour l’homme, est un gage de plaisir gustatif, mais a aussi des vertus pour la santé. La saveur prononcée qu’elle donne aux aliments les rend étonnamment délectables. Dans son ouvrage intitulé La troisième vague, le futurologue Alvin Toffler affirme que la nourriture de l’avenir sera fermentée et qu’elle se répandra dans toutes les cuisines du monde au détriment du sel et des sauces toutes prêtes. La fermentation accro t la valeur nutritionnelle des aliments grâce aux substances bienfaisantes qu’elle produit. Le processus en est facilité par l’emploi que font les Coréens, depuis des temps anciens, de récipients en terre cuite dits onggi qui, s’ils sont d’une fabrication rudimentaire, sont particulièrement bien adaptés à la cuisine traditionnelle coréenne, puisque celle-ci se compose à K o r e a n a ı A u t o mn e 2011

près à 90 % d’ingrédients fermentés.

Les meilleurs résultats avec des moyens traditionnels Les procédés de fabrication des onggi comportent un long pétrissage de l’argile, son façonage au tour et sa cuisson dans un four au bois de chêne. Ces poteries de style traditionnel peuvent être enduite de vernis marron foncé et sont alors dites oji geureut ou laissées sans glaçure, auquel cas elles prennent le nom de jil geureut , ces dernières se faisant rares de nos jours. Sur leurs parois, les onggi présentent des micropores propices à la fermentation et à une bonne circulation de l’air empêchant le pourrissement sans déperdition de liquide. C’est pour cette raison que les Coréens ont pris l’habitude de les appeler « jarres qui respirent ». Dans la vie d’autrefois,

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1. Le ma tre potier Kim Il-mahn lisse les bords d’une poterie, ce qui constitue la dernière étape de sa fabrication. 2. Sur la table, le potier superpose des rouleaux d’argile en plusieurs couches pour réaliser le fond du récipient. 3. Il lisse et durcit les faces interne et externe en les tapotant en même temps à l’aide de baguettes. 4. Il laisse sécher tout à fait la pièce obtenue, puis l’enduit de vernis avant la cuisson.

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où ces poteries grossièrement façonnées étaient d’un usage répandu, les femmes veillaient toujours à les tenir propres pour assurer le passage de l’air par ces minuscules orifices, alors leurs kimchi et sauce de soja n’en étaient que plus goûteux. Le rôle important que jouaient les onggi a été évoqué maintes fois dans l’ouvrage intitulé Samguk sagi, c’est-à-dire l’histoire des Trois Royaumes, où il est fait notamment mention d’un office gouvernemental appelé Wagijeon qui, sous la dynastie Silla (57 av. J.-C.-935), contrôlait la fabrication des tuiles et récipients de terre. Jusque dans les années soixante, on comptait sur tout le territoire plus de cinq cents fours voués à la production d’onggi. Les poteries traditionnelles coréennes peuvent être de deux styles qui sont le céladon bleu-vert, à la beauté très aristrocratique, et la porcelaine blanche, que beaucoup comparent à une belle et inno-

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cente jeune fille. Les articles faits de ces deux manières représentaient des objets d’art destinés à être montrés et admirés. À l’inverse, les onggi, ces terres cuites sans apprêt, servaient tous les jours à la maisonnée, pareilles à des « épouses travailleuses, simples et sans prétention », comme l’écrivit le poète Jeong Ji-yong dans son poème intitulé Mal du pays . À première vue ordinaires et sans le moindre attrait, c’est à l’usage et avec le temps que ces récipients révèlent toute leur beauté simple et fonctionnelle. Aujourd’hui âgé de soixante-dix ans, le ma tre potier Kim Il-mahn s’est initié à son art dès l’âge de quinze ans et il était alors chargé de préparer l’argile en débarrassant la matière première de ses impuretés par leur délayage dans l’eau. Le 11 février 2010, la conscience professionnelle dont il a fait preuve de tout temps lui a valu de se voir classer par l’État Important Bien culturel immatériel n°96. Cu l tu re e t A rt d e Co ré e


Kim Il-mahn explique : « Après la cuisson au four traditionnel, il ne reste que la moitié des pièces entières. Beaucoup éclatent à cause des variations de température. Si j’avais un four à gaz, je ne passerais pas de nuits blanches à entretenir mon feu de bois et je serais moins fatigué. En outre, le tour électrique est beaucoup plus pratique que le tour manuel. Mais un potier qui se respecte ne songerait même pas à de telles solutions. ».

Un art pratiqué par huit générations

famille, j’ai été le premier à posséder un four. En 1980, quand je suis arrivé ici, Ipo était encore un village de potiers où on voyait des fours partout. Aujourd’hui, ils ont presque tous disparu, et les trois qui sont dans mon atelier sont parmi les rares qui subsistent. » Derrière les fours, se trouve un studio où l’homme travaille l’argile sur cinq tours qui sont tous à pédale, comme autrefois. À mon arrivée, j’y trouve trois hommes en train de façonner des jarres qui, pour certaines, peuvent contenir cent litres d’eau. Il s’agit du fils a né, ma tre Seong-ho, du cadet prénommé Yong-ho et du petit-fils, Myeongjin, qui sont âgés respectivement de quarante-neuf, trente-sept et vingt-trois ans. Aux quatre fils du ma tre qui travaillent dans l’entreprise familiale, s’ajoutent un deuxième fils de quarante-six ans, Jeongho, et un troisième de quarante-trois ans, Chang-ho, qui tiennent eux-

Kim Il-mahn est un partisan inconditionnel de la tradition pour ce qui est des matériaux et l’on s’en rend compte tout de suite en franchissant le seuil de l’atelier attenant à son domicile. Le local abrite trois fours à onggi du type de ceux d’Ipo-ri, cette commune de l’agglomération de Yeoju, dont la tradition remonte à plus d’un siècle et demi. Ils diffèrent tous par leur forme et leurs dimensions, le plus grand « Si j’avais un four à gaz, je ne passerais pas de nuits blanches comprenant une cavité particulièrement importante qui peut recevoir une grande quantité à entretenir mon feu de bois et je serais moins fatigué. En outre, de jarres de grande taille. Le tunnel, qui atteile tour électrique est beaucoup plus pratique que le tour manuel. gnait à l’origine quarante mètres de longueur, mesure aujourd’hui 24,5 mètres de long sur 2,4 Mais un potier qui se respecte ne songerait même pas à de telles à 2,8 mètres de large et 1,53 à 1,75 mètres de haut. Quant au deuxième four, dont les dimensolutions. » sions sont de 10,73 m x 1,5 m x 1,1 à 1,15 m, il est réservé à la cuisson des jarres et pots de taille mêmes un atelier. L’ensemble de leur production est commercialisée moyenne. Enfin, le plus petit des trois (7 m x 1,95 m x 1,15-1,27 m) avec le nom de marque Obuja Onggi, c’est-à-dire les poteries onggi convient aux petites pièces et à la vaisselle non vernissée. du père et des quatre fils. En choisissant de s’engager dans la même Kim Il-mahn se souvient : « Je suis né à Andong, dans la province voie, le petit-fils assure la continuité d’une tradition familiale vieille de du Gyeongsang du nord, et ma famille était dans le métier depuis six huit générations. À l'instar de son père, le fils a né, Seong-ho, a débuté générations, y compris la mienne. Dans ce travail, on n’a jamais la vie dans le métier dès l’âge de quinze ans et pourtant ses trente années facile. De plus, mon père a dépensé tout l’argent qu’il avait tiré de la d’expérience ne l’empêchent pas de continuer à se considérer comme vente de ses produits. Alors, il en a été réduit au vagabondage et il a un apprenti. parcouru tout le pays en travaillant comme potier ambulant. Dans la

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1. Les fours traditionnels d’Obuja Onggi sont allumés quatre fois par an, chaque cuisson exigeant cinq jours. 2. Kim Il-mahn examinant les jarres après la cuisson, dans le four refroidi. Dans un four traditionnel, la température est si irrégulière qu’il y a près de cinquante pour cent de pertes pendant la cuisson.

« Il me reste beaucoup à apprendre. Aucune des opérations n’est simple, à commencer par la préparation de l’argile brute », confiet-il. « Nous nous approvisionnons dans tout le pays pour obtenir un mélange de la meilleure qualité possible pour son travail au tour et sa cuisson. Je pense que mon père a raison de procéder comme autrefois. Il estime que la machine ne peut pas égaler la main de l’homme et en conséquence, il effectue le travail avec le plus grand soin. La cuisson au four traditionnel entra ne beacoup de déperditions, mais les pièces restées intactes sont plus solides et belles. De plus, contrairement à ce qui se passe sur un tour électrique, on peut obtenir le rythme et la vitesse voulus sur le tour à pédale, et c’est à ce moment-là seulement que la poterie se stabilise et se solidifie ». Après s’être initié à la poterie au lycée, le petit-fils du ma tre, Myeong-jin, poursuit des études d’arts visuels à l’université. Pour lui, c’est son grand-père qui a fait na tre en lui la volonté de perpétuer cette tradition familiale, ce dont il se réjouit et tire fierté. Son oncle Chang-ho ajoute les précisions suivantes : « La fabrication des poteries onggi est difficile d’un bout à l’autre. La cuisson dure en général cinq nuits entières et il faut la surveiller pour entretenir le feu et la chaleur. Lorsque le feu s’éteint enfin, le dernier jour, les potiers sont presque tous à bout de forces, sauf mon père, qui repartait aussitôt au tour. C’est en le voyant travailler sans répit que j’ai décité de suivre ses traces. » Kim Il-mahn a installé son tour au fond du studio, derrière celui de ses deux fils et de son petit-fils. À eux quatre, ils composent un parfait tableau familial où le père, avec toute la sagesse et le bon sens que confèrent une longue expérience, observe ses fils avec une fierté tranquille. « Un jeune homme vigoureux peut actionner son tour et battre avec force et façonner uniformément l’argile en frappant les parois du récipient. Mais moi, je suis un vieil homme, alors mon tour va lentement et les parois que je tape de mes mains produisent des sons irrégulers. Mais, voyez donc, avec eux, comme le son est rythmé ! » s’exclame le ma tre, conscient de ce que ses fils et son petit-fils sont le bien le plus précieux qu’il a à léguer. Ses tours à pédale font aussi sa fierté. « Quand j’étais plus fort, j’étais capable de tourner tout seul une jarre de 1 200 litres. Ce n’est pas que j’étais particulièrement doué, car tous ceux du métier en faisaient autant. Dans d’autres pays, j’ai entendu dire que des potiers se mettent à plusieurs pour faire les jarres les plus grandes et qu’ils accumulent une grosse masse d’argile pour ébaucher le corps. En Corée, on réalise les parois en superposant de longs rouleaux d’argile que l’on a bien pétris. Cela permet d’obtenir des parois beaucoup plus solides. » Une fois mises en forme, les parois subissent un lissage que l’ar-

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tisan exécute en tapotant leurs faces interne et externe des deux mains et en même temps. Il s’agit de la plus importante opération à réaliser pour obtenir un onggi d’une grande solidité. Si deux ou trois ans d’expérience dans le métier suffisent à savoir superposer convenablement les rouleaux d’argile, ce sont dix années de métier qu’exige la bonne exécution de cette opération cruciale du polissage.

