Koreana - Summer 2013 (French)

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É T É 2013

Arts et Culture de Corée

LA vie dans les temples bouddhiques

sum m er 2012 ÉTÉ 2013 vo l. vo 14 l.N26 ° 2 no. 2

Rubrique spéciale

La vie dans les temples bouddhiques Les temples bouddhiques, hauts lieux de l’introspection; Bruits et lumière au réveil du temple

v ol . 1 4 N° 2

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Cet ensemble de portraits de Bouddha de nouvelle génération est dû à Moon Bong-sun (2008) et se trouve à l’arrière-plan du Bouddha Sakyamuni, sur un mur du Grand pavillon du Temple de Myohyang situé dans le canton de Chilgok, qui fait partie de la Province du Gyeongsang du Nord. Dans le bouddhisme coréen, le bâton en bambou dit jukbi est associé à la méditation Seon. On le tient dans la main droite et de la gauche, on le frappe au niveau d’une partie rainurée pour produire ces petits sons creux qui annoncent le début et la fin des séances de méditation. ©Ha Ji-kwon Lettre de la rédactrice en chef

Un espoir de paix et de compassion Le bouddhisme, né en Inde, a en deux millénaires et demi définitivement imprimé sa marque sur l’esprit et la culture des peuples d’Extrême-Orient. Son rayonnement s’est notamment manifesté par l’apparition de l’École du Mahayana, le Grand Véhicule, qui se caractérise par sa dimension universelle, alors que l’Hinayana ou Petit Véhicule a surtout pour vocation de diriger les activités philosophiques des religieux, et non de conduire les simples fidèles à l’introspection. En Corée, c’est pendant la période des Trois Royaumes qu’il fut introduit à partir de la Chine. Les premiers souverains de la dynastie Tang frayèrent la voie à l’expansion de la religion bouddhiste dans cette partie du monde, par l’interprétation qu’ils donnèrent du Soutra vatamsaka (Guirlande de fleurs) et le recours à la méditation Zen, ou Seon en coréen, pour atteindre l’illumination. Leur pensée constitue les fondements du bouddhisme coréen tel qu’il se pratique encore

dans les temples. Celui-ci est aujourd’hui plus proche de la population en lui donnant accès à ses monastères dans le cadre de séjours organisés. C’est en 2002, lors de la Coupe du monde de football coorganisée par la Corée et le Japon, que le public a découvert ces formules d’hébergement proposées aux touristes étrangers un peu partout dans le pays et désormais très appréciées. En outre, tandis qu’en Chine, le bouddhisme s’est beaucoup affaibli sous le communisme et qu’au Japon, il a été en grande partie laïcisé, il connaît un renouveau en Corée grâce à l’arrivée de jeunes adeptes désireux de s’engager sur la difficile voie de la recherche de la vérité. Il est à espérer que leur quête inlassable permettra au bouddhisme coréen de transmettre au monde son message de paix et de compassion, tout en aidant les autres à mieux voir en eux-mêmes. Choi Jung-wha


Rubrique spéciale La vie dans les temples bouddhiques

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Rubrique spéciale 1

Les temples bouddhiques, hauts lieux de l’introspection Rubrique spéciale 2

Bruits et lumière au réveil du temple

Bae Bien-u 7

Rubrique spéciale 3

Tout un chacun peut faire le vide dans son esprit par l’expérience de la vie monacale

Yoo Cheol-sang

Rubrique spéciale 4

Les travaux culinaires dans la plus grande communauté de bhikkhuni de Corée

Kim Young-ock

Rubrique spéciale 5

Le Grand pavillon de Bouddha : symbolisme, images et peinture

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La BD coréenne à la pointe de l’essor fulgurant du numérique

Park In-ha

artisan

La maître tisseuse Han Soon-ja fait naître de charmantes corolles sur ses nattes en jonc Park Hyun-sook

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Brian Barry

Dossiers

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Moon Tae-jun

Amoureux de la Corée

L’inlassable quête de nouveauté culturelle du journaliste britannique Tim Alper

Charles La Shure

Escapade

La vie lente de l’île de Cheongsan

Livres et CD Charles La Shure

Kang Je-yoon

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Les réflexions d’un correspondant britannique sur la culture coréenne

Corée, pays de l’impossible

Guide pratique du bouddhisme pour lecteurs anglophones

Les six voies du cœur : l’essentiel des pratiques bouddhiques coréennes La Corée vue par l’épouse d’un des premiers émissaires américains

Lettres de Joseon

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Regard extÉrieur

Grandeur et décadence

Nicolas Piccato

Divertissement

La cuisine a la cote à la télé

Lee Young-mee

Délices culinaires

Le yukgaejang , un plat chaud épicé qui redonne vigueur

Ye Jong-suk

Mode de vie

Le camping fait fureur par temps de récession

Kim Young-ju

Aperçu de la littérature coréenne

Critique: Les cauchemars de qui ? Uh Soo-woong La chambre dansante d’Ivan Menchikov Lee Jang-wook

Koreana ı Été 2013

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Rubrique spéciale 1 La vie dans les temples bouddhiques

Les temples bouddhiques, hauts lieux de l’introspection

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trois heures du matin, le temple s’éveille au son cadencé du poisson en bois que frappe un moine pour purifier les alentours avant l’office du matin. Celui-ci commence dans le Grand pavillon de Bouddha où le moine responsable des salles de Bouddha et de la supervision des cérémonies allume les bougies, fait brûler de l’encens et fait une offrande d’eau pure à la statue de Bouddha, avant de réciter les soutras. Tout en frappant son gong appelé moktak et en psalmodiant des prières, il parcourt toute l’enceinte du temple. D’abord légers, les battements se font de plus en plus forts pour permettre aux êtres vivants de se réveiller en douceur. Pour les moines et les adeptes présents, il faut alors se lever et se préparer à l’office qui se déroule à cette heure si matinale, puis à onze heures et en soirée. Il est annoncé à l’aide de quatre

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instruments à percussion dits samul et composés d’un tambour, d’un grand gong en cuivre en forme de nuage, d’un poisson en bois et d’une cloche, auxquels succèdent les louanges adressés aux grands moines qui ont atteint l’illumination, puis la récitation des soutras invitant à méditer sur les enseignements de Bouddha.

La Voie de l’ascète Un moine est un ascète qui a renoncé au monde pour se consacrer à la méditation, à l’étude des Saintes Écritures et à la recherche de la sagesse. S’il atteint celle-ci, c’est à lui qu’il revient à son tour d’encourager ceux qui vivent dans la société la que à se conduire vertueusement, en leur transmettant la sagesse à laquelle il est parvenu. Arts e t cu l tu re d e Co ré e


Quand le poète et ascète indien Kabir écrivait : « Ne cherchez pas les fleurs au jardin ! Non, cher ami ! N’y allez pas car elles sont en vous », c’était pour inviter à la connaissance de soi et à l’indépendance d’esprit, pour que celui-ci, comme les fleurs, s’épanouisse pleinement. Tel est aussi le but de l’illumination bouddhique et aujourd’hui encore, certains vont se recueillir au temple pour découvrir leur jardin intérieur en l’espace d’une journée, quand ils n’y passent pas le reste de leur vie. Moon Tae-jun Producteur à la BBS (Buddhist Broadcasting System) | Park Bo-ha, Ahn Hong-beom, Ha Ji-kwon, Na Sang-ho Photographes

À son entrée au monastère, l’ascète se rase le crâne et la face en signe de renonciation à toute émotion ou illusion pernicieuses. Commence alors une nouvelle vie où trois tenues vestimentaires et quelques bols sont tout ce qu’il possède. Son ma tre l’instruit du travail qui lui incombe. Pendant six mois à un an, il devra s’acquitter des tâches ménagères, dont la cuisine, du jardinage et du ramassage du bois de chauffage, tout en cultivant les qualités premières exigées d’un ascète. Ce dernier doit observer de nombreux préceptes portant sur l’interdiction de tuer, de voler, de se livrer à des obscénités, de mentir et de boire de l’alcool. Il doit en outre s’abstenir de manger en dehors des repas, de faire usage de cosmétiques, de se vêtir avec recherche, d’avoir une couche moelleuse et de posséder des objets faits de Koreana ı Été 2013

Sœurs élèves de première et deuxième années étudiant les soutras au Temple d’Unmun. Elles se trouvent dans une pièce qui leur tient lieu de salle d’étude et de dortoir et dont le nom Cheongpungyo signifie « dortoir du vent frais ». Par la porte située tout à gauche, on aperçoit les bols en bois bien alignés sur les étagères.

métaux précieux tels que l’or ou l’argent. Obligation lui est aussi faite de refuser tout présent et de ne manger que ce qu’il reçoit d’autrui, sans demander rien de plus. Ces règles en tout genre, qui se comptent par centaines, ont pour but de débarrasser le corps et l’esprit de ses souillures, comme on le laverait á l’eau claire. L’ascète se consacre à l’étude dans un séminaire, qui est un lieu d’enseignement traditionnel situé dans les plus grands et anciens monastères. C’est là qu’il apprend les soutras et s’initie à l’accomplissement des rituels.

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Dans les temples, qui sont des communautés d’ascètes, chacun se voit confier un travail particulier comme celui de sonner les cloches, de faire infuser le thé ou cuire le riz, de cuisiner les légumes, de ramasser le bois de chauffage, d’enseigner les soutras, d’exécuter les rituels ou de réfléchir aux maux de ce monde.

La pratique de la méditation Les Saintes Écritures comparent l’ascète à la lune, dont le disque croît jusqu’à ce qu’il soit plein. À l’image de celui-ci, qui peu à peu s’arrondit et prend du relief, l’ascète doit s’élever pour atteindre la lumière de la sagesse. C’est à cette fin qu’il s’adonne à la méditation, qui vise à apaiser et libérer l’esprit pour prendre conscience de ce qu’à l’origine, il est foncièrement de même nature que Bouddha. La pratique de la méditation requiert le silence et nombreux sont ceux qui s’y adonnent de nuit comme de jour, pendant des jours, des mois, voire des années, sans jamais se coucher. Dans le bouddhisme coréen, la méditation est dite hwadu et consiste à réfléchir à la parole et aux actions de Bouddha et des patriarches en vue de libérer l’esprit de toute émotion ou illusion nocives pour lui permettre de se régénérer. Dans cette pratique désignée par l’expression ganhwa seon , le hwadu procède par résolution d’énigmes successives, ces « phrases critiques » destinées à pénétrer l’essence des choses, telles que « Qu’est-ce qui

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vient, part et parle ? » ou « Un chien n’est pas fait pour devenir un Bouddha ». Il convient alors de les examiner au plus profond de soi pour en découvrir le sens primordial, en faisant abstraction de tout jugement de valeur sur ce qui est bien ou mal, vrai ou faux, à moi ou aux autres, existant ou inexistant, petit ou grand, dans une direction ou dans l’autre, ainsi ou autrement... Ces graves questionnements portent sur la causalité de tout. Que l’on soit en marche ou immobile, assis ou couché, silencieux ou non, cette intense activité d’interrogation fournit l’occasion d’une méditation au quotidien. Par sa pratique, nombre de laïcs s’efforcent aussi d’affranchir leur esprit de ses moindres velléités de discrimination ou de domination, de toute illusion et de tout tourment, pour retrouver l’âme pure et vertueuse qui était la leur à l’origine et de même nature que celle de Bouddha. Dans le seul Ordre de Jogye, qui est le plus grand du boud­ dhisme coréen, plus de deux mille ascètes effectuent tous les ans deux retraites de trois mois chacune dans un temple où ils restent confinés pour se consacrer entièrement à la méditation, selon une tradition née en Inde. À l’origine, les ascètes indiens qui se retiraient du monde ne s’isolaient pas dans un lieu donné, mais erraient au gré de leurs méditations. Quand venait la saison des pluies, ils craignaient ce faisant de marcher sur les petits animaux qui sortaient de terre et allaient donc se recueillir dans les temples. Arts e t cu l tu re d e Co ré e


1. Pour les sœurs élèves du Temple de Haein, la journée commence très tôt par la lecture des soutras. 2. Les moines pratiquent la méditation pour purifier leur âme et réveiller en eux l’esprit de Bouddha.

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1. Ces moines marchant les uns derrière les autres au Temple de Songgwang évoquent un « défilé d’oies ». 2. Moine franchissant la porte du Temple de Magok. 1

Les textes sacrés comparent l’ascète à la lune, dont le disque croît jusqu’à ce qu’il soit plein. À l’image de celui-ci, qui peu à peu s’arrondit et prend du relief, l’ascète doit s’élever pour atteindre la lumière de la sagesse. C’est à cette fin qu’il s’adonne à la méditation, qui vise à apaiser et libérer l’esprit pour prendre conscience de ce qu’à l’origine, il est foncièrement de même nature que Bouddha. Quand le bouddhisme fut introduit en Corée à partir de la Chine, les ascètes y prirent l’habitude de se retirer en un endroit donné pendant la saison froide. Les dates et durées des retraites sont mobiles et dépendent du calendrier lunaire. Celle d’été commence le quinzième jour du quatrième mois pour se terminer très exactement trois mois plus tard, et celle d’hiver, le quinzième jour du dixième mois, pour s’achever le quinzième jour du premier mois de l’année suivante. Après les avoir toutes deux accomplies, les ascètes entreprennent un périple au cours duquel ils transmettent aux fidèles les acquis de leur pratique, le courage nécessaire au combat intérieur et les enseignements de Bouddha. Dans les Saintes écritures, cette forme de partage est comparée à la construction d’un pont ou d’un bateau grâce auxquels on peut franchir une rivière. De nos jours, beaucoup d’ascètes font le choix de demeurer au temple une fois leur retraite

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achevée et prêtent leur concours bénévole aux bonnes œuvres. Les ascètes coréens pratiquent aussi la méditation selon la méthode du yeombul, qui consiste à « penser à Bouddha », comme l’indique son nom en coréen. L’ascète en méditation évoque en luimême les noms divers de Bouddha, ses différentes apparences physiques, sa pensée, ses actions, son excellence et les bienfaits qu’il a accomplis pour les gens du peuple. Ainsi, le respect et la vénération qu’il inspire prennent une forme concrète dans l’esprit, qui s’efforce d’évoluer à son image. Cette pratique est consacrée notamment au bouddha Amitabha, ainsi qu’à des bodhisattvas tels qu’Avalokitesvara et Ksitigarbha. En outre, les ascètes se consacrent à la lecture des soutras, dans lesquels sont exposés les enseignements de Bouddha. Une telle pratique permet une meilleure compréhension de sa parole tout en libérant l’esprit sous l’effet de ses enseignements, car à Arts e t cu l tu re d e Co ré e


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leur lecture, c’est sa conscience que l’on est amené à observer soimême. Enfin, la récitation de paroles ou vers évoquant les soutras de manière condensée permet de libérer son karma du poids du passé et de purifier son esprit. Autant de pratiques différentes qui ont pour même but de débarrasser l’homme de toute cupidité, folie, colère ou corruption en l’incitant à prendre Bouddha pour modèle et à renaître dans un monde où n’existe ni mort ni souffrance.

La frugalité Pour les pratiquants de l’ascèse, l’usage en matière d’alimentation n’est pas à négliger car celle-ci est régie par une série de principes. Le premier d’entre eux est de ne consommer que ce qui est strictement nécessaire à un bon état de santé, ce qui suppose de n’être jamais rassasié. Certains ascètes ne mangent qu’une fois par jour, tandis que d’autres pratiquent le jeûne à partir de midi, mais en règle générale, les repas se composent de bouillie le matin, de riz en milieu de journée et d’aliments très légers le soir. Avant d’absorber ces aliments, l’ascète doit répéter les Cinq Versets suivants : « D’où vient cette nourriture ? Qui a travaillé dur pour que je puisse aujourd’hui en faire mon repas ? J’ai honte de ne pas mériter cette nourriture par ma vertu. Je la prends toutefois dans le seul but de guérir, de renoncer à tout désir, d’entretenir mon corps et d’atteindre l’illumination ». Tout en psalmodiant ces paroles, Koreana ı Été 2013

l’ascète remercie ceux qui ont confectionné le repas de leur travail et s’engage encore une fois à pratiquer avec toujours plus de ferveur. En Corée, la tradition veut que l’ascète consomme les légumes servis dans un même bol en quantités infimes, sans le moindre gâchis.

La Voie des adeptes Sont considérés la cs les croyants qui, tout en n’ayant pas renoncé au monde où ils vivent, ont fait serment de vouer un culte à Bouddha, d’observer ses enseignements et de pratiquer leur foi au temple. Après s’y être vu dispenser les rudiments du dogme, ces croyants sont admis parmi les disciples de Bouddha sous un nouveau nom bouddhique et reçoivent des instructions sur la conduite à tenir dans la vie quotidienne. Pour accomplir leur devoir, ils doivent aussi participer régulièrement à des assemblées où leur est enseignée la parole de Bouddha. Ils peuvent aussi partager l’existence des moines en effectuant des séjours d’une nuit dans les temples ou se retirer du monde pendant trois mois. Outre les pratiques méditatives du hwadu et du yeombul, de la lecture ou de la récitation des soutras et de la psalmodie des mantras, les adeptes accomplissent des prosternations devant Bouddha en exécutant des mouvements qui peuvent être différents. Tantôt ils se penchent en avant, tête baissée et mains jointes à hauteur

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1. Ce moine du Temple de Buseok frappe le tambour pour appeler à l’office des psalmodies du soir. 2. Les voix de l’office du soir résonnent dans le crépuscule qui descend sur ce temple de montagne.


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de la poitrine, tantôt ils s’étendent entièrement, genoux, coudes et front contre terre en signe de respect absolu. La répétition de ces gestes à de multiples reprises permet de se détacher de son Moi. Il s’agit donc d’une pratique spirituelle qui recourt aux mouvements du corps et se mesure au nombre de prosternations exécutées, qui peut être de cent huit, mille quatre-vingts ou trois mille. Quand ils se rendent au temple, les fidèles y apportent de petits animaux qu’ils ont attrapés, des poissons par exemple, dans le but de leur rendre la liberté dans leur milieu naturel, cette pratique reposant sur l’idée que tous les êtres vivants sont dignes d’amour. Les adeptes accomplissent aussi des rituels destinés à guider l’âme des défunts vers l’autre monde en les lavant de leurs mauvaises actions, de leurs rancunes et de leurs mauvaises relations avec autrui, ce qui leur permettra de renaître dans l’au-delà et procède d’une conception de la mort ne voyant pas dans celle-ci la fin de tout, mais une transition vers une vie nouvelle. Cette non-différentiation de la vie et de la mort est propre à la vision bouddhique du temps et de l’existence.

Les nuages s’en vont et la lune para t Les enseignements du bouddhisme engagent à la sérénité et à l’entraide. Pour parvenir à la première, il convient de renoncer à Koreana ı Été 2013

toute illusion et à tout désir. Si l’on commet une faute, il faut aussitôt s’en confesser, exprimer son repentir et s’engager à ne plus la refaire. De même que la lune ne para t que quand le ciel est dégagé, l’esprit ne peut retrouver sa pureté que dans la repentance des fautes. Dans le bouddhisme, l’esprit n’est pas une chose qui appara t ou dispara t, c’est-à-dire qu’il se conçoit foncièrement par le vide. Atteindre la sérénité suppose donc le maintien d’un état de tranquillité et de paix dans lequel on s’abstient des plaisirs charnels par la ma trise de soi, de ses paroles et de ses intentions, cette quiétude étant propice à l’acquisition d’une grande sagesse. Le bouddhisme affirme que toute souffrance peut être évitée par la perspicacité, la droiture dans les paroles comme dans les actes, l’acquisition de moyens d’existence corrects, l’effort, l’épanouissement de soi et une bonne faculté de concentration. Cette noble voie permet d’atteindre la perfection dans la mise en application des idéaux de charité, d’observation des préceptes, de tolérance, de bonne condition physique, de sérénité et de lucidité. Le corps humain vieillit et se flétrit inexorablement, accablé de maladies et voué à une mort certaine, tandis que l’esprit est la proie de désirs dévorants, et ce sont ces mêmes souffrances que cherche à faire dispara tre la pratique du bouddhisme en procurant un sentiment de bien-être et de joie de vivre.

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Rubrique spéciale 2 La vie dans les temples bouddhiques

Bruits et lumière au réveil du temple Bae Bien-u Photographe

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Bambous penchés par le vent au Temple de Songgwang.

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Les moines du Temple de Songgwang prient entièrement prostrés, c’est-à-dire genoux, coudes et front contre terre.

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vant même que les premières lueurs de l’aube n’aient dissipé l’obscurité, les battements des gongs en bois viennent troubler le silence de la cour du Temple de Songgwang, blotti sous son épaisse et

antique pinède. Bientôt, montent de partout les voix des récitants de soutras en un doux et grave murmure accompagné des sonorités des quatre instruments à percussion. Cette psalmodie mystique des prières du matin se répand dans le ciel, comme si elle se divisait en mille brins, pour se reconstituer tout aussitôt en une masse qui attire la lumière. Les branches d’arbres se balancent sous la brise et la forêt

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fait entendre ses bruissements. Quand le soleil caresse le toit des vieux pavillons de ses rayons naissants et que les pins se secouent peu à peu de leur torpeur, la lumière et le vent déferlent par vagues sur les bambous. Le jour blanchit tout en silence. C’est l’heure où les êtres vivants commencent à faire entendre leurs sonorités. Le soleil inonde les lieux de sa lumière qui fait chanter les arbres, les oiseaux et toutes les créatures chacune à leur manière. Les arbres échevelés par le vent vont et viennent dans le bleu du ciel en une Koreana ı Été 2013

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Le Temple de Songgwang dans l’écran de verdure d’une forêt de pins située au pied du Mont Jogye à Suncheon, une ville de la Province du Jeolla du Sud.

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verte marée de feuillage. Leurs branches s’unissent et se séparent au rythme de la bourrasque, entre murmures et bruissements. Le soir venu, quand le soleil a achevé sa course dans le ciel en direction du ponant, la cour du temple est inondée d’un merveilleux flamboiement crépusculaire. Alors s’élèvent à nouveau les émouvantes sonorités des quatre instruments se mêlant aux prières du soir. Au loin, la nuit descend sur les montagnes. Une fois encore, le temple s’enveloppe dans ses voiles bleu nuit. Koreana ı Été 2013

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Rubrique spéciale 3 La vie dans les temples bouddhiques

Tout un chacun peut faire le vide dans son esprit par l’expérience de la vie monastique Levé à trois heures du matin, j’écoute le tambour et la cloche du temple en concentrant toute mon attention sur leur son. Après l’office matinal et ses cent huit prosternations, c’est l’heure du déjeuner aux quatre bols que je finis jusqu’au moindre grain de riz au piment rouge, suivi d’une marche méditative en montagne, pieds nus. Ainsi se sont déroulés les deux journées et la nuit peu ordinaires que j’ai passées au temple. Yoo Cheol-sang Rédacteur spécialisé dans les voyages | Ha Ji-kwon, Ahn Hong-beom Photographes

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Une famille séjournant au Temple de Donghwa s’accorde un moment de détente devant le porche du Stûpa de l’ermitage.

Dans un séjour au temple, les participants commencent toujours par se défaire de leurs téléphones portables, portefeuilles, paquets de cigarettes et autres objets personnels qu’ils déposent dans un grand panier. Pas plus d’une minute leur sera accordée pour un dernier appel, avant de se voir confisquer l’appareil, le temps de dire un bref au revoir à leur famille et à leurs proches ou de régler quelque affaire en cours. Ils enfileront ensuite la robe de moine et s’assiéront d’un air emprunté, avant que le moine responsable du séjour ne vienne leur exposer les règles élémentaires de la vie au temple. Les deux principaux aspects en sont la manière de se tenir « mains jointes » (chasu) et de « marcher en paix » (anhaeng) « Poignets pliés, nous superposons les mains à hauteur de la partie supérieure de l’abdomen. Il faut conserver cette posture lors de tous ses déplacements dans le temple. Nous marchons toujours les uns derrière les autres, comme des oies, c’est pourquoi nous parlons dans ce cas de « défilé d’oies ». Nous avançons avec prudence, de la même manière que pour penser, comme si nous nous tenions sur une fine couche de glace ». J’aurais pu m’inspirer de ce principe tout au long de ma vie, au lieu de la passer à courir sans arrêt sur ce que je croyais être une longue route sans obstacle, insouciant ou ignorant du gouffre béant qui s’ouvrait à mes pieds.

