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CULTURES DE L’IMAGINAIRE

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SORCELLERIE DOSSIER

& IMMERSION DANS LE CULTE VAUDOU ET AUSSI...

POURQUOI C’EST CULTE ?

DIABOLUS IN MUSICA

LA ZONE DU DEHORS

Alastair Reynolds

la musique est un langage qui possède de grands pouvoirs…

Librairie-galerie-café qui décloisonne


SOMMAIRE 3

Edito

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Regards sur la “Sorcellerie”

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Sorcellerie & religion entre guerre et paix Symptômes étranges : l’abandon du malade par la médecine du xvième Mégères de taille Cinéma d’épouvante : un œil sur la sorcellerie L’heure des sorcières La saga Harry Potter est-elle vraiment féministe ?

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Créations autour du Vaudou

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“L’ange blanc et la sorcière rousse” de Ghaan Ima “Maman Brigitte” de Kristin Illustration “Rituel” de Kristin Illustration “Voodoo chill” de Stéphane Zochowski “African Voodoo” de Solyane

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Rubriques 40 44

Pourquoi c’est culte : Alastair Reynolds Entre les cases : La genèse réinventée en rose et en bleu Carnet de notes : Diabolus in Musica

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Horizons : La Zone du Dehors, la librairie-galerie-café qui décloisonne !

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EDITO

Cultures de l’Imaginaire au carré CONCOCTÉ PAR

ALIGBY

L’Imaginaire, longtemps relégué au rang de thématique secondaire, est désormais partout et fait l’objet d’une revalorisation croissante. Il constitue le fil rouge de Ter Aelis, traversant le rôlisme, la littérature ou encore le graphisme. Ce joli mot d’Imaginaire recouvre bien des objets – non seulement la littérature, mais aussi, et d’abord, l’image. L’Imaginaire n’est pas non plus cantonné au merveilleux. Il n’hésite pas à explorer le réalisme – thème des Utopiales 2015, le festival international de science-fiction. L’Imaginaire, tel qu’on l’entend ici, correspond à tous ces espaces dans lesquels le sujet n’est pas la réalité authentique, positive, transparente à elle-même. Il fait intervenir consciemment et explicitement l’irréel : le déphasage temporel, l’irruption du surnaturel, du fantastique, de la magie, etc. Et pourtant, ce thème ancré dans une autre réalité – même réaliste ! – s’introduit quant à lui dans celle concrète qui est la nôtre. Il fait désormais partie intégrante d’un pan entier de notre culture. Il contribue à structurer notre vision du monde. Ne sont-ce pas les auteurs de science-fiction qui ont, les premiers, le mieux décrit les catastrophes écologiques à venir ? Averti des risques et anticipé les bienfaits des technologies ? L’Imaginaire est donc dans la culture, de même qu’il y a une culture de l’Imaginaire. T&TRA a vocation à présenter ces cultures et leurs interactions dans nos domaines de prédilection mais également au-delà, dans la musique, le jeu vidéo, le cinéma. Nous souhaitons aussi et surtout favoriser la création en lançant des appels à textes et illustrations, comme sur ce thème riche qu’est le Vaudou. Nous sommes heureux de vous présenter ces œuvres sélectionnées par le comité qu’a piloté Sharah In. Ter Aelis vous souhaite une bonne lecture, une agréable découverte, et remercie vivement tous les participants à ce numéro, membres de l’équipe ou candidats à l’ATI. p

Rédacteur en chef : Aligby Rédactrice en chef adjointe, responsable de l’ATI : Sharah In Articles : Aligby, Cassiopée, D.A., dvb, Haalysse, Méli, Mic, Monsieur Simone Chroniques : dvb, Haalysse, Lepzulnag Corrections : Goldmund, Mike001 Mise en page : Melaka, Ramrod Comité de sélection : Aligby, Cassiopée, dvb, Chikoun, Layz, Ramrod, Sharah In Couvertures : Ramrod (Stocks : «Perspective Face 12» de MinorphicPhoto / «Lost» de dazzle-stock / «Witch Hat» de La--Boheme)


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«Forest Witch» Nerium-Oleanders


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REGARDS

SORCELLERIE

Pratique honnie d’autrefois, parfois symbole féministe d’aujourd’hui, les enfourcheuses de balai ont le vent dans le dos. A travers son antagonisme d’avec la religion, ses à-côtés médicinaux, la facination qu’elle exerce sur bien des aspects de notre culture, voyons ensemble les différentes facettes de la sorcellerie. p


REGARDS

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SORCELLERIE

& RELIGION ENTRE GUERRE ET PAIX CONCOCTÉ PAR

HAALYSSE et MIC

Aussi paradoxaux que les concepts de religion et de sorcellerie soient, aussi opposés qu’ils puissent paraître, ils ont forgé au fil des siècles notre société et son rapport aux croyances et au sacré, cela même alors que nous n’y prêtons pas ou plus attention dans notre quotidien. Pourtant, de nombreux gestes et de nombreuses croyances que nous pratiquons encore aujourd’hui sont issus des rapports ambivalents entre sorcellerie et religion.

Quelle que soit l’époque à laquelle nous nous plaçons, une constatation s’impose : certaines pratiques de sorcellerie ont prospéré en s’inscrivant en protestation vis à vis de religions dominantes. Selon Palou Jean, historien spécialisé sur les procès de sorcellerie au Moyen Âge, la sorcellerie représente « l’espoir des révoltés » avec des sorciers et des sorcières qui étaient vus comme la voix des « victimes de l’adversité sociale ». La multiplication d’actes de sorcellerie serait ainsi le marqueur des haines et des peurs d’une société qui, ne pouvant se retourner contre le pouvoir oppresseur à l’origine de ses maux, se retourne vers ses croyances traditionnelles, ancestrales et païennes. Plus globalement, Palou s’interroge même sur la forme que nos peurs contemporaines pourraient prendre au sein d’une société pseudo-rationnelle comme la nôtre et a priori peu sensible à ces croyances « primaires ». C’est hélas oublier que certaines religions se sont développées en synergie avec des croyances et des pratiques rituelles locales ; la sorcellerie faisant, dans de nombreux cas, aujourd’hui encore partie prenante du dogme religieux. Il est couramment admis que religion et sorcellerie sont deux termes qui désignent des systèmes de pratiques et

de croyances distincts, organisés et inscrits dans le temps. Malgré ce constat, il est des subtilités qui font toute la différence dans l’usage de ces mots. Même si la définition de la religion n’est pas arrêtée du fait de la multitude de confessions existantes ou qui ont existé dans le monde, il apparaît que derrière ce terme viennent se ranger tous les systèmes de croyance humains en rapport avec des divinités, par une approche communautariste de la spiritualité (c’està-dire ce qui est centré sur le divin). La religion est un cadre qui est censé permettre aux êtres humains de connaître ou comprendre le monde divin, et de savoir comment communiquer avec. La définition de sorcellerie, elle, a évolué et a perdu son aspect explicitement négatif au profit d’une caractérisation implicitement mauvaise, régulièrement amalgamée avec ce qu’on appelle la magie noire. Durant notre Moyen Âge européen, les actes de sorcellerie étaient ainsi considérés comme foncièrement mauvais, proférés par des individus nuisibles, tandis que dorénavant elle est vue comme un ensemble de pratiques quasiment assimilées à un art par certains protagonistes.


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«Autoportrait avec une scène de magie» Pieter Boddingh Van Laer

“ La définition de sorcellerie

a évolué et a perdu son aspect négatif. ” Là où la religion a un rapport avec le divin, conception anthropomorphique dans la majorité des religions, la sorcellerie, elle, est mise en relation avec une force impersonnelle et négative, manipulée par des êtres humains. C’est là la première grande différence entre la religion et la sorcellerie : la religion est considérée comme neutre, elle englobe tout le système de croyance et transcende les individus, tandis que la sorcellerie est devenue intrinsèquement négative, elle est la manipulation par l’humain de la magie, souvent noire.

dichotomie des objets dits magiques mais qui ne sont pas considérés comme saints : ce sont des objets à qui l’on prête un pouvoir mystique mais que la religion ne reconnaît pas comme faisant partie de son système mythologique (comme le serait une relique).

Bien entendu, il aurait été trop simple de simplement s’arrêter à la considération de la magie noire. Si les sorciers sont considérés comme mauvais, leur opposé conjurateur, le contre-sorcier, ou encore le guérisseur, peut aussi être assimilé au champ de la sorcellerie. En effet, dans de nombreuses cultures, le guérisseur a pour rôle de contrer les mauvais sorts, de guérir les hommes des maléfices projetés par le sorcier, par l’usage de rituels et de magie blanche.

On en vient logiquement à se questionner sur les différents rapports fondamentaux entre religion et sorcellerie. Les premiers auxquels on pense sont bien entendu ceux entre les religions chrétiennes et la sorcellerie Européenne. Au Moyen Âge, à chaque crise économique ou sociale, naissaient ce que Palou J. appelle des « épidémies de Sorcellerie », épisodes intenses de lutte de pouvoir entre les uns qui voulaient asseoir leur emprise et les autres qui voulaient en gagner en manipulant les peurs et la haine du peuple. Et encore, c’est oublier le XIIIe siècle, ainsi l’Église catholique ignorait la sorcellerie, ou se montrait « calme et généreuse envers sorciers et sorcières » ... tant que ceux-ci ne menaçaient pas leur position dominante !

Finalement, religion et sorcellerie sont toutes les deux basées sur un principe commun, celle de la communication entre les êtres du monde physique et le monde mystique, comme le conclut Alder Alfred dans son traité intitulé Magie, sorcellerie, religion, Une nouvelle théorie ?. Cependant, ces deux principes diffèrent par leur fonction : la religion tendrait à expliquer ce qui est, à donner un cadre à la morale et à guider la compréhension de l’environnement, alors que la sorcellerie n’aurait pas vocation à expliquer et se contenterait de permettre l’usage de forces inexpliquées (et inexplicables) de la nature pour des buts particuliers. À titre d’exemple, la

Dans d’autre pays, en Égypte par exemple, la religion chrétienne (les coptes ou chrétiens Égypte) s’est exprimée à la fois en opposition et en synergie avec les croyances païennes et les pratiques autochtones de sorcellerie. Il s’agissait de s’adapter aux systèmes de croyance déjà en place et de les utiliser pour asseoir leur pouvoir naissant. Les coptes ont ainsi repris et modifié d’antiques mythes afin de se les approprier. Ils ont même défini un de leur haut gradé comme l’intermédiaire entre notre monde et l’au-delà, un saint homme pouvant manipuler ces forces et faire des miracles, à l’image de ce que font les sorciers et sorcières.


REGARDS

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«Tombe de Sitarane» Cimetière de Saint-Pierre à La Réunion.


9 Il existe ensuite de nombreux exemples de religions dans lesquelles la sorcellerie est parfaitement intégrée. À l’heure actuelle, c’est le cas du vaudou ou du shintoïsme. Des films, des livres et autres œuvres d’art « courantes » nous montrent le vaudou comme une pratique de sorcellerie, voire de sorcellerie noire, mais oublient que le vaudou est avant tout une religion et une philosophie de vie. À tort qualifiée d’animiste ou d’idolâtre, la conception vaudou de l’univers se base sur les interactions entre les forces naturelles et spirituelles qui le régissent. Ces forces naturelles correspondent à la divinité principale du vaudou qui est généralement nommée Mawu. Mawu ne fait pas l’objet d’un culte et il n’a pas de forme physique. Il gouverne les autres divinités ou assimilés, et l’ensemble de ces entités sert d’intermédiaire entre ce qui est humain et ce qui est sacré. D’une certaine manière, ce sont donc des « génies

de l’ethnie. Il associe donc, paradoxalement, les fonctions d’ordre et de désordre. Dans son dernier ouvrage, Alfred Adler s’interroge sur ce paradoxe, et déduit que plutôt que de considérer la sorcellerie comme un simple contre-pouvoir ou une source de désordre, elle est surtout le moyen le plus efficace et reconnu de pouvoir toucher et contrôler les forces surnaturelles sans même devoir en comprendre le sens ou le but. C’est pourquoi le roi qui doit gouverner les hommes et la nature, doit aussi pouvoir aussi avoir une emprise sur ce qui est au-dessus de la nature, sur les forces de la magie et des esprits. Le sorcier est l’intermédiaire tout désigné. Là où la religion impose au roi et à son peuple sa conduite ou sa morale, la sorcellerie lui donne tous les pouvoirs. p

“ Ainsi, religion et sorcellerie semblent

indissociables, quelle que soit la confession de l’individu. ” de la nature », révérés au sein d’un cadre religieux précis. Les dieux de cette religion reçoivent un culte, comme la divinité aquatique Mami Wata, et peuvent être invoqués pour aider l’invocateur. Dans d’autres sociétés, il n’y a pas de religions intégrant explicitement des pratiques de sorcellerie à proprement parler, mais elles sont tellement présentes dans la vie quotidienne, qu’elles le deviennent. À titre d’exemple, nous pouvons citer l’île de La Réunion où coexistent les sorciers malabars, les sorciers comoriens et les sorciers blancs, dans une cohabitation sage et bienveillante. Leur pouvoir n’est remis en question par aucun système de croyance. Au contraire, nombreux sont les personnes qui cherchent leur aide lorsque les solutions dites « classiques » ne fonctionnent pas. Ainsi, religion et sorcellerie semblent indissociables, quelle que soit la confession de l’individu. Il apparaît également que les jeux de pouvoir induits par les deux systèmes diffèrent et entrent parfois en collision. Dans les deux cas, l’élite religieuse et les sorciers et sorcières assurent leur emprise sur le peuple en justifiant leur position comme intermédiaire entre le monde des humains et celui, inconnu et mystérieux, où s’entrechoquent les forces de la nature. On remarque toutefois, que le rôle que s’octroie la religion est plutôt bénéfique puisqu’elle dit apporter un cadre moral de vie, des réponses ou encore un soutien ; au contraire de la sorcellerie qui a été plutôt associée au mal et à sa manipulation pour répondre à des demandes intéressées des individus. D’un côté il y aurait donc l’ordre et le « bien », et de l’autre le désordre et le « mal ». Pourquoi alors, dans certaines communautés africaines actuelles existe-t-il des rois-sorciers ? Comment un chef (ordre, hiérarchie politique) peut-il être un sorcier (désordre, rébellion sociale) ? À côté de ses fonctions de chef et de sorcier, le roi est souvent le garant du dogme de croyance

Sorcier-médecin Shona (n’anga) au Zimbabwe

Bibliographie : Palou J., La sorcellerie. 2002, Presses Universitaires de France, Que sais-je, 128 pages. Voile B., Les coptes d’Égypte sous Nasser. 2004, CNRS Éditions. Adler A., Magie, sorcellerie, religion, Une nouvelle théorie ?. 2007, L’Homme n°18, p203-212.


REGARDS

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SYMPTÔMES ÉTRANGES :

L’ABANDON DU MALADE

PAR LA MÉDECINE DU XVIÈME CONCOCTÉ PAR

MÉLI

Aussi loin que l’archéologie nous permet d’en rendre compte, la médecine et la sorcellerie ont été liées. Notre histoire évoque ces sorciers et sorcières guérisseurs, dont les rites, pratiques et potions permettaient d’obtenir guérison, pour qui la magie était le soutien pour lutter contre la maladie. Durant cette période bien triste du XVIe siècle, la sorcellerie n’était pas considérée comme salvatrice mais accusée d’être à l’origine de tous les malheurs des Hommes. Dès lors, ils étaient recherchés ardemment et des milliers ont été condamnés à son titre. Pourtant, ils auraient pu être sauvés en procédant à un examen rationnel des faits et symptômes car ces preuves de pratique de sorcellerie pouvaient être les signes de maladies.