Laisser reposer l’argile pour qu’elle « respire » mieux De même que la saveur du kimchi n’est que plus délicieuse lorsqu’il est parfaitement fermenté, l’argile doit avoir suffisamment reposé pour, plus tard, permettre au récipient de bien « respirer ». Cette étape est donc capitale, comme le dit le vieil adage des potiers : « L’argile que vous travaillerez aujourd’hui sera parfaite quand votre petit-fils s’en servira. » Kim Il-mahn s’en explique comme suit : « La nature de l’argile varie énormément selon la région. Friable ou gras, sableux ou fin… il y en a de nombreuses variétés. Les potiers doivent savoir mettre à profit toutes leurs qualités, et c’est pourquoi il n’est pas conseillé d’employer un matériau d’une seule provenance. Plus le produit Cu l tu re e t A rt d e Co ré e


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associe d’argiles différentes, plus il donne satisfaction. Quant à moi, j’ai parcouru tout le pays pour visiter les régions réputées posséder des sols de bonne qualité et prélever des échantillons aussi différents que possibles dans le but de parvenir à un mélange optimal. » Après avoir amassé l’argile brute, on la trempe dans l’eau pour en éliminer les impuretés, racines d’herbe ou grains de sable par exemple, avant de la laisser reposer un certain temps. Quand elle s’est stabilisée, on ajoute de l’eau, on fait sécher et on nettoie pour obtenir une matière propre que l’on battra en une poudre fine. On mouille alors celle-ci à l’eau, puis on la pétrit pour réaliser de longs rouleaux. Il faut alors placer un morceau d’argile sur la table du tour et après l’avoir saupoudré d’argile blanche, on l’étale et le tapote jusqu’à l’obtention de la forme souhaitée. Alors, le moment est venu de créer les parois avec les rouleaux d’argile que l’on superpose en plusieurs couches, en commençant par le bas. Une fois la pièce ainsi réalisée, on la laisse sécher une semaine, voire un mois, selon la saison, après quoi il faudra l’enduire de vernis et procéder à un nouveau séchage. Ce vernis est à base de frêne et d’argile rouge de deux à quatre mois d’âge. Dans des conditions norK o r e a n a ı A u t o mn e 2011

males, il faut compter cinquante à soixante jours pour l’ensemble de la fabrication, à partir de la préparation de l’argile et jusqu’à la cuisson des pièces. « Nous cuisons au four quatre fois l’an, c’est-à-dire deux fois au printemps et deux fois en automne. Nous réalisons trois cent cinquante à quatre cents pièces par four et mettons à brûler du pin rouge à stries fines de Gangneung, car cette essence produit beaucoup de chaleur. En début de cuisson, la température des fours est de 100° C, puis elle peut atteindre 1 200 à 1 300°C. On éteint le feu cinq jours plus tard », explique le ma tre. Avec leur aspect rudimentaire, les pots et jarres dits onggi se ressemblent peut-être tous à nos yeux, mais le ma tre et ses quatre fils reconnaissent infailliblement ceux de leur fabrication, comme en est capable tout potier expérimenté, à leur dire. La poterie traditionnelle n’est peut-être plus présente au quotidien dans la vie moderne, mais d’aucuns manifestent un intérêt certain pour ses productions. C’est pour répondre à leurs attentes, mais aussi par satisfaction personnelle, que les artisans de cette famille ont à cœur de perpétuer la tradition des poteries onggi au cours des générations à venir.

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Escapade

L’année 2011 aura été marquée par le millième anniversaire de la création du Tripitaka Koreana et les manifestations organisées à cette occasion historique ont notamment exigé trois journées pleines pour le transport des tablettes en bois sur lesquelles sont gravés ses textes, et ce, une centaine de jours avant les festivités qui se déroulaient en point d’orgue sur le thème « 2011 : Millénaire du Tripitaka

Koreana » à partir du 23 septembre dernier. Vénérable Sungahn Conservateur de l’Institut de recherche sur le Tripitaka Koreana au Temple de Haein | Ahn Hong-beom Photographe

Un pèlerinage au Tripitaka Koreana millénaire

1. Le cortège, à la tête duquel un palanquin transporte une tablette en bois authentique du Tripitaka fait le tour de la pagode située dans la grande cour du Temple de Haein, avant de partir pour Séoul.

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Ko re a n Cu l tu re & A rts


Une des tablettes en bois du Tripitaka Koreana , dont les inscriptions furent gravées voilà un millénaire. Lors de l’invasion du royaume de Goryeo par les Mongols, en l’an 1232, les tablettes allaient été détruites par un incendie, à de rares exceptions près. La reproduction du canon bouddhique allait être entreprise en 1236 et s’achever quinze ans plus tard.

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n cette matinée du samedi 18 juin, la grande cloche du Pavillon de musique du Temple de Haein a sonné trois coups qui ont fait résonner l’air de leur puissantes sonorités. Des choristes arborant la robe d’apparat ont entonné « Les Trois Refuges », tandis que le Vénérable Nojeon psalmodiait « Le Sutra du Cœur ». Après la lecture du Rapport Fait à Bouddha par le moine supérieur de l’École sangha de Haein, le moine affecté à cette tâche a extrait l’une des 81 258 tablettes en bois du Tripitaka Koreana de l’entrepôt où celui-ci est conservé et l’a placée dans un palanquin. Cette cérémonie marquant le départ de cette relique allait être suivie de nombreuses autres pendant le long périple qui allait la mener à Séoul.

À la tête du cortège L’ensemble des pèlerins était précédé d’un groupe de musiciens vêtus de jaune et jouant du clairon ou du tambour, auxquels succédaient des moines portant les objets cultuels : banderole du Bodhisattva guidant l’âme, bannière à cinq couleurs et grand éventail au plantain. Venaient ensuite le palanquin chargé des tablettes en bois d’origine, puis un groupe de moines, dont le père supérieur et les frères du centre de méditation du temple, des novices étudiant les Écritures et les religieuses participant à la méditation dans le cadre de leur retraite spirituelle. Enfin, les adeptes fermaient la marche en transportant sur la tête une reproduction de la tablette en bois déplacée. Partis du Pavillon du Joyau du dharma, les pèlerins se sont acheminés vers le Pavillon de la Grande Lumière Tranquille et ont emprunté jusqu’au bout la Route des Stèles, où le moine principal a remis plusieurs tablettes en bois au gouverneur de Hapcheon, clôturant ainsi cette première journée de festivités. La manifestation commémorative qui allait se dérouler à Séoul allait s’achever par la réexpédition de ces mêmes tablettes au Temple de Haein à partir de Gaegyeong, qui est le port fluvial de la ville de Goryeong, afin d’accomplir une fois encore leur périple vieux de sept siècles. Le Tripitaka Koreana est un véritable trésor national qui témoigne du haut degré d’évolution qu’atteignit la dynastie Goryeo (918-1392) dans les domaines économique et culturel, tant il est vrai que la prospérité d’un pays est propice à son épanouissement culturel. Comme le souligna le Vénérable Uicheon, prince et précepteur royal de Goryeo, l’objectif premier de la création du Tripitaka fut « de transmettre la sagesse de notre K o r e a n a ı S u mme r 2 011

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1 1. Sur le chemin du retour au Temple de Haein, les adeptes défilent sur la route de l’ermitage de Gilsangam en portant sur la tête la reproduction d’une tablette. 2. La cérémonie du départ avait eu lieu au Temple de Haein, face aux entrepôts qui renferment le Tripitaka Koreana .

millénaire à un autre millénaire futur » et ainsi allait être consignée la somme des connaissances et techniques acquises par les sujets de cette dynastie plusieurs fois centenaire dans ce recueil qui est parvenu à nos jours, mille ans plus tard. L’immense importance de ce jalon de l’histoire allait donner lieu, il y a peu, à une reconstitution du pèlerinage qui s’accomplissait jadis jusqu’aux tablettes en bois du Tripitaka.

Un escalier de cent huit marches Le Temple de Haein, qui abrite les tablettes du Tripitaka Koreana depuis le XIVe siècle, s’accroche au versant du Mont Gaya. Le marcheur qui se dirige vers ce relief en longeant la vallée de Hongnyudong, dans un cadre naturel merveilleusement préservé, aperçoit au loin ce sanctuaire ancien qui émerge d’une zone boisée verdoyante. Après avoir franchi la Porte Iljumun, c’est-à-dire du pilier, qui est le principal accès du Temple, il en passera deux autres dites de Bonghwangmun et Sacheonwangmun, à savoir respectivement du phénix et des quatre gardiens tutélaires, avant de parvenir à un escalier en pierre. Au sommet de ce perron, se dresse encore la Porte Haetalmun, c’est-à-dire du Nirvana, où l’on peut lire sur un panneau « Grand Monastère de l’Ordre de Hwaeom du Bouddhisme coréen ». On accède alors à une cour spacieuse au fond de laquelle se dresse le Pavillon Gugwangnu, c’est-à-dire des neuf rayons de lumière.

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Derrière cette bâtisse à un étage, dont le rez-dechaussée donne accès à la cour principale, se trouve une pagode à trois étages et une lanterne en pierre datant du royaume de Silla (57 av. J.-C. - 935). Elle est flanquée à sa droite du Pavillon de Gwaneumjeon, c’est-à-dire de l’Avalokitesvara, et à sa gauche de celui de Hyeondang, c’est-à-dire de la Vérité ultime, où se trouvent les logements des moines. Le visiteur gravit ensuite un escalier qui mène au Pavillon de la Grande Lumière Tranquille, qui est le principal édifice du Temple et où est enchâssée une image du Bouddha Vairocana. À sa droite, se dressent trois constructions qui sont le Pavillon de Seonyeoldang, c’est-à-dire de la béatitude Zen, la résidence du moine principal et le Pavillon de Myeongbujeon, c’est-à-dire du jugement dernier où est enchâssée l’effigie du Bodhisattva Ksitigarbha, ainsi que celui d’Eungjinjeon, c’est-à-dire de l’Arhat. Derrière le Pavillon de la Grande Lumière Tranquille, s’étend un important ensemble architectural réunissant les plus vieux bâtiments du Temple de Haein, Cu l tu re e t A rt d e Co ré e


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les deux entrepôts qui abritent les tablettes en bois du Tripitaka Koreana (Janggyeong panjeon). Tout en haut d’un escalier particulièrement raide, un panneau porte l’inscription Palman daejanggyeong, c’est-à-dire les quatre-vingt mille Tripitaka. Les escaliers situés de part et d’autre du chemin qui va de la Porte du Pilier aux entrepôts du Tripitaka totalisent cent huit marches, ce chiffre faisant référence au dogme bouddhique selon lequel l’homme peut être victime de cent huit illusions différentes, qui sont la cause de tous ses maux. Une croyance bouddhique affirme qu’il est possible de les chasser en empruntant le chemin qui mène de la Porte du Pilier aux entrepôts du Tripitaka , à condition de fouler chacune de ses cent huit marches sans exception. En posant le pied d’un degré à l’autre, on devrait en principe s’affranchir de toute ses chimères et si l’on n’éprouve pas calme et sérénité en parvenant aux entrepôts, c’est que l’on doit avoir sauté un ou deux d’entre eux en cours de route. Quand j’ai été ordonné au Temple de Haein, après

1. Les tablettes en bois du Tripitaka serrées les unes contre les autres sur les étagères en bois d’un entrepôt. Le Vénérable Sungahn examinant l’une des tablettes. 2. La procession du Tripitaka Koreana parcourant les rues d’Insadong, un quartier de Séoul.