La prostration Les participants aux séjours venant d’un peu partout dans le pays, le programme des activités ne débute que l’après-midi. L’emploi du temps est assez peu chargé. Nous prenons un thé en compagnie des moines, le temps de nous habituer à notre nouvelle tenue, puis pour nous ouvrir l’appétit, faisons quelques pas pami les pins centenaires du Mont Taehwa. Après un d ner sous forme de buffet, nous nous initions à la prostration, en guise de répétition pour l’office matinal du lendemain. Pour ce faire, il faut d’abord s’agenouiller, puis allonger les deux bras devant soi avant de s’incliner aussi bas que possible, jusqu’à toucher le sol du menton. Quoique nous ayons très souvent vu exécuter ces gestes à la télévision, nous les accomplissons le plus souvent pour la première fois. Ceux qui pensent qu’il suffit pour cela d’étendre et de croiser les membres, comme dans le bouddhisme tibétain, sont dans l’erreur. La prostration s’apparente à celle des prêtres devant la croix pour l’ordination, dans la religion catholique. Quand le moine explique : « En coréen, nous appelons un temple « jeol » car on y fait beaucoup de prostrations, que l’on appelle aussi « jeol », il ne s’agit pas d’une boutade. Sur les coussins posés au sol, est visible l’usure causée par l’appui constant des genoux et coudes. La prostration est accomplie en signe d’extrême humilité et aide à découvrir son véritable Moi en débarrassant l’esprit de toutes les vaines prétentions, angoisses et peurs qui l’habitent. Au temple, le sommeil lui-même relève des pratiques bouddhiques, puisque la position allongée est propice à la méditation avant de se plonger dans celui-ci. Pour ce faire, il suffit de s’étendre lentement puis, mains posées sur l’abdomen, d’écouter le souffle de sa respiration. On est alors en mesure de voir se dérouler le flot de la pensée qui entre et sort de son esprit. Le moine nous conseille à ce propos, lorsque nous sommes allongés dans l’obscurité et le silence absolu de ce temple de montagne, de ne pas chercher à chasser les soucis de la vie qui nous assaillent, mais de nous contenter d’y porter un regard détaché. Interdiction absolue est faite de prononcer la moindre parole entre le moment du coucher et la fin du petit déjeuner suivant. Il en va de même de tout geste ou regard que l’on serait tenté d’échanger avec autrui. Notre capacité d’introspection en dépend. Un léger ronflement se fait entendre quelque part. L’office matinal Il est trois heures et trois minutes, ce matin-là. Je suis réveillé par le battement du tambour de bois en forme de carpe dont les sons sont censés chasser les ténèbres pour faire place à l’aube. Tout le monde se lève et après avoir plié les draps, on se rassemble face à la cloche du temple, sans faire de bruit ni se regarder. Un moine frappe sur le gong, debout devant le tambour du temple, puis sur ce dernier, qui est beaucoup plus grand que lui, pour réveiller tous les êtres vivants encore endormis dans l’obscurité. Ses sonorités déchirent l’air du petit matin et résonnent jusqu’au Mont Taehwa, en enveloppant tout le temple. La lune

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luit encore vivement par-dessus les pins qui s’étendent de l’autre côté du Pont du Paradis. Quand la cloche a sonné trente-trois fois, nous nous mettons en rang et nous dirigeons vers le pavillon central. Après un bref sermon, nous nous prosternons cent huit fois au rythme du bâton en bambou que le moine frappe de sa main. Il nous exhorte à suivre le cheminement de sa pensée tandis que nous marchons, mais j’ai la respiration si oppressée et souffre tellement des genoux qu’il m’est impossible de penser à autre chose. Les prostrations s’achevant plus tôt que prévu, nous nous agenouillons par terre, mais je ne me sens toujours pas bien et ai du mal à rassembler mes idées. Quand l’office prend fin, j’ai les jambes qui flageolent en me levant. Toujours en silence, comme il se doit, je me dirige jusqu’au ruisseau qui s’écoule devant le temple. En y passant à gué de pierre en pierre, puis en marchant sur l’allée bordée de gros roseaux, j’entends s’éveiller la nature dans le ciel et sur terre. J’ai l’impression d’être beaucoup plus sensible qu’en ville aux moindres stimuli, que ce soit dans mon corps ou dans mon esprit.

La visite du temple Bientôt le jour se lève. Le temple de montagne s’emplit du chant des oiseaux et çà et là, résonnent de curieux « rat-tat-tat-tat ». Serait-ce un marteau-piqueur creusant le sol sur un lointain chantier ? Je ne vais pas tarder à le savoir. Il s’agit d’un pivert, comme je n’en avais jamais vu que dans les bandes dessinées de mon enfance. J’ai beau scruter les alentours, je ne parviens pas à le surprendre en train de perforer les arbres et ce n’est que lorsqu’il prend son envol que je l’aperçois. Suite au petit déjeuner, il nous est enfin permis d’ouvrir la bouche et le moine nous engage à visiter son temple vieux d’un millénaire. Le Temple de Magok s’élève majestueusement dans la vallée, sur les deux rives du Taehwa qui y déroule ses méandres. Sur l’une d’elles, se dressent de modestes constructions accueillant les activités quotidiennes tandis que les lieux de prière, édifices plus imposants, se situent sur l’autre. Le Temple de Magok diffère en cela des autres sanctuaires. Passé le guichet, bien que le temple soit tout proche

Scènes du culte lors d’un séjour au temple. En s’initiant à des rituels de la vie monacale tels que la prostration (1), la marche autour de la pagode (2) ou le repas à quatre bols (3), les participants sont confrontés à eux-mêmes.

à vol d’oiseau, il faut cheminer dans la vallée sinueuse et remonter jusqu’à la Porte de l’Illumination, qui est l’entrée principale, puis celle des Rois célestes, qui lui succède. Après avoir traversé un petit groupe de stupas et fait le tour du Pavillon de la Montagne sacrée, nous franchissons la Porte des Quatre Rois célestes, puis le Pont du Paradis qui nous mène au Pavillon Précieux de la Grande Lumière, où s’élève la statue assise du Bouddha Vairocana. Derrière cet édifice, se dresse le Grand pavillon de Bouddha, qui est consacré au Bouddha Sakyamuni et accueille en son honneur trois offices quotidiens. C’est à côté du Pavillon précieux de la grande lumière (Daegwangbojeon) que se situent les bâtiments où sont logés les participants au séjour. Riche de « trésors nationaux » et de nombreux autres biens culturels, le Temple de Magok est un lieu enchanté blotti dans une vallée de montagne, où pavillons et pagodes se dressent au milieu d’une luxuriante couverture de pins et cerisiers.

Les quatre bols du repas Le déjeuner fait l’objet du service dit baru gongyang car les repas participent aussi des rites du temple. Après avoir joint les mains au son du bâton en bambou, nous disposons quatre bols devant nous par ordre de taille. C’est dans le plus petit d’entre eux que l’on verse l’eau qui servira à « faire la vaisselle ». Les trois autres sont destinés à la soupe, au riz et au kimchi, ainsi qu’à divers condiments dont on se sert en se limitant au strict nécessaire. Avant de manger, une opération s’impose. Elle consiste à tremper un morceau de kimchi dans la soupe pour en enlever l’assaisonnement, puis à le réserver en le posant dans son bol de riz. Alors, et alors seulement, peut-on commencer à se restaurer, moyennant toutefois de ne faire aucun bruit avec ses baguettes et de garder bien entendu le silence. À la fin du repas, il restera à verser de l’eau dans le bol à riz, ainsi que dans ceux de la soupe et des condiments, et de les nettoyer en les frottant avec le morceau de

Situation Le Temple de Magok se trouve près d’Unam-ri, un village de l’agglomération de Sagok-myeon à laquelle appartient Gongju, la capitale de la Province du Chungcheong du Sud (www.magoksa.or.kr). On peut s’y rendre en prenant l’autoroute n°1 à Séoul, en direction de Busan, puis celle qui relie Cheonan à Nonsan en sortant à Cheonan. À Jeongan, sortir par la route nationale n° 604 et rouler environ quinze minutes jusqu’au panneau indiquant la direction du Temple de Magok, sur la gauche. Installations Dans les temples qui proposent des formules de séjour, l’hébergement est le plus souvent assuré. Les installations peuvent différer d’un lieu à l’autre, mais celles de Magok sont d’une qualité exceptionnelle. Elles comprennent un vaste réfectoire abritant un buffet composé de plats de la cuisine du temple, une salle de bains équipée de douches modernes et des toilettes avec chasse d’eau. Les dortoirs des hommes et des femmes se trouvent dans deux grandes pièces collectives différentes chauffées par le sol à l’aide du dispositif coréen dit ondot et on y fournit des draps propres. On pourra toutefois trouver ces grandes pièces moins confortables que celles des Temples de Geumsan ou de Naeso, qui n’abritent que cinq personnes chacune. Le site en langue anglaise accessible à l’adresse http://eng.templestay.com répertorie les différentes formules de séjour proposées en Corée par l’Office culturel du bouddhisme coréen de l’Ordre de Jogye.

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Séoul

Mont Museong Temple de Magok

Cheonan JC Jeongan IC Gongju

Mont Chilgap

Bus express Bus interurbain

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« Si vous séjournez dans un temple, ne cherchez pas à en retirer des avantages. Plus vous y viendrez dans un esprit de détachement, plus cela vous sera bénéfique.» 1

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2 © Ordre Jogye du bouddhisme coréen, Corps culturel du bouddhisme coréen

kimchi préalablement débarrassé de son assaisonnement, après quoi, on absorbera ce kimchi et cette eau. Le travail n’est pas fini pour autant, car il faut encore rincer les trois bols les plus grands avec l’eau que contient le quatrième et pour ce faire, on emploie les deux tiers de l’eau, dont on boit le restant, où se mêlent fragments d’assaisonnement et grains de riz.

Épilogue Chaque participant peut apprécier plus ou moins tel ou tel aspect d’un séjour au temple et pour ma part, c’est la séance de « regard de l’esprit » à laquelle nous avons été conviés le premier jour qui m’a le plus marqué, ainsi que la marche que nous avons effectuée le lendemain, pieds nus dans la montagne. Ce « regard de l’esprit » consistait, après s’être rapidement présenté, à révéler en toute sincérité ses problèmes et aspirations les plus importants. La capacité de confier mes pensées les plus secrètes à des inconnus m’a ouvert la voie de l’introspection. Quant à cette marche

1. Une méditation en forêt figure au programme du séjour au Temple de Tongdo. 2. Préparation du thé au Temple de Geumsan. 3. L’office de psalmodie des soutras est le point d’orgue de tout séjour au temple.

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d’une ou deux heures en montagne, elle se prêtait à la méditation au gré de notre cheminement, pieds nus, sur les sentiers du Mont Taehwa, sans pour autant qu’il s’agisse d’un parcours ininterrompu de bout en bout. Après avoir médité sur une certaine distance, en suivant les instructions de notre guide, nous avons pu parler de tout ce que nous voulions et il fallait nous entendre bavarder et rire comme des enfants un jour de pique-nique, tout en cheminant paisiblement. Le terrain était tantôt plat, tantôt rocheux et accidenté, mais qu’importe, puisque l’essentiel était de ma triser son esprit et sa respiration pour parvenir à ne faire qu’un avec la nature. À mon départ du temple, le lendemain, je me suis souvenu, en franchissant sa dernière porte, de ce qu’on m’avait dit le jour où je m’étais inscrit. « Le bouddhisme se caractérise par l’abolition des contraintes. C’est cela que nous appelons « faire le vide ». Nous acceptons tout le monde, sans le moindre préjugé. Si vous séjournez dans un temple, ne cherchez pas à en retirer des avantages. Plus vous y viendrez dans un esprit de détachement, plus cela vous sera bénéfique. » Qui sait combien de nuits il me faudrait dormir dans un temple pour me débarrasser de toute la poussière qui s’est accumulée en couches successives dans mon esprit en plus de trente ans de vie, mais je suis résolu à en passer d’autres dans un avenir proche.


Le séjour au temple à Séoul Le Temple de Hwagye

jours comprenant huit heures de méditation Situé non loin du Seon par jour, dont une pratique du questioncarrefour de Suyu, ce temple n’en séduit pas nement hwadu et des exercices de Seon au moins le visiteur aussitôt qu’il y entre. Passé la porte, celui-ci découvre un sentier ombragé rythme du bâton en bambou, ainsi que le resqui serpente entre chênes, ormes et zelkovas. pect de la règle du silence et l’accomplissement Là, il suffit de contempler le courant du ruisdes cent huit prostrations. À la fin du séjour, les seau qui descend du Mont Samgak, dont la participants pourront prendre le thé en compasilhouette se dresse, telle un paravent, à l’arrière gnie des moines et leur poser des questions sur du temple, pour se sentir aussitôt apaisé. Élevé leurs thèmes de méditation. au Xe siècle, sous la dynastie Goryeo, par le moine Tanmun, ce temple, par ses différents Téléphone : 02-3672-5945 pavillons et sa cloche, témoigne de l’histoire et Site internet : www.kilsangsa.or.kr des traditions du bouddhisme coréen. Les parComment s’y rendre : à la sortie n°6 de la Staticipants au séjour pourront y assister à l’office tion Université Hansung, sur la ligne n°4 du dans la grande cour sur laquelle donne l’entrée, métro de Séoul, prendre les bus n°2 ou 3 et desCette statue d’Avalokitesvara située au Temet non dans le petit pavillon principal, puis ils cendre devant le Complexe Seonjam. Le temple ple de Gilsang rappelle la Sainte Vierge. s’adonneront à la méditation Seon au quatrièse trouve à cinq minutes à pied. me étage du Centre international du Zen. Nombre d’ascètes étrangers venant y effectuer de longs séjours, les formules proposées aux visi- Le Temple de Bongeun Ce sanctuaire vieux d’un millénaire est teurs se limitent à une unique journée consacrée à la méditation. Des perché sur les hauteurs de Samseong-dong, dans le district de Ganactivités identiques sont proposées aux uns et aux autres, qu’il s’agisse gnam situé dans le sud de Séoul. Créé au VIIIe siècle par le précepteur de la participation aux offices, du travail collectif, de la méditation ou national Yeonhoe, sous le royaume de Silla Unifié, il abrita, sous la des promenades. Ces dernières, qui empruntent les chemins traver- dynastie Joseon, le centre des concours d’État organisés à l’intensant les forêts de la vallée et sont l’occasion de procéder aux question- tion des moines. En marchant sur le sentier qui mène du Pavillon nements du hwadu , attirent de nombreux participants. principal à la réserve des soutras gravés sur bois, on peut voir prier les fidèles dans le Pavillon de Maitreya où s’élève une grande statue du Bouddha de miséricorde. Au bout d’une allée bordée d’arbres Téléphone : 02-909-2663 Site internet : www.hwagyesa.org Comment s’y rendre : à la sortie n°3 de la Station Suyu située sur la située derrière la réserve se trouve le Centre de méditation Seon, qui ligne n°4 du métro de Séoul, prendre le bus de quartier (Maeul) n°2 accueille les participants des séjours au temple. Des formules d’une nuit et deux jours s’y déroulent moyennant un effectif minimal de jusqu’au Temple de Hwagye. dix personnes. En outre, une formule courte de trois heures est proposée tous les jeudis à 14h00 pour permettre aux participants de se Situé dans le quartier résidentiel de SeongLe Temple de Gilsang buk-dong, en plein centre de Séoul, le Temple de Gilsang est ouvert à faire une idée de ce qu’est la vie dans un temple. Cette formule inclut tous. Ici, nul besoin de gravir de hautes marches pour ne finalement un repas composé de quatre bols, une séance de méditation, un office apercevoir le Bouddha que de loin. En sortant d’un bosquet d’anti- et la réalisation de gravures sur bois de soutras. Les bouddhistes qui ques zelkovas, on découvre une vaste cour et son Pavillon du Paradis maîtrisent les langues étrangères et possèdent de solides connaissan(Geungnakjeon). Derrière le Pavillon central, une agréable allée ces religieuses peuvent travailler comme assistants bénévoles lors des bordée d’arbres mène au dortoir des moines et au Pavillon du Por- formules de séjour pour étrangers. trait, où est enchâssé le portrait du moine Beopjeong, qui fut l’âme de ce sanctuaire jusqu’à sa disparition survenue en 2010. D’un bout Téléphone : 02-545-1448 à l’autre de l’horizon, s’offrent à la vue les magnifiques paysages du Site internet : www.bongeunsa.org Mont Bugak qui se dresse au cœur de la capitale et ce point de vue Comment s’y rendre : À la sortie n°6 de la Temple de Hwagye attire les promeneurs en nombre. Contrairement aux « temples vieux Station Samseong située sur la ligne Temple de Gilsang d’un millénaire » que compte tout le pays, celui-ci n’a été créé qu’en n°2 du métro de Séoul, mar1995 dans des locaux qui abritaient autrefois un célèbre et élégant cher tout droit sur environ cent restaurant dont la propriétaire, une ancienne gisaeng , a fait don aux mètres en direction de la Tour de Temple de Bongeun religieux à ses dernières heures. Des séjours y sont proposés tous les l’ASEM, en face de laquelle se trouderniers samedis du mois. Il s’agit de formules d’une nuit et deux ve l’entrée au Temple de Bongeun.

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Rubrique spéciale 4 La vie dans les temples bouddhiques

Les travaux culinaires dans la plus grande communauté de bhikkhuni de Corée Le Temple d’Unmun observe rigoureusement le principe de l’ascétisme bouddhique selon lequel « Qui ne travaille pas ne mange pas » , car le fait de produire de ses mains joue un rôle important dans ce mode de vie. Chez les

bhikkhuni de cette communauté monastique, les novices effectuent donc l’ensemble des tâches ménagères, dont la cuisine destinée à nourrir un peu plus de deux cents personnes, ainsi que la culture des légumes et céréales. Kim Young-ock Ecrivain indépendante | Ha Ji-kwon, Na Sang-ho Photographes

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ans tous les temples, la tradition veut que l’on entre par une iljumun, c’est-à-dire, mot à mot, une « porte à un pilier ». Ce premier point d’accès marque la frontière entre le monde temporel et celui du temple. Pour certains, il tient son nom de ses piliers en enfilade, tandis que d’autres y voient une illustration du précepte bouddhique qui invite toute personne franchissant la porte à pratiquer assidument le rite en chassant de son esprit ses préoccupations matérielles pour ne se consacrer qu’à la recherche de la vérité. Le Temple d’Unmun, c’est-à-dire « de la porte des nuages », se situe à Cheongdo, une ville appartenant à la province méridionale du Gyeongsang du Nord. Ce vaste sanctuaire, qui fut construit voilà un millénaire et demi pour accueillir une communauté de bhikkhuni, possède évidemment sa porte à un pilier, mais plus que celleci, c’est ici une grande pinède aux très hauts arbres qui marque le passage du profane au religieux. À la vue de ce bois magnifique, le promeneur se sent soulagé de ses tracas quotidiens et une dame en visite aurait été si profondément touchée par le spectacle des religieuses en robe grise passant sous les arbres qu’elle aurait sur-le-champ renoncé à sa vie séculière pour se faire ascète.

L’Ordre des bhikkhuni et le Temple d’Unmun En même temps qu’un sanctuaire, le Temple d’Unmun abrite un séminaire où se déroulent un enseignement et une recherche consacrés aux Saintes Écritures à l’intention de cent cinquante Koreana ı Été 2013

des deux cents sœurs qui y vivent. Par son effectif, cette faculté monastique est le plus grand des cinq établissements de ce type qui existent en Corée, voire dans le reste du monde. Au temple comme à la faculté, la règle veut depuis toujours que l’on se consacre en permanence au travail, comme le font notamment les sœurs élèves. Quatre années durant, elles acquièrent la formation requise pour être solennellement admise dans l’ordre. Au cours de leur vie communautaire, elles se consacrent à la lecture des Écritures et s’initient aux rites en vue de se préparer à la dure voie de l’ascétisme. Le programme de leurs journées est défini très rigoureusement, à la minute près. Dès trois heures du matin, elles commencent par des prières psalmodiées au son du poisson en bois dans le Grand pavillon de Bouddha et effectuent des travaux de nettoyage dans le temple avant l’office du matin. Quand celui-ci s’achève, elles s’adonnent à la méditation ou à l’étude dans le dortoir, jusqu’au petit déjeuner. Les cours se déroulent de quatorze à seize heures et reprennent après l’office du soir pour s’achever à vingt et une heures, où a lieu l’extinction des feux. Les cours dispensés en soirée comprennent des discussions à la dialectique propre à cette faculté monastique et la préparation des activités du lendemain. Une sœur élève confiait à ce propos, avec un petit sourire : « Ici, il faut savoir faire quatre-vingt-quatre mille choses par minute ! »

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1, 2. Sœurs élèves s’acquittant des tâches collectives. 3. Cette paisible route mène au Temple d’Unmun à travers une épaisse forêt de pins.

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Le rite du repas Dans un temple, la moindre des activités relève de la pratique religieuse. Exception faite de la psalmodie des soutras consacrée à Bouddha, les rites du repas revêtent certainement la plus grande valeur symbolique, étant particulièrement riches de sens. Après avoir revêtu la tenue de rigueur, les ascètes se rassemblent dans un grand réfectoire pour accomplir le rite et manger en silence. Le début du rite est annoncé par les battements du bâton en bambou. Les religieuses se servent alors d’aliments dans quatre bols de taille différente et quand elles les ont consommés, elles rincent ces récipients avec de l’eau qu’elles absorberont également. Après avoir recommencé plusieurs fois cette opération, elle les essuient avec un chiffon et les rangent les uns sur les autres. Ces quatre bols dits baru seront ainsi empilés après usage à chaque repas. L’apprentissage de ce rite par les novices a pour objectif de leur inculquer les vertus de l’égalité, de la frugalité, de la pureté, de la modération et de l’Entente des six, c’est-à-dire du corps, de la parole, de l’esprit, de la morale, des connaissances et de l’alimentation. À chaque repas, les ascètes se remémorent le sens de ce rite, en récitant la psalmodie intitulée « Cinq versets », qui commence par la question : « D’où vient cette nourriture ? » L’authentique vie au temple s’étend bien au-delà de ses murs, car la cuisine, sa préparation et sa consommation possèdent 1 une profonde dimension spirituel1. Le Temple d’Unmun, où résident plus de deux cents religieuses, est le qui est tout aussi passionnante blotti dans une épaisse forêt tapissant les versants du Mont Hogeo, la « Montagne du tigre assis ». pour les Coréens que pour les 2, 3. Les soeurs élèves sont chargées de la cuisine. Ici, elles préparent les étrangers.

Le bouddhisme coréen a imprimé sa marque sur l’histoire de cette religion dans le monde en s’attachant à la conservation de ses temples et à l’observation stricte des règles de la vie monacale. Son ordre des bhikkhuni, qui se distingue par une origine très ancienne, la taille de sa congrégation et la rigueur de sa pratique, rassemble la plus grande communauté de religieuses bouddhistes au monde. Le Temple d’Unmun aurait été édifié en l’an 557 par un moine du Royaume du Silla, après qu’il eut atteint l’illumination suite à des années d’ascétisme dans un petit ermitage de Geumsu-dong perché sur le Mont Hogeo, c’est-à-dire la « montagne du tigre assis ». Au monastère de religieux qu’il abritait à l’origine, succéda la première faculté monastique féminine en 1958. La Vénérable Myeongseong, qui est la doyenne d’âge des moniales, y a été nommée professeur en 1970, puis supérieure en 1977, une fonction qu’elle exercera pendant vingt ans en parallèle avec celle de doyenne de la faculté. Dans ce cadre, elle aura à assumer de front la responsabilité de la restauration du temple et celle de la formation de nombreuses novices.