«Witchcraft at Salem village» Mary Walcott, 1876

“ Les indices étaient bien là, ils sont

présents dans les écrits de ces inquisiteurs et juges [...] ”


11 Bien entendu, il est aisé aujourd’hui d’accuser nos ancêtres de s’être montrés crédules. Pourtant, ces illustres hommes, médecins, philosophes et juristes, disposaient des connaissances pour reconnaître les éléments récurrents d’une maladie. Ce n’est donc pas le défaut de moyens technologiques adaptés qui expliquent que tant de femmes furent torturées et condamnées à mort durant des siècles mais bien l’intensité des croyances de l’époque à la possibilité de pactiser avec le diable. Remettre en cause le démon revient à contester l’existence de Dieu et de ses anges, des grandes figures religieuses et de leurs miracles. Tout à l’époque participait à animer la croyance, que ce soit ces grands savants qui intégraient volontairement une part de mystique dans l’explication de leurs inventions, à l’image de Roger Bacon qui ajouta une formule sans sens dans aucune langue, au milieu de sa recette de la poudre explosive ; ou encore en raison de ces charlatans qui aimaient à faire croire qu’ils bénéficiaient de grands pouvoirs ou dons comme la mendiante Barbara qui, par ses efforts à entretenir la légende selon laquelle elle vivait depuis des années sans avoir besoin de se nourrir, avait réussi à obtenir un certificat de surnaturel du Sénat de la ville d’Unna. Pour les plus sceptiques, pour ceux qui pouvaient émettre des soupçons, un argument de taille était répliqué : si les sorcières n’existent pas, alors comment expliquer qu’autant aient été brûlées pour sorcellerie ? Le docteur Axenfeld, en 1865, lors d’une conférence sur la sorcellerie, fera ce triste constat quant à ce raisonnement : « Je ne sache rien qui marque mieux la dégradation des caractères et l’abêtissement des intelligences que ce captieux dilemme. La sorcellerie est démontrée jusqu’à l’évidence, par infini procès, jugements, condamnations, exécutions. Il faut bien que le châtiment devienne une preuve du crime, autrement ne serait-il pas lui-même criminel ? ». C’est ainsi que, malgré les indices, malgré les preuves, les symptômes de maladies nerveuses étaient les preuves accablantes d’un pacte avec le Malin. La maladie est visible dans tous les arguments retenus à charge contre les accusées de sorcellerie. Tout d’abord, sur ces « preuves » physiques de culpabilité, les juges retiendront la pâleur et l’anémie qui, nous le savons sans être médecin, peuvent être des symptômes, des signes de maladie, mais qui devenaient la preuve d’une transformation du corps initié par le Malin. Puis viennent ces désordres comportementaux, que les témoins ont décrit avec ferveur à charge de nos sorcières : le goût pour la solitude, les bizarreries de conduite, la malpropreté telle qu’un homme sain et lucide ne saurait égaler, le vagabondage sans motif et sans but et même la méchanceté, un besoin de nuire et détruire, envers eux-mêmes comme envers les autres. Ces comportements n’aidaient pas à attiser la pitié mais la haine. Jean Wier, l’avocat des sorcières, a démontré qu’elles ont le cerveau dérangé. Il a fait ressortir le décousu de leurs discours, l’inconsistance de leurs allégations et leurs contradictions. Il y a les signes de névroses mentales mais les asiles n’existaient pas encore et la reconnaissance de la folie n’était pas juridique.

«Examination of a Witch» 1692; 1853 Tompkins Harrison Matteson

Mais comment expliquer ces confessions spontanées de sorcellerie, de ces femmes qui parlaient sensément et avec aplomb, voire avec esprit ? Il y avait parmi elles des malheureuses atteintes de démence profonde pour lesquelles le bouleversement des facultés était tel que le stade de l’agitation maniaque (la fureur) était de loin dépassé et leur délire devenait calme, convaincu, coordonné et logique. Pour d’autres, la névrose n’était pas mentale mais sensorielle ; elles ne trouvaient d’autres explications que le Diable à ces illusions sensorielles provoquées par leur maladie ; comment expliquer autrement les hallucinations de vue, de l’ouïe, de l’odorat, du toucher et du goût ? Les inquisiteurs se serviront d’ailleurs comme preuve incontestable de la marque du Diable ces anesthésies à l’épreuve du stylet ou ces attaques de syncope, de convulsions ou encore de sommeil car ils permettaient à l’accusée, disaient-ils, d’échapper à son supplice. Pourtant, cette capacité à ne ressentir la douleur sur certaines parties du corps est le symptôme d’une maladie nerveuse sensorielle, au milieu d’innombrables autres indices qui apportaient souffrance à ces malheureuses qui loin de trouver de l’aide, ont subis tortures et morts atroces. La tradition a également reproché aux sorcières de vouer leurs filles dès le berceau au démon. Preuve en est que la fille d’une sorcière ainsi damnée, reçevait son initiation définitive à l’âge de ses premières menstruations. Triste hérédité de nombreuses maladies nerveuses qui se transmettent d’une génération à la suivante et dont l’enfance est épargnée. Les indices étaient bien là, ils sont présents dans les écrits de ces inquisiteurs et juges qui témoignent de ces procès et qui, face à ce qu’ils ne peuvent comprendre, ne sont que plus convaincu de l’accusation. L’ouvrage de Jean Wier, celui qui osa défendre les sorcières en invoquant la folie, est précurseur d’un passage à la reconnaissance de l’irresponsabilité mentale des sorcières à l’époque de la Renaissance, à l’idée d’une maladie de l’esprit qui verra naître la psychiatrie occidentale. À l’occasion d’une conférence de 1865, le Docteur Axenfield présente Jean Wier comme « cet homme d’un génie médiocre, [qui] eut l’esprit singulièrement courageux ; il eut le culte de la raison en un temps où les plus sages extravaguaient, et la passion de la justice quand, autour de lui, les meilleurs étaient injustes et féroces. ». p


REGARDS

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MÉGÈRES

DE TAILLE CONCOCTÉ PAR

CASSIOPÉE

En Europe, la sorcellerie fait partie de notre Histoire. Elle parsème les récits mythologiques d’anecdotes passionnantes et s’insère dans les récits épiques. A ce titre, elle a laissé sa trace sculptée sur nos plus beaux monuments ou dans des statues admirables. Pourtant, il est surprenant de constater combien la sorcière sait se dissimuler dans la pierre.

«Sorcière citrouille» Laurent Rousselle, 2002

Notre imaginaire est nourri d’images de sorcières. En occident, les sorcières sont souvent des vieilles femmes au nez long et crochu surmonté d’une verrue poilue. Son sourire édenté grimace méchamment dans un grincement moqueur. Ses mains griffues cachent son balai sous la capuche d’une grande cape noire. Ce portrait issu de nos contes traditionnels a été véhiculé à travers les âges jusqu’aux esprits naïfs de nos enfants. C’est d’ailleurs ainsi que Laurent Rousselle sculpte avec beaucoup d’humour la sorcière citrouille. Comment notre monde occidental en estil venu à ne garder pour sorcière que cette image de vieille femme grimaçante et cruelle ? La femme sorcière a bien au contraire été, dès l’Antiquité, une femme belle et forte aux pouvoirs surnaturels.

«Queen of the night» British Museum

Nos sociétés ont doté notre patrimoine visuel de sorcières célèbres et resplendissantes. Certaines ont été taillées dans la roche et ne se soucient pas de l’érosion. La sorcière issue de notre héritage culturel n’est pas une vieille femme aux portes de la mort, mais a des allures de déesse. L’histoire de la sorcellerie est illustrée par la beauté sensuelle de femmes pourvues de grands ascendants sur leurs semblables. Dès le troisième millénaire avant JC, on trouve leurs traces dans les mythes sumériens, en la personne de Lilitu, déesse mésopotamienne de la Nuit. Escortée de chouettes et les pieds griffus, cette première sorcière n’en est pas moins une femme extrêmement attirante qui séduit les hommes mariés quand ils dorment (Queen of the night - Haut relief conservé par le British museum).

«Méduse» Andreas Schlüter

De même, la mythologie grecque met à l’honneur les Gorgones et surtout Méduse , à la fois monstre et femme fatale. Un simple regard lui suffit pour pétrifier le plus fort des hommes. Cette sorcière est notamment représentée sur la façade du musée historique de Berlin. Sculptée dans le marbre par Andreas Schlüter (16591714), l’art baroque immortalise la beauté aux traits parfaits dans une symétrie riche de sinuosités. Les yeux fermés pour ne pas vous blesser, mais la bouche pulpeuse et presque offerte pour mieux vous tenter.


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«Isis Artémis» Musée Archéologique National, Naples

«Vierge noire du Puy en Velay»

L’autorité de la femme est sublimée sous le règne d’Isis. Cette déesse égyptienne est très prisée sous l’Empire romain d’Occident en pleine décadence et elle est peu à peu assimilée à la déesse Artémis. Souvent représentée sous les traits d’une femme à la poitrine couverte de seins, elle représente la nature nourricière. Les adorateurs vouent un culte à Isis-Artémis. Il s’étend vers le nord du bassin méditerranéen. Avec la dévotion à cette déesse à la peau noire, le pouvoir matriarcal s’amplifie. Mais celui-ci sera rapidement contrecarré par le christianisme patriarcal qui classera la reine lunaire dans la catégorie démon. Et pourtant, il ne tardera pas à vouer un culte à la vierge noire comme l’atteste cette magnifique statue de la vierge Marie du Puy en Velais reproduite à l’identique de la sculpture initiale à laquelle on donne une origine égyptienne.

Église du Cap Sizun

En Armorique, la femme adulée porte le nom de Dana qui signifie sagesse ou enseignante. Elle est la déesse des métamorphoses de la vie, elle apparaît parfois comme femme-oiseau, femme-serpent ou femmepoisson. Elle pourrait être Mélusine, déesse-serpent des mégalithes. Si l’Église les considère comme sorcières, elle a permis la présence de la déesse à l’arbre de vie sous la forme de cinq sculptures de granite dans l’église et l’enclos paroissial de Sizun dans le Finistère français. Les légendes celtiques témoignent des mouvements sociétaux qui modifient l’autorité et les droits de la mère à celui du père. Aujourd’hui, les sorcières sont devenues les reines éphémères d’une nuit lors d’Halloween. Elles ont perdu leur pouvoir autant que leur beauté. Les figurines de résine ou de plâtre alimentent les étagères enfantines, mais les déesses mères ont su trouver leur place dans nos musées ou sur nos monuments. Et nous oublierions presque que ce sont elles que nos sociétés ont assassinées car elles règnent sous les mains des artistes. p


REGARDS

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«American Horror Story : Coven» 2013 FX Networks

CINÉMA D’ÉPOUVANTE UN

CONCOCTÉ PAR

D.A.

ŒIL SUR LA SORCELLERIE Le cinéma est une magie à part entière. Par la maîtrise du langage de l’image et des trucages, le réalisateur reproduit le réel. Le magicien reproduit quant à lui le sensible par le biais d’un rituel et d’une symbolique rattachée à des codes. L’un et l’autre partagent l’audace de vouloir changer les règles de la réalité. Tout le monde était aussi émerveillé de voir débarquer le fabuleux cinéma des Frères Lumière qu’en voyant Houdini pratiquer ses tours, où qu’ils l’auraient été en présence d’une magie plus trouble encore… celle des autres witchcrafters, terme anglais qui se traduit littéralement par : ceux qui font œuvre de magie.

La sorcellerie est un aspect de la magie qui, dans la culture populaire occidentale, cache une intention malveillante. Accidents, maladies, morts en sont les manifestations les plus célèbres. Il est donc normal qu’un cinéma de genre se soit développé autour. Si la plupart de ces films dérivent des stéréotypes néfastes de l’obscurantisme moyenâgeux, à savoir les sorcières laides et perfides qu’on nous a allègrement servis quel que soit le média, il y a bien d’autres perles insoupçonnées dans ce monde cinématographique de terreur. Les seules pratiques de la sorcellerie ne sont qu’un pan serré de cet univers où se côtoient un large éventail de manifestations...

Le soir d’Halloween, les enfants mettent de fausses cornes et se déguisent en sorcières repoussantes. Qui dit sorcière à une époque, dit lien avec un démon. Cet échange est resté ancré dans l’imaginaire de bien des façons. Les histoires de possession ont fait rage depuis quelques années sur le grand écran. La célèbre franchise de Paranormal Activity a monopolisé l’attention avec son suspense et son jeu de caméra, nourrie par des classiques qui ont fait leurs preuves les décennies précédentes et qui hantent l’imaginaire collectif depuis leur sortie.


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Parmi eux : l’Exorciste (William Friedkin, 1973), Le Projet Blair Witch (Myrick & Sanchez, 1999), Carrie au Bal du Diable (Brian de Palma, 1977), l’Exorcisme d’Emily Rose (Scott Derickson, 2005). Surfant sur cette vague nourricière remise au goût du jour ont été tournés des films à suspense comme Le Dernier Exorcisme (Daniel Stamm, 2010), Possédée (Ole Bornedal, 2012), Exorcismus (Manuel Carballo, 2010), Délivre-nous du mal (Scott Derrickson, 2014) ou encore Le Rite (Mikael Hafstrom, 2011) avec Anthony Hopkins. Ces films mettent à l’honneur un lien non désiré entre une entité démoniaque et des jeunes filles. Il est relativement rare que la victime soit un garçon, mais ça arrive : par exemple, l’enfant inquiétant de La Malédiction (Richard Donner, 1976). Dans la série anthologique d’horreur American Horror Story (S02E02), un adolescent est confié aux nonnes qui tiennent un hôpital psychiatrique après avoir été trouvé dans l’étable familiale dévorant une vache. Il meurt pendant un exorcisme particulièrement violent mais le démon, increvable, trouve le moyen de survivre… On peut citer aussi pour compléter le tableau le petit Dalton de l’excellent film Insidious (James Wan, 2011), chez qui la possession est lente et s’insinue peu à peu à travers ses rêves.

Les êtres humains ne sont pas les seuls à courir le risque d’une possession. Parfois les cibles sont des animaux, des lieux ou des objets. Maison hantée, voie de train désaffectée, chien de famille, poupée de chiffon, miroir… Dans Rosemary’s Baby (Roman Polanski, 1968), un immeuble entier de Paris se retrouve sous l’influence d’un culte satanique. L’ambiance à couper au couteau fait le succès de ce film qui a été l’un des premiers à représenter le Diable si près de la réalité : Rosemary pouvait être n’importe quelle femme croisée dans la rue et l’angoisse transpirait en partie grâce à cette perspective dérangeante. Dario Argento est une référence à retenir pour son fameux film Suspiria (1977), dont l’aura trouble se développe grâce à un graphisme léché, poussé à l’extrême, en particulier dû à son remarquable travail de la couleur rouge. Il aura deux suites : Inferno et La Troisième Mère, qui formeront ensemble la Trilogie de l’Enfer. Néanmoins, nombreuses ont été les représentations visuelles traitant d’une entente bel et bien consentie entre sorcières et démons. Dans la mythologie du Moyen Âge, c’était ce lien trouble qui octroyait aux sorcières leurs pouvoirs surnaturels. Et même aux sorciers ! N’oublions pas ce cher Warlock (Steve Miner, 1989) interprété par un Julien Sands blond platine, magicien qui part dans le futur des années 80 à la recherche du livre de Satan, censé lui conférer de grands pouvoirs.


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16 Un bon exemple de rassemblement « traditionnel » de sorcières se trouve dans le film The Lords of Salem (Rob Zombie, 2013). L’introduction nous plonge dans une scène dérangeante où apparait une communauté telle qu’on l’imagine sous son mauvais jour : vieilles femmes inquiétantes, nues, louant la gloire de leur maître autour d’un feu. Cette pellicule d’un réalisme tremblant joue sur les couleurs, l’atmosphère de malaise et le sentiment d’écrasement qu’éprouve l’héroïne (Sheri Moon Zombie), manipulée par des forces inconscientes qui dépassent son contrôle. Enfin, Häxan, la sorcellerie à travers les âges (Benjamin Christensen, 1922) est une étude historique et visuelle de la sorcellerie qui met en avant l’occultisme de ces pratiques. Chaudrons fumants, danses effrénées, créatures étranges entrecoupées de gravures et d’exorcismes, toute la panoplie de clichés est au rendez-vous pour le meilleur et pour le pire. C’est un des premiers films sur la sorcellerie à avoir vu le jour. Chaque époque a vu son comportement changer à l’égard de l’idée de la sorcellerie. Vénérée dans l’Antiquité, crainte et punie de mort durant la période sanglante du Moyen Âge, elle a perdu de son influence aux heures de la modernité. Cependant, elle demeure un véritable sujet de fascination et d’étude pour quelques réalisateurs ambitieux qui persistent à vouloir percer ses secrets, son histoire, ou parfois simplement pour servir de matière au genre de l’horreur. Dans Silent Hill (Christophe Gans, 2006), le malheur d’une petite fille torturée pour sorcellerie piège les habitants dans une réalité alternative où naissent peu à peu les résidus imaginaires de son calvaire : monstres, silhouettes faméliques sans visage, nourrissons rampant dans une cave, peuplé de fanatiques… La cruauté des hommes vis-à-vis de la marginalité y est mise en lumière dans une ambiance malsaine au possible. L’Étrange Pouvoir de Norman (2012), un long métrage d’animation de Sam Fell & Chris Butler, raconte qu’une sorcière malfaisante a maudit la petite ville de Blithe Hollow. Le héros, un petit garçon qui a le don de voir les morts, finira par découvrir le véritable visage de la sorcière : une fillette de son âge, dotée du même pouvoir que lui au temps du Moyen Âge. Si la trame se trouve édulcorée pour convenir au visionnage des enfants, la persécution et l’injustice sont les piliers intrinsèques de l’œuvre. Il est d’ailleurs amusant de constater que ce qui était source de peur en ce temps-là pour les habitants de la ville se retrouve source de publicité à l’heure actuelle. Les enseignes des magasins sont à l’effigie de chaudrons, de balais et de chat noirs. La statue d’une sorcière stéréotypée domine même la fontaine du centreville ! Récemment, certains réalisateurs ont voulu revenir à l’origine moyenâgeuse de la sorcellerie avec des films d’horreur grand public comme Le Dernier des Templiers (Dominic Sena, 2011) ou Black Death (Christopher Smith, 2010), mettant en scène la sorcière menacée de mort de l’époque, fourbe et surtout très dangereuse. Hansel et Gretel : Witch Hunters

(Tommy Wirkola, 2013), montre les aventures de ces fameux personnages de conte à l’âge adulte, devenus chasseurs de sorcières en série après avoir fait rôtir celle qui vivait dans la maison de pain d’épice. Il prend le pli de jongler entre le gore d’un slasher et l’humour. Il est d’ailleurs classé dans la catégorie comédie horrifique et livre un divertissement plutôt amusant. Les contes et légendes foisonnent de sorcières dangereuses. La belle-mère de Blanche Neige n’est pas la moindre de ces figures et se retrouve mise en valeur dans Blanche-Neige : Le plus horrible des contes (Michael Cohn, 1997). Si ce film tient à peu près sur ses jambes, c’est grâce à la performance de Sigourney Weaver dans le rôle de la marâtre. Angoissante dans son rôle de femme déchue, rejetée par la belle-fille dont elle tente d’être appréciée, elle perd définitivement les pédales en accouchant d’un mort-né. La sorcellerie dont elle use et s’entoure offre au film une symbolique assez riche : une armoire mystérieuse léguée par une mère dont on ne sait rien, son frère muet magicien à ses heures, l’oiseau qu’elle recouvre de sable dans une cage, etc. Ses rituels sont complexes à réaliser et nécessitent des préparations rudes. Ce traitement de la magie est véritablement rafraîchissant après les incantations rimées et les coups de baguette magique de Charmed ou Ma Sorcière bien Aimée ! Côté fantasy pure, citons pour représenter les siennes la reine Bavmorda dans Willow (1988) de Ron Howard, qui use de sa magie noire pour faire régner la terreur chez ses sujets. Une équivoque masculine se trouve dans le dessin animé Taram et le Chaudron Magique (Ted Berman, 1985), sous les traits inquiétants d’un nécromancien squelette vêtu d’une robe pourpre : le Seigneur des Ténèbres.