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m’être prosterné trois mille fois devant le pavillon principal, je me suis fait raser la tête et j’ai endossé la robe marron des novices. Comme tous ceux-ci, je me suis vu charger d’un travail à accomplir dans l’intérêt de la communauté, qui était, dans le cadre du Bureau de gestion générale, d’exécuter des tâches dans les différents édifices du temple. Il s’agissait notamment d’assurer la relève du moine responsable de la surveillance des entrepôts du Tripitaka aux heures du petit déjeuner, du déjeuner et du dîner. Sans cesser de les garder, je faisais le ménage dans le Bureau de gestion du Tripitaka.

Les entrepôts du Tripitaka Koreana Passé la Porte Boanmun, c’est-à-dire des yeux panoptiques, on découvre un panneau à encadrement où est inscrit le mot sudarajang, qui signifie « entrepôt des sutras » et dont les vocables sudara et jang constituent, pour le premier, une translitération du mot hindou « sutra », un nom générique désignant les textes des discours et enseignements de Bouddha et du bouddhisme en général, tandis que le second est un mot sino-coréen signifiant « installation de dépôt ». Les bâtisses qui abritent les tablettes en bois du Tripitaka Koreana sont les constructions les plus anciennes du Temple de Haein, lequel date des premiers temps de la dynastie Joseon et plus précisément de l’an 1488. Pour protéger les inscriptions gravées sur le bois d’éventuels dégâts et dégradations, ces édifi-


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ces ont été conçus pour maintenir à un niveau constant température et humidité, ces deux facteurs clés de la conservation de tablettes en bois. L’emplacement, l’implantation et l’orientation de ces bâtiments, ainsi que leur aménagement intérieur, la place des fenêtres et la forme des étagères participent tous d’un éclairage et d’une ventilation suffisants au maintien de conditions de conservation adéquates. Ces bâtiments dont la conception a privilégié le caractère pratique et fonctionnel par rapport à des considérations esthétiques, n’en possèdent pas moins une importante symbolique bouddhique. En effet, ils comptent très exactement cent huit piliers correspondant au nombre des illusions humaines, la surface au sol de tous les bâtiments réunis atteignant trois cent soixante-cinq pyeong, c’est-à-dire environ mille deux cents mètres carrés, autant que de jours dans l’année. Ces bâtisses présentent aussi la particularité d’être faites de pierres à la taille très rudimentaire. L’édifice central, qui est le Pavillion de Palman gyeonggak, c’est-à-dire des quatre-vingt mille Écritures, renferme six mille sept cent quatre-vingt-onze livres au

Entreprise en l’an 1236, la réalisation des gravures s’est achevée quinze années plus tard et cet énorme travail a exigé l’équivalent de près de 1,3 million d’hommes-jours, sachant qu’à l’heure actuelle, une personne travaillant à plein temps effectue environ 252 hommes-jours par an. Ce sont quelque cinquantedeux millions de caractères qui ont ainsi été gravés sur ces tablettes en bois, soit à peu près autant que dans les Annales de la dynastie Joseon, dont la rédaction s’est étalée sur près d’un demi-millénaire. Trois grands sanctuaires coréens abritent des représentations des Trois Joyaux du bouddhisme que sont le bouddha, le dharma et le sangha. Il s’agit du Temple de Tongdo, où sont enchâssées les reliques de Bouddha (sarira) et qui constitue le temple du joyau du Bouddha. Le deuxième d’entre eux est celui de Haein, qui a diffusé les enseignements de Bouddha en gravant les Saintes Écritures sur les tablettes en bois, et il représente le temple du joyau du dharma. Enfin, le Temple de Songgwang, par la formation de nombreux vénérables, a accédé au titre de joyau du sangha.

Un éblouissant parcours dans Séoul

Au deuxième jour du pèlerinage, une cérémonie s’est déroulée dans la capitale, au Temple de Jogye, dans une atmosphère animée créée par l’alliance de chants et de lectures de versets du « Grand Dharani Sutra » sur un accompagnement musical moderne et entraînant. Le « Millénaire du Tripitaka Koreana » qui doit être célébré ce mois ne se réduit pas à une manifestation religieuse réservée à Comme le souligna le Vénérable Uicheon, prince et précepteur royal la communauté bouddhiste, car il sera une véritable fête dans tous le pays et à tous les de Goryeo, l’objectif premier de la création du Tripitaka fut échelons de la société. C’est pour cette raison que les festivités qui avaient lieu der« de transmettre la sagesse de notre millénaire à un autre millénaire nièrement comptaient la participation de nombreuses personnalités issues de divers futur » et ainsi allait être consignée la somme des connaissances et secteurs, tel Ceferino Valdez, l’ambassadeur du Paraguay en Corée, qui s’est vu techniques acquises par les sujets de cette dynastie plusieurs fois nommer ambassadeur d’honneur des fescentenaire dans ces tablettes qui sont parvenues à nos jours, après tivités à venir, ou la « pianiste aux quatre doigts » Lee Hee-ah. mille ans d’existence. Quand a retenti le clairon, le cortège a quitté le Temple de Jogye et s’est dirigé texte gravé sur des tablettes en bois. La lecture d’une vers le quartier d’Insa-dong, où les riverains et touristes étrangers, nombreux telle collection n’exigerait pas moins de dix-huit années, en ce dimanche après-midi, ont applaudi et encouragé les marcheurs qui porà raison d’un ouvrage par jour. Les étagères des deux taient chacun sur leur tête la reproduction d’une tablette en bois. Dans la foule, entrepôts dits Sudarajang et Beopbojeon, c’est-à-dire les gens prenaient des photos avec leur appareil ou sur leur téléphone portable, respectivement l’entrepôt des Sutras et le pavillon du tandis que les petits enfants restaient bouche bée devant les charrettes tirées par joyau du dharma, abritent de très nombreuses tabletdes bœufs qui transportaient aussi des reproductions de tablettes. tes serrées les unes contre les autres. Pour donner une Le cortège ne se composait pas seulement de personnes qui avaient assisté à idée de leur nombre, que l’esprit a peine à concevoir, la cérémonie du Temple de Haein. Fidèle reconstitution historique, il comportait il suffit de savoir qu’en les entassant les unes sur les en effet les membres de l’escorte officielle, des soldats en armure, des officiers autres, on obtiendrait une pile d’environ trois mille deux et des fonctionnaires, outre les porteurs qui avaient au dos certaines tablettes, cents mètres de hauteur, et que si on les posait côte à d’autres encore se trouvant sur les charrettes tirées par des bœufs. En fin de côte, elles s’étendraient sur une soixantaine de kilomècortège, défilait un orchestre de village. Au passage de cette procession à Insatres. Quant à leur poids total, il dépasse deux cent quadong, Jongno 2-ga, Cheonggye 2-ga et Cheonggyecheon-no, et jusqu’au pont de tre-vingts tonnes. Gwangtong, les rues retentissaient de l’éclat de ses joyeuses sonorités. Quant

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La cérémonie au port de Gaegyeong. Les tablettes en bois du Tripitaka auraient été transportées par bateau jusqu’à ce port fluvial, le plus proche du Temple de Haein, à partir des divers endroits où elles avaient été réalisées.

aux participants, ils ont défilé de bonne grâce pendant deux heures en bravant les feux de la canicule, sans jamais se départir de leur sérénité, comme si les écritures des tablettes leur apportaient le réconfort.

Un finale grandiose Le dernier jour des festivités, qui tombait le 20 juin, était celui de la réexpédition des tablettes en bois au Temple de Haein à partir de Gaegyeong, qui est le port de la ville de Goryeong située dans la province du Gyeongsang du Nord. Si l’on sait que la gravure des tablettes fut réalisée au Daejang dogam, c’est-à-dire au Conseil d’administration du Tripitaka et dans son bureau annexe, on ignore comment et quand elles furent transportées au temple. Toutefois, il est une chose certaine, et c’est qu’elles furent expédiées par ce même port de Gaegyeong qui fut par la suite longtemps connu sous le nom de « port du Tripitaka ». En ce temps-là, le navire en bois était le moyen de transport le plus adapté à une si importante cargaison et Gaegyeongpo, le port d’accosK o r e a n a ı A u t o mn e 2011

tage le plus proche du Temple de Haein. La manifestation qui s’est déroulée le dernier jour a donc débuté sur un cargo amarré à ce port. Il présentait l’aspect de ces navires céréaliers d’époque Joseon qui apportaient à Séoul le riz récolté dans les provinces méridionales. Sur les quais du fleuve, un spectacle a reconstitué le déchargement des tablettes en bois. Le cortège, qui rassemblait les mêmes participants qu’à Séoul, a ensuite repris sa marche jusqu’au monument en pierre qui a été élevé voilà peu pour commémorer le rôle historique de ce port dans le transport des tablettes en bois du Tripitaka. Devant ce monument, les exécutants ont rappelé le sens originel du pèlerinage, puis comme au dernier acte d’un spectacle, le gouverneur de Goryeong a fait présent d’authentiques tablettes en bois à son homologue de Hapcheon. Les marcheurs se sont remis en chemin à Gilsangam, un ermitage situé non loin du Temple et semblaient redoubler de vigueur au son de la fanfare et à l’ombre fraîche des arbres touffus qui bordaient la route. Sur le chemin de montagne de Gilsangam qui mène au Temple de Haein en longeant la vallée de Hongnyudong, un parcours agréablement ombragé et agrémenté des clapotis d’une rivière leur ont alors fait oublier la chaleur de l’été. Le pèlerinage allait parvenir à destination à l’entrée du Temple, qu’il allait franchir par la Porte du pillier, avant de remettre en place les tablettes en bois d’origine dans leurs entrepôts. Une fois leur tâche accomplie, le moine principal s’est joint à eux pour s’écrier trois fois « hourra ! » en guise de conclusion à cette manifestation qu’ils avaient menée à bien trois jours durant. Au loin, résonnait paisiblement une cloche tandis que le soir tombait sur le Temple et que sous l’avant-toit, la cloche à vent tintinnabulait au doux souffle de la brise. À l’approche de la nuit, la quiétude ancestrale de ce sanctuaire de montagne a de nouveau régné sur les entrepôts et leurs tablettes en bois.

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Livres et CD Kim Hak-soon journaliste

Traduction d’un condensé de l’œuvre de l’érudit de Joseon, Jeong Yak-yong

Exhortation au gouvernement du peuple Jeong Yak-yong, traduit par Choi Byeong-hyeon chez Berkeley University Press, 1174 pages, 95$ (Livre relié)

Mongmin simseo (exhortation au gouvernement du peuple), ce chef-d’œu-

sent du sang du peuple et ne diffèrent en rien de vulgaires voleurs ».

vre de la dynastie Joseon dû à l’érudit Jeong Yak-yong, figure parmi les grands

Le chef politique vietnamien Ho Chi Minh, qui faisait l’admiration géné-

classiques coréens et un sondage d’opinion révélait il y a peu que les Coréens

rale par son honnêteté, avait, dit-on, parmi ses livres de chevet cette Exhor-

le classent au premier rang des livres pour tout public « à lire absolument ».

tation au gouvernement du peuple.