Les travaux agricoles En matière alimentaire, le Temple d’Unmun vit en autarcie. Pour nourrir une telle communauté, il faut effectuer les semis dès le printemps, ce dont se chargent les sœurs élèves de deuxième année de la faculté monastique. Quand vient l’automne, elles doivent souvent se consacrer plus de cinq heures par jour aux travaux de la récolte que l’on appelle ullyeok. Le ma tre du bouddhisme Zen feuilles de thé (2) et font cuire une marmite de riz sur un feu de bois allumé chinois Baizhang Huaihai (720au-dessous de l’autel du Dieu de la cuisine (3). 814) se consacra longuement à La gestion culinaire l’étude des organisations et institutions Zen pour en différencier les Les tâches se rapportant à la cuisine se déroulent dans la cour pratiques de celles du bouddhisme indien et ce faisant, il souligna située à l’arrière du temple et la responsabilité en revient aux étunotamment que chacun des religieux devait apporter en contribudiantes de troisième année de la Faculté. Celles-ci y préparent tion le produit de son travail, comme il le fit lui-même jusqu’à un ensemble les repas sous la supervision d’une administratrice en âge très avancé en travaillant la terre. Inquiet de son état de santé, chef appelée wonju, qui est responsable de l’ensemble des travaux ses disciples subtilisèrent son sarcloir, alors il refusa de s’alimenménagers. Celle-ci est assistée par une administratrice plus jeune ter. Quand ils lui restituèrent cet outil, le ma tre laissa ces mots à dite byeoljwa, laquelle compose le menu et participe à sa confecla postérité : « Qui ne travaille pas ne mange pas ». Il préconisa de tion. Dans le régime végétarien qui est toujours de rigueur, le tofu pratiquer tout au long de l’année un mara chage saisonnier consajoue un rôle important par son apport en protéines et il provient soit de dons faits par des fidèles, soit du commerce, étant d’une prépacré notamment à cultiver la laitue, la bette, l’aubergine, la citrouille, ration difficile. La culture des pousses de soja se fait dans la cusine, le concombre, le tournesol, le radis chinois et l’épinard. Aujourd’hui car ces plantes exigent un arrosage fréquent pour empêcher la forencore, les cultures effectuées au Temple d’Unmun sont à peu près mation de radicelles. conformes à cette nomenclature ancestrale car on y a pour règle Il régne une activité intense dans la cour dès quatre heures de suivre en tout point les enseignements de Baizhang Huaihai, du matin, après l’office, et jusqu’à six heures, où l’on sert le petit comme nulle part ailleurs dans les autres temples coréens.

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déjeuner. Depuis toujours, ascètes et la cs adressent des prières au Dieu de la cuisine, une divinité locale appelée jowang, pour qu’il éloigne le malheur et la maladie. La périodicité quotidienne de ce rite révèle combien est importante la cuisine, où sont confectionnés les repas. Chaque matin, avant d’en franchir le seuil, les religieuses du temple d’Unmun se rincent la bouche, se lavent les mains et s’inclinent devant le Dieu de la cuisine. Une importante offrande lui est aussi vouée chaque mois. De très bon matin, le dernier jour de chaque mois lunaire, on recouvre un gâteau de riz de pâte de haricot rouge avant de le faire cuire au four à bois, puis de le déposer sur l’autel du Pavillon d’or, qui est l’édifice le plus ancien du temple. Le rite du repas est accompli dès le petit déjeuner, en présence de l’ensemble des religieuses. Au déjeuner et au d ner, elles se répartissent entre les tables par groupes de six ou sept. Selon la tradition la plus ancienne, la règle veut que l’on consomme des légumes de saison, que l’on évite l’emploi de trop d’huile et de sel ainsi que cinq légumes à la saveur acide, dont l’ail, l’échalote et le poireau, car ils perturberaient l’esprit. Les restrictions sur la quantité d’huile à consommer sont assouplies trois fois par mois, les jours de tonsure, car cette opération, qui symbolise le renoncement aux passions et illusions, nécessite d’apporter un peu de réconfort à celle qui la subit. Dans ces circonstances, le menu comporte alors des aliments assez lourds ou gras tels que le chalbap, c’est-à-dire du riz gluant aux haricots rouges, des châtaignes, des jujubes, des pignons et d’autres ingrédients, ainsi que de la soupe aux algues, champignons et varech (miyeokguk ), des champignons noirs frits en sauce (mogi-beoseot tangsu), des nouilles transparentes sautées aux légumes (japchae) et des patates douces frites et enduites de sirop de sucre (matang). Le menu est composé en fonction des ingrédients disponibles, qui peuvent provenir des cultures du temple ou de dons de fidèles, et ne se limite pas à la cuisine traditionnelle. Il arrive souvent aux sœurs élèves, lorsqu’elles n’ont encore que peu d’expérience de la vie au temple, de ne pas se sentir rassasiées après le petit déjeuner, qui est par ailleurs très digeste. Ce problème s’explique par le changement radical qui s’opère dans leur vie quand elles entrent au temple. Pendant les travaux agricoles qui réunissent toutes les ascètes du temple, celles-ci ont droit à une collation composée de nouilles, gâteaux de riz ou pain. Si elles ont faim entre les repas, elles mangent des tteokbokki en sauce qu’elles ont préparés avec les bâtonnets de pâte de riz que leur ont offerts les fidèles. Il leur arrive aussi de consommer une sorte de galette de riz garnie de légumes variés, qui est confectionnée au temple. La vie en collectivité peut être propice à la contagion par des maladies infectieuses. Quand se multiplient grippes et rhumes, les religieuses mangent une soupe chaude aux pousses de soja, radis chinois et champignons neungi (Sarcodon aspratus), qui se ramassent en automne et sont mis à sécher. Le thé à la cannelle ou au gingembre a aussi des vertus contre les symptômes grippaux. Dans certains temples, on prend en cas de rhume une boisson jaunâtre qui s’obtient en faisant tremper plusieurs jours des pousses de soja dans du sirop de céréales porté à haute température. Dans celui d’Unmun, le thé ne se limite pas Koreana ı Été 2013

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L’authentique vie au temple s’étend bien au-delà de ses murs, car la cuisine, sa préparation et sa consommation possèdent une profonde dimension spirituelle qui est tout aussi passionnante pour les Coréens que pour les étrangers. à des infusions de feuilles, mais est aussi confectionné à partir de racine de sceau de Salomon (Polygonatum officinale All), de radis chinois, d’artichaut, de bourse-à-pasteur, de jujube et de toute racine ou fruit poussant dans la jardins du temple ou ramassé dans les montagnes pour la faire sécher et infuser. Selon un dicton : « Chaque grain de riz demande sept geun (environ neuf livres) de sueur pour le paysan », alors les restes des repas serviront à la culture des légumes que l’on consommera l’année suivante. On transforme ces déchets alimentaires en engrais en les mélangeant avec des feuilles mortes, des mauvaises herbes, de la sciure provenant des travaux de rénovation, de la cendre et des excréments humains et en faisant fermenter le tout pendant un an.

Tradition et modernité Dans la lumière du soleil, le temple et ses grosses jarres de condiments posées sur une estrade sont d’une grande beauté. Ces récipients grands ou petits sont tous soigneusement datés et étiquetés selon qu’ils contiennent du concentré de soja ou de piment rouge, de la sauce de soja, du vinaigre de kaki, du sel ou d’autres préparations. Il y a aussi cet étonnant chaudron en fonte de grandes dimensions dans lequel on fait bouillir le concentré de soja ou cuire le riz et la soupe destinés à la foule des fidèles qui assistent aux grandes cérémonies rythmant la vie du temple. Les préparations qui y sont réalisées sont très savoureuses et sa beauté éclipse celle des ustensiles les plus modernes. Sur les berges du ruisseau situé près du temple, on remarque

aussi des hangars dont l’un abrite les réfrigérateurs renfermant le kimchi que les novices confectionnent chaque année avec des milliers de choux et du piment rouge en poudre, qui est l’un des assaisonnements de base de la cuisine coréenne. Dans d’autres, qui sont toujours tenus propres et secs et disposent d’une bonne circulation d’air, on entrepose les légumes secs de la récolte d’automne comme le piment rouge, le soja, les graines de sésame et de périlla, les courgettes et les schizandra, ainsi que des plantes aromatiques des montagnes, dont les poivres sauvages dits sancho (Z. schinifolium) et jepi (Z. piperitum), de même que des plantes médicinales. Dans un hangar plus frais, prennent place des légumes tels que le radis vert, le poivron vert, le deodeok (Codonopsis lanceolata), les prunes vertes, les racines de lotus, les champignons et les pousses de périlla que l’on conserve dans de la sauce de soja, du contentré de piment rouge ou du vinaigre. Ces denrées alimentaires de première nécessité, qui font l’objet d’une préparation et d’un stockage soigneux, révèlent par leur quantité l’importance de la communauté à laquelle elles sont destinées. Dans l’une de ces constructions, sont remisés différents outils et accessoires parfaitement alignés contre le mur tels que des sarcloirs, de longs balais, des paniers à légumes, de petits outils et des bottes en caoutchouc, ce qui prête un peu à sourire tout en produisant une impression de modération. L’aphorisme bouddhique : « Regarder au-dessous de ses pieds », qui signifie qu’il faut surveiller son comportement, est non seulement illustré par les chaussures en caoutchouc qui s’alignent sagement devant le Grand pavillon de Bouddha, mais aussi par les articles de cuisine.

1. Séchage au soleil et fermentation des cubes de soja, les meju qui serviront à confectionner sauce et concentré de soja destinés à la consommation annuelle du temple. 2. Les repas sont pris en silence et procèdent selon un rituel strict. 1

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Nul ne sait combien de temps encore le mode de vie traditionnel des bhikkhuni est appelé à se perpétuer. Les temps changent et les facultés monastiques sont tenues d’enseigner un plus grand nombre de disciplines, les vocations se faisant aussi plus rares. L’âge moyen d’ordination, en constante hausse, se situe aujourd’hui à la fin de la trentaine, et les novices, qui n’ont parfois jamais eu à travailler aussi durement, ont du mal à s’acquitter de leurs tâches, qu’il s’agisse de la préparation des repas ou du travail de la terre dans d’immenses champs pouvant atteindre dix hectares. Face à ces évolutions, le Temple d’Unmun projette de construire une nouvelle cuisine équipée de lave-vaisselle et de cuisinières modernes qui se substitueront aux chaudrons traditionnels. On évoque aussi la possibilité de faire appel à des nutritionnistes professionnels qui se chargeront de composer les menus. Koreana ı Été 2013

La Vénérable Iljin, qui en tant que supérieure du temple traite des affaires générales, consulte parfois ses a nées ou d’autres gestionnaires pour leur demander conseil. Également professeur, elle dispense un cours sur le Soutra Avatamsaka à la Faculté monastique. Un jour qu’elle arrivait au temple très tard le soir, chargée de sacs à provisions, de retour de Séoul où elle avait participé à une réunion au siège de l’Ordre de Jogye, on lui a demandé si la supérieure d’un temple devait faire elle-même les courses et elle a répondu en souriant : « Je suis peut-être supérieure, mais je suis plus administratrice que directrice spirituelle et doyenne du temple ». Cette femme pleine d’humilité est aussi une administratrice moderne persuadée qu’il vaut mieux résoudre les problèmes que les éviter et si elle est attachée aux traditions, c’est dans les limites qu’impose la réalité.

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Rubrique spéciale 5 La vie dans les temples bouddhiques

Le Grand pavillon de Bouddha : symbolisme, images et peinture

Tous les temples coréens possèdent leur Grand pavillon de Bouddha, un splendide édifice aux innombrables représentations de Bouddhas et bodhisattvas, accompagnés de tous leurs gardiens et disciples, et parfois de divinités populaires régionales. Ces figures sculptées ou peintes à l’exécution parfaite ont été conçues pour inspirer les fidèles dans le but suprême de les conduire à l’illumination et au paradis. Brian Barry Peintre de Dharma | Ahn Hong-beom, Park Bo-ha, Ha Ji-kwon Photographes

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-SPICE : encore un de ces sigles ! » pourrait-on s’agacer. Avec une fréquentation touristique annuelle de dix millions de personnes, la Corée propose notamment des formules de séjour au temple qui connaissent un étonnant succès et éveillent parfois la curiosité à l’étranger. Toutefois, les pavillons, sculptures, peintures et installations sont en si grand nombre, surtout dans les grands temples, que nombre de visiteurs n’en savent guère plus à leur départ de ces lieux.

« A » comme atmosphère Il va de soi que pour les habitants et fidèles, comme pour bien des touristes, on ne vient pas au temple pour chercher aussitôt à comprendre tout ce qui s’y trouve, sauf à être doué d’une finesse d’esprit particulière. Par sa présence en ces lieux, on souhaite plutôt s’imprégner de l’atmosphère qui leur est propre ou tout bonnement s’y asseoir pour s’absorber dans leur contemplation ou chasser son stress, lorsqu’on n’y vient pas pour pratiquer. N’est-ce pas le cas dans les édifices religieux de toute confession ? Ce sont les touristes ou les ressortissants étrangers qui sont les plus nombreux à s’intéresser aux particularités de chaque temple. À ce propos, il serait en fait plus judicieux de se poser d’abord des questions sur ce que les édifices de ce type ont en commun dans le monde, plutôt que sur ce qui fait leur spécificité en Corée. En premier lieu, ils ont pour caractère distinctif leur « atmosphère » qui résulte dans une large mesure de leur conception architecturale. Les merveilleux dômes des mosquées, les vastes églises et les toits imposants des cathédrales, la dimension cosmique des temples sont autant d’éléments qui créent une certaine atmosphère. Souvent, l’œuvre d’art contribue aussi pour une large part à la créer. J’ai visité un jour un nouveau pavillon de construction récente qui comportait des sculptures de Bouddha, mais où il n’y avait pas de peintures. Pour ma part, je l’ai trouvé d’une beauté simple, mais un peu rudimentaire, ce qui aurait certainement séduit un adepte de la méditation Zen. Quand j’y suis retourné deux mois plus tard, après la consécration des peintures, j’ai découvert un tout nouvel univers baigné de douceur, d’émotion et de charme. En Corée, les significations que renferme le Grand pavillon de Bouddha sont à chercher dans les œuvres de couleur et ce sont elles, notamment les sculptures, qui attirent le plus l’attention du visiteur. Cette splendide peinture d’Amitabha datant de 1776 orne la Plate-forme centrale du Pavillon du Paradis, au Temple de Cheoneun situé à Gurye. Trésor n°924. Koreana ı Été 2013

Le « SPICE-ing » de la vie Pour pimenter les choses, revenons à notre sigle A-Spice. Une œuvre d’art sacré, qu’il s’agisse d’architecture, de sculpture ou de peinture, na t d’intentions complexes qui s’ajoutent à la seule création

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d’une atmosphère et que l’on pourrait résumer par les idées de Sanctification, de Protection, d’Inspiration, de Consolation et d’Enseignement. Il conviendrait de s’en souvenir, où que l’on aille dans le monde ! La compréhension de la vocation de chacune des millions de sculptures et peintures différentes qui ornent les temples coréens permet en principe une meilleure connaissance des sancturaires qui les abritent. Ainsi, la statue de Bouddha qui est élevée sur la plate-forme centrale du temple et y est entretenue avec un soin minutieux conférera aux lieux leur caractère sacré, aux côtés des peintures de Bouddhas et bodhisattvas, lequelles, ainsi que les sculptures, ont aussi pour but d’assurer la protection, l’inspiration, la consolation et l’enseignement. D’autres peintures situées à des emplacements clefs du Grand pavillon de Bouddha, de part et d’autre des plate-formes gardienne et spirituelle, ont aussi pour vocation d’apporter inspiration et enseignements, outre les fonctions inhérentes à leur appellation.

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1. Plate-forme centrale (à gauche) et plate-forme gardienne (à droite) du Grand pavillon de Bouddha, au Temple de Bongjeong situé à Andong. 2. Détail de la Peinture des 124 gardiens remontant à 1892 et située au Temple de Haein, qui est consacré à Bouddha, au pied du Mont Gaya, à Hapcheon, et compte parmi les trois temples constituant des joyaux de l’art bouddhique coréen. Les gardiens y sont représentés avec des expressions tantôt féroces, tantôt hilares. 3. Peinture de l’Ambroisie sur la plateforme spirituelle de l’Ermitage Suwol de Séoul.

La plate-forme centrale Selon la tradition, le Grand pavillon de Bouddha, qui abrite le Bouddha principal auquel est consacré chaque temple, est de forme rectangulaire et pourvu d’entrées à l’avant et sur les côtés droit et gauche de la salle. La première d’entre elles est réservée aux moines de rang élevé et à ceux qui apportent les offrandes destinées à l’office. Sur la plate-forme centrale adossée au mur, sculptures et peintures font l’objet des témoignages de vénération et reçoivent les prières des pratiquants. Les premières consistent en statues de bouddhas et bodhisattvas insérées dans des châsses et sont entourées de bâtons d’encens, d’un encensoir, de bougies et d’offrandes diverses composées entre autres de riz et fruits. De plus petites statues, de dimensions humaines, y sont aussi présentes pour symboliser le bouddhisme Seon (Zen) fondé sur la pratique de la méditation, ainsi que d’autres plus grandes évoquant le Soutra Avatamsaka en vue de susciter émerveillement et inspiration. Il faut aussi souligner l’importance des peintures accompagnant les statues qui représentent le Bouddha principal, le plus souvent en arrière-plan, et reprenant ce thème. Si le Bouddha principal est Sakyamuni, celui-ci figurera aussi sur la peinture correspondante d’une scène évoquant le Soutra de l’Assemblée du Lotus, qui se trouve au centre du Bouddhisme Mahayana ou Grand Véhicule et le Dharma entouré de gardiens, bodhisattvas, disciples et autres témoins. De même, une peinture d’Amitabha, qui est le Bouddha de la Lumière infinie, accompagnera la statue d’Amitabha, et ainsi de suite. Face à la plate-forme, se dresse l’autel devant lequel est faite la lecture de la parole de Bouddha et est placée une table basse où est posé le soutra destiné aux psalmodies dont la périodicité est le plus souvent de trois fois par jour. En Corée, les peintures de la plate-forme principale sont d’une étonnante diversité, nombre d’entre elles datant de plusieurs siècles et certaines constituant des trésors, nationaux ou autres, dont quatrevingts pour cent sont des œuvres bouddhiques. Un projet s’échelonnant sur dix ans a judicieusement prévu de photographier et d’enregistrer sur support numérique les peintures de tous les temples de l’Ordre de Jogye du pays, aussi bien à des fins de recherche que pour les léguer à la postérité. De cette initiative est née la collection de quarante tomes intitulée Les peintures bouddhiques de Corée qu’a éditée l’Institut de Recherche sur les biens culturels bouddhiques. La plate-forme gardienne La plate-forme centrale est flanquée des plate-formes gardienne et spirituelle qui s’appuient aux murs attenants, mais dont l’emplacement varie selon les temples. Elles s’ornent principalement de peintures, les statues y étant rarement présentes. Ces peintures sont apparues suite à la répression du bouddhisme par la dynastie Joseon (1392-

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1910). Auparavant, c’étaient les gardiens de l’État qui assuraient la protection des temples et leur effigie figurait alors à l’extérieur de chacun d’eux, sur les pagodes, pour défendre le sol national contre les invasions. L’avènement du confucianisme allait confiner tout signe d’appartenance au bouddhisme à l’intérieur des temples et de ce fait, la fonction de défense de l’ensemble du territoire allait être reléguée à la protection de ces sanctuaires et de leurs fidèles, ainsi qu’à la préservation des enseignements de Bouddha. Cette vocation de « protection » allait donner naissance à l’art des peintures gardiennes, qui sont les plus fascinantes de toutes. Les plus grandes d’entre elles ne représentent pas moins de cent quatre gardiens, celle du Temple de Haein en comportant cent vingt-quatre. Celles de plus petite taille sont beaucoup plus répandues et adaptées aux dimensions des temples qui les abritent. Dans tous les cas, on remarque qu’elles sont fortement marquées par l’influence de Brahma, ce qui s’explique parfaitement étant donné la société brahmanique dans laquelle apparut le bouddhisme. Cette nouvelle religion accueillit en son sein toutes les divinités du brahmanisme. Le jeune Skanda, qui est fils de Shiva et dit aka Kumarabhuta, c’est-à-dire « le jeune deva », se tient le plus souvent au centre de la plate-forme principale. Il est coiffé du chapeau à plumes avec lequel il est représenté depuis la période de Joseon et qui a succédé au casque qu’il portait à l’origine en tant que jeune dieu brahmanique de la guerre. Au-dessus de lui, se tiennent Indra, Brahma et parfois Shiva, cette dernière étant dotée d’un troisième œil et tous trois surmontés d’une auréole, ce qui donne à ces peintures gardiennes leur caractère si fascinant, par le témoignage qu’elles apportent de la pénétration des influences culturelles et religieuses indiennes en Corée par le biais de la Chine. Dans la moindre d’entre elles, les Coréens accordent toujours leur préférence aux trois personnages du Roi Dragon à la moustache cocasse, du Dieu de la Cuisine et du Dieu des Montagnes. J’ai à ce propos une anecdote intéressante. Elle date de ma découverte de la peinture bouddhique dans laquelle l’étranger que je suis s’est engagé avec curiosité et enthousiasme, s’attachant à rassembler autant d’informations que possible et éprouvant le besoin de faire conna tre cette tradition méconnue dans d’autres pays pour y contribuer à l’étude du bouddhisme. Ce faisant, j’ai entrepris de retrouver et traduire le titre de chacune des cent quatre peintures gardiennes d’un temple, pour constater, où que j’aille, que nulle information n’était disponible à ce sujet. Je me heurtais à l’indifférence de mes interlocuteurs qui s’étonnaient, avec un haussement d’épaules : « Mais pourquoi donc savoir tout ça? » J’ai alors décidé de rechercher moi-même ces titres dans le Soutra Avatamsaka et dans d’autres textes correspondants. Puis un beau jour, j’ai fait un rêve. Dans ce rêve, je balayais la cour d’un Grand pavillon de Bouddha dans la lumière douce et les brumes de l’aube, quand soudain, Skanda et son cortège de gardiens ont émergé du brouillard. Surpris, je lui ai présenté mes respects et lui ai demandé la raison de sa venue. Il m’a répondu fort aimablement qu’il était inutile d’ergoter sur l’identité des sujets de telle des peintures et que je serais mieux inspiré de les considérer dans leur ensemble. Puis il a tourné les talons, en même temps que les gardiens, et a disparu avec eux dans les brumes. Le lendemain, je suis allé à l’atelier et quand j’ai raconté cette histoire à mon professeur de peinture, le défunt Grand Ma tre Manbong, il est resté bouche bée, yeux écarquillés et sans voix pendant quelques instants. Puis, en baissant la tête, il a murmuré que je devais en effet renoncer à retrouver les noms de ces gardiens, puisqu’eux-mêmes avaient exprimé le souhait de ne pas être dérangés par leur constante invocation. Ainsi a pris fin mon projet de recherche. Sur le mur gardien, se trouvent quelquefois d’autres types de peintures à vocation protectrice, comme celle de la Grande Ourse (longévité), du Tripitaka et, plus rarement, du Dieu des Montagnes, si le temple ne lui consacre pas de pavillon particulier. Koreana ı Été 2013

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1. Le Bouddha Sakyamuni, qui atteint l’illumination après avoir résisté aux tentations où voulaient l’entra ner les démons, figure parmi les détails de la peinture Huit scènes de la vie de Bouddha réalisée en 1892 au Temple de Haein. 2. Motifs colorés de dancheong et peintures murales du Grand pavillon de Bouddha, au Temple de Haein.

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En Corée, les significations que revêt le Grand pavillon de Bouddha sont à chercher dans les œuvres en couleur et ce sont elles, notamment les sculptures, qui attirent le plus l’attention du visiteur. Une œuvre d’art sacré, qu’il s’agisse d’architecture, de sculpture ou de peinture, naît d’intentions complexes qui s’ajoutent à la seule création d’une atmosphère.

