Standard n°29

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La nouvelle Essence de Joie




* SI VOUS N'ÊTES PAS SATISFAIT, N'HÉSITEZ PAS À CHANGER DE PARTENAIRE



Numéro 29

Matière grise

DOSSIER

Série de mode Workaholic Mode Thom Browne p. 66

p. 58

Série de mode Pause clope p. 72 Etude Mlle Jeanne, un cœur simple p. 82 Autoportrait Le bureau de Standard p. 86 Interview fiction Super secrétaires p. 88 Entretien BD Ivan Brunetti p. 92

Table des matières

Portfolio photo

Anouk Kruithof p. 94 Littérature Gonçalo M. Tavares p. 100 Featuring Alex D. Jestaire p. 103 Série de mode If you hassle me, I will

Matière brute

Matière vivante

Lifestyle

Société Trop chou la mishu p. 118 Psychologie Sabrina Bellahcene p. 120

musique & mode

Bref

Portfolio dessin

Interviews p. 18

« "Meuuuh" est une belle basse... »

Alice Lewis cinéma

p. 26

« On a tous peur d’aimer. »

Niels Schneider

p. 36

Consommons pendant qu’il est encore temps Voyage

p. 44

Au Pérou

cinéma

Environnement

Rebecca Zlotowski & Léa Seydoux

Antif**ding

p. 28

« La vitesse, le danger, la fugue. » mode

p. 32

« J'adorerais avoir du temps pour les croisières. »

Henrik Vibskov

page

10

p. 52

Les larmes de la jungle p. 5

Diététique du poker

hassle you p. 104

p. 122

Aurélien Arnaud (PNTS) Musique Secrétariat p. 126 Emploi Pénibilité p. 128 Réseau social My Boss p. 130 Série de mode Sous l'emprise

du pouvoir p. 132

Cinéma Karin Viard p. 146 Hollywood Dactylo profile p. 148 Télévision Mad Men p. 152 Série de mode Lady Tertiaire p. 156 Beauté Personal BD Cabot p. 166

assistant p. 164


*

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Numéro 29

Table des matières (suite)

Matière première

CE QUI SORT

p. 172 Fix Me, Banksy, Armadillo, Festival de Toronto, Brune/ Blonde + DVD Carte blanche à Stanislav Stanojevic Pellicules – Cinéma

p. 180 Eric Mangion, Matt Mullican, Roman Ondák, Roman Opalka, La chronique d'Eric Troncy Carte blanche à Olivier Babin Palettes – Art

p. 190 Minna Parikka, Cosmétique, Sara Ziff, Shopping à Paris Carte blanche à Vincent Schoepfer Paillettes – Mode & design

Claro, Tom Robbins, David Foster Wallace, Thomas HeamsOgus, Pauline Klein, Erwan Larher, Charles Burns, Dan Clowes, Carver, Reverdy Carte blanche à Tristan Garcia Papiers – Littérature

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12

p. 198

p. 208 Arlette Chabot, Breaking Bad Carte blanche à Mathilde Serrell Paraboles – Médias

p. 216 Mafia 2, Dead Rising 2, Lara Croft, Metroïd Other M, Shank, Dragon Quest 9, Alexandre Aja Carte blanche à Fabien Delpiano Players – Jeux vidéo

p. 222 Alain Platel, Philippe Ménard, Gisèle Vienne, Alain Buffard, Patrice Chéreau Carte blanche à Anne James Chaton Planches – Théâtre

p. 226 Of Montreal, Pierre Gambini, Black Angels, Devin The Dude, PVT, Zombie Zombie, Villette Sonique, Solange la frange Carte blanche à Flairs Platines – Musique

Matière recyclable

Vieux génie  p. 238 Koji Wakamatsu cinéma

Septuagénaire en colère pics – le jour, la nuit, la vie

Diane Pernet abonnement

p. 193

p. 236


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... Je suis ton obsession


Editorial

Erotisme & grosses lunettes « Sur le tableau qu’il avait fait de lui, le père de Jed, debout sur une estrade au milieu d’une cinquantaine d’employés que comptait son entreprise, levait son verre avec un sourire douloureux. Le pot de départ avait lieu dans l’open space de son cabinet d’architectes, une grande salle aux murs blancs de trente mètres sur vingt, éclairée par une verrière, où alternaient les postes de conception informatique et les tables à tréteaux supportant les maquettes en volume des projets en cours. Le gros de l’assistance était composé de jeunes gens au physique de nerds – les concepteurs 3D. » Michel Houellebecq, La Carte et le territoire.

Les jeunes gens de l’entreprise Standard n’ont pas (tous) des physiques de nerds. Le terme employés serait même, à notre sujet, inexact : ce sont des écrivains, des stylistes, des reporters ou des photographes qui bossent en extra, parfois sur leur lieu de travail, parfois de chez eux – ayant choisi la vie d’artiste ou le home journalisme, détachés pour la plupart des contraintes hiérarchiques – appartenant pourtant à cette rédaction, à cet esprit qui nous lie, notre idée de la presse en tant qu’aéroport vers le dehors, les sociétés, la culture, la mode – les petites

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mains d’une intelligence qu'on espère élégante. A priori, nous ne sommes pas les mieux placés pour évoquer le mal-être du tertiaire, les sourires douloureux des pots de départ et le bourrage papier dans la machine (nous n’avons pas de photocopieuse, par exemple). Alors comme toujours, nous avons pris le chemin de traverse : pour causer vie de bureau, quoi de plus coquin, central, stratégique, que les secrétaires ? Figures en mutation – on dit désormais assistantes de direction ou, pour les frimeuses, office managers – indispensables à toute organisation, les secrétaires occupent un imaginaire charmant, entre érotisme à grosses lunettes et soumission rigoureuse aux secrets à taire, symptomatiques d’un univers que, par chance, nous ne connaissons que de loin : le ténébreux monde de l’entreprise. Et pour les plus curieux, nos bureaux à nous sont malicieusement reproduits p. 86. — Richard Gaitet Mademoiselle Harris, vous me taperez cet édito avant dix-sept heures. Et dites à ma femme que je serai chez les Draper en début de soirée. Merci. A demain.



Who’s who

69 rue des Rigoles, F-75020 Paris T + 33 1 43 57 14 63

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Magali Aubert & Richard Gaitet

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Nadia Ahmane, Laure Alazet, Eva Anastasiu, Olivier Babin, Gilles Baume, Julien Blanc-Gras, Timothée Chaillou, Anne James Chaton, Eléonore Colin, Elise Costa, Antoine Couder, Alex D. Jestaire, Fabien Delpiano, JeanEmmanuel Deluxe, Flairs, Tristan Garcia, Bertrand Guillot, Guillaume Jan, Noel Lawrence, Eric Le Bot, Aurélien Lemant, Mauve Leroy, AnneSophie Meyer, Wilfried Paris, Marjorie Philibert, Nicolas Roux, Mathilde Serrell, Vincent Schoepfer, Stanislav Stanojevic, Eric Troncy, Elisa Tudor, Julien Welter

multimédias

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direction artistique

David Garchey mode

Consultant Olivier Mulin beauté

Lucille Gauthier musique

Timothée Barrière cinéma

Alex Masson théâtre

Mélanie Alves De Sousa Patricia Maincent François Grelet & Benjamin Rozovas livres

François Perrin

Vava Dudu, Sébastien Goepfert, Olivier Mulin, Eve Prangey, JeanMarc Rabemila, Emely Skjelbred

coordination mode et marketing

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David Herman iconographie

Caroline de Greef

secrétariat de rédaction

Perrine Benchehida

assistante de rédaction

Camille Charton

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Fashion & Culture Presse 25 rue Palestro F-75002 Paris T + 33 1 42 33 20 91 F + 33 1 47 42 01 78 fcpresse.com

Fabrice Criscuolo fabrice@fcpresse.com M + 33 6 60 91 79 56

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Arnaud Carpentier arnaud@fcpresse.com M + 33 6 77 13 99 20 M + 33 6 77 13 99 20

Blaise Arnold, Alex Bertone, Clayton Burkhart,Caroline de Greef, Ioulex, Anouk Kruithof, Yannick Labrousse, Matthieu Lavanchy, Shayne Laverdière, Renaud Monfourny, Margot Montigny, Véronique Pêcheux, Tom[ts74], Tom van Schelven, Natalie Weiss illustration

Aurélien Arnaud (PNTS), Sylvain Cabot, Denis Carrier (PNTS), Elsa Caux, Marie-Laure Cruschi, Thomas Dircks, Hélène Georget, Romain Lambert-Louis remerciements

Adeline Grais-Cernea, Ilanit Illouz, Gaspard Koenig, Fanny Rognone (à vie), Yannick Sutter, Alexis Tain, Vanessa Titzé

en couverture

Photographie et réalisation : Véronique Pêcheux & Simon Renaud

Directrice de la publication Magali Aubert. Standard est édité par Faites le zéro, SARL au capital de 10 000 euros, 17 rue Godefroy Cavaignac 75011 Paris et imprimé par Imprimerie de Champagne, rue de l'Etoile de Langres, 52200 Langres Trimestriel. CP1112K83033. N°ISSN 1636-4511. Dépôt légal à parution. Standard magazine décline toute responsabilité quant aux manuscrits et photos qui lui sont envoyés. Les articles publiés n’engagent que la responsabilité de leurs auteurs. Tous droits de reproduction réservés. ©2010 Standard. page

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EU ROZOOM présente

N LE JOU RNA L VÉRITÉ D' U TOP MODEL

un fi lm de RA ZIFF OLE SCHELL & SA

AU CINÉMA LE 20 OCTOB RE


mode & musique

« Le «meuuuh» de la vache fait une très belle basse... »

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interview

Le premier disque d’Alice Lewis agite des images fantasmagoriques animées d’immersions sonores, d’esquisses animalières et de dérives orientales.

costume et chemise Paul&Joe gant Lacoste kepi et gun joujou Model's own gros nonos Sissi Holleis-Sweat Shop bretelles Boy et cravate en ceinture vintage

photographie Tom van Schelven stylisme Vava Dudu coiffure Bénédicte Cazau-Beyret maquillage Hugo Villard remerciements Sweatshop, rue Lucien Sampaix, Paris 10e

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mode & musique

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alice lewis

entretien Timothée BarrièreCette conversation joyeusement digressive commence chez Alice elle-même, près des Buttes-Chaumont, devant des asperges et ses magnifiques dessins d’animaux enchevêtrés, se prolonge dans un bus puis dans le jardin secret de l’église orthodoxe Saint-Serge, 75 rue de Crimée, pour se terminer dans l’une des meilleures pâtisseries de Paris, chez Véronique Mauclerc, quatre numéros impairs plus haut, pour deux tartes à l’abricot. D’où tiens-tu cette fascination pour le bestiaire ? Alice Lewis : C’est amusant, robe tube et gant c’est exactement la question Lacoste qu’on me posait quand j’étais Page de gauche : aux Beaux-arts de Cergy. robe tube Lacoste A l’époque, je ne faisais que des toucan Stephanie sculptures d’animaux. C’était Coudert pelote Sweat pour parler du corps tout court, Shop bracelet Model's mais c’était plus simple de le own transposer à l’animal, car sa bottes Vava Duduprésence physique était plus Fabrice Lorrain importante. Cela témoigne d’une fascination pour le vivant en dehors du langage. Qui pourrais-tu citer comme modèle ? En ce moment je suis assez fascinée par Rachilde [18601953], l’une des premières auteurs françaises à tenter de changer les rapports homme-femme dans la société patriarcale et hyperbourgeoise du XIXe siècle, à penser l’inversion des genres. Malgré son éducation de fille d’officier, elle a été la première à s’habiller en homme. J’adore ses prises de positions féministes, mais également ses romans fantaisistes, qui donnent une large part à la nature et aux mythes, comme dans Le Théâtre des bêtes pour amuser les petits enfants d’esprit [1926]. A travers les mésaventures « de la chauve-souris qui n’aime pas les épinards » ou de « l’abeille sauvée par une jeune femme », elle raconte énormément de choses... A quel moment as-tu préféré la chanson aux arts plastiques ? Aux Beaux-arts, je chantais du jazz dans les couloirs du bâtiment de Claude Vasconi et ça résonnait énormément. L’une de mes profs, Sylvie Blocher, m’a conseillé de devenir chanteuse. Même si je n’y croyais pas une seule seconde, elle m’a demandé de faire

deux chansons pour son atelier. Je me suis lancée et j’ai adapté un texte tiré de Lewis Carroll, The Long Tail. C’est là que tu as trouvé ton pseudo ? Oui, mais c’est ma sœur qui me l’a soufflé. Ensuite, j’ai essayé plein de bandes sonores avec des bruits d’animaux. Le « meuuuh » de la vache fait une très belle basse... Finalement, à force de chanter, je me suis rendu compte que je n’avais pas besoin de faire des sculptures. C’était pour extérioriser mon corps, alors que chanter, c’était le récupérer. Pourquoi préférer la pop à, disons, un style plus proche de Laurie Anderson ? Mes premiers morceaux étaient beaucoup plus (Suite page 24) page

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musique & mode

veste 4 couleurs, robe tube et gant Lacoste collier Alice Lewis Page de droite : pull Sex Pistols tricotÊ main David Television

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alice lewis

« Je rêve souvent que je cuisine des cupcakes avec des cosmétiques et que ça donne un résultat dégueulasse. » Alice Lewis

Le disque

Mélancolie sensuelle Quand le premier album d’Alison Goldfrapp, Felt Mountain, est sorti en 2000, Alice Lewis se souvient des coups de fils de quelques amis éperdus : en substance, Alison avait le son d’Alice. A l’écoute de No one knows we’re here, ce n’est pas totalement un contresens. Les deux chanteuses partagent un même timbre, une même idée de la mélancolie sensuelle, des références communes (de Kate Bush à John Barry), voire un passé de choristes de luxe (Tricky pour Alison, Sébastien Tellier pour Alice). Mais avec la Parisienne, il faut se méfier des évidences et prêter attention aux détours, aux digressions.

Constamment en équilibres fragiles, ils font le charme de ce premier album, deux ans après sa participation à la bande-originale du Renard et l’enfant [Luc Jacquet, 2007] Comme lorsqu’elle déploie ses meilleures performances vocales en s’appuyant sur un riff Bontempi qui ne semblait pas payer de mine (Star Cigar), lorsqu’elle rehausse d’une pointe de cithare chinoise et sinueuse une pop song romantique noyée dans ses vapeurs eighties (The Angel) ou lorsqu’elle conclut un morceau en entrechoquant sirènes, claps et harmonies enfantines (Parachutes).

Ces détours ne sont jamais le fruit du hasard : ils parachèvent ses scénarios fantasmagoriques et leur donne du sens, comme les cordes « houleuses » d’Hiding Underwater. Dorénavant, tout le monde sait qu’elle est là. — T. B. No one knows we’re here Naïve Live! Le 9 octobre à Strasbourg, le 20 à Tourcoing, le 23 à Rennes, le 24 à Paris, le 29 à Nantes et le 30 à Brest.

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musique & mode

« sensations physiques immédiates. » Alice Lewis

(Suite de la page 21) expérimentaux, je me suis « popifiée » au cours du temps. Pas par hasard : j’ai été marquée par une installation de l’Anglais Tony Cragg à Beaubourg. Il y avait un piano droit et une chaise recouverts de crochets auxquels étaient accrochés plein de matières différentes, on avait l’impression que les objets étaient malades, comme s’il y avait une transposition du corps à l’objet. Ça m’a vraiment donné des sensations physiques immédiates que je veux essayer de retranscrire en chanson : le format pop s’impose donc. Quel a été l’apport du producteur Ian Caple (Tindersticks) dans ce processus ? La première chose qu’il m’ait dite en écoutant les morceaux, c’est « take away all the cosmetics! ». Il a enlevé les effets inutiles et m’a obligée à me concentrer. C’est amusant parce que pendant l’enregistrement, je faisais régulièrement un rêve où je cuisinais des cupcakes avec des cosmétiques et ça donnait un résultat assez dégueulasse. Si bien que dans le rêve, je reprenais ma recette en utilisant de vrais ingrédients et c’était délicieux ! La part onirique est très présente sur l’album ? Oui. J’essaie surtout de raconter des mini-fictions. Dans Hiding Underwater, on suit une fille qui en a marre d’entendre son téléphone sonner. J’ai imaginé page

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que tout le monde lançait son portable dans la mer et que cette fille se cachait elle-même au fond de l’océan, en attendant le bon moment pour refaire surface. Mais des messages s’échappent chemise et du téléphone et remontent dans des bulles. Alors pantalon Paul&Joe elle gobe les bulles, pleins de mots s’agitent dans bretelles Boy vintage sa poitrine et quand elle ressort de l’eau, ça donne une « lovely cacophonie » ! L’arrangement de cordes Page de droite : sur ce morceau, joué par le quatuor à cordes des t-shirt, perfecto Levi's Tindersticks, est d’ailleurs assez merveilleux. pantalon Sophia On dirait des vagues... On trouve également des influences chinoises, parKokosalaki épaulette Stephanie Coudert exemple sur Magical Mountain. Celle-là, c’est l’histoire d’un personnage féminin qui chaîne goutte H&M erre dans les plaines en fantôme et va à la montagne bracelet & montre Model's own coiffe magique pour enterrer son sentiment amoureux, Aymeric Bergada en espérant qu’il refleurira. Tout ça est inspiré par la mythologie chinoise, qui, bizarrement, est ancrée du Cadet en moi depuis l’enfance. Petite, j’ai regardé en boucle un dessin animé chinois de 1966, Sun Wu Kong contre l’Empire céleste, en fait un extrait de Monkey, a journey to the West [grand roman fantastique de Wu Cheng’en, 1500-1582]. Et oui, je connaissais depuis les années 80, bien avant l’opéra pop de Damon Albarn ! C’est pour cela que tu es allée en Chine ? En fait, je suis allée en Chine rejoindre une amie qui faisait une thèse sur « la sémantique de l’Opéra de Pékin » et j’ai vécu deux mois dans l’école officielle de l’Opéra. C’était complètement dingue. Je connaissais cette musique depuis toute petite et j’ai eu très envie d’en savoir plus. Je me suis acheté des CDs et j’ai même pris des cours de chant avec une femme qui avait joué dans les opéras communistes et classiques. Plus tard, à Taïwan, j’ai découvert la cithare chinoise : c’était tellement beau, comme le clapotis de la mer, que j’en ai aussi pris quelques leçons ! De toute façon, j’ai toujours besoin d’entendre des sons qui m’étonnent pour ne pas sombrer dans l’ennui ! —


alice lewis

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cinéma

Niels Schneider L’insaisissable angelot sexy des Amours imaginaires de Xavier Dolan tourne à Montréal, court les festivals d’Europe et clôt ses mails d’expressions quebécoises aussi belles que lui : « Reviens-moi pour me dire si ça va ».


interview

entretien Magali Aubert photographie Shayne Laverdière pour Studio 136

Né à Paris, tu es arrivé à Montréal en 96, à 9 ans. Tes parents comédiens avaient trouvé du boulot là-bas ? Niels Schneider : Non en fait je crois qu’ils étaient en pleine crise de la quarantaine. Ils ont décidé d’y passer un ou deux ans. Le charme québécois a fait son effet, ils ont repoussé leur retour. Ça fait quand même quinze ans ! A t’écouter, l’accent ne s’attrape pas à la naissance ! Je l’ai pris comme une éponge, mais mes parents n’étaient pas très fans et je me faisais corriger sans arrêt, donc je l’ai perdu. C’est quand j’ai commencé les auditions et que je me faisais dire « Dommage que t’aies l’accent français, tu aurais été parfait ! » que je l’ai repris volontairement. Est-ce important d’avoir commencé par le théâtre ? J’ai commencé en faisant du théâtre amateur, je ne suis pas un « acteur de théâtre », malgré ce que dit monsieur Wikipedia ! Mais oui, cela amène à une réflexion plus riche que le cinéma. Tu dis ne pas être aussi ambigu que ton personnage. Que dis-tu à une fille qui s’amourache ? Haha ! Si je suis célibataire et que le sentiment est réciproque je plonge avec elle ! Sinon je mets les cartes

« Si tu croises Natalie Portman, tu lui diras qu’elle et moi, c’est mort ! » sur table. C’est un mal nécessaire pour ne pas créer de fausses illusions. Et à un garçon ? Je ne me suis jamais retrouvé dans cette situation. J’ai des amis gays, ils savent que je suis hétéro donc ne sont jamais dans un rapport de séduction. Etre franc, c’est bien mais comment garder du mystère ? Ça ne veut pas dire se mettre à nu devant le premier venu ! Le sujet aimant n’est jamais totalement franc

car on a tous peur d’aimer. On se cache souvent derrière un masque de personne indépendante. Tu es célibataire ? C’est ce que j’écris à côté de état civil. Ta situation sentimentale la plus difficile à gérer ? A 12 ans j’ai écrit une lettre d’amour passionnée à Natalie Portman. Elle n’a jamais répondu et je ne l’ai toujours pas digéré. Si tu la croises tu lui diras qu’elle et moi, c’est mort ! Tu dis qu’un acteur est mûr à 35 ans. Quel est le rôle d’apogée qu’on pourrait t’offrir dans 12 ans ? Il y a des rôles incroyables bien avant aussi ! Celui qui m’a le plus marqué est Mike Waters (River Phoenix) dans My Own Private Idaho [Gus Van Sant, 1991]. Il avait 22 ans. Il y a aussi des acteurs extraordinaires jeunes qui vieillissent mal. De toutes façons, je n’ai pas une vision carriériste. Quand un personnage exceptionnel me tombera dessus, je ne me dirai pas : « Me voici à l’apogée de ma carrière. » mais : « Voilà le personnage que j’attendais depuis toujours. » Qu’aimerais-tu jouer ? Si je savais, je l’écrirais moi même ! En ce moment, j’ai envie de personnages physiques, écorchés vifs, qui ne maîtrisent plus leur vie. Beaux et moches à la fois. Sur un ton plus léger, hier j’ai visionné 500 days of summer (500 jours ensemble en vf) [Marc Webb, 2007] avec Joseph Gordon-Levitt (qui était extraordinaire dans Misterious Skin d’Araki [2005]). C’est une excellente comédie romantique. Et un rôle que j’aurais beaucoup aimé. Avec quels réalisateurs ? Denis Villeneuve, Denis Côté, Jean-Marc Vallée, Yves Christian Fournier pour le Québec ; pour la France, Romain Gavras, Christophe Honoré, Bernard Bellefroid, Jacques Audiard, François Ozon, Abdellatif Kechiche, Mia Hansen LØve, Arnaud Desplechin, Christophe Charrier, Michel Gondry… La liste est longue ! Qu’est-ce que ça te fait d’être le sosie blond de quelqu’un ? Je ne vois absolument pas à qui tu fais référence... ! C’est ça ! Es-tu proche de Louis Garrel ? Non on s’est parlé deux fois, sur le tournage à Montréal et à Cannes. Chic type. — Les Amours imaginaires En salles


cinéma

Léa Seydoux & Rebecca Zlotowski Miraculeux récit d’une course aux sensations chez une ado remuée par la mort et les motos, Belle épine, premier film, pique le cœur. Contrôle technique avec la comédienne Léa Seydoux et la réalisatrice Rebecca Zlotowski. Entretien richard gaitet photographie Caroline de Greef

Terrasse des Archives, le Marais, lundi 19h. Léa traverse la rue, perfecto-chemise à carreaux, lunettes teintées, commande un Coca Light. Du rosé pour Rebecca qui, en avance, bossait sur son Mac. Au début de Belle épine, Léa marche dans l’appartement familial et des draps recouvrent certains murs. Il y a quoi, dessous ? Léa Seydoux : Good question! Rebecca Zlotowski : Des miroirs. Dans la tradition juive ashkénaze, quand on perd quelqu’un, on les recouvre d’un drap car on suppose, c’est inquiétant, que les reflets des morts y sont toujours. Je trouve ça gracieux, même si c’est volontairement obscur à l’écran. Le film, situé à la fin des années 70, joue du contraste entre une famille où la religion est très présente et le milieu des motards de Rungis. Deux expériences personnelles ? Rebecca : Je viens d’une famille juive traditionnelle, mais

Vous savez conduire une moto ? Rebecca : Parfaitement pas – j’ai eu plusieurs accidents de scooters, je n’ai même pas le permis voiture et je sais à peine conduire un vélo. C’est pour ça qu’on fait des films. L’héroïne culpabilise de ne rien ressentir à la mort de sa mère. Comment se placer dans cette émotion ? Léa : Elle ne culpabilise pas, elle est hors de la conscience d’ellemême. Et pour être actrice, justement, il ne faut pas se regarder, tout en contrôlant le jeu. Rebecca : Je traite le deuil de manière très secrète. Le sujet, c’est une fille qui expérimente des sons, des perceptions, qui a envie d’émotions transgressives. C’est un soldat, très volontaire. Léa : Ça fait partie de moi, ça. Je suis comme ça sur un tournage et mes personnages le sont souvent. Acharnés. [Se saisissant du dictaphone comme d’un micro] Rebecca, j’ai une question : la première version du scénario était très différente de celle utilisée sur le tournage. Au tout début, comment tu l’imaginais, cette nana ? Rebecca : Je pensais à Jodie Foster, celle de Taxi Driver [Martin Scorsese, 1976], Foxes [Adrian Lyne, 1980], Hôtel Hew Hampshire [Tony Richardson, 1984]. Une ado presque adulte avec un corps à saisir, une sexualité qui existe sans qu’on en parle et le sens des responsabilités – pas naïve. Il a même été question de lui proposer de jouer le fantôme de la mère… Le scénario de Belle épine a moins d’intérêt que sa mise en scène, son application. Et Prudence Friedmann, le personnage, naît aussi de Léa, que je vois sans innocence, froide comme la beauté et dure comme la mort. Léa : Rebecca m’a fait lire Les Souffrances du Jeune Werther [1774] ou le Journal de Deuil de Roland Barthes [1979] et montré A Swedish Love Story de Roy Andersson [1970], tragique et sombre mais traversé par la vitesse et le désir. C’est un peu

« Mon cœur n’appartient pas à cette génération. » (Léa Seydoux)

le circuit de Rungis [1974-1978] n’existait plus quand je suis née ; je l’ai fantasmé. En revanche j’ai connu les « concent’ », les concentrations de motards, au Parc Floral ou à la Bastille, parce que mon père fait de la moto – un homme très petit perché sur d’immenses cylindrées, genre BMW 750. L’odeur de son cuir, le bruit de son pas dans l’escalier… ça fait partie de mon érotique. Réinstaller le circuit me permettait d’enregistrer un rapport à la vitesse, au danger, à la fugue et à la mort. C’est un vrai sujet de cinéma. page

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interview

Froncez jeunesse Le film

« Quelle est la distance entre un événement et son impact ? » Prudence Friedmann a 17 ans et ne mesure pas (encore) l’événement qui vient de frapper son existence et que le spectateur intègre, par touches, au fil d’un sensible récit : sa mère est morte il y a seize jours. Autour, un père absent, une sœur en vrac et une cousine (Anaïs Demoustier, impec’, voir Standard n°23) qui lui reproche de ne pas souffrir, pas

Belle épine, en salles le 10 novembre.

assez – de ne pas l’aimer, sa mère morte, pas assez. Alors Prudence est imprudente. Dans sa banlieue parisienne temporellement floue – pour aller vite, 1978/1983 –, elle suit sa copine cool (Agathe Schlencker, beau caractère) vers l’asphalte de Rungis, zoné par des loulous-motards cuir-bandana qui vont lui donner de la gomme des vibrations des baisers des disputes et du sexe au petit jour dans des chambres froides

ou des hôtels miteux. Sans remords, Prudence vit. L’initiation transgressive, le deuil à digérer… Tout est illuminé : la mise en scène, les dialogues, le soin porté aux fringues et aux objets, et, foncez jeunesse, le jeu – dont celui, sourcils froncés, intense et dur, de Léa Seydoux. Premier film, film court (« 1h20, c’est de la courtoisie : la modernité va dans le sens de la synthèse. »), courez-y. — R. G. page

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cinéma

cliché de dire ça, mais j’ai l’impression que Prudence a réellement vécue. Rebecca : Mais elle a vraiment existé, on oublie toujours de le préciser ! Un soir un peu tard, en faisant les poubelles dans mon quartier avec un copain, un peu par alcoolisme et peut-être par licence poétique, j’ai trouvé, parmi des dossiers et des posters, un cahier Clairefontaine pourri, le journal intime d’une fille sur toute une année d’école, 1983-84. Ça a déterminé l’époque et le lieu (elle habitait près du centre commercial Belle épine, dans le Val-de-Marne) et même l’ambiance du film, car il y avait des photos de mecs qu’elle avait aimés, en train de bidouiller des mobylettes. Ça change quoi de jouer une ado de 1978 ? Léa : Je ne sais pas si je serais capable d’interpréter une jeune fille d’aujourd’hui. Mon cœur n’appartient pas à cette génération. Rebecca : [surprise] C’est quoi la génération d’aujourd’hui ? Léa : Une génération d’assistés, à qui on découpe la nourriture en petits carrés, à qui on sert de la culture en bouillie. Vous voyez ce que je veux dire ? Rebecca : La grosse sarkozyste ! Léa : Ils n’ont plus aucune curiosité. Tout vient à eux. Rebecca : C’est pas vrai, attends, ils font des blogs, communiquent cent fois plus qu’à mon époque. Pour revenir au film, je ne voulais pas représenter l’adolescence d’hier ou d’aujourd’hui, mais identifier des schémas transgénérationnels. J’ai 30 ans et pour parler des ados, passé 19 ans, c’est foutu, ou alors on passe au documentaire. Pour moi l’adolescence au cinéma, c’est une esthétique née dans les années 90 avec Larry Clark ou Gus Van Sant, qui trouvaient de la grâce dans le corps des ados, leur liberté. Moi, ça ne m’émeut pas de filmer des corps. Avant eux, on parlait de la jeunesse ou, comme chez John Hughes

plus que Prudence, et des adolescentes, je n’en jouerai plus. En cinq semaines de tournage, avez-vous développé, comme les sœurs du film, des liens fraternels ? Ou c’est une question pour Marie-Claire ? Rebecca : Un rapport sexuel, plutôt [Elle rit]. Le film est dédié à ma sœur. Léa : Avec Rebecca, on s’est connues par hasard, par l’intermédiaire d’une bande d’amis. Rebecca : Je te voyais de loin. Puis tu as tourné La Belle personne de Christophe Honoré [2008] et ton visage très pâle sous des cheveux noirs sur une affiche rouge m’a accompagnée tout un hiver. Léa : Tu t’es pourtant servie de ce que je suis dans la vie, plutôt que de mes qualités d’actrice telles qu’on les voit chez Honoré... Sur le sujet, deux citations de vous contradictoires : « Je ne me sens pas actrice. » et « J’aimerais bien devenir une grande actrice. » Alors ? Léa : Je ne suis pas forcément très à l’aise devant une caméra. J’ai commencé ce métier avant de passer mon bac, j’étais un peu perdue, j’ai décidé de devenir actrice mais ce n’était pas naturel, pas du tout un rêve d’enfant. J’ai pris des cours de théâtre, persuadée que j’étais faite pour ce métier, acharnée à la tâche, mais les séances étaient catastrophiques, j’étais trop timide. J’ai passé des castings un peu cons-cons pour la télé, mais j’avais la foi. J’ai appris en tournant, je me suis fait violence, si tu n’arrives pas à faire ça, t’es bonne à rien. Je me liquéfiais sur scène, les autres réussissaient, je n’étais pas très bonne à l’école et j’avais le sentiment d’être exclue de ce monde. [Rebecca lui caresse les cheveux et l’embrasse sur le front]. « Je ne me sens pas actrice », c’est une question de légitimité. Plein de gens pensent que j’ai été pistonnée [son grand-père, Jérôme Seydoux, est le Président de Pathé, et son grand-oncle, Nicolas Seydoux, le P. D.-G. de Gaumont], mais vous pouvez l’écrire, je ne le dis pas assez, moins pistonnée que moi, ça n’existe pas ! Même pas pour de la figu ! Et même si récemment, j’ai joué dans des films supers, à chaque fois, je repars de zéro à cause de ce truc de légitimité énorme. Avec Woody Allen cet été [Midnight in Paris], j’étais morte de trac. Je me répétais : « Ça va, t’as tourné avec Tarantino [Inglourious Basterds, 2009], Ridley Scott [Robin des Bois, 2010], Cate Blanchett t’a dit qu’elle te trouvait chouette, t’as été nommée aux César [pour La Belle personne]… » Rebecca : Arrête de te la péter, hé oh ! Léa : J’ai toujours l’impression que ça va s’arrêter demain. « J’aimerais bien devenir une grande actrice. », c’est pour être fière de moi. Je sais quand je suis mauvaise. Le seul film dans lequel je joue bien, c’est Belle épine. A part une scène dans Robin des Bois et deux chez Christophe Honoré… où je ne parle pas. —

« La vitesse, le danger, la fugue. » (Rebecca Zlotowski)

[Breakfast Club, 1985] ou le George Lucas d’American Graffiti [1973], du lycée. Et dans les films de Jean-Claude Brisseau qui m’ont beaucoup inspirée, comme Un jeu brutal [1983] et De bruit et de fureur [1988], on faisait moins chier les jeunes comme un segment de consommateurs actifs. La génération de Prudence est encore à l’abandon. En 2010, on leur demande toujours leur avis. Léa : C’est ce que je voulais dire, mes idées n’étaient pas claires. Je n’ai jamais eu, moi, Léa, le sentiment d’être adolescente, de faire partie d’un groupe, d’une communauté. J’ai toujours eu l’impression d’être très seule. Mon premier film, c’est une comédie pour ados, Mes Copines [Sylvie Ayme, 2006], assez populaire. Ce n’est pas du cinéma, c’est un produit qui s’adresse « aux jeunes d’aujourd’hui » et c’était très compliqué pour moi parce que je n’avais pas ces références. Mais j’ai 25 ans, huit de page

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Léa Seydoux & Rebecca Zlotowski

Léa

Leurs prochains films

Dans Midnight in Paris de Woody Allen : « Je joue une fille qui travaille aux puces : je vends un disque de Cole Porter à Owen Wilson. Deux jours de tournage, trois scènes à la fin du film, mais une rencontre énorme. Au fait, le truc sur Carla Bruni qui demande trentecinq prises, c’est faux : il a shooté trois séquences les unes après les autres. Le soir où Nicolas Sarkozy est venu, il est resté à côté de l’ingé son à regarder les images et il n’arrêtait pas de dire : «Elle est belle, hein ? « C’est mignon, ça me le rend assez sympathique. » Dans Roses à crédit d’Amos Gitaï, en salles le 15 décembre : « C’est

Rebecca adapté du roman homonyme d’Elsa Triolet [1959] : j'interprète une femme très expansive des années 50 qui sombre dans la dépression, ruinée, obsédée par le crédit et la société de consommation. Le sujet m’intéressait beaucoup. » Dans Les Mystères de Lisbonne de Raoul Ruiz : « Un tout petit rôle dans cette série en forme de fresque familiale sur deux siècles au Portugal. » Dans Le Roman de ma femme de Djamshed Usmonov : « J'ai le rôle d'une Parisienne de 28 ans mariée à un avocat [Olivier Gourmet], habillée en manteau de fourrure et sac Hermès. Après Belle épine, c’était drôle. »

Le scénario de Jimmy Rivière de Teddy Lussi-Modeste, en salles en mars 2011 : « Une histoire de boxeur gitan avec Béatrice Dalle, Serge Riaboukine et Guillaume Gouix. Je coécris aussi son deuxième long, ainsi que le prochain de Philippe Grandrieux [La Vie nouvelle, 2002], adapté d’un roman, mais je ne peux pas vous dire lequel. »

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mode

Styliste nouvelle ère, ce débordant Danois propose une collection inspirée par Jodorowsky, un artbook avec des graphistes imaginaires et les rythmes de batterie derrière Trentemøller. Conversation after show. Dans la cour du lycée Turgot, encerclé par une bonne douzaine de fans et de journalistes avides de questions, Henrik Vibskov fume tranquillement sa clope en plaisantant avec son agent. Au beau milieu du brouhaha des défilés homme printemps-été 2011, le chouchou de l’ère des créateurs pluri-expressifs nous accorde quelques minutes.

entretien Elisa Tudor photographie Natalie Weiss

Tu es le seul styliste danois à s’être fait un nom à Paris. Est-il important pour toi d’attirer l’attention sur le développement de la mode à Copenhague ? Henrik Vibskov : Copenhague fait partie de ces villes qui apportent un vent frais, un peu éloignées de la pression du business des métropoles de la mode. Le gouvernement danois apporte un grand soutien aux jeunes créateurs. Paris, Milan, New York et Londres seront toujours les points de rendez-vous de tout créateur qui veut aller de l’avant, mais mon plaisir est de voir comment Mexico, Séoul, Tokyo ou Shanghai sont en train de créer leur vision. Ton travail est-il imprégné de tes origines ? Oui. J’ai grandi dans la campagne verdoyante du Danemark, il est donc tout à fait naturel de retrouver des éléments folkloriques dans mes collections. Mais il ne faut rien stigmatiser pour autant, la mode ne devrait pas être valorisée en fonction de son lieu de représentation. Tu t’investis aussi dans la musique en tant que batteur de Trentemøller. Pourquoi choisir la mode comme activité principale ? page

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interview

Je n’ai pas choisi consciencieusement. Au lycée j’étais amoureux d’une fille qui voulait étudier à la Central St. Martins, à Londres. Pour la suivre, j’ai postulé avec un portfolio fait à la va-vite. Il a été accepté et j’ai même eu la fille ! Rassure-nous, ce n’est pas juste une histoire de meuf ! Non ! J’ai toujours été intéressé par le processus de création en tant que tel et par le travail méticuleux que requiert la mode. Tu joues aussi bien des boutons et des points de coutures que d’installations qui envahissent une pièce entière. Tu t’exprimes d’ailleurs beaucoup

de l’installation dans la collection, grâce à la répétition simple et épurée de rectangles et de cercles. Pendant le show, Machine gun de Portishead a souligné le ton grave de ces formes iconiques. Tu sors aussi un livre, The Panda People and Other Works ? C’est un recueil d’art graphique en édition limitée, relié à la japonaise. Mais c’est avant tout un voyage dans l’univers de mes copains du Panda [en fait, c’est un collectif inexistant, imaginé par Henrik] ; on partage nos visions de la beauté graphique ! Il s’agit de mon second livre, le premier étant The Fringe Project en collaboration

« Les installations artistiques apportent cette part d'éternité qui échappe au rythme saisonnier de la mode. »

Automne-hiver

« The Slippery Spiral Situation » Ne cherchez pas d’explication logique à l’histoire incongrue qui se cache derrière cette collection. Ce qui caractérise Henrik Vibskov, c’est la beauté du hasard : le mélange insensé d’éléments qui habituellement s’opposent, et parviennent à se réconcilier sous la tutelle de la création, pour aboutir à un magnifique chaos esthétique. La douceur de la maille fusionne avec les plis rigides des kilts écossais, des étoffes se superposent et s’unissent en un patchwork, des coupes amples jouent avec des formes cintrées. Comme dans les films surréalistes de Jodorowsky qui lui ont servi d’inspiration, tout est permis ! Le challenge cette saison : réinterpréter les éléments basiques que sont les cols, les revers, les poches et la boutonnière. Au défilé, les silhouettes se baladaient entre les obstacles en bois, au son mélancolique d’un saxophone... ode au cercle vicieux de la solitude. Car chez Henrik Vibskov il n’y ni règles, ni système, on se fie à ses sens. — E. T.