En un mot, cet ouvrage à l’intention des responsables politiques de province

Depuis l’année dernière, la première traduction anglaise éditée de cet

définit les règles, principes et vertus indispensables à une bonne gestion des

ouvrage a permis de le découvrir dans le monde entier. Elle est l’œuvre

affaires, ainsi que les capacités d’anticipation des détenteurs du pouvoir.

de Choi Byeong-hyeon, un professeur de langue et littérature anglaises de

Au moyen de ce texte, Jeong Yak-yong souhaitait avant tout inciter à

l’Université Honam qui voit depuis toujours en ce livre « un véritable clas-

mieux administrer les affaires locales, mais il visait aussi à favoriser une

sique, à l’image de La République de Platon ». Il se réjouit de sa sortie en

réforme d’ensemble du système politique dans l’intérêt de la population.

librairie : « Grâce à sa parution en anglais, elle occupera la place qui lui

Avec logique et rigueur, il décrit de manière approfondie les problèmes et

revient parmi les grands textes classiques du monde. »

pratiques de son époque, recherche les raisons exactes des maux incrimi-

La version coréenne d’origine comprenant douze tomes complets, il a

nés et propose un remède à ceux-ci. Du début à la fin de son œuvre, trans-

fallu en réaliser un condensé qui tienne sur un volume, mais qui n’en com-

paraissent, dans une expression pleine de sensibilité, tout l’amour qu’il

porte pas moins de 1 174 pages et quelque 66 000 mots. Sa production a

voue à ses compatriotes, l’intégrité et l’humilité qui sont celles de l’érudit,

exigé un travail de dix années, dont sept consacrées à la traduction et trois

l’exactitude et la pénétration de ses prescriptions en matière gouverne-

à l’édition, à la publication et à l’impression.

mentale et l’application constante de l’autodidacte.

La traduction anglaise du Jingbirok de Yu Seong-ryong (le livre des cor-

À ses yeux, tout fonctionnaire se doit d’avoir pour vertu cardinale l’inté-

rections), que le professeur Choi Byeong-hyeon a effectuée et publiée en

grité et à ce propos, il écrit : « L’intégrité est un devoir pour le gouvernant,

2003 aux Presses Universitaires de Berkeley, figure au programme des cur-

une source de bienfaits et le fondement de la vertu, sans laquelle nul ne

sus d’étude des civilisations d’Asie de l’Université du Michigan, de l’Univer-

peut gouverner convenablement ». La cupidité d’un dirigeant ne peut que

sité Ball State et de l’Université de la Colombie-Britannique. Le Professeur

déteindre aussitôt sur ses subalternes, qui travaillent à leur tour dans le

Choi Byeong-hyeon travaille actuellement à la réalisation d’un Glossaire de

seul but d’accumuler des richesses personnelles. Ce faisant, ils se nourris-

traduction anglaise des classiques coréens.

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Les merveilles de la nature coréenne couronnées d’étoiles au Michelin

La musique, par-delà la musique : quand s’allient traditions et technologies d’enregistrement de pointe

Guide vert Corée

L’écho des grands pins (CD)

Éditeur : Michelin, 450 pages, 25 euros

31ème édition, 15 000 wons

De même que les Lonely Planet passent pour les meilleurs gui-

« Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion d’assister à l’office du

des touristiques au monde, le Guide Michelin est détenteur de ce titre

matin au Temple de Songgwang. Au regard de la musique de temple

en matière de gastronomie. Cette célèbre publication se compose du

que j’y ai entendue, la symphonie numéro cinq de Beethoven m’a alors

Guide Rouge qui traite exclusivement de ce domaine et du Guide vert,

paru bien dérisoire. Quand le CD est sorti, je l’ai immédiatement ache-

qui fournit une présentation générale des pays du point de vue de leur

té et je n’ai pas été déçu ». Ces mots ont été prononcés par un méde-

culture, de leur société, de leur histoire et de leurs curiosités touristi-

cin coréen. « C’est fantastique! » a été la réaction de John Newton, cet

ques, mais aussi de leur restauration.

ingénieur du son qui figure parmi les meilleurs du monde et qui dirige

La version coréenne du Guide vert Michelin qui a paru en France au

les studios Sound Mirror, plusieurs fois lauréats du Prix Grammy.

printemps dernier représente le tout premier ouvrage consacré à la

Vieux d’un millénaire, le Temple de Songgwang est l’un des trois

Corée par cet éditeur. À l’occasion du lancement du livre, qui avait lieu

plus grands temples bouddhiques coréens et, pour la première fois en

au mois de mai sous les auspices de l’Organisation coréenne du tou-

Corée, un équipement stéréophonique de type DSD 5.0 y a été utilisé

risme, Bernard Delmas, qui dirige la Division Asie de l’Est chez Michelin

pour effectuer un enregistrement de la musique interprétée lors du

précisait : « Michelin a pour principe de fournir des informations inté-

premier office du matin.

ressantes et utiles pour donner à nos lecteurs l’occasion de bonnes expériences ».

Comme chacun le sait, cette cérémonie est, par son assistance nombreuse et sa grande importance cultuelle, la plus solennelle et la

Le Guide vert Michelin a octroyé les trois étoiles qui sont sa plus

plus grandiose de toutes celles qui sont accomplies dans un temple.

haute distinction à vingt-trois destinations touristiques situées en

Celle qui se déroule chaque matin au Temple de Songgwang est parti-

divers points du territoire coréen. Parmi les curiosités dont il est fait

culièrement réputée pour les sonorités exceptionnelles de ses chants,

mention, figurent : les Palais de Gyeongbok et Changdeok ; le village de

qui sont du niveau d’un « spectacle musical ».

hanok de Bukchon, à Séoul ; le Temple de Bulguk et la grotte de Seok­

L’écho des grands pins est à divers titres une réussite. Il existait déjà,

guram ; les villages de Hahoe et Yangdong, qui font partie de la provin-

on s’en doute, de nombreux albums enregistrés lors de cérémonies

ce du Gyeongsang du Nord ; le Temple de Haein, qui se trouve dans la

bouddhiques, y compris au Temple de Songgwang dont l’exceptionnelle

province du Gyeongsang du Sud ; le Pic du Lever du soleil de Seongsan,

musique a déjà été gravée et commercialisée à deux reprises. Toutefois,

qui s’élève sur l’île de Jeju ; les Temples de Seonam et Songgwang,

celui qui vient de sortir est encore plus remarquable par les progrès

qui se situent dans la province de Jeolla, de même que la baie de Sun-

considérables qui y sont réalisés dans la qualité du son. Contrairement

cheon.

aux enregistrements habituels sur CD, qui sont effectués au moyen du

Les trois étoiles sont aussi allées aux lieux plus inattendus que sont le Parc de l’indépendance de Maisan, situé dans la province du Jeolla

procédé de Modulation par impulsions et codage, L’échos des grands

pins met en œuvre une technologie de niveau supérieur dite DSD.

du Sud, et le Musée des dolmens de Gochang. Bernard Delmas attribue

Ceux qui l’écouteront les yeux fermés se sentiront presque transpor-

ce bon classement à la raison suivante : « Les étrangers qui voyagent

tés au temple, sur les lieux de l’office du matin et bien installés dans leur

en Corée s’intéressent surtout à ce que la Corée a d’unique ».

salon, ils en entendront les chants jusqu’à la moindre syllabe et chaque

Parmi les cent dix destinations coréennes désormais signalées par

morceau sera aussi fidèle à l’original par sa netteté. On sera subjugué par

une ou deux étoiles, on trouve de nombreux marchés traditionnels

ces voix qui saluent en chaque aurore une nouvelle création et on aura

comme celui de Jagalchi, à Busan, qui en possède deux, ainsi que ceux

le sentiment d’être près de parvenir du nirvana, comme l’indique le texte

des médicaments chinois de Daegu et de Seomun, qui en engrangent

accompagnant cet album. Au volant d’une voiture, on se sentira l’âme

une. Bien que non étoilés, le Marché de Gwangjang, à Séoul, de même

apaisée et on en oubliera tout à fait l’agacement d’embouteillages fâcheux.

que plusieurs marchés aux plantes médicinales, de voitures d’occa-

L’enregistrement et l’édition de cet album ont été réalisés sous la

sion, aux puces et de nombreuses autres sortes sont inscrits sur la

direction de Hwang Byeong-joon, qui a notamment fait partie de l’équi-

liste des lieux méritant la visite. Les touristes occidentaux apprécient

pe ayant enregistré Grechaninov : semaine de la Passion, pour lequel

avant tout la possibilité de se promener en toute tranquillité et décon-

elle s’est vu remettre en 2008 le Prix Grammy du meilleur Album de

traction, ce qui explique peut-être que des lieux aussi fréquentés que

musique classique dans la catégorie arrangement sonore. Hwang

les quartiers séouliens d’Itaewon et Myeong-dong n’y soient pas réper-

Byeong-joon a annoncé que L’écho des grands pins allait concourir à

toriés.

un second Prix Grammy pour sa réalisation technique. Ce nouvel album entièrement produit en anglais, de son titre jusqu’à sa moindre note, sera simultanément édité en Corée et aux Etats-Unis.

K o r e a n a ı A u t o mn e 2011

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Loisirs

Je suis chanteur

en tête des divertissements télévisés Les divertissements télévisés dits de « survie » font actuellement fureur en Corée, comme en témoigne la dizaine d’émissions de ce type que proposent les chaînes hertziennes ou câblées et qui sont sûrement appelées à se multiplier. L’émission

Je suis chanteur se situe tout à fait dans cette tendance qui tient d’un véritable phénomène. Lee Young-mee Spécialiste de la culture de masse et professeur intervenant à l’Université Sungkonghoe

D

iffusée le dimanche soir sur la onzième chaîne télévisée MBC, l’émission Naneungasuda (Je suis chanteur) fait concourir sept chanteurs, tous artistes de premier plan et de grand talent. Ils interprètent un titre devant un jury composé de cinq cents spectateurs qui appartiennent à cinq créneaux d’âge allant de l’adolescence à une cinquantaine d’années. Après avoir assisté aux différentes prestations, ils votent pour le candidat de leur choix, celui qui obtient le moins de voix étant éliminé au terme des deux premiers tours. Outre qu’il permet de savoir lequel des chanteurs a le plus de succès, ce divertissement se double aussi d’une dimension de télé-réalité en suivant ces artistes dans les coulisses quand ils tirent au sort le titre à interpréter et quand ils répètent, ainsi que dans les différentes étapes qui précèdent leur passage.

Une réflexion sur la société coréenne Si les émissions de type « survie » s’inspirent manifestement de celles qui les ont devancées à l’étranger, elles ne remportent pas un succès d’emprunt, car à n’en pas douter, il s’est fait jour dans ce domaine une véritable demande nationale liée à certaines évolutions sociales. De 2001 à 2006, différents concours de chanson de type « survie » ont bien été proposés, mais ils n’ont pas suscité l’enthousiasme que l’on constate aujourd’hui. Le succès moindre enregistré par ces émissions il y a dix ans, par rapport à celles d’aujourd’hui, qui réalisent de très hauts taux d’audience, est révélateur d’importants changements dans les mentalités et la psychologie du public coréen. Au début des années 2000, dans le divertissement télévisé, la tendance était à se donner la vocation d’une « campagne », en plus d’un simple aspect de délassement. L’émission Point d’exclamation! en est un excellent exemple, car elle a encouragé les Coréens à retrouver le goût de la lecture, notamment en soutenant la création de plusieurs petites bibliothèques, ainsi qu’à redécouvrir leur patrimoine culturel. Le pays venait alors de sortir d’une grave récession nommée en Corée « Crise du FMI », qu’avait provoquée la crise financière qui avait frappé de plein fouet le pays en 1997 et 1998. Sous le gouvernement formé par Kim Dae-jung, suite à son élection en 1998, les Coréens ont uni leurs forces pour tirer le pays de l’ornière, en faisant par exemple don de leurs bijoux en or pour aider à la reconstitution des réserves en devises. Ces circonstances ont fait que les émissions télévisées se doublant de campagnes nationales avaient la faveur du public, au détriment de celles de type « survie », ainsi que des hit-parades, dont on ne voulait plus.