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La plate-forme spirituelle Sur le mur opposé, s’élève la Plate-forme spirituelle sur laquelle sont accomplies les cérémonies d’hommage funèbre et d’accompagnement des esprits, les temples les plus grands possédant à cet effet un pavillon à part, dit du jugement. Cette plate-forme a évidemment pour but d’apporter du réconfort aux défunts et aux vivants, mais elle est aussi riche en enseignements et propice à l’inspiration. Si les offices commémoratifs sont également pratiqués dans d’autres religions, ceux du boud­ dhisme s’en distinguent par leur fonction d’accompagnement des esprits en vue de leur élévation progressive jusqu’à l’illumination. Ils se déroulent une fois par semaine à partir du deuxième jour suivant le décès et jusqu’au quarante-neuvième, qui donnera lieu à une cérémonie spécifique. Par la suite, ils seront encore accomplis à deux reprises lors des premier et deuxième anniversaires de la disparition, portant ainsi leur nombre total à dix. Après cela, il reviendra à la famille de prendre l’initiative de toute autre cérémonie. Une famille frappée par un grand malheur peut à tout moment décider d’accomplir une cérémonie d’accompagnement des esprits pour apaiser l’âme des ancêtres mécontents estimés être responsables des épreuves que traverse la famille. Sur la Plate-forme principale, il est une autre merveilleuse peinture, qui est aussi souvent la plus importante et représente l’ambroisie, ce symbole d’immortalité. Elle appartient à un genre qui date de plusieurs siècles. Sous sa forme la plus courante, elle fait figurer les enfers, les animaux, les esprits affamés, les humains et les titans selon une hiérarchie à trois niveaux, dont ces derniers personnages occupent le bas, sur un tiers de l’image, tandis que ceux qui accompagnent les esprits se trouvent au centre, le niveau le plus élevé étant consacré aux bouddhas et bodhisattvas, à l’illumination et au paradis. L’attention y est surtout attirée par les deux grands esprits affamés, symboles du désir toujours inassouvi de l’homme, qui se tiennent à l’écart des autres personnages dans le bas de la peinture et en son centre. Le domaine de l’humain est particulièrement intéressant et d’un caractère spécifiquement coréen puisqu’il représente des scènes de la vie quotidienne à l’époque Joseon, notamment d’acrobatie, de jeux, de beuveries, de danse, de jours de marché, de lutte, de jeux de société, de pratique du chamanisme, et de malheurs humains évoqués avec une intention satirique, ainsi que l’habillement et les activités de la vie en société d’alors. J’ai appris que certains peintres contemporains représentaient même dans ce cadre les téléphones portables, tenues, voitures, ordinateurs, gratte-ciel et autres objets de la vie moderne, mais pas encore la danse du cheval de Psy, à ma connaissance ! Des peintures d’accompagnement de l’esprit se trouvent aussi sur les murs du Pavillon spirituel, dont celle du Paradis à neuf niveaux. Le dancheong aux motifs cosmiques multicolores et de nombreux lotus aux formes innombrables ornent l’intérieur et l’extérieur du temple pour évoquer le paradis tout en faisant les délices des yeux et en encourageant le peuple à la pratique de sa foi. En fin de compte, le sigle « A-SPICE » est donc d’une certaine pertinence ! Koreana ı Été 2013

1. Peinture de nouvelle génération réalisée sur la plate-forme centrale du Temple de Myohyang, qui s’élève au Mont Palgong, près de Daegu. 2. Cette peinture de nouvelle génération ornant le Temple de Myohyang fait figurer Bouddha en position couchée, devant un ordinateur portable.

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Dossiers

La BD coréenne à la pointe de l’essor fulgurant du numérique

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Au quarantième Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, premier en son genre au niveau européen et deuxième à l’échelle mondiale, la Corée, dans le cadre d’une exposition temporaire consacrée à l’avènement de l’ère numérique, a su mettre en valeur ses BD en ligne appelées « webtoons », qui sont promises à un bel avenir. Park In-ha Critique de BD et professeur au Département de la bande dessinée et du dessin animé de l’Université des industries culturelles de Chungkang

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u quarantième Festival international de la bande dessinée d’Angoulême qui s’est tenu en début d’année, la Corée, dans le cadre d’une exposition temporaire consacrée à l’avènement de l’ère numérique, a su mettre en valeur ses BD en ligne appelées « webtoons », qui sont promises à un bel avenir. Cette manifestation s’est déroulée du 31 janvier au 3 février, sur la Place Saint-Martial située dans le centre d’Angoulême, une paisible agglomération du sud-ouest de la France. Autant par son titre que par son contenu, elle était riche de sens dans la mesure où voilà dix ans de cela, la Corée, alors invitée d’honneur du Festival, avait déjà fait découvrir le dynamisme de son art des manhwa, ces bandes

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dessinées spécifiquement coréennes que les lecteurs européens étaient encore rares à conna tre. La vitalité de ce secteur en pleine expansion était bien illustrée par cette manifestation qui, pour des raisons stratégiques, avait préféré employer dans son titre, au lieu du mot coréen manhwa, le terme beaucoup plus universel de « bande dessinée », susceptible d’attirer davantage les amateurs. Le visiteur y découvrait en outre le haut niveau d’évolution de la BD coréenne dans le domaine des technologies numériques. En effet, tandis que la première exposition proposée en 2003 ne donnait qu’un aperçu du secteur en pleine expansion du « webtoon » coréen, celle de cette année présentait, sur le thème « Jouer avec le numérique », les toutes dernières innovations techniques intervenues dans les productions disponibles en ligne. Les artistes coréens y faisaient un usage ingénieux des techniques de l’animation flash et du balisage HTML pour optimiser le bruitage et autres effets spéciaux dans les « webtoons », que l’on lit verticalement en les faisant défiler vers le bas. Plusieurs créations dues à des amateurs et professionnels étaient projetées sur des écrans de grandes dimensions, ainsi que sur des tablettes électroniques et autres terminaux numériques.

Personnages des BD Bandit Lim de Lee Doo-ho (à gauche) et Histoires de gisaeng de Kim Dong-hwa (ci-dessous). Ces deux artistes ont participé à l’exposition sur les dessinateurs coréens classiques qui se déroulait dans le cadre du quarantième Festival international de la bande dessinée d’Angoulême.

« Jouer avec le numérique » Ainsi, c’est la technologie numérique qui a fait découvrir les « webtoons » coréens à un public français ravi. Le terrible Fantôme de Bongcheon-dong lui a fait pousser des cris quand ce spectre s’est subitement retourné pour scruter l’écran et le thriller Gisado l’a fait sursauter quand des coups sinistres ont résonné à la porte. Dans le court métrage Histoire de Constanze : une survie étrange, il était subtilement incité à adopter le point de vue de l’un des personnages lui-même en train de regarder le film. C’est le jeune public des écoles qui s’est montré le plus enthousiaste. Un instituteur du primaire âgé de quarante ans qui accompagnait les enfants de sa classe a affirmé à ce propos : « Le fait de lire des BD coréennes en les faisant défiler est une toute nouvelle expérience. Elle permet de les faire mieux apprécier en les visionnant comme un film ». Le magazine français L'Express a quant à lui qualifié l’exposition coréenne d’« expérience pleine de fra cheur» pour des amateurs de BD habitués au support papier. Il est d’ailleurs remarquable qu’un pays comme la France, où le secteur de la BD existe de longue date, soit aussi réceptif aux productions en ligne. C’est la maison d’édition Casterman, l’une des pionnières de la BD en langue française, qui a ouvert en mai 2012 Delitoon.com, le premier portail internet francophone consacré aux « webtoons ». « En Europe aussi, les jeunes artistes plein de talent sont nombreux à créer des blogues où ils affichent leurs « webtoons ». Certains commencent même à diffuser des feuilletons en BD sur Delitoon, à l’instar de leurs confrères coréens », explique Didier Borg, qui, à quarante-cinq ans, est directeur d’éditorial chez Casterman et administrateur de Delitoon. Ce site ouvre ses portes aux « webtoons » coréens depuis le mois de mars dernier. Quand le numérique révolutionne la BD En Corée, les dix dernières années ont vu se produire de grandes mutations dans la bande dessinée avec l’entrée en force du numérique en lieu et place du support papier dans tout le secteur de l’édition, parfois de manière progressive mais aussi plus subitement dans d’autres cas, ce qui a mis certains à rude épreuve. Alors qu’ils voyaient leurs affaires prospérer depuis des années avant l’arrivée du numérique, les éditeurs de BD imprimées classiques et les propriétaires de magasins assurant la location de ces ouvrages ont été frappés de plein fouet par ses conséquences. En revanche, les lecteurs ont su pour la plupart s’adapter à l’offre en ligne des nouveaux prestataires grâce à leur ma trise d’outils informatiques qui leur permettaient de s’approvisionner en BD. Ainsi, l’évolution de la technologie a considérablement modifié les modes de consommation dans ce domaine. Selon une étude réalisée en 2012 sur internet par la Koreana ı Été 2013

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Lancé en mars dernier par l’Agence coréenne des contenus de manhwa (KOMACON), « Comic Journal » est une nouvelle application sur téléphone portable disponible en versions coréenne et anglaise à l’intention des amateurs de BD coréenne pour lesquels elle représente une véritable mine d’informations. Commission coréenne de la communication et l’Agence coréenne de la sécurité de l’internet, 82,1 % des foyers coréens étaient connectés en 2012, alors qu’ils n’étaient que 49,8 % à l’être dix ans plus tôt. En juillet 2012, pas moins de 78,4 % des Coréens âgés de plus de trois ans se servaient de l’internet, ce chiffre passant à 99 % dans la tranche des dix à vingt-neuf ans. Cette étude montrait en outre que 63,7 % des personnes de plus de six ans possédaient des terminaux intelligents tels que tablettes numériques ou smartphones. Cet environnement a été propice au développement rapide des « webtoons » dont le marché figure parmi les plus importants du monde. Les Coréens sont pour la plupart utilisateurs de l’internet à haut débit et ils ont en outre la particularité de recourir en majorité à deux grands portails, Naver et Daum, qui représentent respectivement 73,5 et 20 % des parts du marché coréen, soit à eux deux 93,5 % de celui-ci ! Pour rester en position dominante, ces deux géants donnent gratuitement accès à des informations de types très divers, comme c’est le cas depuis l’an 2000 des « webtoons », dont la présence n’a cessé de s’accro tre. En décembre 2012, ils ont donné lieu à cent quarante-cinq mises à jour hebdomadaires chez Naver et cent huit chez Daum. En termes concrets, ce sont donc au minimum deux cent cinquante-trois nouveaux épisodes que diffusaient chaque semaine ces deux grands serveurs, soit l’équivalent de la production d’au moins dix-sept revues de BD en version papier, sachant que celles-ci comportent en moyenne dix à quinze épisodes différents par numéro. L’omniprésence d’internet fait progresser le nombre de lecteurs de BD, mais encourage aussi les vocations dans cette forme de création. Certains réalisent des « webtoons » où ils parlent de leur vie professionnelle, comme le font les enseignants par exemple, mais aussi des policiers tels que Gyeong Hyeon-ju dont le feuilleton intitulé PolStory, c’est-à-dire « Police Story », remporte tant de succès depuis sa première diffusion en 2007 que l’Agence nationale de la Police lui réserve systématiquement un espace appelé « Pol in Love » au sein de son blogue. Citons aussi le cas de Goshisaeng-Toon, un « webtoon » que réalise à l’intention des candidats aux concours administratifs la dessinatrice SERI qui fait part de son expérience personnelle lorsqu’elle se trouvait dans cette situation pour entrer dans l’enseignement. Dès qu’elle y est parvenue, elle s’est aussitôt lancée dans la création d’une seconde série intitulée Saem-Toon, c’est-à-dire le « webtoon des enseignants ».

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1. Une exposition temporaire consacrée à la BD coréenne et intitulée « Pardelà la bande dessinée » a eu lieu sur la Place Saint-Martial, dans le centre d’Angoulême. 2. Visiteurs contemplant les œuvres des dessinateurs coréens qui ont eu l’occasion de s’exprimer à l’occasion du Festival.

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Une vitrine de la BD future Outre qu’elle permettait de découvrir les « webtoons », l’exposition coréenne qui a eu lieu à Angoulême présentait également les nouvelles tendances de la BD inspirée d’œuvres traditionnelles. Elle mettait en parallèle les créations classiques, dont existent des traductions françaises, de dessinateurs tels que Lee Doo-ho ou Kim Dong-hwa, avec celles de treize artistes plus jeunes tendant nettement vers l’auteurisme , un mouvement apparu au début de ce millénaire. Leurs thèmes d’une grande variété allaient de la quête du Moi aux aspects méconnus du quotidien, en passant par la nostalgie du passé, la famille et l’histoire. Pour le lecteur européen, cette évocation offrait aussi l’occasion exceptionnelle de redécouvrir le lyrisme unique en son genre de la bande dessinée coréenne, et plusieurs éditeurs étrangers allaient acheter les droits de certaines œuvres pour les faire para tre dans leur pays. Les termes « bande dessinée » et « manga » sont certes l’équivalent de celui de « comics », mais dans le cas du second, les ouvrages qu’il désigne jouissent d’une si large diffusion depuis les années quatre-vingt-dix que le mot japonais est emprunté par les autres langues. Quand les manhwa coréennes ont fait leur apparition à l’étranger, leur nom prêtait à confusion avec les manga, et ce, d’autant plus qu’elles présentaient des analogies de style. Par la suite, le terme coréen allait s’imposer après que la Corée eut participé au Trentième Festival international de la Bande dessinée d’Angoulême, en 2003, mais aussi grâce à l’action constante des dessinateurs et des pouvoirs publics pour promouvoir ces œuvres dans le monde. Chez Casterman, par exemple, on utilise indifféremment les termes « bande dessinée coréenne » et « manwha » pour désigner la collection intitulée « Hanguk », c’est-à-dire « Corée », que consacre cet éditeur à des BD coréennes en version française. Parmi ces œuvres, figurent notamment Catsby et Romance Killer de Doha, Histoire couleur terre de Kim Dong-hwa, ainsi que Timing et Apartment de Kang Full. Le choix de l’expression « bande dessinée », plus universelle que « manhwa », pour le titre «Pardelà la bande dessinée » qui constituait la thématique de l’exposition, était délibéré de la part des organisateurs qui avaient souhaité laisser entendre par là qu’à l’ère du « tout numérique », la production coréenne représentait l’avenir de l’ensemble du secteur. Lancé en mars dernier par l’Agence coréenne des contenus de manhwa (KOMACON), « Comic Journal » est une nouvelle application sur téléphone portable disponible en versions coréenne et anglaise à l’intention des amateurs de BD coréenne pour lesquels elle représente une véritable mine d’informations. Il comporte notamment une Anthologie de cent BD coréennes, un panorama complet de la critique spécialisée, des actualités sur la création, des entretiens avec des dessinateurs coréens et des liens SNS avec de célèbres créateurs de « webtoons ». Qu’en est-il des perspectives qui s’offrent à la création coréenne ? Les jeunes artistes qui « jouent avec le numérique » détiennent à eux seuls la réponse à cette question. (Certains passages sont extraits de l’article publié par Lee Young-hee dans le JoongAng Ilbo) Koreana ı Été 2013

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algré la faible étendue de son territoire, la Corée est dotée de climats et paysages très divers. La diversité de sa faune et de sa flore ont fait d’elle un pays agricole dont la production est axée sur la riziculture. Cette vocation a elle-même donné naissance à tout un artisanat du tissage. Tiges de jonc, massettequenouille et roseau, mais aussi paille de riz, d’orge, de blé, de millet et d’autres céréales y servent à fabriquer toute une gamme d’articles ménagers dont des nattes, bo tes, stores et paniers. Dans cette production, la natte fabriquée avec les tiges du jonc dit Cyperus exaltatus var. iwasakii était plus particulièrement appréciée quand venait l’été. Par sa souplesse et l’impression de fra cheur qu’elle procurait en laissant circuler l’air dans sa trame, elle était tout à fait adaptée au mode de vie domestique des Coréens, puisque ceux-ci ne s’asseyaient jamais sur des sièges, mais par terre. Douce comme la paille et fra che comme le bambou, elle est d’un aspect lisse et brillant, ainsi que d’une grande solidité. Contrairement à la première, elle ne casse pas et sa surface ne s’érafle pas, tout en n’étant pas dure comme le second, de sorte que l’on peut y rester longtemps assis sans ressentir la moindre gêne. Pour fabriquer une natte, on exécute le tissage avec ou sans outil. Les bo tes, paniers et paillots peuvent être entièrement faits main, les tapis de plus grandes dimensions exigeant l’emploi d’un métier à tisser et d’autres outils. Dans ce dernier cas, on recourt à deux procédés différents. Le premier fait usage d’un unique et grand métier pourvu d’une grosse barre horizontale sur laquelle on fixe les fils de cha ne en les lestant à l’extrémité pour qu’ils restent tendus, après quoi on les entrecroisera sur la barre horizontale, en ajoutant les

lanières de jonc au fur et à mesure. Le second procédé fait appel à un grand cadre où viennent s’accrocher les fils de cha ne. Les lanières de jonc que l’on ajoute dans le sens de la trame s’entrelacent avec cette cha ne et leur bonne mise en place est assurée par la pression qu’exerce une barre fixée sur le métier. Ces deux techniques donnent un produit fini qui varie par sa texture et son appellation. Tandis que les fils de chaîne sont apparents en surface dans la première, que désigne le terme jari en coréen, ils sont recouverts de lanières de jonc à tissage serré dans la deuxième, dite dotjari. Ganghwa, le située au large de la ville d’Incheon, sur la côte ouest, est particulièrement réputée pour la fabrication traditionnelle de hwamunseok au moyen du premier de ces deux procédés. Il s’agit de tapis en jonc dont les motifs aussi divers qu’élaborés sont réalisés à l’aide de lanières de jonc de couleur différente. On estime à six cent mille le nombre de gestes nécessaires à la réalisation d’une seule natte et il faut en outre qu’ils soient d’une aussi grande précision lors des différentes opérations, qui débutent par la sélection de tiges de jonc de haute qualité, suivi de leur apprêtement, de leur séchage et de leur teinture, et s’achèvent par le tissage permettant d’obtenir le produit fini. En raison du caractère extrêmement rigoureux du travail, nombreux sont les artisans qui se consacrent à une fabrication unique, qu’il s’agisse de grandes nattes ou d’articles plus petits, mais d’usage courant, comme les paniers. Ce n’est pourtant pas le cas de la tisseuse Han Soon-ja, que la Ville de Séoul a déclarée détentrice du Bien culturel immatériel n°16 dans le tissage du jonc, puisque ses fabrications, outre les nattes, s’étendent à une grande variété d’articles ménagers.

La maître tisseuse Han Soon-ja fait naître de charmantes corolles sur ses nattes en jonc À l’âge de cinq ou six ans, Han Soon-ja, aujourd’hui maître tisseuse de nattes et paniers en jonc, observait déjà sa mère et sa grand-mère tout en jouant avec les lanières de jonc que celles-ci utilisaient et dès vingt ans, elle exerçait déjà elle-même le métier. Ses productions s’exposent dans de nombreux pays du monde et figurent dans les collections du British Museum et du Musée du Vatican. Park Hyun-sook Rédactrice occasionnelle | Ahn Hong-beom Photographe

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Pour tisser sa natte, Han Soon-ja entrecroise sur la barre horizontale les fils de chaîne lestés à l’extrémité, au fur et à mesure qu’elle ajoute des lanières de jonc.

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« Je suis faite pour le tissage du jonc » Cette artisane de soixante-sept ans est originaire de l’ le de Ganghwa, où pousse un jonc de qualité artisanale réputée. Son arrière-arrière-grand-père, également natif de cette le, était un riche propriétaire terrien et exploitant, outre qu’il se livrait à une excellente production d’articles en jonc. Il initia son fils à celle-ci, qui allait dès lors se transmettre jusqu’à la troisième génération et être reprise par les femmes de la famille. Après avoir appris le métier de son père, la grand-mère de Han Soon-ja l’enseigna à sa fille, qui fit de même plus tard avec la sienne, laquelle représente donc la cinquième génération de cette tradition familiale. Si Han Soon-ja n’a pas de fille, ses deux fils s’adonnent à leur tour à l’activité familiale, qui retourne ainsi à la descendance masculine. À l’âge de cinq ou six ans, Han Soon-ja, aujourd’hui ma tre tisseuse de nattes et paniers en jonc, observait déjà sa mère et sa grand-mère tout en jouant avec les lanières de jonc que celles-ci utilisaient. Dès le cours primaire, ses ma tres faisaient l’éloge de cette enfant qui fabriquait des objets en jonc en guise de devoirs de vacances. Malgré son jeune âge, c’est avec plaisir qu’elle s’y consacrait, séduite par la fermeté et l’agréable odeur végétale de cette matière. Toutefois, elle aimait plus que tout voir prendre forme les créations de son esprit et c’est ce qui allait l’inciter à se lancer elle aussi dans le métier. Sa mère voyait d’un œil inquiet cet engouement pour l’artisanat, craignant que sa chère a née n’use sa santé à travailler de longues heures sur le métier à tisser, ce qui se produit souvent dans cette profession, comme chacun le sait. Dès vingt ans, la jeune femme l’exerçait déjà, motivée par le fort et inexplicable attrait qu’elle éprouvait pour elle, alors que ses quatre frères et sœurs n’avaient pas voulu l’apprendre. Cinq ans plus tard, quand elle se mariera et partira vivre à Séoul, elle ne manquera pas d’emporter son métier à tisser et ses autres accessoires de tissage, sans se laisser décourager par les mises en gardes maternelles

sur la vie difficile d’une femme exerçant un métier manuel. Près de cinquante ans plus tard, elle se consacre encore à son dur labeur, comme elle l’a toujours fait. Dans sa jeunesse, on lui passait plus de commandes et il fallait en outre participer plus souvent à des concours d’art et d’artisanat, alors, une fois éveillée, elle passait le plus clair de son temps sur le métier. « Encore aujourd’hui, je travaille au moins six heures par jour. Comme il faut rester assis en tailleur pendant des heures d’affilée, l’arthrite du genou et les problèmes de dos sont très courants chez les artisans qui travaillent au métier à tisser», explique-t-elle. « J’ai été opérée de la hanche deux fois de suite, à soixante et un ans et à soixante-deux ans. Maintenant, je comprends pourquoi ma mère s’inquiétait tant. Mais curieusement, malgré la dureté du travail, je l’ai toujours aimé. Aujourd’hui encore, mon vœu le plus cher est de continuer à travailler aussi longtemps que possible. Je suis faite pour le tissage du jonc ».