« Les installations artistique grâce à ces installations… C’est un moyen de matérialiser mes inspirations. Elles peuvent être issues d’une pensée, d’un détail, d’une exposition, d’une inconnue croisée au supermarché, d’un livre ou d’un personnage fictif. Je n’ai pas de formule magique, je ne me prends pas la tête, tout ce que je fais est issu de sensations ponctuelles. Elles reflètent le caractère des collections, interagissent avec les silhouettes, mais ce n’est pas leur principal objectif : j’ai besoin de quelque chose d’universel. Elles apportent cette part d’éternité qui échappe au rythme saisonnier de la mode. Pour The Last Pier Pandemonium [inspiré de la capitale imaginaire des enfers, tirée du roman Le Paradis perdu de l’Anglais John Milton, 1667], ma collection printemps-été 2011, j’ai reproduit le caractère bidimensionnel

avec mon ami peintre Andreas Emenius. Tu assumes ta vie de workaholic ou tu préférerais avoir du temps pour te détendre ? J’adorerais avoir le temps de faire des croisières... mais je ne vais pas me plaindre ! En ce moment, je tourne avec Trentemøller, je prépare la collection à venir et des costumes pour la pièce que va monter la troupe Hotel pro Forma à l’Opéra national de Riga. Et la dixième édition de The Fringe Project sera présentée à la Biennale de design du Chili, à Santiago, du 25 novembre au 25 décembre. J’ai lu sur le blog de Kanye West que tu étais un breakdancer passionné ! En effet, je suis un bon danseur et un bon batteur, mais je vais te décevoir, ça en reste là ! —

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1 bref

consommons pendant qu'il est encore temps

Des lunettes

Nous sommes en 2010 après Jésus-Christ. Toute la sphère mode est occupée par les Persol, les Clubmaster et les Papillons. Toute ? Non ! Quelques irréductibles résistent encore et toujours à l’envahisseur… Parasite propose ce masque de ski Astero et Standard de le porter en ville. A.-S. M. parasite-eyewear.com

Un soin En lançant une gamme mixte de vingt produits (huile, gel, lait, crème, essence…), MUJI compte s’imposer sur le marché des cosmétiques en même temps que dans votre salle de bain. Pour cela, la marque épurée a été puiser l’eau d’Iwate… Une région du Nord du Japon où il se passe des histoires de couches rocheuses si profondes qu’on n’ose pas approfondir... C. C. muji.fr

Un macaron

Enfin, Marie-Louise, vous n’en avez pas marre des souvenirs made in China amoncelés pendant vos errances en RTT ? Les tours Eiffel en plastique, les cartes postales cheap et stylos kitsch, ça n’amuse qu’un moment. Alors qu’un macaron-bibelot IWASIN, ça amuse un moment certes, et après ça se mange. Une gourmande comme vous, Marie-Louise… A.-S. M. iwasin.fr

Un créateur

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Une lampe J’aime bien l’oreille lumineuse de José Levy. Comment ? J’aime bien l’oreille lumineuse de José Levy ! Baladeuse de 12 cm de Astier de Villate. La taille d’une main, quoi. S.B. astierdevillatte.com

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Grâce à Leave the money in the office, leur collection de cet hiver, Julia and Ben ont trouvé la formule pour les besogneux surbookés qui ne veulent pas perdre de temps à shopper : piquer la garde-robe de sa moitié – des vêtements unisexes – ou la couverture du chien – le manteau oversize Blanket coat en laine et angora. E. T. juliaandben.com


Nous n’avons gardé que le meilleur du reflex

Ni reflex, ni simple compact, le NX10 est l’évolution de l’appareil photo numérique et rassemble le meilleur de ces deux mondes. Dans son boîtier très léger et compact se niche un large capteur de reflex APS-C et un autofocus ultra-rapide, pour des images de grande qualité à chaque instant. De plus, pour ne rater aucun moment, son grand écran 7,6 cm AMOLED Live view vous permet de prévisualiser vos photos même en plein soleil, et la fonction vidéo HD transforme votre boîtier en un véritable caméscope !

www.samsung.com * Branchez-vous sur l’avenir - © 2010 - Samsung Electronics France - R.C.S. BOBIGNY B 334 367 497. © Crédit photo : Samsung - Visuels non-contractuels - Images d’écran simulées


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bref

consommons pendant qu'il est encore temps

Un manteau

Brune ? Vous êtes Judy. Blonde ? Ce sera Madeleine. On dirait qu’Alfred Hitchcock vous a choisie pour incarner la nouvelle beauté froide du cinéma. Comme vous ne savez pas encore si le film va être tourné en N&B ou en couleurs, vous optez pour ce manteau ceinturé en angora noir. Sur l’étiquette : Casablanca de Petrovitch & Robinson. Mince, c’est un film de Michael Curtiz ! Vous le prenez quand même sur le tournage et il est si beau que Kim Novak en a des Sueurs froides. A.-S. M.

Un casque Non contente d’intégrer des accessoires audio dans des casques de snowboard ou des vêtements, Skullcandy (fondée en 2003 par le vétéran de l’industrie du snowboard Rick Alden) révolutionne la technologie audio en empruntant les derniers matériaux de pointe à l’optique de luxe. Son association avec la société d’entertainment Jay-Z/Roc Nation donne naissance au casque Aviator, dont on a d’abord cru qu’il s’agissait d’un bijou. A.-S. M. sales@skullcandy.se

Un DVD Icône du cinéma no wave avec son film The Foreigner (avec Debbie Harry) et réalisateur de l’émission culte late 70’s TV Party, Amos Poe a fréquenté la crème de l’underground newyorkais (Basquiat, James White, Blondie, les Ramones et Klaus Nomi). Moins connu que son contemporain Jim Jarmush, il poursuit sa route au sein d’un cinéma expérimental inspiré dont Empire II (2007) – méditation sur les mégalopoles tentaculaires avec une bande-son incluant Patti Smith, Lucinda Williams, Jeff Buckley, Peggy Lee, Allison Moorer, Debbie Harry, B.B. King… – est un fier exemple. amospoe.com

Vous connaissez la Rolex, que dis-je, la Patek Philippe des bicyclettes ? C’est elle ; innovée tout en assemblages et mécanismes de précisions par le jeune passionné Fabien Fabre pour Le Coq Sportif. Un travail des matières (ni peinture ni plastique), une finition et un design uniques : nous sommes heureux, pour une fois, de vous annoncer cette pièce avant Colette ! M. A. fabienfabrebicyclettes.com page

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Un vélo


T HÉÂTRE N A N T E R R E - A M ANDIERS DU 7 JANVI ER AU 12 FÉVRIER 2011

TE X T E BO T H O S T R A U S S MISE EN SCÈNE JE A N - L O U I S M A R T I N E L L I CRÉATION MUSICALE RA Y L E M A

ITHAQU E

CHARLES BERLING XA V I E R B O I F F I E R CAROLINE BRETON DIMITRIS DASKAS GRETEL DELATTRE NI K O L A O S G I A L E L I S PI E R R E L U C A T SY L V I E M I L H A U D NI C O L A S P I ER S O N PI E R R E - M A R I E P O I R I E R NI N O N R O S D E L A G R A N G E AL E S S A N D R O S A M P A O L I GUILLAUME SEVERAC AD R I E N N E W I N L I N G JE A N - M A R I E W I N L I N G DISTRIBUTION EN COURS SCÉNOGRAPHIE GILLES TASCHET LUMIÈRE JEAN-MARC SKATCHKO COSTUMES URSULA PATZAK COIFFURES, MAQUILLAGES FRANÇOISE CHAUMAYRAC ASSISTANTE À LA MISE EN SCÈNE AMÉLIE WENDLING

WWW.NANTERRE-AMANDIERS.COM 01 46 14 70 00

PHOTOGRAPHIE & DESIGN PASCAL BÉJEAN & NICOLAS LEDOUX


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bref

consommons pendant qu'il est encore temps

Une collab’ Il aura fallu attendre cinq ans, depuis la collection Stella Mc Cartney en fait, pour qu’une collaboration enthousiasmante débarque dans les rayons du Ikea de la fringue. Le 2 novembre, vous pourrez découvrir les pièces Lanvin pour H&M en ligne. Trois semaines avant d’aller jouer des coudes entre les portants, avec les mères de tous ados, qu’Alber Elbaz convie ci-dessous. C. C. hm.com

Un parfum Air du temps (vivre dans l’). Exp. Fr. : qui désigne le fait, pour un objet ou une personne physique, de se conformer aux tendances de son époque. Admettant que le designer Philippe Starck serait intemporel, rejoignant l’idée que la mode, autant que la pub, ne sont plus à une contradiction près, acceptons que Air du Temps de Nina Ricci, premier parfum pour jeunes filles de tous les temps, fête ses 65 ans en pleine forme, flacon revisité, en édition limitée. A.-S. M. ninaricci.com

Un bar On peut dire que Dita Von Teese est à moitié française depuis qu’elle sort avec le fils de Jean-Charles de Castelbajac. Ne voulant pas perdre davantage de temps avant de conquérir la capitale de son nouveau pays, elle est promue directrice artistique du bar éphémère Cointreau Privé qui a ouvert le 29 septembre au sein de l’Hôtel Particulier, qui avait accueilli le lancement de Standard (n°19 !)… effectivement Dita, time is running out. C. C. cointreauprive.com

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Un CD Le Bollywood du début des années 80 a connu son équivalent à Giorgio Moroder et à Kraftwerk. En avance de plusieurs longueurs et antérieure à l’invention de l’acid house, la musique de Charanjit Singh : Synthesizing – Ten Ragas To A Disco Beat distille des mélodies hypnotiques qui revisitent les ragas traditionnels version dancefloor. A classer entre l’Ircam, le restaurant Au Joyeux Chapati et les paillettes des comédies indiennes. Plaisir épicé. J.-E. D. bombay-connection. com


la révolte, c’est du rêve et des volts

hebdomadaire électrique t o u s l e s m e rc re d i s


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consommons pendant qu'il est encore temps

Un collant Juste parce qu’il s’appelle GERBE. Et que c’est l’occasion d’apprendre que le nom de domaine est pris. M. A. gerbe.com

Une collection Jantaminiau est amoureux. Mais chut… Il aime une sirène futuriste. Pour elle, il déploie tout ce qu’il peut de matières rares, de travail fait main et tisse dans son atelier d’Amsterdam des silhouettes fabuleuses. S'adonnant depuis 2003 à la haute couture, il présentera sa première collection de prêt-à-porter en janvier prochain. C. C. jantaminiau.com

Un festival La structure d’accompagnement artistique toulousaine La Petite invite les Lyonnais des Nuits Sonores à s’esclaffer dans la ville rose. Du 10 au 14 novembre, l’acceing sera mis sur la culture urbaine, numérique et électronique de ce festival populaire, transversal et collaboratif. Soirées et plateaux indépendants, showcases, apéros sonores et le parcours diurne Extra ! accueilleront Erol Alkan, Acid Washed, Danger, Feadz ou encore Joy Orbison. A.-S. M. lapetite.fr

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Un livre Attiré par les entrailles les plus bizarres de la culture nordaméricaine, le peintre extravagant Charles Schneider exhume avec Burlesque Paraphernalia, un catalogue des années 30 spécialisé dans les farces et attrapes à destination des sociétés secrètes. Les membres de ces clubs privés aux rites étranges, qui grouillaient aux Etats-Unis au début XIXe siècle, s’amusaient avec de fausses guillotines, des fauteuils à bascule en forme de bouc satanique, de cage électrifiée... La franc-maçonnerie revisitée par les Marx Brothers, avec une préface de David Copperfield. Stupéfiant ! J.-E. D. fantagraphics.com


Création graphique : Stek Prod.

06 16 52 27 20 ; Photographie : Ludovic Gonsard

19e édition

Vendôme (41)

Du 23 Octobre au 1er novembre 2010

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TINDERSTICKS (uk) PETER DOHERTY (uk) GAËTAN ROUSSEL DJ KRUSH (jap) LIARS (usa) GABLÉ & kids RICHARD III Cie L’Unijambiste MICE PARADE (usa) FRENCH COWBOY SOLILLAQUISTS OF SOUND (usa) OH!TIGER MOUNTAIN LILLY WOOD & THE PRICK TUNNG (uk) CHAPELIER FOU TROY VON BALTHAZAR (hawaii) BOOGERS THE BEWITCHED HANDS ON THE TOP OF OUR HEADS THE CHAP (uk) LAETITIA SADIER MAGNETIC & FRIENDS THIS IS THE HELLO MONSTER ! MARVIN HOMELIFE (uk) CASCADEUR DES ARK (usa) LE PRINCE MIIAOU JANSKI BEEEATS SILJE NES (norway) EXPERIMENTAL TROPIC BLUES BAND (bel) WE ONLY SAID L’ARNAQUE DU SIÈCLE LESTRUCS (all) JULIEN PRAS EL BOY DIE THOS HENLEY DÉBRUIT !!! (CHK CHK CHK) (usa) POKETT PROJECTIONS VIDÉOS www.rockomotives.com - contact@rockomotives.com - location : points de vente habituels .net


là-bas

Pérou

Forêt me replanter tout ça ! Des producteurs de coca repentis montent une coopérative pour reboiser l’Amazonie. Nous aussi, nous sommes allés planter notre petite graine. texte & photographie Guillaume Jan (à Juanjui)

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reportage

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là-bas Pérou

Sur le mur de la salle communale, une affiche : ¡ No a la deforestación ! Dehors, les oiseaux jaunes chantent à tue-tête, une bise brûlante souffle mollement sur les feuilles d’un bananier, deux chiens viennent assister à la réunion eux aussi. Lino, ex-producteur de coca, prend la parole : il raconte l’ambiance de Dos de mayo, son minuscule village perdu dans la jungle, du temps des narcos, dans les années 80. « On produisait l’équivalent de six millions de dollars de cocaïne par jour. Il y avait huit laboratoires et une piste d’atterrissage clandestine, les mafias locales faisaient la loi. Tous les champs étaient dédiés à la coca et on continuait de détruire la jungle pour augmenter les cultures. La rivière était polluée à cause des produits chimiques utilisés pour transformer la plante, l’eau sentait le kérosène, elle n’était plus potable. Le village était devenu un lieu de perdition, la rue principale était pleine de bars et de bordels, les gens étaient armés, il y a eu beaucoup de morts. » Aujourd’hui, dans la « rue principale » (un modeste chemin d’herbes rases), une mère donne le sein à son enfant sous un avocatier, quelques coqs maraudent devant la porte entrouverte des maisons en terre. Tout semble calme depuis que l’ONU est venue imposer un programme de substitution, au début des années 90. « Nous avons alors vécu une période très dure, se souvient Lino. D’un coup, nous n’avions plus de ressources. Et il n’y avait plus rien à manger, car nous n’avions rien cultivé d’autre que la coca. Nous n’avions pas de réserves. Même des bananes, on n’en n’avait plus. » Encouragés par les subventions des Nations-Unies, les anciens fournisseurs des narcos se lancent dans le cacao. C’est dur, ça prend du temps : ils unissent leurs forces au sein d’une coopérative, formalisée en 1997 sous le nom d’Acopagro. Leurs cultures sont certifiées bio et commerce équitable, l’entreprise française Alter Eco achète leur récolte depuis 2004. Ils deviennent, avec 1600 petits producteurs, le premier exportateur de cacao du pays. Une success story à la péruvienne. Mais ce n’est pas tout, puisque la coopérative s’est investie dans un ambitieux projet de reforestation : deux millions d’arbres à semer d’ici 2012 ! C’est pour en parler que nous sommes réunis dans la salle communale, avec page

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des membres d’Acopagro et deux délégués de Vittel – la société d’eaux minérales finance la mise en terre de 150 000 arbres dans cette zone. Collines chauves Nous sommes sur les berges de l’Alto Huayabamba, dans le nord du Pérou, à quatre heures de pirogue de Juanjui, la ville la plus proche. C’est déjà le bassin amazonien, avec de fougueux cours d’eau et la forêt à perte de vue. En y regardant de plus près, elle a été bien maltraitée. Hier, en roulant dans la vallée de la Huallaga, un autre affluent d’affluent d’affluent du fleuve Amazone, la route était bordée de collines chauves où de rares arbustes desséchés se tordaient de douleur – il y a vingt ans, c’était encore la jungle. La vallée est désormais dédiée à la monoculture intensive (tabac, maïs, riz, soja…), avec engrais et pesticides chimiques. Même ici, dans la jungle, alors que l’urbanisation semble si éloignée, le panorama est constellé de parcelles défrichées ou brûlées, que l’on découvre à chaque courbe de la rivière. Des plaies douloureuses pour la forêt équatoriale et une menace pour tout l’écosystème. C’est maintenant Tristan Lecomte qui prend la parole. P.-D. G. d’Alter Eco, il a également lancé la branche française de Pur Projet, un organisme engagé dans la lutte contre la déforestation et le réchauffement climatique. Il travaille avec les producteurs d’Acopagro, en les encourageant à développer l’agroforesterie – un modèle d’agriculture en harmonie avec le milieu forestier. « Les racines des grands arbres protègent les sols de l’érosion et leurs frondaisons apportent l’ombre nécessaire à la bonne croissance des cacaoyers, explique ce dynamique baroudeur, âgé de 36 ans. Les rendements sont multipliés par deux. » Mais le projet a une ambition plus globale : « faire revivre toute la région, en reconnectant les gens avec leur culture, en développant les solidarités locales à travers les coopératives, en favorisant l’autosuffisance alimentaire, en protégeant la biodiversité… Surtout, grâce au marché de la compensation carbone [voir encadré], la forêt peut être perçue concrètement comme une source de revenus. »


reportage

« Et il n’y avait plus rien à manger car nous n’avions rien cultivé d’autre que la coca. Même des bananes, on n’en n’avait plus. » Lino, ex-producteur de coca Mon arbre Il est midi, le jour gonfle sous la chaleur comme s’il allait éclater. Nous descendons la « rue principale » pour aller voir les parcelles de cacao sur lesquelles ont été plantés les premiers arbres de Vittel : des petits champs de cent ou deux cents mètres de longueur, où se mêlent les cacaoyers et les arbrisseaux qui dépasseront bientôt les quarante mètres. Certains sont encore frêles, d’autres ont commencé à prendre leur essor. Je pose ma main contre l’écorce rouge d’un acajou et sur le tronc granuleux d’un capirona, je touche un palipeno – des noms que l’on connaît mal sous nos latitudes. Quelques producteurs nous accompagnent, leur machette à la main. Ils travaillent tous les jours de la semaine, les journaliers percevant 20 sols par jour (5 euros). Warren a 29 ans, il évoque l’urgence de replanter : « Nos parents n’avaient pas cette conscience environnementale, ils subissaient l’influence des narcotrafiquants. C’était les années 80, l’arrivée de la société de consommation, ils cherchaient à accroître leurs revenus. Et il y avait la concurrence

des gens des montagnes qui émigraient jusqu’ici. Aujourd’hui, on a bien compris que l’alternative du cacao nous est profitable. Les bénéfices sont mieux partagés et surtout il n’y a plus de violence. » Il regrette une chose : le manque d’appui de l’Etat péruvien, qui mise tout sur les concessions pétrolières. 70 % de la forêt est déjà bradée aux consortiums de l’or noir, ou en cours de l’être. Tristan appelle les membres de la delegación francesa (nous sommes cinq journalistes à accompagner les représentants de Vittel) : il est temps d’aller planter notre arbre ! La veille, à Tarapoto, 200 kilomètres au nord, nous avons visité la serre où sont mis en terre les plantons qui serviront à régénérer cette partie d’Amazonie, soit une dizaine de variétés, et nous sommes tous repartis avec un arbuste. L'idée, c'est de compenser les émissions de carbone qu'a engendré notre voyage (28 000 kilomètres tout de même). L'action est surtout symbolique car c'est 165 arbres qu'il faudrait planter. C'est mon premier, un cèdre feuillu qui n’a rien à voir avec les conifères que l’on connaît (il est beaucoup plus beau, vous verrez dans trente ans), et j’en suis très fier. Maria, Géographie l’ingénieur-agronome de Copagro, me montre comment faire mon trou aux bonnes dimensions, puis elle insiste sur l’importance Grand comme deux France, le Pérou se divise en de recouvrir le sol de feuilles un tiers de montagnes (la cordillère des Andes) et mortes – sans ça, mon planton deux tiers de jungle. C’est ici que l’Amazone prend grillerait sous le soleil équatorial. sa principale source. C’est le pays des Incas et du Je le regarde pousser, j’ai pour lui Machu Picchu, des condors et des aras, des lamas des attentions de jeune papa, je lui et des alpagas, du lac Titicaca et des Jivaros. cherche un tuteur solide pour être C’est aussi le premier producteur de feuilles de sûr qu’il démarre dans la vie avec coca, dont l’exploitation ne s’est pas arrêtée les meilleures chances.

C’est pas le Pérou – ah si

malgré les politiques d’éradication menées depuis les années 90 : elle s’est simplement déplacée vers le Sud. Environ 119 000 tonnes de feuilles de coca ont été produites en 2009 – soit environ 119 tonnes de cocaïne base, si l’on exclut les usages locaux, où la feuille, mâchée ou bue en infusion, n’a guère plus d’effet que le café.

« plan épargne retraite » Pendant cinq jours, nous remontons les eaux vertes de la rivière, pour constater le franc succès du projet dans les autres villages (nous allons même chez les Indiens Quechuas, presque page

47


là-bas Pérou

Définition

C’est quoi la compensation carbone ? C’est une des solutions à la mode pour remédier au réchauffement climatique : en gros, il s’agit de financer des projets écologiques dans le Sud pour rembourser la « dette » que les entreprises du Nord prendraient sur la planète avec leurs activités génératrices de gaz à effet de serre. C’est pour compenser son empreinte environnementale que Vittel a lancé ce généreux programme de reboisement dans la région amazonienne, en partenariat avec Pur Projet (voir encadré page suivante). La société d’eaux minérales finance la plantation de 350 000 arbres, dont 150 000 au Pérou. « Nous voulions prolonger nos efforts de réduction des émissions de CO2 engagés en France, au niveau local, précise Valérie Dupuis, responsable du développement durable chez Nestlé Waters, maison mère de Vittel. Ce programme permet de préserver le cycle de l’eau et de favoriser la biodiversité, tout en améliorant les conditions de vie des producteurs ». Le projet sera reconduit en 2011. —

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à la frontière de la cordillère des Andes, eux aussi anciens producteurs de coca). A Marisol, une centaine de maisons en terre perdues sous la canopée, les habitants font une haie d’honneur à notre délégation de gringos. Ils ont préparé un banquet, nous buvons du lait de coco directement dans les coques. Tous les paysans se disent volontaires pour le reboisement – même ceux qui ne font pas partie d’Acopagro – depuis qu’ils ont compris les logiques de la compensation carbone. « C’est notre plan épargne retraite », résume l’un d’eux. Grâce à ce projet, ils touchent un sol par arbre (0,25 centimes d’euro) – ils en plantent entre 300 et 1000 par hectare. Et puis, surtout, ils pourront exploiter ce bois arrivé à maturité, d’ici vingt ou trente ans : ce commerce rapporte, en moyenne, quatre fois plus que le cacao. Neisser Bartra Ramirez, expert agronome, leur rappelle que le projet entraîne quelques contraintes : les plans doivent être cultivés en bio, il faut penser collectif et non plus individuel, accepter les fréquents contrôles et les certifications, respecter les contrats d’exclusivité signés pour la compensation carbone... Ils sont d’accord. Bien sûr, on peut accuser la compensation carbone d’avoir un effet contre-productif. « En finançant des projets de réduction des émissions, afin de contrebalancer leurs propres rejets de gaz à effet de serre, elle peut inciter les entreprises ou les individus à ne rien changer à leurs habitudes », regrette le chercheur suisse Augustin Fragnière dans son ouvrage La Compensation carbone, illusion ou solution ? Mais Tristan Lecomte y oppose son point de vue,

Ci-dessus et page de droite : Les producteurs de cacao, en habit de travail


reportage

« Nos parents n’avaient pas de conscience environnementale, ils subissaient l’influence des narcotrafiquants. C’était les années 80, la société de consommation. » Warren, producteur de cacao, en t-shirt rose sur la photo

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là-bas Pérou

très concret, d’acteur de terrain : « Les producteurs d’Acopagro sont en concurrence avec des investisseurs coréens ou chinois capables de venir tout raser pour planter du riz ou du soja. Ou avec les compagnies pétrolières, qui ont déjà la main sur les deux tiers de la forêt péruvienne. » Il est urgent d’agir. « Nous mettons en place un service environnemental dans lequel les deux parties se retrouvent. Il s’agit d’un partenariat commercial et non d’une assistance. Tout part des populations locales. Elles prennent la responsabilité de leurs décisions. Il y a une cohésion de groupe. » Pour lui, c’est l’argument le plus fort. Dancefloor Ce soir de septembre, il fait déjà nuit quand nous page

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accostons à Santa Rosa. Pas vraiment un village, plutôt un campement – une dizaine de baraques en bois, surélevées d’un bon mètre pour échapper aux crues. Vingt-quatre personnes y travaillent à l’année. Le doux murmure de la rivière est chahuté par des airs de musique pop : ce sont les producteurs qui fêtent, à plein volume, la Sainte Rosa. Leur patronne. Ils ont branché une chaîne hi-fi alimentée par le groupe électrogène et improvisé un dancefloor entre deux cabanes. Ils boivent de l’aguardiente de canne à sucre et de la bière tiède. Ils sont torses nus, tatoués, ils ont gardé leurs bottes en caoutchouc pour danser, la poussière vole autour d’eux, jusqu’aux étoiles qui semblent toutes proches. Tous sont des virtuoses

Ci-dessus  : Les habitantes de Quechua, en habit traditionnel


reportage

Idée

Pur Projet

Tristan Lecomte (en polo sur la photo) a développé Pur Projet. Cette entreprise souhaite être « un modèle de capitalisme conscient ». Elle initie des projets de reforestation, de captation de CO2, et de vente de crédits de carbone dans plusieurs autres pays tropicaux (Maroc, Niger, Thaïlande…) Chaque arbre planté capte naturellement une certaine quantité de carbone : les producteurs peuvent donc vendre des crédits de CO2 à hauteur de ces quantités – compenser une tonne de CO2 coûte environ 15 euros, ce qui correspond à trois arbres mis en terre. Au Pérou, le projet a été initié début 2008. Grâce aux deux millions d’arbres réintroduits (dont 150 000 financés par Vittel), 720 000 tonnes de CO2 devraient être captées en vingt ans – le temps que les pousses arrivent à maturité.

du pas chassé et des déhanchés chaloupés. Je siffle d’admiration, Oswaldo del Castillo, le responsable du camp, s’en amuse : « On aime bien notre métier, mais parfois on s’ennuie dans la jungle. Alors on descend faire la fête pendant quelques jours à Juanjui. C’est là qu’on a appris à danser. » —

Augustin Fragnière La Compensation carbone : illusion ou solution ? PUF, 2009


environnement environnement

Les larmes de la jungle

par Mauve Leroy illustration Elsa Caux

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Six mois sur douze, le documentariste Patrick Rouxel arpente en solitaire les forêts vierges. Il capte en image, au lointain, le message matraqué, en cette année 2010 de la biodiversité. Il a grandi en Malaisie et a choisi de filmer les forêts de ce pays, mais aussi d’Indonésie, de Bornéo et de Sumatra, qui ont perdu 90 % de leur superficie en un siècle. Parmi les victimes de cette surexploitation, l’orangoutan. Son espace vital – remplacé par des hectares de palmeraies, alimentant 25 % de la consommation mondiale d’huile, l’industrie cosmétique et les agro-carburants – se réduit à tel point que l’animal, affamé, sort de la forêt pour manger des jeunes pousses de palmiers. Dans le meilleur des cas, il est recueilli à temps par une association. Mais très souvent, il est vendu ou tué au gré d’un trafic international, attaché à des fils de fer, confiné dans des cages trop petites. Lorsqu’un spécimen est capturé, on estime que dix autres ont perdu la vie aux abords d’une jungle peau de chagrin. Il reste 6000 orangs-outangs dans le monde. L’extinction de l’espèce, qui partage avec l’homme 97 % de son génome, est envisagée pour 2020.

Les orangs-outangs d’Indonésie pleurent la déforestation dans Green, documentaire agile de Patrick Rouxel.

« Bornéo, un pré mal tondu » Green, qui donne son titre au documentaire, est une femelle sauvage sous perfusion, gisant sur la paillasse d’un refuge indonésien. Aucun discours larmoyant, mais des chants d’animaux, de la musique classique. Pas non plus de dénonciation simpliste : les problématiques impliquent des logiques économiques allant au-delà de la politique des pays. « Bornéo, c’est déprimant : quand tu la survoles, on dirait un pré mal tondu, y a plus que des touffes d’arbres. Le jour où l’homme perd ses forêts tropicales, ses éléphants, ses orangs-outangs, c’est le début de la fin », commente le réalisateur citoyen. Après avoir raflé une quinzaine de prix, Green (sorti en décembre 2009 et toujours projeté en festivals) est sélectionné pour la finale du festival Wild Screen, à Bristol, du 10 au 14 octobre. « Ça me fait très plaisir de voir que j’arrive à faire pleurer dans le monde entier. » Le cinquième film de Patrick Rouxel, Alma, devrait sortir d’ici décembre, portant sur les enjeux de l’élevage bovin lié à la forêt amazonienne. D’ici là, il est au fin fond du Gabon, sans moyen de communication, en immersion complète. Avec des gorilles. —


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Diététique du poker Comme les sportifs, les as du brelan surveillent leur alimentation. Reportage au championnat du monde, embedded avec le team Winamax. par Julien BlancGras (à Las Vegas) photographie Jules Pochy

Ils sont neuf à chaque table. Il y a des centaines de tables. Ce n’est pas un festin, c’est un tournoi de poker. Le main event des World Series Of Poker (WSOP), qui se tient chaque année à l’hôtel Rio, un quatre étoiles de Las Vegas. Pour nourrir cette armada de players, une cafeteria. La « poker kitchen » sert 2500 repas par jour pendant sept semaines. On y trouve burgers, pizzas, tacos et ice creams. De la bonne grosse junk food. Mais pas seulement. « Les ventes de burgers sont en baisse, s’aperçoit Sommer Gay, responsable de cantine, le big hit de l’année, c’est la salade à composer soi-même. » Car les habitudes nutritionnelles ont évolué avec la professionnalisation continue du jeu. Bananes et céréales « La première fois que je suis venu aux WSOP, l’hygiène alimentaire n’était vraiment pas optimale », explique Stéphane Matheu. Cet ex-tennisman est le manager du team Winamax, site français de poker en ligne qui sponsorise une écurie de quatorze joueurs, dont Vikash Dhorasoo et Patrick Bruel. Stéphane supervise, entre autres, la préparation physique des compétiteurs : gestion du sommeil, sport matinal (boxe, gym) et optimisation diététique. « Un petit-

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déjeuner vers 9h, un snack léger avant le début des épreuves vers midi. Le diner break, vers 19h, est capital. Il faut manger nourrissant mais pas lourd, sinon le sang de l’estomac ne va pas dans le cerveau. Souvent, les mecs reviennent somnolents après le break. L’idéal, c’est des sushis (protéines et féculents) et un petit café. » L’objectif : gagner en lucidité sur le long terme pour éviter la faute. Un tournoi se joue et se perd souvent sur une main. « On a tendance à se suicider quand on est fatigué. Les capacités cognitives étant liées au corps, je sais modifier ma façon de jouer en fonction de ma forme », détaille la Française Almira Skripchenko, Grand maître international d’échecs et joueuse de poker redoutée. Le danger, c’est l’hypoglycémie. « Il faut manger toutes les quatre heures, même si l’on n'a pas faim, pour éviter le coup de fringale », continue Stéphane Matheu. D’où le succès des bananes et barres de céréales. Les boissons énergisantes ? « C’est à double tranchant. Je ne suis pas pour. Car après le coup de boost, il y a le crash. » Le Canadien Daniel Negreanu a cumulé plus de douze millions de dollars de gains dans sa carrière : « Je n’ai pas bu un seul soda depuis dix-huit ans. Je suis très discipliné. Pendant les compétitions, je ne vais pas au restaurant, je ne mange pas de pain. Je ne vais pas aux fêtes et je ne touche pas une goutte d’alcool. » Pour synthétiser, on retiendra la formule de Guillaume de la Gorce, jeune espoir hexagonal : « En général, les gros ne sont pas bons. » —


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Réalisation Simon Renaud & Véronique Pêcheux Photographie Véronique Pêcheux Stylisme Olivier Mulin Modèle Adeline Grais-Cernea Remerciements L’Interloque Super secrétaire page 58

pull Paule Ka jupe Paul&Joe collants Wolford montre Swatch escarpins JB Martin


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Mode

" Vous avez rendez"   ?   s u o v Brève de shooting

«  J i mmy S tewart from Ma rs  » « Miki est en avan

ce, Thom l’heure. Il Browne à nous serre la main très qui est bon fort, ce signe. On l’ a déjà croi la rue, il a sé dans toujours ex actement le look, on re même connaît sa silhouette Ses cheveu de loin. x sont vrai ment très skinhead. courts, Il parle do ucement m confiance, ais avec se comport e calmemen aucune di t, sans stance, éc oute attent fait tout ce ivement, qu’on lui surprenant demande. , car on s’at C’est tendait à qu très en cont elqu’un rôle de son lo ok. Mais pu maîtrise so isqu’il n physique et son enviro – tout dans nnement la boutique est parfaite « Thom Bro men wne et, sans souc » – il est dans son élém t i, se laisse ent aller. Il a l’ fier de son air très défilé à Par is. Franche c’est un ty pe tr ment, temps pas pr ès intéressant, et en même étentieux. Il nous a fait à ce que penser Mel Brook s disait de Lynch : «Jim David my Stewart from Mars» Ioulex (not .» — re tandem d e photogra new-yorkai phes s favori)

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« Tsar » du costume chic et sans pli, le styliste new-yorkais Thom Browne, 45 ans, crée des patrons pour patrons. Nous avons voulu l’interviewer : sa secrétaire a pris ça très au sérieux. par Eva Anastasiu portrait Ioulex

l

a secrétaire de Thom Browne – ou plutôt son efficace attachée de presse – est une femme charmante. Son seul défaut est de bloquer courtoisement l’accès direct à son employeur. Interviewer « le designer qui a redonné le goût du costume aux Américains » devient donc un dialogue interposé avec Miki Higasa, pointure des relations publiques dans le monde du design – d’origine japonaise, cette ex-RP de Comme des Garçons aux Etats-Unis a monté sa boîte en 2004. Selon elle, Thom n’est « pas très bavard », « extrêmement pris » par ses prochains défilés, dont celui qui le verra présenter sa première collection femme pour le printemps 2011, distribuée dans des points de vente exclusifs : Barneys à New York, Colette à Paris. Cheers : Miki nous annonce qu’un entretien par mail est envisageable.

Office man excentrique Thom Browne a grandi à Allentown en Pennsylvanie, une ville connue pour la chanson de Billy Joel sur le déclin du rêve américain. D’une fratrie de sept enfants, élevé par des parents avocats et compétitifs, Thom est le seul créatif. A 45 ans, les cheveux rasés de près, il porte la même chose tous les jours : un costume gris, une chemise en coton Oxford, une cravate grise et des richelieus noirs, version pantalon en hiver, short en été. Et s’il évite les voyages, son style « office man » excentrique a fait le tour du monde en moins de dix ans. Celui que la presse américaine surnomme « le Tsar » est un phénomène de mode masculine rarement vu depuis le règne d’Hedi Slimane. Tout comme lui en 2002, Thom remporte en 2006 le prix du prestigieux Conseil des créateurs américains et, par la même occasion, le parrainage de l’indétrônable papesse de Vogue, Anna Wintour. Celle-ci joue l’entremetteuse pour une collaboration avec Brooks Brothers, la plus ancienne marque de costumes aux Etats-Unis. Un partenariat qui s’avère si productif qu’il donne naissance à Black Fleece, une ligne permanente avec boutiques attitrées. Quelques jours après l’envoi de nos questions, les réponses reviennent, aussi courtes que ses pantalons

feu de plancher. Et tout a l’air fake. Pouvez-vous décrire l’endroit où vous vous trouvez ? Le décor ? L’atmosphère ? « Je suis dans le bureau de mon attachée de presse. » Bureau de fonctionnaire fifties N’était-il pas plutôt dans son magasin-phare de 200 m2 sur Hudson Street, à Manhattan, dans une rue peu commerçante de TriBeCa, à la frontière du quartier financier ? Créée par l’architecte David Biscaye, cette boutique lumineuse et minimaliste reprend l’esprit d’un bureau de fonctionnaire américain des années 50, néons, sol en Terrazzo, murs gris. Quelques fauteuils d’époque, peu de portants, chaque modèle est exposé en taille unique ; des employés serviables, costards T. B., conseillent les clients, mais le cœur du lieu est invisible : c’est l’atelier couture, à l’arrière, où businessmen esthètes et créatifs chics rencontrent le boss – « uniquement sur rendez-vous ». Ses réponses à nos questions sur la vie d’entreprise sont tout aussi déroutantes. Quelle tenue de bureau aimeriez-vous voir disparaître ? Laquelle encourager ? « L’individualité est une bonne chose mais il est important d’être habillé de manière appropriée. » Si vous étiez patron d’une grande société, y aurait-il une tenue obligatoire ? « Les employés porteraient du Thom Browne. » Comment les enjeux de pouvoir s’illustrentils dans les codes vestimentaires ? « Ce n’est pas une question vestimentaire. La confiance en soi et l’ambition doivent venir de l’intérieur. » On compare ce bla-bla avec ses précédents entretiens. Coup de fil à Miki. Est-ce que Thom a répondu lui-même ? On a du mal à reconnaître son style… « Je lui ai posé vos questions par téléphone hier soir et j’ai rédigé ses réponses, mais je peux vous donner des précisions. » Notre document « Q&R Thom Browne » raturé de rouge, on clique sur « Envoyer ». Rendez-nous le créateur subversif qui influence la mode masculine de Gucci à Club Monaco, celui qui a fait bouger le costume/ cravate ! Aurait-elle tout écrit elle-même ?

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Mode

ennent, i v e r s e s n o p Les ré s que ses e t r u o c i s s u a lancher. p e d u e f s n pantalo air fake. ’ l a t u o t t E Uniformité contre individualisme Sa subversion commence dans les proportions. Le pantalon s’arrête à la cheville et la veste au poignet, laissant dépasser plusieurs centimètres de manchette et de mollet. La silhouette est cintrée, les revers de veste étroits. L’impression générale est celle d’un costume aux dimensions méticuleusement rétrécies qui habille tout en valorisant le corps de l’homme – au lieu de le cacher. Pour les matières, Thom Browne fait belle part aux tissus traditionnels dans un souci de confort et de durabilité : laine anglaise, coton gaufré, madras. Explication laconique : « Mon but est d’encourager des hommes plus jeunes à porter le costume, leur montrer qu’ils peuvent le faire sans ressembler à leur père ou à leur grand-père. » Son côté rebelle s’exprime mieux dans ses défilés, Super secrétaire page 68

productions spectaculaires qui renforcent la contradiction essentielle de son style : uniformité contre individualisme. Pour preuve, son premier défilé parisien au siège du Parti Communiste, en juin dernier, déclaré à l’unanimité comme l’évènement de la saison : quarante cosmonautes US traversent la salle sur l’air du Danube Bleu puis, dans une autre pièce, retirent leurs combinaisons sous l’œil de caméras, projetant l’effeuillage dans la pièce principale. Ils reviennent enfin, un par un, pour montrer, outre les costumes gris attendus (en version bermuda pour l’été), des modèles à paillettes multicolores, à rubans appliqués, à carreaux, et notre préféré de cette collection printempsété 2011, un costume à motif brodé de requins chassant des petits poissons…


CV approprié

Automne-hiver 2009

Irrité par Mad Men Retour des réponses demandées en supplément. Vous vous dites influencé par « l’essence des années 50 et 60 », à quoi pensez-vous ? « C’est une époque où il y avait une sensibilité américaine indéniable, dont s’inspiraient les autres pays. » Pourquoi cet engouement pour les silhouettes classiques, les costumes au tailleur ? Et la série Mad Men ? « C’est très bien fait esthétiquement, mais cette série ne m’influence pas. » Au téléphone, un peu plus tard : Miki, j’ai l’impression que cette question sur Mad Men l’a irrité. « Non, non, je ne dirais pas irrité… Mais Thom ne regarde pas beaucoup la télévision. C’est vrai qu’on lui pose souvent la question et qu’il n’aime pas trop que son travail soit comparé à ce programme. » Et pourtant… Donc Thom Browne ne regarde pas la télé, ne lit pas journaux et ni les magazines, il est inspiré par certains films des années 50 « mais pas de manière littérale » ou par des passants dans la rue, apprend-on dans le Wall Street Journal : « Il y avait ce vieil homme que je croisais tous les jours sur Lexington Avenue, il allait au travail, toujours impeccable mais avec un petit détail qui détonnait, ça lui donnait de l’allure, l’air de ne pas avoir fait trop d’efforts. » Sous ses airs polis, Thom aime briser les conventions. « Ce que je fais est devenu anticonformiste dans le contexte actuel, s’étonne-t-il en 2006 dans New York Magazine. Le look jean/t-shirt est tellement commun qu’il est porté là où il n’était pas toléré avant, sur le tapis rouge, dans certains restaurants, au théâtre… » D’où l’attrait pour un nouveau costume, entre décontraction et lignes classiques, à destination d’une population jeune et pointue. Thom, vos clients, ce sont des secrétaires ou des patrons ? « Des webdesigners, des architectes, des banquiers.

« De Monsieur Lauren, j’ai beaucoup appris » Les débuts de Thom Browne racontés par Miki, utilisant le « je » comme si de rien n’était : « Après un diplôme de commerce à l’université Notre-Dame en Indiana, je suis parti à Los Angeles pour devenir acteur. J’ai commencé à m’intéresser à la confection en retaillant des costumes trouvés aux puces pour me créer une silhouette plus ajustée. N’ayant pas rencontré un grand succès en tant que comédien, des amis m’ont proposé de passer de travailler au service commercial chez Giorgio Armani. Puis je suis passé au design chez Club Monaco, qui venait d’être racheté par Ralph Lauren. De Monsieur Lauren, j’ai beaucoup appris sur la manière de construire sa compagnie et son image. Puis j’ai quitté Club Monaco, j’ai passé un an à étudier la confection avec un tailleur italien de New York et créé cinq costumes religieusement portés moi-même jusqu’à ce que les premières commandes tombent. »

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Mode

les jeunes « Encourager r costume, leu e l r e t r o p à ls peuvent montrer qu’i s ressembler n a s e r i a f e l -père. » à leur grand Thom Browne


Entretien d’em

b

« Attentioauche aux détailn s » Pourquoi avez -vou

s quitté votr emploi ? e dernier Thom Browne : Pour lanc er ma propre collection. Que disent de vous vos collè gues ? Que je suis ch anceux. Vos plus gran des qualités ? Confiance en moi, imaginat ion. Pourquoi pe nsez-vous ré ussir dans ce métier ? Je fais attentio n aux détails. La partie la pl us difficile du métier ? Le business es t toujours un ch allenge, gérer les affaires et les employés est la partie la plus difficile po ur moi. Que préférez -vous dans vo tre travail ? Tout. J’ai beau coup de chan ce de pouvoir gagner ma vie en faisant ce qu e j’aime. Plus grande dé ception profes sionnelle ? Je ne perçois pas les obstac les comme de déceptions. s Qu’avez-vous appris de vos erreurs ? Qu’elles sont très utiles. —

A gauche printemps-été 2011 Ci-contre automne-hiver 2010

« L’âge n’a pas d’importance, c’est un état d’esprit. » Qui rapporte : le costume T.B. en flanelle grise commence à 2 800 dollars (ce qui risque de changer sous la direction du nouveau P. –D. G. Josh Sparks, qui souhaite réduire les prix d’environ 20 %). Et si vous n’avez pas le portefeuille de Bernard Madoff, la collection Black Fleece pour Brooks Brothers démarre, elle, à 1 600 dollars. « Occupé » Nouveau message de Miki, qui s’excuse et rappelle, très professionnellement, l’événement de la marque pour le printemps prochain : « Une première petite collection féminine basée sur son concept de façonnage », que l’intéressé détaille sur le site Fashion Fame : « Flanelle grise, cachemire marine, une influence masculine et américaine avec une coupe ajustée adaptée aux femmes. J’adore voir une femme dans un costume bien taillé. Le façonnage masculin adapté aux femmes est puissant et sexy sans être trop évident. »

En dehors du boulot, Thom Browne a ses petites habitudes. Chaque jour commence par un jogging à Central Park suivi d’un petit déjeuner café/toasts de pain blanc au Café Cluny, à deux pas de sa boutique de Hudson Street. La soirée consiste souvent en un dîner et une coupe de Krug chez Soho House, un club privé exclusif, également près de son bureau. Sinon, il collectionne les coupes de champagne en cristal. Une routine chic dans laquelle Miki parvient à caler pour nous une session-photo, mais pas d’interview téléphonique. Son dernier mail est sans équivoque : « Thom n’aura pas le temps de vous prendre au téléphone. Mais n’hésitez pas à me faire parvenir toute question supplémentaire, je me ferai un plaisir de vous aider. » —

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Mad e moi s e ll e J ean n e, un cœur s i mple A la manière de Flaubert, le récit de vie triste et réaliste de la sténo à queue-de-cheval créée par André Franquin, éprise en secret d’un certain Gaston Lagaffe. par Tristan Garcia

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on père André était dépressif ; lorsque j’ai eu 20 ans, il m’a obtenu une petite place de secrétaire au journal pour lequel il travaillait à Marcinelle, depuis la fin de la guerre. A ma grande sœur, la blonde et belle, il avait trouvé un poste de reporter-photographe : elle a sillonné le monde, d’Afrique en Amazonie, aux côtés de M. Fantasio, mon patron, tellement soupe-au-lait. Moi, Jeanne, je m’occupe de la sténo, des rapports en retard et des bruits de couloir. J’habite encore et toujours chez mes parents. Avant ça, je crois que je n’existais même pas. A l’époque où je l’ai rencontré, lui, peu de temps après qu’il a été admis comme coursier, j’étais boulotte et discrète ; je rêvais, certes, mais personne ne le remarquait. Yvonne, Sonia et Suzanne étaient fines, élancées, bien cintrées dans des robes élégantes à la Courrèges. Leurs mises en plis me paraissaient impeccables, mais il me semble bien que c’est ma queue de cheval sans façon, mes cheveux roux que je ne savais jamais comment discipliner qui lui ont plu. Il était étrange, pas vraiment mauvais genre, mais pas très propre sur lui, et il m’a conduite à un bal de travestis.