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Cu l tu re e t A rt d e Co ré e


À partir de 2003, allaient se développer des émissions d’un genre nouveau associant un contenu éducatif à des aspects de découverte. Intitulée Sponge, l’une des plus célèbres consistait en un « info-spectacle » qui présentait un bêtisier composé d’extraits fournis par les téléspectateurs en les mettant en valeur. Tout en attisant la curiosité du public, ces émissions recherchaient des solutions aux problèmes qui leur étaient posés dans le cadre de jeux-concours, de débats et d’interventions de démonstration. Cette formule à succès allait être reprise par Vitamine, une émission qui faisait s’affronter des personnalités de la télévision dans des jeux-concours portant sur des connaissances scientifiques en matière de santé, d’exercice physique et de régime alimentaire. C’est aussi le principe de Maldaliza, qui a pour but de faire connaître la langue coréenne dans toute sa subtilité. L’essor de ce type d’émission à vocation pédagogique s’est produit sous le mandat du plus jeune président de la République coréen, Roh Moo-hyun, cet autodidacte animé d’une insatiable soif de connaissances, qui vantait constamment les mérites de la lecture, du dialogue et de l’instruction.

Les conséquences d’une concurrence exacerbée En Corée, l’évolution de la psychologie collective a fortement contribué au succès que connaissent depuis 2010 les émissions de télé-réalité de type « survie ». Celles-ci sont en effet le reflet d’une société qui pousse chacun à une concurrence acharnée, mais dépourvue de toute haine ou méchanceté envers autrui, puisqu’elle ne résulte que du déséquilibre entre l’offre et la demande qui impose de s’affronter impitoyablement. C’est cette concurrence sans précédent que connaît la Corée depuis un certain nombre d’années et qui incite le téléspectateur à rechercher les divertissements fondés sur le principe de survie, qui leur permettent de vivre des expériences par personne interposée en partageant tour à tour des joies et des peines, la tension et le soulagement, le succès et la défaite. Dans Je suis chanteur, la clé de la réussite tient certainement au fait que ses participants sont des artistes de haut niveau. Bien entendu, d’autres émissions de même nature font aussi s’affronter des célébrités du show-business, qui doivent chanter des airs d’opéras, faire de la danse sportive ou du patinage artistique, mais les « perdants » ne subissent que très peu de conséquences de leur échec, voire aucune, contrairement à ce qui se passe dans Je suis chanteur, où ils n’ont à se mesurer que dans leur domaine. Dans ce dernier cas, le résultat du vote peut alors s’avérer désastreux pour leur image et leur carrière à venir. Tout en affirmant que ce classement ne les touche guère, ils en redoutent visiblement un résultat négatif et sont donc soumis à une grande tension. Ceci les incite à donner le meilleur d’eux-mêmes avec parfois un excès de zèle qui est perceptible dans leur émotion ou leur voix. Malgré toutes leurs années d’expérience dans la chanson, il arrive que certains parviennent à un état d’épuisement extrême, au point d’être presque incapables de marcher sans aide, à la fin du spectacle, ou de s’avouer vaincus après une ou deux émissions, pour cause de maladie. De nos jours, il semble que les Coréens soient friands de ce genre de divertissement, dans la mesure où la société entière est soumise aux lois de la concurrence et qu’ils sont donc sensibles à ce qu’éprouvent les artistes. Tout aussi stressés qu’eux, ils éprouvent à leur égard une compassion qui leur sert en même temps de dérivatif salutaire. Ce qu’apprécient les amateurs de musique pop coréenne, c’est la voix puissante et vibrante d’émotion de ses chanteurs. En regardant l’émission Je suis chanteur, les téléspectateurs d’âge moyen, pour qui la comparaison avec les artistes exceptionnels d’autrefois n’est pas en faveur des groupes de jeunes garçons et jeunes filles actuels, mais aussi les adolescents lassés du clinquant et de la musique de pacotille, ont la possibilité de découvrir et d’admirer le talent exceptionnel des artistes, bien plus encore que leur présence sur scène ou l’amélioration de leurs prestations par l’électronique. Reste à savoir si cette nouvelle formule contribuera à faire changer de cap la musique pop coréenne. K o r e a n a ı A u t o mn e 2011

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Cuisine

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D

ans toutes les cuisines du monde, la galette est une importante constante qui se décline sous diverses formes. Parmi ses différentes variantes, citons le jian bing et le congyou bing chinois, l’okonomiyaki japonais, le blini russe, les pancake ou hotcake américains, la pizza italienne, le dosa et l’uttapam indiens, l’injera éthiopien, la crêpe française, la tortilla mexicaine et le bánhxèo vietnamien. Si leurs ingrédients et préparations varient d’un pays à l’autre, ces différentes versions ont pour dénominateur commun d’être des plats d’origine populaire, comme en témoigne, partout dans le monde, la multiplication des petits restaurants qui en proposent à leur menu.

Le gâteau du pauvre ? La cuisine coréenne offre toute une gamme de galettes et de jeon, dont le nom, joint à celui d’un ingrédient donné, désigne différentes préparations telles que le pajeon aux poireaux, le gamjajeon aux pommes de terre, le kimchijeon au kimchi, le hobakjeon aux courgettes, le saengseonjeon au poisson et le gogijeon à la viande. Sous ces formes si différentes, le bindaeddeok n’en demeure pas moins le plat de prédilection des Coréens et il constitue un classique de leur gastronomie, au côté du kimchi et du bulgogi. Tout comme ses équivalents étrangers, le bindaeddeok est surtout consommé dans les catégories de population modestes et fait donc partie de la tradition populaire, comme en atteste son étymologie attribuée au mot binjaddeok, qui signifie « gâteau pour les pauvres ». Pour confectionner le bindaeddeok, il faut mettre à tremper des haricots mungo puis les moudre afin d’obtenir une pâte que l’on garnira de viande et de légumes variés tels que campanules, crosses de fougères, poireau, kimchi ou piment. Après avoir fait frire l’ensemble à la poêle, on servira la galette chaude que l’on aura découpée en parts ou en morceaux de la taille d’une bouchée à tremper dans une sauce de soja assaisonnée. Autrefois, on s’en servait à la manière d’une assiette sur laquelle on plaçait la viande ou le poisson que l’on destinait aux offrandes déposées lors des rituels en l’honneur des ancêtres ou à la table des convives, lors des grandes occasions. Lorsqu’on en avait fini, on donnait les restes aux domestiques pour leur consommation. Au fil du temps, le bindaeddeok allait devenir un plat à part entière. Sous la dynastie Joseon, dès que survenait une grande sécheresse, les plus démunis d’entre les gens du peuple se tenaient devant la Porte méridionale de Séoul, dans l’espoir d’y recevoir des dons. Les plus aisés confectionnaient de leur côté des bindaeddeok en grand nombre et les faisaient transporter en chariot jusqu’à la Porte en vue de leur distribution aux nécessiteux, annoncée par ces mots placardés : « Ceci est une aumône de la famille ... » Cette pratique constituait déjà une forme d’aide alimentaire.

2 1. Le restaurant Chez Sun-hee sert ce gros bindaeddeok , aussi délicieux que doré au sortir de la poêle. Après avoir confectionné sa pâte à base de pousses de haricot mungo relevées de kimchi, on la fait frire sur une poêle bien huilée. 2. Pousses de haricot mungo, porc émincé et poireau entrent dans la composition du bindaeddeok du restaurant Pyeongnaeok.

Le bindaeddeok

La galette coréenne, par tout temps et à toute occasion Très apprécié des Coréens pour accompagner avantageusement presque toutes les boissons alcoolisées, le bindaeddeok est composé d’une pâte à base de haricot mungo moulu qui peut se garnir de légumes variés, de viande ou de fruits de mer. Cette préparation, une fois cuite à la poêle et bien dorée, est découpée en parts ou en morceaux de la taille d’une bouchée et se sert chaude, avec une sauce de soja assaisonnée dans laquelle on la trempera. Ye Jong-seok Professeur à l’École de Commerce de l’Université Hanyang | Ahn Hong-beom Photographe

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Les relations des traités culinaires anciens C’est vers 1670, dans l’ouvrage intitulé Eumsikdimibang (les recettes du gourmet), qu’il est fait mention du bindaeddeok pour la première fois. Ce traité culinaire représente le premier du genre à avoir été rédigé par une femme en Asie de l’Est. L’auteur, Dame Jang d’Andong, y écrivait : « Mettre à tremper les haricots mungo, les compresser pour les décortiquer et les broyer pour obtenir une pâte épaisse. Mettre une petite quantité de pâte dans une poêle chaude, avec de l’huile chaude. Placer au centre de cette pâte quelques haricots rouges décortiqués, bouillis et enrobés de miel, puis ajouter une autre couche de pâte à la farine de haricots mungo. Faire revenir l’ensemble jusqu’à ce qu’il devienne jaune citron ». Il s’agissait alors de préparer des bindaeddeok sucrés, contrairement à ceux d’aujourd’hui. On retrouve une recette semblable dans le Gyuhapchongseo (l’encyclopédie des femmes), qui date de 1809. Elle ne se distingue de la précédente que par les châtaignes miellées dont elle est fourrée, au lieu des haricots rouges, et par sa garniture de pignons et jujubes également employée dans le hwajeon, c’est-à-dire la galette aux fleurs. Cet accompagnement attrayant permettait ainsi de faire du bindaeddeok un dessert. En 1924, une variante proche de la préparation actuelle va aussi prendre place dans le Joseon mussang sinsik yori jebeop (Nouvelles recettes culinaires de Joseon). À cette époque, elle était l’apanage de la haute société, car elle faisait appel à des ingrédients coûteux tels que l’holothurie, l’ormeau et certains champignons et différait donc radicalement de sa version actuelle, beaucoup plus simple et consommée par les familles modestes. On peut donc affirmer à juste raison qu’au fil du temps, le bindaeddeok est passé du statut de mets de choix qu’il était, à l’origine, pour les aristocrates dits yangban, à celui d’aliment de base qu’il représente aujourd’hui pour le peuple. Le titre à succès Un gentleman bindaeddeok , que chantait Han Bok-nam en 1948, laisse entendre que cette galette à bas prix se consommait dans les catégories de population modestes. Elle parle d’un homme qui mange et boit sans payer dans un grand restaurant. Quand il est battu et jeté dehors, la gisaeng qui lui avait tenu compagnie ironise : « Si tu n’as pas d’argent, pourquoi ne restes-tu pas à la maison pour te faire un bindaeddeok? » Le public allait être sensible au style humoristique de cette chanson.

Les bienfaits du haricot mungo Contrairement à la plupart des autres galettes coréennes et étrangères, le bindaeddeok ne se compose pas de farine de blé ou de semoule de maïs, mais de haricots mungo moulus. Dans des textes

1. Les passants sont alléchés par cette pile de bindaeddeok tous chauds. 2. Après avoir fait tremper les haricots mungo, on les broie à la meule.

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Par temps pluvieux, en Corée, qui n’a pas eu envie d’un bol de makgeolli accompagné de bindaeddeok , une savoureuse galette chaude qui se marie si bien avec cet alcool de riz traditionnel à l’aspect laiteux ?

coréens anciens tels que le Donguibogam (Exemple de médecine coréenne) ou le Bonchogangmok traduit par Bencaogangmu en chinois, c’est-à-dire le « Recueil de pharmacopée », il est dit que le haricot mungo est « le plus nutritif des nombreux grains, graines et haricots du monde ». Le haricot mungo est évidemment plus connu par ses germes. En médecine traditionnelle, l’absorption de haricots mungo est préconisée pour faire baisser la température et purger l’organisme par l’élimination des substances nocives. En outre, il contient des acides gras essentiels aux vertus réputées contre le diabète et l’hypertension, des acides aminés de base et des vitamines B1 et B2, qui participent tous d’une plus grande vitalité.