Artisane et agricultrice Les articles en jonc de Han Soon-ja se distinguent par leur beauté et leur exécution minutieuse dans l’assemblage régulier des lanières. Chez elle, la natte devient la toile d’un peintre où elle réalise des motifs selon des compositions simples et naturelles. Dès qu’elle s’est lancée dans le métier, elle a recherché les moyens de créer des décors toujours plus beaux et pour ce faire, a mis au point une technique alliant le bois aux lanières de jonc, qui est aujourd’hui sa marque de fabrique. Par son savoir-faire et sa motivation, elle allait s’illustrer au Concours national des arts et artisanats traditionnels, en 1987, où lui sera décerné le Prix du Président de la République. En 1992, elle sera la première femme à se voir remettre le titre de ma tre artisane dans le tissage d’art du bambou et de l’osier par le ministère du Travail et le Service du développement des ressources humaines coréennes. En 2003, les pouvoirs

Sur ce qu’elle tisse, Han Soon-ja aime à représenter des scènes de contes populaires coréens à l’univers plein d’innocence et de candeur, tels ce tigre fumant la pipe qu’a allumée un malicieux lapin ou ces « enfants allant cueillir la lune », qu’elle apprécie tout autant que l’imagerie traditionnelle plus symbolique. 1

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publics la décoreront de la Médaille de la pagode en pierre pour son action en faveur des arts et artisanats traditionnels. Ses productions s’exposent dans de nombreux pays du monde et figurent dans les collections du British Museum et du Musée du Vatican. À la question de savoir pourquoi ses œuvres sont aussi appréciées, Han Soon-ja apporte la réponse suivante : « Comme ce sont des objets d’usage courant, ils doivent être décoratifs en même temps que fonctionnels. Pour remplir ces deux conditions, il faut employer des matières de qualité. Le meilleur des cuisiniers ne peut rien faire de bon si les ingrédients ne sont pas frais », et de poursuivre : « Ce qui fait le charme d’une natte en jonc traditionnelle, c’est qu’elle a une teinte légèrement verdâtre par endroits. Après que les tiges de jonc ont séché au soleil et été mises en bottes, cette couleur verdâtre tourne à différentes nuances subtiles que leur apporte la décoloration provoquée par le soleil dans des conditions optimales. Ce résultat est si difficile à obtenir que l’on serait tenté de se rabattre sur le séchage à la machine, qui est bien plus simple. De plus, dans la clientèle, on vient quelquefois se plaindre de cette teinte verte, en pensant qu’elle est due à des taches, et on nous demande de faire des nattes sans « tache ». C’est pourquoi la première chose que font certains tisseurs, c’est de mettre un décolorant chimique. Quant à moi, j’ai toujours cherché à conserver les caractéristiques naturelles du jonc, et je fais donc mes fabrications à partir des tiges des plantes que je cultive

1. Han Soon-ja cultive elle-même le jonc destiné à sa production sans jamais recourir à la teinture à la machine ou à la décoloration chimique, d’une mise en œuvre pourtant plus facile. 2. Jeu de trois bo tes en jonc tissées à la main. Les porte-bonheur qui en constituent le décor ont été réalisés avec des lanières de jonc teintes.

et traite moi-même ». Le jonc est une plante annuelle aux tiges luisantes et flexibles, mais résistantes, qui peuvent atteindre deux mètres de hauteur. Il se plante au printemps dans les rizières et se récolte en août. En vue de la fabrication, on divise les tiges en trois dans le sens de la longueur, puis on les fait sécher et on les nettoie à deux reprises avant de les teindre. Cette dernière opération, qui s’étend souvent sur trois ou quatre jours, consiste à faire sécher les tiges au soleil le jour, puis à les laisser absorber la rosée la nuit, et ce, plusieurs fois en alternance. La bonne réalisation en est décisive pour l’obtention d’une agréable nuance verdâtre dont la subtilité égale celle du gris-bleu des céladons cuits au four traditionnel, précise l’artisane. Outre cette raison esthétique, la résistance du produit exige d’éviter la décoloration chimique, qui détériore le tissu fibreux de la tige. Han Soon-ja cultive elle-même le jonc dans sa ville natale de Ganghwa, où elle se rend régulièrement depuis Séoul, sa ville de résidence. Elle réalise ses plantations dans une rizière irriguée par une source à l’eau pure et abondante, et préfère employer peu de pesticides, car ceux-ci donnent des tiges certes plus grandes, mais aussi moins solides et moins pleines.

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souvent associées à des papillons. En un jour, l’artisan le plus quaNaissance d’une profession lifié ne peut réaliser qu’une bande ne dépassant pas trente centiL’artisane s’enorgueillit de l’histoire de la natte en jonc à motifs, mètres de longueur, à condition d’y avoir travaillé sans répit. L’une cette célèbre fabrication de sa ville natale de Ganghwa. Quand le des nattes de Han Soon-ja, qui mesure 210 × 300 centimètres et royaume de Goryeo (918–1392) la prit un temps pour capitale afin de s’orne des dix symboles de longévité traditionnels, a exigé un mois fuir les invasions mongoles du XIIIe siècle, les réfugiés qui venaient entier de travail dans une solitude absolue. de la capitale, Gaegyeong, qui est l’actuelle Kaesong ou Gaeseong, se mirent à travailler le jonc pour gagner leur vie et leur art prit peu à peu son essor sur l’ le. Depuis ces temps lointains, les articles en Plus que de la patience jonc tissé figurent parmi les principales spécialités de l’ le. « Le tissage d’une natte en jonc exige du temps et l’amour du Leurs origines sont même antérieures puisqu’il est dit dans un métier. Il arrive très souvent que deux ou trois personnes se metmanuscrit historique qu’existait sous le royaume de Silla (57 av. J.tent sur une seule pièce, et encore, il ne faut pas moins de quinze C.–935) un office gouvernemental chargé de superviser la producjours. En travaillant toute seule, je passe au moins trois jours sur tion des nattes en jonc. À l’époque de Goryeo, le goût de ces fabriune simple corbeille à fruits carrée, disons de quinze centimètres cations se répandit jusque dans les pays voisins et on avait coutude long sur huit de haut », explique l’artisane, en ajoutant : « C’est me d’en faire présent, aux côtés de ginseng, dans le cadre d’échantout aussi prenant de veiller à l’encha nement régulier des fils. ges diplomatiques. Sinon, l’intervalle entre les lanières sera D’un aspect luisant et d’une grande soit trop étroit, soit trop large, et il faurésistance, les nattes en jonc se caracdra alors défaire la partie concernée et térisent par leur couleur ivoire légèretout reprendre depuis le début. On doit ment teintée de vert. Dans les temps être aussi précis qu’habile. Quand j’étais anciens, on s’en servait lors de granplus jeune, j’entendais toujours dire qu’il des occasions, pour recevoir des invités, fallait beaucoup de patience pour tisser amis ou membres de la famille, et pour une natte en jonc. Mais je pense qu’il faut accomplir les cérémonies en l’honneur beaucoup plus que cela ». des ancêtres. Alors, ces nattes parées Han Soon-ja est convaincue qu’en d’élégants motifs que l’on déroulait au n’exécutant pas chaque opération avec sol étaient un signe de respect envers plaisir, on peut vite perdre patience. autrui, quand elles ne marquaient pas D’ailleurs, même en sachant conserla solennité des circonstances. Elles ne ver celle-ci, on n’exercera pas le métier manquaient jamais de figurer parmi les bien longtemps si l’on est incapable cadeaux que faisait la mariée à la famille d’être heureux par le seul fait de tenir de son futur époux. La jeune femme s’en les tiges de jonc entre ses doigts et de procurait deux, dont l’une était destinée voir le motif conçu se réaliser, bien que 2 à ses futurs beaux-parents et l’autre, au très lentement, au fur et à mesure que le 1. Dans un pays où l’on a coutume de s’asseoir par terre, ménage lui-même. Ces articles étaient travail avance. L’artisane aime surtout à les nattes en jonc à motifs sont particulièrement appréciés d’une telle solidité qu’il n’était pas rare représenter des scènes de contes popupour leur beauté et leur utilité. de voir ceux de la meilleure qualité se laires coréens à l’univers plein d’inno2. Quand Han Soon-ja s’est mariée et mise en ménage, elle n’a pas manqué d’emporter son bon vieux métier à tisser. transmettre de génération en génération. cence et de candeur, tels ce tigre fumant Son atelier de Bukchon rappelle aussi l’outil de travail par La fabrication d’une natte à motifs la pipe qu’a allumée un malicieux lapin son nom Godeuraetdol, qui signifie « poids à métier » et où commence par la pose d’une lanière de ou ces « enfants allant cueillir la lune », le métal a succédé à la pierre d’autrefois. jonc sur la barre horizontale du métier, qu’elle apprécie tout autant que l’imageauquel sont fixés près de cent quarante fils de cha ne lestés indivirie traditionnelle plus symbolique. C’est ce plaisir et ce sentiment d’épanouissement qui l’encouragent depuis si longtemps dans duellement de pierres. Avant de poser la lanière suivante, il faudra cette voie. Ajourd’hui encore, elle travaille des journées entières enrouler ceux-ci un à un autour de la barre, et ainsi de suite pludans son atelier de Bukchon nommé Godeuratdol, c’est-à-dire le sieurs centaines de fois. Ces opérations font appara tre de beaux « poids à métier ». Elle propose aussi des démonstrations de ses motifs créés par l’entrecroisement précis de lanières teintes avec fabrications à l’intention des visiteurs du Centre de découverte et soin selon un patron. Parmi les décors les plus appréciés figud’exposition des biens culturels immatériels de Séoul, un organisrent les idéogrammes chinois désignant la prospérité, les animaux me situé devant le Palais de Changdeok qui se consacre à la défenporte-bonheur que sont la grue, le canard mandarin, le dragon et se des arts et artisanats traditionnels. le tigre, ainsi que les fleurs, dont celle de l’abricotier et la pivoine, Koreana ı Été 2013

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Amoureux de la Corée

L’inlassable quête de nouveauté culturelle du journaliste britannique Tim Alper Entre Tim Alper et la Corée, est née une histoire d’amour qui a pour origine le football, puisque c’est dans ce domaine que le journaliste s’est fait connaître en tant que commentateur. Après un ou deux brefs séjours qu’il y effectue après la Coupe du Monde de 2002, ce journaliste britannique indépendant finira par s’y établir en 2007, prenant goût dès lors à d’autres aspects tels que la cuisine ou la musique et comme il le dit lui-même, à « tout ce qui est nouveau » Charles La Shure Professeur à l’école d’Interprétation et de Traduction de l’Université Hankuk des études étrangères Ahn Hong-beom Photographe

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elon Tim Alper, le meilleur moyen de vivre sa vie est d’en découvrir toutes les dimensions. Au cours des six dernières années qu’il a passées en Corée, il a eu à se pencher sur des thèmes très divers dans des organes de presse aussi variés que l’Hebdomadaire Chosun, où il s’est intéressé à l’étude de l’anglais et aux dangers du « konglish », c’est-à-dire d’un emploi de la langue anglaise dans lequel l’influence du coréen est très sensible. Il a aussi travaillé sur des sports comme le football, le baseball, le golf, le sumo et même le K-1. Dans la revue Essen, il a abordé la gastronomie coréenne et son travail de producteur à la station de radio TBS l’a fait entrer dans l’univers de la musique coréenne. En outre, il n’a eu de cesse de s’ouvrir à tous les autres aspects de la culture coréenne. « Quand on vit dans un pays, il faut s’immerger complètement dans sa culture, notamment par la connaissance de sa langue, de sa musique et de sa cuisine », m’a déclaré Alper lors de notre discussion non loin de la maison d’édition Design House, pour laquelle il travaille depuis peu à la rédaction en chef de Morning Calm, le magazine distribué gratuitement par Korean Air à ses passagers. « D’après moi, la vie à l’étranger a pour principal avantage de permettre de découvrir soi-même un pays et d’enrichir ses connaissances. Je ne souhaite pas m’enfermer dans un petit univers anglophone et je préfère au contraire me sentir chez moi loin de chez moi. Je veux découvrir des choses nouvelles et que la vie soit tous les jours pleine de surprises ».

La forte attache du football Citoyen du Royaume-Uni, où il a passé son enfance, Tim Alper ne pouvait qu’être un passionné de football et c’est donc tout naturellement qu’il s’est orienté vers la profession de journaliste sportif. « C’était le rêve d’enfant de tous mes confrères », se souvient-il avec un sourire. La concurrence était donc rude et l’accès à la profession s’est avéré difficile. Il n’allait pas pour autant renoncer à son rêve et c’est par une voie détournée qu’il est parvenu à le réaliser : « Je me suis dit que je devais acquérir une spécialité ou une autre plutôt que d’être généraliste. À l’époque, les circonstances m’amenaient à rencontrer beaucoup de Coréens et par mes seules conversations avec eux, j’en apprenais toujours plus sur le football de leur pays. Puis la Coupe du monde est arrivée et le monde entier avait les yeux rivés sur la Corée et le Japon, alors je me suis encore plus spécialisé dans le football asiatique ». Tim Alper allait rédiger son premier article dans ce domaine pour un journal destiné aux ressortissants coréens du Royaume-Uni et bien que gratuit, ce quotidien avait un fort tirage de sorte que le journaliste s’est fait embaucher pour travailler sur son site internet, à la rubrique du football coréen. En raison de son éloignement géographique, sa tâche n’allait pas être facile puisqu’il lui fallait suivre tous les

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Tim Alper, qui est aussi chroniqueur culinaire, passe des moments agréables dans le calme des petits salons de thé situés près de son bureau de Jangchung-dong.

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matchs qui se déroulaient en Corée, et ce, d’autant que le streaming en ligne était parfois médiocre et que le décalage horaire exigeait de travailler à des heures très tardives. Dès 2005, Tim Alper se rendra en Corée une première fois, mais n’y séjournera que très brièvement, puis une deuxième d’aussi courte durée, l’année suivante, mais en 2007, il franchira le pas et se fixera de manière permanente dans le pays pour être en prise directe avec son domaine d’activité. Aujourd’hui encore, s’il ne vit plus de reportages sur le football coréen, il s’efforce d’assister à autant de matchs que possible. Les gens lui demandent souvent de comparer le football coréen à celui du Japon. « Ils se ressemblent plus qu’on ne croit. Dans l’un comme dans l’autre, les joueurs sont d’un haut niveau technique et préfèrent garder le ballon au sol, alors il y a beaucoup moins de tacles qu’en Europe. Le football coréen a aussi cela pour lui que les joueurs sont d’une très grande endurance physique, comme dans peu d’autres pays du monde. Quand je regarde un match où joue l’équipe coréenne, à la Coupe du Monde, par exemple, je suis toujours surpris de voir à quel point elle est capable de se donner entièrement au jeu ». Si le football était pratiqué depuis déjà assez longtemps en Corée, la Coupe du Monde de 2002 en a profondément développé les infrastructures, au dire de Tim Alper. Et de poursuivre : « Jusqu’à la

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Si c’est un grand fan de musique coréenne, n’allez pas croire que ce soit de K-pop ou d’autres styles associés à la Vague coréenne, car le genre qu’il affectionne est le trot , aussi appelé ppongjjak, où se mêlent influences japonaises et occidentales et qui est à l’origine de la musique pop actuelle. Coupe du Monde, la Corée ne possédait qu’un seul stade entièrement consacré au football, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Certains sont magnifiques et comportent soixante mille places ». La présence de ces équipements, un entra nement acharné et le tempérament accrocheur des joueurs ont eu des résultats concrets. « Aujourd’hui, la Corée s’est fait un nom sur la scène internationale. Elle a beaucoup progressé dans le classement et remporté la médaille de bronze dans cette discipline aux derniers Jeux Olympiques, ce qui fait d’elle le premier pays d’Asie à s’y illustrer, outre que nombre de grands joueurs coréens jouent à l’étranger. Tous ceux qui s’intéressent au football européen connaissent les noms de Ki Sung-yueng et Park Ji-sung ». S’il est une chose à déplorer, toutefois, c’est un certain manque d’enthousiasme dans le public coréen. « Il est vraiment dommage qu’aussi peu de Coréens aillent voir jouer les équipes de leur pays », déplore Tim Alper. « Alors que beaucoup regardent les matchs de l’EPL [English Premiere League] à la télévision, même les plus petits stades ne sont qu’à moitié pleins quand ce sont des équipes coréennes. Elles sont pourtant composées de joueurs professionnels et les places sont très bon marché, mais le public boude ces rencontres dont il se désintéresse tout à fait, dès lors que ce n’est pas l’EPL. On joue pourtant un football de très haut niveau. Quand on va voir un match en Corée, on ne le regrette pas !».

À mi-chemin entre cuisine et culture Tim Alper précise que s’il est intarissable sur le football, celui-ci ne constitue pas son seul centre d’intérêt en Corée puisqu’il est depuis fort longtemps grand amateur de gastronomie. Quand il faisait ses études en Angleterre, il travaillait dans les cuisines d’un restaurant. « J’aimais beaucoup cuisiner, mais il y avait trop de stress, alors j’ai arrêté. J’ai quand même gardé mon goût pour la cuisine et quand je suis venu en Corée, c’était l’une des premières choses qui m’ont plu. » Quand il a affirmé qu’il aimait plus que tout le chueotang, qui est une soupe de loches écrasées, ce qui est encore le cas aujourd’hui, ses propos ont été cités en exemple. « J’aime plus particulièrement les tang (soupes) très relevées », avoue-t-il avec amusement. L’un des aspects qu’il apprécie le plus dans la cuisine coréenne est qu’elle a su conserver toute son originalité. « On trouve aussi de la cuisine japonaise ou chinoise en Corée, mais loin de supplanter la gastronomie nationale ou de la surpasser, elles ne font que la compléter ». Pour Tim Alper, ce trait distinctif important s’applique à la culture coréenne dans son ensemble : « L’« esprit coréen » existe bel et bien, en particulier dans la cuisine ». Par sa contribution au magazine Essen, Tim Alper a eu l’occasion de découvrir d’autres aspects de la vie en Corée, par-delà la cuisine elle-même, en s’intéressant notamment aux différents ingrédients de saison, aux spécialités régionales et habitudes alimentaires. « Ce qui me fascine le plus dans la cuisine coréenne, ce sont ses liens avec la culture. En écrivant des articles culinaires, j’ai été amené à réfléchir et à adopter des points de vue différents dans ce domaine ». La cuisine qu’il conna t le mieux est bien entendu celle de son pays, qui est parfois méconnue à l’étranger. Toutefois, il en conclut à l’amélioration de cet état de fait en constatant le succès remporté par de grands chefs tels que Jamie Oliver ou Gordon Ramsay, ainsi que l’entrée de la gourmandise dans les habitudes, sachant quand même qu’il reste encore un long chemin à parcourir. « La cuisine britannique est d’une telle monotonie. Chez mous, on dit souvent « une viande et deux légumes », ce qui veut dire en fait que la viande est toujours accompagnée de pommes de terre et d’un autre légume, le plus souvent bouilli. Ce que je dis est certes un peu caricatural, mais non dénué de vérité». Quoi de plus normal, alors, que la cuisine coréenne l’ait impressionné par sa diversité, aussi bien dans

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les ingrédients utilisés que dans ses modes opératoires, ce dont la langue est très révélatrice : « La terminologie culinaire coréenne est d’une incroyable richesse. Parfois, on ne trouve même pas d’équivalent anglais à certains adjectifs». Dans ce domaine, les Coréens ont d’ailleurs une vision tout à fait différente de celle des Occidentaux. « En Grande Bretagne, la pomme de terre est présente à presque tous les repas, exception faite du petit déjeuner. À l’inverse, elle ne sert que de condiment en Corée. On la trouve dans les soupes, ainsi que dans le kimchi bokkeumbap, c’est-à-dire du riz sauté au kimchi, en fines lamelles. Or, ce n’est pas le cas en Grande-Bretagne, où elle se doit d’être consistante pour rassasier ».

L’attrait de la musique populaire trot La vie à l’étranger ne va pas sans problèmes et pour Tim Alper, ils ont d’abord consisté à assumer sa différence, conscient qu’il est d’être visible. « Je me souviens que quand je suis venu en Corée pour la première fois, les gens me montraient du doigt et les enfants poussaient des cris et se moquaient de moi. C’était bien sûr tout à fait innocent et dépourvu de mauvaises intentions, mais les gens me voyaient comme un être différent ». Cela ne l’a pas empêché de se lancer à corps perdu dans la découverte de leur culture. Outre le football et la cuisine, la musique coréenne l’a fortement séduit. Il ne s’agit pas ici de K-pop ou d’autres styles associés à la Vague coréenne, mais du trot, aussi appelé ppongjjak, où se mêlent influences japonaises et occidentales et qui est à l’origine de la musique pop actuelle. « Cela ne veut pas dire que je n’aime pas la musique pop, mais je ne lui trouve aucun caractère. Dans le cas des chansons, si on traduisait le texte dans une autre langue, on ne saurait plus d’où elles viennent. En revanche, le trot a son originalité propre. Il comporte des influences japonaises et occidentales mêlées aux sonorités de la musique coréenne, notamment du récit chanté traditionnel dit pansori, qui est un opéra narratif, et des minyo, c’est-à-dire les chants folkloriques ». En outre, Tim Alper s’intéresse beaucoup à la langue coréenne qu’il a eu l’occasion d’apprendre sur le tas, mais n’a jamais étudiée en bonne et due forme en suivant des cours. « J’ai appris les langues étrangères à l’école, mais je n’aimais pas la manière dont on les enseignait. En vivant en Espagne et en Russie, j’ai appris la langue de ces pays et c’est aussi ce que j’ai fait en Corée. À mon avis, la meilleure façon d’apprendre une langue, c’est de le faire en situation, parce qu’on y est obligé», affirme-t-il. Aujourd’hui encore, Tim Alper fait souvent l’expérience de ces situations de survie. « Partout où j’ai travaillé, on exigeait de conna tre le coréen, que ce soit pour s’adresser aux collègues ou lire des textes coréens, les comparer avec des textes anglais, etc. Même quand je travaillais dans le football, j’étais plongé dans le bain de la langue, que ce soit pour regarder des émissions de télévision ou pour lire des articles sur le football. Je n’avais pas le choix ». Ce principe d’immersion culturelle est le fondement de sa philosophie personnelle. Après six ans de vie en Corée, voilà longtemps qu’il n’est plus un touriste, mais l’un des convives pleins d’appétit d’un banquet. « Il faut sortir aussi souvent que possible à la recherche de plats, musiques, aspects culturels, historiques et populaires jusqu’alors inconnus. Pour profiter de la vie à l’étranger, il faut faire beaucoup plus que prendre des photos. La découverte de la nouveauté représente pour moi l’une des principales raisons d’habiter ce pays», confie-t-il. Pour autant, il n’est pas exclu qu’il change un jour de cap. « Qui sait ce que l’avenir nous réserve ? », se résigne-t-il en haussant les épaules. « J’aurais quand même beaucoup aimé vivre en Corée. J’y suis très heureux et je me sens vraiment comme chez moi ». Au vu de l’enthousiasme avec lequel il s’est intégré à la vie de son pays d’accueil, sa quête de nouveauté semble appelée à se poursuivre pendant de nombreuses années. Koreana ı Été 2013

« Quand on vit dans un pays, il faut s’immerger complètement dans sa culture, notamment par la connaissance de sa langue, de sa musique et de sa cuisine »

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Escapade

La vie lente de l’île de Cheongsan Sur l’île de Cheongsan, quoi que de plus agréable que de faire une balade en suivant le pas lourd d’une vache qui broute çà et là dans un paysage magnifique, comme il n’en existe nulle part ailleurs, à l’instar de la vie des insulaires. Kang Je-yoon Poète et directeur de l’École de l’île à l’Institut des Sciences humaines Pressian | Ahn Hong-beom Photographe

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«S

ur l’ le de Cheongsan, une jeune fille arrive au mariage sans avoir mangé trois mal de riz». Ce dicton qui s’est transmis au fil du temps sur les les méridionales du canton de Wando et où l’unité de mesure mentionnée est égale à huit kilogrammes, est très révélateur de la pénurie de denrées de première nécessité dont a souffert cette région. Il est le témoin d’une époque où le riz avait une plus grande valeur que l’argent. De toutes les les situées dans cette partie de la Province du Jeolla du Sud, qui est la plus méridionale de la péninsule coréenne, celle de Cheongsando n’a longtemps produit que très peu de riz. Une situation à peu de choses près comparable se retrouvait sur les les voisines, comme dans toute région qui tire sa subsistance de la mer et pratique peu la riziculture. Je suis moi-même natif de Bogildo, cette autre le du canton de Wando, et je me souviens que rares étaient les jours où nous mangions du riz dans mon enfance. Celui aux grains d’un blanc immaculé était réservé aux grandes occasions comme le Nouvel an lunaire, la fête des récoltes de Chuseok ou les cérémonies en l’honneur des ancêtres. Les jeunes femmes des les avoisinantes n’auraient donc jamais voulu prendre pour époux un homme de cet endroit où le riz était encore plus rare que chez elles. Malgré tout, les habitants de l’ le de Cheongsan se sont adaptés aux contraintes d’un relief escarpé en façonnant les versants des montagnes pour y étager des rizières aménagées sur des pierres plates et soutenues par des murs. Ce type d’agriculture dite de gudeuljang allait leur permettre de produire ce riz à leurs yeux plus précieux que tout l’argent du monde. Au début de l’année, les pouvoirs publics ont classé les cultures en terrasse de Cheongsan premier Bien national important dans le domaine de l’agriculture.