La Comtesse (Julie Delpy, 2009), est un film d’une noirceur glaçante. Il raconte l’histoire très sombre d’Erzébeth Bathory, une femme noble d’un certain âge qui développe peu à peu un goût insidieux pour le sang et une obsession de la jeunesse, qui la pousse à des actes inavouables sur ses servantes. Un traitement de la légende originelle somme toute assez brillant. Dans American Horror Story : Coven (Ryan Murphy), une imbuvable Delphine Lalaurie, légende locale très célèbre du Vieux Carré à la Nouvelle Orléans, apparait sous les traits de Kathy Bates. Personnage d’une cruauté sans limite qui terrorise ses propres filles, elle se livre à des tortures indicibles dans le grenier de sa demeure et se sert de sang comme onguent de beauté. Toute cette saison est consacrée à la sorcellerie dépeinte dans un contexte horrifique. Dans une école moderne de sorcières située à la Nouvelle-Orléans, la mésentente ancestrale avec le clan vaudou du coin (mené par une Marie Laveau bien vivante) fait des étincelles. Si la fin de la saison tend vers l’absurdité avec des pouvoirs qui poussent de tous les côtés sans véritable sens, la série reste d’une excellente qualité pour ses décors, ses ambiances et ses personnages torturés (Jessica Lange, Kathy Bates, Evan Peters, Angela Bassett pour ne citer que les meilleurs). Pas de screamers inutiles, le visuel et le scénario s’imbriquent pour engendrer un show qui revient aux sources de la peur.


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«Les sorcières de Zugarramurdi» Alex de la Iglesa, 2013

“ Les contes et légendes

foisonnent de sorcières dangereuses. ” C’est anecdotique, mais l’apparition de Stevie Nicks en sorcière blanche reprenant Rhiannon et Seven Wonders pour la série (où les paroles trouvent d’ailleurs un tout nouveau sens), reste un temps fort de la saison. Un autre exemple de ce genre : les quatre bonnes copines de Dangereuse Alliance (Andrew Fleming, 1996) gagnent en puissance en trouvant le quatrième membre de l’équipe (eau, terre, air, feu) et contactent Manon, une sorte d’entité divine qui fait accroitre leurs pouvoirs jusqu’à intoxication. Sous la forme d’un film pour adolescents avec des problématiques d’adolescents, ça reste un divertissement qui a son intérêt. Dans Buffy contre les Vampires (Joss Whedon), Willow devient au point culminant de la sixième saison une figure de femme-sorcière plus puissante que l’héroïne du show elle-même, propulsée dans les arcanes de la magie noire par désir de vengeance. Aveuglée par son pouvoir hors du commun, elle en fera par la suite une dépendance comme s’il s’agissait d’une drogue dure. Il s’agit là d’un thème récurrent poussé à son paroxysme : le pouvoir montant à la tête. Finissons sur une référence splendide : La Neuvième Porte (Roman Polanski, 1999). Un film empreint d’une lourdeur et d’une obscurité palpables, au mysticisme exacerbé, bourré de signes dissimulés dans le décor. Johnny Depp est Dean Corso, un dénicheur de livres rares qui se voit payer une somme rondelette pour partir à l’étranger enquêter sur la légitimité de trois copies du même livre ancien : Les Neuf Portes du Royaume des Ombres. Il découvre peu à peu

que le livre est une énigme à part entière et se retrouve imbriqué malgré lui dans un circuit mortel où bien d’autres personnages dangereux l’attendent au tournant. Saluons la performance d’Emmanuelle Seigner dans un rôle trouble qui lui va comme un gant. Ce tour d’horizon non-exhaustif témoigne de l’intérêt toujours intact qu’éprouve l’espèce humaine vis-à-vis du mystérieux, des mondes cachés et des pouvoirs inexploités de l’esprit : un véritable amour pour l’exploration de ce que nous ne saurions expliquer. Dans le contexte de création, il est amusant de constater que la technique du hors-champ (ce qui n’est pas cadré par la caméra) sert particulièrement bien ce genre d’ambiance au cinéma. Sa faculté de créer des zones d’ombres sert l’exercice de l’imagination, et par expansion celui de la peur. Ce qu’on ne peut distinguer ou entendre en provoque les symptômes et nous captive, de la même manière que nos yeux aiment être trompés par des effets spéciaux dont les limites sont sans cesse repoussées plus loin. Et avec toutes ces fabuleuses avancées technologiques mises au service du spectateur, comme les lunettes 3D ou l’intégration du sens du toucher dans certaines salles, la magie presque irréelle du cinéma n’a pas fini de dévoiler de nouveaux espaces encore inconnus. p

Pour aller plus loin :

Dictionnaire historique de la magie et des sciences occultes, aux éditions Le Livre de Poche, est une véritable mine d’or.Le blog d’Elisandre Crowley, une passionnée de macabre et de sciences occultes, présente un éventail d’articles variés.


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L’HEURE DES SORCIÈRES CONCOCTÉ PAR

dvb

« À travers les siècles et les contextes géographiques, l’expression «sorcière» a été appliquée par les détenteurs du pouvoir à des femmes considérées comme dangereuses ou importunes. Cette dénomination, qui invoque un potentiel de renversement de ce même pouvoir, a été directement appropriée par des artistes, militantes et autres agitatrices, de la chorégraphe Mary Wigman dès les années 1910 à la militante et écrivaine contemporaine Starhawk. Dans les années 1970, la figure de la sorcière deviendra un symbole prégnant des luttes féministes et homosexuelles en Europe et aux États-Unis, amenant nombre de militant(e)s à investiguer et réécrire l’histoire occultée des chasses aux sorcières qui se sont déroulées en Europe et dans ses colonies du XVème au XVIIIème siècle. » Anna Colin, « Journal du CAC Quimper n° 89 – L’Heure des Sorcières » - février 2014

C’est à partir d’un constat simple et implacable, que s’est imposée à partir des années 60 et 70 la nécessité pour les artistes femmes de sortir du cadre : l’art contemporain, comme toutes les autres expressions artistiques avant lui, était régi par une vision et une main-mise patriarcale, où la représentation même de la femme appartenait aux hommes.

Nombreuses sont les artistes qui mettent en avant dans leurs œuvres le traumatisme de ces massacres ; en témoigne le titre d’une des installations de Mary Beth Edelson, pionnière du Feminist Art Movement : « Propositions pour des mémoriaux aux 9 000 000 de femmes brûlées comme sorcières pendant l’ère chrétienne ».

La figure de la sorcière, entité néfaste et presque exclusivement féminine, symbole de l’acharnement d’un monde phallocratique prêt à tout pour faire taire la femme et la soumettre à l’ordre établi, était donc tout naturellement indiqué pour permettre à ces artistes de choquer et d’assumer pleinement leur condition.

Les tabous sexuels ou la virulence à l’encontre des emblèmes de la religion sont autant de thèmes de contestation et d’affirmation. Vidéo, performance, installation, photographie, body art : toutes les esthétiques des arts plastiques sont mises en avant pour permettre aux femmes de se montrer telles qu’elles sont. Leur corps, si choquants qu’il soit, s’il n’est pas sublimé (ou possédé) par la main de l’homme, est d’ailleurs une arme d’expression que les artistes n’hésitent pas à brandir.

Le fantasme de la sorcière, affublée de ses attributs démoniaques et de ses familiers, est certes parfois évoqué, représenté, détourné ou réinterprété, mais c’est surtout le souvenir des gynocides des siècles passés qui en feront une icône des expressions artistiques féministes.

Un grand nombre de publications de ces époques ont marqué ce pendant artistique du féminisme. Les titres des revues et des collectifs sont d’ailleurs sans équivoque : « Heresies » (États-Unis 1977-1993), « W.I.T.C.H. - Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell » (États-Unis 1969-1970), revue « Sorcières » (France 1975 – 1982).


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«Queenie» Lindsey Bull, 2012

«Sitting with a Snake» Kiki Smith, 2007

«La fiancée du pirate #1» Anita Molinero, 2012

«La Danse des korriganes, près des menhirs» Georges Devy et L. Dalliance, 1887

«Untitled (Chicken piece)» Ana Mendieta 1972

Tous ces mouvements à travers le monde dénoncent l’oppression envers les femmes. La sorcière sera également reprise par la suite, entre les années 70 et la fin des années 80, par les mouvements artistiques queers, entre autre par les Radical Faeries, groupe international et contre-culturel « aspirant à redéfinir la conscience queer à travers la spiritualité » et notamment par la référence à la Déesse Mère des cultes primitifs. En réaction aux attitudes de rejet et de dénonciation de l’establishment, certain(e) s de ces artistes se sont ainsi ouvertes à des nouvelles formes de spiritualités tournées vers la nature du néopaganisme, comme le mouvement Wicca. En France, la symbolique de la sorcière laisse parfois la place à d’autres emblèmes mythiques issus des mythes celtes, comme les lavandières, les goémonières ou les druidesses. Autant d’éléments que l’on retrouve dans le travail de Marie Preston. p

L’Heure des Sorcières – exposition collective du Centre d’Art Contemporain Le Quartier a eu lieu du 1er février au 18 mai 2014 ; commissaire d’exposition : Anna Colin.

«Miranda 4» Jean-Luc Blanc, 2012


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«Dolores Umbridge» (Murray Close/Warner Bros.)


LA SAGA HARRY POTTER EST-ELLE VRAIMENT

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FÉMINISTE ?

LECTURE AU PRISME DU GENRE CONCOCTÉ PAR

Monsieur Simone

Phénomène littéraire de ce début de XXIe siècle, la saga Harry Potter a conquis le monde entier avec son monde magique, ses personnages attachants, son récit plein de rebondissements et son message de tolérance. Contrairement à des œuvres similaires telles le Seigneur des anneaux et le Hobbit de Tolkien, Harry Potter regorge de personnages féminins. Mais en prenant du recul sur les différents opus de la saga, qu’en est-il vraiment des stéréotypes de genre ?

L’œuvre de J.K. Rowling est empreinte de considérations contemporaines, telles l’égalité des sexes et les droits des minorités de manière plus générale. Ainsi, le monde sorcier britannique apparaît à première vue bien plus accueillant pour les femmes que son homologue moldu. Plusieurs sorcières ont été Ministre de la Magie ; elles occupent également des places d’importance au sein du Ministère, comme juristes (Amelia Bones, Emmeline Vance), comme Aurors, des sorciers spécialisés dans la lutte contre les Mages Noirs (Tonks), comme guérisseuses à l’Hôpital Sainte-Mangouste. L’école de Poudlard n’est pas la dernière à avoir ouvert ses portes aux sorcières puisque Dilys Derwent fut Directrice de l’école, tout comme le deviendra Minerva McGonagall, professeur de métamorphose. Le sport sorcier n’est pas non plus genré a priori ; les équipes de Quidditch sont très souvent mixtes, les femmes occupant parfois le poste de capitaine, que ce soit en amateur ou en professionnel. Surtout, Hermione Granger, l’un des personnages féminins les plus importants de la saga, tant par sa place dans le récit que par sa capacité à servir de modèle pour les lectrices, n’est pas un simple faire-valoir de Harry Potter et de son acolyte Ron Weasley. Cette diversité de personnages féminins fait également écho à la multiplicité des origines des personnages de Harry Potter, en présentant un monde multiculturel dans un récit dénonçant le racisme sous toutes ses formes. Néanmoins, la société magique n’est pas sans œillères quant aux géants, elfes de maison, gobelins, centaures – qui sont privés du droit d’utiliser une baguette magique, réservée aux seuls humains. Preuve en est la fameuse et mal nommée « fontaine de la Fraternité magique » où « des statues d’or plus grandes que nature occupaient le centre d’un bassin circulaire. La plus haute de toutes représentait un sorcier de noble apparence, sa baguette magique pointée vers le ciel. Il était entouré d’une sorcière d’une grande beauté, d’un centaure, d’un gobelin et d’un elfe de maison. Ces trois derniers contemplaient les humains avec adoration ». De plus, le souci de pureté eugéniste n’est pas absent du monde des sorciers, preuve en est l’ostracisme

dont sont victimes les loups garous et le racisme des autoproclamés « sang pur » rejetant les moldus – i.e. sans pouvoir magique – et les « sang-de-bourbe » - les sorciers d’origine moldue. Tout le récit à travers les sept tomes va faire prendre conscience à Harry Potter, plus ou moins rapidement, de ces discriminations et l’amener à les combattre, en prenant notamment exemple sur la figure tutélaire et paternelle d’Albus Dumbledore, le plus grand sorcier de tous les temps. La complexité de la figure paternelle dans Harry Potter contraste durement avec celle quasi-intangible de la mère. Le jeune sorcier se construit par rapport à son père, James Potter, très bon joueur de Quidditch de la maison Griffondor. Harry partage tout (sauf les yeux verts de sa mère) avec son père : cheveux en bataille, lunettes, les balades nocturnes interdites… au point que même Voldemort s’adressera à Harry en ces termes « Maintenant, affronte-moi comme un homme … Droit et fier, comme est mort ton père » et que son parrain Sirius Black le prendra finalement pour une copie conforme de son ami disparu. Lily Potter, mère aimante par-dessus tout, ne verra jamais son « mythe familial » mis à mal, au contraire de James Potter, figure nettement plus ambiguë. « Chaque fois que quelqu’un lui avait dit qu’il était comme James, il s’était rempli de fierté. Et maintenant… », son père serait-il « bel et bien le personnage arrogant que Rogue lui avait toujours décrit » ? Cette figure sophistiquée du référent paternel se retrouve dans chaque « père de substitution » de Harry : l’image de Sirius sera écornée en même temps que celle de James, Remus Lupin se verra vertement reprocher son comportement de mauvais père et Albus Dumbledore tombera peu après sa mort du piédestal sur lequel l’avait mis Harry. Comme Sirius Black le rappelait à Harry : « le monde n’est pas divisé entre les gens biens et les Mangemorts ! Nous avons tous, en nous, et la lumière et l’ombre. Ce qui compte, c’est ce à partir de quoi nous décidons d’agir.