Dieu soit loué, il m’a certainement saoulée, je ne me suis jamais souvenue de ce qui s’y est passé. Quelques jours plus tard, j’étais malade à en crever : il m’avait fait respirer une substance interdite. « J’aime tant l’automne, pas vous ? » Au bureau, je portais toujours la même panoplie ringarde, les escarpins noirs, la jupe verte, des dessous blancs, un pull-over assorti et ces satanées lunettes double foyer sur le bout de mon nez en trompette. Mon père me voulait ainsi, et pas autrement. Qu’est-ce qu’il pouvait bien me trouver, ce drôle d’oiseau ? Le matin, à l’étage, j’étais redevenue ordinaire pour lui. Il m’a invitée en octobre, le midi, pour une balade dans le parc aux ormeaux, à deux pas. J’aime tant l’automne, pas vous ? Il n’a pas répondu. C’est si plein de nostalgie, si romantique. C’était tout de même une graine de mauvais garçon : j’ai cru qu’il gravait dans l’écorce d’un platane les initiales de mon prénom et du sien… Une fois écrit, je lui ai dit, vous savez, ça ne s’efface jamais. Il s’est moqué de moi et s’est contenté d’un graffiti obscène, comme un vulgaire blouson noir.


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J’ai pleuré. Il revenait à la charge, nonchalant, l’air de rien : alors pour le ciné, ce soir, ‘moiselle Jeanne ? Ce que j’étais sotte et bécasse : j’ai eu des mots avec maman… Je pleurnichais comme une madeleine, je n’osais lui avouer que ma mère désapprouvait la conduite de ce jeune vaurien, qui faisait tant rire mon père. Tant pis pour le ciné, j’irai chez vous… Il était cruel. Snif, non… Je dois passer la soirée enfermée dans ma chambre… Quelle petite gourde. Ne me regardez pas !, je m’écriais. Je suis affreuse quand j’ai les yeux rouges… « La vie de bureau, ce n’est pas toujours rose » J’ai minci, fait des efforts. Chaussures blanches et robe à col montant, toujours vert pomme, il aimait la couleur. Il prenait des faux airs de cow-boy viril, comme pour se moquer. Ce que ça vous va bien… Je l’ai supplié : je suis votre prisonnière, votre prisonnière… La cigarette au coin de la bouche, il repartait zoner sans un regard pour moi, à la fin de la pause repas. Je devenais folle. Je crois bien que j’entendais la voix de ce garçon même quand il n’était pas là. Dans ses moments sombres, il menaçait de se supprimer, de passer par la fenêtre, et ça me rongeait littéralement. Jeanne, il est peut-être déjà trop tard ? Quand il a sombré dans la drogue, tout le monde était persuadé qu’il serait renvoyé, il était effrayant, verdâtre, pire qu’un mort-vivant de ces films bon marché. Pardonnez-moi, j’ai sangloté lorsqu’il a cherché un peu de réconfort entre mes bras, mais je n’arrive pas à m’y faire…

Les temps avaient changé ; mai 1968 à Prague, à Paris, avait transformé les esprits jusqu’ici. Mon père s’amusait bien avec lui. Il l’a couvert à la rédaction lorsqu’il a fait sauter les plombs de tout l’immeuble, menaçant d’incendier tout le quartier, à la manière de ces terroristes anarchistes d’Allemagne ou d’Italie. Il a promis de se soigner. Oui, Jeanne, ça va mieux, ce sera bientôt fini. Il dormait sur place, dans un carton, avec ses animaux. Le patron, qui n’avait plus que quelques poils sur le haut du crâne, en souvenir sans doute de ses jeunes années de bourlingueur fantaisiste et zazou avec son ami rouquin, lui confiait de petits boulots : il réparait les portes, s’occupait de l’installation électrique, déménageait les meubles… La vie au bureau, me hasardais-je à lui confier un jour, alors qu’il me raccompagnait, ce n’est pas toujours rose. Le temps des aventuriers en culottes courtes, il est bien loin. « Un jour, nos machines à écrire partiront à la casse » Au début des années 70, il m’a délaissée pour ses amis, de mauvaises fréquentations si vous voulez mon avis, connues des services de gendarmerie, comme ce Jules de l’immeuble voisin. Je l’ai vu faire du gringue à une grande gigue brune toute bronzée, en robe courte. Ces filles avaient de ces bijoux… Les cheveux lâchés, pantalons pattes d’éph’ et bottines. Ou les jambes nues. Qu’est-ce que j’y pouvais ? Durant presque une année, on m’a oubliée. Je me suis mise au goût du jour, pour lui plaire. Petites bottes blanches, bas fantaisie… il m’a traitée de dinde. J’ai essayé les ponchos, il m’a mise à la porte. Il parlait d’Hare Krishna et de méditation transcendantale. Son groupe de musique a fait long feu. A l’époque, Super secrétaire page 83


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« N’avais-je pas gâché toute mon existence pour lui, […] comme j’avais sacrifié ma vie à l’administration, aux classeurs, aux notes de frais et aux copies ? » papa n’allait pas très bien. Je crois que nous tous, lui, moi, notre métier, on vieillissait. Notre journal s’adressait aux enfants, et les enfants étaient devenus grands. Secrétaire ? En bas de la rue, je croisais Natacha, hôtesse de l’air, Amélie d’Yeu, une rentière qui passait au journal, aventurière à ses heures, qui se piquait d’amour libre à trois, avec un chauve et un gros barbu. Avec la brave Zonzon et Queue-de-Cerise, la fidèle associée de monsieur Jourdan, un gentleman, nous avons passé du temps à évoquer les vieilles années. Un jour, je pense qu’ils auront tous des ordinateurs, que nos machines à écrire partiront à la casse et nous au grenier. Allons, m’a dit Queue-de-Cerise, remue-toi un peu, fais quelque chose, ma Jeanne… Nous n’avons jamais pu avoir d’enfants ensemble, évidemment, il était devenu impuissant.

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Le livre, la sé

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M’enfin, me de l’i huitième volu dix similés des novembre du cfa pant les de ou ) gr 66 re 19 7/ n, to 95 Gas carrière (1 de es au né be an aux – un premières me des bure m 19 ho (1 le x ab eu in ût l’abom res) et co ble 200 exemplai em (2 ss ra re ra x, au re liv origin tre les gags erche et euros) qui, ou oquis de rech cr e, in az ag m de s e est le re ff tu ga er couv abordable, La us Pl . es ue oq ée, 75 épisod photos d’ép une série anim d’ e oi br pl m em ce dé ns héros sa atin depuis t. és chaque m lla us vi ff di La s n xi 7m le de és par A èlement réalis 2009, très fid aux — milés d’origin /1966, fac-si 57 19 n to as G tions)

(Marsu

& Gaston

Produc

6h50 France 3, jours sur s le us to

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« Vous, vous ne vous avouez jamais vaincu… » J’avais presque 40 ans. Je portais de courts gilets, pas afghans, mais élégants : je plaisais pas mal aux hommes ; lui, il se laissait aller, il n’était plus que l’ombre de lui-même. C’était un poète sans œuvre, un peu junkie, comme il y en avait alors une flopée. Une espèce en voie de disparition, comme moi. Lorsque le vent soufflait fort, aux lisières de la ville, je l’accompagnais en imperméable rouge vif, il évoquait les romantiques allemands… Il me disait qu’il aurait aimé voler. Vous, je souriais tristement, vous ne vous avouez jamais vaincu… Est-ce que je m’étais insensiblement éloignée de lui ? Il se montra plus doux, plus attentif. Lui qui oubliait toujours de me faire des cadeaux, il m’offrit un beau puzzle chinois pour mon anniversaire. Il avait du goût et, à demi clochardisé à présent, il donnait un coup de main à tous les gens du coin, notamment au vieil horloger, je l’appelais le bon génie du quartier. Mon ami m’a prêté sa moto, il m’a dit, alors, si vous voulez je vous reconduis… On fait un p’tit tour. Il y avait déjà des punks dans le quartier. Ah ! La merveilleuse idée, j’ai souri… Il était devenu tout gentil : si si, ça vous va très bien… Voulez-vous bien vous taire, flatteur ! Je vous assure, on va remarquer votre élégance… Je ne me faisais pas d’illusions, sur son matelas, la secrétaire de rédaction en bottes et ceinturon à la Bardot, qui plaisait tant au pauvre monsieur Lebrac, était passée avant moi ; mais on couchait encore ensemble de temps à autre. « Nous étions les Robinsons de l’amour » Au bureau, tout était mécanisé. N’est-ce pas que c’est génial ? J’étais heureuse d’être soulagée des tâches ingrates, mais amère, aussi : à quoi donc est-ce que


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je servais ? Je me faisais belle, mais je me faisais un peu plus vieille chaque jour. Est-ce que je n’avais pas gâché toute mon existence pour lui, ses vieilles chaussettes et son gros nez, comme j’avais sacrifié ma vie à l’administration, aux classeurs, aux notes de frais et aux copies ? Ce fut le début de la fin : la drogue lui avait brûlé la cervelle. Il prétendait rêver de moi, avoir des hallucinations : il me voyait jeune et belle, sur le Titanic, il plongeait jusqu’aux abysses en ma compagnie, dans ses délires il combattait les requins blancs et je flottais ainsi avec lui, à l’infini. Bientôt, ces histoires folles prirent le pas sur la réalité. Nous étions des naufragés sur une île déserte loin de toute civilisation : je n’étais plus secrétaire, il n’était plus un raté, nous étions les Robinsons de l’amour au Paradis et je peignais là-bas sans fin mes cheveux rouges à l’ombre des palmes. En réalité, le journal entrait péniblement dans les années 80. Mon père était semi-retraité, tous mes amis étaient partis, les femmes modernes profitaient de la libération des mœurs. A l’occasion, je suis tombée sur Barbarella, Epoxy, Valentina, des filles fort peu vêtues, qui n’avaient pas froid aux yeux ; j’ai rencontrée Laureline, Kriss, Aaricia, aussi, aux noms étranges et exotiques, qui occupaient des postes à responsabilité. Dois-je l’avouer ? Je les ai enviées. Je n’étais guère, moi la petite secrétaire, vestige du passé, une héroïne que dans les rêves opiacés de celui qui m’avait si longtemps dédaignée. Pour les plus jeunes, je n’étais qu’une pauvre petite bonne femme du temps jadis, hélas. « Jamais mon cœur n’a battu comme ça… » Je me suis demandé, seule dans mon bureau vide, lorsque l’héritier des Dupuis m’a annoncé que mon père

quittait l’entreprise et que la maison d’édition était en crise, ce que j’allais devenir, modeste fétiche en jupette de toutes les femmes sacrifiées sur l’autel de la machine à écrire et de classeurs de rangement, simple étape intermédiaire entre la femme au foyer et la femme libérée : secrétaire. J’ai bouclé les derniers dossiers à l’intention de monsieur Boulier, et j’ai rejoint le pauvre garçon à demi mort, affalé sur une moquette jaunâtre, usée, à l’étage à moitié abandonné de ce qui avait été un jour la rédaction fourmillante de vie du plus grand journal belge d’aprèsguerre. Il partait, lentement. Avec lui, alors, je suis partie. …Puisque nous voici sur une île, Jeanne, m’a-t-il dit en bafouillant, on va l’explorer ensemble. Aaah, j’ai répondu doucement, pourvu qu’elle soit vraiment déserte… En tout cas, nous ne mourrons pas de faim ! Voyez ces beaux gros fruits… Quelles jolies fleurs… Et nous ne manquerons pas d’eau douce… J’aime ce profond tapis de mousse… Je me suis mise nue. Il rougissait à ma vue. Je vous taillerai un peigne, Jeanne, moi, oah, je ne me lasse pas, mais ça doit vous sembler long… Ils sont si fins, si abondants… Ah qu’importe le temps maintenant, nous avons la vie devant nous… Jamais mon cœur n’a battu comme ça… J’ai plongé avec lui, j’ai dit adieu à la réalité. J’ai entendu mon vieux patron affolé, alors qu’il appelait une ambulance : … Ils parviennent à se rejoindre dans le même rêve ! C’était le début des années 80 et c’était la fin : avant de fermer définitivement les yeux, je me trouvais, je crois bien, dans l’espace noir, immense, infini, devant les anneaux de Saturne… Et je me suis arrachée au monde où je n’étais qu’une petite secrétaire pour sombrer confiante en sa folle compagnie dans le plus impénétrable oubli. — Super secrétaire page 85


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mai s où e st te s i d r a d n a t passé le s de standard ?

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illustration Thomas Dircks

Magali Aubert Richard Gaitet David Garchey David Herman Olivier Mulin Caroline de greef sylvain cabot jean-emmanuel dubois gaspard koenig Alex Masson timothée barrière françois perrin nicolas roux julien blanc-gras pacôme thiellement vava dudu

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Le s se ules

s e u q i n u et ! s  e r i a t é cr e s su pe r

Petites mains des comics américains, Betty Brant & Cat Grant, dactylos du Daily Bugle, le journal de Spider-Man, et du Daily Planet, celui de Superman, nous ont accordé cet entretien exclusif. Amazing! Super secrétaire page 88


entretien Aurélien Lemant (à Metropolis) illustration Romain Lambert-Louis

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lus lus que le New York Times et le Washington Post réunis, le Daily Planet et son cadet le Daily Bugle demeurent des références populaires en matière de presse US. A l’ombre de ces succès, deux femmes : à gauche, la brune Betty Brant, piquante secrétaire du célèbre tabloïd yankee, égérie du maire de NYC ; à droite, la blonde Cat Grant, échotière aventureuse qui s’est vu ouvrir les portes de la Maison Blanche. Pour la première fois réunies, elles se rencontrent dans la cité de Superman, au sommet du Planet, entre deux zeppelins et un espresso. Dans la conference room où nous attendons Cat Grant, en retard, Betty Brant, souriante et concentrée, feuillette un exemplaire de Standard. Amusant, pour celle qui a passé l’essentiel de sa carrière comme standardiste. « Je ne lis pas le français », avoue-t-elle, quand notre hôtesse débarque, poignée de main souple et chaleureuse, nous enjoignant à la suivre vers son espace de travail – « moins formel ».

Depuis combien de temps travaillez-vous pour vos journaux respectifs ? Betty Brant [hésitante] : C’est comme si vous nous demandiez nos âges, et vous savez très bien que cela ne se fait pas [rires] ! Depuis une bonne dizaine d’années. Il s’est tant passé de choses au Bugle, de bouleversements, d’histoires abracadabrantes, jusqu’à sa récente Dates destruction [voir encadré]… que j’ai Le Daily Bugle en 5 dates l’impression que ça fait 1897 : Fondation à New York. plutôt un demi-siècle. 1936 : J. Jonah Jameson achète le journal On ne me paie pas et l’installe dans le Goodman Building. mieux pour autant ! 1961 : Le Bugle publie ses premières Cat Grant : Je suis photographies de super-héros. arrivée après l’âge d’or 2008 : Vendu par Marla Jameson à du Daily Planet, période Dexter Bennett. Rebaptisé le DB. post-Pulitzer de notre 2009 : Le DB est détruit par le rédac’chef bien-aimé super-vilain Electro. Perry White. Les gros noms actuels de la boîte Le Daily Planet en 5 dates étaient déjà en place, 1775 : Fondation à Metropolis. George les indéboulonnables Washington en signe le premier édito. comme Lois Lane et 1986 : Lex Luthor le revend à Clark Kent. Comparée à TransNationalEnterprises. Perry White ces dinosaures, je suis devient rédacteur en chef. une nouvelle recrue ! 1994 : Racheté puis sabordé par Lex Luthor. Betty, vous êtes 1994 : Destruction partielle par Doomsday. reporter à présent, Reconstruit à l’initiative de héros volontaires. mais avez longtemps 2002 : Rachat par Bruce Wayne. été la secrétaire de J. Jonah Jameson au

Un peu d’Histoire

« Clark Kent ? Très grand professionnel. Ceci dit, un peu coincé à mon goût. » Cat Grant

Bugle, aujourd’hui reconverti dans la politique. Betty Brant : Oui, un poste que tenait ma défunte maman avant moi, et dont j’ai hérité par un concours de circonstances. En quoi consistait votre tâche ? Betty Brant : J’étais son factotum, sa girl Friday, comme on dit. Tâches administratives, mais pas seulement : ça comprenait la gestion de son agenda et l’organisation de ses rendez-vous, de ses conférences de presse ou de ses déplacements. Je réservais ses tables au restaurant, ses tickets de match comme ses billets d’avion, prenais ses messages, tapais son courrier, et surtout, je jouais les cerbères devant son bureau – je n’étais pas toujours très convaincante dans ce rôle-là, notez. [Elle s’anime] Tout le monde a en tête ces photos de JJJ fulminant, cigare au coin des lèvres, un téléphone sur chaque oreille. Il est capable de tenir cinq discussions téléphoniques en même temps. Or, pour un appel que je lui transmettais, j’en recevais peutêtre dix, vingt. Le portable n’a pas arrangé les choses ! Cat Grant : Quel homme ! Il vous laissait respirer de temps en temps ? Betty Brant : Respirer ? Essayez de faire le vigile avec trois demi-douzaines de reporters en rogne, un livreur de pizzas, une batterie d’avocats, sa femme ou un supervilain qui se manifestent en même temps qu’une quinzaine d’appels ! Non, je ne me suis jamais plainte parce que j’aimais profondément ce job, mais, honnêtement, secrétaire particulière de James Jonah Jameson, ce n’était pas une sinécure. C’est dit ! On le dépeint comme un tyran. Betty Brant : Ses récentes crises cardiaques prouvent qu’il est bien doté d’un cœur. Et il prend ses nouvelles fonctions de maire de New York… très à cœur, justement. En tant que secrétaire, je lui préparais également ses cachets – une sacrée pharmacie – et son café, mais je n’étais la bonniche de personne. Cat Grant : Dans ce monde de machos en cravates, il ne faut pas se laisser faire. Dès le départ, au-delà de nos jambes et de nos minois, c’est des coudes qu’il faut jouer. Même devant un méta-humain, vous ne me verrez Super secrétaire page 89


BD Wonder Women, la bio

Betty Brant

Contemporaine des Beatles, Betty Brant apparaît pour la première fois dans le numéro 4 du magazine Marvel Amazing Spider-Man, en septembre 1963. Imaginée par les illustres créateurs de l’Araignée, Stan Lee (scénario) et Steve Ditko (dessins), Betty est la première girlfriend de Peter Parker, reporter photo et alter ego de Spider-Man. Des sixties aux années 2000, aux côtés de J. Jonah Jameson au Daily Bugle (Le Quotidien, en français), Brant devient la dactylo la plus célèbre de la bande dessinée américaine. Elle épousera le journaliste Ned Leeds – une romance chaotique –, avant de le quitter pour le sportif Flash Thompson. Son destin croise celui de supervilains notoires : son frère Bennett est accidentellement tué par le Docteur Octopus, son ex-mari s’avère être l’un des super-bouffons et sera exécuté par l’Etranger ; enfin, elle sauve Peter Parker de l’Autre, créature arachnide aux traits humanoïdes. Devenue reporter, Betty Brant écrit pour le Daily Bugle puis pour son principal concurrent, le Daily Globe. Aujourd’hui reconvertie dans la presse people, elle fut incarnée au cinéma par Elizabeth Banks dans la trilogie SpiderMan de Sam Raimi. — A. L.

jamais baisser le regard. Sans nous pour les médiatiser, les encapés ne sont rien. Batman et Robin sans leurs masques, c’est monsieur-tout-le-monde. En fait, j’aime bien me les imaginer à poil. Betty Brant : Le Docteur Fatalis tout nu… Il y a de plus en plus de justicières costumées. Leur audace vous a-t-elle encouragées à tenir bon parmi les « machos en cravates » ? Betty Brant : Vous trouvez qu’il y a de plus en plus de super-héroïnes, vous ? Je dirais qu’il y en a toujours eu, simplement aujourd’hui elles s’imposent. Quand la Veuve Noire a pris le commandement des Champions de Los Angeles, ou quand Tornade était à la tête des X-Men, oui, ça a fait le ménage dans les mentalités. Cat Grant : Betty, vous parlez de super-héros – je préfère dire « méta-humains », parce que pour moi ce ne sont pas forcément des héros – et de personnalités Super secrétaire page 90

que je ne connais pas, mais alors pas du tout. Parfois, j’ai l’impression qu’on ne vit pas dans le même monde, vous et moi. Betty Brant : Comment dois-je le prendre ? Cat Grant : Relax, chacune son univers. Comment trouvezvous le Daily Planet ? Betty Brant : C’est plus lumineux que chez nous. Au Bugle, nous étions éclairés au tube fluo, d’horribles plafonniers qui clignotaient à longueur de temps. Et cette odeur de moquette humide, épouvantable ! Ici, c’est spacieux, il y a moins de monde dans les couloirs et la lumière dorée de Metropolis s’invite par les baies vitrées. S’ils embauchent, je signe ! Non, je plaisante, j’aime trop New York. Vous travaillez avec deux célébrités : le journaliste Clark Kent et le photographe Peter Parker. Quelles sont vos relations avec eux ? Cat Grant : Kent ? Très grand professionnel. Ceci dit,


Wonder Women, la bio

Cat Grant

Catherine Jane Grant fait son entrée comme chroniqueuse people pour le Daily Planet en janvier 1987, dans Adventures of Superman numéro 424 des éditions DC, en plein reaganisme. Ses auteurs sont le célèbre scénariste Marv Wolfman (Crisis on infinite earths) et l’artiste Jerry Ordway. Rescapée d’un mariage malheureux qui la conduit à boire, Cat Grant tente d’élever seule un fils, Adam. Après une brève liaison platonique avec le journaliste Clark Kent, elle devient live reporter pour la chaîne de télé WGBS, où on finit par lui confier son propre programme, le Cat Grant Show. Elle y interviewe Superman en direct, lors d’une émission bouleversée par l’arrivée du monstrueux Doomsday. Quand son fils est kidnappé puis poignardé à mort par le Toyman, elle sombre dans la dépression et l’alcool. Remontant la pente avec l’aide de Perry White, rédacteur en chef du Planet, et de Jimmy Olsen, photographe qui soupire en vain auprès d’elle, Cat vit pour sa carrière. Elle est nommée porte-parole du Président Luthor, avant de se retirer pour un temps à L.A. Volontiers allumeuse, la poitrine refaite, revenant au Planet comme chef de rubrique, elle passe pour la cougar de service auprès de ses collègues et s’autoproclame l’ennemie attitrée de Supergirl. Tracy Scoggins interprète Cat Grant dans la série TV Lois & Clark. — A. L.

un peu coincé à mon goût. On gratte-ciel monumental ou un soldat invincible, comme voudrait le voir se lâcher, de emblématiques d’une culture, d’une époque qui étaient les temps à autres. Et puis, voilà un vôtres. Vous les croyiez éternels, mais ce n'est pas comme type qui manque cruellement ça que ça marche. Et le choc est si soudain que la mort d’ambition ! On dirait qu’il se d’un héros ou celle de milliers de voisins, cela revêt la bride, alors que dans ce métier, même gravité, sur le moment. C’est ça, l’info. il pourrait clairement s’envoler. Cat Grant : C’est vrai. Les images sont soooo hard, ça C’est un message : fonce, Clark ! vous saute à la tête avec la même violence. En même Betty Brant : Honte à moi, je temps faut pas se leurrer, c’est ça qui fait vendre. ne lis jamais ses articles. Quant Et vous, Catherine ? Le moment le plus important ? à Peter Parker… C’est un ami très cher, le meilleur que j’ai jamais « Peter Parker est le meilleur eu. Et un artiste très photographe de la profession. doué. Ses photos sont Personne n’est capable de les meilleures de la profession – notamment faire d’aussi belles prises de celles des combats de vue d’un héros en action. » Spider-Man. Personne Betty Brant n’est capable de faire d’aussi belles prises de vue d’un héros en action. Cat Grant : Sans hésiter, quand j’étais la press secretary Si vous deviez choisir la Une de la Maison Blanche, lorsque Lex Luthor était président la plus marquante de votre vie des Etats-Unis, en 2000-2002. Avec une grosse professionnelle ? frustration : être chroniqueuse people [voir encadré], aux Betty Brant : Deux me viennent premières loges, mais ne pas pouvoir révéler le millième de immédiatement à l’esprit : celle ce que je sais ! Neutralisée à mon insu ! consacrée aux attentats du World Betty Brant : Preuve, s’il en faut, que les femmes Trade Center, et notre couverture comptent pour de bon dans l’avenir de ce pays, avec ou de la mort de Captain America. sans superpouvoirs. [Elle marque une pause, dure et sincère.] Des symboles Cat Grant : Vous mentez, j’ai deux superpouvoirs : je suis qui s’effondrent, les mêmes manipulations, les mêmes plus sexy qu’Hillary Clinton et plus sagace que Sarah Palin. polémiques à deux dollars. Je ne peux pas choisir entre ces Catherine, tout le monde au Planet semble être deux catastrophes. passé au Blackberry. Que fait cette vieille machine Cat Grant : Je rêve, là ! à écrire là-bas ? Betty Brant : Ce que je veux dire, c’est que quand Betty Brant : C’est une Remington ? vous couvrez, en direct, des traumas sociaux colossaux, Cat Grant : Aucune idée, c’est celle de Kent. Ce garçon vous les traversez en tant qu’habitante de New York, pas détraque tous les PC qu’il touche. Il émet de mauvaises seulement comme une professionnelle de l’information. ondes ! Ne le répétez pas, mais il ne sait même pas surfer Vous évaluez alors ces figures quasi-mythologiques, un sur internet. — Super secrétaire page 91


BD

« Gaspi lle r sa vi e d e rr ièr e un bure au. »

Délégué syndical de la loose, l’Italien Ivan Brunetti, dessinateur-scénariste de la série Schizo, est-il un vrai pervers de machine à café ? entretien Jean-Emmanuel Deluxe

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e héros de Schizo est un saligaud qui songe à ses collègues féminines en ces termes : « leur faire leur fête dans d’atroces souffrances ». Cette vision vicelarde de l’entreprise, une expérience perso ? Ivan Brunetti : J’ai fait des tas de jobs très variés : cuisinier de fast food, plongeur de restaurant, opérateur télémarketing, distributeur de tickets de parking, réceptionniste d’hôpital, employé d’une boîte de transports, assistant de production, correcteur, éditeur et créateur de sites web. Très récemment, je suis devenu prof à plein temps après avoir travaillé dix-huit ans dans divers bureaux liés à l’université. On bossait dans des petits cubes et les tâches étaient proches de celles d’une entreprise. Dans l’éducation, les gens sont beaucoup, beaucoup plus sympas mais malgré tout, il y a cette routine, et la ferme impression que l’on gaspille sa vie derrière un bureau. La vie d’artiste est à l’opposé de la vie d’un employé. Un peu gonflé d’en rire, non ? J’ai toujours eu un travail. Je n’ai jamais vécu la vie d’artiste. Et même si je l’étais à temps plein, j’aurais des clients,

un agenda, des délais et des commandes. La grosse différence, c’est que tu es ton propre patron et que tu crées de l’art au lieu de générer de la paperasse. Quelle est votre secrétaire de BD préférée ? Miss Buxley dans Beetle Bailey [comic strip créé par l’Américain Mort Walker en 1950] est assez sexy – une belle blonde à la poitrine généreuse, secrétaire d’un brigadier général de l’armée. Et aussi Tillie the Toiler [du Californien Russ Westover, 1921-1959], une brune assez mignonne, sténodactylo pour une marque de vêtements et mannequin à ses heures, toujours très bien habillée. Quel dessinateur a le mieux représenté l’entreprise ? Je ne l’ai jamais vue exprimée de manière adéquate. Dilbert [comic strip créé en 1989, narrant les déboires d’un ingénieur-informaticien, traduit dans vingt-cinq langues] échoue à être drôle parce que son auteur [Scott Adams] est un conservateur qui n’est pas du côté des classes laborieuses. Avez-vous déjà eu recours à une assistante ? Je n’ai jamais laissé quelqu’un d’autre dessiner quoi que ce soit sur une de mes pages. Si, une fois, en 1988, quand


j’essayais désespérément de finir Schizo #3 [publié en France dans Misery Loves Comedy] : j’ai demandé à un ami de disposer les teintes de gris, d’ombrer certains espaces, pour respecter les délais. Ces assistantes que vous dessinez, toujours un objet de fantasmes ? Je suis marié désormais, je ne pense plus aux autres femmes. Mais si je remarque que quelqu’un a un beau cul, je le garde pour moi. Ah. Et si l’Humanité en dépendait, préféreriez-vous coucher avec Art Spiegelman [Maus] ou Stan Lee [Spider-Man] ? C’est la question la plus bizarre que l’on m’ait jamais posée. Art est un ami de longue date et un mentor. Je n’ai jamais rencontré Stan Lee. Je laisse donc ton imagination répondre à la question. — Misery Loves Comedy Fantagraphics/ Cambourakis 172 pages, 23 euros

Sur la tab le d’Ivan

« Pas de no uvel album en vue pour l’instant. En ce moment je met s à jour mon livre Cartoon ing : Philosoph y and Practice qui sera publ ié par Yale U niversity Pres en 2011. Je de s ssine une couv erture pour le magazine du New Yorker et en compose une autre po ur Penguin B ooks. J’essaie de revenir au dessin de com ics, juste pour moi. J’ai perd u la main. » illustrati ons tirées de Misery Comedy © Fa Loves ntagraphic s/ Camboura kis

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Portfolio

the office

Photographie Anouk Kruithof Courtesy Galerie Adler, Frankfort/New York Super secrĂŠtaire page 94







Littérature

« Le romanti sm e e st u n e faib le ss e  » e u q i n h tec téraire, Apprendre lit e ré nt re la de le ac ir M nique explore à prier à l’ère de la tech un chirurgien la relation tordue entre perverse. mégalo et sa secrétaire le Portugais , ur te au l’ ec av c ti os gn Dia es. Gonçalo M. Tavar entretien François Perrin traduction Dominique Nédellec

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Julia Liegnitz incarne-t-elle la secrétaire idéale ? Gonçalo M. Tavares : Elle a plusieurs facettes. La première, évidente, correspond à son apparente soumission/adoration à l’égard de son patron, Lenz Buchmann. Mais elle est aussi extrêmement perverse. Elle dit « non » aux avances de Lenz et grâce à ça, parvient à dominer. Aussi surprenant que cela puisse paraître, le personnage de Julia est peut-être le plus fort du roman. C’est elle qui semble conduire et contrôler le récit. C’est elle qui, progressivement, avec la maladie de Lenz, en vient à occuper la place centrale, qui devient le chef, finalement. On peut se demander si elle n’a pas sciemment cherché à paraître fragile pour ensuite acquérir une position dominante. Leur rapport réside sur un déséquilibre d’informations. La secrétaire, c’est « celle qui ne sait pas tout » ? La partie forte sait plus de choses, celui qui a moins d’informations se situe dans le camp des faibles. Ce n’est pas sans rapport avec le binôme « voir/être vu » dont parle Michel Foucault dans Surveiller et punir [1975], lorsqu’il analyse le système panoptique de Jeremy Bentham. Lorsque quelqu’un voit sans être vu, il détient le pouvoir. Celui qui

est vu et ne voit pas occupe la position du surveillé, il est le plus vulnérable. Dans mon roman, ce déséquilibre est très présent : Lenz sait quelque chose d’essentiel que Julia ne sait pas. Son implication croissante dans la vie de Lenz, y compris dans son foyer, outrepasse-t-elle les limites d’un rapport classique patron/secrétaire ? Cette relation est tout à fait singulière, maladive. L’implication de Lenz dans la vie de Julia a pour point de départ la révélation d’un stigmate, de ce lien familial tragique qui s’est noué entre leurs pères respectifs. C’est peut-être le poids de cette faute et cet espoir de rédemption qui font que Julia, au final, est l’être humain le mieux traité par Lenz. On parle tout de même de manipulation sadique, d’une forme moderne de servage... Oui. Lenz exerce une forme de torture psychologique sur sa secrétaire, mais une torture dont la victime n’est même pas consciente, ce qui est peut-être encore plus cruel. Effectivement, ce rapport de forces relève peut-être d’une forme nouvelle de servage, pour lequel la détention d’une information privilégiée et d’un pouvoir politique se substituerait à l’ancienne possession de la terre.


Extrait

« Servilit

é »

« A l’instar de n’importe qu elle secrétai Julia Liegni re, tz […] veillai t à conserve cette pudeur r discrète dont , selon Lenz, elle ne devait pas plus se dé partir qu’un bon serveur de restaurant . Elle gardai ses distance t s, ne s’approc hait pas d’un bond, mais pl utôt à petits pas, en donn toujours l’im ant pression de ne pas vouloi réveiller une r chose malig ne qui dorm Telle était l’ ait. attitude de Ju lia, et cela plaisait fran chement à Le nz. Il existait elle une tend chez ance à la pr évenance, qu frôlait la serv i ilité. »

Par l’opposition moralité publique/ p e r v e r s i t é domestique, comme par son comportement visà-vis des mendiants, Buchmann fait penser au Des Esseintes de A Rebours. Le personnage de Huysmans, comme ceux d’innombrables romans du XIXe siècle, voire du XXe, renvoient à une décadence qui s’éloigne de la vision de Lenz qui lui, est porté par une aspiration à la force, à la régénérescence. C’est ce qui l’entoure qui, selon lui, est en proie à la décadence. Le monde dans lequel il évolue est à ses yeux celui d’un autre siècle, déliquescent, attardé, timoré. Lenz sent peut-être qu’il appartient au XXIe siècle,

alors que les plus faibles, les plus craintifs autour de lui en sont restés au XXe ou au XIXe. Peut-être y a-t-il un conflit entre lui – pour qui la technique est la réponse morale à tous les problèmes – et de nombreuses personnes qu’il croise et qui demeurent attachées à un romantisme hérité des siècles passés. Pour Lenz, le romantisme est une faiblesse morale – et technique – inacceptable : il le voit comme ce qui fera trembler la main, sera la cause d’un tir raté avec une arme ou d’une intervention défaillante avec un bistouri. Difficile de situer votre action dans le temps. Est-ce volontaire ? J’aime l’idée du non-temps et du non-espace. Parfois, si l’action est clairement située, on aura tendance à se dire : « Ah, cette histoire n’a rien à voir avec moi. Elle s’est déroulée loin de moi et à une époque qui n’est pas la mienne. » Or j’aime l’idée que personne ne puisse rester à l’extérieur, pour assister dans une position moralement confortable à quelque chose d’immoral. La notion selon laquelle on est tous partie liée me semble fondamentale. Super secrétaire page 101


Le livre

La moral e au bistouri

Lenz Buchm ann, fils pr éféré de so militaire, fr n pè ère d’un br ave type un re faible, care sse pendan peu t toute sa – qu’il chas jeunesse se le cerf ou – des délire la gouverna s de grande nte ur, de dom d’accaparem ination, ent. Deven u chirurgi renom et ép en de oux malsain , il se piqu de politiqu e enfin e, tout en obsession de nourrissant une tortionnaire secrétaire or à l’égard d’ pheline et un e sœur d’un Quoi qu’il invalide. en dise, l’au teur prend égratigner plaisir à son égocen trique pers jusqu’au so onnage, us-titre du ro man : Posit le monde de io n dans Lenz Buchm d’une beauté ann. La la ngue, étourdissant e (« Et que comprendre pouvait de ces invi tations au son frère A com lbert, pour qui la lectur bat un moment e était de repos et non le mom où commen ent rare ce à se re nf orcer la st d’attaque co ratégie ntre le mon de ? »), se structure en rt une airain (« Lui était au cent tous avaien t besoin de re et quelque ch centre de la ose au ville. C’est là que se tr les aliments ouvaient , les transp orts, les fem se faisaien mes qui t payer ») et une tram malice infini e d’une e (« Nous ne supporterion l’odeur que s pas laisse derriè re nous un semaine de e seule notre existe nce. »). — F. P. Apprendre à prier à l’è re de la tech Traduit par Do nique

minique Viviane Nédellec Hamy 368 page s, 22 eu ros

Le texte soulève de terribles questionnements sur la morale et la technique… Je donnerai juste un exemple paradigmatique. Le philosophe israélien David Flusser évoque une lettre qu’un industriel allemand avait adressée à un officier nazi, et qui fut présentée lors du procès de Nuremberg. Dans cette lettre, l’industriel allemand « demandait pardon » à l’officier nazi « pour avoir mal construit les chambres à gaz qui lui avaient été commandées ». L’idée selon laquelle seul l’usage que l’on fait d’une chose est moral ou immoral conduit à ces aberrations : un industriel peut être préoccupé par la plus ou moins grande efficacité du produit qu’il a fabriqué, et Super secrétaire page 102

faire abstraction des effets catastrophiques d’une bonne fabrication. D’une certaine manière, c’est encore très symptomatique de notre monde actuel : on demande pardon pour des défaillances techniques et non pour des défaillances morales. L’erreur technique semble être devenue l’erreur la plus grave dont un être humain puisse se rendre coupable. Parlez-vous d’une opposition entre technique et religion, modernité et tradition ? Il n’y a pas d’oppositions aussi tranchées : la technique est une façon morale d’être au monde – elle remplace donc une religion, correspond à une autre façon de prier, d’être concentré. Ce point m’intéresse et renvoie effectivement à un choc. J’essaie de comprendre les relations qu’entretiennent la machine et la prière. Apprendre à prier à l’ère de la technique est né de cela : de l’étrangeté ressentie en voyant quelqu’un prier au pied d’une machine industrielle en fonctionnement. La religion était liée, à l’origine, à la terre, à l’eau, au feu : les mots sacrés étaient prononcés dans la nature, presque comme s’ils émanaient d’elle. A présent, le paysage a changé et les prières sont récitées au cœur d’un environnement technique, parmi les micros, les caméras. Le vocabulaire religieux, Notre Père par exemple, résiste à la modification radicale du paysage. C’est stupéfiant, cette capacité de résistance des prières. —


Littérature

Echappée du nouveau roman d’Alex D. Jestaire, une superstandardiste control freak nous écrit cet e-mail depuis le futur. De : Maureen Boy d’Arcet Objet : Est-ce un cyborg ? Date : 14 juillet 2013 18:02:51 HAEC A : Standard Répondre : secretariat@parisnews.fr J’aimerais mettre certaines choses au clair, en particulier au sujet de mademoiselle Mona Cabriole, vedette de la série de polars du même nom, qui se trouve aussi être une de mes collègues. Je suis en CDI à Parisnews depuis maintenant quatre mois – je tiens le standard, je reçois et j’oriente les visiteurs, je dépouille les mails, le courrier et les livraisons – bref je suis l’interface entre l’entreprise et le reste du monde. Je gère également d’autres tâches liées au planning, à l’organisation et à la transmission des directives, sans compter les recherches sur le Web (adresses, profils, actu) et tout le boulot que je mâche en amont pour les journalistes (dont Mona Cabriole) – en ce sens, je remplis pour le même salaire au Extrait moins trois jobs différents, sans pour autant faire d’heures supplémentaires – je suis simplement organisée et efficace – il me semble qu’un travail doit être bien fait, dans le temps qui nous est imparti. « 9H et pas 9H02 ou 8H 59 , Je sais très bien ce que mes collègues pensent de moi – ils ne le disent c’est 9H, co pour Maure mme tous le en s matins depu intégration. pas mais il est clair que mes tenues et ma manière d’être déplaisent – je is son On ne sait pas commen fait, si elle m suis la « fille de Sciences-Po » avec un nom à particule et des tailleurs élét elle inute ses traj ets depuis la des Fêtes, si Place elle chronom gants – rien à voir avec les pseudo-punks et baroudeurs qui constituent ètre aussi les qu’elle se ta mecs pe au pieu – l’arrière-garde de cette rédaction rock’n’roll où l’on porte encore veste en si elle a un co une vie en de pain, hors du taf, cuir, jeans et bottes de moto comme dans les années 80 – avec la posture si c’est un cy etc. […] 80 borg, kg de geeket te aristocratique du héros prolétarien qui se bat chaque jour pour la vérité et haut-de-gam ficelée dans me, un tailleur hy per chic un à côté de la la justice sociale. En réalité ce sont tous des bobos. peu pl

« Geekette  »

aque – mais qui oserait dire ? » lui In Elysée N oire 666, un e aventure de Mona Cabrio le

Mon travail ne me semble pas moins important que le leur, même s’il n’est pas nimbé de ce prestige qui permet à Mona Cabriole, par exemple, d’être © Editio ns La Te aujourd’hui l’héroïne d’un livre qui sera peut-être adapté au cinéma – ce qui ngo Voir chr onique p . 201 lui permettra d’apparaître une nouvelle fois dans la presse branchée, après plusieurs sorties aux côtés de musiciens de rock drogués à la mode. Il y aura pour elle des affiches « Mona Cabriole sauve le monde ! » – elle sera incarnée à l’écran par une ex-Miss Météo de Canal+ – et moi je ne serai dans l’histoire que la « standardiste » – mon rôle sera joué par une actrice à la Mathilde Seigner et on me tournera en ridicule, parce que c’est ce qu’il y a de plus facile à faire. Mais on ne m’empêchera pas de rappeler que pendant les évènements terribles qui nous ont tous frappés le 21 décembre 2012, Mona Cabriole faisait du shopping sur les Champs Elysées, de façon tout à fait fortuite, alors que nous autres à la rédaction assumions pleinement nos responsabilités de professionnels face à la catastrophe. Il me semblait important que ce soit dit. Merci. —

Super secrétaire page 103


u o y If , e m e l s s ha l l i w I . u o y e l s s a h Mode

Photographie Felicity Sagoe chez Rootdown Photographic Productions

Stylisme Emely Skjelbred Maquillage Nobuko avec MAC Coiffure Akio Hirosawa Modèles Lyden chez Storm Model Management & Rosanne Ferraccu chez Premier Model Management

Super secrétaire page 104


Lyden pull

Paul Smith

ĂŠcharpe

stylist’s own

pantalon et ceinture American Apparel

chaussures

Paul Smith

Rosanna jupe et top

Antipodium bas Falke

chaussures

Top Shop unique


Rosanna chemise

Antipodium bas Falke

chaussures

Top Shop unique

Lyden pantalon DKNY chemise et chaussures Paul Smith


Rosanna chemise

American Apparel jupe Myla bas Falke

Lyden chemise

Paul Smith costume DKNY

Super secrĂŠtaire page 107


costume

Paul Smith

cravate

TopMan

Super secrĂŠtaire page 108


Lyden chemise et ceinture American Apparel

pantalon

Paul Smith

Rosanna bas Falke chaussures

Top Shop Unique


Rosanna chemise Antipodium jupe et ceinture Ala誰a vintage chez Rewindvintage bas Falke

chaussures

Top Shop unique

Lyden costume DKNY chemise

Giorgio Armani



costume DKNY

chaussures

Paul Smith

Super secrĂŠtaire page 112


Lyden chemise et ceinture American Apparel pantalon DKNY

Rosanna bas Falke chaussures

Top Shop unique


chemise

Paul Smith costume DKNY


Rosanna chemise

Antipodium bas Falke

chaussures

Top Shop Unique

Lyden gilet

American Apparel

chemise

Paul Smith pantalon DKNY


chemise et pantalon DKNY

ceinture

American Apparel

chaussettes Falke

chaussures

Paul Smith


Assistance photo Nick Probert chez Rootdown Photographic Productions Remerciements Nina chez Phipps Pr et P.

