"grand-mères" un projet d'Alexandre Fray, porteur acrobatique.

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L’acrobate et la grand-mère


La première fois que tu entres en maison de retraite, tout te saute à la gorge. L’odeur d’hôpital. Les blouses blanches qui s’égosillent à l’oreille des vieux. Le vocabulaire.

Elle pourrait être ta grand-mère.

Et puis tu t’habitues.

Elle est pensionnaire de maison de retraite.

La première fois que tu entres en maison de retraite, les soignants se demandent ce que tu fous là. Un acrobate en maison de retraite. Il va les faire voltiger ?

Tu es un vieil acrobate de 33 ans tous mouillés.

Et puis tu deviens un habitué.

Bientôt 15 ans qu’on te grimpe dessus, comme tu dis.

Alexandre Fray, l’acrobate, dans les couloirs de la résidence Marceline Desbordes, ça n’étonne (presque) plus personne.

Tu es porteur et tu parles plus souvent qu’à ton tour d’un âge où l’on n’aurait plus qu’à se laisser porter par le rythme des journées. Parce que le monde s’est rétréci, parce que le corps s’est rabougri, parce que l’envie fait place à l’ennui.

Mais le soir, régulièrement, tu te reposes la question. Qu’est ce que tu fous là ?

Elle s’appelle Adrienne, Lucienne, Yvette, Zélie, Elena, Modesta.

Tu es porteur, c’est ton métier.


Tu voudrais porter Adrienne, Lucienne, Yvette, Zélie, Elena, Modesta. Elle te résiste, au début. Elle a des petits soucis que tu ne connais pas. Des organes en vrac. Des scrupules. Elle n’a jamais accepté qu’on la porte. Jamais de toute sa vie. C’est pas maintenant qu’elle va commencer. Ou alors un tout petit peu, du bout des doigts de pied, pour te faire plaisir. Mais elle sent bien que son corps résiste, se fait lourd, comme toujours. Comme un poids mort. C’est comme ça. Tu es « un beau jeune homme gentil », tu ne brusques personne. Tu fais le dos rond, tu gagnes la confiance. De toutes façon tu ne penses pas qu’un corps qui joue les poids morts soit un poids mort, même si c’est un corps qui court vers l’échéance. A partir de là tu peux porter le poids des ans des un(e)s et des autres, ta colonne vertébrale n’a qu’à se tasser. Tu sembles avoir été formaté pour prendre soin, c’est comme ça. Tu te poses des tas de questions sur ce que ce prendre soin veut dire. Sur le pourquoi du porter. Sur la relation de confiance et dépendance. Sur le risque, sur le cirque. N’importe qui dirait que tu prends soin de ton corps, aussi. Sauf les médecins qui agitent le spectre du fauteuil roulant. On ne porte pas le poids du monde impunément. Surtout quand ce monde là fait des saltos arrière avant de te retomber sur le dos.


ZĂŠlie,


ZÊlie n’est pas une voltigeuse


Je ne veux pas embĂŞter personne. Je ne me suis jamais laissĂŠe porter.


Ben je fais comme les autres, quand même. J’essaie.


Adrienne,


Adrienne est une comĂŠdienne


- Ne me faites pas rire - Je ne suis pas un clown, je suis un acrobate


J’étais suspendue. Qu’est-ce qu’il faut pas faire !


Micheline,


Micheline est une hĂŠroine de film muet


...


...


Tu veux porter Adrienne, Lucienne, Yvette, Zélie, Elena, Modesta. Comprendre la fille, la sœur, la femme, la mère qu’elle a été avant de passer grand-mère. Comprendre comment on porte le poids des ans quand on s’est déjà mesuré au poids du monde avec un grand M, dans la durée avec un grand D. D’une certaine façon, tu supportes aussi le poids des ans qui est le tien. Tu n’as pas encore 80 ans mais tu n’as plus 20 ans. Tu as passé depuis longtemps cet âge d’or du corps, celui qui augure d’un long déclin organique plus ou moins perceptible. A partir de là, on est tous sur la pente de l’inéluctable, après 18-20 ans. Mais tu fais du cirque, tu tutoies les limites des possibles, tu crois au corps qui se bât, pour maintenir le plus longtemps possible l’éventail de ses possibles personnels. Tes vertèbres ont sans doute plus que 33 ans, mais tu es encore fringuant.


