T&tra#1

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du dessin, d’une couleur rouge entre sang et vin. Elle avait réalisé cette couleur avec les pigments trouvés au marché sur l’étal de cette commerçante pour le moins inhabituelle. Elles avaient discuté des heures de l’art vaudou et la vieille femme lui avait raconté ses voyages en Afrique, sur les traces de ses ancêtres et des racines de cette religion polythéiste. Elle lui avait également raconté les impacts de l’esclavage sur ses pratiques devenues parfois violentes. Avant que Marie ne la quitte, non sans avoir dévalisé son stand, elle lui avait offert un verre de rhum, pour sceller leur transaction et en hommage à ceux obligés parfois de vivre clandestinement leur religion diabolisée à tort, s’affichant comme chrétiens ou musulmans. Elle admira le buste du garçon, puis entreprit de maquiller une première fois son visage blafard. En quelques minutes, Jack fut transformé. Il semblait apaisé, n’affichant plus un masque de mort, mais un visage endormi. Elle passa alors à la phase qu’elle aimait le moins. Elle devait régulièrement lutter contre des coudes ou des genoux récalcitrants, et, pour pouvoir enfiler certains vêtements, il lui fallait plier, voire tordre des membres, dans des positions qui lui arrachaient parfois un sourire. Elle tenait impérativement à habiller les défunts de l’intégralité des vêtements apportés par les familles. Hors de question de faire l’impasse sur des sous-vêtements ou d’autres éléments invisibles une fois le corps mis en bière. Cela expliquait qu’elle put passer jusqu’à deux heures pour un seul corps. Elle ajusta quelques faux plis puis étendit les bras de Jack le long de son corps, et enfin, aligna les jambes. Parfait ! Il ne lui restait plus qu’à terminer le maquillage. Elle avait passé une première couche de fond de teint pour ne pas avoir à poudrer la zone du cou une fois le garçon habillé et risquer de tacher ses vêtements. Ainsi, le raccord était parfait du col de la chemise jusqu’à la mâchoire. Elle pouvait alors terminer et repasser sur les zones du visage qu’elle avait pu effleurer durant l’habillage. À 22h47, Jack était prêt. Elle l’admira un instant, puis se tourna vers son sac à main. Elle prit quelques affaires et sortit fumer. Après avoir regardé ses messages sur son téléphone portable, elle écrasa sa cigarette dans le bocal posé à cet effet sur les escaliers menant au jardin, à l’arrière du bâtiment. Elle rentra à l’intérieur sans claquer la porte qui ne fermait de toute façon qu’avec le verrou. Qui pourrait bien venir déranger quelqu’un en train de maquiller des morts en pleine nuit ? Méthodiquement, elle poursuivit son travail avec Donatien. L’homme avait à peine dépassé la trentaine et elle se dit qu’elle aurait bien aimé le rencontrer en d’autres circonstances. Il paraissait bel homme et elle était impatiente de voir le résultat. Elle procéda de la même manière qu’avec l’enfant, dans le même ordre. Elle fit d’autres dessins sur le torse, mais eut un peu plus de mal, quelques côtes brisées avaient dû être renfoncées dans la cage thoracique pour pouvoir refermer une plaie probablement béante. Puis il fut enfin prêt pour la cérémonie. Il était minuit passé quand elle s’accorda une nouvelle pause cigarette. Elle était satisfaite de son travail jusque là, mais commençait à fatiguer. Elle avait choisi de préparer Clémence Bréaux en dernier car c’était toujours un peu plus long pour les femmes. En effet, le maquillage ne consistait plus en un simple fond de teint. Il fallait qu’elle soit resplendissante. Même si on ne les voyait jamais, le bas du cercueil étant toujours fermé, elle s’efforçait également de rendre les jambes présentables quand les défuntes portaient pour dernier habit une robe ou une jupe comme c’était le cas ce soir. * Il était maintenant plus de deux heures du matin et la fatigue se faisait de plus en plus ressentir. Elle avait particulièrement réussi le buste. Les courbes s’enroulaient harmonieusement autour des seins de la jeune défunte. Les premières ébauches de maquillage étaient terminées et elle était en train de l’habiller quand elle commença à perdre patience. Un des bras ne voulait pas entrer dans le chemisier pourtant grand ouvert. Elle reposa Clémence sur le dos. Elle ne ressemblait pas à grand-chose. Son visage avait frotté les habits de Marie et des plaques violettes étaient visibles par endroits. La jeune femme soupira et éteignit la musique. Il lui fallait reprendre un peu de forces. Elle avait prévu le coup et s’était préparé un petit en-cas. Pas question de manger un simple sandwich. Elle fouilla son sac à dos, prit son panier-repas et fila vers la cuisine. Son poulet accompagné de riz aux légumes et aux épices serait prêt après deux minutes au four à micro-ondes. Elle détestait réchauffer ses aliments de cette manière, mais ça irait pour ce soir. Elle installa ses couverts, sa boisson et son dessert sur la table. Au moment où elle posa sa pomme, la sonnerie du micro-onde retentit. Un autre bruit aigu fit écho, venant de la pièce où elle venait de passer la soirée. — Pfff… j’ai encore laissé traîner un pinceau au bord de la table, marmonna-t-elle pour elle-même. Elle sortit son assiette et la posa sur le set de table. Elle s’assit calmement et commença à piquer un bout de poulet. Elle souffla dessus par réflexe. À ce moment-là, un autre bruit retentit. Puis un autre. Puis ce qui ne pouvait être qu’une avalanche d’objets rebondissant sur le sol la sortit de sa torpeur. Elle se redressa, puis se figea. Son cerveau ne savait comment interpréter ces bruits. Elle n’avait jamais été embêtée, le quartier était calme et aucun matériel en cours d’utilisation n’aurait pu faire un tel boucan. — Bordel… Après de longues secondes, elle bougea enfin et abandonna son repas. Elle se leva et entreprit de découvrir qui pouvait être en train de faire un tel raffut. Elle se trouva téméraire, mais il n’y avait au fond aucune raison sérieuse d’avoir peur. Elle avait tout de même agrippé son couteau, peut-être sans s’en rendre compte. Lorsqu’elle arriva dans la pièce d’où provenaient les bruits, il n’y avait personne. Vraiment personne.

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