Lyden costume et chaussures

Paul Smith

écharpe

stylist’s own

pantalon et ceinture American Apparel

Rosanna jupe et top

Antipodium bas Falke

chaussures

Top Shop Unique

Super secrétaire page 117


Société

Trop chou la

mishu

je suis vraiment débordée. Tu dois t’adapter à ton boss. » Grace Lian, 27 ans, remettant ses petites lunettes carrées en place, donne un exemple : « On n’a pas le choix dans la date de nos vacances. C’est lui qui choisit pour nous, en fonction des siennes.» Pour la troisième, Grace Wang, le travail est routinier, calme, sans objectifs à atteindre. Nos quatre mishu hésitent à discuter salaire. Elles semblent mieux payées à Shanghai qu’ailleurs, avec une rémunération mensuelle moyenne de 2000 RMB. L’avenir ? Une fois devenues secrétaire senior après quatre ou cinq ans d’expérience, elles rejoindront peut-être le service ressources humaines ou marketing. Certaines seront assistante exécutive d’un cadre dirigeant, voire d’un membre du conseil d’administration – avec chaque mois 10 000 RMB dans le sac à main.

inoise, soumise La secrétaire ch é patriarcale et aux clichés d’une sociét quatre jeunes ec av ng efi ri eb D ? e st sexi mishu affairées. par Laure Alazet (à Shanghai) illustration Marie-Laure Cruschi

"

C’est juste un boulot » hausse, blasée, Grace Wang, 30 ans, polo rouge et pantalon léger, titulaire d’une licence en économie et assistante de direction dans une multinationale européenne spécialisée dans les appareils ménagers, à Shanghai depuis cinq ans. Le parcours des mishu, les secrétaires chinoises, ressemble de très près à celui de leurs homologues occidentales. Il débute au terme de l’équivalent de notre collège français où beaucoup de jeunes filles optent pour une formation professionnelle courte dans une « vocational school », sorte de CAP option secrétariat. A la sortie, elles sont souvent placées dans des entreprises privées où elles touchent entre 1000 et 3000 RMB (100 à 300 euros) par mois – le niveau de vie moyen en Chine stagne à 5000 euros par an. Peu de perspectives d’évolution. L’astuce est de se faire embaucher par une société étrangère, à condition de parler au moins anglais ou japonais. « S’adapter au boss » Cela a été le cas pour les quatre jeunes bavardes réunies par nos soins et ravies d’être questionnées. Titulaires d’un diplôme universitaire, leurs vies bien réglées commencent à 8h30. Prendre les rendez-vous, préparer dossiers et réunions, c’est leur quotidien jusqu’à 17h. Andrea, 26 ans, ex- Public Relations, la plus élégante aussi en robe blanche vaporeuse, gère l’agenda de deux patrons, chinois et hollandais. « Parfois l’ambiance est assez stressante et

Super secrétaire page 118

Sino-gigolo Alors ce qui donne à la mishu son petit goût pimenté, ce n’est pas la réalité de son job, mais sa réputation d’amante. David Cheung, fils d’un haut cadre de la Bank of China, RayBan vissées sur le nez, est le premier à nous mettre la puce à l’oreille : « Si tu es le boss, tu engages une secrétaire qui est belle, tu la paies en cadeaux et tu quittes ta femme… ». A l’instar des courbes soyeuses de Maggie Cheung, secondant Monsieur Ho dans In the Mood for Love, la secrétaire trouble. Et les témoignages – comme celui du jeune Xiao Zhao sur le site anglophone China Smack (400 millions de lecteurs réguliers, et ce slogan : « Découvrez ce qu’il y a de plus populaire, sexy, scandaleux ou choquant au-delà de la Grande Muraille ») – ne font qu’entretenir le présupposé que la mishu, homme ou femme, est le centre névralgique du scandale d’entreprise. « Je suis devenu une machine à satisfaire ses fantasmes. J’ai vraiment la nausée de voir son visage et son corps, dégoûtants. » Quelques mois après son embauche, Xiao Zhao accompagne sa patronne à un rendez-vous lorsque la voiture prend la direction de la villa de Mme Liu. Sommé d’attendre sur le canapé un client qui ne viendra jamais, Xiao Zhao voit sa supérieure redescendre en tenue d’Eve et promettant, en échange d’une nuit,


« Je me suis soumis au pouvoir et à son argent : j’ai offert ma virginité à cette femme. » Xiao Zhao, secrétaire un poste de directeur et une BMW. « Pour un enfant de la campagne, c’est dur de résister à la tentation matérielle. Juste comme ça, je me suis soumis au pouvoir et à son argent : j’ai offert ma virginité à cette femme ». Les secrétaires femmes interdites Afin d’éviter tout scandale, une loi édictée par les autorités de la province du Sichuan, au Sud-ouest, interdit depuis 2003 le recrutement de femmes secrétaires dans les cas où le leader politique d’un parti, ou le dirigeant d’une entreprise publique, est un homme. De nombreuses voix se sont élevées (relayées par des médias locaux comme Huaxi City Newspaper et CRI News) contre cette mentalité arriérée à l’égard du deuxième sexe. En plus d’être discriminante, cette loi renforce la croyance populaire – solidement enracinée – du hongyan houshui, selon laquelle la femme est responsable de l’attraction qu’elle provoque sur l’homme. En mars 2010, une enquête est ouverte suite à la mise en ligne, par un internaute surnommé « le Mari », du journal intime de Han Feng, le directeur du département des ventes de Tobacco Corp pour la région de Guanxi. « Ce soir Xiao Tan avait envie de moi. Elle se marie le 29 mais veut encore s’amuser avec moi. Cette fille est trop chaude ! » Han Feng se fait limoger pour violation, non pas du corps de sa secrétaire, mais de la loi et de la discipline du Parti. A la même période, Jiang Zongfu, ancien journaliste devenu maire-adjoint de Linxiang dans la province du Hunan, détaille dans Mes années d’officiel : chronique de mes activités occultes, la corruption, les services sexuels en échange de promotion et les maîtresses entretenues par ses collègues. Un rapport qui affole la Toile, pour le moment sans éditeur, à dévorer sous le bureau. — Super secrétaire page 119


Psychologie

« Ce métier

est

un enfer »

, ection stressée ir d e d te n ta is Ex-ass , 33 ans, signe e n e c h a l l e ntes Sabrina B héros – Assista e c f e h c n o M ce sera le manuel as de problème, p , K O ! s u o rebellez-v s… quiétez pa

fait, ne vous in

Super secrétaire page 120


entretien Marjorie Philibert illustration Denis Carrier (PNTS)

s

ecrétaire, assistante : y a-t-il une différence ? Sabrina Bellahcene : Oui, au sens où le mythe de la secrétaire – lunettes, machine à écrire, vernis à ongles rouge – n’existe plus vraiment. L’assistante moderne est beaucoup moins potiche. Ce qui n’a pas changé, malheureusement, c’est la connotation féminine : les hommes ne choisissent pas cette voie qui leur paraît être un métier de « femme ». Dans toute ma carrière, je n’ai entendu parler que d’un seul secrétaire homme et encore, je n’en ai jamais vu en vrai… Il n’y a qu’en politique que les hommes acceptent de se diriger vers cette fonction, le terme a tout de suite une connotation plus noble alors qu’il s’agit à peu près des mêmes fonctions. Mais le terme d’assistante est lui-même en train de laisser place à celui d’office manager. Une appellation qui justifie de prendre des gens plus diplômés pour les mêmes tâches.

Extrait

s A4 « Ramette s »ur la dent s e l ns, po do s se entre ssistante pour ef a recruté l’a épouser sa

« Le Ch er à mieux image et l’oblig ns soutien, modeler à son sans amour, sa e, ul se s ur jo s ur la se ir là fin Destinée : Il n’est pas po mieux le servir. ir vo de n de afi un i, it fa am sans si, il se la détruire. Ain : quand e m no to au juger, mais pour us nir de plus en pl tte de de l’aider à deve gée d’une pale s couloirs, char le ns clamé ré a ’il qu l, il la croise da ie nt dossier confide s, il prend ramettes A4, du , entre les dent es nd co se 60 rtout pas su ne à quinze fois en r à l’ignorer, lie cu rti met sa pa ut to un soin que l’assistante aide. Il sait bien En cas d’ e. er êm os -m op le pr el i lu tout faire par à r eu nn ton, ho le r n se fierté et so lier à haus un soin particu d son en er pr ul il , m ur sti re ur d’er rre entière po te la n oi er chez m im té pr à à prendre er. Il veut ré ser à se dépass us ire po fa i la lu e, nt ux ta ie assis pour m ment d’orgueil, ement elle tout mouve ve de son attach eu pr ur Po . ce en lg que son du rs in lo : n so ux sentir se révéler jalo ut pe ef éfère Ch il le , bon travail, pr indéfectible n, voire du très bo sis as du d’ it fa ng e pi nt assista cret (le kidnap se le t in en se em au us us-estimée en garder jalo plaie toujours so e un t fe ef en t tante es — . » rebellez-vous ! des entreprises) – Assistantes s ro hé ce ef In Mon ch tins s Petits Ma Editions de s ro 12 eu 144 pages,

Pourquoi se rebeller ? Parce que la réalité du métier est très souvent un enfer, non pas à cause de son entreprise ou de son patron, mais à cause de la nature de la fonction. Ce poste n’a pas de périmètre défini, il empiète sur tous les autres. On vous reproche de n’avoir pas géré le suivi d’un dossier important et, cinq minutes après, il faut remettre du papier dans la machine… Sans compter qu’une assistante ne connaît ni changement de statut, ni progression. Tout en bas de la hiérarchie, elle gère ce que personne ne veut faire. Les salariés se déchargent de tout sur elle, par vagues successives ! Sauf que nous, on n’a personne à qui déléguer… Peut-on réellement prendre son chef pour un héros ? Dépendre de lui corps et âme, c’est un risque. On est très sujettes à la pression car reliées à une seule personne, ce qui peut vite devenir pervers. Pour la plupart des gens, une assistante doit rendre la vie plus facile. C’est une course qui ne s’arrête jamais, avec la fameuse phrase « J’ai trouvé ma perle rare ! » Ce peut être amener le café à la bonne température, s’assurer que le fauteuil en cuir est bien tourné vers le bureau quand il arrive…On est là pour le rendre heureux ! La liste des tâches décrites dans votre livre semble infinie… Il faut être là contre vents et marées. Prendre un rendez-vous chez le dentiste, aller chercher un gâteau d’anniversaire, rappeler la date des examens des enfants… D’autant qu’on sert de défouloir : en cas de souci au bureau ou chez lui, c’est à nous que le chef parle, parfois pendant des heures, sans que jamais il se demande si son assistante a envie d’entendre ça. Un peu comme des majordomes, devant lesquels on peut dire tout ce qui vous passe par la tête, parce qu’ils ne sont pas supposés avoir une opinion. Sauf qu’ils en ont une : elle aurait dû y penser, Liliane Bettencourt. —

Super secrétaire page 121


Portfolio

dessin

Accessoires de bureau par Aurélien Arnaud (PNTS)

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Super secrĂŠtaire page 123


Associé à Denis Carrier, Aurélien Arnaud forme le jeune collectif PNTS, basé à Grenoble. Leur vie de bureau se déroule pacifiquement, sans problème de lombaires, ni climatisation défectueuse. Une monotonie doucement rompue par l'occurence régulière d'images NSFW (not suitable for work), que nous reproduisons fièrement ici. pnts-studio.com



Musique

« Souffrance

et »   n o i t a r t s u fr

entretien Richard Gaitet photographie Alexandre David Gabriel

Super secrétaire page 126

p

Déguisé en dactylos, riat le duo parisien Secréta crie la crise d’estime du tertiaire.

ourquoi ce nom, Secrétariat ? Marine et Charlotte : On a hésité entre Putes e t  F r a c t i o n s  e t Chlamydia. On sentait dans cette genèse la souffrance et la frustration que seules les dactylos pouvaient connaître : faible estime de soi, mycoses et plats en sauce au self de l’entreprise. On a ressorti les robes mises pour le pot de départ de Ghislaine du 5e. Perdues dans nos recherches de nom, nous sommes tombées sur Secrétariat (1970-1989), premier cheval de course (américain) à remporter le Triple Crown Champion en vingt-cinq ans, record aujourd’hui inégalé. Qui sont vos patrons ? Nous sommes toutes deux au service de l’Etat de SeineSaint-Denis. Nos patrons, on les voit très peu. Tout en bas de l’échelle, nous avons pourtant tissé avec eux des rapports sincères, basés sur une confiance mutuelle. Tant de choses reposent sur nos épaules. La vie de bureau, c’est beaucoup de pression, tu dois te donner à 200 %, mais il faut savoir décompresser. Qui d’autre mélange musique et esthétique de bureau ? A part Kevin de la compta qui est, à nos yeux, le prince de la beat-box, David Byrne est très fort pour se projeter dans la vie en entreprise du haut de grandes tours américaines. Mais on travaille dans le 93, ce ne sont pas

les mêmes mythologies. Que nous apprend votre morceau Connasse sur le malêtre du tertiaire ? Les chiffres sont éloquents, le tertiaire connaît une crise d’estime. Il est nécessaire de remettre au goût du jour les valeurs de l’entreprise : respect de la hiérarchie, confiance en la société, humiliation des intérimaires qui croient pouvoir passer sous le bureau après quinze jours pour obtenir un CDI. Pensez-vous devenir assistantes de direction ? C’est, je l’espère, notre destinée. Avec tout le travail fourni depuis des années, et notre loyauté, ce serait mérité. On pourrait commander des sucrettes pour la machine à café et instaurer cette après-midi danse africaine dont nous rêvons toutes au bureau. Vos projets ? Apprendre à jouer d’un instrument aux frais de la société ? Nous avons remarqué l’essor du domaine de la médiation culturelle. Observant l’engouement, ces cinq dernières années, pour le concept de concerts en appartement, nous pensons enregistrer notre premier disque en appartement. Avis aux gens qui ont des home studios. Sinon, le comité d’entreprise organise un concert pour les fêtes, mais on a des RTT à récupérer, alors on hésite encore. —

myspace.com/lesecretariat


Live

RTT lo-fi

Ménilmontant, cave du Café de Paris. Devant 37 mélomanes aux cheveux gras, deux jeunes femmes. La première est sapée secrétaire type 1931, robe fripée bleu terne fermée jusqu’au cou tombant très bas sur de vilains souliers – frêle silhouette voûtée aux cheveux bouclés attachés. Elle joue de la batterie debout. Sa complice porte des lunettes de salope version Prisunic et frôle le mètre quatre-vingt grâce à ses talons de cuir. Telle une secrétaire porno amat’ de 1995, sa robe noire jouit d’un décolleté généreux et lorsqu’elle se penche sur son synthé pourri, ses seins débordent, c’est bien. Le concert démarre par un morceau hurlé rigolo intitulé Connasse. Elles

ne sont pas synchrones, la batteuse surtout. Le titre suivant est en anglais et je ne comprends rien aux paroles, le rythme est martial, la musique cheap, ce sont surtout des cris. « On a formé le groupe il y a deux semaines, donc on termine sur ce cinquième morceau, c’est une reprise de Pharrell Williams. Mais on a dû le ralentir parce que c’était trop difficile. » Je crois reconnaître She Wants To Move de N.E.R.D. adapté en français, parce que le refrain dit « j’aimerais investir le palais de tes yeux, bouge, bouge, rien que pour moi ». Ah oui, à un moment, l’un des toms de la batterie s’est écroulé et la chanson était fichue. — R. G.

Super secrétaire page 127


étuel, p r e p l i a v u tra Symbole d r aussi aime ste notre ham treprise. en les pots d'

Pénibilité

photographie Bénédicte Aurion

Super secrétaire page 128


Kurt Cobain

Ouïfm dans toute la France. Retrouvez les fréquences sur ouifm.fr et l’application sur votre iPhone.


Image

My boss

© Gouvernement des Etats-Unis d'Amérique

é, je l'adore. Depuis qu'il est arriv it pas que Surtout quand il ne sa . je le prends en photo

Super secrétaire page 130



Paul Chemise Charvet Manteau Agnès b. Cravate Yves Saint Laurent Lunettes Alain Mikli c/o Marc Le Bihan Porte-documents Lancel

Otto Chemise De Fursac Veste Marchand Drapier Manteau Pal Zileri Cravate Charvet


Mode

Sous l'emprise du pouvoir Une série de Matthieu Lavanchy Sur un stylisme de Jean-Marc Rabemila Assisté de Megumi Yabushita A la réalisation David Herman Maquillage et coiffure Jabe chez Ann Ramirez Agency Assisté de Dasha Modèles Alexandra Geyser, Adline Ferret, Otto, Paul Reynolds, Remerciements Floriane Brisabois chez Citroën, Charly Leborgne, Jonathan Cytron et Charlotte Banzet (ctrl-you)


Otto Chemise De Fursac Veste Marchand Drapier Manteau Pal Zileri Pantalon Gaspard Yurkievich Cravate Charvet Ceinture Gérard Sené

Paul Chemise Charvet Manteau Agnès b. Lunettes Alain Mikli c/o Marc Le Bihan Porte-documents Lancel


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Alexandra Chemisier Tara Jarmon Jupe Lacoste Bague Les Bijoux de Sophie Collants Falke Escarpins Gaspard Yurkievich

Paul Chemise Pal Zileri Veste Mango Pantalon Carven Cravate A.P.C. Lunettes Dsquared c/o Marc Le Bihan Chaussures J.M. Weston

Otto Chemise Kenzo Pull De Fursac Pantalon Carven Cravate Charles Georges Cartable A.P.C. Bottines Carven

Adline Veste Paule Ka Jupe Cacharel Collier Ginette NY Pochette Cacharel Collants Falke Escarpins Paule Ka


Otto Chemise Gaspard Yurkievich Veste Pal Zileri Pantalon Gérard Sené Cravate Yves Saint Laurent Paul Chemise A.P.C. Veste et Pantalon Gérard Sené Cravate Charvet Lunettes Cutler and Gross c/o Marc Le Bihan


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Robe Sita Murt Chapeau CA4LA Collier Ginette NY Collants Falke Escarpins Casadei


Chemise Les Hommes Veste Pal Zileri Pantalon Marchand Drapier Cravate Charvet Ceinture Gérard Sené Lunettes Hackett Bespoke c/o Marc Le Bihan

Alexandra Chemise A.P.C. Veste Qasimi Otto Chemise Gaspard Yurkievich Veste A.P.C.

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Nuisette La Perla

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Chemise GĂŠrard SenĂŠ Pantalon et Bretelles Pal Zileri Cravate Charvet


Interview cinéma

« La sou m i ss i on n’e st pas mon fantasm e » entretien Julien Welter (à Venise)

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c

se, François A la 67e Mostra de Veni , comédie de Ozon a présenté Potiche se en crise. velours sur une entrepri Viard Sous le bureau, Karin soumise. joue Nadège, secrétaire Vraiment ?

o m m e n t a v e z - v o u s abordé cette fonction bureaucratique ? Karin Viard : Nadège est secrétaire. Dans les années 70, cela veut dire qu’elle se doit d’être en jupe, toujours propre sur elle, impeccablement coiffée et d’avoir les ongles faits. Elle est aussi totalement soumise au diktat du patron. François Ozon va d’ailleurs jusqu’au bout de cette idée puisqu’elle doit répondre à toutes ses attentes : s’il veut faire l’amour, elle s’exécute. Pourquoi la secrétaire qui couche avec son patron est-il un cliché universel ? La secrétaire est obéissante, rend service et organise une vie facile pour l’homme qui l’emploie. Les femmes ne sont pas toujours d’accord pour jouer cette partition mais c’est leur boulot, surtout à cette époque. Pour peu qu’elle soit un peu salope physiquement, elle devient le fantasme absolu ! Pour beaucoup d’hommes, ce serait donc la femme parfaite.

C’est une femme sur laquelle on a le contrôle absolu. Il suffit de regarder La Secrétaire [2002] pour comprendre ce fantasme de soumission. Maggie Gyllenhaal a une relation très dérangeante et très drôle [du SM teinté d’amour] avec son patron [James Spader]. Le réalisateur Steven Shainberg y résume tout ce qu’elle représente : elle n’est pas totalement soumise, sa relation avec son supérieur est plus perverse. D’une manière générale, la secrétaire est dans le secret des dieux, au courant de ses infidélités, de ses voyages, de ses dépenses, de ses dîners. Elle a aussi du pouvoir sur lui, en connaissant son intimité. C’est énorme. Et aujourd’hui ? C’est différent. Les harcèlements moraux et sexuels sont définis par la loi, ce n’était pas le cas pendant des dizaines d’années. Potiche montre

l’entreprise comme elle n’est plus ; un patron comme Robert, qui connaît le nom de ses employés, a disparu. Et même si une démarche plus humaniste est en train de se mettre en place, la mondialisation ne laisse plus de place à l’humain. Cette comédie se situe dans le passé, mais le film évoque la grande errance actuelle du monde de l’entreprise. C’est aussi un film politique, ne serait-ce que parce qu’il se moque des citations de Nicolas Sarkozy. Oui, mais ce n’est pas plus intéressant que ça. Je trouve qu’il est militant dans la place qu’il donne aux femmes. Il parle avant tout de la métamorphose d’une épouse. Malgré son titre, Potiche serait féministe ? Profondément : Suzanne [Catherine Deneuve] prend la place de son mari [Fabrice Luchini] à la tête de


son entreprise. Comme l’histoire se déroule en 1977, on peut en rire, se dire que c’est éloigné de nous, mais pas tant que ça. La prise de liberté des femmes est encore effrayante, pour les hommes, mais aussi pour certaines femmes qui hésitent à se réapproprier leurs désirs, leur sexualité et leur maternité. Selon les féministes, les femmes sont plus maltraitées aujourd’hui qu’il y a vingt ans.

Dans le monde du travail, elles ont tout de même acquis une légitimité. Oui, des femmes dirigent des sociétés. En même temps, elles doivent encore prouver leur valeur avant même de commencer et les inégalités de salaires persistent. Pour avoir le droit d’être où elles sont, elles perdent alors de leur féminité et de leur douceur. Et c’est toujours compliqué d’être

dirigé par une femme quand on est un homme. Le secrétaire homme, le nouveau fantasme du XXIe siècle ? Absolument ! Mais la soumission n’a jamais été mon fantasme. L’équivalence est une partition bien plus amusante à jouer. —

Le film

Cruche à l’eau

Après deux drames fraîchement accueillis (Ricky et Le Refuge), François Ozon revient à une valeur sûre : la comédie populaire. Enfin, sa version de la comédie populaire. À savoir, une galéjade d’esthète dans la lignée de 8 femmes. Adaptée d’une pièce de boulevard de 1980 signée Jean-Pierre Grédy et Pierre Barillet, Potiche montre une bourgeoise trompée qui remplace son mari à la tête d’une entreprise familiale de fabrication de parapluies, et entend « représenter un patronat souriant, juste, chaleureux ». Avec malice, Ozon se rue dans le pastiche et les mœurs de 1977 en prennent pour leurs grades. Pour autant, il ne rigole pas avec le flirt (en discothèque, s’il-vousplaît) entre Deneuve et Depardieu, la gestion de grève catastrophique de Luchini ou les espoirs conjugaux de Karin Viard. Il s’en amuse comme du décorum, des pattes d’éph’ et des débardeurs moutarde. C’est presque avec démagogie qu’il écorne

le sarkozysme et le monde de l’entreprise par quelques références assassines (le fameux « cassetoi, pauv’ con »). Comme avec le mélodrame Angel (2007), il réussit à nous faire aimer un genre qu’il considère comme un plaisir coupable. La comédie est jouissive mais pétrie d’une ironie dont on ne sait trop quoi penser. C’est un peu comme son regard sur les femmes. Elles ont le beau rôle mais on sent l’amour vachard, l’admiration teintée de condescendance et le sentiment qu’elles ont tout compris de leur pouvoir, les hommes n’en ayant que l’illusion. Le dernier mot, prononcé par un homme, n’est pas sans ambigüité : « Tu n’es pas une cruche mais tu es bien une potiche. » Ozon est bien dans son thème favori : les femmes. — J. W. Potiche

en salles le 10 novembre. Super secrétaire page 147


Cinéma

o l y t Dac profile De MoneyPenny à Pepper Potts en attendant celle du Frelon vert, la secrétaire traverse

par Eric Le Bot

q

uarante ans de bons et loyaux services ont fait d’elle la star des secrétaires du 7e art. Créée pour le grand écran dès James Bond contre Dr. No (Young, 1962), Miss MoneyPenny n’est pas la remplaçante des deux assistantes que l'espion avait dans les romans d’Ian Fleming : elle travaille pour M, le grand patron du MI-6. Impossible néanmoins de ne pas associer son brushing impeccable, ses colliers perlés et ses robes bleues à l’agent 007 : « - MoneyPenny, vous savez que je n’ai jamais regardé une autre femme. » « - Oh vraiment James ! ». Devant Sean Connery, Roger Moore et George Lazenby, à quatorze reprises, elle apparaît sous les traits de la Canadienne Lois Maxwell. Puis dans Tuer n’est pas jouer (John Glen, 1987), premier Timothy Dalton, la production garda le même M mais rajeunit MoneyPenny de… trente-quatre ans ! Que s’était-il passé entre temps ? Vertueuse chez Capra D’abord menaçante de charme et de professionnalisme, la secrétaire se définit dès les années 30 à travers la séduction hiérarchique : Beauty and the Boss (Del Ruth,

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le cinéma hollywoodien

en ombre rassurante. Un parcours pourtant chaotique de bobine en bobine.

1932), His Private Secretary (Whitman, 33), L’Ecole des secrétaires (Green, 36), Sa femme et sa dactylo (Brown, 36)… Dans les deux derniers apparaît Jean Arthur, amoureuse du boss, et James Stewart, en jeune premier aux côtés de Gable. La Columbia les réunit à nouveau deux ans plus tard dans Vous ne l’emporterez pas avec vous (Capra, 38). Un fils héritier tombe raide dingue de sa secrétaire qui – imbroglio – se révèle être la petite-fille de l’ennemi de son paternel. A cette époque déjà, le charme de la secrétaire n’arrange les affaires de personne. L’année d’après, le couple reprend du service avec Capra dans le sublime Monsieur Smith au Sénat (39). La belle Jean Arthur briefe avec aplomb son jeune sénateur naïf, le pousse à profiter d’une


- MoneyPenny, vous savez que je n’ai jamais regardé une autre femme. - Oh vraiment James !

faille juridique et finit par le guider au sein même de l’hémicycle lors de l’une des scènes les plus inoubliables du cinéma américain (« Laissez-le parler. »). En deux coups de maître, Capra, défenseur des petites gens, vient de rendre toute sa vertu à la secrétaire, farouche opposante à l’injustice. En 2001, le Chicago Sun Times révélait que le célèbre logo de la Columbia, la femme à la torche, avait pris pour modèle Jane Bartholomew, secrétaire intérimaire du studio dans les années 30... Mytho-Marnie Starifiée, la sténo disparaît néanmoins des génériques hollywoodiens pendant vingt ans. On la retrouve pour des petits rôles, à l’image de Marilyn Monroe assumant pas moins de trois fois le poste lors de ses débuts en 1951 : Hometown Story (Pierson), Rendez-moi ma femme (Jones) et Chéri je me sens rajeunir (Hawks). Dans les deux premiers, elle classe du courrier, répond au téléphone, fait du café… mais démontre une certaine détermination en se refusant à ses supérieurs dans le dernier. En 1960, la dactylo frôle le premier rôle avec Psychose. Pour une fois, pas d’ambigüité avec le patron mais dans sa personnalité même : Marion Crane subtilise 40 000 dollars. Elle qui semblait si professionnelle se révèle une piètre détrousseuse qui multiplie les gaffes jusqu’à être trucidée sous la douche à la quarante-cinquième minute. Quatre ans après, Hitchcock propulse une autre secrétaire en tête d’affiche — jusqu'au bout du film cette, fois-ci — avec Pas de printemps pour Marnie. Pas moins kleptomane, mais plus adroite dans la forfaiture. Il embauche

Sean Connery en boss amoureux pour régler le problème, lui qui est si habile avec les secrétaires depuis les deux premiers James Bond. Cessant de jouer avec ses quatre cartes d’identité, Mytho-Marnie guérit de ses angoisses, mais les contemporains d’Hitchcock prolongent les dégâts dans les années 70 : Les Jeunes secrétaires (Kanter, 76) et Secrétaire à tout faire (Atkinson, 76) écornent la profession avec des garces. Pendant ce temps-là, les Français en font l’objet de tous leurs fantasmes : Secrétaires lubriques aux goûts pervers (Caputo, 79), Secrétaires BCBG le jour mais salopes et perverses la nuit (Payet, 85)… Melanie rebelle Renversement de situation au début des années 80. Mytho, klepto, nympho, ça suffit ! La Fox dégaine Comment se débarrasser de son patron (Higgins, 80) et surtout Working Girl (Nichols, 89). « Salope de secrétaire. » : c’est par ces mots que Sigourney Weaver s’en prend à Melanie Griffith qui lui pique son mec et un contrat juteux. Par de sages manigances, l’ambitieuse subalterne change sa coupe eighties, apprend la bonne diction et quitte l’open space pour son propre bureau. De son côté, la rajeunie MoneyPenny (interprétée par Samantha… Bond) devient sexy et provocatrice et les suite page 151

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En France

Comique de l’interphone Ecrit et réalisé en 1969 par ce clown burlesque de Pierre Etaix, Le Grand amour narre les hésitations sentimentales d’un jeune homme promu patron de la tannerie de son beau-père et qui, comme une échappatoire à un mariage raplapla, tombe amoureux de sa secrétaire. La première apparition de cette dernière est délicieuse : longs cheveux châtains, beaux yeux clairs et courte robe rose bonbon, « Mademoiselle Agnès », 18 ans sans doute, succède à l’efficace et moche Madame Louise, chignon, lunettes en cul de bouteille et gilet affreux. La tentation de l’adultère est prétexte à Etaix pour la mise en place d’un « comique de l’interphone »

Edition soignée d'une comédie d’entreprise à la papa signée Pierre Etaix.

Agnès ? Oui ? Venez. Monsieur ? Non, rien.

Super secrétaire page 150

subrepticement érotisé. Pierre sonne et elle arrive, calepin et stylo à la main, si souriante – tellement plus que sa femme (interprétée par la propre épouse du cinéaste, étonnante mise en abîme). Eclair de luxure Dans la plus belle scène du film – à laquelle Michel Gondry adresse un clin d’œil dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind – le chef en pyjama dérive en rêve sur les routes de France aux commandes de son lit et chope en auto-stop la minette en nuisette, qui perturbe désormais ses nuits et ses jours. Quasi-sosie d’Elizabeth Montgomery (Ma Sorcière bien-aimée), Agnès s’habille d’un chemisier blanc et d'une mini-jupe jaune tournesol à boucle et chacun de ses gestes – trier le courrier, se limer les ongles, tourner

les pages d’un dossier pour obtenir une signature – rendent maboul le gentil mari, focalisé sur un sourcil, des lèvres fines. Et lorsqu’au pot de départ de Madame Louise, il ose enfin se déclarer (de dos), la vieille le prend pour elle et verrouille le bureau, un éclair de luxure au visage. « Un gag toutes les dix secondes. La charme, la finesse, la drôlerie mêmes. Assurément, écrivait François Mauriac à propos du Grand Amour, le film le plus divertissant que nous ayons vu depuis longtemps. Le plus tendre et le plus pudique. Cruel aussi, mais nous rions trop pour en souffrir. » Secrétaire consommée ? Cut, on n’en saura rien. — Richard Gaitet DVD Intégrale Pierre Etaix Arte Editions


suite de la page 149

dialogues s’inversent : « - Que ferais-je sans vous MoneyPenny ? » « - De ce dont je me souvienne, vous ne m’avez jamais eue. » ; jusqu’à parler de harcèlement sexuel avec Pierce Brosnan (GoldenEye, 95)… Et que dire de Catwoman (Batman Le Défi, 91) ? De ses différents visages dans la BD (richissime écologiste fanatique des félins, prostituée assassinée par son proxénète), Burton garde étonnamment la secrétaire aimable tuée par son patron. Maggie punie Gus Van Sant s’en prend à nouveau à Marion Crane (Psycho, 98), à l’opposé du multirécidiviste Jason Bateman qui renonce à zigouiller son assistante (Chloë Sevigny) dont il admire l’innocence dans American Psycho (Harron, 2000). Nouveau millénaire : La Secrétaire

(Shainberg, 02) est zélée, cuir, rigoureuse ; Maggie Gyllenhaal cherche à tout prix la fessée du patron, qui la lui rend bien. Le SM tourne à la comédie romantique quand il la laisse sur la devanture de leur villa, toute de blanc vêtue. Ainsi purifiée, la secrétaire-bitch disparaît : MoneyPenny n’est pas dans Casino Royale (Campbell, 2006) et Quantum of Solace (Foster, 2008), les deux derniers Bond. Et Halle Berry/Catwoman (Pitof, 04) s’est muée en dessinatrice. Dans Le Diable s’habille en Prada (04), la simili-secrétaire redevient une héroïne positive face à Belzébuth, sa supérieure.

Le Frelon vert en salles en janvier

Dans le deuxième opus (2010), elle surpasse en douceur la concurrence en cuir (Scarlett Johansson, présentée comme secrétaire potentielle, ne sera pas recrutée) et, méritante, finit par prendre temporairement les rênes de l’entreprise et embrasser son patron. Comment ne pas attendre alors avec impatience Old St Louis, romance comique de David O. Russell où Scarlett incarnera la secrétaire et amante d’un commercial itinérant divorcé joué par Vince Vaughn ? Ou Le Frelon vert de Michel Gondry où Cameron Diaz sera amoureuse – en secret – du super-héros Seth Rogen ? Cherchons des indices à travers Mary (Kirsten Dunst) qui, dans Eternal Sunshine of the Spotless mind (2004), petite secrétaire stoned, apprend pour son patron, qu’elle aime, cette citation par cœur : « Heureux est le sort des vestales irréprochables », évoquant ces prêtresses vouées à la chasteté qui veillaient sur le foyer… Toutes de blanc vêtues. —

Iron Girl C’est dans ce contexte qu’émerge Virginia « Pepper » Potts, l’exceptionnelle assistante de Tony Stark-Iron Man (Favreau, 2008). Consciencieuse, précise, classe, Gwyneth Paltrow représente la raison de l’extravagant milliardaire – et la résurgence, le retour en force des personnages interprétés par la belle Jean Arthur. Super secrétaire page 151


Télévision

Har d H ead e d

n e m o W

« Filmée à hauteur de secrétaires », la série Mad Men suit depuis trois saison s le parcours de deux sténos révolutionnaires : Pe ggy Olsen et Joan Harris. Deux idées du fém inisme en talons aiguilles.

par Nadia Ahmane & Richard Gaitet

d

ans les couloirs de l’agence publicitaire Sterling Cooper, des dizaines de secrétaires tapent frénétiquement des mémos sur leurs machines à écrire, clopes au bec et lunettes sur le nez. « Une armée, selon Lucas Armati, journaliste à Télérama. Indistinctes les unes des autres, voire interchangeables. » Parmi ces Amazones du tertiaire certifiées 1963, se distinguent Peggy Olsen, sténo du séduisant Don Draper, propulsée copywriter, et vJoan Harris, plantureuse beauté rousse en charge de cette « gynocratie » d’assistantes – selon la formule du tatillon John Hooker, seul secrétaire homme de l’entreprise, qui attend en vain son propre bureau et sa sténo perso en se plaignant : « les gens m’appellent

« Tout ce que je vois, c’est une jolie fille qui se cache derrière trop de déjeuners. » Joan Harris à Peggy Olsen par mon prénom comme toutes les secrétaires, mais je ne suis pas dactylo, je suis le bras droit de M. Pryce, notre directeur financier ! ». Jusqu’au 6 décembre, l’élégante saga de Matthew Weiner déploie sur Canal+ sa saison 3, son esthétique sublimement rétro, ses bouteilles de bourbon, ses héros désabusés et son machisme assumé. Aux EtatsSuper secrétaire page 152

Unis, la quatrième saison, supposée comme celle de l’émancipation professionnelle de Draper, est en cours de diffusion. Fin août, le show remportait l’Emmy tout à fait justifié de la meilleure série dramatique. Et tandis que GQ sacrait Jon Hamm « homme de l’année », Les Cahiers du cinéma s’apercevaient que Mad Men était « filmée à hauteur de secrétaires ». Etudions les forces en présence. Parler le « débile » Selon Miss Harris, son job se situe entre « la serveuse et la mère ». La chorégraphie matinale est bien huilée : saluer son supérieur, le débarrasser de son chapeau et de son pardessus puis lui proposer un café. Souvent naïve et frivole, surnommée « girl » ou « honey », elle semble une proie de choix pour ses collègues libidineux. « Paradoxalement, poursuit Lucas Armati, elles incarnent la maman mais aussi ce fantasme que le patron peut ramener à l’hôtel. » Surprise, c’est de la bouche des femmes que sort le sexisme le plus pervers de l’agence : Mona Sterling se gonfle de mépris quand elle apprend que son boss de mari Roger la quitte « pour une secrétaire ! » ; ce qui ne vaut pas cette vacherie en forme de petit conseil lancée par l’expérimentée Joan à Peggy la novice, saison 1 : « Ne sois pas impressionnée par la technologie, l’homme qui l’a inventée a fait en sorte que les femmes comprennent son fonctionnement. » ; et, lorsque saison 2, Peggy est promue rédactrice c’est, d’après elle, parce qu’elle ne parle pas le « débile ». Sympa pour les copines.