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22 C’est cela qui nous définit vraiment ». Cette subtilité, très sartrienne, ne se retrouve malheureusement que chez les figures tutélaires masculines de Harry. Si Lily ou Molly sont aimantes, Harry ne s’identifie pas à elles – elles servent surtout à créer des scènes émouvantes dans le récit. L’éducation de Harry Potter est une affaire d’hommes. La valorisation systématique de la maternité aggrave le caractère stéréotypé des référents féminins qui entourent Harry Potter. James Potter, en affrontant Voldemort, est considéré comme courageux (« affronte-moi comme un homme… ») et Sirius s’adresse à Harry en ces termes : « Tu as été courageux comme ton père », tandis que Lily se sacrifie par amour. Le courage est un attribut à décliner au masculin tandis que le sacrifice maternel est apparemment dénué de courage. De là à dire qu’il ne s’agirait que d’une forme poussée d’instinct maternel, il n’y a qu’un pas. On pourrait faire un parallèle avec l’usage des larmes dans Harry Potter : les garçons ne pleurent que rarement et c’est « à bon escient » – par exemple, le passage sublimé dans le film où Rogue tient dans ses bras le cadavre de Lily – tandis que le professeur Trelawney et Mimi Geignarde sont sujettes à moquerie. Ce n’est pas l’amour qui sauve Harry, mais l’amour maternel. Ce qui pourrait passer pour un acte exceptionnel de la part de Lily se retrouve minoré à la lecture du récit : l’amour sacrificiel définit quasiment tous les personnages maternels de Harry Potter (à l’exception de la mère de Hagrid). Pétunia prend systématiquement la défense de Dursley, Narcissa Malfoy ira jusqu’à mentir à Voldemort pour protéger Draco (« Il n’y a rien que je ne ferais pas désormais ! dit Narcissa dans un souffle, une note hystérique dans la voix ») et Molly Weasley sort (enfin !) de sa maison pour aller combattre Bellatrix Lestrange, après qu’elle a tué son fils Fred, ce qui donne la réplique culte « Not my daughter, you bitch ! ». De même, Mrs Croupton prend la place de son fils pour le sauver de la prison d’Azkaban et meurt à sa place. Les mères dans Harry Potter se sacrifient pour leurs enfants et en payent souvent le prix de leur vie. Le contraste est alors violent avec les femmes sans enfant dans Harry Potter. Les femmes « puissantes » (si l’on reprend les attributs dits masculin du pouvoir) n’ont pas d’enfants et sont en définitive les vraies méchantes de Harry Potter, bien plus que Voldemort, menace plus lointaine. Prenons exemple sur les sœurs Black : alors que Narcissa pleure « mon fils… mon fils unique… », Bellatrix lui répond vertement « Tu devrais être fière […] si j’avais un fils, je serais heureuse de le mettre au service du Seigneur des Ténèbres ». Bellatrix ne sait pas ce qu’est l’amour maternel. Pour autant, on peut trouver dans son personnage des traces d’amour, mais d’un amour destructeur. Entre la maternité et la passion amoureuse, il faudrait apparemment choisir.

Bellatrix n’est pas le seul personnage féminin adulte et complexe que rencontre Harry. Comment passer à côté de Dolores Ombrage, souvent considérée par les fans comme « LE » véritable méchant de Harry Potter. Ombrage, qui n’apparaît que dans le cinquième tome, est pourtant absolument incontournable dans la série, preuve en est la place qui lui est donnée dans les trois derniers livres. Réussir à devenir l’ennemi n°1 de Harry Potter alors que Voldemort est dans les

parages n’est pas une sinécure. Seule femme ayant occupé le poste de professeur contre les forces du Mal du temps de la scolarité de Harry, elle est associée au stéréotype de la vieille fille. Tout y passe : vêtements (roses) et décoration (rose elle aussi), entre autres... Bref, rien n’est laissé au hasard. Son portrait est édifiant : « Avec sa silhouette trapue, sa grosse tête flasque sur un cou quasi inexistant, comme celui de l’oncle Vernon, sa bouche large et molle, elle ressemblait à un gros crapaud blanchâtre, pensa-t-il. Ses grands yeux ronds sortaient légèrement de leurs orbites et le petit nœud de velours noir perché sur ses cheveux courts et bouclés avait l’air d’une grosse mouche qu’elle s’apprêtait à attraper d’un coup de langue visqueuse ». Et que dire du « ton minaudant » et de « la voix de petite fille » ? Harry le résume bien, Ombrage a « une mine de vieille tante célibataire » (élément peu flatteur que l’on retrouve chez les autres femmes d’un certain âge dans Harry Potter, telles la Tante Marge et Mrs Figg, vieilles et seules). Enfin, elle présente un côté presque castrateur en tant que professeur de défense contre les forces du Mal, ayant une baguette « étonnamment courte », elle qui demande aux élèves de « ranger leurs baguettes », préférant l’étude théorique à la pratique en classe… En soi, il n’y a aucun problème à créer un ou plusieurs personnages féminins qui soient à la fois puissants et négatifs/méchants. Au contraire, on ne peut que se féliciter d’avoir des personnages féminins complexes. Ce qui peut faire défaut à Harry Potter, c’est un personnage féminin puissant et positif. Pour faire simple, a-t-on le pendant féminin d’Albus Dumbledore ? C’est là que le bât blesse. Certes Minerva McGonagall est un personnage incontournable de la saga. Sorcière très compétente, ayant de l’autorité, âgée, elle est une véritable pépite dans l’univers de Harry Potter. Mais elle demeure l’éternelle seconde, toujours dans l’ombre du Dumbledore et de Rogue (le fait qu’elle devienne par la suite directrice de Poudlard est relégué hors des livres, via le site Pottermore). Or, c’est ce genre de figures féminines adultes et complexes qui font le plus défaut à la saga.

Le constat n’est pas si sombre, si l’on regarde la place qu’occupe Hermione Granger. Comparse indispensable de Harry Potter, bien loin d’être un faire-valoir, elle est la plus intelligente de tous. Mais il faut dire tout de suite que Hermione n’est pas une fille comme les autres : que dire de ce passage du tome 4 où Ron s’exclame « Eh Hermione t’es une fille ! – Oh finement observé ! ». Elle n’est pas une « fifille », par opposition aux personnages souvent ridicules et féminisés (bien apprêtés) comme Lavender Brown, Cho Chang, Fleur Delacour (seule fille qui participe au tournoi des Trois sorciers et qui arrive bonne dernière), Ombrage ou la détestable Rita Skeeter, cette pseudo-journaliste perfide et manipulatrice qui ment comme elle respire. Là encore, ce sont des caractéristiques classiquement attribuées aux hommes qui valorisent les filles telles qu’Hermione, Luna et Tonks. Bref, pour le site Madmoizelle, « c’est la double injonction contradictoire classique : sois trop fifille, je ne te respecterai pas, ne sois pas assez fifille et personne ne voudra de toi ».


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«Hermione Granger» (Warner Bros.)

“ Le constat n’est pas si sombre si l’on regarde Hermione Granger. Mais elle n’est pas une fille comme les autres, une fifille ”

Même les puissantes sorcières ayant participé à la création de Poudlard voient leur rôle bien cantonné. Rowena Serdeigle peut apparaitre presque neutre, défendant les valeurs de la sagesse, mais elle a comme emblème un diadème (attribut ô combien féminin), se retrouve dans la catégorie des mères martyres (encore une !) et a conçu Poudlard et ses célèbres pièces changeantes. Un rôle finalement d’intérieur tout comme pour Helga Poufsouffle, connue pour sa cuisine et ses sortilèges culinaires.

adolescents se bécotent à Poudlard, ils n’y ont pas de relations sexuelles (même suggérées). Fleur et Bill font chambre à part jusqu’à leur mariage. Quiconque a lu la saga Harry Potter ne peut oublier ce fameux épilogue suintant les valeurs traditionnelles et la famille par-dessus tout, où l’on retrouve Harry, Ron et Hermione, tous mariés (jeunes) avec une ribambelle d’enfants sur le quai 9 ¾ de King Cross. Amour maternel et couple constituent-ils l’horizon indépassable de Harry Potter ? Pour aller plus loin :

Malgré les qualités intrinsèques considérables de ce roman d’apprentissage, on peut s’interroger une dernière fois sur les valeurs transmises : morale sexuelle et famille sont appréhendées de façon traditionnelle. Si nos sorciers

Suzanne Bray, « Harry Potter : Entre morale traditionnelle et politiquement correct » Culture G, « Harry Potter et le genre » Lady Dandyd sur Madmoizelle.com, « Etre une femme dans l’univers d’Harry Potter »


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CRÉATIONS AUTOUR

DU VAUDOU 5

“L’ange blanc et la sorcière rousse” de Ghaan Ima

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“Maman Brigitte” de Kristin Illustration

10

“Rituel” de Kristin Illustration

14

“Voodoo chill” de Stéphane Zochowski

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“African Voodoo” de Solyane


Créations autour du Vaudou

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L’ L’ANGE BLANC ET LA SORCIÈRE ROUSSE

de Ghaan Ima

Chair de poule. Envie de tourner les talons et de fuir en courant. Bien avant de les entendre ou de respirer leur odeur, on les « sent ». Ça vous prend au cœur : la présence de la mort. Concerts de gémissements, pas vraiment humains. Les gueules noires des goules se pressent contre le grillage. Leurs doigts aux ongles arrachés se tendent à travers les mailles d’acier. Leur peau flasque et blanche se découpe à travers la grille, répandant un sang sombre. La puanteur de viande pourrie est étouffante. Le souffle court, ses cheveux de métis trempés de sueur, ses pupilles écarquillées de terreur. Il sort une médaille d’or de sous son tee-shirt. Il s’entraîne pour le prochain « défi de la mort » qu’il fera avec les copains. Mais il ne risque rien. Les deux panneaux en mailles d’acier sont ancrés au sol avec de massifs blocs de béton. L’enceinte peut tenir la pression de dizaines, voire de centaines de goules. Un gémissement plus fort que les autres lui fait lever la tête. Face à lui, des yeux comme deux billes d’encre, qui brillent d’une flamme venue d’un autre monde. Le vertige envahit le garçon : sensation de chuter dans un gouffre. Celyn tombe à genoux. Le contact est rompu. Il recule en se forçant à ne pas croiser ce regard hypnotique. Les zombies sont de plus en plus nombreux. Ils se pressent depuis les quais le long de la Marne ou depuis les rues sinueuses de la ville sud, abandonnée et en ruines. Les morts courent pour ceux qui ont le plus d’énergie, rampent pour ceux qui n’ont presque plus de corps. Ils foncent, heurtant la grille de métal avec une violence que Celyn ne leur a jamais vue. Le tapage métallique contre la grille est affolant. Il frémit. Des pas derrière lui manquent de le faire hurler. Il se retourne. Tout d’abord, il voit rien que les carcasses de voitures et les gravats qui encombrent le pont. — Celyn… Il baisse les yeux. Une enfant aux cheveux cuivrés lève des yeux d’or vers lui. La petite rousse a une peau de lait mais un nez courbe et des lèvres pleines d’Antillaise. Ses pupilles rétractées semblent plus félins qu’humains. Une morsure lui a emporté une oreille lorsqu’elle était bébé. Une autre lui a volé deux doigts. Mais elle ne s’est pas transformée. Sa sœur est sorcière. — Pammy ! T’as pas le droit de sortir de ta chambre ! L’enfant secoue la tête. Elle montre les trois pantins bruns qu’elle tient dans sa jupe rose. Trois petits êtres d’argile dont les cheveux roux ont été volés à sa sœur. Les marionnettes sont coiffées de rubans orange vif et portent des breloques en argent et des colliers de rognures d’ongles. Le tout est recouvert de sang séché. Pammy pleure : — J’ai perdu ma poupée Sarah là-bas ! Elle lui désigne une des passerelles de cordes qui enjambe le boulevard qui longe les quais. Raclement. Le bloc de béton vient de bouger. Celyn n’a jamais vu autant de goules, aussi déchaînées. Toutes ces mâchoires, toutes ces mains se tendent vers sa sœur, juste sa sœur. L’adolescent est fasciné : — La vache, c’est vrai alors ! Les gholas ne voient que la sorcière ! Il pose sa main contre le grillage et passe ses doigts à travers la grille. Pammy ouvre des yeux effarés mais aucun monstre ne s’intéresse à la chair du garçon. Il a un sourire torve. Dommage qu’aucun copain ne soit là pour voir ça. Je garderais le trophée dix ans ! Sa sœur serre ses poupées comme si elle voulait les briser : — Arrête, Celyn !! J’vais le dire à maman ! — Et moi je lui dirais que t’as quitté ta chambre et perdu la poupée du bokor ! Mais un grincement retentit. La grille ploie sous le poids des zombies. La main de Celyn se coince dans le treillis d’acier. Une tête roule sur ses doigts. Contact humide et froid. La mort sur sa peau. Avec un hurlement, Celyn arrache sa main à la grille. Mais une tige de métal se prend dans sa paume. Il tire quand même. Il s’arracherait un œil pour fuir cette sensation. La nausée, la douleur le submerge. Lorsqu’il rouvre les yeux, un fin filet de sang coule du gras de son pouce. Quelques gouttes de sang luisent rouges sur la grille. Juste un peu de sang qui se reflète dans les yeux d’une goule. C’est une vieille femme à la chair blanche et striée de veines noires. Elle ouvre une large gueule édentée, disloque ses mâchoires…


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— Non ! Hurle Celyn Mais c’est trop tard. Le zombie lèche les trois gouttes de sang de sa langue noire et boursoufflée. Un voile de nuit passe sur les yeux du garçon. Un feu terrible traverse ses tempes, déchire son cœur et explose dans chaque centimètre carré de son corps. Une souffrance fulgurante qui le quitte aussi vite qu’elle est venue. Lorsqu’il retrouve la vue, le monde est devenu gris, comme si le soleil était en train de s’éteindre. Devant lui, les goules ressemblent à des fantômes obscurs. Une fumée de ténèbres s’échappe de leurs yeux et coule le long de leurs veines. L’aura noire de la vieille qui lui a volé son sang s’éclaire peu à peu d’une lueur de rubis, un peu rousse, la couleur de la Lune. Celyn regarde ses mains. Une brume rousse coule à la surface de sa peau. Mais son aura se ternit à vue d’œil. Le zombie est en train de la lui voler ! Et lui va mourir, se transformer… Tout est fini… Celyn tombe à genoux et éclate en sanglots. Une nouvelle douleur, brûlante dans ses yeux. Il porte la main à ses paupières. Ses larmes sont tachées de sang noir. Impression de pleurer de l’acide. — Celyn ? Tu saignes !? Il lève la tête vers sa sœur. Un ange de blancheur, une aura pure. C’est une lumière dans la nuit, une fontaine dans le désert. Il a soudain très froid, très faim, très soif. Il ne sait même pas ce qu’il ressent. Juste un manque terrible qu’il serait facile de combler. Il a envie de la bouffer. Il tend les mains, ramasse ses muscles pour bondir. Mais devant lui apparaît le visage de sa mère, Antillaise aux yeux clairs et aux cernes creusés par un cœur défaillant. « Protège la mon chéri, si jamais je pars, elle n’aura que toi. » Pammy se recule avec un cri strident : — Ta main ! T’as été mordu !! Celyn se réveille en sursaut. Il regarde sa paume. A la place de l’égratignure, il y a de petits cristaux noirs. Tout autour, des veines sombres convulsent pour former des entrelacs, un motif étrange, presque beau. — Maman ! s’écrie la fillette. — Maman n’a rien besoin de savoir, répond Celyn, qui reprend le contrôle des battements de son cœur. Le dis à personne. J’me suis juste coupé, t’as bien vu ! — Mais tu deviens tout noir, ton nuage… Celyn hausse les sourcils : — Tu peux voir l’aura toi ? Depuis quand ? L’enfant ne répond pas. Celyn connaît la réponse : depuis toujours, mais on ne l’a jamais crue. Celyn s’approche pour fixer les iris d’or de la sorcière rousse. Il dit : — Tu sais que tu es une sorcière Pammy ? Maintenant, moi aussi, je suis sorcier, tu comprends ? — Tu vas pas te transformer ? — Non, c’est juré. Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer. La petite pousse un cri de joie et se réfugie dans ses bras. Faim, froid, soif. Il la repousse aussitôt. Il lève les yeux vers le soleil pour se gorger d’une autre lumière. Il respire à fond. Tout va bien pour l’instant… Il a jusqu’à la tombée de la nuit, mais lorsqu’il verra la Lune, il se transformera et là… Je veux pas mourir ! Un claquement métallique le fait se retourner en sursaut. Le barbelé qui retient les panneaux d’acier ensemble a sauté. Trois zombies s’infiltrent en se marchant les uns sur les autres. Leurs gueules noires, leurs mains, leurs yeux maudits sont braqués sur sa sœur. ****** Pas de précipitation… Celyn recule entre les voitures sans quitter les goules des yeux. Les labyrinthes de gravats et de tôle froissée sont la meilleure défense contre ces monstres. Mais l’aura rouge de la vieille qui lui a volé son sang se fraie un chemin vers la brèche dans l’enceinte. Un éveillé ! Pense Celyn avec effroi. Une goule qui a mangé « saura » contourner les gravats, « saura » grimper sur les capots. Celyn enlève sa sœur dans ses bras et se met à courir. La petite se love contre lui, terrifiée. Il slalome à toute vitesse entre les voitures qui encombrent le pont ou bondit sur leur capot quand des herses de métal rouillées bloquent le passage. Sa sœur est un poids mort dans ses bras. Lorsqu’il atteint la rue principale et qu’il bondit à terre, le choc résonne dans sa cheville droite. Craquement. Il pose l’enfant à terre et la tire par la main. Il boîte. Les ailes sombres de la panique obscurcissent son esprit. Il remonte l’étroite rue pavée qui conduit du pont jusqu’à la place de l’Hôtel de Ville. Les accès au rez-de-chaussée ont tous été condamnés. Il a envie de pleurer. Il hurle.