Modesta,


Modesta est une ballerine


Vous allez faire vos jeux, lĂ ?


C’est la première fois de ma vie que je suis portée par un homme.. Faut que ça se fasse à 91 ans !


Yvette,


Yvette est une cascadeuse


- Yvette, c’est quoi cette histoire de portés ? - J’en parle pas, c’est professionnel.


Non, ça va, j’ai jamais peur.


Lucienne,


Lucienne est une bonimenteuse


Ca va, madame ? Ca va monsieur ?


Ah ben oui, moi รงa va toujours bien !


Tu es un vieil acrobate et un beau jeune homme gentil. Tu ouvres à Adrienne, Lucienne, Yvette, Zélie, Elena, Modesta, un répertoire de gestes qu’elles ne croyaient plus vraiment envisageable. Qui ne le sera peut être pas longtemps. C’est comme ça. Tant qu’il y a du possible pour elles, tu crois qu’il doit rester ouvert. Si modeste soit-il. Le plus petit geste a parfois des allures d’effort hors du commun, ici. Et de joyeuse victoire.


Daniel,


Daniel est un ĂŠquilibriste


Là c’est pas pareil. Parce que j’ai confiance en lui.


On a l’impression qu’on va s’en aller. Quand j’étais sur ton dos, je pensais que j’allais partir…


Helena,


Helena est une coureuse de fond


Helena, elle veut toujours partir...


J’ai fait des piqûres spéciales pour marcher vite.


Augusta,


Augusta est une conquĂŠrante


Les acrobates....Avant ils faisaient des pirouettes, ça allait....Maintenant vous voyez pas les hauteurs qu’ils font ?!


Le matin, dans mon lit, je fais de la gymnastique.


Tu vas finir par porter Adrienne, Lucienne, Yvette, Zélie, Elena, Modesta. D’une façon ou d’une autre. Après avoir appris à les apprivoiser, petit pas par petit pas. Tu perches Yvette sur ton épaule. Tu soulèves Adrienne « en mariée ». Tu assois Lucienne sur tes genoux. Tu décolles Elena ou Zélie du sol, en les attrapant à bras le corps. Tu fais grimper Modesta debout sur tes cuisses. Et puis il y a les « grands-pères ». Tu allonges Albert sur ton dos, tu balades Daniel à Califourchon. Le grand Daniel, 1m90, et une confiance désormais aveugle en ta puissance. Au départ, Adrienne s’est un peu fait prier, avant de se laisser porter en mariée. Puis elle l’a raconté à qui voulait l’entendre. Tu es le beau jeune homme gentil qui l’a « montée » dans les airs, et qui a fait grimper Yvette sur la table. Tu notes que les grand-mères - voire arrière -, font partie des rares femmes ici-bas qui apprécient encore les « jeunes hommes gentils ». Elles te laissent faire. Et voudraient bien des photos souvenirs, à afficher dans leur chambre. Elles te montrent leurs pêle-mêle, leurs petits autels personnels. Elles te présentent aux aides-soignantes.


Andréa


Andréa est une athlète


Souvent je m’entraÎne en chantant une symphonie de Bach. Parfois je veux aller trop fort.


Il y a quelque temps, je ne savais pas faire ce mouvement-lĂ


Albert,


Albert est un danseur de claquettes


J’ai horreur d’être pris en photo.


LĂ je me laisse aller...


Pour Adrienne, Lucienne, Yvette, Zélie, Elena, Modesta, Albert, Daniel, tu es « le prof de gym », « l’acrobate », peut-être bientôt le metteur en scène. Il faut dire que quand tu ne les portes pas, tu fais les marcher, sauter, bouger entre cour et jardin. Dans l’écrin d’un espace pendrillonné. Entrer, s’immobiliser face public, sortir. Avec ou sans chaise, fauteuil, déambulateur. Et c’est déjà tout un cirque, derrière les coulisses de velours noir. Les prémices d’un petit théâtre physique, en maison de retraite.


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