Les grand-mères de Samantha Les sixties, ce sont les wonder years, les riches années de la surconsommation à l’américaine. C’est aussi l’apparition du « mouvement féministe moderne » initiés par les oubliées Casey Hayden ou Mary King. Au bout de la décennie pointent la liberté sexuelle et la révolution hippie. Noirs, femmes, jeunes et beatniks donnent des ridules à la génération Sterling. Mais Joan et Peggy, elles, parviennent, dans ce contexte stimulant, à émerger. Les deux premières saisons les opposent, elles illustrent deux faces d’un même féminisme : affirmation sexuelle pour Joannie, élévation sociale pour Peg’. Pour Lucas Armati, « Peggy envie Joan comme séductrice, Joan lorgne sur l’ascension fulgurante de sa recrue. » Joan à Peggy : « Tout ce que je vois, c’est une jolie fille qui se cache derrière trop de déjeuners. » Peggy à Joan : « Les hommes voient que tu cherches un mari et que tu es amusante. Mais pas forcément dans cet ordre. » Combat de boue en fin de saison ? Non, car au fil des Super secrétaire page 153


épisodes, elles partagent de moins en moins d’intrigues. En deux ans, chacune parvient à son but et s’en félicite : Peggy obtient son propre bureau et Joan est fiancée. Deux grands-mères potentielles pour, quarante ans plus tard, Samantha de Sex & The City. Peggy Olsen, intuitive culottée Pour son interprète Elisabeth Moss (en conférence de presse), Peggy serait même « la quintessence féministe sans le réaliser ». Car, bien que victime du machisme ambiant, « elle est considérée en tant qu’individu et plus comme une femme parmi les autres », ajoute Elisabeth. Et l’ambition paie : intuitive et culottée, Peggy se distingue par ses idées jusqu’à s’imposer sur les dossiers chauds, comme celui de l’hôtelier Conrad Hilton, l’arrière-grandpère de Paris. Saison 3, elle dispose même de sa propre assistante. Cette promotion s’accompagne d’une subtile évolution de sa garde-robe et de sa confiance en elle, la confortant jusqu’à la pousser à aller demander une augmentation à son patron au nom de la parité hommesfemmes, voire lui apprendre son job. Une impertinence qui atteint des sommets saison 4, jusqu’à ce qu’une dispute délicieusement violente à coups de quatre vérités renforce leur complicité. Draper lui avouera dans un inhabituel excès de confidence : « Je te considère comme un prolongement de moi-même. » Joan Harris, bombe romantique A l’inverse, Joan, « inspiratrice de Marilyn » aux dires des mâles de l’agence, use de son charme pour plier la terre à ses pieds – toute adversaire qui ne disposerait pas d’atouts similaires s’aventure dans un combat voué à l’échec. Sa relation secrète avec Roger Sterling lui donne accès au pouvoir – qu’elle exerce aussi sur son régiment en jupons. Face à John Hooker, dans un ensemble rouge vif épousant ses formes prononcées orné de boutons dorés, la lingerie accentuant la silhouette et cheveux montés en chignon strict, elle affirme cyniquement « malgré votre titre, vous êtes un secrétaire » et s’en va balançant ses hanches de droite à gauche. Un client japonais s’étonnera de sa faculté à ne pas se renverser en avant, emportée par le poids de sa poitrine. Le journaliste de Télérama se demande plutôt si malgré les apparences « elle incarne vraiment l’émancipation féminine. Son rêve est de devenir Betty Draper. » Soit une épouse cloîtrée en banlieue chic. Mais la saison 3, lourde en désillusions, la montre mariée mais « engagée dans une impasse, une vie de desperate housewife. Elle s’est trompée dans son désir marital. » Fausse route pour celle qui connaît mieux que quiconque le fonctionnement du bureau, conduisant souvent les réunions des têtes pensantes de la Sterling Cooper. Ses devoirs de secrétaire en chef la rappelleront Super secrétaire page 154

saison 4… Joan illustre ainsi le début de la fin de l’image idyllique de la femme au foyer. La révolution féministe revisitée dans Mad Men passe aussi par… le jardinage. Lors d’une soirée arrosée, des employés éméchés baladent une puissante tondeuse à gazon dans les allées de l’agence, jusqu’à ce qu’une secrétaire grimpe sur l’engin et fauche accidentellement le pied d’un playboy au sommet de l’échiquier hiérarchique, éclaboussant de son sang le personnel. De quoi inspirer à Miss Harris cette morale tranchante, solennelle conclusion : « Un jour vous êtes le roi du monde et une minute plus tard, une secrétaire vous estropie avec une tondeuse à gazon. » — Mad Men Saison 3 tous les jeudis à 22h15 sur Canal+

Style genre

Griffé Bryant En quatre saisons, Katherine Jane Bryant, créatrice des costumes de Mad Men, a déclenché un tourbillon sixties dans la mode, époque « flatteuse pour les corps de femmes » selon elle. Nommée pour l’Emmy Award 2010, elle remporte en 2005 la convoitée statuette pour Deadwood, le western dramatique de HBO. Considérée comme la nouvelle Pat Fields (styliste de Sex & The City), Katherine Jane Bryant influence des figures de la haute-couture : le créateur new-yorkais Michael Kors est le premier à s’inspirer de Mad Men pour sa collection automne 2008 ; Tom Ford et Prada adoptent aussi le « trading up » au summum de l’élégance. En 2009, quand Banana Republic lance sa collection Sterling Cooper, Brooks Brothers, qui habille les présidents américains et crée les costumes dessinés par Bryant pour le show, fait plus fort en mettant en vente 250 tuxedos so Draper. Et comment s’appelle la dernière collection de Rochas ? Mad Men. En juin dernier, le prestigieux Los Angeles County Museum of Art rendait hommage à Katherine. Au milieu de l’exposition, les poupées Barbie de Betty, Joan, Roger et Don. Son stylisme de télé envahit les musées et les cours de récré. — N. A.


NAN GOLDIN NAN BIRDY GOLDIN HUNT, BIRDY GENNEVILLIERS, HUNT, GENNEVILLIERS, 2010 2010

saison saison 2010 2010 – 2011 – 2011

invitée invitée : Nan: Nan Goldin Goldin Prochains Prochains rendez-vous rendez-vous : : Rodrigo Rodrigo García García C’estC’est comme comme ça ça [ 5 – [14 ] ] RyojiRyoji IkedaIkeda et me etfaites me faites pas chier pas chier 5 –novembre 14 novembre 20102010 er er [ 1] –[ 111–décembre ] ] test test pattern pattern [ n°3[]n°3 11 décembre 20102010 Eric Eric Da Silva Da Silva EsseEsse que que quelqu’un quelqu’un sait sait où on oùpeut on peut baiser baiser ce soir ce ?soir J’ai? répondu J’ai répondu au bois au bois [ 3 –[43décembre ] ] – 4 décembre 20102010 Mathieu Mathieu Bertholet Bertholet L’avenir, L’avenir, seulement seulement [ 13 [–13 ] ] 29–janvier 29 janvier 20112011 ESPAGNEESPAGNE THÉÂTRETHÉÂTRE

JAPON JAPON ART

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FRANCE FRANCE THÉÂTRETHÉÂTRE

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Abonnez-vous Abonnez-vous et recevez et recevez l’agenda l’agenda 20102010 – 2011 – 2011 PassPass: toute : toute la saison la saison à 70à€.70 €. Carte Carte: trois : trois spectacles spectacles au choix au choix à 24à€24 (pour € (pour les moins les moins de 30 deans) 30 ans) rtmbert Ra albe scm Pa n:ct n:alPaRa iore iosc ct re . Di . Di rs rs ie ie ill ill e.raine. ev ev nn nn Ge Ge po de de eminpo e éâtre Contra ThéâtrTh tiontnem Crl éa CrnéaCo dena detio ltio na tio l Pé l Pé]ri [13] Na Na ue ue br brriie[13 iq iq Ga at at ro ro am am ét ét rs.illMiers. M ieGa ieev ntre Dr illnn CentreCeDr ev nn Ge Ge 0 0 23 23 92 92 26 s, s, 26 onésillon éssillGr ]1 41 32 26 26 3341[032 : +io33 ensueGrde nsat ns:[0+]1 avde iorv at 41 aven 41ue rv se se Ré Ré . . m m co co s. s. er er llinevilli 2gvien trene eawtre eaen .th2g www.th ww

Supers secrétaires page 155


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Mode

coiffure et maquillage Kazue Deki modèle Lidia K chez Women studio Le petit oiseau va sortir

photographie Margot Montigny assistée de Bruno Scotti stylisme Sébastien Goepfert

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Super secrétaire

Page ci-contre robe chemise en flanelle grise Hermès col tailleur en cerf noir Hermès sac bowling paris en cuir noir Nsew mitaines Maison Fabre bracelets en bois laqué Hermès boucle d’oreilles bon ton Pasquale Bruni

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Page ci-contre combinaison en soie Gaspard Yurkievich ceinture galets or jaune p창te de verre Gripoix bague bon ton Pasquale Bruni collier en passementerie orange Louis Quatorze stylo Cartier



ensemble tartan Vivienne Westwood mitaine Maison Fabre collier en or rose Scott Wilson for Qasim stylo Cartier bottines bis Hermès collants Falke


chemisier en soie Hugo Boss Black veste en daim Christian Dior cabat zippĂŠ berlin en cuir marron Nsew


legging en cuir Burberry veste Hugo Boss Black chaussures Christian Louboutin bracelet en bois laquÊ Hermès lunettes Miu Miu


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Beauté

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171


critiques

maénic selucillep

par Alex Masson

Névrose et humour pour migraine palestienne.

Raed Andoni n’a pas de bol. Palestinien vivant à Ramallah (pas le lieu le plus paisible de la planète), il souffre depuis des années de terribles migraines. Et si les deux étaient liés ? Andoni prend sa caméra pour mener son enquête entre sessions chez le psy et interviews de ses congénères. Tout le monde le sait, le meilleur moyen de parler d’une situation universelle est de passer par l’intime. C’est le modus operandi de Fix Me, documentaire aux limites de l’autofiction. Sauf qu’on n’est pas chez Christine Angot. A de pénibles jérémiades, Andoni préfère trifouiller ses névroses – avec humour. Cette arme de distraction massive fait plus que mouche dans cet inattendu portrait en creux de la situation au Moyen-Orient. Un choix logique : nombreux sont les intellectuels (comme Edgar Morin en 2002) ayant dépeint la condition palestinienne comme une pathologie. Andoni ne décrypte pas pour autant le conflit : il veut comprendre comment vivre en tant qu’individu dans cet énorme bordel collectif.

Fix me

De Raed Andoni Le 10 novembre page

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Droopy en thérapie C’est encore le psy d’Andoni qui résume le mieux la chose. Lorsque son patient dit qu’il voudrait trouver une place entre le ciel et la terre, il lui propose de rester debout sur un tabouret. Comme son auteur – et son pays – Fix Me a le cul entre deux chaises, mais elles sont solides : cet imprévisible film tient à la fois du cinéma ironique d’Elia Suleiman (Intervention divine) et du regard critique d’Avi Mograbi (Z32). La touche personnelle étant cette capacité à avouer son impuissance et son incompréhension de la situation. « Il y a un sens à tout ça. Mais je ne sais pas lequel. » Malgré un plan où l’auteur sirote une bière face à un panneau « niveau de la mer » surplombant non pas des vagues, mais un embouteillage, Fix me n’est en rien aquoiboniste. Ce Droopy en thérapie ne milite pour aucune autre cause que la sienne : celle d’une quête de bien-être, passant par cet acte de résilience cinématographique. Le contexte, Andoni le laisse à d’autres, son jeune neveu par exemple, convaincu qu’il pourra changer le monde par l’activisme. Le credo de Fix Me de se résumer par cet échange : « - J’essaie juste de faire un film sur mes migraines. - Tu crois que tu es fou ? - Nous le sommes tous, non ? » — © DR


critiques

pellicules cinéma

Banksy : Jackass situationniste dans l’art

Début septembre était présenté à Venise I’m still here, vrai-faux documentaire que Casey Affleck a consacré à son beau-frère Joaquin Phoenix, mettant fin à l’intox selon laquelle il stoppait sa carrière pour se reconvertir en rappeur, interrogeant le flou entre image publique et vie privée. Banksy, la star du graff anglais, pousse le bouchon plus loin avec Faites le mur !. Dans cet autre documentaire, il rencontre à Los Angeles un certain Thierry Guetta, réalisateur amateur et fan absolu de graffiti qui veut à tout prix faire un film sur le sujet. Banksy jette un œil sur ses archives, les trouve nulles et renverse la situation en filmant Guetta devenir « Mr. Brainwash », un graffeur de renom.

Faites le mur !

De Banksy Le 15 décembre © DR

Jubilatoire énergie Malgré une expo triomphante et des dizaines d’articles dans la presse américaine de 2008, Mr. Brainwash existe-il vraiment ? Tout ceci n’estil qu’un gigantesque canular ? Dans le second cas, Banksy serait un épatant émule du Charlie Kaufman d’Adaptation (Spike Jonze, 2002), où un scénariste incapable d’adapter un roman un peu cul-cul avait convaincu ses producteurs de confier le job à un frère jumeau qui n’existait pas. Faites le mur !, lui, questionne le milieu de l’art. Est-ce un attrapecouillons, voire le paradigme de l’éternel remix (Brainwash devenant célèbre en reprenant le motif des boîtes de soupe Campbell d’Andy Warhol) ? Banksy, qui n’a jamais montré son visage, propose une réponse aussi trompe-l’œil que ses œuvres murales : une scène montre ses assistants démonter une cabine téléphonique, la customiser, la rapporter et filmer les réactions des passants face au nouvel objet. Le tout dans une jubilatoire énergie. Il n’est jamais question de faire de l’art, mais de s’amuser. Hilarant croisement entre Borat et Christophe Rocancourt, ce Jackass situationniste est un formidable divertissement. Certains continuent de se demander si Banksy est un artiste. On sait désormais qu’il est un vrai et brillant cinéaste. — page

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critiques (suite)

maénic selucillep

par Alex Masson

La caméra, là où il ne faut pas.

L’automne ciné s’attaque décidément au documentaire. Si Faites le mur ! et Fix me brouillent les codes, Armadillo monte carrément une embuscade, à travers le quotidien d’une section de troufions danois sur le front afghan. Divers cinéastes avaient tenté de renouveler le film de guerre avec en ligne de mire le bourbier irakien : Paul Greengrass (Green Zone, 2010), Brian de Palma (Redacted, 2007) ou récemment Ken Loach (Irish Road, présenté à Cannes). Quelques documentaristes se sont colletés à la fiction – Nick Broomfield, Battle for Haditha (2007) –, mais aucun n’a trouvé la bonne distance. On voyait surtout des mouvements de caméras gesticulatoires, installant un point de vue artificiel. Armadillo prend le problème à rebours : non seulement le film de Janus Metz est l’incarnation absolue du principe d’embedding – « embarqué » avec les troupes au plus près de l’action – mais reprend à son compte des effets de cinéma hollywoodien. Armadillo enregistre la réalité du terrain à la manière du Ridley Scott de La Chute du Faucon noir (2001) ou

Armadillo

De Janus Metz Le 15 décembre page

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du Spielberg filmant l’assaut des plages normandes au début d’Il faut sauver le soldat Ryan (1998). Même mise en scène, même tension permanente, même proximité des protagonistes. La guerre en très gros plan, suivie par une caméra omniprésente – surtout là où elle ne devrait pas. Immersion FPS Qui est le plus fou ? L’équipe de Metz ne posant jamais sa caméra (y compris au milieu des tirs) ou l’armée danoise qui autorise à tout filmer pendant six mois, les cadavres comme les bitures ? La sensation sans pareille d’immersion – sauf peut-être dans certains jeux FPS – est scotchante. Mais pas autant que le lièvre soulevé par Armadillo : pourquoi faut-il avoir la forme d’un blockbuster pour sensibiliser ? Plus que le bien-fondé du propos – scandale au Danemark, le film a provoqué la création de commissions spéciales qui remettent en cause l’envoi de soldats chez les Talibans – Metz pose la question du ciné contemporain. Celle de l’affect d’une réalité anti-spectaculaire sur des spectateurs rompus aux codes hollywoodiens. On espère que cette problématique ne finira pas comme Armadillo, où un des soldats, sur le point de rentrer chez lui, prend une longue douche, comme pour se laver de ce qu’il vient de vivre… — © DR


under underground

pellicules cinéma

Du Festival de Toronto, les dernières sensations du cinéma d’horreur… gay !

par Noel Lawrence (à Toronto) traduction Nicolas Roux

Il y a quarante ans, les délimitations étaient simples. Les spectateurs allaient soit dans les cinémas d’art et d’essai – les art houses – soit dans les cinémas grand public, les très racoleurs grindhouses. Ingmar Bergman élevait l’âme, Wes Craven cédait à des instincts plus bas. Ces distinctions n’ont plus lieu d’être : frontières effacées, niveaux de culture mélangés. Le tout accepté par la sacro-sainte critique. Un changement reflété et catalysé par le Festival de Toronto. L.A. Zombie est l’exemple même de l’hybridation de plus en plus complexe du cinéma de genre et d’art et d’essai. Avec Bruce LaBruce aux commandes, ce film porno hardcore gay inspiré de Paris nous appartient de Rivette (1958) se double d’un exercice de style dans lequel apparaît « un inhabituel pénis zombie qui domine l’univers psycho-sexuel du film ». George Romero du cinéma gay, LaBruce tourne des films homo-érotiques depuis le début des années 90. Lors de la promo de Otto, or up with dead people (2008), il déclare : « En interview, j’affirmais avec dédain que le porno zombie allait devenir le courant cinématographique du futur, que voir de la chair poreuse et corrompue pénétrée par des légions de zombies lascifs deviendrait une simple routine. Le porno zombie est très pratique, on peut créer son propre orifice ! » Gallo macabre Dans la catégorie « avant-garde à cran », A Horrible Way to Die d’Adam Wingard s’attèle à une trame narrative

© DR

plutôt classique : un tueur en série s’échappe de prison et s’en prend à son ex-copine. Wingard dépasse le style pseudo-documentaire proche de Blair Witch, qui rend pleinement le choc de la réalité, en engageant Amy Seimetz et Joe Swanberg, figures du mouvement mumblecore (ces films au budget inexistant joués par des amateurs et ayant pour thème les difficultés relationnelles entre jeunes adultes). Ajoutons une touche psychologique digne d’un Cassavetes-Carpenter et il n’y a qu’à espérer que le film sera aussi riche en effets pyrotechniques que son Pop Skull (2007), qui débutait en mettant en garde les spectateurs épileptiques à grand renfort de stroboscope. Sortant complètement de ce créneau, voire de n’importe quel créneau, le festival a projeté en avant-première la dernière bobine du bouc émissaire préféré de Cannes, Vincent Gallo. Tourné en noir et blanc 16 mm, le macabre Promises written in water raconte les derniers jours d’une malade en phase terminale refusant de se faire hospitaliser. Sa seule préoccupation : prendre les dispositions nécessaires pour se faire incinérer. Elle engage un photographe pour réaliser sa dernière volonté. Après sa mort, celui-ci se fait embaucher dans un salon funéraire et le film se transforme en songe, mélangeant colère, chagrin et contemplation. Rien à voir avec le plaisir de voir Chloé Sévigny lui faire une pipe. — Détails gores sur tiff.net/thefestival

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Traitement pelliculaire

maénic selucillep

Ne lissons pas les mèches rebelles. par Elise Costa*

A la Cinémathèque de Paris Brune/Blonde, la chevelure au cinéma c’est :

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Chers compatriotes du bulbe gras, sachez que ce sujet pourrait faire l’objet d’un cours à Stanford, mais restons dans la tradition d’avant-garde à la française : cet automne à la Cinémathèque de Paris, l’exposition Brune/Blonde analyse, à travers des films (Les Désaxés, Les Demoiselles de Rochefort, Mulholland Drive…), archives télévisuelles et photographies, la chevelure au cinéma. Pour l’approfondir encore, nous avons décidé de traiter ce phénomène trop méconnu : l’orgasme capillaire. Est-ce un hasard si deux des plus grands films pour adolescent(e)s ont pour titre « Gomina » (Grease) et « Laque » (Hairspray) ? Si Freud était en vie, vous

savez quelles comparaisons grivoises il aurait trouvées à propos de la gomina : le cuir chevelu, ce point G abominablement géant. Quand Edward aux mains d’argent, minet emo-goth né de la cuisse de Tim Burton en 1991, se découvre un don pour la sculpture de cheveux, il libère les voisines du quartier de leur frustration sexuelle en même temps que de leurs pointes abîmées. Toutes les mèches des femmes du coin y passent, excepté celles, trop sacrées – et bien trop sèches, si vous voulez mon avis –, de Winona Ryder qu’il aime platoniquement. Quelle autre morale à retenir que celle-ci : vos cheveux et le temps passé à leur entretien racontent votre vie sexuelle**.

coiffeur à New York), il comprend que pour satisfaire sa clientèle, il doit donner de sa personne. En se lissant la crinière d’abord, puis en poussant le vice jusqu’à s’occuper personnellement du dernier follicule pileux des mamies permanentées. Ou comment des notions de sexologie sont utiles à une carrière de visagiste. Il n’y a malheureusement aucune morale à ce film – dont la tagline est tout juste digne d’un sketch d’Elie Kakou : « Mousser. Rincer. Sauver le monde. » – sinon celleci : avec l’arrivée de la télévision HD, les perruques devraient disparaître des budgets cinématographiques. Car un acteur postiche ne vaut pas mieux qu’un orgasme simulé. —

Follicule pileux De façon plus anti-métaphorique, le cas Zohan (photo) réalisé par Dennis Dugan en 2008 et rebaptisé (probablement par un chauve) Rien que pour vos cheveux, est tout aussi révélateur. Dès lors que cet ancien soldat du Mossad (Adam Sandler) décide de réaliser son rêve (devenir

* Comment je n’ai pas rencontré Britney Spears, roman, Editions Rue Fromentin. ** Prenons Pamela Anderson. Extensions peroxydées + décoloration hebdomadaire des racines + soin bio à 400 $ les 50 ml = film porno maison édité chez Vivid Entertainment.

Une exposition

Un coffret DVD

Un livre

Un documentaire

Conçue par Alain Bergala. Avec notamment six courts-métrages inédits et non moins passionnants d’Abbas Kiarostami, Isild Le Besco, Pablo Trapero, Yousry Nasrallah, Nobuhiro Suwa, Abderrahmane Sissako. Jusqu'au 11 janvier 2011

En coédition avec StudioCanal, comprenant les fragiles Etreintes brisées de Pedro Almodóvar, la sulfureuse Belle de Jour en Saint Laurent de Luis Buñuel, Le Mépris de Jean-Luc Godard, Mulholland Drive de David Lynch.

En coédition avec Skira Flammarion, compilant des essais sous angles historique, psychanalytique, sociologique…, des entretiens (Catherine Deneuve, François Ozon…) et une petite encyclopédie de la chevelure. 120 ill., 208 p., 39,90 €

D’Alain Bergala, 52 min. En coédition avec Zadig Productions, ARTE

+ un cycle de conférence et une exposition en ligne. Toutes les informations sur cinematheque.fr.

© DR


Carte blanche

pellicules cinéma

Stanislav Stanojevic

Petite leçon d’éblouissement les doigts dans le nez de Jacques Audiard.

Carol. Carol quoi ? Carol, simplement. Quelle est l’ombre jetée des étoiles ? Celle qu’on ressent et qu’on voit en oubliant que nous sommes dans la nuit. Ça s’appelle aussi l’éblouissement. Dans la vie, ça nous arrive de manière absolument imprévisible. L’ombre jetée des étoiles est indélébile. Je vous donne un exemple. Il y a une éternité, j’étais jeune, beau et riche (maintenant c’est le contraire…) et j’ai vu ce film de James Toback, Fingers (1978). Il y a dedans un garçon, subtil et timide, têtu et brutal, joué par Harvey Keitel. Il veut devenir pianiste, un grand. Il lui faut quelqu’un qui lui donnera des signaux, comment avancer ; comment trouver le son rêvé. Un prof. Et ce n’est pas donné. Le garçon est prêt à tout pour arriver à la perfection. Y compris à mettre en jeu ses doigts fins et tendres. Alors, il travaille comme exécutant des basses œuvres. Il traque les commerçants du secteur qui ne payent pas ce qui est dû aux gangs qui leur garantissent la prospérité de leur libre entreprise. Il fait comprendre aux mauvais payeurs de l’impôt au noir qu’il peut facilement devenir tueur à gages. Ce qui est remarquable, c’est déjà de montrer que les doigts (fingers !) peuvent servir à tout et à n’importe quoi.

© DR/Geneviève Arnaud

Ellipse solaire Les filles l’intéressent. Il en a remarqué une, mais celle-ci n’est pas enchantée. Toutefois elle le supporte, ce qui est déjà bon signe. A un moment, il lui demande son nom. Elle ne répond pas. Une dizaine de minutes plus tard à l’écran, trois heures, trois jours ou trois semaines plus tard dans la vie – elle est devant un miroir, lui derrière elle. Brusquement, elle le dit : « Carol. » Il réagit au quart de tour, jusqu’au-boutiste : « Carol quoi ? » Elle : « Carol. Simplement. » Des choses se sont passées entre la question et la réponse : c’est une de plus belles ellipses que j’ai vue au cinéma. Entre le néant de la question et la promesse d’avenir qu’est la réponse – tout un tissu des liens s’est faufilé entre eux, sans qu’ils s’en aperçoivent, sans que nous, les spectateurs, en soient conscients. Ce passage avec Harvey Keitel et Tisa Farrow me permet de dire : Merci, cinéma. A vous de vous mettre devant le miroir. P.S. : Ceux qui ont vu De Battre mon cœur s’est arrêté (Jacques Audiard, 2005) qui passe pour un remake de Fingers sont trompés sur la marchandise. Caricature, plutôt. —

Stanislav Stanojevic édite en décembre un coffret DVD rassemblant « quatre films nés au forceps », soit trois longs-métrages de fiction (Le Journal d’un suicidé, Subversion, Illustres inconnus) et le documentaire Sourire en plus. Et suggère cette « proposition malhonnête » aux lecteurs de Standard : « les vingt premiers qui se pointent sur soleil. fertile@free.fr gagnent le coffret + l’inédit Mauve, le tigre ! »

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pas ce soir, j'ai la migraine

maénic selucillep

dvd Lilian, Thirteen De David D. Williams, 1993, 1997 ED distribution

Tournée De Mathieu Amalric, 2010 France Télévisions Distribution

Tournée, je l’ai vu avec curiosité car je connais et j’adore ses performeuses, puissantes et magnifiques, qui sont des célébrités du burlesque américain. Des filles too much au quotidien, qui gardent leurs faux-cils la journée et réfléchissent sans arrêt au prochain numéro (jusqu’à voler le costume d’une hôtesse de l’air : moment hilarant) ; mais c’est filmé depuis une perspective masculine assez autocentrée, tout tourne autour de ce loser qui manigance, par moments touchant (scène avec la caissière sur l’aire d’autoroute : géniale) et à la fin on pense : trop d’Amalric, de ses états d’âmes, et les filles pour certaines sont au second plan. Ce que reflète bien l’affiche : l’homme est au centre et, derrière lui, une femme se dénude. Néanmoins, elles ne cessent de lui dire « It’s OUR show » chaque fois qu’il essaie de les diriger. Ce qui leur rend vraiment justice, car ce sont des spectacles faits PAR les femmes, indépendantes, qui créent tout de A à Z, chorégraphie, costumes, etc. Si tu veux voir un autre regard qui touche au burlesque et à la création entre femmes, regarde le DVD de Too much pussy! Feminist Sluts (La Seine TV) réalisé par Emilie Jouvet, qui vient de sortir et qui sera projeté le 20 novembre à Paris (emiliejouvet.com). Ce docufiction retrace l’aventure de sept artistes sur les routes d’Europe, Berlin, Paris, Bruxelles, Cologne, Stockholm, Copenhague… il y a du spoken word et des moments cabaret, mais c’est un spectacle sexplicite. Le résultat de presque deux ans de travail acharné, en complète autonomie et liberté, entre filles. Bisous. — Wendy Delorme (auteur de Insurrections ! en territoire sexuel, Au Diable Vauvert, 2009).

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Il y a presque quinze ans, David D. Williams prenait par le col les conventions du cinéma mainstream pour les secouer. En deux films, ce peintre de formation proposait de nouvelles pistes narratives : Lilian et Thirteen, portrait sur deux générations d’une famille adoptive afro-américaine joue sur deux tableaux – un peu de fiction (il est peu probable que l’action de Lilian, quotidien d’une femme entre les enfants qu’elle recueille et les papis-mamies qu’elle couve, se déroule réellement sur une seule journée), beaucoup de vérité (l’entrée dans la vie professionnelle d’une gamine fugueuse dans Thirteen est bien plus réaliste que le moindre Rosetta) – pour explorer le quotidien d’une classe ouvrière. Et surtout anoblir une condition féminine aussi éternelle qu’ordinaire, vécue avec dignité, que ce soit à 60 ou 13 ans. Très peu vu en France, ce touchant diptyque fait du social, mais au sens où Cassavetes et Renoir l’entendaient. Williams leur emprunte un fonds commun : cet humanisme vibrant et compassionnel. — Alex Masson ©DR


DVD

pellicules cinéma

– On lit en moi comme dans un livre ouvert. – Mais il n’y a qu’une page. Dialogue de Elle et lui

Rue CasesNègres Euzhan Palcy, 1983 Carlotta La Rue Cases-nègres de Joseph Zobel (1950) racontait le quotidien de jeunes enfants martiniquais des années 30, entre deux rangées de cases de bois et plantations de canne à sucre. C’est pour adapter ce livre et porter la voix des Noirs à l’écran qu’Euzhan Palcy, réalisatrice martiniquaise, écouta sa vocation – à 14 ans. Et c’est grâce au soutien de Truffaut qu’elle y parvint, jusqu’à obtenir le Lion d’Argent à Venise et réunir plus de spectateurs que ce dernier avec Vivement Dimanche ! Son héros, José, 11 ans, s’y voit, contrairement à ses camarades, gratifié d’un certificat d’études et découvre à Fort-de-France l’exploitation des travailleurs nègres par les créoles blancs. L’enfant a le charme de son regard lucide, aussi bien devant le sage du village que devant l’état de santé de sa grand-mère, qui rappelle la Madame Rosa de Romain Gary. Oui, c’est étonnant comme nous plongeons de plain pied dans l’atypique atmosphère de l’époque. Mais le spectateur contemporain sera moins sensible aux vertus dénonciatrices de l’œuvre et, très vite, l’ennui gagne. — Eric Le Bot ©DR

Elle et lui

« La vie doit resplendir, pétiller comme du champagne rosé. » Un petit coup de blues ? Certes, il faudra vous procurer vingt-quatre autres films pour Leo McCarey, 1939 découvrir cet inédit du coffret des meilleures bobines de la RKO… Enlevé, enjoué, malicieux, Elle et Lui Montparnasse est une ode au sourire. Malgré les épreuves, tous les personnages prennent la vie du bon pied, même la radieuse Irene Dunne, paralysée des jambes. Ex-chanteuse de cabaret, elle est sur le point de se marier, tout comme ce célèbre sportif français (Charles Boyer) croisé lors d’une croisière. Par leur humour dévastateur, ils tombent sous le charme l’un de l’autre mais se refusent à consommer l’union pour, d’abord, retrouver leur indépendance amoureuse ; rendez-vous est pris six mois plus tard, tout en haut de l’Empire State Building, « au plus près du paradis ». Mais la jeune femme est victime d’un accident. Il attend… Vingt-ans plus tard, McCarey fit son propre remake en couleurs. En 1995, Glen Gordon Caron livra sa version (Rendez-vous avec le destin) et il existe une adaptation indienne où la protagoniste est amputée des deux jambes ! Enfin, cette histoire est la principale référence de Nuits blanches à Seattle (Ephron, 1993) où Meg Ryan et Tom Hanks se bécotent au même 102e étage. Preuves que ce récit véhicule une dimension mythique. Derrière tout cela, il y a l’ombre de la Tour de Babel. Comme si les personnages de McCarey, bien que parlant deux langues différentes, n’avaient pas compris la leçon d’un trop-plein d’orgueil : à vouloir être au plus près du ciel, on s’en retrouve puni… Pas besoin de briguer le paradis pour être heureux. — E. L. B. page

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art live

t ra settelap

Septembre printanier à Toulouse pour Eric Mangion, apôtre de la performance.

entretien Patricia Maincent

Pour ses 20 ans, le Printemps de septembre a confié sa direction artistique à Eric Mangion, directeur de la Villa Arson à Nice et critique d’art, ainsi qu’à Isabelle Gaudefroy, responsable des soirées Nomades de la Fondation Cartier déjà présente dans ses précédents commissariats, la réflexion sur la performance articule cette édition 2010. A la Villa Arson en 2008, l’exposition Jouer avec les choses mortes se concentrait sur les objets produits pour ou lors de performances, avec ce statut très particulier que vous leur donniez, à la fois œuvre et témoignage d’un événement. Quelle approche donnez-vous, cette fois, à la manifestation de Toulouse ? Eric Mangion : Lors de l’exposition à la Villa Arson [coréalisée avec Marie de Brugerolle], il s’agissait d’interroger le statut de ces objets fétiches. Peuvent-ils restituer « l’âme » de la performance, son énergie ? Ne sont-ils que des reliques/fantômes vides de sens ou de vie ? Des traces banalisées de rites contemporains ? Des produits purement destinés au marché de

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l’art ? Ou, au contraire, des formes hybrides qui continuent d’échapper aux logiques circonscrites de l’art et témoignent de l’évolution de la notion de performance ? Pour le Printemps de septembre, même si les questions demeurent les mêmes sur ce qui perdure au-delà du temps de l’action, l’objectif est d’interroger la performance dans son ensemble. Plutôt qu’une seule exposition, il s’agissait donc de créer un festival ? C’est pour cette raison que j’ai demandé à Isabelle Gaudefroy de s’y associer. Notre complémentarité permet d’aller au-delà des expositions en interrogeant la part du vivant, de l’écriture, de la représentation et de la mémoire de la performance. Tout cela peut paraître ambitieux, mais il n’y a pas eu en France de véritable manifestation sur le sujet depuis près de trente ans, alors que l’on commence à en voir fleurir un peu partout, notamment avec le retour de Performa à New York. Selon vous, la performance est à l’origine des formes plastiques les plus inédites dans le paysage artistique actuel… © Sandro Carnino


art live

palettes art

le succès médiatique de pratiques performantielles chez les nouveaux activistes, ajouté à la mode des flashmobs et autres regroupements éclair, ont créé un contexte politique et sociologique favorable à une cette réappropriation de la performance par les artistes. Elle regroupe toutes les formes et mêle, selon vos propres mots, « cultures savantes + cultures populaires »… Les actions produites ou exposées par le Printemps de septembre proviennent d’univers très différents : du music-hall à l’art conceptuel, de la magie aux events, de l’assemblage des happening au geste chorégraphique, du théâtre d’atelier à l’action de rue, de la conférence au chant, de la poésie sonore au son tout court, de la musique au récit, en passant même par l’hypnose et le culte. Dans ce dernier cas, nous avons la chance d’accueillir dans le cadre des soirées Nomades un sermon du Révérend Ethan Acres, venu tout droit de son Arizona lointain. — Le Printemps de septembre

Toulouse Jusqu’au 17 octobre En effet, cette nouvelle énergie qui souffle sur l’artaction est à mes yeux quelque chose de rafraîchissant, d’autant plus qu’on est sorti de la photographie basique ou du film lambda pour témoigner du geste et de l’action. Les artistes se montrent très ingénieux pour « pérenniser » cette discipline, que ce soit dans un registre conceptuel (Roman Ondák ou Dora Garcia) ou plus spectaculaire (Michaem Portnoy, Kit ou Olivier Dollinger). La majorité des artistes présentés a débuté au milieu des années 90. Peut-on parler de génération ? Plutôt de nouveaux comportements, de nouveaux modes de travail. Il semble que les artistes contemporains sont de plus en plus décomplexés vis-àvis des figures tutélaires des années 60 et 70. On avait l’impression que peu de créateurs osaient se produire après Burden, Nitsch ou Beuys. On est également sortis de l’ère du remake, les artistes n’ont plus peur d’inventer eux-mêmes, de se montrer originaux. De même, on s’émancipe peu à peu du culte du cinéma qui a mobilisé durant près de deux décennies (90 et 00) la majorité des films d’artiste et où le montage et l’image étaient privilégiés aux dépens du vivant et de l’instant. Par ailleurs, la notion d’expérience est à nouveau essentielle dans les préoccupations esthétiques. On entend en premier lieu « éprouver » les choses dans tous les sens du terme : éprouver dans le cœur de la vie, mais aussi en tester les limites, ce qui correspond trait pour trait à l’essence de la performance. On assiste également à un retour de la parole et du discours public, de « l’actoralité » pour reprendre le titre d’un célèbre festival à Marseille. Enfin, il est probable que

De gauche à droite : Révérend Ethan Acres Blessing of the Hippopotamus Extrait de la performance à la galerie Guido Costa Projects, Turin, mars 2010 Courtesy de GCP et de l’artiste Olivier Dollinger Abstract Telling, 2010 Kit En répétition, 2010

© Olivier Dollinger/KIT

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art cosmos intérieur

t ra settelap

A Villeurbanne, transes inédites grâce à Matt Mullican et Brion Gysin. par Gilles Baume

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Vertigineuse installation dans la première salle de l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne : un gigantesque frottage au sol, des centaines de dessins accrochés à touche-touche saturent les murs. Plus de 1300 pièces rien que dans cet espace introductif et autant de logos, calligraphies, idéogrammes, symboles, écritures, pictogrammes… sous la forme le plus souvent de feuilles punaisées, mais aussi d’assemblages de photographies, d’images numériques et de drapeaux colorés. Les sujets ? Des mondes cosmiques imaginaires, des silhouettes humaines schématisées, des formes simples voire élémentaires, cercles, rectangles, triangles, le nom de l’artiste… Depuis une quarantaine d’années, le signe est le médium de Matt Mullican, un Californien qui rend palpable la prolifération des images, caractéristique de notre époque. Le parcours de l’exposition 12 by 2 se développait donc dans la profusion : dessins, performances, installations, architectures et images de synthèse. La démarche évoque celle d’un archiviste aberrant et l’ensemble a davantage à voir avec un organisme vivant qu’avec une rétrospective muséale figée. Chaque pièce, feuille, panneau, collection

d’images, renvoie à un « grand tout », de la même manière que, pour Mullican, le corps est relié au cosmos. Il représente, collecte et agence des signes qui dessinent la cartographie d’un univers singulier, décalque du monde réel. Ainsi sa cosmologie s’estelle codifiée au fil des ans, utilisant notamment les couleurs primaires dans des croquis et schémas pour traduire des interrogations fondamentales (la vie, la mort…) tout en gardant leur mystère. That Person aux deux personnes De l’exposition, labyrinthique et cohérente, foisonnante et ordonnée, se perçoivent des flux contradictoires d’énergie et de tensions, entre réel et imaginaire, conscience et inconscient, micro et macroscopique. Habité par ces dualités, Mullican déploie That Person’s Work. « That Person » est le double de l’artiste, au genre et à l’âge indéterminés. Depuis les années 70, ce double s’exprime au cours d’actes de création expérimentaux régis par l’hypnose. Réalisées en public, ces séances – parfois très spectaculaires – de modification volontaire de l’état de conscience le conduisent à la transe. Les © Blaise Adilon


art agenda

palettes art

Page de gauche : Matt Mullican Works,

dérèglements sensoriels libèrent ses gestes et les dessins qui résultent de ces actions donnent forme à sa quête d’identité et d’altérité. Précisément construite, l’exposition montre que l’artiste passe dans un second temps à une démarche consciente de classement encyclopédique, d’organisation. L’accès à la connaissance se fait donc en deux phases bien distinctes.

1971-2010 Untitled (Cosmology), 1984 Vue de l’exposition Matt Mullican 12 by 2, 2010 IAC, Villeurbanne/Rhône-Alpes Brion Gysin avec la Dreamachine au Musée des Arts Décoratifs, Paris, 1962 Collection William S. Burroughs Archive, Courtesy William S. Burroughs Trust, Lawrence, Kansas

Etats perceptifs inconnus L’étonnante démarche de Matt Mullican trouve notamment son origine dans l’œuvre du gigantesque Brion Gysin (1916-1986), sculpteur en 1961 de la Dreamachine, réalisée en collaboration avec un scientifique. Ce cylindre tournant à grande vitesse se regarde les yeux fermés. Il est conçu pour accéder à des états perceptifs inconnus. Peintre et écrivain, ayant vécu entre Tanger, Paris et New-York, Gysin fut proche des auteurs de la beat generation. Le cutup, autre de ses inventions (procédé de collage aux applications littéraires et plastiques), sera notamment repris et développé par William S. Burroughs pour Le Festin Nu. L’IAC présente cet automne la première rétrospective Brion Gysin en France. Une exposition venue du New Museum de New York qui, dans le cadre du programme Laboratoire espace cerveau, croise l’art et la science à travers le regard de ces artistes explorateurs des mondes intérieurs. —

Et aussi  Christelle Familiari Idéal L’espace d’en bas, Paris 9e Jusqu’au 29 octobre

 Biennale de Belleville Quartier de Belleville, Paris Jusqu’au 23 octobre

 Gerda Steiner & Jörg Lenzlinger Comment rester fertile ? Centre Culturel Suisse, Paris Jusqu’au 12 décembre

 Voyages d’Italies Magasin de Grenoble Jusqu’au 2 janvier

 Aires de jeux, la police ou les corsaires Le Quartier, Quimper Jusqu’au 24 octobre

 Courant d’art au Rayon de la Quincaillerie Paresseuse BHV Rivoli, Paris Jusqu’au 30 octobre

 Rainier Lericolais au château et dans la chapelle Domaine de Chamarande Du 24 octobre au 27 février 2011 Matt Mullican 12 by 2

IAC, Villeurbanne/Rhône-Alpes Jusqu’au 19 septembre (compte-rendu) Brion Gysin Dreamachine

IAC, Villeurbanne/Rhône-Alpes Du 16 octobre au 28 novembre © Harold Chapman/Image Works & Gerda Steiner & Jörg Lenzlinger

« Qui es-tu Peter ? » Espace culturel Louis Vuitton Jusqu’au 9 janvier 2011

Let’s dance

Macval, Vitry sur Seine Du 22 octobre au 19 janvier 2011

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Art jeune

t ra settelap

Humour léger et sauts en parachute pour Roman Ondák. entretien Timothée Chaillou

Un homme jetant des milliers de pièces dans une fontaine, une série de parachutes atterrissant dans des lieux incongrus, des cartes postales à l’effigie de gens n’aimant pas voyager… A la Villa Arson, le Slovaque Roman Ondák donne une vue d’ensemble sur un travail riche d’une poésie, d’une tendre sobriété, où les influences de l’art conceptuel et de l’Histoire de l’Europe postsoviétique restent déterminantes. Un tapis posé sur le balcon de la mairie de Graz, des lacets défaits pour certains invités d’un vernissage, Deadline Postponed Until Tomorrow* sur une plaque dans un espace vide : il y a dans votre production un humour fin, d’une grande délicatesse (parfois proche de celui de Maurizio Cattelan). Roman Ondák : Je transforme la simplicité d’une multitude de situations quotidiennes grâce à un humour léger, me permettant d’accéder à des questions plus compliquées. L’humour est un outil pour exprimer mes pensées, comme un récipient qui s’ouvre toujours un peu plus, et qui rend la communication visuelle (ou autre) plus facile. Des lacets défaits peuvent évoquer une protestation, la plus légère possible, cependant à l’encontre de rien.