— Au secours ! Seul un croassement lui répond. Un corbeau se tient deux mètres plus loin, accroché à la poignée d’une porte telle qu’on en faisait avant que le monde bascule : avec un battant de chêne percé d’un vitrail. Une clef est passée dans la serrure. L’oiseau s’envole avec de grands battements d’ailes. — C’est le bokor ? demande Pammy avec espoir. — Oui ! répond le garçon en frissonnant. Le bokor voit tout, le bokor sait tout, ajoute-t-il en tirant sa sœur vers la porte. Il entend une cavalcade sur ses talons. Il lève la poignée tout en tournant la clef dans la serrure. Il ouvre grand la porte, jette sa sœur à l’intérieur et claque le battant dans la gueule de la vieille. ****** La goule s’abat contre la porte. Il verrouille le verrou intérieur. Pièce sombre. Souffle de vent, piaillements, odeur de basse-cour. Des poules battent des ailes paniquées. Quelques plumes volent dans les airs. Il éclate de rire. Mais une quinte de toux le fait cesser. L’odeur acide des crottes de poules lui pique la gorge et les yeux. Celyn sait où il est, chez le père Barthélémy. Le vieil homme asocial et boiteux refuse d’utiliser les passerelles. Le rez-de-chaussée est typique d’une maison briarde : un sol de tomettes rouges et un plafond bas aux poutres apparentes. Face à Celyn, la cage d’escalier. Dans les marches se tient une ombre entourée d’une aura rouge. — V’venez voler mes œufs ? demande le père Barthélémy. Celyn secoue la tête : — Non M’sieu ! On vient pour aller sur les toits. Ma sœur est trop petite pour l’échelle de corde, répond Celyn en s’efforçant de ne pas laisser filtrer sa frayeur. Les caquètements des poules dissimulent mal les gémissements de la goule derrière la porte. Pourvu qu’il soit sourd… Le garçon s’avance en tirant sa sœur derrière lui. Le sol crisse sous ses pieds. Il est couvert de petits cailloux d’un blanc lumineux, surement une litière pour les poules. Cliquetis de métal. Un long canon se braque sur lui et l’arrête net. Celyn lève les mains : — On a rien fait ! Rien volé ! Le vieux décale son arme et tire. Le vitrail explose. Pammy pousse un cri. Deuxième coup de feu, feulements fous. La goule a le front percé d’un trou noir qui crépite d’étincelles d’argent. Troisième coup. La morte se consume dans des flammes aveuglantes de blancheur. — Deux balles de sel, ça d’vrait la calmer. Dit le vieux avant de braquer son arme sur Celyn. Celyn sent son cœur se glacer. Sa respiration se fait sifflante. Il souffle : — A… rrêtez… — D’puis quand le gosse de Thérèse est bronchiteux ? — Non… C’est… les poules. — Personne est allergique aux poules. Aux chats, oui. Pas aux poules. Celyn avale sa salive pour retenir sa toux. L’homme s’avance en trois enjambées douloureuses, il doit traîner son genou droit. Il saisit Celyn par le col. Son aura rouge glisse le long de ses veines apparentes et ridées. Mais le père Barthélémy n’a rien d’un vieillard courbé par les ans, il a encore la carrure d’un bœuf. Sa gueule rougie se plisse. Il gronde : — Pourquoi tu t’caches avec ta sorcière ? La nausée submerge Celyn. Cette haleine aigre lui retourne le cœur. Le père Barthélémy désarme son fusil qu’il cale sous son bras. Il tourne la tête du garçon pour inspecter son cou, il soulève ses manches, scrute ses mains et là il la voit. La marque. — Mordu ! s’écrie-t-il. J’le savais. T’es glacé ! — Non… gémit le garçon. — Allergique aux poules, mon cul. Allergique au sel, oui ! Contaminé ! Il projette Celyn contre la porte. La tête du garçon cogne contre le panneau de chêne. Il glisse au sol, sonné. Brûlure terrible sur ses paumes. Il hurle, s’étouffe, tousse. Des étoiles noires tournent devant ses yeux. Ce n’est pas de la litière sous lui. Le sol est couvert de sel gemme extrait des mines de l’est. Un trésor répandu à ses pieds. Un trésor en train de le tuer. Celyn lève un regard perdu sur le père Barthélémy. L’homme recharge son fusil qu’il braque sur lui : — D’t’façons, quelqu’un d’vra l’faire gamin. Vaut mieux t’prendre une balle d’mon vieux fusil qu’le rituel de c’prêtre à la con. Y va t’farcir l’cul d’sel et t’bruler vivant … Souvenir fugitif d’une silhouette à genoux dans le soleil couchant, un homme hurlant d’une douleur insoutenable. La purification par le sel.

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Tout mais pas ça… Celyn ferme les yeux et s’abandonne. — Non !! s’écrie sa sœur en s’interposant, flamboyante. — J’vais régler c’problème là d’abord alors ! C’est à cause d’toi qu’les gens s’volatilisent à chaque fois qu’la lune est ronde. T’as l’mauvais œil chevillé au corps p’tite. L’homme baisse le canon de son arme pour mettre en joue la tête de Pammy. Quoi ?! Ce vieux con veut tuer sa sœur. Le père Barthélémy abaisse le chien de sûreté mais un grondement lui fait lever les yeux. Sa bouche édentée s’ouvre sous le coup de la surprise. Le visage du gamin est face au sien. Le gosse a bondi en tendant les mains vers sa gorge comme un chat vous saute à la gueule. Celyn l’emporte au sol avec son élan. L’homme tombe à plat dos et perd son souffle sous le choc. Mais il se ressaisit vite. Il tend la main vers son arme. Celyn ne voit rien d’autre que cette main qui se crispe sur la crosse du fusil. Une main entourée d’une aura rouge rubis. Celyn gronde. Ce n’est plus un adolescent apeuré, c’est un loup prêt à tout pour protéger sa sœur. Il agrippe le poignet du père Barthélémy pour lui faire lâcher prise. Mais l’homme réussit à bouger malgré tout. Alors Celyn plonge la tête en avant pour mordre son poignet. Il voudrait le broyer. Il voudrait quelque chose d’autre, il ne sait pas quoi. Il mord, tort et tire tout à la fois. Cri de rage plus que de douleur. L’homme lâche son arme pour lui flanquer un coup de poing. Celyn roule dans le sel. Son visage, sa nuque et toutes les parties de peau découvertes le brûlent. Dans sa bouche, le goût ferreux du sang. Une sensation grisante l’envahit. La sensation d’être tout puissant. Les sifflements de ses poumons s’apaisent. Les forces lui reviennent. Il n’en prend conscience que maintenant. Depuis le début, il voulait du sang. ****** Le père Barthélémy est à genoux, le regard fixe. Peinte sur ses traits : la douleur fulgurante de se faire voler son âme. Son aura de rubis est chassée par l’obscurité. Celyn regarde sa main, le rouge de la vie lui revient. Les veines noires qui remontaient sur son poignet en arabesques se rétractent autour de sa blessure. — P’tit con ! Tu m’as refilé l’virus ! Le père Barthélémy s’avance vers lui, à demi courbé, comme on fait face à un chien enragé. L’homme sort un couteau d’un étui sur sa jambe. La lame a l’éclat froid de l’argent, une solution d’eau salée coule, lumineuse, des incrustations dans le métal. Un couteau à zombie. Il va m’éventrer ! L’homme abat son couteau. Celyn esquive la lame, plus vif que jamais. Il plonge au sol pour ramasser le fusil et s’en sert comme d’une matraque pour frapper le genou du vieil homme, qui ploie en avant. Celyn bondit sur ses pieds et abat la crosse du fusil sur sa nuque, de toutes ses forces. Le père Barthélémy s’écroule, assommé. Celyn jette l’arme comme si c’était elle qui lui brûlait les paumes. Mais un gémissement le fige sur place. Le père Barthélémy se relève, gauche. Yeux noirs dans lesquels se reflète l’aura flamboyante de sa sœur. Il ne l’a pas assommé, il l’a tué et le vieil homme a tourné zombie. Le mort fonce droit sur sa sœur, qui hurle. La terreur et le dégoût envahissent Celyn. Il bondit sur le monstre : — Personne bouffera ma sœur ! Il le percute de côté et le fait tomber à la renverse. Il empoigne ses cheveux blancs à pleines mains et prend le sel par poignées pour le fourrer dans la gueule grande ouverte du zombie. Un sel puant, mélangé à la merde de poule. La morsure des cristaux lui met les paumes à vif. Le sang coule noir de ses narines, rongées par les vapeurs salines. Les larmes coulent noires de ses yeux brûlants. Mais Celyn continue à remplir cette gueule de la poudre acide. Plus rien d’autre ne compte. Les spasmes du zombie s’affaiblissent. Ses yeux prennent la couleur de l’argent, purifié. Celyn bondit en arrière et entraîne sa sœur dehors. Il lève le visage vers le ciel. Sauvé ! La fierté l’envahit comme le soleil l’aveugle. Il a vaincu un zombie à mains nues. Mais ce sentiment triomphant cède la place à la honte. La honte à l’horreur. Il tombe à genoux, secoué de haut-le-cœur. Il se met deux doigts dans la bouche pour vomir ces quelques gouttes de sang qu’il a volées. Trop tard, le mal est fait. Il tremble, les yeux fermés. Un nuage obscurcit le monde. Le froid le prend comme une brûlure dans tout son être. Au loin, les cloches de l’église sonnent le tocsin. L’alerte est donnée. Les Veilleurs vont bientôt arriver en courant, leurs armes de sel et d’argent prêtes à abattre les zombies qui ont pénétré la cité et ceux qui ont été mordus. Tout est fini…


Un voile noir s’abat sur les yeux de Celyn. Il entend, lointain, le rire de sa sœur. Sa bouche est sèche. Il vient de prendre du sang, mais il en veut soudain plus. Il veut celui de la sorcière rousse, l’ange blanc dans son monde. Etrange impression que son corps bouge par lui-même. Un grondement de chien enragé retentit soudain. Par Saint-Mikaël, c’est pas moi qui gronde comme ça ? Il perd conscience. ****** Souvenir de l’intérieur de l’église baignée de la lumière du couchant. Les croyants de la cité s’étaient réunis sur les bancs de messe. Sur l’épaule de Celyn : la grippe implacable d’une vieille dévote qui le retenait, grande. Il n’avait pas 8 ans. Le garçon cherchait sa mère des yeux. Il ne la trouvait pas. Sur l’autel, une silhouette anonyme en contrejour. Un homme était à genoux sur les marches, la tête baissée sous la statue dorée de l’archange Saint-Mikaël, ailes déployées, épée levée et foulant aux pieds le dragon de l’apocalypse. La foule des croyants scandait : « Chef des Armées célestes, couvre-nous des ailes de ta gloire immatérielle, veille sur nous qui à genoux te crions : «Chef des Armées célestes, délivre-nous des périls» ». Le prêtre s’est approché de l’autel, vêtu d’une toge de velours bleu, ses longs cheveux d’argent flottant derrière lui. Il a tendu une coupe à boire à l’homme à genoux. Puis il a vidé le reste du liquide sur le visage du pénitent, qui s’est écroulé en hurlant. Deux hommes vêtus de combinaisons blanches ont planté sept lames d’argent dans son ventre. Le condamné s’est consumé en flammes blanches dans un concert de cris assourdissants, comme Celyn n’en avait jamais entendu, comme il ne veut plus jamais en entendre. Il n’a reconnu la voix de l’homme que lorsque les cris de sa propre mère se sont mêlés à ceux du supplicié. Elle se tenait sur le seuil de l’église, sa chemise de nuit blanche tachée de sang au niveau des cuisses. Elle serrait un bébé d’une blancheur de lait dans ses bras. C’est comme cela que Celyn a appris que sa petite sœur était née et que son père avait été mordu. On ne dit jamais rien aux enfants. Sa mère est tombée à genoux. Un homme se tenait derrière elle, silhouette sombre et élancée, anguleuse et sèche comme un insecte. — Bokor ! a jeté le prêtre comme on jette une malédiction. ****** Douleur dans ses articulations. Odeur de terre boisée, d’alcool et de cire d’abeille. Sensation chaude et gluante sur son visage. Celyn ouvre les yeux. Un chien le regarde de haut, la langue pendante dans son museau noir et blanc et les yeux comme deux billes noires. Le border colley porte un bandana orange vif autour du cou. Celyn tourne la tête pour éviter un nouveau coup de langue. Il veut repousser le chien mais il est attaché les bras dans le dos. Il essaie de se remettre sur ses jambes mais elles sont liées aux chevilles. Au-dessus de lui : une voûte de pierre meulière. Il est dans une cave comme il y en a tant dans la cité. Prisonnier… N’importe où… Personne ne sait… Son esprit s’obscurcit. Il hurle : — Maman !! Personne ne lui répond. Son cri s’achève en un sanglot. Le chien se sauve en aboyant. La bête bondit pardessus une rangée de chandelles puis grimpe les escaliers de la cave. Celyn est allongé dans un cercle de bougies. Il se tord le cou. Un vévé vaudou est tracé à la chaux sur la terre battue autour de lui. Un poteau trône au milieu du cercle avec à son sommet, une statue de bois qui regarde le monde à travers un monocle de verre. Le visage grotesque est quelque part entre l’homme et le démon. Une fleur de plastique orange est accrochée à son chapeau haut de forme. Celyn reconnaît le Baron Samedi. D’autres fétiches sont posés sur les étagères aux murs. A leurs côtés, des bouteilles et des fioles prennent la poussière. Bizarrement, cet horrible spectacle le rassure. Il est chez le bokor. — Tu es réveillé, dit une voix grave. Un homme noir, grand et maigre descend les escaliers. Il a un visage anguleux et des yeux étroits. Des dreadlocks lui tombent à la taille. Il porte Pammy dans ses bras. La petite rousse dort profondément, ses poupées serrées contre elle. — Bokor ! s’écrie Celyn partagé entre le soulagement et l’angoisse. — Je l’ai droguée, dit-il en déposant l’enfant aux pieds d’une table gondolée par l’humidité. Pammy brille d’une douce lumière dans la cave obscure. Celyn détourne le regard. Il teste ses liens, la corde mord sa peau e t les nœuds se resserrent. Il soupire, soulagé. Le bokor a eu raison de l’attacher. — Merci… dit-il. — Tu me remercieras plus tard, lui répond le bokor en s’avançant vers lui. L’homme le soulève par le col pour le relever. Il le traine jusqu’au poteau sur lequel il l’appuie avant de le lier dessus. Là-haut, le fétiche semble sourire à Celyn. Les ailes de la panique effleurent son esprit. Il ne sait pas ce qu’il craint. Le bokor a toujours été bon avec sa famille. C’est le seul à défendre sa mère lors des assemblées quand tout le monde veut se débarrasser de la sorcière. Le seul à oser affronter les Veilleurs et le prêtre. Celyn avale sa salive :

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— Bokor ? L’homme a un regard étrange. Il dit : — Ton père est mort quand ta sœur est née. Celyn hoche la tête. Le regard du bokor se fait distant : — Les goules rendues folles ont franchi la barrière. Les Veilleurs ont abandonné la mère et l’enfant. Ton père est resté seul pour les défendre le temps que j’accomplisse le rituel pour scinder les sept âmes de la sorcière. Son combat a duré toute la nuit. A l’aube, il a demandé la purification par le sel. Le tribunal la lui a accordée. Il a vaincu des centaines de goules. Impossible de compter. C’est un héros. — Je sais… s’étrangle Celyn en se mordant les lèvres au sang. Je veux bien périr par le sel, moi aussi. — Ha ! s’écrie le bokor. Tu crois que le tribunal autorisera que l’on gâche un kilo de sel pour purifier ton âme de gamin stupide ? Celyn se fige. L’angoisse gonfle sa gorge. La douleur lui faisait peur mais cette menace-là est plus sombre encore : Je vais me transformer… Mon âme errera pour l’éternité… Il gémit, terrifié. Un pli amer se forme au coin de la bouche du bokor. Il s’en va prendre une bouteille sur une étagère. Elle est remplie d’un liquide transparent au fond duquel flotte une boue grise. Il revient se poster face à Celyn, débouche la bouteille avec un plop et en verse le contenu sur du garçon. Celyn serre les dents s’attendant à la morsure du sel. Le liquide pique les yeux mais rien de terrible. Il éternue. Ça pue le parfum pour vieille, un mélange d’alcool et d’encens, un peu musqué. — C’est de l’ambre gris, explique le bokor. Le sel détruit l’astre noir. L’ambre le renforce. C’est très rare. C’est toute ma fortune que tu vois là. Il se dirige vers la table sous laquelle dort la petite, roulée en boule. Le chien s’est lové à ses côtés et elle sourit dans son sommeil. Le bokor prend un couteau sur la table. La lame d’argent dégouline d’une solution d’eau salée : un couteau à zombie. Le bokor s’accroupit au chevet de l’enfant. Son regard noir d’ordinaire si calme et posé brille d’une lueur fiévreuse. Le chien entrouvre un œil et lèche la main du bokor qui attrape le bras de Pammy. Celyn hurle : — Arrête ! Non ! Le bokor pique le bout de la lame dans le gras du bras. L’enfant tressaille à peine dans son sommeil. Trois gouttes de sang perlent sur sa peau de lait. Le bokor les récolte avec le couteau puis il revient vers Celyn. Un gémissement semblable à celui d’une goule naît dans la gorge du garçon. Celyn se mord les lèvres. L’odeur du sang le rend fou. Le bokor essuie le fluide de rubis sur un mouchoir orange tiré de sa poche. Il place le tissu sur les cheveux de Celyn et range l’arme à sa ceinture. A la base du manche de bois est sculptée une tête de chat. Deux céramiques vertes sont incrustées dans les yeux. Celyn reconnaît le couteau de son père. Un accès de rage envahit le garçon : — Rends-le moi ! C’est à moi ! Le sorcier le toise satisfait : — Je préfère ce regard-là. Le bokor rassemble plusieurs djembés dans le cercle des bougies. Il s’accroupit derrière et teste leur son avant de se mettre à jouer un rythme lourd et lancinant. Il chante dans un dialecte africain entrecoupé de claquements de langues, de voix de gorge ou de nez. Celyn ne saisit que quelques mots en français, le nom du Baron Cimetière, le loa qui ouvre le passage du monde des morts. Et la porte s’ouvre, il le sent. Terreur irraisonnée. Les poils de ses bras se hérissent. Sa vessie menace de lâcher. Pitié pas ça ! Il se mord les lèvres de toutes ses forces. Le rythme s’accélère. Le fétiche au-dessus de lui s’éclaire soudain d’une intense lueur. Une fumée blanche se coule le long du poteau comme un serpent se glisse dans le dos d’une proie. Elle descend vers Celyn, qui se raidit. Il sent des doigts gratter sur son crâne. Il entend mille voix qui chuchotent à ses oreilles. Il voit des visages danser devant ses yeux. Autour de lui, son aura noire combat l’aura blanche. Mille griffes le tailladent comme si des bêtes fauves se battaient en lui. Soudain, les deux auras fusionnent et virent au rouge. Celyn sent des fourmis envahir son corps, comme s’il volait. C’est le même sentiment étrange qui vous prend avant de sauter entre deux toits, la peur, le vertige, mais aussi la sensation d’être capable de tout. Il a envie de rire. Il ne s’est jamais senti aussi bien. ****** Les tambours et les chants s’arrêtent. La lumière blanche disparaît. Le bokor vient s’agenouiller devant lui, l’air terrible. L’homme attrape les cheveux de Celyn et pose la pointe de la lame sur son cou. Celyn se débat contre ses liens. Ses larmes coulent noires et épaisses sur ses joues, douloureuses. L’horreur lui retourne l’esprit. Il veut juste vivre, quelques instants de plus :