Une spécialité des jours de pluie Le bindaeddeok figure parmi les plats les plus cou2 rants dont les Coréens accompagnent leurs boissons alcoolisées, car celles-ci se consomment en mangeant des aliments consistants. Un dicton populaire affirme même que : « De bons plats d’accompagnement donnent envie de boire ». C’est pourquoi les débits de boissons proposent, tous sans exception, des bindaeddeok. De toutes les boissons coréennes, celle qui se marie le mieux avec lui est le makgeolli. Les Coréens aiment surtout à déguster un bindaeddeok par temps pluvieux, ce qui peut s’expliquer par plusieurs raisons. Pour les uns, dans un pays voué à l’agriculture comme l’était la Corée, les gens n’allaient pas aux champs quand la pluie tombait et pour passer le temps, ils confectionnaient chez eux des bindaeddeok, qui sont d’une préparation simple. Selon une théorie concurrente, la production hormonale étant liée à l’ensoleillement, la pluie fait monter le taux de mélatonine, laquelle a pour effet d’ouvrir l’appétit. D’aucuns prétendent aussi que la baisse de température dont s’accompagnent les précipitations stimule le métabolisme et incite ainsi à la consommation d’aliments frits tels que le bindaeddeok. D’autres affirment enfin que c’est le bruit des gouttes de pluie, en rappelant le crépitement de la galette dans la poêle, qui suscite l’envie d’en préparer. De fait, les soirs de pluie, nombreux sont ceux qui ont l’idée d’aller prendre un bol de makgeolli avec un bindaeddeok. Aujourd’hui, les grands restaurants de Séoul proposent souvent de délicieux bindaeddeok à leur menu. Tel est le cas notamment du Hanseong et du Pyeongraeok, qui se situent respectivement dans les quartiers de Nonhyeon-dong, à Gangnam, sur la rive gauche du Han, et de Jeo-dong, à Gangbuk, sur sa rive droite. Quant au Sun-hee, qui se trouve dans la ruelle des restaurants du marché de Gwangjang, dans le quartier de Jongno 5-ga, il sert un épais bindaeddeok d’une taille impressionnante, dont la recette proviendrait de la province nord-coréenne de Pyeongan. Chez soi, on aura toute liberté d’ajouter ses ingrédients préférés à la pâte de haricots mungo que l’on fera revenir dans une poêle abondamment huilée jusqu’à obtenir une consistance croustillante et il ne restera plus qu’à se régaler. Cette préparation tout en simplicité est en effet des plus savoureuses, outre qu’elle convient aussi bien aux jours de pluie qu’au temps ensoleillé. K o r e a n a ı A u t o mn e 2011

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Regard extÉrieur

Un barbare en Asie Daniel Kapelian Attaché audiovisuel – Ambassade de France – Institut Français de Corée du Sud.

E

n 1928, le grand artiste et écrivain Henri Michaux écrivait « Un barbare en Asie », carnet de voyage devenu livre culte dans lequel, mêlant ton lapidaire et regard malicieux, il faisait part de son ressenti à la rencontre des peuples de quelques pays d’Asie. Ce titre explicite en dit long sur le regard que l’écrivain portait sur lui-même et sur les peuples rencontrés à une époque où l’ethnocentrisme de rigueur en Europe faisait encore du blanc la figure centrale du monde civilisé et les habitants du reste du monde de bien curieux barbares indigènes, relégués dans une lointaine périphérie. Toute ma vie, j’ai eu la chance de pouvoir faire mes humanités en arpentant librement la terre et en interférant dans les affaires des hommes dans une position privilégiée : celle de l’artiste et du passeur de cultures. Ainsi j’ai pu faire l’expérience du monde dans toute sa diversité et son altérité, à travers ce vecteur universel qu’est la création. Riche de toutes ces rencontres et découvertes, du savoir accumulé au fil des ans et des projets, c’est pourtant pareil à Michaux, avec ce même sentiment de barbarie intellectuelle que je suis arrivé en Corée, pétri d’ignorance et mesurant chaque jour le vide sidéral de ma connaissance de la culture, du langage, de l’histoire, des traditions, des us et coutumes qui régissent la vie coréenne. J’ai beau savoir mais je ne connais rien. C’est à la fois un état d’esprit et une condition essentielle pour découvrir, apprendre et comprendre la Corée. Car, on a beau avoir lu les livres, les anthologies des écrivains voyageurs de La Pérouse, Jack London jusqu’à Nicolas Bouvier, découvert les visions subjectives et enchanteresses des ethnographes, des romantiques et des modernes. On a beau avoir vu les films depuis son âge d’or classique des années cinquante jusqu’à sa nouvelle vague enragée et contemporaine qui témoigne de la mutation du pays et de sa quête d’identité. On a beau avoir écouté la musique, des musiques de cour séculières, rituelles et traditionnelles, de la production foisonnante de la pop et du funk des sixties, jusqu’à la scène hip hop et de la K pop envahissante. Que sait-on vraiment ? Qu’est ce que cachent ou révèlent tous ces mots, ces images et ces sons. Ils nous donnent une idée, une sensation, quelques clés pour déverrouiller les portes d’un pays longtemps reclus et qui est en train de s’ouvrir. Car après des siècles de fermeture, le royaume ermite, coupé des autres, protégé des influences étrangères, nourri d’une culture longtemps couvée dans le repli sur soi, connaît son éclosion et la première grande ouverture au monde de son histoire. Quelle chance donc de ressentir comme une évidence d’être la bonne personne, au bon moment, au bon endroit, pour participer à cette effervescence et d’en devenir l’un des acteurs dans le domaine culturel et artistique. La barbarie qui est la mienne prend alors tout son sens. Mes chers amis coréens, je ne sais rien de vous, mais je vous sens. Je n’ai pas l’érudition du spécialiste de la Corée mais j’ai dans mes bagages la connaissance et les influences de cet ailleurs que vous cherchez. Je ne parle pas votre langue, mais je suis traduit dans le multilinguisme universel de l’art et de la création, et tout ceux à qui je m’adresse ici n’ont point besoin d’interprètes pour comprendre le sens de nos échanges. Le temps est distordu en Corée, un an coréen équivaut à une décennie européenne et le monde

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est ainsi pris de vitesse. Défiant le cours de l’histoire, battant des records d’accélération, la Corée vient désormais s’inscrire sur les cartes et les routes stratégiques là où n’apparaissaient jusqu’à présent que les grands pays voisins. Séoul est en passe de devenir une ville monde, même si la ville est encore loin d’avoir le caractère cosmopolite des grandes capitales. On devine dans la rue les signes précurseurs de la métamorphose. Prenons la femme coréenne, sa beauté, son élégance, elle n’est plus simplement dans la réception des signes de la mode venue d’ailleurs, même si elle reste affamée de grandes marques de luxe, elle est elle même dans l’émission de nouveaux signes que l’ailleurs ne va pas manquer de venir absorber. Ici la rue est hyper réactive et l’onde de choc de la transformation qui soulève le pays s’amplifie jour après jour. Au pays des écrans, l’image règne, démultipliée sur les multiples supports, écran de cinéma, de la télévision, de l’ordinateur, grands écrans des espaces publics, et petits écrans de la sphère privée des tablettes et des smart phones. Écrans miroirs d’une société confrontée à son image mouvante, à de nouvelles symboliques, à des mythologies modernes où le show business et ses icones télévisuelles définissent le catalogue de visages et d’allures disponibles dans les centres de chirurgie esthétique. Temps réel, mobilité, ubiquité, réel et virtuel, artificiel et vivant, connexion totale et mutation globale d’une société en besoin de ressemblance et de reconnaissance mutuelle, une population en plein rêve éveillé et futuriste où le présent s’anéantit et à la frontière ténue et mouvante du cauchemar. Car, sur cette autoroute du progrès en haut débit, on assiste inévitablement à des excès de vitesse, des pannes moteurs et de GPS qui laissent des parties de la population, mais aussi les traditions et un certain rigorisme de pensée, en dérive sur les aires d’arrêt d’urgence. Tel est le prix à payer pour la rançon du succès, la douleur assurée pour les anciennes générations, qui, en l’espace d’une vie terrestre, auront changé radicalement d’univers. Mais malgré les contradictions et les paradoxes, les scories inévitables de l’évolution, quelque chose est en marche, en route, en progression et toute une jeunesse désormais perméable à d’autres modèles, et nourrissant l’innovation, va de l’avant, en quête de jours meilleurs et d’avenir radieux. Et c’est là, au moment où une civilisation entière en crise semble vaciller sur ses bases, qu’un faux barbare de mon espèce vient en Asie participer, construire des ponts, rassembler des talents et des volontés, favoriser la réciprocité, l’émulation d’échanges artistiques porteurs d’idées et de perspectives. Et c’est ainsi, jour après jour, en tissant inlassablement ces liens, que le vieux monde et le nouveau monde s’accordent et s’enrichissent dans l’espoir de conjuguer la civilisation au futur et de conjurer ensemble les vraies barbaries renaissantes.

* Erratum : dans le numéro d’été de Koreana, l’auteur de l’article intitulé « Journal intime d’une Yeosung V Twins » de la rubrique « Regard extérieur » est Raoul Imbach.

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Mode de vie

Pour les habitants de Busan, les jours de la semaine se divisent en trois : ceux de la victoire pour leur équipe de baseball professionnel des Lotte Giants, ceux de la défaite pour cette même formation et le lundi où n’a lieu aucune rencontre et cette vision métaphorique participe de tout un mode de vie qui s’est créé chez les supporteurs de l’équipe professionnnelle Lotte en trente ans d’existence de cette formation.

Song Young-man Président des éditions Hyohyung

Les Mouettes de Busan, supporteurs enthousiastes des Lotte Giants L

es habitants de Busan vouent une admiration sans bornes à leurs Lotte Giants. Quand l’équipe sort victorieuse d’un match, l’enthousiasme est perceptible jusque sur les marchés, mais si elle essuie plusieurs défaites successives, le silence retombe et le chaland n’achète plus, car il en perd l’appétit. Quand les Lotte Giants sont parvenus jusqu’aux éliminatoires post-saison, la consommation des ménages, selon les chiffres officiels, a atteint cent cinquante milliards de wons, soit 158,8 millions de dollars. Quel est donc cet « effet Lotte Giants » qui faisait dire à un critique culturel qu’il se demandait ce que les habitants de Busan pouvaient bien faire de leur journée, en hiver, où l’équipe fait relâche, et qui mérite donc qu’on s’y intéresse ? L’exceptionnelle et bruyante ferveur des supporteurs des Lotte Giants est à l’origine du nom Mouettes de Busan qu’ils se sont donné et qui provient d’une chanson populaire dont ils ont fait leur chant de ralliement. Par tout temps, coiffés de sacs poubelles orange clair noués derrière la tête à la manière d’un chignon, ils accourent en masse au stade de baseball de Sajik, qui est le berceau de leur équipe favorite et se situe dans le quartier de Dongnae. Leurs encouragements par des cris particulièrement puissants et communicatifs constituent tout un rituel auquel chacun est convié pendant les rencontres et qui tient presque de la cérémonie religieuse. Galvanisés par toute cette ferveur, les Lotte Giants ont remporté les matches d’exhibition du printemps dernier et devraient poursuivre sur leur lancée lors des séries éliminatoires de cet automne, ce qui a fait s’élever des tribunes ces plaintes de leurs supporteurs : Bom-tte! et Sibeom-tte!, à savoir que l’équipe ne s’impose que dans les matches d’exhibition (sibeom) du printemps (bom).