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Que pensez-vous de ce que dit le curateur Pierre Bal-Blanc : « Roman Ondák n’est ni un agitateur ni un provocateur, il est plus un conspirateur, dessinant des plans et des cartes. » ? Le facteur « conspiration », dans les mots de Pierre BalBlanc, suggère que les gens sont souvent impliqués, intentionnellement ou non, dans mon travail. Il a peut-être raison, les territoires occupés semblent des systèmes ou des situations qui doivent se terminer dans l’imaginaire du visiteur. Une installation, une performance, un événement ou un dessin : mes œuvres viennent de tant de sources différentes qu’elles représentent en elles-mêmes leur propre source. Comment travailler à partir ou à propos de l’enfance sans nostalgie ? Les gens réduisent parfois à tort l’enfance aux souvenirs. Il y a beaucoup plus à considérer. Les enfants vivent une vie parallèle à celle des adultes. Leur perception de la réalité est complètement différente, bien qu’on leur enseigne comment tout doit fonctionner et comment tout doit être compris pour devenir adulte. Cette coexistence entre adultes et enfants engendre des situations ainsi que des tensions à étudier. Particulièrement parce qu’il est naturel de comparer notre situation présente avec notre enfance – c’est-à-dire lorsque nous étions de l’autre côté.


Roman obak

palettes art

Resistance, 2006 & Fail to Fall, 2010
 Courtesy de l’artiste, gb agency (Paris), Martin Janda (Vienne) et Johnen (Berlin)

Pourquoi mentionner que chaque œuvre de cette rétrospective serait comme « un petit satellite dans l’espace, et qu’on puisse y penser sans penser également à la pièce voisine » ? Mon exposition n’est pas une rétrospective. Il est vrai que le choix de ces pièces couvre la période de 1992 à 2010, mais j’ai élaboré cette sélection très précise en tenant compte des caractéristiques des espaces de la Villa Arson. J’ai conçu une suite de petits travaux placés dans de nombreux endroits, formant un flot ininterrompu contrebalançant la structure architecturale complexe du bâtiment. Votre production est très frontale et photogénique (sans la multitude de détails qui rend difficile la vision d’une œuvre dans une publication). Est-ce un enjeu ? Cette question n’est jamais présente lorsque je conçois mon travail. Je pense plutôt produire des pièces antiphotogéniques. Pour faire aboutir mes concepts, je poursuis certains besoins basiques et les formes que j’utilise sont juste des convoyeurs apportant ce qui reste au-delà de l’aspect formel. Que ce soit une œuvre avec des détails, à observer de près, ou qu'elle soit compacte et n'ait presque aucun détail, ou qu’elle soit perceptible à n’importe quelle échelle, tout cela dépend

de sa propre syntaxe. Pourquoi cet intérêt pour les photographies de parachutes ? Dans cette typologie d’images, êtesvous plus intéressé par la compilation elle-même ou par l’idée de la chute ? C’était à la fois l’idée de coïncidence et de chute et, dans leur aspect formel, celle de répétition. Ces images ont un arrière-plan fragile, d’autant qu’elles ont toutes été téléchargées sur internet. Je n’ai pas de connaissances sur les événements qu’elles décrivent. Ils sont couverts de mystère, et leur sens reste ambigu. J’aime ça. — * inscription dans l’œuvre Untited (2005) Roman Ondák Shaking Horizon

La Villa Arson, Nice Jusqu’au 17 octobre. Et dans le cadre de FRASQ (Rencontre de la Performance, initiée par le Générateur) Teaching to Walk,

performance (2002) Au Plateau, Paris Jusqu’au 24 octobre page

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chronique

Les hauteurs de Monaco sont-elles propices à celles de l’art ? par Eric Troncy

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t ra settelap

De certaines expositions, on serait bien en peine de dire si leur idée même tient du génie pur ou de la sottise la plus absolue, de l’expérimentation perverse et remarquable ou de la plus tristement ordinaire concession aux protocoles de la communication. Las, l’observateur fatigué d’en arriver souvent aux mêmes conclusions (la connerie l’emporte globalement de manière décisive sur le génie) se dispense la plupart du temps d’y aller faire un tour pour se faire une idée, bien convaincu que, s’il advenait que son jugement se trouve inversé à l’issue de l’intrépide démarche d’une visite « sur zone » (comme on dit des lieux d’une catastrophe naturelle), il n’en tirerait aucune gloire, ou tout du moins au mieux une gloire distinguée, mais en aucun cas une gloire populaire, de celles qu’on gagne aisément à offrir un relais convaincu à la propagation des idées reçues. Or comme l’indiquait il y a déjà presque trente ans Jean Baudrillard : « La gloire auprès du peuple, voilà à quoi il faut aspirer. Rien ne vaudra jamais le regard éperdu de la charcutière qui vous a vu à la télévision. » Il fallait donc faire – ne serait-ce que provisoirement – le deuil de l’admiration de sa charcutière, et être sans doute dans d’excellentes dispositions, pour aller voir l’exposition de Damien Hirst à l’Institut océanographique de Monaco. « Monaco, 28 degrés à l’ombre, c’est fou, c’est trop, on est tous seuls au monde, tout est bleu, tout est beau » chantait Jean-François Maurice presque trente-trois ans

avant les épousailles annoncées du Prince Albert et de Charlène Wittslock – et c’est vrai que tout était bleu, et beau, même les bretelles d’autoroute sur lesquelles le taxi glissait sans bruit, un peu à la manière d’une pierre de curling sur la piste idoine. Damien Hirst, donc, soit l’homme au requin dans du formol, à l’Institut océanographique donc, soit là où sont les poissons dans les aquariums. L’équation tient en une ligne : le célèbre requin peut-il en pareille circonstance conserver sa présupposée superbe, ou s’étioler comme un urinoir revenu au BHV ? Ou bien la proximité d’une collection d’histoire naturelle dédiée aux fonds marins, riche notamment de quelques spécimens en fin de vie logés dans un bassin au-dessus duquel scintillent les lettres « retraite dorée », permet-elle d’appréhender de belle manière la production d’un parmi les milliers d’artistes de notre époque ? La réalité, comme souvent, fut plus brutale, qui s’exprima dès que les cars de touristes eurent craché en masse, dans les odeurs cruelles d’une cabane à saucisses, des hordes de touristes aussi peu préoccupés de ces considérations que le sont ceux de Versailles qui découvrent, en marge des appartements royaux, des œuvres d’art de leur époque pourtant choisies parmi les plus médiatiquement notoires. Ils s’acquittent cependant des 13 euros demandés, et peuvent fureter à loisir dans l’Institut, enfin dans la mesure où ils n’approchent pas de trop près les sculptures, sur lesquelles veille un aréopage significatif de gardes munis de sifflets de gendarmes et qui, assez naturellement, jouent de la trille pour indiquer aux fâcheux que non, il ne faut pas approcher les sculptures d’aussi près. Ne fut-ce que pour cette épiphanique vision, le voyage valait la peine, et l’on se plut à imaginer les gardiens du Centre Georges Pompidou, du MoMA ou de n’importe quel autre musée d’art moderne, munis de pareils instruments, involontairement engagés dans un ballet sonore excédant de beaucoup les limites de l’imagination de, même, Tino Sehgal. « Ne dis rien, Embrasse-moi quand tu voudras, Je suis bien, L’amour est à côté de toi. » Difficile cependant de faire abstraction du contexte pour juger d’une exposition dont on venait étudier le contexte. L’institut, finalement, tout aussi océanographique qu’il soit, finit par ne plus jouer d’autre rôle que © DAMIEN HIRST/Whitecube gallery, londres


chronique

palettes art

Carsten Höller Giant Triple Mushroom Amanita muscaria/ Hevella crispa/ Boletus badius 2010

Damien Hirst Hymn 2000

© DR

celui de son inconfort ; l’œuvre de Damien Hirst y résiste vaguement, sans s’en trouver ni grandie ni amoindrie, et accuse finalement un douloureux ennui tandis qu’elle s’égare de manière répétitive vers les écorchés (un torse, une licorne) puis vers la coupe franchement grotesque d’un centimètre de peau terriblement agrandi, avec racine des poils en gros plan. Là, franchement, c’était trop, et pour dire les choses tout de go, si un bon vieux musée white cube aurait encore pu donner un peu de dignité à la plupart des œuvres de Damien Hirst, les noyant dans la production d’un siècle généreux, rien n’eût extirpé cette pathétique sculpture de son infinie bêtise – pas même l’infini de la mer qui, de la terrasse sur laquelle elle était posée comme un triste bloc sans qualification, lui offrait avec une bienveillance

parcimonieuse un peu de son indiscutable grâce. Un malheur n’arrivant jamais seul, le champignon de Carsten Höller qu’on découvrait plus tard dans la cour de l’école des Beaux-Arts de la principauté (après ce qui tint lieu du jeu de piste, avec coup de fil à Paris pour connaître le chemin séparant l’Institut de l’école – cent mètres tout au plus –, épuisement de plusieurs iPhones dans la recherche des plans de rue, slalom au milieu des badauds en sandales) ce champignon, donc, se présentait lui aussi découpé, puis recombiné, dévoilant un peu ses entrailles, ses lamelles dépareillées offrant peut-être un parasol de fortune, avouant, en tous cas, son appétit vorace de la fortune. Plus tôt le matin, le véritable émerveillement était venu quoi qu’il en soit, imprimant à la journée sa belle teinte de joie, de la visite du cabanon que construisit en 1952 à Roquebrune Le Corbusier, pour Yvonne, qu’il faisait dormir la tête près des WC. « J’ai un château sur la Côte d’Azur, qui a 3,66 mètres par 3,66 mètres. C’est pour ma femme, c’est extravagant de confort, de gentillesse » disait-il. « Monaco, 28 degrés à l’ombre, Tu ne dis plus un mot, J’éteins ma cigarette, il fait encore plus chaud, Tes lèvres ont le goût d’un fruit sauvage, Et voilà, Comme une vague blonde, Tu m’emportes déjà. » — page

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art numéraire

t ra settelap

Yvon Lambert expose la vie chiffrée de Roman Opalka par Patricia Maincent

Depuis 1965, le polonais Roman Opalka égrène le cours de sa vie en peinture. Il écrit son œuvre OPALKA 1965/1 - ∞ : les chiffres, à partir de 1 et jusqu’à ce que la mort l’arrête, en blanc sur fond noir. Depuis 1972, il ajoute 1 % de blanc sur le fond noir à chaque nouvelle toile (de 196 par 135 cm). Nommées Détails, elles se succèdent en dégradé de gris, fond et forme se rejoignant dans un monochrome blanc. Chaque session de peinture est ponctuée par une séance d’autoportraits tout aussi rigoureux. Dans un cadrage de photo d’identité, Opalka fixe l’objectif en chemise blanche, une chaîne autour du cou, la bouche parfaitement horizontale pour évacuer tout sentiment. Dans les galeries Yvon Lambert, une partie de cet ensemble est visible. Toute petite mais déjà conséquente. Dans la première salle, une centaine d’autoportraits se succèdent. L’occasion de voir qu’il a vieilli, que sa chevelure devient aussi blanche que ses dernières toiles, de scruter les détails, car c’est bien de détail qu’il s’agit. Tout se joue dans des décalages infimes, malgré le protocole répétitif, rien n’est à l’identique. Ni les plis de la peau, ni ceux de la chemise.

chiffres minutieusement inscrits au quotidien, dans cette métaphore de l’horizon, dans les lignes de chiffres, la ligne de sa bouche ou encore la ligne de l’accrochage. Les photos accrochées à hauteur des yeux, créent une ligne grise dans la galerie. L’horizon toujours présent et jamais atteint. Pour Opalka, tel Sisyphe, chaque jour est un recommencement. Il se targue de « ne jamais faire deux fois le même tableau ». Dix chiffres et un temps infini. A l’échelle d’une vie, ce que l’on peut écrire comme chiffres peut paraître dérisoire. Il a fallu sept ans pour atteindre 666 666 et trente ans pour 7 777 777. Il sait déjà qu’il n’arrivera jamais à 88 888 888. Apaisant ou terrifiant, le sablier d’Opalka est hypnotique. Vivement la rétrospective, qu’on puisse voir l’image de la vie d’un homme en un millier de portraits devant le plus grand dégradé de gris du monde. —

Passages

Galerie Yvon Lambert, Paris Jusqu’au 9 octobre Galerie Yvon Lambert, New York Jusqu’au 16 octobre

Sablier hypnotique Dans la salle suivante, 16 des 400 Détails de cette œuvre « totale » sont accrochés. La quête de l’inatteignable est matérialisée dans cette suite de page

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vue de la grande galerie des cartels © Rémi Villagi


Carte blanche

palettes art

Olivier Babin

de près comme de loin, olivier babin

Olivier Babin montre ses œuvres dans tous ces endroits cools, en ce moment même : Seconde Main MAMVP, Paris, France Animal Politique FRAC Poitou Charentes, Angouleme, What a difference a day makes Andreas Grimm Gallery, Munich, Germany Yam Box Emily Harvey Foundation, New York, USA © OLIVIER BABIN

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shoes up

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Minna Parikka : « Mes chaussures sont des masques incongrus »

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minna parikka

paillettes mode

entretien Elisa Tudor

Amoureuse de la vie et des chaussures, la Finlandaise Minna Parikka, 30 ans, crée des souliers sensuels et ludiques pour femmes « charismatiques et enjouées », qu’elle promène dans les coulisses d’un monde fantaisie : matelots, corsaires et cracheurs de feu seront nos guides à travers l’archipel d’Helsinki, accompagnant sa collection printemps-été 2011. Larguons les amarres le temps d’une conversation. Tu viens de fêter joyeusement les 5 ans de ta marque, tu as ta boutique à Helsinki depuis 2008, et fais parler de toi à l’international. Même les danseuses du Crazy Horse portent tes chaussures... Le pied ? Minna Parikka : Mon secret pour garder la pêche, c’est d’être spontanée et impatiente ! Tout se passe dans la témérité du moment. Quand j’ai une idée, je dois la réaliser rapidement, sans trop me poser de questions, pour ne pas gâcher ma créativité. Il me faut tout de même de la discipline pour matérialiser mon imagination, jusqu’à être perfectionniste. Grâce à ça, je pense être sur la bonne voie pour réaliser le rêve de mes 15 ans. Tu as fait tes griffes à Helsinki, Milan et Barcelone. Ces grandes v i l l e s t’ont-elles beaucoup influencée ? Enfant, j’ai passé mon temps à voyager. Ce style de vie un peu gipsy m’a appris à comprendre le savoirvivre de différents pays. Cette soif d’exotisme ne s’est pas calmée : j’aime vivre sans répit et d’ailleurs, je vais certainement déménager à Londres à la fin de l’année. Une nouvelle boutique là-bas, ce serait exquis ! Mais Helsinki, ma ville natale, que j’aime quitter pour mieux la retrouver, restera toujours mon chez moi. Que penses-tu du fait que la mode, objet de consommation puis de luxe, soit de plus en plus tournée vers l’art contemporain ? Qu’il était grand temps ! Même si le vêtement reste utilitaire, cela ne nous empêche pas de nous éclater ! Que le prêt-à-porter et les accessoires hauts de gamme soient considérés comme des objets d’art donne la légitimité de créer pour l’amour de la création, sans trop se soucier du commerce pur et dur. C’est grâce à cela que la mode reste intellectuelle et créative. Mais bon, la crise a balayé cette assurance, beaucoup de

créateurs ont choisi le chemin le moins dangereux. Pour s’en rendre compte, il suffit de faire du lèche-vitrine : on retrouve des silhouettes semblables les unes aux autres. Les gens ont besoin d’être divertis. Et sans extravagance, la mode devient ennuyeuse. C’est pour cela que je me suis amusée à décomposer mes chaussures pour en faire des masques incongrus. Il faut avoir la folie de se débarrasser de ses idées fixes et d’oser réinterpréter ses propres créations. Derrière ta collection hiver Surreal sighs, on trouve une coquette pincée d’Alice au pays des Merveilles. Quoi d’autre ? J’aime quitter le train-train quotidien pour mieux retrouver un univers de rêve. M’amuser ! Les gens qui s’efforcent d’être des adultes parfaits, c’est d’un banal ! Je veux que les femmes puissent se sentir charismatiques et enjouées. Que chaque jour soit une nouvelle occasion de fête. Le style Mary-Jane et les éléments sensuels comme les lèvres rouge sang et les nœuds papillons font partie de ma fantaisie de gamine. Les formes de Surreal sighs sont douces et courbées pour mieux efféminer la carrure du pied. Je ne me gêne pas pour la taille des talons, le secret c’est de créer une semelle confortable. Et puis un talon de douze centimètres n’a pas forcément un côté agressif de femme fatale. Et pour l’été ? Toujours ce monde fantastique, que j’élargis de tops, de robes et d’une ligne d’accessoires (écharpes en soie, sacs à main, gants en cuir). J’espère également collaborer avec d’autres créateurs pour de nouveaux imprimés. Patience... voyons où les vents nous mèneront. —

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Shoot again

edom settelliap

Sara Ziff a filmé sa vie de top model durant cinq ans. Exploit ?

Sara, 27 ans, from NYC

entretien Magali Aubert

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Les films sur la mode sont rares. Est-ce difficile à filmer ? Sara Ziff : Oui car tout, dans le milieu, est basé sur l’image. Les gens ne lâchent jamais la garde, rechignent à s’ouvrir et même à se laisser filmer. On y sent une relation d’amour/haine avec ce métier… On commence si jeune qu’on n’a pas de point de comparaison ! On trouve tout excitant, puis on s’aperçoit qu’on accepte des choses qu’aucun adulte ne ferait. Mais mon parcours et celui de la plupart des filles du documentaire a été plutôt positif. Est-ce un documentaire critique ? Je ne dénonce rien, c’est plutôt un moyen de donner du sens à cette expérience et de permettre aux modèles de s’exprimer. Une face cachée qui reste tout de même très gentillette ! On laissait les gens exprimer ce qu’ils avaient envie sur le moment. On n’a pas cherché à salir à tout prix ou à s’ériger en exemple. Si on te dit que le résultat est plus proche du journal intime que du document ? Il est effectivement centré sur mon histoire personnelle, mais il y a les passages où mes amies témoignent seules devant la caméra. Le tout, tourné au fil des ans, est relié par une narration off. Ce n’est pas un journal intime, mais un mémoire imbriquant plusieurs histoires. Qu’est-ce que cela apporte au spectateur ? Une expérience immédiate avec la mode qu’on ne découvre généralement qu’en produit fini. Et un peu d’humain derrière ses images parfaites. Que dirais-tu aux filles qui rêvent d’être mannequins ? De voir ça comme un business, de suivre son instinct et connaître ses limites. C’est ainsi que les gens vous respectent. D’où est venue l’envie de vous filmer au jour le jour ? Avec mon copain de l’époque [le réalisateur Ole Schell], on filmait tout, pour s’amuser. De petites vidéos qu’on pensait

ne jamais montrer… Ce n’était pas un effort, c’était organique. Ça a pris des proportions dans la durée ! Je ne pense pas qu’on aurait tenu le coup si on s’était dit qu’on faisait un film. Y a-t-il eu des événements, des moments intimes que vous n’avez pas pu filmer ? Non. Mais on a coupé une fille qui racontait avoir été abusée sexuellement lors d’un shooting à Paris à 16 ans. Elle était OK puis a angoissé avant la première. Et des passages sans intérêt des années après ? Il y avait de quoi faire trois cent heures, on a beaucoup coupé ! Surtout les gens qui s’exprimaient confusément. Et on a supprimé les apparitions d’Ole et l’histoire de notre relation. A quoi as-tu renoncé en arrêtant ? Aux bons revenus ! Mais ça ne m’amusait plus, j’avais besoin d’être plus créative et plus intellectuelle. En fait, j’ai plus apprécié tout ça en le considérant avec recul. Si c’était à refaire maintenant que j’ai plus vécu, je savourerais d’avantage. Qu’est-ce qui te manque ? Les nouvelles collections, parler aux designers, frissonner devant un objectif et les photos magnifiques. Et la liberté financière. Mais j’apprécie mieux les petites choses de la vie aujourd’hui. Tu es étudiante en art et littérature, c’est ça ? Oui, et aussi en sciences politiques, spécialisée dans les politiques communautaires américaines. J’écris au New York Magazine et tourne une série sur la fashion week pour leur site. Et depuis cet été, je suis investie dans la campagne du procureur général de New York, Andrew Cuomo [candidat démocrate à la gouvernance de l’Etat, il se présente aux élections du 2 novembre prochain]. — picture me

En salles le 20 octobre © dr


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beauté

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standards Chaque trimestre Standard vous livre de la beauté les incontournables secrets. réalisation Lucille Gauthier illustration Hélène Georget

Green pack Flower By Kenzo se décline en version éco avec un packaging dévissable et rechargeable. Au final, on garde son joli flacon jusqu’à ce que mort s’en suive et on fait un geste (posthume) pour sa planète. Eau de toilette rechargeable 50 ml, 63,50 euros.

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beauté

paillettes mode

Nova Check C’est l’événement cosméto de cet automne : Burberry se lance dans le make-up avec une collection naturelle et sobre, fidèle à l’esprit très classique de la marque. En exclusivité (et disponible sur mot de passe) aux Galeries Lafayette.

Perfect Skin Dix ans de recherches pour mettre au point la nouvelle technologie Aura-Inside. Un procédé réunissant des nouveaux pigments et une essence de lumière liquide qui reproduisent la lumière naturelle émise par la peau. Ça valait le coup de passer la décennie debout devant des tubes ! Stylo correcteur Touche Teint Miracle multilumières de Lancôme, 30 euros.

Yoghurt attitude D-Biotic est une nouvelle marque qui a pour concept, les pré et les pro… biotiques, vous savez, les gentilles bactéries des yaourts qui remettent de l’ordre dans nos intérieurs. D-biotic contient des Dermobiotiques, sortes de microorganismes régulant la microflore cutanée et stimulant les défenses naturelles de la peau. Résultat, celle-ci est plus éclatante et plus résistante. Et maintenant, la suite de votre programme sur France7. A partir de 19,90 euros, en exclusivité chez Sephora.

Vintage Color range Réédition glam ultra chez Nars avec une gamme de 5 couleurs : marine profond, kaki fumé, marron cuivré… Impossible de choisir tellement ils sont chics et choc. En édition limitée à partir d’octobre, 18 euros.

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shops

edom settelliap

Tradition à gauche, avant-garde à droite… de la Seine

par Magali Aubert

Rive droite Sweatshop

Kokon to Zai

Andrea Crews

Mon Amour

13 rue Lucien Sampaix, Paris 10 e

48 rue tiquetonne, Paris 2e

25 rue de Vaucouleurs, Paris 11 e

77 rue Charlot, Paris 3 e

On y tricote en trempant dans son thé une madeleine. Ce n’est pas une visite chez tante Léonie, mais un atelier couture à l'esprit très berlinois, à découvrir en image dans notre série de mode page 18.

La plupart des pièces présentées (KTZ, Daniel Palillo, Marjan Pejoski…)ont traversé la Manche et on essaie de faire maladroitement de même en cherchant où passer la tête dans ce qui semble bien être un pull.

En work shop dans les écoles d’art, en exposition dans les vitrines des Galeries Lafayettes, en performance dans les musées, en mission conseil pour les marques OK. Mais Andrea Crews, c’est aussi une boutique.

La plus petite des échoppes du Marais est ce qui se fait de mieux en matière de vintage. Si vous avez le malheur de trouver votre taille, ce qui arrive toujours, vous repartez forcément avec quelque chose.

Rive gauche Barbourg

Burberry

Ralph Lauren

Saint James

90 bld Raspail, Paris 6 e

55 rue de Rennes, Paris 6 e

173 bld Saint-Germain, Paris 6 e

66 rue de Rennes, Paris 6 e

Le look preppy évolue subrepticement vers celui du gentlemanchasseur écossais. Le dandy urbain redécouvre donc le débardeur en laine, le bob ciré et le trench à capuche amovible. Pourvu qu’il pleuve.

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Ni le beige, la plus catholique des couleurs, ni les petits carreaux, le plus sage des motifs, ni les coupes droites les plus attendues. Cet hiver, rien ne sera trop classique pour habiller les jeunes gens modernes.

La nouveauté étant au retour des basiques, le moins avant-gardiste des stylistes américains a ouvert en avril dernier, en plein quartier latin, un flagship store de 1200 m2, le plus du grand monde selon nos amis du Vieux Port.

Puisque qualité, tradition et mocassins à glands deviennent une forme de contestation, assortissez le pull Saint James lâché sur vos épaules à vos Burlington ou au gilet en shetland Old England sous votre duffle-coat Gloverall.

Retrouvez cette sélection dans la rubrique "Paris s’éveille" d’Aéroports de Paris magazine


Carte Blanche

paillettes mode

Vincent Schoepfer

Sans frein, sans vitesse, Fixie déboule sur les boulevards.

A les voir déraper dans les rues de Paris, de New York ou L.A., ces adeptes du vélo à pignon fixe, en mode coursier pressé, chemise à carreaux, casque sur les oreilles (surtout pas sur la tête), pantalon à jambe droite retroussée (jusqu’au genou, c’est important) et tatouage rétro savamment positionné, on a envie de s’accrocher à leur porte-bagage (ah non, il n’y en a pas !). Un style, un nouvel état d’esprit, et des portraits à suivre sur ce blog : http://paulettearoulettes. blogspot.com

© Caroline Pauleau

Winter Carol, la collection hiver de Vincent Schoepfer, c'est « Le petit chaperon rouge amoureux du loup, une femme fatale ensorceleuse, et le rôle principal à l'homme. »

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Club Dorothy

servil sreipaP

entretien François Perrin photographie Yannick Labrousse

Avec CosmoZ, Claro revisite Le Magicien d’Oz et les boucheries du XXe siècle.

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Le Magicien d’Oz n’est pas aussi populaire en France qu’outreAtlantique. Pourquoi exploiter l’imaginaire de L. Frank Baum ? Claro : Outre la richesse du conte (à la fois livre et film) et la portée métaphorique des personnages (l’homme-machine, l’homme de paille), il y a des motifs forts (la tornade, la cité idéale) et un cadre historique (le roman paraît en 1900, le film sort en 1939). Que cet imaginaire soit mal connu du lectorat français autorise une manipulation plus souple, ménage des zones de flou. Certains passages peuvent agir comme échos à des souvenirs. Le Magicien d’Oz et CosmoZ, les romans d’une sortie d’enfance ? Les contes sont bien souvent initiatiques, de l’ordre du Bildungsroman [roman d’apprentissage], et tentent de répondre à cette question fondamentale : comment devenir ce qu’on est. C’est moins « sortir de l’enfance » que « transformer l’innocence en acte ». La mort du père – ici, du Créateur – est l’élément déclencheur qui permet aux personnages de prendre conscience d’une origine commune. L’Histoire est une vaste machine à produire des orphelins, lesquels doivent se trouver d’autres liens que ceux du sang. Dans votre roman, la « ménagerie imaginaire » du magicien d’Oz est-elle plus qu’un biais astucieux pour décrire les absurdités de la première moitié du XXe siècle ?


Rencontre

Papiers livres

En littérature, un prétexte c’est précisément, littéralement ça : un « pré-texte », une matrice, narrative, iconographique, musicale, qui permet des dérives, des variations. Ce doit être à la fois une grille, afin de structurer l’ensemble, et un moteur annexe, afin de dynamiser le tout et de produire d’autres mécaniques. Dans CosmoZ, il y a une tension très forte entre l’imaginaire pur et l’absurde du réel, qui se font écho, se confrontent. Les interprétations s’échangent leurs mouvements, on lit le réel comme une fable et la fiction comme une page d’Histoire. Et pourquoi invoquer T.S. Eliot ? Son poème [The Hollow Men 1925] fonctionne dans CosmoZ comme un texte matrice, avec ses passages sur la vacuité (les hommes-paille), le monde dévasté (le désert, le grenier jonché d’éclats de verre), sa réflexion sur le début et la fin. Il est, au final, comme une chanson dont l’air imprégnerait par tous les pores le corps de la fiction. A la fois menace, vérité, ritournelle, chant du condamné, mode de décryptage. On peut l’entendre aussi avec la voix de Brando dans Apocalypse Now : un marmonnement qui se surimpose à la déliquescence des aventures humaines. C’est un compte à rebours poétique. CosmoZ est excellemment écrit. N’est-il pas déprimant, en 2010, d’utiliser l’adjectif « écrit » pour louer une œuvre littéraire ? C’est amusant, effectivement, comme si l’écriture apparaissait comme une plus-value, une décoration d’ordre quasi baroque Claro qui s’ajouterait à une forme CosmoZ entendue. Cela doit venir du Actes Sud fait qu’il existe un certain 380 pages, 22,80 euros diktat littéraire qui impose,

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comme norme, le roman pseudoréaliste, ou crypto-naturaliste, avec cette obligation de rendre compte du réel sous une forme faussement objective. Du coup, dès que l’imaginaire s’emballe, dès que l’écriture complexifie les choses, on parle de « luxuriance », avec bien sûr cette légère condescendance qui semble dire : « c’est trop écrit ». Mais je ne trouve pas ça déprimant. C’est cocasse, en fait. Tous les médecins du livre sont de sombres cloportes, des salopards cupides. Pourquoi tant de haine ? Je ne vise évidemment pas la profession médicale. Mais il me semblait naturel, cohérent, de déplacer la figure du magicien, et de rappeler que le « savant », au XXe siècle, avait souvent été au service du fantasme de la purification, grande obsession de l’Europe. L’eugéniste, c’est le médecin devenu bourreau, et il est étonnant de voir que les politiques de ségrégation ou d’extermination se sont efforcées d’asseoir leur infamie sur un socle scientifique. La vision de l’autre comme un virus, de l’indésirable comme un microbe. Après la disparition des grandes épidémies, la structure pathologique survit et se transforme. L’expansionnisme cherche à se justifier en se faisant passer pour un assainissement. Toutes les politiques du pire se basent sur une hygiène fantasmatique. Par ailleurs, mon dentiste est un type très bien, même si son film préféré est, je le déplore, Marathon Man. —

Le livre

Grandioz Au commencement il y a le livre : The Wonderful Wizard of Oz, conte illustré pour enfants, publié en 1900 par un passionné de cinéma à la santé fragile et au CV calamiteux, Lyman Frank Baum – commerçant en crise, journaliste précaire, VRP faiblard. Puis le film de Victor Fleming, avec Judy Garland et Frank Morgan, sorti en 1939 et en technicolor, dans la foulée du succès de Blanche-Neige et les sept nains des studios Disney. Autant d’éléments qui donnent l’idée à ce grand malade de Christophe Claro, 48 ans, traducteur stakhanoviste (Pynchon, Vollmann, Cooper, mille autres) et auteur expérimental (Le Clavier cannibale), fasciné tant par la puissance historique de ces deux dates que par la coexistence de cet imaginaire foisonnant avec une série de boucheries bien réelles, de se colleter à son tour au mythe. Mais pas seulement pour lui rendre hommage, plutôt pour le tordre en tous sens, lui enfoncer la tête dans la vase du siècle dernier, en multiplier les niveaux d’interprétation et travestir toutes ses jolies fleurs en excroissances tumorales. Les Munchkins deviennent freaks, l’Epouvantail et l’Homme de fer gueules cassées ; Dorothy, « persuadée que l’endroit où elle dort ne saurait devenir celui où elle meurt, c’est dire à quel point [elle] est jeune », se prend en pleine face « l’attraction des parcs et la concentration des camps » – ou l’inverse. C’est écrit avec les nerfs – une tornade franche, bâtie à en manger ses poings. — F. P. page

199


chroniques

servil sreipaP

D'autres

livres Tom Robbins

Une bien étrange attraction Gallmeister 408 pages, 24 euros

Thomas Pynchon

Vice caché Le Seuil 400 pages, 22 euros

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200

David Foster Wallace

Approchez, approchez ! Dans La Fille aux cheveux étranges, recueil de nouvelles initialement publié en 1989, vous croiserez notamment une punk à la chevelure sculptée en forme de phallus, un autiste champion de Jéopardy !, un fils de bonne famille appréciant de brûler l’arrière des cuisses des filles et un expert492 pages, 25 euros comptable sauvant un cadre supérieur dans un parking désert. Dans C’est de l’eau, retranscription de la conférence qu’il fit devant la promotion 2005 de Kenyion College, le Maître vous servira un discours philosophique 137 pages, 9 euros combinant troublante acuité, Au Diable Vauvert bouleversante intimité, humour crispé et sinistre hilarant – on n’a pas fait mieux comme littérature de cabinets depuis Henry Miller, et si vous pensez qu’il s’agit là d’une critique assassine, tant pis pour vous. Bien plus qu’un frugal cracker apéritif, pour faire patienter les fans avant la traduction d’Infinite Jest, le chefd’œuvre annoncé de feu David Foster Wallace, La Fille aux cheveux étranges et C’est de l’eau constituent deux points d’entrée possibles pour attraper en route le train de l’Américain aux faux-airs de bûcheron canadien. Le second remue franchement, le premier démontre une fois encore la virtuosité stylistique (« L’expertcomptable était suspendu en l’air, il tombait le long du câble de son ascenseur »), l’humour (« Les cheveux dans le secteur de ce qui doit être la bouche de Mastoc sont souvent peu séduisants parce que la nourriture passe par là quand il déjeune. »), la fièvre expérimentale en termes d’architecture textuelle et les grands écarts thématiques systématiques auxquels était sujette sa cervelle de monstreplante (« Tout ce que les visages font, c’est enchaîner différentes configurations de vide. ») Ecrire à son sujet qu’il est « jouissif », bof. — F. P.

La Fille aux cheveux étranges & C’est de l’eau

Il était une fois deux romans géniaux, nés des cerveaux perturbés de deux mastodontes incontestés de la contreculture américaine, paraissant en France au même moment. Deux histoires mettant en scène des hippies, des chamanes, un grand n’importe quoi réjouissant, rythmé par le son des tambourins. Chez Robbins, nous suivons un couple particulièrement libre, retiré pour un temps seulement, en compagnie d’un bébé (Baby Thor), d’un singe (Mon Cul), dans un snack à saucisses de bord de route, bientôt rejoint par un athlète chapardeur de Christ, un Monsieur-je-sais-tout bien gonflant, et les autorités de plusieurs pays dont le Vatican. Publié en 1971 par un Robbins dont vous pouvez vous dispenser de lire la postface (« l’on peut effectivement dire que ce roman incarne l’âme et le cœur des sixties ») qui laisse un arrièregoût assez indigeste de suffisance (feinte ?), il l’a sans doute été à une époque. Celle-là même où Pynchon rédigeait L’Arc-en-ciel de la gravité dans son appartement de Manhattan Beach. Or, magie du calendrier, c’est précisément à Manhattan Beach et en 1970 que Pynchon a décidé de planter son Doc Sportello, détective fumeur de joints sur les traces d’un magnat de l’immobilier. Le Pynchon fait battre des mains, le Robbins donne des ailes – en couplant les deux, vous devriez pouvoir aisément parvenir à quitter le plancher des vaches. — François Perrin

© DR


le questionnaire de bergson

Papiers livres

Alex D. Jestaire

Jestaire aux manettes des aventures rocambolesques de Mona Cabriole – cadavre exquis littéraire indirectement inspiré du Poulpe (un héros récurrent, un auteur et un arrondissement parisien par roman) –, sur le papier, ça pouvait relever du pari impossible. Comment diable allait-il parvenir à projeter la petite journaliste bobo dans son univers bien à lui, fait de fin du monde, de teufeurs pénibles, de

élysée Noire 666 La Tengo 150 pages, 9 euros

gore et de nerds psychopathes ? Tout simplement en l’envoyant fureter – fi de la cohérence narrative – le 21 décembre 2012, évidemment, sur des ChampsElysées devenus point de confluence de tous les tarés sanguinaires et prophètes de l’Apocalypse : « Le truc marrant, remarqua Mona, c’est que dans tout ce rassemblement de clodos, SDF, zonards, pas mal ont des portables – ben oui, aujourd’hui on naît avec. » Un en-cas délicieux, en attendant le prochain roman de l’écrivain-vidéaste le plus apocalyptique de la galaxie (et on souhaite bonne chance au prochain papa de Mona). — F. P.

Thomas Heams-Ogus « Mais un jour l’idée simple et peut-être enivrante de rassembler tous les Chinois d’Italie, quelques dizaines, germa. Ils ne menaçaient personne, mais ils étaient les ressortissants d’une puissance ennemie, une parmi tant. C’était leur seul crime, ils devinrent des cibles. » Pendant trois ans, de 1941 à 1943, ces Chinois vivront en reclus, parqués dans un village des Abruzzes par l’administration mussolinienne. Pas vraiment enfermés, mais assignés à résidence, avec leurs doutes, l’ennui, le désarroi. Thomas Heams-Ogus s’est mis

Cent seize Chinois et quelques

à la place de ces hommes, de ces aventuriers partis de l’autre bout du monde pour Le Seuil venir butter contre 127 pages, 15 euros l’absurdité d’un régime fasciste. Il en tire un récit âpre, dur, et pourtant vibrant d’humanité, où il est question de résistance, d’amour, d’exil, d’intolérance… Les thèmes de la France de 2010.— Guillaume Jan

« L’eunuque onctueux qui autrefois se goinfrait de poulet rôti et chiait des platitudes approuve aujourd’hui les grèves, les manifestations et les désordres. » In Une bien étrange attraction de Tom Robbins

© DR

page

201


chroniques (suite)

servil sreipaP

Le coin BD

Erwan Larher

Qu’avezvous fait de moi ?

Charles Burns Toxic

Michalon 288 pages, 19 euros

Léopold Fleury s’est vu beau, il avait tort : la maison d’édition qui l’employait ne renouvelle pas son contrat, le chômage lui pèse sur le système. Surgit Richard, l’ancien compagnon de luttes étudiantes. Il a un contrat, lui – aux fesses. Et seul Léopold peut l’aider. Mais autour de lui les événements étranges se multiplient sur un rythme parfait, sans excès de vitesse ni temps mort. Erwan Larher réussit à plonger son

personnage et le lecteur dans un engrenage parfaitement maîtrisé, toujours à la limite entre réalité et fantasme, jusqu’au dénouement, particulièrement réussi. Ce n’est pas si fréquent. — Bertrand Guillot

Ce n’est pas Tintin sous l’emprise d’édifiants psychotropes mais presque. Dans Toxic, l’auteur Pantheon / Cornélius du fascinant Black Hole (2005) 63 pages, 21 euros marie deux de ses obsessions culturelles : William Burroughs et le reporter à houppette. On suit la psyché, les rêves et les souvenirs troublés d’un adolescent américain d’aujourd’hui qui passe de l’autre côté du miroir – par la porte de sa chambre – et visite un monde proche de l’Interzone du Festin Nu mais, donc, revisité façon Hergé, via une sorte de ligne claire parasitée de zones d’ombres. Comme à l’accoutumée chez l’auteur, les relations (sexuelles, sentimentales, sociales) entre teenagers sont compliquées et le héros se fatigue à se remémorer ses soirées ratées, entre un Moins que zéro middle-class et That 70’s Show violé par la coke et les quaaludes de la génération X. Des pilules rouges, des photos SM, des embryons mutants, une figure paternelle diminuée et des œufs ressemblant fortement aux champignons de L’Etoile mystérieuse ? Du grand Burns, creusant le sillon de ses névroses. L’auteur expose une centaine d'originaux du 17 novembre au 8 janvier, Galerie Martel à Paris. Compilation cool de gags d’une page, Wilson dépeint les atermoiements d’un Drawn & Quarterly / Cornélius quinquagénaire dépressif à 80 pages, 22 euros l’humour froid. Dan Clowes nous répond par mail à propos de l’éventuel vécu de tout ça : « Wilson n’est pas moi – Mon Dieu ! Je partage quelquesunes de ses opinions et de ses inquiétudes et nous venons du même quartier. Mais je suis plus proche de ce type que Wilson accoste au café. » Il y a quelques années, Dan a subi une opération à cœur ouvert qui l’a rendu conscient de « la descente finale dans l’oubli : comme Wilson, je suis choqué de réaliser que je suis devenu si vieux – j’ai l’impression d’avoir 25 ans, la plupart du temps. La cinquantaine a malgré tout des avantages ; une partie de ton cerveau est en train de trouver un sens à toutes ces années de données, consciemment ou pas. » Echo comique de ces préoccupations, Wilson serait Candide raconté par Cioran. Graphiquement ludique, Clowes s’essaie à plusieurs styles, épuré, cartoon et plus réaliste. On attend, en trépignant comme un petit bonhomme rougeaud, son Mister Wonderful (a love story) à paraître en 2011. — Jean-Emmanuel Deluxe

Dan Clowes Wilson

Katrina Kalda

Un roman estonien Gallimard 208 pages, 16,90 euros

Dans ce Roman estonien d’une Estonienne de 30 ans, on suit la trajectoire d’August, un Estonien moyen propulsé (sur un malentendu) feuilletoniste des grandes heures de 1990, celles de l’accès du pays (l’Estonie) à l’indépendance. Il sait manier la plume, mais s’en sert avant tout pour envoyer, à travers les épisodes de sa saga, des messages amoureux à la femme de son opulent bienfaiteur, page

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un héros national. Kalda a pris le parti d’attribuer le rôle du narrateur au jeune personnage principal du texte d’August, qui ne se prive pas pour souligner les maladresses de son auteur et pour soulever quelques épineuses questions sur le rapport du créateur à sa créature. C’était risqué, la manœuvre est parfaitement opérée : un premier roman qui fait du bien, rédigé en français. — F. P.