— Me tue pas… Il regrette aussitôt ses paroles. Il mérite de mourir. Il doit périr par le sel, comme un homme pour que son âme aille au paradis. C’est le plus beau cadeau qu’on puisse lui faire. — Merci… dit-il. — Idiot, dit le bokor. Il tranche une mèche de cheveux du garçon pour la lui montrer. Ses boucles brunes sont striées d’argent. — L’argent dans tes cheveux… C’est la marque des « élus de Saint-Mikaël », ceux destinés à devenir prêtre. Mais toi, tu sais ce qu’il n’y a pas d’élus, juste des lâches qui ont volé l’âme d’un autre et qui devront tuer à chaque pleine lune… Un lâche… Je voulais pas… — Mais pourquoi tu m’as pas tué ?! — J’ai dépensé mon ambre gris pour renforcer ton âme. Tu devrais pouvoir tenir jusqu’au solstice d’hiver avant de te nourrir à nouveau. Me nourrir à nouveau… Image du père Barthélémy à genoux devant lui. Cet homme, il l’a tué, pire, il l’a damné. Le dégoût, la honte mais aussi… la colère. Celyn pousse un cri de rage : — Je voulais pas ! Je ferais plus jamais ça ! Jamais ! Je veux pas vivre comme ça ! Je vais finir par mordre Pammy tu comprends !? Je veux mourir ! — Tu la condamnes à mort si tu meurs. — Quoi ? Celyn se prend une douche froide. Il secoue la tête. Le bokor soupire : — Ton père est mort. Ta mère est malade. Qui paiera le tribut de sel de la sorcière à la mort de ta mère ? Tu sais ce que les prêtres font des sorcières rousses dans les autres cités, Celyn ? Le garçon a soudain la vision de sa sœur enfermée dans une cage à l’extérieur de la cité, rendue folle par la frayeur mais gardée en vie comme un animal pour attirer les goules loin des enceintes. Il est secoué de frissons, les entrailles tordues d’angoisse. Le bokor lui attrape le menton pour le forcer à regarder sa sœur. L’homme souffle d’une haleine un peu aigre : — Oublie l’honneur, la loi et la morale. Tu es immortel et je t’ai rendu puissant. Tue ce prêtre pour elle. Reprends-lui les âmes qu’il a volées depuis toutes ces années. Je te les donne. Le bokor tranche ses liens en deux coups de couteau, plante la lame dans la terre battue et se relève. Il monte les escaliers et dit sans se retourner : — Beaucoup meurent et méritent de vivre. D’autres vivent alors qu’ils méritent de mourir. Mais ta sœur ne mérite pas l’avenir que ce prêtre lui réserve. Si tu ne veux pas te battre pour elle alors tue-la maintenant. La porte claque. Celyn observe le chat ciselé sur le manche de bois. Le couteau de son père. L’homme digne même dans la mort. Celyn extrait la lame du sol et s’approche à quatre pattes de sa petite sœur endormie. Il ne sait pas bien pour quoi faire. La chienne s’interpose et gronde comme une louve protège son petit. Celyn secoue la tête : — Non, Diane, je vais pas lui faire du mal. C’est mon petit ange blanc… dit-il en tendant la main pour toucher les doux cheveux roux de sa sœur. Un sanglot l’étrangle : — Pardon, je t’aime Pammy… L’enfant ouvre les yeux. Ses yeux d’or aux pupilles comme deux trous d’aiguille sont ceux d’une panthère quand elle dit : — Alors tu vas tuer le prêtre pour moi. Il me déteste. Tue-le pour moi. p

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«Rituel» Kristin Illustration, 2015


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ÂŤMaman BrigitteÂť Kristin Illustration, 2015


Créations autour du Vaudou

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VOODOO CHILL

de Stéphane Zochowski

Les premières notes de I Stand Alone de Godsmack résonnèrent dans la morgue. Marie balaya des yeux les tables devant elle, inspira un grand coup et lâcha un guttural « can’t control me », cherchant à imiter la voix puissante de Sully Erna1. Son patron venait de partir, lui laissant le soin de préparer les corps qu’il venait d’embaumer. Professionnel aussi froid que les cadavres qu’il hébergeait, Jean-Baptiste Fisher n’avait aucun talent dans le domaine de la présentation des dépouilles en vue des cérémonies. Après des débuts difficiles, il avait choisi de débaucher la jeune Française qui travaillait dans le salon de coiffure et d’esthétique de la ville, sentant bien que la forme revêtait une importance capitale dans le métier de pompes funèbres. Cela restait un commerce, mais les gens n’achetaient pas qu’un embaumement, aussi parfait fût-il. Il fallait vendre un moment. Un dernier hommage. Marie faisait face à trois cadavres recouverts d’un simple drap. Une femme, un homme et un enfant sans aucun lien, morts violemment, fauchés par un camion. Par chance, leur visage n’avait pas trop souffert. Elle avait vu les corps avant que Jean-Baptiste ne s’en occupe. Des fractures et quelques longues plaies ouvertes, rien qu’il ne puisse rendre quasiment invisible. Elle l’avait vu redonner forme à des personnes bien plus amochées. La thanatopraxie2 était la spécialité qui lui avait permis de se mettre à son compte. Chacun la sienne. En effet, aussi fin que puisse être son travail, l’homme ne livrait à son employée que des corps souvent bleus ou violacés, la bouche parfois tordue en un affreux rictus. À elle maintenant d’achever le travail. Son rituel était à chaque fois le même. Elle observait le corps puis installait méticuleusement tout son matériel sur sa desserte à roulette. La musique était incontournable pour qu’elle puisse se concentrer et trouver l’inspiration pour commencer. À la fin du premier morceau de sa playlist, sa trousse de maquillage était déployée. C’était la première fois qu’elle devait embellir trois personnes le même soir. Elle tira le drap de l’enfant et fut suspendue dans le vide un cours instant. Depuis trois ans qu’elle exerçait cette profession, elle s’était blindée contre à peu près tout ce qui pouvait gésir face à elle. Ça restait plus dur pour les enfants. Les étapes de son rituel avaient été à ses débuts autant de bouées vers lesquelles elle nageait dans cet océan inconnu. Elle n’avait jamais évolué dans le milieu médical, manquait de défaillir à la vue du sang et n’aurait donc jamais imaginé travailler un jour au milieu des cadavres. Les bavardages idiots et les clientes insupportables avaient fini de la convaincre lorsque Jean-Baptiste lui avait proposé ce poste hors du commun. A présent elle travaillait seule, comme elle l’entendait. Au moins, les morts avaient-ils le bon goût de se taire, de ne pas tout gâcher. Les titres s’enchaînaient et lorsque Kurt Cobain3 commença à égrener les premières paroles de Come as you are, elle était penchée sur le torse de Jack, son chariot à côté d’elle. Elle connaissait le nom et le prénom de chacune des victimes. L’armure qu’elle s’était façonnée au fil des mois lui permettait de garder une distance, mais elle mettait un point d’honneur à redonner une humanité à ces corps étendus. Elle voulait qu’ils soient beaux pour leur famille, leurs amis, même pour les curieux et surtout pour eux-mêmes, et son blindage n’entamait en rien sa volonté de leur rendre un dernier hommage. Elle commençait toujours par le torse, car c’est là le plus souvent qu’elle se plaisait à apporter sa touche personnelle. En effet, arrivée cinq ans plus tôt en Louisiane, elle avait rapidement trouvé dans le vaudou une esthétique qui résonnait en elle. Sans se passionner pour l’aspect purement religieux, elle avait depuis écumé les musées de la région s’y rapportant, officiels ou non. Lorsqu’un jour une famille créole avait demandé à pouvoir dessiner quelques symboles sur le corps de leur défunt, elle fut subjuguée par le pouvoir apaisant qui s’était dégagé de ce rituel. Depuis, elle reproduisait pendant son travail, et selon son inspiration, les vévés4 qui la touchaient le plus. Jean-Baptiste était au courant, mais le temps qu’elle y consacrait n’était pas comptabilisé dans ses heures. Il lui autorisait ce qu’il considérait comme une fantaisie, mais, en échange, il se réservait le droit, pour plaisanter, de l’appeler Marie Laveau5. Sur la partie gauche de la cage thoracique de Jack, le contour d’un cœur comme on le représente habituellement prenait forme. Elle veillait à ce que les côtes ne déforment pas ses dessins. Des demicercles supérieurs partaient des lignes qui rejoignaient le bas du cou, comme pour reproduire les artères, mais plus fines. De la pointe en bas, une circonvolution s’étendait jusqu’au bas du ventre et revenait vers la naissance des côtes du côté opposé. Tout le long, des traits confluents rejoignaient divers points vitaux de l’abdomen. Lorsque les lignes noires furent terminées, elle se mit à remplir les espaces vides, à l’intérieur 1

Sully Erna : chanteur de Godsmack.

Thanatopraxie : art, science ou ensemble de techniques modernes permettant de préserver des cadavres humains de la décomposition naturelle.

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3 Kurt Cobain : chanteur de Nirvana. 4 Un vévé est une sorte de symbole dessiné par les prêtres vaudous. 5 Marie Laveau : femme créole et prêtresse vaudou renommée de La Nouvelle-Orléans en Louisiane (1801 - 1881).


du dessin, d’une couleur rouge entre sang et vin. Elle avait réalisé cette couleur avec les pigments trouvés au marché sur l’étal de cette commerçante pour le moins inhabituelle. Elles avaient discuté des heures de l’art vaudou et la vieille femme lui avait raconté ses voyages en Afrique, sur les traces de ses ancêtres et des racines de cette religion polythéiste. Elle lui avait également raconté les impacts de l’esclavage sur ses pratiques devenues parfois violentes. Avant que Marie ne la quitte, non sans avoir dévalisé son stand, elle lui avait offert un verre de rhum, pour sceller leur transaction et en hommage à ceux obligés parfois de vivre clandestinement leur religion diabolisée à tort, s’affichant comme chrétiens ou musulmans. Elle admira le buste du garçon, puis entreprit de maquiller une première fois son visage blafard. En quelques minutes, Jack fut transformé. Il semblait apaisé, n’affichant plus un masque de mort, mais un visage endormi. Elle passa alors à la phase qu’elle aimait le moins. Elle devait régulièrement lutter contre des coudes ou des genoux récalcitrants, et, pour pouvoir enfiler certains vêtements, il lui fallait plier, voire tordre des membres, dans des positions qui lui arrachaient parfois un sourire. Elle tenait impérativement à habiller les défunts de l’intégralité des vêtements apportés par les familles. Hors de question de faire l’impasse sur des sous-vêtements ou d’autres éléments invisibles une fois le corps mis en bière. Cela expliquait qu’elle put passer jusqu’à deux heures pour un seul corps. Elle ajusta quelques faux plis puis étendit les bras de Jack le long de son corps, et enfin, aligna les jambes. Parfait ! Il ne lui restait plus qu’à terminer le maquillage. Elle avait passé une première couche de fond de teint pour ne pas avoir à poudrer la zone du cou une fois le garçon habillé et risquer de tacher ses vêtements. Ainsi, le raccord était parfait du col de la chemise jusqu’à la mâchoire. Elle pouvait alors terminer et repasser sur les zones du visage qu’elle avait pu effleurer durant l’habillage. À 22h47, Jack était prêt. Elle l’admira un instant, puis se tourna vers son sac à main. Elle prit quelques affaires et sortit fumer. Après avoir regardé ses messages sur son téléphone portable, elle écrasa sa cigarette dans le bocal posé à cet effet sur les escaliers menant au jardin, à l’arrière du bâtiment. Elle rentra à l’intérieur sans claquer la porte qui ne fermait de toute façon qu’avec le verrou. Qui pourrait bien venir déranger quelqu’un en train de maquiller des morts en pleine nuit ? Méthodiquement, elle poursuivit son travail avec Donatien. L’homme avait à peine dépassé la trentaine et elle se dit qu’elle aurait bien aimé le rencontrer en d’autres circonstances. Il paraissait bel homme et elle était impatiente de voir le résultat. Elle procéda de la même manière qu’avec l’enfant, dans le même ordre. Elle fit d’autres dessins sur le torse, mais eut un peu plus de mal, quelques côtes brisées avaient dû être renfoncées dans la cage thoracique pour pouvoir refermer une plaie probablement béante. Puis il fut enfin prêt pour la cérémonie. Il était minuit passé quand elle s’accorda une nouvelle pause cigarette. Elle était satisfaite de son travail jusque là, mais commençait à fatiguer. Elle avait choisi de préparer Clémence Bréaux en dernier car c’était toujours un peu plus long pour les femmes. En effet, le maquillage ne consistait plus en un simple fond de teint. Il fallait qu’elle soit resplendissante. Même si on ne les voyait jamais, le bas du cercueil étant toujours fermé, elle s’efforçait également de rendre les jambes présentables quand les défuntes portaient pour dernier habit une robe ou une jupe comme c’était le cas ce soir. * Il était maintenant plus de deux heures du matin et la fatigue se faisait de plus en plus ressentir. Elle avait particulièrement réussi le buste. Les courbes s’enroulaient harmonieusement autour des seins de la jeune défunte. Les premières ébauches de maquillage étaient terminées et elle était en train de l’habiller quand elle commença à perdre patience. Un des bras ne voulait pas entrer dans le chemisier pourtant grand ouvert. Elle reposa Clémence sur le dos. Elle ne ressemblait pas à grand-chose. Son visage avait frotté les habits de Marie et des plaques violettes étaient visibles par endroits. La jeune femme soupira et éteignit la musique. Il lui fallait reprendre un peu de forces. Elle avait prévu le coup et s’était préparé un petit en-cas. Pas question de manger un simple sandwich. Elle fouilla son sac à dos, prit son panier-repas et fila vers la cuisine. Son poulet accompagné de riz aux légumes et aux épices serait prêt après deux minutes au four à micro-ondes. Elle détestait réchauffer ses aliments de cette manière, mais ça irait pour ce soir. Elle installa ses couverts, sa boisson et son dessert sur la table. Au moment où elle posa sa pomme, la sonnerie du micro-onde retentit. Un autre bruit aigu fit écho, venant de la pièce où elle venait de passer la soirée. — Pfff… j’ai encore laissé traîner un pinceau au bord de la table, marmonna-t-elle pour elle-même. Elle sortit son assiette et la posa sur le set de table. Elle s’assit calmement et commença à piquer un bout de poulet. Elle souffla dessus par réflexe. À ce moment-là, un autre bruit retentit. Puis un autre. Puis ce qui ne pouvait être qu’une avalanche d’objets rebondissant sur le sol la sortit de sa torpeur. Elle se redressa, puis se figea. Son cerveau ne savait comment interpréter ces bruits. Elle n’avait jamais été embêtée, le quartier était calme et aucun matériel en cours d’utilisation n’aurait pu faire un tel boucan. — Bordel… Après de longues secondes, elle bougea enfin et abandonna son repas. Elle se leva et entreprit de découvrir qui pouvait être en train de faire un tel raffut. Elle se trouva téméraire, mais il n’y avait au fond aucune raison sérieuse d’avoir peur. Elle avait tout de même agrippé son couteau, peut-être sans s’en rendre compte. Lorsqu’elle arriva dans la pièce d’où provenaient les bruits, il n’y avait personne. Vraiment personne.