Des supporteurs-nés

On fait souvent l’analogie entre les supporteurs des Lotte Giants et ceux que l’on nomme les « Chrétiens-nés ». La fréquentation des stades où joue leur équipe s’est transmise de génération en génération, tout comme le baptême et la présence aux offices religieux, dans une famille chrétienne (motae ). Sur les banderoles qu’ils agitent sur le stade de baseball de Sajik, ils proclament fièrement leur fidélité sans borne par l’expression Motae Lotte! qui traduit la force de l’attachement au baseball qu’éprouvent de longue date ces habitants et qu’ont entretenue, les uns après les autres, « grands-pères mouettes » et « papas mouettes ».

1. Le batteur Lee Dae-ho, des Lotte Giants, a battu le record du monde grâce à ses coups de circuit réussis lors de neuf matches successifs. 2-3. La marée orange des supporteurs des Lotte Giants au couvre-chef composé de sacs poubelles noués en chignon ou prenant d’autres formes loufoques et qui, par son originalité, joue un rôle important dans le soutien apporté à l’équipe.

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Située tout au sud de la péninsule coréenne, la ville de Busan se trouve donc non loin du Japon, puisque l’île de Tsushima est plus proche de Busan que ne l’est Fukuoka et jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, ses habitants recevaient très bien les chaînes de la télévision terrestre japonaise. C’est à partir de ce pays qu’allait se propager la fièvre du baseball et que la pratique du jeu allait se répandre rapidement à Busan, où les lycées allaient bientôt tous proposer des cursus d’apprentissage de ce sport. Ces établissements, tels que ceux de Kyungnam et Busan, ou encore les lycées commerciaux de Busan et de Kyungnam, allaient ainsi attirer ces jeunes pleins de talent qui deviendraient plus tard des champions au niveau national et régional. Aujourd’hui, la ville tient lieu de référence dans ce sport qui participe désormais de son identité et qui suscite la passion dans une population réputée pour son caractère exubérant, fier et compétitif. Les championnats nationaux de baseball qui ont lieu à Séoul n’ont jamais éclipsé ceux, régionaux, du drapeau Hwarang, qui se déroulent sous le parrainage d’un journal régional et dans ces années soixante-dix et quatre-vingts qui ont été l’âge d’or du baseball lycéen, les établissements d’enseignement de Busan étaient particulièrement cotés. En 1982, l’une des années noires de l’histoire politique coréenne, le régime répressif voyant en ce sport une soupape de sûreté propice au défoulement de la population, la première division allait voir le jour en baseball professionnel. Les dynamiques habitants de Busan tenaient enfin leur chance de donner la mesure de toute leur énergie sur ce stade de Gudeok qui accueillit les Lotte Giants à leurs débuts, de 1982 à 1985. Pas plus tard qu’en 1979, ces mêmes habitants descendaient dans la rue, tout comme ceux de Masan, pour manifester leur opposition au règne dictatorial du président Park Chung-hee, tandis que l’on gardait le silence partout ailleurs dans le pays. Aujourd’hui, on établit souvent un parallèle entre la passion de Busan pour ses Lotte Giants et celle de Gwangju pour les Haitai Tigers. On affirme que le lancer est ce qu’il y a de plus important au baseball. Dans un stade plein à craquer de supporteurs enthousiastes, calme et silence règnent tout autant que dans un temple quand le lanceur de l’équipe de la ville fait son entrée sur la pelouse et alors, la clameur impétueuse de la foule éclate subitement. Le tempérament de marin qui dort en chacun des habitants semble alors se réveiller dans cette ville qui est aussi le premier port maritime du pays. Situation géographique, succès du baseball lycéen, exutoire aux tensions sociales dans le baseball professionnel et tradition maritime sont autant de facteurs qui ont favorisé l’engouement des gens de Busan pour leurs Lotte Giants et c’est dès leur plus tendre enfance que les Mouettes de Busan tirent fierté de leur équipe et de leur ville. En 1984, trois ans après l’apparition du baseball professionel, le célèbre lanceur des Lotte Giants, Choi Dong-won, allait faire figure de héros municipal. Au cours de la saison régulière des cent matches, qui sont aujourd’hui passés à cent trente-trois pour cette divi-

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sion, ce joueur allait réaliser vingt-sept lancers réussis et en menant son équipe à la victoire dans quatre matchs, lui permettre de triompher au championnat de divison de 1984. Ces véritables exploits galvanisèrent les supporteurs à un tel point qu’on en vint à les appeler les « fanas de Lotte » en raison de leur soutien tapageur. Les Lotte Giants allaient aussi s’imposer dans le championnat de division de 1992 et si l’équipe allait terminer en troisième position lors de la saison régulière, elle n’en a pas moins obtenu, en éliminatoire, d’excellents résultats dont toute la ville s’est félicitée. Les matches que les Lotte Giants ont disputés sur leur terrain ont attiré 1,2 million de spectateurs, un chiffre jusqu’alors inimaginable. Pendant les matches de série, d’autres lanceurs aussi talentueux que Yoon Hak-gil et Yum Jong-suk allaient aussi conquérir les cœurs des Mouettes de Busan. Parmi celles-ci, il faut toutefois noter que les séances d’encouragement auxquelles se livrent les supporteurs de la première génération étaient assez grossières et peu imaginatives et qu’elles s’accompagnaient de comportements peu élégants envers les équipes en lice, ces éléments étant avant tout soucieux des bons résultats de leur équipe sur le terrain.

Après la chute, la venue d’un Sauveur Plusieurs années d’affilée, les Lotte Giants allaient enregistrer de moins en moins de victoires, puis amorcer une brève remontée en se classant en deuxième place, en 1995 et 1999. Les éliminatoires de 1999 vont être marquées par l’affrontement avec Samsung, qui sera couronné par trois victoires successives, par 6 à 5 à chaque fois, alors que l’équipe avait frisé l’élimination suite à trois défaites et une seule victoire, et Busan va laisser exploser sa joie. Ce spectaculaire triomphe n’en était pas moins le prélude aux dix années désastreuses qu’allait connaître le baseball de Busan à l’aube du nouveau millénaire. En 2001 et au cours des quatre années qui suivront, les Lotte Giants sembleront perdre toute énergie et essuieront un nombre record de défaites qui les placeront en « 8-8-8-8-5-7 et 7èmes » positions à la fin de la saison, de 2001 à 2007, et aurait dû suffire à dissuader leurs supporteurs de leur prodiguer des encouragements. Au cours d’un match disputé par l’équipe en 2002, on ne dénombrera que soixante-neuf spectateurs dans les tribunes, soit l’effectif le plus bas jamais atteint. Désespérés, les supporteurs se lamentèrent : « Dieu a donné la pire des équipes à Busan, mais heureusement, les meilleurs des supporteurs » et affublèrent l’équipe du surnom peu flatteur de Kkol-tte , qui vient de l’expression kkoljji signifiant « en queue de peloton ». C’est alors que fait son entrée Jerry Royster, cet ancien joueur de la Major League américaine. Premier étranger nommé directeur d’une équipe de baseball coréenne, il aura pour mission de redonner vie à cette formation moribonde, avec l’aide d’un autre joueur étranger, Karim Garcia. Pour les Giants en proie au découragement, l’arrivée de Royster est un bienfait du Ciel qui l’armera d’un courage intrépide et lui redonnera le moral. Quant au batteur Karim Garcia, Cu l tu re e t A rt d e Co ré e


qui avait joué avec les New York Yankees, il fera l’effet d’une onde de choc pour les joueurs comme pour les supporteurs, qui se laissaient aller à s’apitoyer sur leur sort, en cassant sa batte en deux d’un coup sur les genoux après avoir été exclu du terrain par trois fois. C’est cet « effet Royster » qui permettra aux Lotte Giants de s’avancer jusqu’en post-saison dès la première saison où Royster les dirigera. Pour la première fois depuis bien longtemps, l’équipe allait atteindre les éliminatoires trois années consécutives et le temps allait sembler plus clément aux Mouettes de Busan. Par la suite, ce club de supporteurs connaîtra des évolutions. Il fera preuve de davantage d’imagination et d’une unité sans faille lors des séances d’encouragement auxquelles il s’adonnera au stade de Sajik. La fièvre du baseball va s’emparer du pays entier lorsque l’équipe nationale coréenne se classera au World Baseball Classic en troisième position en 2006, puis en deuxième en 2009, après avoir remporté la médaille d’or aux Jeux olympiques de Beijing, en 2008. Emportée par cet élan, la fréquentation des stades atteindra des niveaux record que vient aujourd’hui renforcer un nombre toujours plus grand de femmes supporteurs. Couleurs criardes, pancartes aux messages accrocheurs et slogans de choc feront du stade de Sajik le pays des merveilles du sport. Des formes d’encouragement surannées ont fait place à un style plus collectif et interactif qui incite jusqu’aux spectateurs étrangers à porter les coiffures typiques des Mouettes de Busan telles que des sacs poubelles orange clair noués en chignon ou d’autres créations loufoques. Au signal donné par les pom-pom girls attitrées, le stade tout entier rugit Mah ! (« Arrêtez ! »), Sserira ! (« Bats-le ! ») et Ah Jurah ! (« Passe la balle au plus proche ! »). Aujourd’hui, de telles scènes ne sont pas l’apanage du stade de Sajik de Busan et on peut aussi en être témoin sur les stades de Jamsil, à Séoul, ou de Munhak, à Incheon, mais c’est le groupe d’enragés des Mouettes de Busan qui s’y adonne le plus en suivant les déplacements et tournées de son équipe, ce qui lui permet d’effectuer ses petites représentations uniques en leur genre sur tous les stades du pays. Que leur équipe gagne ou perde, ceux qui se consacrent à encourager les Lotte Giants semblent toujours plus enjoués et pleins d’entrain. Leur ferveur faisant école chez ceux des autres équipes, tout au long des matches, elle suscite des échanges animés entre les uns et les autres. La chanson populaire Les mouettes de Busan que les supporteurs des Lotte Giants se sont donné pour chant de ralliement, a un effet entraînant sur la foule lors de chaque rencontre et transforme le stade en un immense karaoke qui n’a pas son pareil dans le monde. Si l’on interroge un natif de Busan sur sa passion pour les Lotte Giants, il répondra qu’ils sont sa vie et sa joie.