©DR


plouf

Papiers livres

Délicate, moqueuse, Pauline Klein se confond avec Alice Kahn, premier roman plein de fauxsemblants.

entretien François Perrin

Comment décririez-vous votre roman à la manière d’un critique flemmard ? Pauline Klein : Un livre « coup de poing » [elle rit], à la délicatesse poétique et enjouée... un livre sur l’identité, l’histoire d’une femme qui se fait passer pour une autre femme, pour une artiste qui fait de petits coups fourrés à droite à gauche. Et une « critique acerbe du milieu de l’art contemporain ». Et plus sérieusement ? J’y voyais des choses sur les clichés, dont personne n’a tellement parlé. Et puis une histoire sur l’image qu’on se donne pour séduire. Je m’imagine toujours que les gens ne se donnent jamais à voir tels qu’ils sont, parce que le « tels qu’ils sont » n’a aucun intérêt, n’existe pas. D’où des phrases toutes faites : il apparaît sévère mais c’est un grand timide, excentrique mais cache une profonde dépression... Un salopard... Au cœur d’or. Ça me rend toujours malheureuse quand les conversations © Steve Adjdaj

se résument à ces petites prisons : « C’est génial, ce quartier, ça bouge, tout est ouvert le dimanche... » Et ça dure comme ça, dix minutes. Alors, dans la vie, vous faites quoi ? Pendant quatre ans, j’étais très fière d’être la fille qui travaillait dans une galerie à New York. Ça faisait plaisir à ma mère, or je m’y ennuyais comme pas permis. Comme votre personnage. Oui, même l’escroquerie m’amusait. J’ai acheté des petits pains à la boulangerie, les ai peints, j’ai appelé ça des « pains peints ». Quand j’ai vu que ça pouvait devenir une œuvre d’art, j’ai trouvé qu’il y avait un champ de possible. Le médaillon déposé dans un musée pour en faire gonfler sa valeur, je l’ai vraiment fait. C’est celui qui figure en couverture du livre ; je l’ai redemandé à l’artiste pour l’occasion, qui m’a appris qu’il voyageait avec depuis dix ans, dans le monde entier ! — Alice Kahn

Allia, 126 pages, 6,10 euros

Le livre Valeurs d’affiche Une jeune fille que rien ne distingue, et surtout pas l’espace qu’elle occupe dans le monde, est confondue avec une autre à la terrasse d’un café. Désœuvrée, un peu triste, elle joue le jeu et s’invente une vie aux dimensions de ce que le jeune homme qui l’accoste espère d’elle. Elle sera cultivée, galeriste, passionnée d’une artiste qu’elle invente de toutes pièces – Alice Kahn –, rompue aux soirées branchées, au cours desquelles « on peut sauter un verbe, ne pas faire de phrase, et juste envoyer les mots "expositions", "New York", "désaffecté", "underground", "projets" […] avoir l’air occupé à autre chose qu’à faire semblant de vivre. » Sur « la valeur des choses : on vaut ce qu’on porte, ce qu’on achète, ce qu’on apprécie, ce dont on parle. » un joli premier roman – plus malin que « joli », d’ailleurs. F. P. page

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relecture

servil sreipaP

Carver : chronique d’une trahison éditoriale.

par François Perrin

En ouverture d’une série de neuf ouvrages rassemblant Les Œuvres complètes de Raymond Carver (1938-1988), les éditions de l’Olivier frappent fort en publiant Débutants, que d’aucuns considèrent aux Etats-Unis comme une esquisse imparfaite de son recueil de nouvelles Parlezmoi d’amour, tandis que d’autres le brandissent déjà pour faire le procès d’une certaine forme de tyrannie éditoriale. Car Débutants n’est autre que le manuscrit original de What we talk when we talk about love (« Ce dont on parle quand on parle d’amour »), remis par Carver en 1980 à son éditeur Gordon Lish. Entre l’envoi du texte et la parution du best-seller, ledit Lish, ex-compagnon de route de la beat generation et écrivain à ses heures – que l’on imagine volontiers Mont-Blanc au poing, psalmodiant « du gras, tout ça, du gras, et ça, pff, coco, beaucoup trop fillette, ça. » – raye frénétiquement des passages entiers, modifie la fin de certaines nouvelles, change des noms de personnages, gomme des références. Le roman publié pèsera moitié moins lourd, assurant à Carver – troublante conséquence – une réputation d’écrivain minimaliste, peu conforme à l’impression que laisse cette version, moins sèche, plus tendre vis-à-vis de ses héros – mais aussi, parfois, trop touffue, preuve que le travail d’éditeur n’était tout de même pas inutile : « Car n’avait-elle pas donné sa parole qu’ils quitteraient cette ville pour retourner là où ils pourraient mener une existence plus simple et plus discrète, oublier la grosse augmentation de salaire et la maison si neuve qu’ils n’avaient pas encore construit de clôture ou semé de gazon ? » Lish n’enverra à l’auteur son livre qu’à la toute fin du processus de publication, le laissant horrifié, profondément blessé. page

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© Marion Ettlinger


Rentrée express

Papiers livres

Verbatim

« Ma réputation, ma crédibilité » Gordon Lish a ainsi orchestré la célébrité de Raymond Carver, lui permettant de s’extraire de l’anonymat et d’améliorer incontestablement son quotidien. Ce dernier en est d’ailleurs tout à fait conscient, qui le rappelle dans une lettre tourmentée à son pygmalion, publiée en annexe de Débutants : « Si j’ai un quelconque statut, une once de réputation ou de crédibilité en ce monde, c’est à vous que je le dois. » A-t-il finalement succombé à l’enthousiasme formidable suscité par Parlez-moi d’amour, ou ne s’est-il pas senti la force de provoquer un scandale public ? Quoi qu’il en soit, Ray s’est contenté, par la suite, de réinjecter de l’émotion, de la chair, dans son écriture – puis de rompre avec Lish, en 1983. Cinq ans plus tard, il meurt et sa veuve, remettant la main sur le manuscrit, tente sans succès de le faire paraître : les éditeurs potentiels craignent sans doute, en livrant l’original du roman qui le fit découvrir au grand public, de susciter un séisme autour de l’image de l’auteur devenu culte – voire de se mettre à dos un Gordon Lish encore bien vivant, et surtout bien puissant dans l’industrie américaine du livre. Il faudra attendre 2008 pour que Beginners paraisse, et déchaîne – effectivement – les passions. —

Raymond carver

Directeur de collection aux éditions du Rouergue et auteur à l’Olivier, Olivier Adam relit pour nous le grand Ray. Sur Raymond Carver : « On peut tirer de sa lecture trois leçons absolues. D’abord, il a voulu étendre le spectre de la littérature là où elle n’allait pas, à des personnages qui n’intéressaient pas, a priori : l’homme commun, le majoritaire. Il emmène le lecteur dans des lieux qui ne sont pas particulièrement classieux : de petites maisons, des hôpitaux. Ensuite, il ne se laisse pas aller à mettre en œuvre de pauvres «trucs» de magie, des effets de manche, dans son écriture. Enfin, son regard est très particulier : à ce titre, le Short Cuts de Robert Altman est une trahison complète de ses nouvelles, puisqu’il n’y a aucun cynisme chez Carver. Il parle en permanence d’une fraternité entre humains, sans s’en exclure jamais. Il fait toujours preuve de fraternité, au sens le plus humble du terme. » Sur Débutants et Parlez-moi d’amour : « Je trouve bouleversante la lettre de Carver qui figure à la fin de l’ouvrage, d’une modestie absolue. Or Débutants est parfait : tout ce qui a été enlevé n’était pas superflu. L’éditeur a outrepassé son rôle, a voulu donner une image de lui-même plutôt que de son auteur. Avec Olivier Cohen, mon éditeur, nous travaillons beaucoup sur mes textes alors qu’il déclare partout que la version non-expurgée de Carver est excellente. Ce qui est presque une négation de son travail ! Il y a parfois des scories qu’un éditeur aura envie de virer, mais qui font pourtant l’identité des auteurs. »

En bref Livres à lire et à éviter. Les Sœurs Brelan de François Vallejo (Viviane Hamy)

Trajectoires croisées de trois sœurs « libérées » qui s’emprisonnent dans la seconde moitié du XXe siècle et la fonction qu’elles occupent dans la fratrie. Classique et fin.

Apocalypse bébé de Virginie Despentes (Grasset).

Ce n’est pas King Kong Theory – ce n’est pas un essai, déjà –, mais voilà un bon polar plus riche qu’énervé, qui fait du bien par où il passe, c’est à dire par absolument partout.

Les Yeux des morts d’Elsa Marpeau (Gallimard).

Un polar qui n’échappe pas à quelques tics d’écriture moderne (la killing phrase sans verbe à la fin d’un paragraphe), mais la vie des urgences d’un grand hôpital y est saisissante.

L’Homme mouillé d’Antoine Sénanque (Grasset).

Un petit scribouillard hongrois sue des litres d’eau de mer pendant la nuit, tandis que le IIIe Reich annexe l’Autriche. Bizarre dans le bon sens. [Killing phrase].

Des Fleurs pour Zoë d’Antonia Kerr (Gallimard).

Chaque rentrée a sa « tornade de 22 ans », sa Miss France en bandeau rouge. Cette année, c’est elle. Relisez Lolita, plutôt.

Un livre d’Amélie Nothomb est sorti !

Débutants, Œuvres

Olivier Adam

complètes 1

Le Cœur régulier

Editions de l’Olivier 333 pages, 22 euros

Editions de l’Olivier 204 pages, 18 euros

© DR

— François Perrin & Bertrand Guillot

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Le Questionnaire de Bergson

servil sreipaP

De Ground Zero, Thomas B. Reverdy creuse notre rituel questionnaire. Le livre

I mean, you know, it’s a great book

entretien Bertrand Guillot

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Comment vous représentez-vous l’avenir de la littérature? Thomas B. Reverdy : La littérature est très inactuelle : elle suppose de l’auteur et du lecteur qu’ils se retirent un temps du monde. C’est si opposé à la vitesse et à la consommation que je vois mal son avenir dans nos sociétés où le discours est phagocyté par l’actualité et son analyse par les sciences sociales. Cet avenir possède-t-il une quelconque réalité, ou représente-t-il une pure hypothèse ? Les maisons d’édition considèrent déjà le livre comme un « produit culturel » ; elles vont être de plus en plus tentées de le gérer uniquement comme un flux. Vous-même, où vous situez-vous dans cette littérature possible ? Malgré tout, je suis assez confiant. Beaucoup de gens souhaitent

encore prendre le temps de sentir et de penser, de vivre en-dehors d’eux à travers des fictions. Il y en a même peut-être de plus en plus. Question subsidiaire : être un « auteur français », cela a-t-il un sens ? Un auteur européen, oui, pour la tradition historique et philosophique. Nous n’ignorons pas les autres cultures et sommes capables de critiquer les modèles. La littérature me semble plus dynamique et « moderne » ici qu’aux Etats-Unis, où elle est trop occupée à fournir des scripts à Hollywood. Beaucoup de grands auteurs américains sont plus lus chez nous que chez eux. Aller en Amérique, c’est commode pour parler de nos sociétés. Tout le monde se la représente sans la connaître. Du pain béni pour un auteur. Comme une sorte d’hyperréalité. —

New York, août 2003. Sur le chantier de Ground Zero, on retrouve au petit matin le corps d’un ouvrier dans un puits. Problème : l’homme est arabe, et n’a pas de papiers. En haut lieu, on classerait bien l’affaire, mais le commandant O’Malley veut en savoir plus. Parce que des langues commencent à se délier. Et parce qu’il avait une vie aussi, cet homme, même s’il n’était pas du bon côté du monde. L’Envers du monde est construit « à l’américaine » : autour du cadavre anonyme, Thomas B. Reverdy fait vivre cinq personnages. O’Malley, Pete l’ex-flic obèse et raciste, Candice la serveuse de Brooklyn, Simon l’écrivain français – et un jeune trafiquant mystérieux qui fait son business dans les failles de la ville. « A New-York c’était à croire que tout le monde ou presque était étranger, on passait son temps à expliquer ce qu’on venait de dire à la phrase d’avant, I mean, you know, toutes les deux phrases et les plus courtes possibles comme si personne n’était bien sûr de se faire comprendre. » C’est aussi un livre français, par son souci de l’analyse psychologique, avec du style sans s’en donner l’air, et la distance prise par rapport au monde, décrivant l’endroit en allant fouiller l’envers. — B. G. ©DR


Carte blanche

Papiers livres

Tristan Garcia

De la science-fiction allemande et un dernier schnaps en terrasse. qu’Andreas Eschbach mettra en scène dans son pavé de 2007. Eschbach, fer de lance du renouveau contemporain de la sciencefiction outre-Rhin, s’est fait connaître par l’inoubliable Des Milliards de tapis de cheveux, digne d’un Ray Bradbury. Jésus Vidéo l’a vu suivre la veine de la grande fresque d’anticipation réaliste : on retrouve en Palestine, à l’occasion de fouilles archéologiques, un caméscope vieux de deux mille ans… Franz Schätzing publiera dans le même esprit L’Essaim, un essai de description ultra-fouillée d’apocalypse océanique.

L’amateur de science-fiction, embarrassé par la prise de pouvoir de la fantasy, doit bien finir par se l’avouer : l’anticipation de langue anglaise est depuis une dizaine d’années tristement médiocre. Comme dans le domaine du rock, lorsque l’anglo-saxon faiblit, c’est parfois du côté du germain qu’il faut aller fureter. Au-delà du valeureux Perry Rhodan, qui vend des caisses depuis des décennies, le connaisseur a peut-être entendu parler d’Herbert Franke, auteur de la fascinante Cage aux orchidées, roman dickien de 1961, subtil emboîtement de niveaux de réalité autour du tourisme mental d’êtres humains explorant d’autres planètes en interconnectant leurs cerveaux. Ceux qui s’ébaudissent devant Inception devraient se brancher là-dessus… Zone zéro, en 1970, amorce le tournant de la krautfiction vers le techno-thriller désabusé, entre modification génétique et intelligence artificielle. Wolfgang Jeschke livrera le premier chef-d’œuvre du genre avec Le Dernier jour de la création, en 1981 : les grandes puissances voyagent dans le passé afin de construire un oléoduc méditerranéen, pour éviter la Panne sèche Collage : Caroline de greef

Sisyphe dickien On peut préférer à ces sommes de hard science la simplicité poignante du Dernier de son espèce d’Eschbach, portrait mélancolique d’un cyborg de guerre à la retraite dans un village irlandais, paralysé par les pannes de son propre corps. On peut préférer encore Nanotikal, uchronie précolombienne de Michael Hammerschmitt. On peut préférer enfin le chef-d’œuvre absolu de la nouvelle S-F allemande, Lord Gamma, de Michael Marrak : Stan Ternasky est seul dans sa voiture, une vieille Pontiac à moteur nucléaire ; il roule sur une route uniforme qui traverse un paysage désertique, qui se répète à l’identique tous les deux cent kilomètres. Chaque fois qu’il croise un bunker, il doit en extraire non sans péril sa fiancée, Prill, puis l’abattre d’une balle dans la tête avant de traverser une sorte de barrière de péage. Au prochain bunker, le cauchemar recommence. Sisyphe dickien, Stan reste branché sur Radio Gamma et le lecteur, perplexe, s’enfonce de niveau en niveau dans cette œuvre touffue sans égal. En attendant, direction l’avenir, et n’oubliez pas ce proverbe salzbourgeois que répétait la mère de mon correspondant autrichien : « Morgen ist Heute schon Gestern ! »

Auteur de La Meilleure part des hommes et Mémoires de la Jungle, Tristan Garcia publie en novembre un essai sur le droit des animaux (Bourin Editeur) et, en janvier, Forme et objet – un traité des choses (PUF).

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les meilleurs d’entre nous (episode Xii)

saidém selobaraP

Exit la direction de l’info de France 2, Arlette Chabot reste aux commandes d’à vous de juger. Sans langue de bois ?

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« Je suis utilisable » Arlette chabot

Paraboles médias

« Je suis là depuis dix jours, mais je n’ai pas encore ouvert mes cartons. » Et il y en a beaucoup dans le bureau d’Arlette Chabot en cette matinée de septembre, au quatrième étage de France Télévisions. Depuis son éviction fin août de la direction de l’information de France 2, poste qu’elle honorait depuis 2004, la Madonna des journalistes politiques français a du temps, dit-elle, confinée à 59 ans dans un espace grand comme une chambre d’hôtel deux étoiles, au milieu duquel, outre deux énormes portraits de François Mitterrand, trône un pilier sur lequel fut tagué, paraît-il par le précédent occupant, cet élégant proverbe : « Mieux vaut être belle et rebelle que moche et remoche. » A vous de juger si c’est drôle.

entretien Richard Gaitet & Marjorie Philibert photographie Tom[ts]74

L’édition de rentrée d’A vous de juger avait ceci d’étrange que les acteurs de la réforme des retraites étaient présents, mais refusaient de débattre [voir encadré]. Inhabituel ? Arlette Chabot : Le débat, ce n’est pas dans les gènes des Français. On préfère la polémique alors que la confrontation est très naturelle chez les Anglo-Saxons. Le débat présente un risque : il y a toujours un gagnant et un perdant. La dernière fois que François Bayrou a rencontré Daniel Cohn-Bendit [A vous de juger, juin 2009], le premier a fait une erreur et l’a payé très cher. Il y a ensuite les egos, les impatiences, les détestations et les affinités, il faut utiliser des trésors de diplomatie. Par ailleurs, un Premier ministre ne peut dialoguer qu’avec le chef de l’opposition, un responsable de parti ne veut pas débattre avec un simple député. Si vous descendez un peu dans le top hiérarchique, Jean-François Copé accepte par exemple de parler avec Pierre Moscovici. En prime time, tout le monde est hystérique et veut passer en premier. Il y a de plus en plus d’émissions politiques. Cela dilue-t-il le message ? Dans le champ audiovisuel, l’offre se multiplie mais les « produits » ne sont pas illimités et perdent en densité. Avant, vous aviez 7sur7 sur TF1 et L’Heure de vérité sur Antenne 2, point barre. Maintenant, il y a tous les soirs des invités politiques au Grand Journal, chaque matin sur toutes les radios généralistes, dans Télématin… sans oublier les chaînes d’info en continu. Eric Besson, vous le voyez cinq fois par semaine ! Avant, ils étaient rares et annonçaient parfois des réformes à l’antenne. Créer l’événement est devenu compliqué. Sur RMC, vous observiez : « Il y a chez Sarkozy comme chez d’autres une nostalgie de L’Heure de vérité. Mais il n’y a plus de superstars en politique capables de tenir deux heures à l’antenne. » Pourquoi ? Il y avait des figures : Georges Marchais faisait le show, Charles Pasqua était truculent, les premières émissions de Jean-Marie Le Pen cartonnaient parce qu’on n’avait jamais vu une bête médiatique pareille. Mais ils s’économisaient. Le concept de L’Heure de vérité – trois journalistes face à un invité – paraissait difficile à l’époque. Aujourd’hui c’est un procédé assez convenu et c’est moins compliqué pour un

responsable politique que d’être face à un chômeur de 50 ans. Quand des Français s’adressent directement à des élus, le public adore, les politiques moins. Sauf Sarko. Daniel Cohn-Bendit rentre dans la catégorie des showmen : vous pouvez lui parler d’Europe, de foot ou d’identité nationale, il peut tenir deux heures. Les autres ont pour la plupart un discours plus formaté et préfèrent les formats courts, entre cinq et huit minutes, sur un seul thème. Comment évolue leur discours ? Il y en a encore qui pratiquent la langue de bois. Si c’est le bordel dans un parti, on vous répond : « c’est sain que le débat se développe, le parti est riche de sa diversité ». Il ne faut pas prendre les Français pour des imbéciles. La com’ finira peut-être par tuer la politique. On en arrive à une autre langue de bois, celle du faux-aveu calculé au millimètre : « Je vous dis très sincèrement que j’ai moi-même été bouleversé par… ». Dans un autre genre, la génération Sarkozy fait dans l’abrupt, brise les tabous et affiche ses préférences : c’est le modèle « On n’a rien à cacher. » Et ce n’est pas une caricature, car certains sont vraiment sincères. Jean-Louis Borloo a construit toute son histoire là-dessus, en parlant comme tout le monde : « Vous voulez que je vous raconte le chômage dans les quartiers de Valenciennes ? » Dès ses premières apparitions, ça détonnait. Toujours sur RMC, vous déclariez : « Je suis sûrement la journaliste qui a fait le plus de débats avec Nicolas Sarkozy. » Depuis 1993, j’ai fait dix à douze grandes émissions avec lui. Face à Daniel Cohn-Bendit, Jean-Pierre Chevènement, François Hollande… et aussi, en 2002, une confrontation assez marrante que mes confrères ressortiront peut-être dans quelques mois, face à Strauss-Kahn. Pendant les émeutes en banlieue de 2005, il est aussi venu, en tant que ministre de l’Intérieur, face à des maires, des jeunes. Comment faut-il le prendre ? Lui poser une question compliquée ? Les questions difficiles, il faut toujours les poser lentement et avec un sourire. Gentiment. Avec un droit de suite. Nécessite-t-il beaucoup de relances ? Il fait souvent les questions et les réponses. Sa formation d’avocat laisse des traces et dans ses démonstrations, il anticipe les réactions : « J’entends certains qui disent… » C’est un risque-tout qui apprécie la bagarre, qui aime convaincre.

Les politiques sont toujours meilleurs quand ils sont stimulés : les piquer, ça les réveille. Pourquoi les Anglo-Saxons sont-ils meilleurs pour relancer ? Tony Blair a fait un nombre incalculable d’émissions pour justifier le déploiement des forces armées de son pays en Irak ; il s’engueule avec les interviewers, mais il est là. En France, la presse est toujours soupçonnée [d’une voix lasse] de connivence avec le pouvoir. Ce métier n’est pas mieux considéré, dans l’estime de nos compatriotes, que les flics et les putes. Je n’ai pas à me plaindre, les gens sont plutôt sympas avec moi. Mais quand on demande

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Arlette chabot

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aux Français leurs professions préférées, il y a d’abord les enseignants, les médecins, les chercheurs, puis, très bas, les journalistes. Au Royaume-Uni, les citoyens les respectent en tant que rouages importants de la démocratie. Pourquoi ? Hier, je regardais David Pujadas interviewer Tony Blair qui vient de publier ses mémoires. Il lui dit : « Beaucoup d’Anglais vous reprochent de gagner trop d’argent. Gagnezvous trop d’argent ? » Blair sourit et répond. Interrogez un ex-Premier ministre français sur ses revenus, vous prenez une volée de bois vert. En Angleterre, si vous posez

quinze fois la même question, c’est le politique qui a tort de ne pas répondre. En France, si vous posez trois fois la même, les gens se disent : « Il est cinglé ce journaliste. »

Ce n’est pas mieux en Italie, pour d’autres raisons. Il y a un mot un peu cliché pour qualifier un bon interviewer, c’est la « pugnacité ». Vous avez ça, vous ? Ce n’est pas à moi qu’il faut le demander. Pour réussir une interview, il faut poser les questions extrêmement simples que se posent les gens, et pas celles – très intelligentes – que se posent les journalistes ; le pire, c’est quand vos confrères vous ont trouvé très subtil(e) tandis que les téléspectateurs, eux, n’ont rien compris. Le minimum de la relance, c’est : « Je constate que vous n’avez toujours pas répondu à la question. » De façon directe. Revenons à votre éviction, fin août, de la direction de l’information de France 2. Comment avez-vous appris la nouvelle ? Par téléphone, j’étais encore en vacances dans le Sud. Mon cas était évoqué dans les journaux depuis plusieurs semaines. Rémy Pflimlin, le nouveau P.-D.G. de France Télévisions, m’a appelée un vendredi et m’a dit : « Je l’annonce lundi, ne dis rien. » J’ai raccroché et, c’est assez drôle, j’ai reçu un SMS d’un journaliste qui me demandait : « Est-ce vrai que vous êtes remplacée par Thierry Thuillier » ? Ce dernier avait démissionné le matin même de la direction de l’information d’i-Télé, ça s’est su, des confrères ont fait le rapprochement. J’ai répondu « oui » tout de suite. Ça s’est fait un peu vite mais il valait mieux que ça se produise à la rentrée. La sortie de Christophe Hondelatte sur TPS Star qui déclare… Ah, j’aurai droit à ça aussi, même avec vous ? … que cela serait dû à un Sarkozy « ivre de colère »

l'émission

Fan club

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concernant votre traitement de son divorce et « prêt à libérer des éléments sur votre vie privée », vous auriez pu vous en passer, non ? Concernant la couverture de son divorce, je ne comprends pas ce qui a pu le blesser – et si c’est le cas, il aurait pu nous le dire, c’était plus simple. On a fait très attention, sans verser dans le people ou le spectaculaire, on a attendu que ce soit officiel pour en parler au 20H… Que savez-vous de Rémy Pflimlin ? Je l’ai rencontré quand il était directeur général de France 3 [1999-2006], il est courtois, bien élevé, mais je le connais très peu. J’ai lu, comme vous, que ce n’était pas le premier choix du Président, qui songeait plutôt à Alexandre Bompard [P. D.G. d’Europe 1]. C’est tout. Et de votre successeur, Thierry Thuillier ? C’est moi qui l’ai fait venir à France 2. C’est évidemment un bon journaliste puisque je lui ai confié la rédaction en chef du 20H de septembre 2007 au juin 2008. Est-ce difficile de ne jamais laisser transparaître ses opinions ? Ça ne me gêne absolument pas, c’est ma marque de fabrique. Je ne suis pas dans le cirage de pompes et j’ai toujours fait très attention à ce que chacun soit traité de la même manière. Tout le monde se fout de ce que je pense. Il y a des élus odieux, charmants, insupportables, remarquablement intelligents. Les étiquettes qu’on me colle changent : quand Vincent Peillon refuse à la dernière minute et sans prévenir de venir débattre [en janvier 2010] sur l’identité nationale dans A vous de juger, il lance un communiqué à l’AFP pour dénoncer le scandale d’une émission qu’il prétend « montée à la demande de l’Elysée » pour « sauver le soldat Besson », c’est de la manip’, de la com’ pour se mettre en valeur. Aujourd’hui, j’entends que je serais une « sarkozyste en disgrâce » ou « elle se fait virer, mais elle n’est même pas

de gauche ! »

Alors que vous avez deux immenses portraits de François Mitterrand dans votre bureau ! Ils sont beaux. Je les traîne de bureau en bureau depuis 1996, je n’ai pas envie de m’en séparer. C’était les décors du JT de France 2 le jour de ses obsèques. J’aime bien. Regardez, ce n’est pas le Président, c’est le vieil homme, le dernier Mitterrand, le regard en coin, coquin. Ça fait rire à chaque fois. Je pourrais très bien avoir un portrait du Général de Gaulle.

La veille de cet entretien, l’édition de rentrée d’A vous de juger a rassemblé presque trois millions de téléspectateurs (« on s’est goinfrés », confie Arlette Chabot) curieux d’entendre François Fillon, Ségolène Royal, Eric Woerth, François Chérèque et Bernard Thibault sur la réforme des retraites. Pour une suite d’engueulades partisanes ? Absolument pas. Car si tous les acteurs du dossier étaient là – renforcés par la présence dans le public, alignés comme à L’Ecole des Fans, de Christine Lagarde, Xavier Bertrand, Fadela Amara, Nadine Morano,

Nathalie Kosciusko-Morizet et Gérard Larcher, puis Benoît Hamon et Harlem Désir – personne n’a voulu débattre. Et l’incongruité de la situation – un talk-show sans confrontation directe – illustrait à nouveau la frilosité du dialogue politique dans les médias français. Arlette, elle, semblait à l’aise, souriante et efficace. Sa nouvelle coupe de cheveux lui va effectivement très bien. — R. G. A vous de juger,

chaque mois sur France 2, 20h35


Paraboles mĂŠdias

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Arlette chabot

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Arlette chabot

Vous n’avez pas d’amis politiques ? Il y a des gens que j’apprécie, à droite et à gauche, mais ils n’entrent pas dans ma vie personnelle. Des gens que j’ai connus quand ils avaient 25, 30 ans, quand je débutais, moi, en journalisme. Julien Dray, Jean-François Copé. Certains deviennent ministres, mais il faut savoir marquer une coupure. Ça ne vous empêche pas de vous engueuler avec eux, c’est arrivé une fois ou deux avec Dray. Avoir des sympathies ne doit pas vous empêcher de poser la question qui peut tuer. C’est le job. Que retenez-vous de ces six ans et demi ? Déjà, en termes de durée, ça permet d’installer les règles du jeu. Je suis arrivée juste après une crise liée à une erreur à l’antenne [le 11 février 2004, David Pujadas annonce par erreur le retrait d’Alain Juppé de la vie politique, ce qui conduira le directeur de l’information, Olivier Mazerolle, à démissionner]. Là, je repars, le climat s’est apaisé. On a réduit l’écart d’audience avec TF1, beaucoup d’émissions spéciales se sont faites en direct, la rédaction a bien travaillé. J’ai embauché une soixantaine de personnes en six ans, ça permet de constituer des équipes homogènes. page

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Vos fiertés, disiez-vous sur Europe 1, ce sont vos équipes et l’arrivée à l’antenne de Laurent Delahousse, Marie Drucker, Elise Lucet. Qu’apportent-ils ? Elise pratique une proximité conviviale, testée sur France 3, qui convient bien au 13H. Laurent a une bonne gamberge pour mélanger actualité et magazine et ses émissions du week-end sont un succès. Et grâce à Marie, pour la première fois le 14 juillet, la spéciale consacrée au défilé a fait un meilleur score que celle de TF1. Vos moments forts ? Purée, il y en a beaucoup. Evidemment l’élection présidentielle de 2007 et le débat de l’entre deux tours. La spéciale pour la libération d’Ingrid Betancourt [le 2 juillet 2008] : c’était totalement improvisé, on était partis pour un flash et on est restés quatre heures avec David Pujadas. Quand la porte de l’hélico s’ouvre, c’est très impressionnant. Les femmes arrivent-elles à s’imposer à ce niveau de responsabilités ? Quand je parle de ça, on dirait que je viens de la préhistoire parce que les choses ont beaucoup changé. Nous étions trois ou quatre à France Inter, au milieu des années 70. Mais c’est © Tom[ts]74


Arlette chabot

Paraboles médias

une mauvaise période qui commence pour les femmes :

les rédactions sont ultra-féminisées, il y a même trop de filles, il faut rééquilibrer. La difficulté évidemment,

c’est de faire que des femmes accèdent aux postes à responsabilité. J’ai nommé une rédactrice en chef pour le journal de 13H. A la rédaction de France 2, les responsables des services économie et politique sont des femmes. Je note qu’à TF1, c’est Catherine Nayl qui dirige aujourd’hui l’info. Je persiste à croire que les femmes ne dirigent pas de la même façon que les hommes. J’ai toujours eu de l’humour, mais certaines peuvent se montrer un peu rudes. A l’antenne, on dirait pourtant qu’il faut toujours avoir une image glamour. Moi, je n’ai pas une image glamour, c’est bien connu, et je suis toujours là. Je vieillis bien, je passe mieux qu’il y a dix ans. Quand on n’est pas terrible jeune, ça se voit moins après ; les très belles, quand elles prennent un coup de vieux…. Mais comme disait Jean-Louis Borloo ce matin : « Dans A vous de juger hier, j’ai surtout été surpris par la nouvelle © Tom[ts]74

coupe de cheveux d’Arlette Chabot. » Très intéressant comme remarque. Au micro d’Europe 1, vous dites « avoir du temps de cerveau disponible » pour d’autres projets. Avez-vous été approchée ? D’abord, il faut que je tourne la page dans ma tête. J’ai déjà connu ça une fois, quand j’étais directrice-adjointe de l’information de France 2 en 1998 : à l’époque, je suis allée sur Europe 1 pendant cinq ans, j’étais ravie. L’exigence de Rémy Pflimlin était que je quitte l’antenne, car la nouvelle règle suppose que le directeur de l’information ne soit plus à l’écran. Je ne voyais pas pourquoi, ce choix me paraissait biaisé car je suis là depuis 1992 et l’antenne, c’est mon histoire. La radio, pourquoi pas : j’ai présenté des journaux, des émissions touchant à différents domaines, pas uniquement de la politique. Je suis utilisable. [Le lendemain, nous apprenons qu’elle animera une chronique politique dans le JT de 22h de Public Sénat, du lundi au jeudi.] Jamais de presse écrite ? Je ne sais pas très bien écrire, j’ai oublié comment on fait. On m’a proposé d’écrire un livre sur mon expérience de directrice de l’info, ou sur les politiques « tels qu’ils sont vraiment », les lettres d’insultes, les fleurs envoyées… je n’en ai pas du tout envie. La balance, c’est quand on quitte ce métier, pas avant. Quelles sont vos règles ? Respecter le téléspectateur, le lecteur, l’auditeur. C’est un métier noble, pas un divertissement, et il faut l’exercer avec sens des responsabilités et rigueur. La carte de presse est un formidable alibi pour appeler n’importe qui. On rencontre des gens importants mais faut se calmer : on n’est pas grandchose. La règle, c’est être pro, point final. Comment avez-vous appris ce métier ? Je n’avais pas de vocation, je ne savais pas quoi faire. Mais la télévision, la caméra, les images, ça m’intéressait. Les écoles d’audiovisuel n’existaient pas vraiment, il y en avait seulement une à Paris. Mais ils se sont gourés à l’inscription et ils m’ont mise dans la section « journaliste ». Et comme j’étais très timide, je n’ai pas osé protester. Bonne idée. Ma chance, ce fut mes rencontres. L’un de mes maîtres était René Duval, un type formidable, mon rédacteur en chef à France Inter. Philippe Gildas m’a aussi beaucoup appris, durement – il disait : « Il est nul, ton papier, nul ! » Jean-Luc Hees était là comme moi, débutant, et on se prenait dans la gueule « Et si tu réécrivais ton truc une troisième fois ? » J’ai beaucoup appris aussi d’Eliane Victor, ma mère à la télé, comme de Michèle Cotta, Jean-Pierre Elkabbach ou Jérôme Bellay, dont la réputation de terreur absolue n’est plus à faire. Et je les recroise. Je me réfère encore souvent à Alain Duhamel. Guillaume Durand m’a appris la décontraction – il est zen, moi je suis terrorisée à l’antenne. Terrorisée ? Avant chaque émission, j’ai le trac, j’en suis malade et la veille, j’en dors pas, je me ronge. Et la nuit d’après, je me refais l’émission en me disant que j’aurais dû poser telle question à tel moment, qu’est-ce que t’étais nulle ! Lamentable ! Minable ! Je débriefe avec moi-même et c’est pire que tout. D’ailleurs, vous m'excuserez, il faut que j’aille chez mon kiné. — page

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série

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Breaking Bad vu par Pierre Sérisier, critique au Monde. propos recueillis par Nicolas Roux

breaking bad

Saison 1 sur Arte, le samedi à 22h25, à partir du 9 octobre Saison 4 en juillet 2011 page

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« Breaking Bad n’aurait pas dû marcher. Même si la série met en scène un prof de chimie, Walter White, 50 ans, qui, contraint par les évènements [un cancer], trafique des méthamphétamines avec l’un de ses anciens élèves, elle appartient à un genre démodé. C’est un hommage à Jim Thompson et à la littérature populaire dont les personnages sont des gens ordinaires confrontés à leurs limites et à leur destin. Par le hasard des circonstances, ils se transforment et deviennent des individus qu’ils ne pensaient pas être. L’idée de Thompson est que le mal est enfoui en chacun de nous et qu’il n’attend qu’une opportunité pour se révéler. Lorsqu’il surgit, il s’impose comme une maladie évolutive pour le sujet et contagieuse pour son entourage. » « Son créateur, Vince Gilligan, a construit Breaking Bad comme une œuvre littéraire. Il s’est d’abord attaché aux personnages pour revenir ensuite aux fondamentaux de la fiction : raconter une histoire humble et subtile. Le pari est osé. Il y a une réflexion philosophique sur l’individu, comment il évolue face aux contraintes du hasard. A la fin de la saison 3, beaucoup de personnages ont franchi une barrière morale qu’ils jugeaient jusqu’alors infranchissable. » « C’est aussi une série de la crise. Elle parle de la frustration sans cesse renouvelée de la classe

moyenne américaine et démontre que le libéralisme est créateur de violence et de délinquance, qu’il porte ses maux en lui-même, qu’il est en fait l’ennemi du progrès car celui-ci est totalement dépendant des intérêts de ceux qui détiennent le pouvoir économique. Malgré cette critique sociale virulente, la série ne donne pas de leçon et n’essaie pas de convaincre à tout prix. » « Sur le plan cinématographique, ça rappelle furieusement le cinéma indépendant américain des années 80 et notamment celui des frères Joel et Ethan Coen. Le maniement de la caméra est très proche de celui de Blood Simple [1984] ou de Miller’s Crossing [1990]. Le personnage de Walter White s’apparente beaucoup à ceux que l’on trouve dans Les Arnaqueurs de Stephen Frears [1990] adapté d’après Thompson, ou dans les romans de ce dernier, Un Chouette petit lot et Monsieur Zéro [1954]. » « S’il me semble impossible de dire vers quoi va tendre la série – Vince Gilligan a tendance à toujours nous prendre à contre-pied – je voudrais paradoxalement qu’elle ne s’éternise pas. Pour qu’elle soit parfaite, elle doit accepter de disparaître et c’est ce qui est le plus dur pour un créateur : assassiner son héros, boucler son récit. » —

© DR


CARTE BLANCHE

Paraboles médias

Mathilde Serrell

Les nanards du pouvoir doublés par les scribouillards

Vous vous souvenez du Storytelling ? Popularisé par l’essai de Christian Salmon (2007), un concept passe-partout, employé à débusquer les sournoiseries du marketing ou les opérations « prêtes à diffuser » de la com’. On parlait alors beaucoup de « décryptage »… En marge, les citoyens de tous bords et les militants de tous poils ont essayé de répondre au bullshit. Marre qu’on leur raconte des histoires. Sarkozy convoque chaque année les caméras pour une piqûre de gaullisme sur le plateau des Glières ? Une association parrainée par d’anciens résistants organise des contrepèlerinages – 500 personnes en 2008, 4000 en 2009, 3000 en 2010 – pour lui rappeler qu’il est gonflé de capter cet héritage tout en détricotant les acquis de la résistance (retraites, nationalisations, liberté de la presse). A tous les Lostalgiques Côté médias, la grille de lecture Storytelling, jadis réservée aux pages « analyse », s’est muée en ligne éditoriale. Pour la rentrée 2010 : feuilletonnage à tous les étages ! « La revanche de Fillon » (Libération) « Sauveront-ils leur tête ? » (Le Parisien),

« Cet homme est-il dangereux ? » (Le Nouvel Observateur). Après Plus belle la vie, voici Plus belle la France ! Et Plus belle la France, c’était le nom de notre sitcom politique sur Radio Nova. Mais plus besoin de caricaturer… Les rebondissements de l’affaire Woerthencourt – ou Woerth tout court – sont gérés par les excellents scénaristes de Mediapart. On ne sait de combien d’infos Edwy-LamoustachePlenel dispose, mais Mediapart Productions distille savamment son stock, avec une rythmique narrative palpitante. Pour tous les « Lostalgiques », avouez qu’on peut se consoler en cliquant sur les journaux. Chaque épisode est relayé, puis commenté. La bonne nouvelle, c’est que le tempo de l’agenda médiatique revient enfin aux journalistes, et plus aux communicants. Pour la santé de l’information, il était temps de répondre au soap sécuritaire et aux mises en scènes incessantes. Les journaleux ont la main ! A eux de ne pas succomber au crypto-suspens de remaniement, ou surfer sur la dernière saison des Bleus… Le Storytelling est une arme boomerang. Récemment, au détour d’un photoreportage du magazine Capital, on découvrait Liliane Bettencourt posant fièrement à côté d’une table garnie de bibelots. Parmi eux, une sculpture phallique, un « gode en or » qui offrit au public une scène tragicoquine inespérée… HBO n’a qu’à bien se tenir ! —

Mathilde Serrell

anime Le Grand Mix sur Radio Nova (lundi-vendredi, 9h-13h). Elle parle de boxe, d’uchronie et de glande de bureau. Et publie Combats (Nova Editions), « petit bréviaire d’activisme pour ceux qui voudraient s’engager sans rejoindre un collectif, une série de miniprises de la Bastille, comme pisser sous la douche ou empêcher une expulsion ! » page

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leader

oédiv xuej sreyalp

Mafia 2 a mouillé l’appétit des joueurs, C'était risqué.

rubrique coordonnée par François Grelet et Benjamin Rozovas

Les gamers sont une espèce particulièrement volatile, sujette à émotions et capable des pires sautes d’humeur. Œuvrer pour leur bonheur n’est pas chose facile. Un développeur passe environ deux ans et demi sur une aventure créative qui, il l’espère, en mettra plein la vue. Le jeu peut sortir accompagné de critiques élogieuses et, inexplicablement, couler à pic dans l’opinion publique. L’internet retrouve alors ses couleurs naturelles : lieu de griefs et de tapages de poings sur la table pour enthousiastes déçus. Non que le jeu soit mauvais, comprenez : ce n’est juste pas ce que les joueurs attendaient. Ce n’est pas ce qu’on leur avait promis. Hyper compétitive, l’industrie des jeux a fait de l’attente créée pour ses produits son premier carburant. Mais cette attente méthodiquement orchestrée se traduit en promesses intenables quand la machine de la hype se met en marche. Lorsque des grands jeux ambitieux peinent à rencontrer la reconnaissance qu’ils méritent parce qu’on les juge selon des critères irréalistes, on est face à un problème. Il y a quelque chose de pourri au royaume des jeux vidéo, et rien ne semble pouvoir enrayer le phénomène. Volée de bois vert Monté en sauce depuis deux ans comme la transposition améliorée de GTA 4 dans les années 50, Mafia 2 vient de se prendre une volée de bois vert

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de la part des gamers, qui n’ont pas compris l’intérêt d’offrir une métropole géante en toile de fond de l’aventure si l’intention était de ne pas s’en « servir ». Peu importe le gameplay raffiné qui pousse très loin l’identification et l’attachement aux protagonistes, qu’est-ce qu’on retient de Mafia 2 ? Que ce n’est pas un jeu Open World. Jusqu’à passer sous silence ce qu’il est en réalité : un jeu d’action au storytelling virtuose. L’absence de hype, à l’inverse, peut être tout aussi dangereuse. Annoncé fin 2008 comme un concurrent sérieux et original sur le marché du First Person Shooter, le spatio-temporel Singularity a été maintes fois repoussé en 2009 jusqu’à disparaître des radars. Sorti dans le creux de l’été 2010, personne n’a voulu s’en approcher. Exemple-type du jeu « lâché » par l’attente. Il suffit pourtant de l’avoir eu entre les mains pour en ressentir la puissance de feu et la fluidité – et la nécessité de le terminer. Une leçon se cache ici : les jeux, plutôt que d’en parler, on ferait mieux d’y jouer. — Mafia 2

(2K) Singularity

(Raven / Activision) © DR


Cap sur la com

players jeux vidéo

Harder donc better, faster, stronger ? Dead Rising 2 renforce le credo identitaire de Capcom. Le géant japonais surenchérit avec son autre franchise zombie, celle qui n’est pas Resident Evil. C’est sûr, Dead Rising 2 fout les nerfs. Devenue conservatrice, à force de se penser comme le dernier bastion du gaming à l’ancienne (exigeant, un peu rigide et difficile, très difficile), la firme Capcom met un point d’honneur, depuis le passage aux consoles HD, à faire évoluer le moins possible le gameplay de ses licences à succès. Parfois ça passe, parce © DR

que le lifting visuel est bluffant et que l’aspect nostalgique fonctionne à plein tube (le sidérant Street Fighter IV) ; parfois tout s’écroule, parce que la volonté proclamée de ne pas s’aligner sur les standards de l’époque, en terme de souplesse de jeu, ressort comme de l’orgueil mal placé : qu’on se souvienne de Devil May Cry 4, et bien sûr de Resident Evil 5. Lenteur et écran-texte Sorti en 2006, le premier Dead Rising s’envisageait clairement comme une façon pour le studio de reconquérir le cœur de jeunes Occidentaux biberonnés à Call of Duty et Megaman. Avec ses couleurs flashy, son pitch en référence au game design de John Romero (survie dans un centre commercial) et ses milliers de morts-vivants à dézinguer de toutes les façons possibles, le jeu procurait des montées de fun d’une intensité sans équivalent. Surprise : quatre ans plus tard (une éternité à l’échelle de notre médium préféré), rien n’a changé. Malgré le fait que cette licence-là était surtout conçue comme une tête chercheuse, donc modifiable

à l’infini. Malgré les yeux de Capcom rivés sur l’Europe et les USA. Malgré l’empreinte laissé par Left 4 Dead sur le jeu de zombies en décor urbain. Dans Dead Rising 2, les dialogues se font encore par le biais d’un écrantexte, le héros ne court toujours pas, ses déplacements sont confus, et les temps de chargement une fois de plus interminables. Surprise again : tout ça concourt réellement au plaisir. Oui, vous allez devoir cravacher sévère pour en venir à bout. Pire : vous allez aimer ça. Et c’est ce jeu-là, ce « prototype » un peu à part dans la généalogie du studio, qui renseigne plus qu’aucun autre sur la philosophie Capcom. Chez eux, et chez eux uniquement, la difficulté n’est pas envisagée comme une façon de segmenter les joueurs, entre casual et hardcore, ou de faire du gringue aux plus vieux sur l’air de « rien n’a changé ». Non, la difficulté fait le jeu, et ne se met jamais en travers de l’amusement. Les deux sont liés. —

Dead Rising 2

(Capcom) page

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Copier/cooler

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Ce que le level design de Lara Croft doit à Indiana Jones. Démonstration à tomb(er) raide(r).