En balade sur l’ le Un ferry-boat relie la ville de Wando-eup à l’ le de Cheongsan au terme d’une traversée d’à peine cinquante minutes. L’ le se trouve sur l’itinéraire de la liaison maritime reliant Wando à la province insulaire de Jeju. Elle s’étend sur 33,3 kilomètres carrés et a pour point culminant le Mont Maebong qui s’élève à 385 mètres d’alti-

tude, dans le sud de l’ le. Si cette superficie est moitié moins grande que celle de l’ le de Manhattan (87,5 kilomètres carrés), elle représente le triple de celle de Yeouido, qui se trouve à Séoul. C’est le film Seopyeonje (La chanteuse de pansori ) réalisé en 1993 par le cinéaste Im Kwon-taek qui a fait conna tre cette le méridionale en même temps qu’il permettait de redécouvrir le pansori, un genre traditionnel de récit chanté qui figure parmi les biens les plus précieux du patrimoine culturel coréen. En prenant pour décor ses pittoresques paysages, il en a révélé la beauté à tous les Coréens. À sa suite, des tournages y auront souvent lieu, que ce soit pour des films ou des feuilletons télévisés comme Valse de printemps, attirant sur place de nombreux curieux. Mais si cette le éveille l’intérêt, c’est aussi pour avoir été classée première Ville lente d’Asie par l’Organisation internationale pour la vie lente Cittaslow, en décembre 2007, et depuis, cinq autres villes coréennes se sont jointes à elles dans ce classement. L’ le a été dotée du sentier de randonnée Cheongsan-Yeosu-gil, aussi connu sous le nom de Seullogil, c’est-à-dire le « chemin lent », sur le modèle des sentiers Olle qui longent la côte de l’ le de Jeju. Ce Chemin lent est extrêmement fréquenté sur les quelque quarantedeux kilomètres des onze itinéraires qu’il permet d’emprunter. Si la distance parcourue n’est donc pas très longue en comparaison des sentiers habituels, le paysage des côtes est d’une telle beauté que les randonneurs y accourent de tout le pays. Étant originaire de l’ le, je puis affirmer qu’il est particulièrement agréable à parcourir en plein hiver, où l’on pourra voir dans les jardins quantité d’épinards, ail, laitue et chou chinois auxquels la douceur du climat est propice. À la saison froide, la vue de ce paysage champêtre verdi par l’orge en herbe produit une impression de calme bucolique qui n’a pas son pareil au printemps.

Un Chemin lent qui serpente Le Chemin lent fait partir son tracé du village de Docheong-ri, où accostent les ferry-boats. Sur le quai, on s’attardera devant le spectacle des pêcheurs recueillant le varech sur les lignes qu’ils ont lancées, puis retirées pour en prélever la manne du fond des

1. Rizières en terrasses et leurs murs de pierre aménagés par les insulaires pour produire leur denrée de première nécessité. Depuis le début de l’année, ce type de culture dite gudeuljang est classée premier Bien national important dans le domaine de l’agriculture. 2. Village côtier vu du Sentier de Seopyeonje, au sommet d’une colline. Koreana ı Été 2013

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mers. À peine sorties de l’eau, ils y attachent des morceaux de varech avant de les rejeter pour nourrir les ormeaux, dont la culture constitue la principale source de revenu pour les insulaires. Ce village était autrefois réputé pour son marché saisonnier aux maquereaux, le pasi, ce qui signifie le « marché sur les vagues ». Les marins-pêcheurs venaient y acheter le matériel de leur bateau de pêche. Bars, restaurants, auberges, coiffeurs pour hommes et bains publics ouvraient alors leurs portes à leur intention. Les bateaux qui pêchaient le maquereau rentraient au port avec une lourde cargaison. Quand le produit de la pêche n’entrait plus dans la cale, ils le rejetaient à la mer et une forte odeur de poisson en décomposition se répandait dans l’air. Alors les villageois repêchaient tout ce qu’ils pouvaient et le mettaient en saumure dans de grandes jarres. Ils faisaient même du compost avec l’excédent, ce qui serait aujourd’hui inconcevable étant donné le prix du poisson. En 1965, le marché aux maquereaux de l’ le de Cheongsan ayant fermé ses portes suite à la diminution du peuplement de maquereaux, allait lui succéder celui, très prospère, du maquereau tacheté. Une fois de plus, des prises excessives allaient entra ner le dépeuplement de l’espèce et la fermeture du marché en 1985. En même temps que le poisson, ont aussi disparu bateaux de pêche et pêcheurs. La population de l’ le, qui s’élevait à 13 500 habitants en 1973, n’en compte plus aujourd’hui que deux mille. Le calme

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est revenu dans ce village où l’on vit comme on peut de la culture de l’ormeau, des laminaires ou des algues, et non plus de la pêche. Quittons Docheong-ri pour pousser jusqu’à la localité de Donggujeong, qui appartient à la commune de Dorak-ri. Elle tient son nom du puits creusé au XVIIe siècle par un petit groupe de colons qui s’y étaient établis. Au plus froid de l’hiver, quand tout gèle alentour, l’eau ne se change jamais en glace au fond de cette cavité. Il y a dans sa saveur quelque chose de l’histoire du village car elle était consommée par tous et de ce fait, d’une importance vitale. En ce point du parcours, le sentier est peu fréquenté, ce qui n’est pas pour déplaire au promeneur. La pratique de la marche est tout aussi salutaire pour l’esprit que pour le corps et pour se retrouver, rien ne vaut une balade dans un lieu tranquille. On se prend alors à méditer et l’on sent ressortir des tréfonds de son être un je ne sais quoi qui y était enfoui. Lors d’une promenade, la lenteur est donc infiniment bienfaisante. En gravissant des marches au flanc d’une petite colline, on retrouve l’interminable chemin de La chanteuse de Pansori. L’endroit le plus pittoresque de l’excursion n’est toutefois pas ce parcours cimenté, pas plus que le champ d’orge qui appara t dans l’une des scènes d’un feuilleton télévisé, mais le sanctuaire de Dang-ri. Cette modeste construction ceinte d’un haut mur de pierres grossièrement taillées s’élève à l’abri d’un bosquet de grands pins, au point de départ du sentier de Seopyonje. Pour les insulaiArts e t cu l tu re d e Co ré e


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res, elle représente à la fois un lieu sacré et un bien culturel. Ce site tout imprégné de l’âme du saint patron de l’ le est vieux de plus d’un millénaire. Rares sont pourtant les touristes qui s’y rendent, alors qu’ils se pressent sur le lieu de tournage de feuilletons et films. Est-ce parce que l’expansion du christianisme a relégué les croyances populaires au rang de simples superstitions ? Ce sanctuaire est dédié à Han Nae-gu, une figure légendaire du Royaume de Silla. La légende veut qu’il ait été placé sous l’autorité de Jang Bo-go (787–846), dont l’armée personnelle contrôlait la navigation en Mer Jaune à partir de son quartier général de Cheong­ haejin situé sur l’ le de Wan. En assurant ainsi la protection de l’ le, le général Han se serait attiré le respect de sa population et lorsqu’il mourut à un grand âge, celle-ci lui donna une sépulture en pierre auprès de laquelle elle fit élever un sanctuaire consacré à un culte qu’elle pratiqua en son souvenir pendant un millénaire. Si l’on songe à l’ancienneté du lieu, on s’étonne de sa présence sur cette petite le. En raison du caractère sacré des lieux, le passage y est interdit à tout ce qui est considéré « impur » et on ne pouvait donc y trans-

porter des blessés sur un brancard et s’y déplacer à cheval ou dans un palanquin. Aujourd’hui encore, tous les troisièmes jours du premier mois lunaire, la population accomplit une cérémonie particulière à la mémoire du général qui fut son défenseur. Autrefois, seuls ceux qui avaient fait montre de pureté tout au long de l’année étaient jugés aptes à conduire cette cérémonie, ce dont se charge aujourd’hui le chef du village, au nombre de cinq exécutants. La conduite du rituel exige de s’être abstenu de tout acte considéré « impur » dans les quinze jours qui l’ont précédé, notamment en évitant veillées funèbres et rapports sexuels. Cet interdit étant des plus rigoureux, si l’un des cinq exécutants croise quelqu’un en allant au sanctuaire, il lui faut aussitôt revenir chez lui pour se purifier.

1. Le Sentier de Seopyeonje serpente entre fleurs, champ de blé encore vert et murs de pierre qui composent un paysage tout en harmonie. 2. Situés sur la route qui dessert la commune d’Eup-ri, ce dolmen et ce bas-relief à l’effigie de Bouddha nous incitent à descendre de cheval. 3. En cheminant sur le Sentier de Seopyeonje, les touristes ont l’impression de rejouer une scène de film. Koreana ı Été 2013

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Les habitants de l’île de Cheongsan se sont adaptés aux contraintes d’un relief escarpé en façonnant les versants des montagnes pour y étager des rizières aménagées sur des pierres plates et soutenues par des murs. Ces cultures dites gudeuljang allaient leur permettre de produire ce riz plus précieux à leurs yeux que tout l’argent du monde.

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Seoul

Comment se rendre sur l’ le de Cheongsan à partir de Séoul Au départ de Séoul, un bus express dessert Wando quatre fois par jour en cinq heures. Pour gagner du temps, on choisira de voyager de nuit en bus express jusqu’à Gwangju où on empruntera un bus interurbain pour arriver de bon matin à Wando. Par le train, on peut se rendre jusqu’à Gwangju ou Mokpo, puis de prendre un bus interurbain à destination de l’ le. À partir de la gare routière de Wando, on ira à l’embarcadère du ferry-boat, qui est à trois minutes en voiture ou en vingt minutes à pied. En marchant sur la route qui longe la côte, à la sortie de la petite ville de Wando-eup, on découvre les arbres à feuilles persistantes de la forêt de Judo, ce véritable monument naturel, ainsi qu’un marché aux poissons. Les horaires des traversées en ferry-boat jusqu’aux les de Wando et Cheongsando varient selon la saison et les conditions météorologiques. Celles-ci étant particulièrement importantes si l’on projette d’y voyager, on ne manquera pas d’écouter les prévisions à ce sujet assez longtemps à l’avance afin d’éviter tout problème. Les horaires du ferry-boat sont disponibles sur la page d’accueil de la Coopérative agricole de Wando Cheongsan: http:// www.cheongsannh.com (uniquement en langue coréenne). Pour les prévisions météorologiques, appelez au : (82) 016-131 (en coréen, anglais et chinois).

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Gwangju Mokpo Ile de Wan Ile de Cheongsan

Bus aller-retour Bus express Bus interurbain Train Paquebot

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Murs de pierre et sépultures de l’air Aux abords des villages de Cheonggye-ri, Buheung-ri et Wondong-ri, le sentier traverse un splendide paysage de champs verdoyants où jaillissent les plants de riz nouveau, dans leur ceinture de murets en pierre élevés à flanc de coteau. Ce sont les gudeuljang, ces fameuses rizières en terrasse de l’ le de Cheongsan. En les voyant, on se demande s’il existe, dans toute l’histoire de l’agriculture, invention à ce point conçue en désespoir de cause. Ces parcelles, dont les premières datent du XVIe siècle, sont aménagées sur des pierres plates auxquelles se superpose une couche de boue pour assurer l’imperméabilité et une autre de terre pour retenir l’eau. Celle-ci est distribuée aux différentes parcelles par des conduites placées sous le dallage en pierre. Fruit de la sagesse ancestrale des cultivateurs, ces rizières conservent toute leur valeur sur l’ le, même si le riz est aujourd’hui meilleur marché que les nouilles instantanées que l’on appelle ramyeon. L’ le de Cheongsan est faite de pierres et de vent. C’est dans les villages de Sangseo-ri et Dongchon-ri que les murs de pierre sont les mieux conservés tels qu’ils étaient à l’origine. Ces robustes ouvrages consistent en pierres que l’on a tout simplement empilées sans les lier par un mortier et ils se distinguent donc radicalement de ceux du continent. Ces murs, qui se dressent dans les les autour de chacune de leurs maisons et tout le long de leurs côtes, n’ont pas pour fonction de se protéger du vent ou de fermer l’accès des lieux aux inconnus. Aussi solides soient-ils, ils ne résistent pas éternellement aux assauts de la bourrasque et sont plutôt destinés à dévier celle-ci avant qu’elle ne s’engouffre. C’est la raison pour laquelle ces simples assemblages de pierres ménagent des interstices entre celles-ci, comme par un accord tacite entre les hommes et le vent. Ils jouent en fait le rôle de couloirs où circule le vent. Sur la grande colline de Gujang-ri, se trouve une mystérieuse tombe recouverte d’herbe. Ce type de sépulture de l’air, dite chobun, est à caractère provisoire et liée à la pratique traditionnelle du pungjang, c’est-à-dire des « funérailles célestes » qui consistent à laisser le cadavre se décomposer avant de l’inhumer. Par son aspect, elle fait un peu penser à un bateau que l’on aurait surmonté d’un toit d’herbe, lequel est en fait celui de chaume dont a été pourvu le cercueil très ancien qui renferme le corps du défunt. Sur cette couverture en chaume, la famille a tendu un filet vert qu’elle a fixé avec une corde en nylon. On y a aussi répandu des aiguilles de pin, peut-être pour retarder le pourrissement de manière symbolique, puisque celles-ci se conservent longtemps. Non loin de là, des pins se balancent au gré d’une légère brise. Au bout d’un certain temps, la dépouille funèbre prendra place dans la tombe familiale. L’enterrement ne pourra avoir lieu que lorsque trois années se seront écoulées après le décès. À cette

fin, la famille consultera un expert en feng shui qui fixera la date qui convient, mais en l’absence de jour favorable, il faudra attendre encore trois ans et parfois même plusieurs décennies. Voilà longtemps déjà que ce type de cérémonie funéraire en deux temps a disparu sur le continent, alors qu’elle se perpétuait encore voilà peu sur les les des Mers du Sud et de l’Ouest, vraisemblablement en raison de l’existence de systèmes de croyances propres à ces terres isolées en pleine mer. Cette tradition y a aussi disparu et seules subsistent les tombes en herbe de l’ le de Cheongsan. Dans de nombreux endroits du monde, on retrouve l’idée que pour atteindre l’au-delà, les défunts doivent traverser une rivière qui sépare celui-ci de notre monde. En Afrique de l’Ouest, par exemple, les morts de la tribu des Yoruba sont enterrés sur un canoë à cet effet. Pour les insulaires, la mer ne faisait pas seulement partie du monde. Il se pouvait qu’elle soit un jour si grosse qu’elle engloutirait l’ le, mais elle pourrait tout aussi bien être absolument calme le lendemain. Autant elle peut être propice et essentielle à la vie, autant elle peut brutalement tuer. C’est cette même mer qui sépare la vie de la mort. Il faut un bateau pour y naviguer ici-bas comme pour aller dans l’autre monde. Les insulaires auraient-ils construit ces tombes en herbe pour évoquer l’embarcation qui leur permettrait de traverser cette mer ? Aujourd’hui, dans mes rêveries, je vois un bateau blanc voguant sur l’une des hautes collines de l’ le de Cheongsan, à Gujang-ri.

1. Rizière aux murets de pierre sur fond de coucher de soleil sur la mer, où l’ le de Wan est visible à l’horizon. 2. À Gukhwa-ri , on fait cuire et sécher les anchois pêchés sur des plateaux. Koreana ı Été 2013

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Corée, pays de l’impossible De Daniel Tudor, 320 pages, 22,95 $, Vermont, Tuttle Publishing, 2012.

Correspondant de The Economist en Corée et rédacteur pigiste pour Newsweek Korea, Daniel Tudor livre un nouvel ouvrage où il tente d’apporter une réponse à des questions clés de l’actualité coréenne telles que l’état des relations intercoréennes, les conséquences de la place primordiale accordée à l’éducation, la signification du multiculturalisme ou le rôle des femmes. Avant même que le lecteur n’ait ouvert le livre, le titre éveille sa curiosité. Pourquoi les mots « pays de l’impossible » ? À cela, l’auteur donne deux explications. Tout d’abord, à une époque où la survie du pays a semblé un temps impossible, et plus encore son développement, elle a connu le double miracle d’une extraordinaire croissance économique et d’un passage sans transition de la dictature militaire à la démocratie. En outre, selon l’auteur, les Coréens sont obnubilés par la réussite sociale et les objectifs qu’ils se fixent pour y parvenir sont le plus souvent irréalisables. Le livre commence par un rappel succinct de l’histoire de Corée, de la préhistoire à la fin de la Guerre froide (1950-1953) et à travers ces quelque pages, dégage les grandes lignes qu’il développe par la suite. Dans une première partie, il évoque les six grandes composantes de l’identité nationale, à savoir le chamanisme, le bouddhisme, le confucianisme, le christianisme, le capitalisme et la démocratie. On remarquera à ce propos que les quatre premières, à caractère religieux ou philosophique et d’origine ancienne, sont placées sur le même plan que les deux dernières, qui sont des idéologies modernes, cette mise en parallèle étant au demeurant pertinente. Par-delà la simple présentation des quatre grandes croyances ou doctrines traditionnelles, Daniel Tudor fournit une très bonne analyse de l’influence qu’elles continuent d’exercer sur la pensée coréenne contemporaine. Dans ses quatre parties constitutives, il s’intéresse aux codes culturels qui sous-tendent la vie sociale, ces principes aussi spécifiquement coréens qu’intraduisibles du jeong et du han, mais aussi aux grandes questions que se posent les Coréens d’aujourd’hui dans le domaine de la politique, sur le lieu de travail, à propos de l’industrie du mariage ou de l’apprentissage de l’anglais. Il s’interroge également sur les particularités du mode de vie et sur des phénomènes culturels liés aux lieux de vie, à l’alimentation, à la musique pop et à la consommation d’alcool lors de sorties. Enfin, il livre un ensemble de réflexions sur l’identité coréenne, y compris ses éléments nationalistes ou multiculturels, sur la Vague coréenne dite hallyu et sur l’exportation de produits culturels, ainsi que sur l’évolution des mentalités vis-à-vis de l’homosexualité et du rôle des femmes. Tout en se limitant à de brefs essais, puisque la plupart n’atteignent pas dix pages, ces différents chapitres n’en sont pas moins convaincants. Par ailleurs, leur structure semble plus dictée par des impératifs pratiques qu’attachée à la cohérence thématique, notamment dans le cas des troisième et quatrième. Autrement dit, plutôt que de s’en tenir à suivre un fil conducteur, I’auteur s’efforce de brosser un tableau exhaustif à partir de tout un ensemble d’anecdotes. Il présente donc l’avantage de pouvoir se lire chapitre par chapitre sans avoir à revenir en arrière pour chercher une explication. Et pourtant, le tout est plus grand que la somme des parties. Pour tenter d’appréhender une Corée inaccessible à la simple description, il présente des instantanés de vie qui sont autant d’aspects complexes de la réalité et ce faisant, s’acquitte admirablement de son rôle de guide dans la Corée ancienne et moderne..

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Livres et CD

Les réflexions d’un correspondant de presse britannique sur la culture coréenne

Charles La Shure Professeur à l’Ecole d’Interprétation et de Traduction de l’Université Hankuk des études étrangères


Guide pratique du bouddhisme pour lecteurs anglophones

La Corée vue par l’épouse d’un des premiers émissaires américains

Les six voies du cœur : l’essentiel des pratiques bouddhiques coréennes

Lettres de Joseon

Seong Jae-hyeon, traduction : Hong Yon-ju et Ross Chambers, photographies : Ha Ji-kwon, 192 pages, 20 000 wons, 18 $, Séoul, Bulkwang Publishing, Association des Ordres bouddhistes coréens, 2011.

Récit et correspondance rassemblée par Robert Neff, 431 pages, 19 000 wons, 30 $, Séoul, Seoul Selection, 2012

Il s’agit du deuxième des trois tomes d’un ouvrage visant à faire découvrir le bouddhisme coréen aux lecteurs de langue anglaise. Édité en 2009, le premier d’entre eux s’intitulait Le bouddhisme coréen dont il faisait une présentation générale, tandis que le troisième, qui devrait para tre cette année, se centre sur son patrimoine culturel et porte le titre : Rencontre avec la beauté du boud­dhisme coréen . Le présent tome évoque quant à lui les six grandes pratiques du bouddhisme coréen que sont la méditation (ganhwa seon), l’invocation de Bouddha, la récitation du mantra, la lecture et la copie des soutras et la prostration. Comme l’indique son titre, ce texte comporte à la fois une dimension pratique, puisqu’il fait la synthèse des principales pratiques bouddhiques coréennes, mais aussi une vocation méditative. Dans son introduction intitulée Sur le chemin du retour au pays natal, il évoque celui-ci par une image puissante et d’une grande acuité et se propose de guider le lecteur dans cette voie. Suivent les paroles d’une chanson célébrant le printemps au pays natal. Suite à cette introduction, le lecteur est incité à s’interroger sur l’état d’esprit dans lequel il se trouve, après quoi l’ouvrage s’engage dans un débat sur la souffrance humaine que provoquent non pas les maladies du corps, mais celles de l’esprit. Elles sont causées par les trois poisons nommés « cupidité », « colère » et « ignorance », auxquels la pratique du bouddhisme apporte les meilleurs antidotes et remèdes. À ces considérations générales succèdent les chapitres consacrés aux six grandes pratiques, qui sont organisés selon un même plan, à savoir pour commencer, une description des moyens concrets d’accomplir chacune d’entre elles, suivie de l’évocation de ses origines et de son histoire dans la doctrine du bouddhisme, puis de son évolution dans la Corée contemporaine et enfin de conseils à suivre à chaque étape de son exécution. Ces chapitres se terminent toujours par une petite « Pensée du guide » qui, dans une envolée presque lyrique, invite à la réflexion et à l’introspection. Cette dernière partie est imprimée en caractères blancs sur fond noir, contrairement au reste de l’ouvrage, pour laisser le lecteur « penser » par lui-même à la fin de chaque lecture plutôt que de lui proposer une conclusion . On ne saurait omettre l’excellente photographie qui illustre, voire illumine cette livraison. Si les différentes vues n’ont souvent pas de lien direct avec le texte, elles contribuent à créer une atmosphère propice à la méditation. Celles qui représentent des religieux accomplissant les rituels sont les plus susceptibles d’aider concrètement le lecteur.

Ce livre au long sous-titre, La Corée du XIXe siècle vue par l’épouse d’un ambassadeur américain, fait découvrir selon une optique très originale et personnelle ce que fut la Corée dans ces dix dernières années du XIXe siècle où le Japon supplantait toujours plus la Chine par son influence croissante sur la péninsule et allait s’y imposer en tant que grande puissance coloniale. Pour son auteur, l’aventure a commencé par la découverte à l’Université de Michigan d’un recueil sur microfilms de sept cent cinquante lettres écrites à la main par John M. B. Sill, un ambassadeur américain qui résida en Corée avec sa famille de 1894 à 1897. Elle aboutira à la parution de cet aperçu passionnant d’une époque où la Corée connut des bouleversements. Aux côtés de missives diplomatiques et du courrier personnel d’autres personnalités occidentales d’alors, elles apportent sur l’époque un témoignage beaucoup plus vivant que l’histoire officielle. Des faits historiques importants y sont évoqués, mais aussi certains aspects de la vie quotidienne à la Mission américaine de Séoul, comme les problèmes d’acheminement du courrier, la rareté des manifestations sportives organisées par le personnel de la légation et les scandales qui éclataient dans la communauté occidentale. De multiples photos et illustrations d’époque font revivre le Séoul de cette fin de siècle et des encadrés fournissant la biographie de grands personnages permettent de mieux comprendre I’histoire. La cohésion de l’ensemble est assurée par le récit agréable de Robert Neff. Si celuici apporte les explications nécessaires à la compréhension du contexte où se situaient ces lettres, il laisse leurs auteurs parler d’eux-mêmes en effectuant des rappels de certains passages à des pages différentes. Pendant la courte période sur laquelle porte cet ouvrage, s’annonçait déjà la tragédie de la perte de la souveraineté nationale coréenne, qu’elle précéda immédiatement. Les époques ou faits évoqués ont été maintes fois décrits selon une optique macroscopique qui ne pouvait saisir tous les détails de leur contexte. L’ouvrage dont il est question démontre en revanche que le point de vue d’un individu peut conférer aux événements une dimension beaucoup plus tangible que bien des informations fournies par un livre d’histoire ou un rapport officiel.


Regard extÉrieur

Grandeur et décadence Nicolas Piccato - PDG de Panda Media Président de la Chambre de Commerce italienne en Corée

C’

çaises et italiennes, dont les revenus sont soumis depuis 2013 à un impôt spécial sur les produits de luxe.