Fidélité et obsession À l’approche de la post-saison du championnat de division, les rues adjacentes au stade de Sajik prennent des airs de camping où les supporteurs plantent leur tente ou étendent des matelas sur le sol, avant de se joindre à d’interminables files d’attente pour obtenir K o r e a n a ı A u t o mn e 2011

Supporteurs étrangers témoignant leur enthousiasme aux Lotte Giants.

des billets, avec une motivation qui tient encore une fois de la manie. Pourtant, la passion que vouent les Mouettes de Busan à leurs Lotte Giants a deux facettes différentes. Quand tout va bien, les matches ne constituent que l’une des étapes d’une sorte de quête du « Graal », mais quand les choses se gâtent, ils souffrent autant que s’ils avaient à avaler du « poison ». Quand les Lotte Giants ont été écartés de la sélection 2010 au terme des éliminatoires post-saison, des rumeurs ont circulé sur le remplacement de leur directeur, Jerry Royster et leurs fervents supporteurs, les Mouettes de Busan, ont alors effectué une collecte d’argent pour faire publier dans un journal une annonce qui disait : « Royster doit rester ! », ce qui ne s’était jamais vu auparavant, dans la mesure où les supporteurs n’interviennent que rarement dans les affaires internes de leur équipe. La nomination au poste d’entraîneur en chef des Lotte Giants tient à la fois de la chance et de la malchance, car à l’ère de l’internet, les supporteurs analysent constamment les moindres stratégies de ce responsable et formulent des jugements, tout comme ils le font pour les prestations des joueurs. Les Lotte Giants font souvent preuve d’un dynamisme excessif, voire d’imprudence dans leur manière de jouer. Certains critiques iront jusqu’à dire que l’équipe est trop physique dans son jeu, d’autres, au contraire, faisant l’éloge de sa motivation et de ses qualités sportives qui inspirent le respect. Néanmoins, toute erreur de stratégie conduit à l’échec, quelle que soit l’équipe concernée. Avec l’accession de leur équipe aux matches de post-saison de trois années successives, les Mouettes de Busan connaissent aujourd’hui un regain d’activité. Ces supporteurs attendent aussi avec impatience de voir leurs joueurs renouveler l’exploit extraordinaire qu’a accompli Lee Dae-ho l’année dernière en battant un record mondial grâce à ses coups de circuit réussis lors des neuf matches joués pendant neuf jours successifs.

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A p e rç u d e l a littér a tur e c or éenne

Comment le « moi » peut-il survivre dans cette grotte que l’on appelle Séoul ? Comment peut-il surmonter sa peur d’être isolé et de s’égarer en chemin ? Autant de

CRITIQUE

La fiction de Kim Mi-wol, un guide qui ne montre pas le chemin Lee Kwang-ho Critique littéraire

questions qui constituent les postulats de l’œuvre de fiction de Kim Mi-wol, comme en témoigne bien la nouvelle intitulée Une guide

des grottes de Séoul .

Kim Mi-wol

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arue en 2007, la nouvelle intitulée Une guide des grottes de Séoul a donné son nom au premier recueil de nouvelles de son auteur de trente-quatre ans, Kim Mi-wol. Elle nous parle de l’isolement de contemporains marginalisés dans la Corée d’aujourd’hui. Sur un ton plein d’humour et de chaleur humaine, le premier roman de l’écrivaine, La huitième chambre (2010), traite des expériences et déceptions qui sont celles des jeunes adultes d’aujourd’hui, en situant l’intrigue dans ce lieu problématique que l’on appelle « chambre ». L’œuvre de fiction de Kim Mi-wol a pour personnages des êtres à l’existence étriquée, mais qui se distinguent tout de même de ceux des années quatre-vingt-dix, lesquels vivaient repliés sur euxmêmes, loin des préoccupations matérielles de ce monde. Ceux d’aujourd’hui préfèrent au commerce avec autrui un curieux rapport à l’objet et les autres existences qu’ils vivent en eux-mêmes, parfois dans ces sortes de paradis imaginaires qu’ils créent à leur seule intention. En conséquence, ce que décrit cette œuvre n’est pas une reconstruction intérieure de l’identité, mais une « vie nouvelle de l’individu » livré aux rêveries. Tout en laissant entendre le caractère obsessionnel de ces petits paradis personnels, Kim Mi-wol démontre qu’ils ne permettent pas d’échapper à la réalité. À cet effet, le choix des lieux où ils se créent ne résulte pas d’une imagination sans limite et utopique, mais du domaine minimal de la sphère privée. Il s’agit donc, pour employer une expression paradoxale, de « paradis minimaux ». Ceux-ci sont le fruit des rêves que nourrit au fond d’elle-même une génération privée de toute possibilité d’atteindre une Utopie collective par la vie sociale. Ces paradis imaginaires n’existent que dans l’ombre du quotidien et fuient la violence et le mensonge qui règnent en ce monde. Ils ne constituent ni un symbole de bonheur collectif, ni des lieux de dystopie absolue, mais se situent au contraire dans un temps ordinaire peuplé de souvenirs et de présences humaines physiques échappant aussi bien au souvenir personnel qu’à la réalité. Si un tel espace tient lieu de « paradis », c’est qu’il offre une possibilité minimale de réalisation des désirs intimes, sans être pour autant cet « ici et maintenant » siège du corps et des souvenirs. La nouvelle Une guide aux grottes de Séoul fournit une bonne illustration de ce postulat propre à l’œuvre de fiction de Kim Mi-wol Cu l tu re e t A rt d e Co ré e


en représentant cet espace virtuel sous forme d’une « grotte ». Une exclue de la société occupe la chambre 203 du Gosiwon de Séoul, cet établissement aux minuscules chambres où « plus de quarante personnes devaient être allongées, le corps en forme de crochet ». Plus tôt, l’auteur évoque l’« atmosphère d’anarchie totale » des lieux, dont les obscurs couloirs ressemblent parfois à « une grotte déserte, encore inexplorée ». La narration étant à la première personne, c’est le « moi » qui travaille dans une grotte artificielle et qui a pour tâche, vêtu d’une tenue de spéléologie, de guider des groupes d’écoliers dans le Centre d’exploration des grottes de Séoul, c’est-à-dire dans une grossière reconstitution de grotte. Par sa structure, la « grotte » du gosiwon présente une grande ressemblance avec cette Grotte de Séoul qui est son lieu de travail. Souffrant d’insuffisance respiratoire et de troubles digestifs, le personnage principal présente des symptômes liés à une double série de souvenirs. La première porte sur la vision fugace d’une femme étendue sur une plage, une petite fille morte dans les bras, et la seconde, sur la panique dont elle a été prise dans « les ténèbres les plus profondes, une pénombre totale » quand elle s’est perdue pendant l’exploration d’une véritable grotte, à l’époque où elle était étudiante. Mais derrière ces deux souvenirs, se cache l’image de sa mère, dont on apprend à la fin qu’elle a trouvé la mort en essayant de sauver une petite fille qu’elle croyait à tort être la sienne. La vendeuse de la pharmacie, qui a vendu à la guide des médicaments pour l’indigestion, vit dans la chambre voisine où s’entendent tous les soirs des gémissements émis par « une voix de femme, aussi grasse que si on lui avait mis de la mayonnaise dans la gorge ». Il suffira d’une brève visite chez elle pour que le « moi » découvre la vérité. Contrairement à ce qu’imaginent les autres, elle passe ses soirées à regarder une vidéo dont le personnage principal ressemble à un homme dont elle se souvient. Accusée de vol de médicaments et renvoyée de la pharmacie, elle finit par disparaître du gosiwon. Malgré l’extrême proximité de ses chambres, que seule une mince cloison sépare, le gosiwon n’est pas un lieu propice à la communication. Comment le « moi » peut-il survivre dans cette grotte que l’on appelle Séoul ? Comment peut-il surmonter sa peur d’être isolé et de s’égarer en chemin ? La grotte artificielle est construite de telle sorte que l’entrée et la sortie sont à la fois point de départ et destination. K o r e a n a ı A u t o mn e 2011

L’entrée et la sortie du gosiwon se font aussi par une unique porte en verre. Est-il possible de fuir un tel lieu ? À la fin du récit, le « moi » pose une question : « Que faire si le feu est rouge et vert en même temps ? », en écho à la question qui est formulée au début : « Qu’est-ce qu’il faudrait faire, dans ce cas, à un passage piéton ? Je me pose souvent la question, en regardant l’enseigne éclairée de la pharmacie. Bien sûr, la réponse se résume à : « Un : traversez ; deux : attendez », et un gamin pourrait la trouver tout seul. C’est peut-être logique... Et après ? » Ainsi est aussi faite cette grotte que l’on appelle Séoul. Dans un endroit dont la sortie est aussi l’entrée, le mot « chemin » n’a forcément pas de sens, puisqu’il n’en existe qu’un seul. Alors, dans ce lieu clos, il serait absurde de vouloir chercher son chemin et tout aussi fallacieux est alors le rôle du guide, qui est de « montrer le chemin ». « Mon » travail, en tant que guide au Centre d’exploration des grottes de Séoul, n’est donc qu’illusoire. En démontrant, avec un détachement serein, le non-sens de toute idée de recherche d’une voie, l’auteur met en évidence les difficultés qu’ont à affronter ceux qui vivent dans cette grotte que l’on appelle Séoul. Évoquant d’habitude l’exigu té, l’enfermement et l’impression d’étouffer, la grotte de ce récit, en faisant se superposer l’image d’un « monde virtuel » à celle du « Séoul d’aujourd’hui », devient emblématique d’une modernité « dépourvue de chemin » à suivre. Par ces « chambres » où la nouvelle génération d’adultes vit dans la solitude et à l’écart de la société, Kim Mi-wol représente le paradis minimal des exclus d’aujourd’hui. Ils n’y trouvent pas de réconfort à leur isolement, mais s’y résignent au caractère inéluctable de leur solitude qui, selon l’auteur, n’est pas un état d’esprit mais une réalité de la vie qui est à la fois créatrice d’un sens et d’une véritable esthétique existentielle de la jeunesse. Sans sous-entendre que l’humanité a pour apanage sa détermination à surmonter le malheur, l’auteur dépeint le combat quotidien que les individus ont à livrer pour s’assurer un minimum de liberté dans leur vie intérieure, en s’armant de détachement et d’indifférence. Ici, l’individu n’est pas une personne forte qui affronte le monde avec témérité, mais un être capable de s’assurer un minimum d’autonomie. Avec une remarquable subtilité, l’œuvre de Kim Mi-wol met au jour une sorte de « passivité active » qui vient enrichir la fiction contemporaine d’une nouvelle esthétique existentielle.

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vant ma naissance, le monde était là, dans son immuable indifférence. J’observe furtivement ce monde dans la lumière bleue. Après ma mort, il demeurera aussi indifférent que jamais. Je regarde le monde de l’autre côté de ce bleu, cette couleur d’une vie consumée dans les flammes des passions futiles, ses cendres répandues dans l’air. Dans ce bleu, où il n’est aucune source de joie ni de chagrin, je n’existerai plus. « Et puisqu’il faut le dire ainsi : l’homme n’est pas né pour durer. Un jour, qui viendra assurément, l’univers sera vide de lui. Ses civilisations et ses conquêtes auront péri avec lui. Ses croyances, ses doutes et ses inventions auront disparu, et il ne restera rien de lui. Bien d’autres choses na tront, puis mourront. D’autres formes de vie appara tront, d’autres idées auront cours. Puis seront réintégrées dans la communauté de l’existence amorphe. » (Le Clézio) Les rois de Silla reposent dans le silence depuis plus de mille cinq cents ans. Embrassant les graines d’un silence inconnu sous leur monticule si massif, leurs tombeaux se font aujourd’hui ondes d’éternité qui dansent lentement, lentement, au rythme des lointaines montagnes. Les heures se sont effritées et, seules, ont pris une couleur bleue. Les grands arbres droits, dressés en un épais cercle, regardent indifféremment le bleu et les ondes d’éternité. Et ils témoignent : « Mais l’univers sera toujours là, mais il y aura toujours quelque chose. Aussi loin dans le temps et dans l’espace que l’on puisse concevoir, il y aura encore la présence de la matière, de la matière totale qui ne s’efface pas ». Alors s’éveillera dans le bleu une certaine conscience.

Le bleu et les ondes d’éternité Kim Hwa-young Spécialiste de littérature française Kang Woon-gu Photographe

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