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Elle resta quelques instants les bras ballants, la mâchoire ouverte devant les trois tables vides. Se refusant à analyser une situation qui lui échappait complètement, elle lâcha son couteau, plongea d’un coup sur son sac et en sortit son téléphone portable. Elle glissa son doigt sur ses contacts, puis s’arrêta sur le seul nom qui clignotait dans sa tête depuis quelques secondes. Elle effleura l’écran et colla l’appareil à son oreille droite. Rapidement, les sonneries laissèrent place à une voix endormie qui ne s’en cachait pas. — Mmmmouais ?... T’as vu l’heure ? Aristide était la seule personne à qui elle estimait pouvoir faire réellement confiance. Et lorsque l’on vient de perdre trois cadavres, c’est exactement de ce genre de personne dont on a besoin. — Viens. Vite. À la morgue. Vite ! Elle raccrocha. Elle semblait calme de l’extérieur, mais elle bouillonnait. Elle n’avait pas voulu s’embarrasser de longues phrases. Cela n’aurait fait que ralentir son ami, et aurait nécessité des explications qu’elle n’était pas en mesure de fournir. Soudain, des bruits se firent entendre de dehors. Pas tout à fait des cris, pas tout à fait des grognements. Comme des gémissements énervés. Elle lança son portable dans son sac et sortit. Du perron où elle fumait habituellement ses cigarettes, elle aperçut Jack en train de tourner en rond en courant comme il pouvait dans le petit jardin à l’arrière de l’entreprise. Il avait les yeux ouverts. Ses bras bougeaient dans tous les sens, mais aucune expression n’animait son visage. Elle devait l’arrêter. Il ne fallait pas que les voisins l’entendent et viennent s’assurer que tout allait bien. Elle n’en était plus à essayer de comprendre comment un enfant mort qu’elle avait habillé et préparé pour son enterrement pouvait se retrouver dehors à courir dans l’herbe. Elle avait plus urgent à faire. Sans forcer sa voix, elle interpella le garnement. — Hé ! C’est pas une heure pour sortir pour un gamin de ton âge. Elle s’élança du haut des marches, courut quelques mètres et modifia sa trajectoire initiale au dernier moment pour intercepter le garçon qui venait de changer de direction. Elle le plaqua au sol et lui maintint le visage contre l’herbe. — Putain, une heure de maquillage. Elle trouva au même instant bizarre cette façon dont le cerveau dans les moments les plus délicats de notre existence peut se mettre à vivre sa propre vie et déclencher des raisonnements complètement hors de propos. Elle reprit ses esprits et observa les alentours machinalement pour voir s’ils n’avaient réveillé personne. En dehors des gargouillis qui sortaient de la bouche de Jack Landry, tout était calme. Elle plaqua sa main contre celle-ci puis se releva et porta comme elle put le corps du garçon. Le ramener vers la porte de l’arrière de la morgue en haut des marches lui demanda un effort surhumain. Il s’agitait dans tous les sens, comme possédé. Lorsqu’elle eut franchi le seuil, elle balança le corps vers le milieu de la pièce, comme un sac trop lourd. Il atterrit sur le sol en un Schplock massif et mou. Puis plus rien. — C’est quoi ce bordel ? Aristide se tenait derrière Marie. Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, ce métisse flegmatique semblait découvrir la scène avec plus de résignation que de peur dans ses yeux. Son amie se retourna lentement. Elle lui fit face, le regarda et leva ses mains en signe d’impuissance. — J’n’en sais rien. J’avais trois corps à préparer. J’avais presque fini. Je mangeais. Et soudain, j’ai entendu du bruit. Ils n’étaient plus là quand je suis revenu. Je t’ai appelé tout de suite. Puis Jack… Elle montra le garçon qui venait de s’écraser contre le sol. — J’ai été le chercher dehors. Je l’ai ramené. J’ai lutté comme une folle, mais je l’ai ramené. Je crois que personne n’a rien entendu. — Trois corps. Ça signifie qu’il en reste deux en liberté, dehors ? — Probablement. Je ne sais pas. Comment veux-tu que je sache… Se rendant soudain compte de la situation, Marie éclata en sanglots. Aristide la prit dans ses bras pour la réconforter, avant de la repousser légèrement pour la regarder dans les yeux. — J’aimerais bien prendre mon temps, mais il faut qu’on les retrouve. On va prendre ma voiture. Allez, viens. * Elle avait repris conscience. Elle était comme dans un rêve, et ne maîtrisait rien. Elle émergeait d’un sommeil infini et était incapable de mettre des mots sur ce qui l’entourait, d’y rattacher des sensations ou des sentiments. Tout juste s’aperçut-elle qu’elle marchait. Elle n’était animée que par un seul objectif. Elle ignorait lequel, mais il était viscéral. Tout son être ne travaillait qu’à cela. Lentement, une image concentrait son attention aussi faible qu’une bougie dans une tempête. Par éclairs, elle réussissait à le voir. Elle allait vers lui. Il était son étoile polaire. Il la guidait dans l’obscurité. Elle sut qu’il n’y aurait rien d’autre sans pouvoir toutefois y songer clairement. Ce n’était que l’énergie du désespoir. Comme un jouet dont la batterie est mourante, elle fonctionnait une dernière fois, au ralenti. Il ne restait plus longtemps. Bientôt elle y retournerait. Aucune peur pourtant. Seul comptait l’irrépressible


besoin d’aller vers lui. Son image se fit plus claire. Elle réussit même à associer un nom à cette image. Bastien ! C’est à ce moment que sa tête heurta le sol, la plongeant dans l’éternité. * — La vache, on l’a eue à temps ! Marie dansait sur elle-même, surexcitée. Aristide était au sol, Clémence Bréaux entre ses bras. Elle était à moitié débraillée, le visage blême et violet par endroits, les cheveux en bataille. Il avait réussi à la plaquer au sol violemment avant qu’elle puisse s’introduire dans le jardin devant chez elle. Il y avait des lumières allumées à l’intérieur de la maison. — Aide-moi à la soulever, j’vais pas la mettre sur mon épaule. On va faire ça discrètement. On va la porter au ras du sol jusqu’à la voiture pour pas que sa famille nous surprenne. Ils s’étaient garés à une vingtaine de mètres. Le quartier était calme, et ils réussirent à passer inaperçus. Une fois dans la voiture, Marie ressortit les dossiers froissés des victimes arrachés du bureau à la vitesse de l’éclair avant de partir de la morgue. — Bon, Jack est à la morgue, attaché, la porte fermée à clé. Clémence est à l’arrière, elle semble avoir son compte. Il reste Donatien. L’adresse des Broussard est… attends… — Allez, on n’a pas la nuit ! — Ha ! Voilà ! 27 Tombstone Road6. — Mortel… pouffa Aristide d’un rire jaune tout en redémarrant la voiture. Sans savoir vraiment quoi faire après avoir démarré la voiture, ils avaient instinctivement choisi de parcourir le chemin allant de la morgue aux adresses des victimes. Ils venaient par ailleurs de vérifier que l’instinct était bien la seule chose qui faisait avancer les défunts. Aristide fit un léger détour, revenant en arrière pour pouvoir rouler sur la plus grande partie du chemin séparant leur point de départ de Tombstone Road. — T’aurais dû y aller direct ! — J’sais pas à quelle vitesse il marche. Je ne sais même pas si c’est par là qu’il se dirige. Il était en quel état ? — Amoché, mais pas plus que la joggeuse à l’arrière. Tourne ! — Non, c’est pas là. — Si, tu vas le louper ! Tu te rends compte de ce qui va arriver si quelqu’un le retrouve avant nous ? Sa voix était stridente. Aristide ignora ses plaintes et poursuivit sa route. Il était né dans cette ville et savait exactement par où passerait un habitant du quartier. De plus, il refusait par principe de céder à la panique, ou pire, à l’hystérie. — Là ! fit-elle enfin. — Tu vois. Il avait répondu calmement, presque par provocation. Mais il déchanta rapidement. Donatien était déjà devant chez lui. Un instant plus tard, il avait disparu derrière une haie. Impossible pour eux d’arriver en trombe, d’enlever le cadavre farceur et de repartir sur les chapeaux de roue. Cela ne ferait qu’augmenter leurs chances de se faire remarquer. Ils devaient se garer doucement, et procéder ensuite de la même façon qu’avec la jeune femme. Agir vite et discrètement. Aristide éteignit les phares, ralentit et serra à droite en montant sur le trottoir. Il s’immobilisa puis fit signe à Marie de faire le moins de bruit possible. Ils sortirent de la voiture sans fermer complètement les portières. Ils marchèrent courbés les vingt ou trente mètres qui les séparaient de la maison. Lentement, comme des monte-en-l’air amateurs, ils levèrent la tête au-dessus des broussailles. Ils virent l’homme tourner à l’arrière de la maison. Ils entrèrent le plus discrètement possible dans le jardin. Personne, aucun signe de vie. Avec un peu de chance, ils pourraient rentrer rapidement, leur mission accomplie. Ils avancèrent jusqu’au bas des marches de la maison, puis les longèrent sur la droite, suivant la voie ouverte par le mort-vivant. Ils tournèrent la tête vers la porte d’entrée au même moment. Une lumière venait de s’allumer. Il fallait faire vite. Ils continuèrent vers l’arrière. Le petit chemin donnait sur une véranda, devant laquelle un petit jardin était aménagé. Au milieu se trouvaient une table et quelques chaises autour desquelles des jouets étaient éparpillés. La Lune se reflétait dans l’eau de la petite piscine pour enfants. Après un rapide coup d’œil alentour, ils virent Donatien Broussard assis sur la balancelle qui se trouvait sous la véranda. Ils se regardèrent et se firent quelques signes. Il était dur de mettre au point une stratégie sans pouvoir parler, maintenant que quelqu’un était réveillé dans la maison. Ils tentèrent de dire la même chose, à savoir foncer sur lui pour le maîtriser et repartir avec. Mais comme aucun ne comprenait l’autre, chacun faisait « non » des mains et de la tête, tentant une nouvelle fois ensuite de se faire comprendre. Donatien continuait de se balancer, un regard vide posé sur le jardin. Ils continuèrent de se chamailler en 6

Tombstone road : rue de la pierre tombale en français.

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Créations autour du Vaudou

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mimant. Mais il fallait agir. Aristide se fit plus ferme et fronça les sourcils. Marie se figea. — Ce n’est rien, laissez-le-moi. Aristide se retourna et vit celle qu’il supposa être la femme de leur évadé. Ils restèrent sans voix. Les ignorant, elle alla prendre place à côté de son mari. Elle le prit dans ses bras et se balança avec lui. Lentement, il s’affaissa sur son épaule, puis sembla tourner la tête vers elle, presque tendrement. Ils regardèrent alors le jardin, avant de lever, ensemble, leur tête vers le ciel étoilé. Leurs mains se serrèrent et un dernier râle se fit entendre. Marie passa le reste de la nuit à remettre les corps en état. Passé un moment de recueillement, l’épouse de Donatien lui avait donné de nouveaux vêtements pour son mari. Après discussion, elle avait insisté pour lui faire choisir quelques vêtements de l’un de ses fils qui avait environ le même âge que Jack. Elle consentit ensuite à ajouter au trousseau improvisé une tenue pour Clémence. C’est sur cette dernière qu’il y eut le plus de travail, son visage ayant souffert dans sa chute. Les cérémonies eurent lieu le lendemain comme si de rien n’était, et Marie se fit un devoir d’y assister. Lise Broussard était la plus apaisée des proches des victimes. Elle lui avait raconté comment le simple fait de voir son mari, peu importe son état, lui avait permis d’accepter sa mort. Elle restait inconsolable, mais au moins pouvait-elle aller de l’avant. Elle avait insisté sur le sentiment horrible que cette mort violente avait provoqué en elle. Pas un au revoir, pas un dernier mot, pas un dernier regard. C’était ça le plus dur. Ces quelques minutes ou secondes passées dehors avec son mari ce soir-là changèrent son deuil en quelque chose de plus supportable. Marie en avait bien pris conscience et, lorsqu’elle eut les idées plus claires, quelques jours plus tard, elle rendit visite au mari de Clémence Bréaux et aux parents du petit Jack. À chaque fois elle fit attention de bien sonder ses interlocuteurs et ne dévoilait quelque information que lorsqu’elle était sûre de ne pas rendre la situation plus difficile. Par la suite, elle échangea plusieurs fois sur le sujet avec la vieille dame du marché. Cette dernière la mit en garde sur les forces qu’elle pouvait réveiller. Se rendant compte qu’elle ne pourrait rien empêcher, au moins décida-t-elle de canaliser les activités nocturnes de Marie. Aristide et elle étaient d’ailleurs d’accord sur un point : plus jamais une nuit comme ça. Elle devait garder le contrôle. * Quelques mois plus tard, Aristide se tenait debout devant l’entreprise de pompes funèbres, s’attardant sur la nouvelle plaque qui ornait son entrée. Jean-Baptiste Fisher & Marie Laveau Associés Pompes Funèbres Spécialistes des morts violentes Il sourit, puis entra. Marie était en train de préparer son matériel. Elle avait pris confiance et ne laissait plus rien au hasard. Elle avait affiné ses méthodes qui permettaient un retour plus long et dans de meilleures conditions. De plus, elle procédait directement au domicile du défunt. Le bouche-à-oreille avait fait le reste. Elle coupa la musique, se retourna et sourit. — On y va ? p


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«African Voodoo» Solyane, 2015


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POURQUOI C’EST

ALASTAIR REYNOLDS

L’AVIS DE

dvb

Parce que le mec est un pilier du space opera britannique contemporain et qu’il rend digeste le terme de « hard SF ». D’ailleurs pour moi, il n’écrit pas de hard SF, mais une sorte de space opera gothique et grandiose. Le « Cycle des Inhibiteurs » – et Dieu sait que je déteste les auteurs de « cycles » qui cumulent des tonnes de pages à n’en plus finir jusqu’à explosion multilatérale du portefeuille – comprend quatre pavés (je dis bien des P A V É S) et un recueil de deux nouvelles, ce qui reste raisonnable, mais suffira à vous tenir occupés pendant pas mal de temps.

L’histoire, grossièrement, est assez convenue puisqu’elle peut se résumer à ces quelques mots : L’Humanité erre dans la galaxie, incapable de dépasser la vitesse de la lumière, ce qui ne l’empêche pas de se déverser sur un petit paquet de planètes. Forcément elle finit par trouver des traces de vies extraterrestres éteintes. Un peu mais pas beaucoup. En tout cas suffisamment pour que l’Humanité se croit assez maline pour bidouiller des machines et des trucs archéologiques aliens en toute sécurité. Manque de bol, quelque part dans la galaxie, bien planquée et bien discrète, une conscience s’est donnée la mission d’éradiquer toute forme de vie intelligente. Et tôt ou tard, ça finira par tourner au vinaigre pour les homo sapiens de l’espace. Le mec est gallois, né dans les années soixante et a commencé par lire Arthur Clarke et Isaac Asimov comme tout bon auteur de Science-Fiction qui se respecte. Non content de commencer à écrire des nouvelles très jeune et de poursuivre pendant pas mal de temps, il se met à faire des études supérieures de badass, genre compliquées, qui l’amènent à travailler pour l’Agence Spatiale Européenne (en plus de continuer à écrire). Jusqu’au jour où il décide de ne plus vivre que de son art (parce que quand on décroche un contrat d’un million de livres on entre automatiquement dans la cour des grands... si si).