Depuis plus d’un an déjà, aux yeux des Coréens, la France est obnubilée par la K-pop, les utilisateurs d’Apple paniqués par l’irrésistible développement de Samsung, l’Asie entière occupée à courir derrière les «dramas » coréens, derrière les cliniques de chirurgie esthétique coréennes, derrière les acteurs coréens.

Les cha nes de télévision également, qui voient leurs contrats révisés à la baisse, car selon les professionnels locaux du secteur, “les Coréens ne s'intéressent pas aux cha nes internationales”, et nous ne parlerons pas des cas de blocage dont ont souffert Nokia, Motorola ou Ericsson pour les téléphones, ni de Lavazza pour les cafés... La Corée ma trise bien les barrières non-tarifaires.

Une coupe du monde de football (coorganisée, il est vrai, avec le Japon, mais où la Corée a fait figure très honorable), une exposition internationale ou presque, Yeosu étant une «international expo» qui ne fait pas partie de la liste des expositions internationales comme Shanghai ou Séville, et bientôt des Jeux Olympiques d’hiver à Pyongchang.

Par contre, elle n’a pas encore appris à encourager ou à soutenir les minorités et les sous-cultures. Aujourd’hui, le PNB par habitant a dépassé le seuil symbolique des 20 000 dollars, ce signe avant-coureur (en théorie) de l’apparition et du développement d’une société de loisirs, ouverte à l’art en général et à ses diverses formes, dans le cinéma ou dans d’autres domaines.

A la force du poignet, la Corée a fait reconna tre sa Grandeur par le monde entier. Les articles sont légion, les magazines TV se multiplient et les entreprises multinationales recommencent à lorgner du côté de la Corée (IKEA par exemple), toujours celle du Sud pour l'instant.

Pourtant, le Coréen continue de se rendre très peu dans toutes les manifestations culturelles «non-mainstream», l’exemple en étant le taux de remplissage des salles d‘«art et d’essai» (chez Lotte Cinema : entre 5 et 10% ; chez Art Momo ou dans d’autres salles nouvelles, les résultats, bien que meilleurs, ne sont pas mirobolants et n‘atteignent que rarement les 50 points). Au niveau national, la fréquentation générale continue de monter, et ce sont en 2012 pas moins de 196 000 spectateurs qui sont allés dans les salles obscures (commerciales) en Corée.

est l’heure de gloire de la Corée. Etanchant sa soif de reconnaissance, le pays a fait danser le monde entier sur Gangnam Style, à commencer par le secrétaire général de l’ONU, M. Ban Ki-Moon.

Toutes ? Non, une poignée d’irréductibles entreprises continue de se battre avec les légions de l'administration coréenne.

The Economist par exemple, dont un magazine local a repris titres et articles sans droits... ; Paul, la boulangerie, avec feu son partenaire coréen qui depuis 2011 a cessé de payer les droits ; toutes les entreprises de luxe fran-

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La question aujourd’hui est de savoir ce qui va se passer dans un avenir proche. La Corée arrivera-t-elle à utiliser son incroyable énergie cinétique? Quelle construc-

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tion a été faite au cours de ces années glorieuses ? Ces constructions sont-elles stables, durables, archi-durables ? La brillante communication que fait la Corée devra-t-elle s’arrêter, faute de contenu ?

de la réalité et ne suffit pas non plus, selon les visiteurs d’Asie du Sud-Est... C’est peut-être là que se trouve le «ET» de «grandeur et décadences».

Les vieux quartiers charmants des hanoks de Séoul ont été pour la plupart rasés (Pimatgol, Gwanghwamun, Hyoja-dong...), pendant que les musées fleurissaient (dont l’inénarrable musée des toilettes). La K-pop a été exportée et les grands noms de la musique du moment sont passés à Séoul (même Lady Gaga), mais les opéras se sont fait rares, au profit des «musicals». La part de marché de la musique étrangère ne progresse pas, et celle des cinémas étrangers (asiatique, puis américain et non américain) ne progresse pas, alors que la présence du cinéma coréen dans le monde recule. L’ONU n’aura plus de président coréen d’ici 3 ans, et les JO ne reviendront pas de sitôt (1988), ni la Coupe du monde de football (2002). Que se passera-t-il donc en 2015 ?

La Corée, si elle ne réagit pas, prépare sa décadence. L’internationalisation réussie en superficie (panneaux indicateurs en anglais, sites en anglais - où n’appara t qu’une information parcellaire -, les mots «global» et «international» répétés à l’infini partout) amènera rapidement à un face-à-face avec la réalité.

Si la forme progresse, le fond, lui donc, dispara t. Mais dans un certain temps, il ne sera plus possible de communiquer brillamment sur une réalité disparue… On est aussi en droit de se demander si, suite au scandale international qu’a causé la publication des photos des 20 candidates au concours national de beauté, toutes quasiment identiques à force de chirurgie esthétique, le modèle de beauté coréen ne tendra pas aussi à s’évanouir.

La réalité d’un pays qui est très en retard sur l’égalité hommes-femmes (salaires, conditions de vie), où le patriotisme aigu peut facilement dériver (mentions comme la «supériorité de la culture coréenne» aperçues dans des journaux nationaux comme le Chosun Ilbo et inacceptables dans une démocratie). Une réalité somme toute un peu choquante pour un pays qui se veut «leader mondial de la culture» ; et où l’alcool reste une excuse pour réduire une peine de prison ; un pays qui affiche un taux record de suicides par nombre d’habitants depuis quelques années seulement, car il ne communiquait pas les chiffres auparavant... Une réalité que les Coréens eux-mêmes ne connaissent que très peu d’ailleurs !

Et nous pouvons du coup douter que le reste du monde continue à danser le Gangnam style ou un autre style venu de la Péninsule. Si l’on reste simplement concentré sur le monde de la culture, et que l’on évite donc les autres futurs écueils locaux, tels le marché de l’immobilier ou l’industrie du «Green», quelles sont les actions entreprises par le KCTO (Korea Culture & Tourism Office), par la Ville de Séoul et d’autres institutions pour continuer à porter haut le flambeau de la Corée ?

La distance entre la communication (exceptionnelle) de la Corée et la réalité est en train de se matérialiser ; le système adopté jusqu’à présent, très confucéen, où le discours (la théorie) a plus de valeur que la réalité, ne peut plus durer dans un contexte international. Et pour progresser, l’autocritique deviendra peut-être nécessaire… Le choix de l’internationalisation signifie autocritique, ce qui remet en cause le degré de préparation de la Corée à une époque de «post-Grandeur» : les temps modernes. Si le discours ne suffit plus, qu’y aura-t-il ?

La communication, cette promotion d’une image d'Epinal de la Corée, d’un pays calme, harmonieux où se ressourcer, cette identification de Séoul à l’âme de l’Asie (Soul of Asia), ne suffisent pas. Et dans l’audiovisuel, le romantisme quotidien effréné, véhiculé par les acteurs androgynes des «dramas» coréens, est très différent

Pour éviter une décadence douloureuse, il est essentiel que la Corée se concentre sur ses contenus, sur son identité, sans la nier ni la façonner, quitte à faire appel à des étrangers y résidant, qui auront par la force des choses une vision internationale. L’ouverture ne peut que passer par l’ouverture des esprits.

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Divertissement

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La cuisine a la cote à la télé

© KBS

En matinée et en soirée, les chaînes de télévision diffusent surtout des émissions consacrées à la vie pratique, en particulier la cuisine, parce qu’elles réalisent de forts taux d’audience. Elles peuvent être de type éducatif et se composent parfois de séries documentaires qui retracent l’histoire de la gastronomie, expliquent comment réaliser différentes préparations et la manière de les consommer. Lee Young-mee Spécialiste de la culture de masse et maître de conférences à l’Université Sungkonghoe

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a multiplication des émissions de cuisine fait toujours plus entrer dans les mœurs des comportements gourmands, voire avides, qui reproduisent ceux des vedettes du show business et que favorise aussi le cyberespace. Le terme meokbang en usage depuis peu désigne ainsi des séquences filmées ou des clips vidéo montrant des gens en train de manger. Sur internet, on n’a pas à chercher bien longtemps pour trouver des extraits d’émissions de télévision ou de films où l’on voit en gros plan les stars du moment se restaurer devant les caméras. Depuis une dizaine d’années, la télévision se soucie de l’appétit du public en accordant une large place à la cuisine dans ses programmes, relayée en cela par internet où la facilité d’accès et de réalisation technique incite les usagers à créer eux-mêmes des clips qu’ils s’échangent entre eux et commentent avec force enthousiasme.

Du cours de cuisine au retour nostalgique sur le passé Jusque dans les années soixante-dix, les émissions de cuisine coréennes comme Cuisine maison étaient de courte durée et à vocation éducative. On y voyait des chefs cuisiniers montrant en studio comment réaliser une préparation du début à la fin. Outre leur aspect formateur, elles répondaient à une aspiration à la modernité en mettant en œuvre dans leurs démonstrations des

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ustensiles perfectionnés et ingrédients de qualité évocateurs de la cuisine occidentale. Dans les années quatre-vingts, la production documentaire s’est diversifiée en s’intéressant notamment à la gastronomie, qu’elle a remise au goût du jour en tant que composante de l’identité nationale, mais aussi régionale. Pendant la saison des fêtes de chuseok (fête des récoltes) et du Nouvel an lunaire, les cha nes diffusaient de nombreux documentaires dans ce domaine, tels ces Saveurs nées des mains de maman ou Les grands classiques de la cuisine des fêtes émaillés de récits aux accents lyriques et de tranches de vie champêtre idylliques. C’est aussi à cette époque que sont apparus d’intéressants magazines d’information qui traitaient de la cuisine telle qu’on la découvre lors de voyages et n’étaient donc plus réalisés en studio. C’était notamment le cas de Mat Jarang Meot Jarang (Spectacle de goût, spectacle de style) et de Mat Tara Gil Tara (Sur les traces du goût, sur les traces des chemins) dont les premières émissions furent respectivement diffusées en 1984 et 1993 par la cha ne KBS (Korean Broadcasting System). Le tournage en extérieur ne posant plus problème en raison des progrès techniques, les émissions culinaires pouvaient désormais prendre pour décor les lieux d’origine des différentes spécialités évoquées. Alors que la cuisine n’était jusque là qu’une tâche Arts e t cu l tu re d e Co ré e


1. Les peintures murales du Palais Suan Pakkad de Bangkok, que montre le documentaire La route des nouilles , donnent une idée de la manière dont était confectionné cet aliment dans l’ancien temps. 2. Scène du documentaire La route des nouilles . 3. Scène de Cuisine coréenne diffusé par KBS 1.

ménagère parmi tant d’autres pour la ma tresse de maison, elle a peu à peu fait son entrée dans les activités culturelles et les loisirs. L’urbanisation et les mutations de la société vont alors sonner le glas de la gastronomie régionale, de ses recettes traditionnelles et de ses ingrédients particuliers. La cuisine devient un thème d’actualité à part entière dans le cadre des rubriques de cuisine des journaux ou des magazines, qui connaissent un grand succès. Sa présentation en parallèle avec celle des petits villages où elle se pratique et des coutumes dont elle participe était le plus souvent privilégiée par les émissions de télévision, car en ces temps d’hégémonie culturelle de la capitale cosmopolite, l’évocation nostalgique de la « cuisine du bon vieux temps» ravivait avec un succès assuré le retour aux sources que sont les lointaines campagnes et petites villes de province.

Quand l’appétit va, tout va Au tournant du millénaire, la télévision s’est mise en devoir de donner de l’appétit à ses spectacteurs. La santé étant au centre des préoccupations, la programmation s’est fait le reflet de cette nouvelle tendance en multipliant les productions telles que Vitamine, sur KBS 2, ou Comment bien manger et bien vivre, sur SBS (Seoul Broadcasting System). En 1994, le film ta wanais Eat Drink Man Woman allait révéler les puissantes vertus des images de nourriture, puisque celles qu’il montrait éveillaient tant l’appétit que l’on en oubliait l’histoire. L’effet produit venait en particulier du côté visuellement gai et coloré de la cuisine chinoise, dont la cuisson est souvent rapide et à feu vif. À la seule vue de ces scènes, les spectateurs avaient l’eau qui leur venait à la bouche et auraient cru sentir des odeurs d’huile et d’épices chinoises. Dans un autre genre, le succès remporté par des mangas japonais comme Shota no Sushi (Le roi du sushi) témoigne de l’attrait qu’exercent les créations traitant de la nourriture et de ses saveurs. À la télévision, deux grandes productions allaient amorcer le succès grandissant des feuilletons du genre culinaire. Il s’agissait de Délicieuse proposition, diffusé en 2001 par MBC (Munhwa Broadcasting Corporation) et évoquant la rivalité qui oppose deux restaurants chinois, et Dae Jang Geum (Le joyau du palais) proposé à partir de 2002 par cette même cha ne et inspiré de traités culinaires de la période Joseon. Ces séries qui mettaient toutes deux en scène deux grands cuisiniers s’affrontant lors d’un concours avaient manifestement subi l’influence de Eat Drink Man Woman et de Shota no Sushi. Si la tension créée par ces conflits, luttes et compétitions culinaires participait indéniablement de leur succès, les préparations elles-mêmes y jouaient aussi un grand rôle en raison de leurs quaKoreana ı Été 2013

lités visuelles. Le thème culinaire allait bientôt faire une entrée en force dans les documentaires récréatifs, comme Forces spéciales VJ, sur KBS 2 et des divertissements tels que Décidez ! Goût contre goût, que diffusait SBS en 2003. Ce dernier mettait l’accent sur le comique de situation, en montrant par exemple les membres du jury qui contenaient leur faim à grand peine devant les plats qui leur étaient mis sous les yeux et en sous-entendant ainsi le manque de sincérité qui, en société, interdit de satisfaire ses désirs ou son appétit parce qu’on se sent gêné, voir coupable de le faire. L’appétit n’est-il pas pourtant un besoin naturel, au même titre que le désir sexuel ? À preuve, le fait que la vue de mangeurs se régalant d’un festin semble aussi obscène que celle d’une scène pornographique. Par le biais de la cuisine, la télévision cherche tout simplement à réveiller les instincts naturels du public et les meokbang citées plus haut ne sont rien d’autre qu’une forme de « pornographie culinaire » montrant que les célébrités, toutes distinguées soient-elles, sont avant tout des êtres humains éprouvant les mêmes besoins que leurs congénères.

Un fossé des générations dans les goûts Et pourtant, la mise en ligne de ces meokbang comiques déculpabilisant l’appétit est surtout le fait d’adultes jeunes ou d’âge moyen qui se veulent d’une insolente franchise et refusent toute forme d’autorité. Pour un public plus âgé, l’expression sans complexe de ses besoins naturels et le plaisir d’en jouir est tout bonnement inconcevable. C’est à son intention que la chaîne KBS 1, qui privilégie des productions éducatives et respectueuses des valeurs morales, diffuse en début de soirée l’émission Cuisine coréenne, un panaché de couleur locale, de nationalisme et de considérations sur la santé qui remporte un fort succès parmi les personnes du troisième âge, et ce, d’autant qu’elle succède à une autre intitulée Mon pays natal à 18h00 , où de simples agriculteurs et pêcheurs présentent leur spécialités locales. On y voit aussi en gros plan les gens qui sont en train de déguster ces délicieux plats et ouvrent l’appétit du téléspectateur. Il est peut-être à déplorer que ces productions destinées aux personnes âgées manquent un peu d’intérêt pour le reste de la population, ce qui révèle l’existence d’un véritable fossé des générations par rapport au public des meokbang. Les émissions de cuisine évoluent constamment en fonction des goûts changeants en matière de divertissements. L’excellent documentaire intitulé La route des nouilles , dont le thème pourrait sembler superficiel puisqu’il porte sur la place de cet aliment dans l’histoire des civilisations, a pourtant eu la faveur de la critique en Corée comme à l’étranger. Sachant qu’année après année, les chaînes par câble spécialisées dans le divertissement et la vie pratique investissent toujours plus dans les émissions traitant de situations de « survie » telles que Yes Chef (Q TV) et Master Chef Korea (Olive TV), on ne peut que se rendre à l’évidence et constater que la cuisine constitue aujourd’hui l’un des thèmes de prédilection de ce moyen audiovisuel.

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Délices culinaires

Le yukgaejang, un plat chaud épicé qui redonne vigueur

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Garni de viande et de légumes, le pot-au-feu dit yukgaejang constitue un plat unique équilibré qui aurait en outre un effet stimulant sur le métabolisme des organes alanguis par les aliments froids que l’on a tendance à consommer en été. Par ses vertus désaltérantes, il est bien adapté aux chauds étés coréens où se fait sentir un grand besoin de fraîcheur. Ye Jong-suk Chroniqueuse culinaire et professeur de marketing à l’Université Hanyang

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ar temps de canicule, les Coréens privilégient une alimentation chaude et liquide, comme en témoignent les files d’attente qui s’allongent à l’entrée des restaurants proposant des spécialités de soupes et ragoûts traditionnels. Pendant ces journées de chaleur torride des mois de juillet et août, que désigne le mot sambok, nombreux sont les clients de ces établissements, tout en sueur après avoir consommé leur plat estival favori, qui ne peuvent s’empêcher de lancer à plusieurs reprises : « Oh, que ça fait du bien ! ». À la grande surprise des étrangers témoins de ces scènes, ils démontrent à merveille la véracité du paradoxe selon lequel il faut « vaincre la chaleur par la chaleur ». Lors d’une enquête réalisée dernièrement auprès de mille ressortissants étrangers en Corée, les personnes interrogées ont répondu pour moitié qu’elles n’avaient jamais compris pourquoi les Coréens consommaient de la soupe en pleine chaleur. Alors que dans bien des pays, on s’empresse en pareil cas de faire un barbecue, un pique-nique, de grandes salades ou, pourquoi pas, une soupe froide, les Coréens estiment qu’il n’y a pas mieux qu’une bonne soupe chaude pour se remettre d’une forte chaleur.

Une soupe chaude bénéfique à l’équilibre physiologique Le dicton coréen engageant à « vaincre la chaleur par la chaleur » a pour lointaine origine les principes du Yin et du Yang et la théorie des Cinq Eléments. En termes plus concrets, on peut y voir une incitation à conserver son équilibre. Lors des grosses chaleurs estivales, on est naturellement tenté de manger froid, mais ce faisant, on fait chuter la température de l’organisme, qui est alors sujet aux indigestions et voit son métabolisme se ralentir. Dans la médecine orientale traditionnelle, l’absorption de liquide chaud est au contraire recommandée pour maintenir l’équilibre physiologique par l’élévation de la température interne. Il existe un point commun entre cette idée de « vaincre la chaleur par la chaleur » et l’homéopathie, qui est une forme de médecine alternative très pratiquée en Europe, en Amérique du Sud et en Inde, puisque son action thérapeutique est axée sur le déclenchement artificiel des mêmes douleurs que celles dont souffre le patient afin de stimuler son système immunitaire. Des différentes soupes d’été, la plus appréciée est sans conteste le yukgaejang. Si une autre grande spécialité dite samgyetang et composée d’un bouillon de poulet au ginseng se consomme aussi très souvent à la saison chaude, le yukgaejang a notamment pour avantage, outre qu’il se mange chaud, d’être fortement relevé et de faire ainsi oublier le temps en se concentrant sur la saveur des épices. Un plat aux multiples variantes Si le yukgaejang se décline en d’innombrables recettes, on le prépare le plus souvent comme suit. On fait bouillir dans beaucoup d’eau un morceau de bœuf, le plus souvent dans la poitrine, accompagné de poireau et d’ail. Quand on obtient une bonne tendreté de viande, on retire celle-ci du récipient et on la déchiquette avec les doigts dans le sens de la fibre, puis on laisse refroidir le bouillon pour le dégraisser. Après avoir assaisonné les lanières de viande, on Koreana ı Été 2013

Un bol de yukgaejang bien chaud et relevé fournit un repas équilibré pour garder du tonus pendant les grosses chaleurs.

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On fait bouillir dans beaucoup d’eau un morceau de bœuf, le plus souvent dans la poitrine, accompagné de poireau et d’ail. Quand la viande a une consistance tendre, on la retire du récipient et on la déchiquette avec les doigts dans le sens de la fibre, puis on laisse refroidir le bouillon pour le dégraisser. Après avoir assaisonné les lanières de viande, on les remet dans le bouillon et on fait mijoter le tout avec du poireau et d’autres légumes variés. les remet dans le bouillon et on fait mijoter le tout avec du poireau. Avec son accompagnement de riz, cette soupe se suffit à elle-même et se sert sans condiments. Dans une recette figurant dans le Sieui Jeonseo, un traité culinaire de la fin du XIXe siècle, il est dit que l’ont peut confectionner le yukgaejang en substituant au bœuf de l’ormeau ou du concombre de mer ou holothurie, par exemple, ce type de préparation étant radicalement différente de celles d’aujourd’hui. Celles qui se trouvent dans l’ouvrage Joseon Yori (Cuisine coréenne) de Son Jeong-gyu, qui parut en 1940, en étaient en revanche très proches, ce qui permet d’en conclure que l’élaboration de la recette actuelle remonte à cette époque. On avait alors coutume d’en servir lors des veillées funèbres, peut-être surtout pour des raisons pratiques, puisque ce plat est à la fois nourrissant et facile à servir, mais aussi parce que dans le chamanisme, une croyance veut que cette soupe éloigne les mauvais esprits par sa couleur rouge. Aujourd’hui encore, c’est d’ailleurs ce plat que l’on sert en pareilles circonstances. Il existe plusieurs préparations dérivées du yukgaejang telles que le Daegu-tang, c’est-àdire le ragoût de Daegu, ou le ddaro gukbap, une appellation qui signifie littéralement « riz et soupe séparés ». L’une et l’autre de ces spécialités sont indissociables de la ville de Daegu, troisième agglomération coréenne située dans le sud-est de la péninsule. L’écrivain et historien Choe Nam-seon (1890–1957) fit mention du Daegu-tang, en précisant qu’il s’agissait d’une célèbre spécialité de cette ville, dans son ouvrage Joseon Sangsik Mundap (Questions et réponses sur les connaissances générales relatives à la Corée, publié en 1946). Située dans une cuvette, cette agglomération est célèbre pour sa chaleur caniculaire et c’est pour surmonter celle-ci que l’on y aurait créé une recette bien particulière, selon le Professeur Choe. Quant au Profes-

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seur Yi Seong-u, spécialiste de l’histoire culinaire de Daegu, il précise : « Pour préparer du Daegu-tang, au lieu de déchiqueter la viande dans le sens des fibres, on en fait bouillir un gros morceau jusqu’à ce qu’il se défasse de lui-même et le plat est alors d’autant plus nourrissant ». Enfin, le défunt romancier Kim Dong-ri disait en évoquant ses souvenirs : « Je me rappelle vaguement que c’était une soupe de viande bouillie avec du piment vert, beaucoup de ciboulette et de poireau ». Les avis divergent néanmoins sur l’origine du nom Daegu-tang . Si nul n’ignore que, sous la férule coloniale japonaise, le yukgaejang de Daegu était appelé Daegu-tang, d’aucuns affirment que la population n’a pas souvenir d’un tel plat. Le journaliste Jo Pung-yeon aujourd’hui disparu (1914–1991) affirmait dans l’ouvrage Seoul Japhak Sajeon (Dictionnaire thématique de Séoul), qu’il signa en 1989 : « Dans les années 1930, le restaurant Daeyeongwan, qui se situait dans le quartier de Jeong-dong, à Séoul, a servi pour la première fois du Daegu-tang . Cela ressemblait beaucoup au yukgaejang , à part la grande quantité de poireau. Quoique son appellation laisse penser qu’il soit une spécialité de Daegu, les habitants de cette ville disent n’en avoir jamais mangé. Le nom de ce nouveau plat doit donc avoir été inventé de toutes pièces». Pour jeter encore plus la confusion dans les esprits, on a pu lire l’affirmation suivante dans un numéro de l’année 1929 de la revue mensuelle Byeol Geon Gon : « Le Daegu-tangban n’est autre que l’ancien yukgaejang. Il est originaire de Daegu, mais il a fait le voyage jusqu’à Séoul ». Il ressortirait donc de tout ce qui précède que le Daegu-tang aurait été une sorte de yukgaejang qui aurait pris à Séoul le nom de Daegu pour le distinguer de la recette en usage dans la capitale. Comble d’ironie, comme il fallait s’y attendre, aucun des principaux restaurants de gukbap de Daegu n’emploie le nom de Daegu-tang. Quant au ddaro-gukbap, il s’agissait à l’origine de la même préparation que le yukgaejang, hormis que riz et soupe pouvaient être servis à part à la demande de quelques clients, d’où son nom signifiant littéralement « riz et soupe séparés », comme il a déjà été dit. Alors qu’en règle générale, les plats coréens tiennent leur nom des ingrédients qui entrent dans leur composition et des procédés particuliers mis en œuvre pour leur préparation, celui-ci a été appelé selon la manière dont il est servi. Mais en tout état de cause, l’important est qu’un bon bol de cette soupe chaude et épicée aide à supporter les fortes chaleurs. Les restaurants Yeokjeon Hoegwan et Pyeongnaeok, qui se situent respectivement dans les quartiers de Mapo et Jeo-dong, à Séoul, sont réputés pour leur yukgaejang, tandis que celui de Joseonok se trouvant à Uljiro 3-ga, toujours dans la capitale, sert encore du Daegu-tang, alors que ce plat n’existe même pas dans sa ville d’origine. À Daegu, les établissements les plus connus sont Yetjip Sikdang (Restaurant de la Vieille Maison), qui propose du yukgaejang à son menu, et Gugil Ddaro Gukbap, qui se flatte d’avoir été le premier à servir du ddaro-gukbap, voilà déjà soixante ans. Cette dernière spécialité peut aussi se consommer à Séoul, au Gangnam Ddaro Gukbap du quartier de Jamwon-dong, où il est préparé selon les règles de l’art.

