Vers une généalogie des dispositifs d'images, par E. Mittmann, J-C. Royoux

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VERS UNE GÉNÉALOGIE DES DISPOSITIFS D’IMAGES Les « Demonstrationsräume » et le paradigme de l’usine 1

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Nous appelons dispositifs d’images, une catégorie d’objets dont l’émergence dans le milieu des avantgardes européennes du début du xxe siècle, est indissociable de la reformulation de la question de l’espace, en Allemagne, à la fin du xixe siècle. Celle-ci est au centre d’un vaste panorama de recherches qui va des lois mathématiques d’Herbert Minkowsky visant un dépassement de la description euclidienne de l’espace, aux découvertes d’Albert Einstein ou de la psychologie de la perception de Wilhelm Wundt au renouvellement de la définition de l’espace architectural dans les réflexions de l’historien d’art August Schmarsow. Face aux conceptions figées de l’historicisme qui conçoit l’architecture uniquement en termes bi-dimensionnels (ce que l’on appellera le « façadisme »), Schmarsow introduit le mouvement et la dynamique comme élément essentiel du discours architectural. Pour Schmarsow, contrairement à Gottfried Semper, le sens de l’architecture ne réside pas dans sa dimension constructive, ni dans sa matérialité, mais dans l’espace configuré. Dans sa conférence inaugurale à la chaire d’histoire de l’art de l’Université de Leipzig en 1893, Schmarsow insiste sur la sensation d’espace (Raumgefühl) comme facteur essentiel de la configuration de l’espace (Raumgestalterin). Reprenant à son compte les découvertes de la psychologie de la perception qui affirme le rôle central du corps humain, de sa motricité particulière et plus généralement de son organisation psycho – physiologique dans l’appréhension de l’espace, Schmarsow insiste sur le fait que c’est le spectateur qui crée la qualité particulière de l’espace architectural au moment même où il le parcourt.

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1. El Lissitzky

Proun 17 N, 1920

Le pavillon de Mies van der Rohe à l’Exposition Internationale de Barcelone en 1929, véritable espace de circulation entre des plans sans fonction porteuse, est une transposition architecturale emblématique de cette continuité spatiale parfaitement fluide, qui, selon les mots de Philip Johnson, « accentue le sens du mouvement »2 et transforme l’architecture en un pur espace d’exposition.

Mais au début des années 1920, c’est la peinture qui est le principal laboratoire expérimental du sentiment d’espace. Pour de nombreux artistes, et tout particulièrement pour les membres du groupe De Stijl, l’espace s’entend comme un éclatement du volume. L’exemple, cité par Moholy-Nagy, du cube dont les six faces se sont désolidarisées et flottent librement dans l’espace3, se retrouve à peu de chose prêt, aussi bien dans les premières réflexions de Theo Van Doesburg, la création de l’atelier d’Erich Buchholz en 1922, celles de Vilmos Huszar et Gerrit Rietveld en 1923 ou encore la « Vue éclatée d’une boite »4 de Piet Mondrian en 1926. Elles apparaissent comme autant de cabanes éclatées ou recomposées, soit exactement le type de configuration spatiale propre aux dispositifs de multi-projections que l’on retrouvera régulièrement tout au long de l’histoire contemporaine des dispositifs d’images. La redécouverte de l’axonométrie au début des années 1920 participe pleinement de ces interactions entre peinture et architecture, en renforçant la représentation de sa dimension immersive. El Lissitsky fut l’un des tout premiers à en avoir utilisé les potentialités et à avoir encouragé sa réactualisation dans le milieu des artistes et des architectes modernistes. Pour Milka Bliznakov, « la perspective axonométrique utilisé par Lissitzky pour reproduire clairement ses formes solides, neutralise toute orientation dominante et augmente leur mouvement dynamique potentiel ». 5 1923 est une année charnière pour cette redécouverte. Elle verra la parution de la vue axonométrique du bureau de Walter Gropius à Weimar par Herbert Bayer qui fait de l’enveloppe architecturale, avec tout ce qu’elle contient, un tout en interrelation, et la série des « contraconstructies » de Van Eesteren et Van Doesburg présentées à la galerie de L’Effort moderne à Paris6 dont on sait l’influence sur Le Corbusier, quant au rapport entre couleur et architecture. En 1919, à Vitebsk, El Lissitzky, membre fondateur avec son maître, Malévitch, de l’OUNOVIS

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Elke Mittmann, Jean-Christophe Royoux


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