Bon, toutes ces informations proviennent de sa page Wikipédia, donc sont soumises aux cautions de rigueur ; il paraîtrait même qu’il aurait déclaré « ne pas aimer beaucoup d’ouvrages publiés comme hard SF », ajoutant que « la plupart était des conneries réactionnaires et de droite ». Rien que pour ça, il mériterait le respect ! Surtout à l’heure où il est question de bidouillage politique pas très fin du côté du Prix Hugo. Au-delà de ça et du côté biographique, son œuvre est culte parce qu’elle est juste géniale. Si vous ne deviez lire qu’un seul de ses bouquins, ça serait « Chasm City - La Cité du Gouffre » qui est le deuxième de la série sur les Inhibiteurs. Ce roman a l’audacieuse particularité de pouvoir être lu indépendamment des autres. Mais surtout, l’intrigue est super bien ficelée... Non. Sérieux. C’est une histoire de malade. Déjà parce que ça commence comme un pur cauchemar : l’histoire d’un type parti pour une planète flambant neuve avec tout un paquet d’autres mecs avides de gloire, de richesse et de nouvelles opportunités. Au moment de leur réveil, après avoir passé genre soixante-dix ans le cul congelé, une voix pré-enregistrée sur le répondeur de leur vaisseau leur annonce que la planète en fait a été contaminée par un virus informatique qui s’attaque aussi aux implants électroniques des humains, et qu’on va les débarquer dans un bourbier pas possible où ils seront considérés comme des


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“ Tôt ou tard, ça finira par tourner

au vinaigre pour les homo sapiens de l’espace. ” boulets supplémentaires. En bas, c’est l’horreur façon Gaudi sous acide non-stop : les immeubles partent en sucette, enflent, gonflent, portent le coiffu tandis que quelques richissimes survivants se déplacent dans des cercueils mécaniques qui les préservent du contact avec le paysage contaminé. Ça c’est pour l’ambiance. Et c’est déjà énorme. Quand je disais que c’était gothique... J’ai d’ailleurs toujours pas trouvé d’autre adjectif pour la qualifier. Niveau scénar par contre, c’est au-delà de tout. Le personnage principal est déjà un peu louche dès le début. C’est le type de gars mandaté pour venir faire le ménage à l’autre bout de la galaxie. Le genre même de nettoyeur qui voyage léger et qui peut se débrouiller pour trouver un flingue avant même la sortie de l’aéroport. Il y a quelques cadavres dans les rues là où il va, et c’est pas toujours de sa faute. Il y a aussi des créatures exotiques (dans tous les sens du terme) et des truands qui trafiquent tous azimuts ainsi que cette espèce de mythe autour d’une figure légendaire de la planète. Un gars qui a guidé son peuple à travers les étoiles pour

fonder cette colonie chelou. Une espèce de Jésus-Christ manchot dont l’héritage court encore dans les rues de Chasm City (et dont le meilleur ami quand il était gosse était un... Oups ! J’ai failli spoiler !) Enfin, comme le nom l’indique, il y a un gouffre dans la ville. Si jamais l’aventure vous plait assez, je vous conseille vivement de lire les autres opus de la série qui, eux, se concentrent plus sur le fil principal des Inhibiteurs. D’abord de manière diffuse, puis de plus en plus à travers une archéologie de l’impossible. Des cathédrales rampantes, des vaisseaux gigantesques équipés d’armes extraterrestres insensées, des nageurs intrépides, des mecs vraiment prêts à tout pour explorer des labyrinthes maléfiques et toujours cette ambiance magistrale dans des environnements colossaux. Ne faites surtout pas l’impasse sur « Diamonds Dogs, Turquoise Days », le petit bouquin qui réunit deux nouvelles annexes mais incontournables de cet univers. p


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«Et tu connaîtras l’univers et les dieux» Jesse Jacobs, éditions Tanibis, 2014


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entre les Cases

LA GENÈSE RÉINVENTÉE EN ROSE

ET EN BLEU L’AVIS DE

Haalysse

Et tu connaîtras l’univers et les dieux est la première bande dessinée du canadien Jesse Jacobs traduite en français et diffusée sur l’hexagone par la maison d’édition Tanibis. L’auteur y revisite la création de l’univers et de la vie sur terre. Il réussit à aborder ce sujet de manière à la fois classique (dans l’opposition manichéenne qui sous-tend le scénario), mais aussi très originale (graphiquement). Guidé par son ton humoristique et la beauté des courbes de son dessin, Jesse Jacobs nous invite généreusement à la réflexion, au-delà de l’aspect brut et naïf que l’on pourrait attribuer à son œuvre.

Trois entités aux pouvoirs cosmiques puissants évoluent autour d’un maître pour lui présenter leurs créations. Il s’agit surtout de trouver de quoi s’occuper et de faire passer le temps. L’un de ces individus, Ablavar, semble plus attiré par la manipulation de matériaux simples comme ceux à base de carbone. Il crée alors un monde en constante expansion et peuple une des planètes d’êtres carbonés qui ne plaisent pas au chef de leur petit groupe. La mort dans l’âme, il détruit donc ces « dinosaures » et s’empresse de faire naître des sujets plus esthétiques, plus variés les uns par rapport aux autres, et avec un fort potentiel évolutif : les « ani-maux » comme les a nommés leur créateur. Jaloux de l’intérêt du maître pour ces créatures toutes douces et attachantes, Zantek pirate l’œuvre de son rival. Amoureux des structures froides et siliceuses et des fractales, il ne supporte pas l’idée de voir une création aussi basique avoir plus d’importance qu’une de ses œuvres sans vie. Il créé et détourne alors du « droit chemin » un couple d’humains en leur apprenant le goût du sang et la méchanceté. Le troisième personnage surpuissant de la bande dessinée, Blorax, observe passivement le combat astral qui se déroule sous ses yeux. À l’aide d’un scénario manichéen (la nature simple, brouillonne, innocente, contre la froideur siliceuse, la perfection mathématique et le cynisme), Jesse Jacobs nous propose une version absurde et décalée de la genèse. Il s’amuse avec de nombreux principes qui nous sont familiers – sans hélas les approfondir un temps soit peu : l’ordre et le désordre s’affrontent pour donner naissance à la vie, Cain et Abel se chamaillent sous nos yeux tandis que l’auteur dépeint une caricature – peut-être facile ? – de l’être humain en mettant en scène des ancêtres sales, dégoûtants, peureux et idiots.

Outre cette histoire à laquelle on pourrait être tenté de lui reprocher sa « simplicité », il y a surtout le dessin et l’univers graphique de Jesse Jacobs. L’auteur a fait le pari risqué de réaliser une BD toute de rose et de bleu. Les formes qu’il propose à nos yeux ébahis sont voluptueuses et dynamiques quand il le faut, froides et géométriques dans d’autres cas. L’on pourrait craindre ne pas réussir à pénétrer son univers bichrome, mais heureusement son coup de crayon arrive à lui donner vie et nous permet d’être enchanté par cette histoire, qu’il a sciemment souligner par un choix de couleurs complémentaires. Tout son propos semble se résumer par cette dualité primaire : rose contre bleu, Ablavar contre Zantek, la femme contre l’homme, les courbes contre les lignes, etc. p

Pour en savoir plus sur Jesse Jacobs et ses créations, n’hésitez pas à suivre son tumblr. Cet artiste est né au Nouveau-Brunswick (une province canadienne). Au-delà de ses œuvres atypiques, heureusement éditées par les éditions Tanibis, il dessine également des comics et son travail est régulièrement exposé dans des galeries. Son futur projet (que nous verrons prochainement en France !) s’intitule Honeymoon safari et présage lui aussi un univers et une histoire particuliers. Jesse Jacobs, c’est en effet des illustrations à la fois naïves et complexes, qu’on ne peut qu’adorer ou détester. Il ne semble pas y avoir de demi-mesure avec cet artiste ! http://onemillionmouths.tumblr.com/


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Carnet de Not e s DIABOLUS

IN MUSICA

«The pick of Destiny» Tenacious D, 2006

“ L’arrivée récente de l’électronique a donné

une nouvelle dimension à l’art de la composition. ”


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L’AVIS DE

Lepzulnag

La musique a nourri bien des passions. Elle a envoyé des hommes en prison, exalté les romances les plus sublimes, exprimé des tristesses et des joies aussi indicibles que débordantes. C’est un instrument qui agit directement sur l’âme humaine ; telle touche provoquera une irrésistible envie de danser, telle autre inspirera une profonde et douce mélancolie, une autre encore rendra ses victimes mal à l’aise et angoissées. Pour peu qu’elle se trouve entre des mains expertes, la musique est un langage qui possède de grands pouvoirs… Des pouvoirs qui ont sonné d’une façon fort alléchante aux oreilles du diable.

L’Église a longtemps cherché à contrôler ce qui devait se faire en matière d’art ou d’idées, et ce qui devait être censuré. À la fin du Moyen Âge, toute musique sacrée qui ne suivait pas les dogmes en vigueur était interdite. Ce fut notamment le cas du « triton ». Cet intervalle de musique particulier tire son nom du fait qu’il mesure exactement trois tons, soit un demi-octave (exemple : do-fa#). Il prit à cette époque-là le doux surnom de « Diabolus In Musica » : le diable dans la musique, car le son qu’il produisait était jugé « stressant », « désagréable à l’oreille ». De fait, cet accord du diable fut longtemps prohibé par l’Église. Témoignage de l’état d’esprit des grands pontifes de ce temps, le pape Jean XXII dénonça en 1325 (dans sa décrétale Docta Sanctorum Patrum), « certains disciples d’une nouvelle école, [qui] inventent des notes nouvelles, les préférant aux anciennes. Ils (…) brisent [l]es mélodies à coup de notes courtes. Ils (…) obscurcissent les pudiques ascensions et les retombées du plain-chant (...) ; ils enivrent les oreilles au lieu de les apaiser, (…) et, par tout cela, la dévotion qu’il aurait fallu rechercher est ridiculisée, et la corruption qu’il aurait fallu fuir est propagée. (…) Nous avons donc pensé, avec nos frères, que ces choses manquaient de règles : aussi hâtons-nous de les interdire, de les chasser même, d’en purger efficacement l’Église de Dieu. C’est pourquoi (…) nous ordonnons que personne désormais n’ose perpétrer de telles choses (…), particulièrement dans les heures canoniales et la célébration des messes. Si quelqu’un agit contrairement, il sera puni par l’autorité ». Il est amusant de constater que l’accord du triton, autrefois renié, a depuis été repris par de nombreux groupes de metal, comme Black Sabbath ou Slayer. Le fait même que le triton ait été interdit par le Vatican, devint une raison supplémentaire de l’utiliser ; à force d’avoir été si longtemps évité par l’Église, cet accord est devenu culturellement associé au Malin. Cependant, il se retrouve également dans d’autres genres, comme le jazz ou le classique. L’introduction de Purple Haze de Jimi Hendrix, est un intervalle de triton répété hypnotiquement. Dans le ballet L’oiseau de feu d’Igor Stravinsky, il est utilisé comme un leitmotiv associé au

personnage de l’Oiseau de feu. Dans les années 80, apparaissent le Black Metal (metal noir) et le Death Metal (metal de la mort), deux genres que l’on qualifie de « metal extrême ». Bien que l’accord du diable n’y ait pas forcément sa place, l’image de Satan en revanche est alors souvent utilisé comme outil de fascination : parfois en tant que maître de l’horreur, mais surtout parce qu’il représente l’affranchissement des règles morales, la libération des contraintes, l’acceptation du plaisir sous toutes ses formes. La plupart de ces groupes de métal, particulièrement florissants dans les régions scandinaves, se prétendent satanistes, bien que très peu le soient réellement. Cela permet de teinter leur réputation d’une aura de magie et de mystère, d’actes inavouables et de rituels secrets. Pour cela, le diable est leur meilleur allié. La musique a bien évolué au fil des âges. L’arrivée récente de l’électronique a donné une nouvelle dimension à l’art de la composition : la connaissance et la recherche des sons est devenu un aspect plus technique et ardu que dans le passé, mais qui offre un panel de possibilités d’une richesse incomparable. À l’instar de la technologie, notre culture aussi se transforme. Jean XXII, s’il était né à notre époque, serait-il devenu une star de rock ? Mozart aurait-il été féru de jazz ? Ce qui semblait laid autrefois, est maintenant apprécié. Aujourd’hui, l’art contemporain veut aller toujours plus loin, briser les conventions : on expose en musée des tableaux entièrement blancs, on compose des musiques de quatre minutes trentetrois secondes entièrement silencieuses. On cherche à séduire avec la laideur, à impressionner avec la maladresse ; mais cette maladresse, cette laideur, sont minutieusement façonnées. Si certaines de ces expériences peuvent paraître ridicules par leurs tâtonnements, leur simplicité, elles ne nous aident pas moins à ouvrir notre esprit, à pousser notre imagination vers le haut. À trouver que l’accord du diable, lorsqu’il est utilisé avec intelligence, est magnifique. Alors, on peut se poser la question : que sera la musique de demain ? Et surtout, quelle place Satan y occupera-t-il ? p


HORIZONS

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LA ZONE DU DEHORS

LA LIBRAIRIE-GALERIE-CAFÉ

QUI DÉCLOISONNE !

REPORTAGE DE

Aligby

Ouverte en mai 2015, la Zone du Dehors est un lieu atypique de Bordeaux. La Zone est plus qu’une simple librairie avec son espace d’exposition et son salon de café italien. Comme si cela ne suffisait pas à la rendre originale, la Zone du Dehors est tournée vers la sciencefiction, le fantastique ou la fantasy… mais son décor urbain est un hommage au street art et ses rayonnages sont cosmopolites. Résolument inclassable, voilà ce qui la définit : une librairie dans laquelle les frontières entre les genres, les classifications, les catégories sont dissoutes. Voyage dans la Zone du Dehors.

Référence explicite au titre de la première œuvre d’Alain Damasio qui s’est imposé comme l’un des grands auteurs de la littérature francophone de science-fiction, La Zone du Dehors est un nom qui porte avec lui des significations lourdes de sens. C’est que le roman d’anticipation n’est pas seulement un chef-d’œuvre d’écriture, il se veut être la suite philosophique de l’œuvre d’Orwell, profondément engagé et aux tendances anarchiques. Un engagement qu’assume Léo, l’un des deux associés – avec Ricardo – de la Zone du Dehors : « au début du roman, il y a un texte en italique qui est la profession de foi de La Zone du Dehors, et qui pourrait être la nôtre ».

Alain Damasio y décrit « l’assignation à personnalité » en cours sur Cerclon, une société totalitaire aux relents sociauxdémocrates installée sur un satellite de Saturne : « Confisquer le rapport à soi dans l’épaisseur d’un dossier jamais clos. Vous dire qui vous avez été. comment vous êtes. et qui vous devrez être. Non pas mutiler. non pas opprimer ou réprimer l’individu comme on le crie si naïvement : le fabriquer. Le produire de toute pièce. et pièce à pièce. Même pas ex nihilo : à partir de vous-même. de vos goûts. désirs et plaisirs ! Copie qu’on forme. tout simplement. Se libérer, ne croyez surtout pas que c’est être soi-même. C’est s’inventer comme un autre que soi. Autres matières : flux, fluides, flammes… Autres formes : métamorphose. Déchirez la gangue qui scande «vous êtes ceci», «vous êtes cela», «vous êtes…». Ne soyez rien : devenez sans cesse. L’intériorité est un piège. L’individu ? Une camisole. Soyez toujours pour vous-même votre dehors, le dehors de toute chose ». Un décloisonnement que met en œuvre La Zone du Dehors à travers un dépassement des genres littéraires mais aussi des pratiques artistiques. « Nous voulons que les gens veuillent sortir d’eux-mêmes », explique Léo. C’est pour ça qu’ici tout est mélangé. Entre la librairie, la galerie et l’espace de restauration, il n’y a pas de cloison. Les livres se retrouvent jusque dans le salon. Les évènements aussi se veulent variés. Des séances de jeu de rôle ont lieu certains dimanches, et la Zone du Dehors ne compte pas s’arrêter là : danse, cinéma, tout les intéresse. De nombreux débats sont prévus. La librairie a ainsi accueilli Marvin Surkin, l’auteur de «Detroit : pas d’accord pour crever», un ouvrage majeur sur la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires durant les années 1970.


47 Dans ce bordel organisé, rien d’incohérent cependant : La Zone du Dehors, c’est un peu le produit d’une génération. Un jour, celui qui était un mentor pour Léo lui a dit qu’il était un touche-à-tout et un bon à rien. Une sentence qui l’a marqué et qui a sans doute contribué à inspirer l’endroit. Ricardo, derrière le bar, approuve : « ça nous a rapproché ». Ici, on vit d’ailleurs avec son temps. Côté café italien, les produits sont issus de l’agriculture biologique. « Il y a une mode qui a permis d’avoir des produits bio facile d’accès. C’est mainstream, mais c’est aussi attendu », précise Léo. Et puis, Ricardo est convaincu par le bio depuis longtemps, bien avant que ce soit à la mode, « ça lui permet de bien connaître les produits ». La qualité est au rendez-vous : le tiramisu est une pure tuerie - la part généreuse, comme le prix (4€ !). Le plat du jour, franchement délicieux, coûte moins de 9€. Loin du cliché sur le bio qui coûte un bras. Côté galerie, que gère Jessica, on ne peut pas dire non plus qu’on soit dans le cloisonnement.

La Zone du Dehors | Librairie - Galerie - Café 68 cours Victor Hugo, 33000 Bordeaux

«La Zone du Dehors» Monsieur Simone, 2015

On y retrouvera des œuvres de street art ou plus généralement de culture pop. Une grande place sera faite tant à l’illustration qu’à l’art urbain. Bref, une galerie susceptible de plaire à tous, des plus fins connaisseurs aux derniers des néophytes. Le choix d’ouvrir une librairie-galerie-café correspond bien à Bordeaux qui a le vent en poupe mais dont les lieux culturels sont parfois un peu guindés. On pourrait croire qu’il faut de l’audace pour ouvrir un tel espace dans la ville où Mollat, la plus grande librairie indépendante de France, constitue une grande machine de guerre pour le commerce culturel. Mais à la Zone du Dehors, on est catégorique : le livre n’est pas mort et la librairie non plus ! Et puis, l’esprit geek-sexy correspond à la demande de nombreux habitants, jeunes, urbains et de culture pop. En tout cas, à Ter Aelis, on est conquis, et on pense qu’on a trouvé notre QG pour les futures rencontres bordelaises. p


Contact : aligby@gmail.com

www.ter-aelis.fr


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