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1. Le yukgaejang peut varier dans sa composition. Sur cette planche à découper, on trouve surtout des champignons comme la pleurote, le champignon d’hiver et le shiitake , mais aussi des germes de haricot mungo, des pousses de fougère et des poireaux. 2. On blanchit les légumes et on les fait mijoter avec la viande déchiquetée en lanières épaisses, dans le sens de la fibre. 3. Après avoir mélangé rapidement à la main les ingrédients avec l’ail, le poivre noir, le piment rouge en poudre et l’huile de piment rouge, on laisse reposer le tout deux ou trois heures pour que l’ensemble s’imprègne de toutes les saveurs. Koreana ı Été 2013

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Mode de vie

Le camping fait fureur par temps de récession Depuis peu, la pratique du camping se répand rapidement dans les habitudes de vie des Coréens. Sur internet, des sites regroupent ses adeptes au sein de clubs toujours plus nombeux dont les effectifs peuvent atteindre deux cent mille personnes. Les pères de famille rognent sur ce qu’ils dépensent pour pour offrir à leurs enfants ces séjours en plein air où ils prendront le temps de regarder briller les étoiles tout là-haut dans le ciel.

Kim Young-ju Journaliste au Daily Sports

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on passe-temps favori est l’escalade de reliefs peu fréquentés. Lorsque j’en fais, j’aime bien m’arrêter au hasard et dormir sous la tente avec quelques bons amis. Depuis quelque temps, les lieux tranquilles se font rares car le week-end comme les jours de semaine, on voit arriver toujours plus de familles qui sont elles aussi venues à la pratique du camping. Étant célibataire, il m’arrive à moi aussi de me joindre à ma sœur et aux siens quand ils vont camper. C’est pour moi un vrai plaisir de faire avec eux des barbecues de porc ou de bœuf accompagnés de patates douces dont se régaleront mes neveux. La prochaine fois, j’achèterai du poisson au marché le plus proche pour le leur faire goûter sur le gril. Si le camping pla t tant, c’est surtout pour la possibilité qu’il offre de se trouver en pleine nature la nuit. En se couchant sous la tente, on a aussitôt l’impression de ne faire qu’un avec ce qui nous entoure. Pour les enfants, c’est aussi l’occasion d’observer les constellations aux myriades d’étoiles et dans de nombreux établissements scolaires, la pratique du camping en famille peut être considérée activité extrascolaire, à condition de fournir un compte rendu des activités qui ont été effectuées dans ce cadre.

Une pratique possible à tout moment de l’année Lors de sa venue en Corée, Richard L. Guilfoile, qui dirige la succursale Asie-Pacifique d’un leader mondial de l’équipement de loisirs de plein air, a trouvé les Coréens particulièrement dynamiques dans leur pratique du camping. Il affirmait ainsi : « La Corée est sûrement le seul pays où on campe même par temps de pluie ou de neige. S’il est vrai que cette pratique date de plus longtemps aux étatsUnis et au Japon, rien n’égale l’enthousiame des Coréens. On constate depuis quelques années que cette nouvelle passion partagée par toute la famille a pour conséquence de revaloriser la place du père. Tandis que les Américains démontent souvent leur tente dès qu’il se met à pleuvoir ou à neiger, les Coréens ont au contraire tendance à rester sur place pour admirer un paysage de neige». De fait, ils sont même nombreux à espérer pouvoir le faire pour offrir à leurs enfants un merveilleux terrain de jeu et ceux qui ont pensé à se munir de traîneaux et autres accessoires marqueront des points auprès d’eux. Kim Tae-hyun, une fervente adepte du camping familial, s’est équipée d’une tente en dôme de taille moyenne qui comporte un avant-toit prévu pour la saison froide. Quand les journées sont courtes et qu’il a neigé, elle peut ainsi s’y abriter avec les siens pour la nuit après avoir l’avoir rapidement montée. Il existe en Corée quatre à cinq cents terrains de camping dont les arboretums qui se créent ici et là depuis deux ou trois ans et sont particulièrement appréciés du public. Depuis quelques années, certains d’entre eux proposent des activités sportives de plein air outre l’hébergement. C’est le cas du camping de Cheondong qui se trouve au pied du Mont Sobaek, près de Danyang, une ville de la province 1

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du Chungcheong du Nord, et possède un parcours de golf miniature. Citons aussi les bases de sports nautiques dont sont pourvus beaucoup de terrains situés le long du Bukhan, un fleuve qui arrose les provinces de Gyeonggi et Gangwon.

La randonnée Le nombre de campeurs ne cesse de s’accro tre depuis cinq ans et selon les estimations, il varie actuellement entre un million et un million et demi. Pour pratiquer cette acitivité, chacun a sa façon de faire. Les plus aguerris optent pour la marche, sac au dos, en évitant soigneusement les campings surpeuplés. Ils ne poseront leur sac et ne déferont leurs affaires qu’après avoir trouvé un bon endroit pour y passer la nuit. Si l’on choisit de le faire, il est impératif de n’emporter que le strict nécessaire. « Un voyage dans ces conditions est moitié moins cher que le camping et le caravaning. Il permet de donner aux enfants le goût de l’autonomie et le sens des responsabilités, car ce sont eux qui portent leur sac. Il leur apprend aussi à mieux aimer la nature », estime un vieux routard, Kang Yeong-seok. Lee Jeong-hwa est employée de bureau et effectue une fois par mois des randonnées en montagne où elle emporte même un réchaud et des casseroles. Elle pratique de préférence l’escalade sur des reliefs peu connus, au fin fond de la campagne, plutôt que dans les parcs nationaux ou sur les principaux sommets où camping et cuisine sont interdits. Elle aime aussi beaucoup le faire sur des les peu éloignées telles que Sindo, Sido, Jangbongdo ou Gureupdo, qui se situent au large d’Incheon. « Sur une le, il y a toujours une colline ou deux. Quand je débarque à terre, je fais souvent cinq ou six heures de marche et je plante ma tente où bon me semble. Si c’est sur l’une des les situées à l’ouest, j’aurai la chance de voir le spectacle magnifique du soleil qui se lève et se couche. Ajoutez à cela un bon café que j’ai emporté pour l’occasion et je suis on ne peut plus heureux de me trouver sur l’une de ces les ». Sa tente de type tipi ne pèse que deux kilos et ne coûte qu’une centaine de milliers de wons, soit environ neuf cent dollars. Koreana ı Été 2013

1. La pratique très appréciée du camping permet aux pères de famille coréens d’être plus proches de leurs enfants. 2. Quand on campe, la nuit est le meilleur moment. Les enfants émerveillés peuvent enfin « regarder briller les étoiles, tout là-haut dans le ciel », comme dans les contes de fées.

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« Sur une île, il y a toujours une colline ou deux. Quand je débarque, je fais souvent cinq ou six heures de marche et je plante ma tente où bon me semble. Si c’est sur l’une des îles situées à l’ouest, j’aurai la chance de voir le spectacle magnifique du soleil qui se lève et se couche. Ajoutez à cela un bon café que j’ai emporté pour l’occasion et je suis on ne peut plus heureux de me trouver sur l’une de ces lointaines îles ». Comment s’équiper Si le budget consacré au camping peut être assez important, puisque les équipements nécessaires sont en général de marque étrangère, il faut faire entrer en ligne de compte les bienfaits de cette activité sur la santé des travailleurs du tertiaire, qui s’y sont mis avec ferveur. Plusieurs facteurs peuvent être à l’origine de ce phénomène, dont les difficultés liées à une récession qui n’en finit pas ou la volonté de modérer sa consommation d’alcool pour des raisons de santé. J’ai pu constater par moi-même que beaucoup de pères faisaient le choix d’avoir des loisirs plus sains et rognaient même sur leurs dépenses pour offrir à leurs enfants voyages et séjours au camping. Pour faire l’acquisition de matériel, il y a plusieurs manières de procéder. Selon les campeurs les plus expérimentés, mieux vaut l’acheter d’occasion sur internet, sauf pour les ustensiles de cuisine. « Avant de prendre une tente chère, il faut choisir avec soin, car on ne conna tra sa vraie qualité qu’après l’avoir utilisée », expliquent-ils. Les néophytes, eux, préfèrent visiter les salons du camping qui réunissent les fabricants de matériel et les représentants de clubs pour mieux s’informer sur les équipements. Ces manifestations commerciales à part entière attirent la fréquentation de centaines de campeurs qui peuvent y rencon-

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trer des adeptes de longue date, lesquels les font profiter de leur expérience et organisent des sorties avec eux. L’expérience et les conseils des seconds peuvent s’avérer très précieux pour les premiers au moment de porter son choix sur le matériel. Quant aux clubs de camping, qui sont accessibles sur des moteurs de recherche comme Naver ou Daum, ils organisent des concours de camping au printemps et en automne, les fabricants venant exposer leur équipement dans les salons qui ont lieu au printemps et en été. Chaque marque organise environ une dizaine de concours de camping familial par an. En outre, des sessions de formation sont régulièrement organisées à l’intention des débutants. Le client avisé saura tirer parti du commerce en ligne pour acquérir du matériel au moindre prix et il faut d’ailleurs noter que quelques marques coréennes font leur entrée dans le cybercommerce. Un représentant de l’une d’elles, Lee Seok-jung, estime à ce propos : « La taille du marché en ligne pourrait bien être supérieure à celle du commerce classique».

Caravanes et camping-cars Le nombre de propriétaires de caravanes est lui aussi en constante augmentation. Celles-ci sont de deux types consistant en véhicules mobiles et en mobil-homes, les premiers se divisent eux-mêmes en camping-cars, quand ils sont intégrés au châssis d'une camionnette, et en remorques tractées par un véhicule. Autrement dit, tandis que le camping-car allie les fonctions d’un véhicule à celles d’un abri pour le camping, la remorque est une maison en miniature que tire un véhicule. Il s’agit dans tous les cas d’articles d’importation. Jeong Han-yeong est un quinquagénéraire qui a quitté il y a quelques années le centre de Séoul pour s’installer à sa périphérie. L’année dernière, il a fait l’achat d’une caravane en pensant qu’elle lui serait utilie pour voyager et faire du camping en compagnie de son épouse. Reste à savoir si le camping-caravaning, qui est à l’origine une pratique américaine, s’implantera bien en Corée. Il faut tout d’abord savoir que pour conduire un véhicule tractant une caravane, le permis de conduire correspondant est exigé. En outre, le stationnement de longue durée d’une grande caravane dans une zone résidentielle peut présenter des difficultés. Les importateurs restent néanmoins optimistes : « Le marché a connu une croissance annuelle de 20 à 30 % durant ces trois ou quatre dernières années », indique Oh Seong-sik, un concessionnaire de caravanes de haut de gamme, et d’ajouter ; « Nous avons chaque année près d’une centaine de clients ». Le camping sauvage La progression du nombre de campeurs incite aussi beaucoup à fuir les campings pour bivouaquer. Il suffit alors de choisir un emplacement près de son sentier de randonnée et d’y étendre un matelas, après quoi on n’a plus qu’à se glisser dans son sac de couchage pour passer la nuit en plein air. Comme en randonnée ou dans le camping sauvage, on peut ainsi dormir en pleine nature sans avoir besoin de tente, c’est-à-dire à la belle étoile. L’équipement nécessaire se limite dans ce cas à un sac de couchage et à’un matelas, mais à défaut de ce dernier, on pourra se contenter d’un tapis de feuilles mortes qui permettra de moins ressentir la dureté du sol et de se protéger contre l’humidité qui s’en dégage. Pour cela, il faut aussi veiller à bien s’envelopper dans son sac de couchage, qui isole aussi du vent, et n’en laisser émerger que le visage, au contact duquel la fra cheur de la nuit est alors très plaisante. L’aspect le plus agréable du bivouac est sans conteste l’écoute de bruits de la nature tels que bruissements de feuilles, souffle du vent dans les branches de pin, chant des grillons ou grognement d’animaux sauvages. Si les campeurs sont tous aussi engoués les uns que les autres de cette activité, leur façon de la pratiquer varie beaucoup. Souvent, ils redécouvrent par ce biais les joies de la vie de famille, ce qui est tout à fait appréciable en ces temps d’interminable récession. Koreana ı Été 2013

1. Pour passer un agréable séjour au grand air, en famille comme entre amis, le camping est l’idéal. 2. Situé à Muju, dans la Province du Jeolla du Nord, le camping du Parc national du Mont Deogyu se pare des couleurs de l’automne. À cette époque de l’année, qui est la plus touristique, surtout à la mi-octobre, des hordes de vacanciers déferlent sur son terrain qui s’étend non loin d’une pittoresque vallée longue de quatre kilomètres.

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Aperçu de la littérature coréenne

Critique

Les cauchemars de qui ? Uh Soo-woong Journaliste à la rubrique arts et culture du Chosun Ilbo

C

’est il y a trois ans, à l’occasion de la remise des prix littéraires Munhak Dongne, du nom d’une maison d’édition signifiant « communauté littéraire », que j’ai fait la connaissance de Lee Jang-wook. À quarante-deux ans, celui-ci allait y recevoir une distinction récompensant normalement les meilleurs jeunes auteurs. Il était d’ailleurs l’a né des sept lauréats du prix et son âge aurait dû d’emblée l’exclure de cette catégorie particulière. Le jury a cependant motivé son choix par l’ancienneté de sa carrière, qui n’était pas supérieure à dix ans et répondait donc en la matière aux critères d’attribution du prix. Lee Jang-wook avait en effet fait ses débuts en poésie en 1994, et neuf ans plus tard dans le roman, en signant Les joyeux démons de Callot, qu’allait récompenser le troisième Prix annuel du Munhak Sucheop (carnet littéraire). Au vu de son succès, la critique allait l’engager à concourir systématiquement pour l’obtention des prix destinés aux jeunes écrivains, dans la mesure où il en remplirait les conditions. Est-ce, en partie, grâce à ces encouragements flatteurs qu’il allait se voir à nouveau décerner le Prix du jeune écrivain un an plus tard ? La nouvelle La chambre dansante d’Ivan Menchikov est une sorte de « fiction biographique ». Si la plupart des œuvres qualifiées de « biographiques » recourent le plus souvent à un système d’énonciation à la première personne où le narrateur s’exprime de manière crédible, sur le ton de la confidence, ce n’est nullement le cas cette fois-ci. La narration s’avère au contraire assez floue, voire ambiguë, et on a parfois du mal à en saisir clairement le sens. Elle donne l’impression que l’auteur a quelque chose à cacher, tout en ayant le secret espoir d’être découvert. L’intrigue se déroule autour des trois personnages du protagoniste/narrateur que représente le « je », du propriétaire de l’appartement dont il est question, qui est l’écrivain Ivan Menchikov, et d’Andre , l’ami qui a aidé le premier à se loger. Selon les termes du critique littéraire Kim Hwa-young, « ces trois personnages sont des créateurs de fiction, c’est-à-dire des auteurs de romans d’horreur (...) En retirant les couches successives de la nouvelle, comme on éplucherait un oignon, on en atteint peu à peu le cœur, qui se trou-

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ve dans le roman d’horreur Le Rêve d’Ivan Menchikov. Il se peut qu’Ivan Menchikov n’ait été qu’une illusion. À moins qu’il ne soit inspiré d’un homme de lettres russe ayant vraiment existé. Le lecteur ne le sait à aucun moment, tout comme il ignore s’il est mort et comment ou s’il fait un mystérieux périple en Europe avant de s’y donner la mort. On n’est guère plus éclairé sur la raison pour laquelle les objets se déplacent dans son appartement et comment cela se peut, pas plus que sur l’identité de ceux qui y dansent ou non. C’est Andre qui raconte l’histoire d’Ivan Menchikov au « je » qu’est le narrateur. En 1994, alors que le premier n’avait que vingt-neuf ans, le second avait déjà fait un séjour à Saint Péters­ bourg, dans le cadre d’un programme d’échanges universitaires. Aujourd’hui, Andre travaille à mi-temps dans un restaurant de sushi. Il affirme écrire un roman d’horreur et être ami avec le célèbre Ivan Menchikov, mais plus il parle, plus les nuits semblent interminables à Saint-Pétersbourg et plus le narrateur est en proie aux insomnies et hallucinations. Pour permettre au lecteur de mieux saisir ce qui se passe, Lee Jang-wook lui fournissait quelques indices dans la « note de l’auteur » qui accompagnait l’édition originale de la nouvelle, sous forme de passages du journal intime qu’il rédigea en 2007. En voici quelques extraits : « C’est le soir. Je suis assis dans un petit appartement de SaintPétersbourg. C’est un vieil immeuble. On doit pousser une lourde porte en bois, puis il faut monter par un escalier mal éclairé où cela sent le renfermé. Pour entrer chez soi, on doit tourner trois grosses clés différentes en laiton. Assis sur cette chaise miteuse, [j’entends] les craquements des chaises. Ils s’infiltrent par l’interstice de la porte. » « Il y a plusieurs musées du chocolat dans cette ville. On peut y trouver une statue de Lénine en chocolat. Ces figures sont en vente, alors le touriste peut goûter à ce Lénine sucré s’il le souhaite. Un Lénine en chocolat ! Ou plutôt du chocolat en Lénine ! Le Arts e t cu l tu re d e Co ré e


Poète, romancier et critique à l’abondante production, Lee Jang-wook, plante brillamment le décor de son intelligent et original récit dans une « maison hantée ».

Lee Jang-wook

Koreana ı Été 2013

Pop art fait dans le socialisme. Ou alors n’est-ce qu’un pied de nez à celui qui fut l’emblème sacré de la nation ? » En quittant cet appartement de Saint-Pétersbourg où il avait passé une vingtaine de jours, Lee Jang-wook écrivait :

« J’ai découvert que les escaliers n’étaient pas en bois, mais en pierre. Les marches de pierre sont dures et froides et ne font pas de bruit. Mais alors, qu’étaient ces grincements qui duraient toute la nuit ? D’où venait ce bruit qui avait pénétré mon rêve ? Où est passé Raskolnikov, qui se tenait dans la cage d’escalier, hache à la main, en me regardant fixement ? » Ce journal intime, lu en parallèle avec la nouvelle, apporte un nouvel éclairage sur les questions qui préoccupent l’écrivain. Quand se déroulent les faits, la vague du capitalisme a déjà déferlé en terre soviétique. Autrefois artiste dissident, Ivan Menchi­kov s’est reconverti dans la littérature commerciale, et après avoir fait des études de théologie, bien qu’athée, il est chef d’équipe dans un restaurant de sushi, tout en s’efforçant d’écrire un best-seller d’horreur. Le narrateur anonyme que cache le « je » n’est guère plus cohérent, dans la mesure où il se laisse entra ner dans l’énigme que représentent Andre et cet Ivan Menchi­kov à l’existence douteuse. Comme l’écrivait le critique littéraire Noh Dae-won, « Ils sont comme ceux qui exécraient autrefois le capitalisme, ceux-là même qui font maintenant des placements en bourse et semblent s’acharner à renier ce qu’ils ont adoré. C’est ce même cauchemar qu’a vécu la génération dite des 386, c’està-dire des Coréens qui sont nés dans les années soixante, ont commencé leurs études vingt ans plus tard et avaient la trentaine quand cette expression a été créée ». Étant né en 1968, Lee Jang-wook en est le parfait protopype et il semble donc logique qu’il ait éprouvé le besoin de parler de ceux qui avaient autrefois combattu le capitalisme et pratiquent aujourd’hui le difficile exercice d’en être les promoteurs, à l’image de ses confrères quadragénaires, mais aussi de lui-même qui se revoit assis dans cet appartement XIXe vétuste de Saint-Pétersbourg où la lumière blafarde semble elle aussi prise de tremblements. Quant au lecteur, qui se laisse prendre à cette narration des plus improbables à la première personne, il ne peut qu’être partie prenante à la confusion et aux questionnements du « je ». L’intrigue atteint son paroxysme dans la scène où le « je », surmontant la terreur obsessionnelle que lui inspire l’appartement d’Ivan Menchikov, y fait son entrée dans une lumière bleutée et se rend compte qu’il est lui-même en train de faire des claquettes, pour une raison mystérieuse, à des milliers de kilomètres de son pays. Pour le lecteur qui, pour dissiper son angoisse face à une nature inconnue, embrasse sans réserve le néolibéralisme, ces pas de danse offrent une intéressante projection du Moi.

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Image de Corée

Que peut-on bien faire là-dedans? / Qu’y a-t-il ? / Est-ce qu’on y vit ? / Tu y vois quelque chose ? Les enfants épient l’intérieur par l’étroit intervalle de la porte, les yeux pétillants de curiosité, mais on n’y voit rien. Dans l’espace infini qui s’étend au-delà, seule retentit l’interrogation ultime : « Qui suis-je ? » Sur le grand panneau accroché très haut par-dessus les têtes des enfants, le nom du bâtiment est écrit en quatre caractères chinois au tracé complexe et enchevêtré : « Salle de méditation, au fin-fond des montagnes, où résident les immortels ». Le pilier de droite qui soutient la porte est gravé de deux autres idéogrammes annonçant plus simplement : « Centre de méditation ». Pour ceux qui veulent en savoir davantage, un écriteau marqué de lettres coréennes est suspendu à la grande porte rouge : « Cette zone à accès limité est un centre consacré à la pratique de la méditation ». Si l’on en franchit le seuil, on ne repartira pas avant d’avoir résolu les questions qui hantent son âme. C’est une porte entre mondes intérieur et extérieur, une porte rouge où s’affrontent vie matérielle et ascétisme en un silencieux duel. Le Temple de Beomeo, qui est l’un des dix les plus grands que compte la Corée, se dresse au versant du Mont Geumjeong, non loin de la deuxième ville du pays, Busan. Au septième siècle, un roi aurait rêvé d’un poisson descendu du ciel pour nager dans une fontaine aux reflets argentés qui coulait d’un grand rocher perché en haut de la montagne. Par la suite, il aurait fait élever à cet emplacement le temple qui prit le nom de Beomeosa, c’est-à-dire du poisson céleste. C’est à l’arrière de ce sanctuaire que se trouve le Centre de méditation où les moines pratiquent l’ascétisme avec ferveur. « Qui suis-je? » Cette question résonne comme le battement d’un tambour et confère de la grandeur à tout ce qui l’entoure. Les enfants qui regardaient par les fentes de la porte n’entendent rien de ces sons. Peut-être la réponse à notre question réside-t-elle dans le cœur pur de ces enfants qui s’éloignent maintenant ?

Un coup d’œil à l’intérieur : qui suis-je ? Kim Hwa-young Critique littéraire et membre de l’Académie nationale des arts de Corée Ahn Hong-beom Photographe


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