Lara Croft and The Guardian of Light

(Crystal Dynamics / Eidos)

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Sans même avoir eu à le théoriser, les trois premiers Indiana Jones transpiraient tous le génie du level design, pressentiment que LucasArts s’est empressé de vérifier en les adaptant au début des années 90 en merveilleux point’n’clicks (ces jeux d’aventure pour PC où l’on résolvait des énigmes à la souris). Des entrailles de la montagne où se cachait le Graal de la Dernière croisade, au Temple maudit qui donnait son titre au second épisode : l’idée était d’apprivoiser un espace hostile, génialement architecturé, qu’il allait falloir explorer de fond en comble, sous peine de ne jamais en voir la fin. Dans le genre, rien ne valait la limpidité de la séquence d’ouverture des Aventuriers de l’Arche perdue. Un immense corridor jonché de pièges mortels, et au bout de ce corridor une statuette en or qui brille. Seul moyen d’en sortir : tâter le terrain, anticiper, fouiller les recoins, surtout ne pas foncer tête baissée sous peine de finir empalé sur une planche à clous.

Spielberg s’incline On savait déjà à quel point la licence Tomb Raider devait beaucoup à l’archéo-fouettard. Lara Croft and The Guardian Of Light, à downloader pour pas cher sur le PSN et le XBLA, enfonce la vis en allant justement chercher son modèle sur le terrain du level design. Comme dans les trois premiers films, le grand challenge du jeu se situe au niveau de l’exploration du décor et de la difficulté d’aller d’un point A à un point B. Comme dans Les Aventuriers… le jeu est construit sur une logique d’aller-retour et d’apprivoisement du terrain (selon qu’on joue seul ou en multi, qu’on choisisse de refaire le niveau pour améliorer ses stats). Le coup de force par rapport à Spielberg, c’est le découpage. La 3D isométrique n’autorise qu’un seul type de prise de vue (une plongée inclinée à environ 45 degrés), le décor doit donc révéler dans le même plan son problème ET sa solution (pas comme le pont invisible de Indy 3, donc). Tenir la note pied au plancher, à deux doigts du précipice, sur plus de dix heures : même Tonton Spielberg doit s’incliner. — © DR


Vieille franchise

players jeux vidéo

Le non gamer

Alexandre

Aja

Metroïd Other M vient tout péter sur la Wii. Post ? Moderne ? Tout ça.

Identité Alexandre Aja
 Profession Cinéaste
 Gamertag Inconnu
 Faits d’armes :

« J’avais 8 ans quand Sorcery est sorti sur Amastrad CPC. Ce jeu a changé ma vie. Bizarrement, après ça, j’ai tout arrêté net, sans regret. Je savais que je ne trouverais jamais mieux. Vraiment. Et là, je me retrouve à 32 ans avec une folle envie de m’y remettre, mais impossible de trouver le temps nécessaire. Le truc c’est que, malgré tout, je suis hyper au courant de l’actualité des jeux. Aujourd’hui, Hollywood est gouverné par les fanboys – je viens de me rendre compte que c’est plus important désormais pour un film d’aller au Comic Con de San Diego qu’au festival de Cannes. Du coup, si tu zappes l’industrie du jeu vidéo, tu te retrouves largué, parce qu’il y a de grandes chances que ton prochain film soit précisément l’adaptation d’un jeu à succès. Donc oui, je m’informe et je pourrais d’ailleurs te parler pendant des heures de trucs comme Gears Of Wars, Bioshock ou Call Of Duty. Le hic, c’est que je n’y ai jamais joué. » Piranha 3D

En salles © SND Distribution/DR

Metroïd Other M

(Team Ninja / Nintendo)

Comment, aux confins de l’espace, devenir un grand jeu d’aujourd’hui ? Prenez un petit sprite [une animation 2D] haut comme trois pommes. Retenez la passion des corridors, l’amour de l’exploration, et l’habileté du petit sprite à se mettre en boule (littéralement, pour passer dans des tunnels et poser des mini-bombes). Mixez le tout avec le goût de l’expérimentation des derniers titres 3D de la série (en vue subjective, façon FPS), et n’oubliez pas la mystique guerrière du personnage (une fille sous l’armure !)… Paf, vous obtenez une œuvre moderne, stylée, multi-genre,

100 % spectacle. Du moins après que la légendaire Team Ninja, auteur de Ninja Gaiden, soit passée dessus. Design subjuguant, effets spéciaux pétants de couleur, gameplay aisé et intoxicant, grandeur cinématographique… Metroïd Other M est clairement du calibre des titres TripleA sur 360 et PS3. Les possesseurs de ces consoles tueraient leur mère pour un jeu comme celui-là. Mais voilà, c’est du pur plaisir gamer, c’est bad ass, c’est Nintendo, c’est sur Wii. Et ce n’est même pas une blague.—

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Chronomètre

oédiv xuej sreyalp

Si vous avez cinq minutes Hydro Thunder Hurricane

Si vous avez un mois Dragon Quest 9

(Microsoft/Vector Unit /Xbla)
 Genre étrangement rare, le jeu de course aquatique ne connaît du coup qu’un seul véritable étalon : cet Hydro Thunder, autrefois sur Dreamcast, aujourd’hui relifté pour nos télés HD du deuxième millénaire. Violemment arcade (moins de cinq secondes de prise en main), le jeu procure des montées d’adrénaline dingues, surtout lors de ses photo finish au millimètre. Sa simplicité d’accès étant son plus gros défaut (peu de profondeur), on prendra soin de se l’enfiler entre deux Mario Kart. —

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(Level 5 / Square Enix)

Si vous avez une heure Shank (Electronic Arts/Xbla)
 Une heure, c’est à quelques minutes près le temps qu’il faudra pour venir à bout de ce Shank, beau beat’em all joliment cell shadé, tarantinien, bruyant, pas très surprenant, mais qui a la politesse de se conclure juste avant de devenir trop lassant. Une idée sublime au milieu des animations cools et des combos à enchaîner le pouce saignant : les cut-scenes qui apparaissent en picture in picture lors des scènes de combat. Superbement dynamique, drôlement toujours pareil. —

Dragon Quest, en son temps (1986), a aidé à définir le JRPG (jeu de rôles japonais) : des couloirs au design basique, vus de haut, peuplés de petites têtes mignonnes avec des épées mignonnes. Depuis, la franchise en avait pris un coup, reléguée derrière ses successeurs célèbres. Mais son arrivée sur DS est un coup de génie. Tout le potentiel multijoueur du support est brillamment mis à contribution. Ça se joue comme un jeu de rôles en ligne, où quatre joueurs, dont un hôte, parcourent le même monde, ensemble ou séparément. Dans ce contexte où votre personnage est « public », les moyens de customisation et d’interaction sont innombrables. Multiplayer bliss. —

© DR


Carte blanche

players jeux vidéo

Fabien Delpiano

Festival du jeu vidéo de Paris : les indépendants émergent

Suite à une succession de coups de Trafalgar dont le récit remplirait un livre et que nous tairons, cet auguste festival qui était l’année dernière encore un événement majeur pour les joueurs français, s’est vu, lors de son édition de septembre dernier, dans l’obligation de changer son fusil d’épaule, et de devenir un « festival des studios indépendants ». En pratique, qu’estce que ça change ? Eh bien par exemple, ça signifie que les visiteurs n’ont pas retrouvé leurs blockbusters préférés et tant attendus, car les gros éditeurs ont déserté les allées du festival, préférant attendre celui organisé par le SELL (Syndicat des Editeurs de Logiciels de Loisirs) qui aura lieu fin octobre. Risques éditoriaux En échange de quoi, les curieux ont eu la primeur d’un tas de petits jeux développés par des studios modestes, pleins d’idées et de rêves, et aux moyens plus que limités. Les Indies (comme on les appelle) sont à la mode. Sortis de nulle part, ils ont su, en quelques années, créer des jeux qui ont rencontré un vrai succès critique et parfois même public. Braid (Number None), Flow, puis Flower (tous deux chez Thatgamecompany), © DR

Everyday Shooter (Queasy Games), Soul Bubbles (Mekensleep) et dernièrement Limbo (de Playdead Studios, qui a raflé autant de prix à la cérémonie des Milthon que Heavy Rain), autant de titres qui sont aux jeux triple A (comme les Red Dead Redemption ou Assassin’s Creed) ce que les courts-métrages sont aux blockbusters hollywoodiens. Généralement plus courts, moins impressionnants graphiquement, ils prennent souvent de plus grands risques éditoriaux, ignorant avec délices les préceptes que les marketeux du moment soufflent aux oreilles des gros studios. Ils font des jeux qui n’essaient pas de ressembler à ceux qui se sont vendus les années précédentes. Ces petites merveilles de poésie découvertes sur le salon – j’oubliais le très prometteur Seasons de Swing Swing Submarine – donnent envie de croire qu’il peut y avoir une autre voie pour le jeu vidéo, plus cultivée, plus impertinente, plus courageuse. Et l’on se prend à rêver d’une nouvelle vague qui rappelle aux joueurs qu’il fut un temps où, lorsqu’on prenait sa manette en main, ça n’était pas forcément pour conduire des voitures, jouer au football ou tirer sur des gens. —

Fabien Delpiano est final boss de Pastagames qui sort son nouveau jeu, Burn It All, d’ici novembre sur Samsung Wave, Windows Phone 7 et iPhone/iPod/iPad. page

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côté cour

ertâéht sehcnalp

De retour d’Avignon, humeur en trois actes de la saison à venir. par Mélanie Alves de Sousa

Il paraît qu’on a loupé les époustouflant(e)s Angelica Liddell, Christoph Marthaler et Anne Teresa de Keersmaeker. Les sources semblent sûres alors on promet, on vérifiera et on dira. Mais voilà, on n’a eu qu’une semaine en Avignon et c’est cette semaine-là qu’on commentera.

En état de transe On l’avait annoncé dans le numéro d’été et ça n’a pas loupé, coup de pioche avec Black Monodie, duo entre la jongleuse/auteure, Mademoiselle Philippe Ménard et le poète sonore/écrivain, Monsieur Anne James Chaton (voir carte blanche p. 225). « En apparence rien ne nous lie, si ce n’est la forme de nos actes performatifs et le dysfonctionnement de nos identifiants », amorce l’artiste transgenre Philippe Ménard. La performance dit : « Du geste – jusqu’aux limites de son équilibre – ou de la voix – jusqu’à son essoufflement – qui l’emportera ? » Black Monodie convoque l’utopie du dépassement de l’être et nous fait entrer en état de transe. Anne James Chaton, debout, face au micro pas au public, débite son texte comme le train en marche qui ne s’arrête plus. Les mots sont ceux du quotidien, beaucoup de détails, de chiffres, impression d’un écran de PC au démarrage, des données qui arrivent de partout sans sens apparent et pourtant. C’est le contour page

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du chemin qui est dit, à force c’est une histoire qui surgit. Philippe Ménard, sur le plateau, dont on ne voit rien ni du corps ni du visage, en ciré à capuche et bottes en plastique, reçoit d’une fenêtre au premier étage des sacs et des sacs à n'en plus finir, lourds on le sait au bruit qu’ils font à s’écraser, chargés de glace comme pilée on le saura plus tard, quand ils seront éventrés puis vidés. Chaque geste n’est que la répétition du précédent et la monodie opère sa musique. La voix presque numérique s’accroche au corps presque automatique et dans l’intervalle notre imaginaire plane, branché sur une fréquence en accord presque parfait. — Philippe Ménard & Anne James Chaton

cienonnova.com et http://aj.chaton.free.fr

Récits intimes en forme de cicatrices On imagine bien l’Almodovar des années 80 raconter cette histoire : la fermeture contrainte d’un cabaret pour travestis à Barcelone. Ainsi démarre Gardiena, des metteurs en scène et chorégraphes belges Alain Platel et Franck Van Laecke, inspirée d’un film centrafricain Yo soy asi (2000). Ne vous attendez pas à des shows bleus sauce Michou : « Cette fermeture est le point de départ d’une plongée au cœur des vies © Gisèle vienne par Seldon Hunt


Trié pour vous

planche théâtre

Attention conte contemporain

privées d’un mémorable groupe de vieux travestis », explique l’actrice transsexuelle Vanessa Van Durme, à l’initiative du projet. Un casting a été fait, à la recherche de retraités qui tous, autrefois, ont été transformistes, devenus ensuite garçon de café, fonctionnaire, infirmier. On ne parle plus alors de fiction mais de témoignages. Sur le plateau marqueté, des hommes âgés en costumes, des chaises en velours rouge et un micro. A mieux y regarder, l’un porte des escarpins en vernis noir. « Et voilà, rideau, demain le cabaret Gardiena ne sera plus », la maitresse de De gauche à droite : cérémonie fait son dernier office et Gisèle Vienne This is how you will les présentations sont burlesques disappear, Alain Platel et Franck Van Laecke évidemment. Sur les airs de Gardenia Madame Butterfly puis Forever et Philippe Ménard Black Monodie Young, tous s’avancent, sans se dépêcher, et reviennent les gestes, ceux de la transformation. Instant symbiotique quand, les vêtements ôtés, dessous des robes à fleurs acidulées, les hommes recouvrent leurs apparats d’antan et la joie et la liberté. Entre la danse – il y a des duos, des combats – et les chants – Dalida, Aznavour bien sûr : les récits intimes en forme de cicatrices. La pièce touche au chagrin, on sourit pourtant, on devient tendre aussi, ce sont « des âmes particulières et vulnérables qu’on a envie de serrer dans les bras », on acquiesce monsieur Platel. —

On n’aurait pas cru cela possible, pas à ce point en tout cas. La fantasmatique chorégraphe, metteur en scène et plasticienne Gisèle Vienne s’est entourée d’une armée de collaborateurs – aux postes classiques s’ajoutent ceux de sculpteur de brume, fauconniers, « spatialisateur » sonore… – pour recréer une forêt. Mais pas en plastique, une vraie, avec sa végétation, sa météorologie, sa densité et ses mythologies. Fermez les yeux, ouvrez-les, vous y êtes. This is how you will disappear est une installation naturaliste traversée par trois personnages – un entraîneur, une jeune athlète, une jeune rockstar – en quête d’expérience spirituelle. Attention conte contemporain. Et comme dans Blanche-Neige, « la forêt, ce paysage aux grandes capacités de métamorphose, revêt au départ un aspect attrayant et sain pour prendre par la suite un aspect inquiétant, dangereux », décrit Gisèle Vienne. Car voilà de quoi il s’agit, du glissement de la civilisation à la sauvagerie. Mère Nature qui accueille en son sein fort et vigoureux les beautés apolliniennes et dionysiaques va connaître le désordre et le chaos, dévoilant l’ambivalence des êtres. On est dans un espace-temps qui ne distingue plus la réalité du songe et du cauchemar. La jeune athlète s’exerce tranquillement dans une clairière verdoyante sous la bienveillance – le joug ? – de son entraîneur. Longue partition chorégraphique quasi-muette, on entend les oiseaux siffler et la végétation pousser. Et vint le chaos. Au moment charnière, les poèmes prophétiques de l’auteur Dennis Cooper scande la perdition, la brume s’abat, la musique électronique se déploie et il y aura un assassinat. On s’est rappelé Kurt Cobain, Werther, Georges Bataille, et comme le dit Gisèle Vienne, on a tout à coup eu « le pressentiment qu’il existe assurément un plaisir auquel on accède par la ruine et l’anéantissement ». — Gisèle Vienne This is how you will disappear

Centre Pompidou, Paris Du 21 au 22 avril

Alain Platel et Franck Van Laecke Gardiena

Théâtre National de Chaillot, Paris. Du 17 au 27 novembre © Luk Monsaert/Jean-Luc Beaujault

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J.F. 31a cherche spec. tombant le haut pour automne chaud-chaud

ertâéht sehcnalp

Sortons en cachemire nous divertir. Ceux qui l’aiment iront au Louvre

par Mélanie Alves de Sousa

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Full Metal Buffard Dans chacune de ses pièces – on a

presque tout vu – toujours il y a une image qui, décalée ou bouleversante, résiste et emporte tout. Dans son manifeste Good Boy, le chorégraphe Alain Buffard a inventé l’escarpin à talon en tube de médicament ; dans Les Inconsolés, il a morcelé les corps, masqué les visages et mis les cous en laisse ; dans Self and others, il a fait du Boléro de Ravel un rap à crachats. Et on ne peut pas tout inventorier. Pour sa dernière création, Tout va bien, où il « reprend les motifs de l’aliénation et de l’assujettissement pour voir comment le sujet s’en émancipe » : clin d'œil à Full Métal Jacket de Kubrick, en bande-son Kurt Weil, Rameau et un accordéon. Indice supplémentaire : Kiss my ass. —

Après Pierre Boulez et Umberto Eco, le Louvre invite Patrice Chéreau sous le thème « Les visages et les corps ». Trois mois comme une œuvre unique et protéiforme, un va-et-vient entre expositions, théâtre, danse, musique, cinéma et rencontres. « Quelque chose qui tournera autour du désir, de la chair », dit le réalisateur. Dans les années 80, il a fait du Théâtre des Amandiers à Nanterre une petite fabrique décloisonnée où spectacles, école et unité de production s’agitaient comme une mini-révolution. On y entendait des voix nouvelles et contemporaines – Koltès, Müller, Genet. Toujours le théâtre dans sa vie, le cinéma bien sûr et l’opéra aussi. « Quand j’essaie de dire à quoi je sers, je ne trouve finalement que ces motslà, raconter de belles histoires ou des contes de fées terrifiants. » Nous sommes impatients. — Les Visages et les corps

Patrice Chéreau invité du Louvre Musée du Louvre, Paris Du 2 novembre au 31 janvier

Tout va bien

Rêve d’automne

Chorégraphie Alain Buffard Festival d’Automne, Centre Pompidou, Paris Du 13 au 17 octobre et du 14 au 18 juillet

de Jon Fosse, mise en scène Patrice Chéreau Festival d’Automne, Théâtre de la Ville, Paris Du 4 décembre au 25 janvier

Paye ta Tournée !

Heureux Théâtre de la Cité internationale qui veille sur nos fêtes de fin d’année. Après Noël, en bon païen, on troquera la messe de minuit contre les Venus callipyges du cabaret New Burlesque, magnifiques héroïnes de Tournée (voir chronique DVD p. 178), celles-ci mêmes qui permirent à Mathieu Amalric de remporter le Prix de la mise en scène à Cannes. « Samplant le burlesque et les théories queer », les pulpeuses Américaines are coming back. Pour une bonne année érotico-outrageous ! — Cabaret New Burlesque

Avec Mimi le Meaux, Kitten on the Keys, Dirty Martini, Julie Atlas Muz, Evie Lovelle, Roky Roulette. Théâtre de la Cité internationale, Paris Du 27 décembre au 15 janvier ©DR/Nicolas Guérin/Ted D’ottavio


Carte blanche

planche théâtre

Anne James Chaton

Lecture imagée des lecteurs (chorégraphies collectives) de David Rolland.

Page de gauche : Les Lecteurs (chorégraphie collective). Cela, entendu au pied de la lettre, là où déjà le pied lit et foule l’écrit, cela, donc, ces chorégraphies collectives, peuvent s’entendre à la racine, du latin, dixit le Littré, collectivus, soit « ce qui groupe, rassemble » ; in fine ce qui collecte. Donc des chorégraphies qui collectent, et qui, pour ce faire, distribuent des livrets et attrapent sur les côtés, piochent dans la foule présente aux abords, une quantité indéterminée de corps qui fera bientôt somme, ensemble et sous-ensemble, addition et soustraction. Car ici se joue aussi quelque scène qui a à voir avec la mathématique. Page 1. « En utilisant votre carnet comme un éventail, changez sans cesse d’orientation de manière à présenter votre profil (votre meilleur profil ?) aux personnes qui vous entourent. » Ça a commencé. Une chorégraphie a débutée, laquelle s’achèvera avec la fin de la phrase. Pas tout à fait, à vrai dire, et ce parce que le dire vrai gâcherait la fébrilité du mouvement. Le lecteur, qui par la lecture de ces mots entre dans la danse, s’interrompt bientôt de lui-même et rompt le lien à l’écrit. Le corps se soustrait à l’autorité du texte et achève sa lecture sur la peau, ou le vêtement, c’est selon le temps et la saison, de ses voisins. Le livret se diffracte et démultiplie les supports d’inscription. Outre le papier, se sont maintenant les mouvements hésitants des autres corps venus assister le chorégraphe qui s’offrent comme autant de partitions © DR

chorégraphiques. Le texte s’est de lui-même tatoué sur les visages avoisinants. Page 11. « A votre tour de danser. Reproduisez les mouvements d’un des danseurs qui se laisse “manipuler”. » Le temps a passé et déjà, avec l’instruction n°11, l’écriture retrouve son accent d’autorité. Elle nomme ce qui devrait se jouer ici, ensemble : une danse. Soit une vraie chorégraphie qui « reproduit » et qui « manipule », autrement dit : une phrase finie. Mais il est trop tard, et les danseurs professionnels le savent, eux qui abandonneront bientôt le podium. Personne des personnes présentes ne peut plus les suivre. Les chorégraphies se composent désormais en dehors de la scène, entre les lisants eux-mêmes. Une communauté immanente s’est constituée et parle son propre langage. Des corps s’agglutinent puis se divisent, ils s’additionnent et se soustraient. L’écriture a libéré les corps, comme elle sait le faire des esprits. Page 33. « Merci pour votre participation…» David Rolland, qu’il s’agisse des Lecteurs, de Etes-vous donc ?, ou de toute autre de ses chorégraphies, pour autant que celles-ci lui appartiennent encore, ne donne rien à voir, troublant ainsi une syntaxe qui voudrait maintenir une hiérarchie entre les corps. — Les Lecteurs (chorégraphies collectives)

De David Rolland Le 22 octobre au Pôle Pik de Bron davidrolland.com

Poète sonore et écrivain, Anne-James Chaton sera visible en première partie du groupe The Ex (à Paris, Nantes, Bordeaux, Lille, Le Havre en octobrenovembre) ainsi que le 19 novembre au Théâtre d’Arras. Il publie un livre-CD, Vies d’hommes illustres d’après les écrits d’hommes illustres (éditions Al Dante), et Departure, 33 Tours enregistré avec Andy Moor, guitariste de The Ex, sur le label hollandais Unsounds. page

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vu de haut

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euqisum senitalp


photographie

platines musique

Villette Sonique

Oneohtrix Point Never à la Géode par Wilfried Paris photographie P. E. Rastoin

Avant les soli kraut du vieil Allemand Manuel Göttsching, les nappes de Juno-60 du jeune New-Yorkais Daniel Lopatin ont bercé les hommes-bulles dans la matrice de la Géode, les yeux levés vers des abysses où s’ébattaient poissons, poulpes et étoiles, en un montage aussi vintage que les synthés du geek de Brooklyn. En mettant en sons les circonvolutions aquatiques sur l’écran entourant, il offrit un trip rétro-futuriste, plus space que Nautilus, une plongée en apnée où le bas était en haut. Plouf !

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Blaaaack music, poulette

euqisum senitalp

Chef-jouisseur d’Of Montreal, Kevin Barnes ose le sex-funk. Princier. entretien Timothée Barrière

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Tu dis avoir trouvé le titre de l’album, False Priest, à partir d’une « vision ». Laquelle ? Kevin Barnes : J’essaie souvent de me mettre dans une sorte d’hypnose pour créer. Cela peut m’arriver allongé, en éclatant de rire ou en lisant des poèmes. Comme sous l’effet d’une drogue, mon cerveau est alors submergé par toutes formes de combinaisons de mots. Pour False Priest, j’ai dû lire l’expression « faux prophète » et ça a résonné dans ma tête, par association d’idées. Il ne s’agit pas du tout d’une forme de répression religieuse, mais bien d’une forme de « policier interne », d’autocensure, qu’on peut tous ressentir. J’estime que s’en débarrasser est un préalable nécessaire à une forme de liberté et d’indépendance d’esprit. Ça rejoint l’écriture automatique des surréalistes ? Je suis vraiment fan de Breton, Eluard ou Apollinaire parce qu’ils n’ont jamais craint de briser les tabous, de contourner des règles pré-écrites : ils ont contribué à créer un climat favorable à l’écriture, à l’invention. A travers mes séances d’hypnose, je noircis des carnets de notes, que j’utilise, ou non, dans mes chansons. Ces carnets sont trop personnels pour que je puisse

les dévoiler, ce qui transparaît dans mes morceaux est tout à fait suffisant. C’est pour ça qu’on y retrouve des expressions comme « urine japonaise » ou « viol verbal » ? En l’occurrence, j’ai simplement chanté les mots qui me semblaient justes. Je ne réécris pas beaucoup. Je préfère laisser une marge aux explosions d’idées spontanées. Si je regarde ces expressions avec du recul, je serais bien incapable de dire ce que cela signifie. Au mieux, j’imagine que tout cela est influencé par la pensée tarée de Philip K. Dick, un rapport lointain avec la science-fiction, les futurs potentiels, les pilules téléphoniques comme drogue récréative... Pourquoi passer d’un son influencé par Zappa à une production beaucoup plus R&B ? Très jeune j’écoutais surtout du R&B, plus tard j’ai été fasciné par tous les groupes de la British invasion, les Kinks, les Beatles, les Who, Zappa. Mais depuis deux, trois albums, je suis revenu à une musique beaucoup plus rythmée, à penser « basses et batteries », « culs qui bougent »... Ton premier contact avec le R&B ? Ma toute première cassette, c’était le best of de Kool & © Patrick Heagney


of montreal

platines musique

The Gang. Je devais avoir 10 ans et c’était la première fois que le monde extérieur à celui de mes parents faisait irruption dans ma vie : je n’arrêtais pas de l’écouter. De là, je suis passé à Prince, Stevie Wonder, Funkadelic, toute la production pop funk des années 70. J’adorais comment la personnalité de chaque musicien pouvait s’entendre sur chaque morceau. Dans ma tête, j’essaie toujours de me mettre dans la peau d’un d’entre eux. Sur False Priest, tu te prends pour Prince ? Prince et Sly Stone ont une très grosse influence sur ma voix, que je travaille beaucoup. Comme eux, j’essaie d’avoir une grande amplitude vocale, d’être capable de jongler d’un falsetto pur à des sonorités graves. Pas pour faire chic : cela permet d’exprimer des émotions plus fines, abstraites. C’est même carrément thérapeutique. Dire à Solange Knowles [la sœur de Beyoncé, invitée sur l’album] que « son corps est comme un terrain de jeu », c’est aussi thérapeutique ? Au contraire, c’est très drôle. C’est une très bonne amie, nous n’avons pas besoin d’être trop cul serré. Ce n’est pas évident à première vue, mais on vient du

Le disque

Sexe moite

même monde, on écoute la même musique, on fait les mêmes blagues ! Sur scène, vous vous présentez tous en blanc intégral, visage compris : le virage Lady Gaga d’Of Montreal ? Lady Gaga est vraiment incroyable, c’est la nouvelle Alice Cooper. Il n’y a rien de plus ennuyeux qu’un concert statique, avec la même mise en scène du début jusqu’à la fin. Si se peindre le visage n’est pas très original, on essaie par là de donner une image à la musique pour rendre le show intéressant. C’est la principale leçon que j’ai retenu de George Clinton et de Funkadelic : ne pas hésiter à se foutre à poil sur scène, tout juste accompagné de son cheval blanc. — Of montreal False Priest

Polyvinil Live!

Le 7 octobre à la Cigale (Paris), le 8 octobre au Grand Mix (Tourcoing).

Kevin Barnes est à l’indie rock ce que Madonna est à la pop glitchy : un caméléon qui n’hésite pas à changer de vulve sur chaque album. Le glorieux leader d’Of Montreal, hi-fi génie queer chouchou de la presse musicale, enfile donc un nouveau costume quasiment chaque année depuis une décennie : à peine l’aurait-on imaginé portant moustache à la Zappa, revivaliste psyché drapé dans un manteau d’or qu’on le retrouve ensuite bowiesque, superglam, pour finalement se faire pousser des tresses roses à la George Clinton – ho funk, baby. La petite chose simple, trompeuse, mystique, jamais réellement comprise, mais qui le tient en vie show après show, c’est le cul. Le sexe moite, qui transpire sur tous les morceaux de cet iconoclaste False Priest. En quelque

sorte, ce dixième album s’avère être son rôle ultime : le point d’arrivée de tout son périple érotico-psychédélique, version R&B seventies. S’appuyant pour la première fois sur les épaules d’un producteur-star (Jon Brion, à l’œuvre chez Kanye West ou Rufus Wainwright) qui donne à l’album sa délicieuse patine vintage, Barnes ne refrène plus ses fantasmes de Prince. Il joue les crooners dégueulasses avec l’outrance d’un personnage secondaire de GTA, improvisé maquereau pour deux sublimes choristes de luxe, Janelle Monae et Solange Knowles. On dansera longtemps sur ses tubes dégénérés (Girl Named Hello ou Like a Tourist), en oubliant le dispensable et testostéroné Coquet Coquette, dont l’intérêt repose sur le clip vaguement inspiré par Cannibal Holocaust (en pire !). — T. B. page

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Pile de beauté

euqisum senitalp

Puissant et nostalgique, Pierre Gambini allie chant corse et boucles électro. entretien Richard Gaitet

La Corse, c’est inspirant ? Pierre Gambini : Il me semble difficile de vivre sur une île et de ne pas parler de nature, mais aussi d’enfermement, de solitude, de départ, de lumière – souvent aveuglante. J’habite au sud de Bastia, à Lupinu, où j’ai grandi et où s’est révélé mon goût pour le rock et le chant traditionnel, les vinyles des Who ou des Clash côtoyant ceux de Canta u populu corsu. Il m’arrive de détester cet endroit comme de l’aimer avec passion. Dans le registre de l’électro-pop mélancolique non-anglophone, le premier morceau fait penser aux Allemands de The Notwist. Vous aimez ? J’aime cette mélancolie, leur son. Je n’ai pas une grande culture électropop, à part Kraftwerk ou Depeche Mode. En rencontrant François-Eudes Chanfrault [qui produit l’album sous le pseudonyme de REPUBLIQUE], j’ai revu mes positions acoustiques pop-folk. Son sens de la nuance et des silences m’ont interpellé. On se rejoint sur The Cure, Deus, Leonard Cohen, Bob Dylan et l’album solo de Mark Hollis [1998], pure merveille. Musicalement, « l’âme corse » est incarnée par I Muvrini. Mais si vous deviez la décrire à un Papou ? Bleu Klein. Toutes les imageries véhiculées sont erronées ou mythifiées. Mes chansons parlent d’introspection comme salut face à la surconsommation, où les codes et les catégories règnent en maîtres. C’est ici que je suis le plus en phase avec moi-même. De cette réalité locale se dégage peut-être une nostalgie page

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universelle qui dépasse l’idée de « corsitude ». Quant à notre ami Papou, s’il est sympa, on ira boire des verres, parler de filles et chanter des chansons. D’où vient cette excellente adaptation de Heart of Glass de Blondie ? Je dormais chez une amie et le matin, sous sa douche, elle fredonnait cet air. J’ai mis ma main sur mon oreille (un peu comme I Muvrini) et je lui ai rechanté Blondie façon polyphonie, c’était drôle. J’ai eu un temps l’ambition de réadapter un titre tous les dimanches, traduit en corse, arrangé et enregistré en une journée. J’en ai fait seulement deux : A Forest de Cure et Heart of Glass, devenue Core di Cotru, qui balaie toutes les idées reçues sur le chant corse. Le titre de l’album à paraître en janvier, Aubes systématiques ? Aucune aube ne se ressemble. Je voulais accentuer leur aspect cyclique, en imaginant un son répétitif, une parfaite boucle électro. Chaque aube est une histoire qui commence avec une lune tombante et un soleil levant, un début et une fin au quasi-même moment. Nos systématismes (les gestes du quotidien, le mouvement de l’Histoire) semblent dépourvus d’émotions si on les observe au microscope, mais de très près, nos vies sont bercées de tourments. Dans l’introspection réside l’espoir d’une humanité plus juste. Pour les plus Pierre Gambini cyniques ces propos sont illusoires, mais EP 7 Illusioni LP Albe Sistematiche l’illusion, finalement c’est pas mal. — RECORDER

©DR


Texas Hold’em

platines musique

La relève du smokin’ rap, c’est Devin The Dude, mec. Alors que Snoop Dogg devient sérieusement irrécupérable (sa dernière marotte ? promouvoir la lutte contre la cybercriminalité avec un éditeur d’antivirus...), peut-on citer un seul rappeur US vraiment cool ? Un type qui mettrait deux minutes en veilleuse son inévitable passion pour les kalachnikovs plaquées or et les putes à gourmette ? Pour prendre la relève d’un Snoop cramé, on a trouvé encore plus cramé, avec un nom aussi peu streetcred que le passé de maton de Rick Ross : Le Texan Devin Copeland, 40 ans tout rond, dit Devin The Dude, dit « le meilleur rappeur dont vous n’avez sans doute jamais entendu parler. » Tout juste aura-t-on pu l’apercevoir en featuring discret chez Dr. Dre ou en défenseur éperdu des femmes obèses dans le Baby Phat de De La Soul, tant ses six albums sont mal distribués chez nous. Mais Devin, qui n’est jamais arrivé à l’heure à ses concerts,

doit s’en foutre royalement. Comme Method Man, Redman ou autre rimeur perdu sur la corde à linge, ce drôle de dude poursuit depuis 1992 une quête fumeuse : la recherche épique du joint ultime, toujours parfumé de claviers rebondis et d’arrangements funky chinés chez les vieux disquaires de San Francisco et de Houston. Des morceaux parfaits pour lancer les derniers déhanchements de fin de soirée, quand plus rien ne compte. Devin, c’est aussi de l’esprit (présent à toutes les punchlines) et un son qui rajeunit le hip hop West Coast : restait plus que le film pour prétendre au titre de mec hyper cool. Ça tombe bien, il s’essaie au ciné l’an prochain dans Hillibilly Highway, sorte de remake américain des Frères Pétards... — Timothée Barrière

Suite #420

E1 Recordings

Paranoïa et chair de poule avec les Black Angels. A voir ces Texans déployer leur fantastique mur néo-psyché gavé de drones dans tous les festivals de France, à proclamer leur amour pour le Velvet – le nom du sextet provient de The Black Angel’s Death Song – et à cultiver, du moins en apparence, le genre barbus mutiques, on s’était demandé d’où venait la fascination des Black Angels pour le côté obscur. « Pour mieux apprécier le beau » avance Alex Maas, leader aimable croisé à Rock en Seine. On lui repose quatre fois la question et la réponse étonne enfin : Alex a été élevé par des fermiers plus conspirationnistes que Dan Brown. « Mes parents complètement paranos me demandaient de ne rien

dire d’important au téléphone, pour ne pas que le gouvernement le sache. Ils pensaient qu’on était restés au temps de la Guerre froide, ça me foutait les jetons. Ils n’avaient pourtant pas tout à fait tort : la Guerre froide existe toujours, même si on l’appelle guerre biologique ou je ne sais quoi. Cette parano ressort parfaitement dans notre son. » Dernière recommandation : « En écoutant nos chansons, il faut que tu puisses avoir envie de braquer une banque en ayant la chair de poule. » Même pas peur. — T. B.

Phosphene Dream

Naïve page

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Un peu d’orthographe

euqisum senitalp

les PVT ne s’appellent plus Pivot. Dictée quand même. par Eléonore Colin

page

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comme Progression Ce n’est pas virgule parce qu’on a grandi au pays de Midnight Oil majuscules et qu’on porte le même nom que Bernard virgule qu’on est forcément un gros ringard point. La preuve avec Pivot, trio de trentenaires australiens post-Radiohead (les frères multiinstrumentistes Richard et Laurence Pike + le producteur Dave Miller) qui livrent en 2008 O Soundtrack My Heart : album quasi-aphone qui marie math-rock, post-punk et électro… pour le meilleur. Mais voilà, l’an passé, boum patatras, un obscur groupe métalleux de Caroline du Nord revendique la paternité du patronyme et contraint Pivot à se rebaptiser PVT. Plus pop, plus fragile, encore plus émotionnel, le magnétique Church With No Magic n’a rien à voir avec un schmilblick auquel l’omniprésence inédite de Richard Pike au micro n’est pas étrangère.

P

comme Vocaux Son timbre versatile hante, berce ou déchire en vrac, quelque part entre Thom Yorke (pour le cœur qui saigne), Alan Vega (pour les chaînes qui fouettent) et Animal Collective (pour les polyphonies qui tuent)… D’où viennent-ils ? Richard Pike étudia la musique contemporaine au Conservatoire de Sidney – le Roumain György Ligeti, émule de Stockhausen, serait son héros absolu –, Laurence fit ses gammes dans le jazz expérimental (il a aussi joué au côté de Prefuse 73) et Dave possède un sacré background techno (le dubstep comme péché mignon). On ne copie pas sur son voisin.

V

comme Très beau Enregistré entre Sidney, un studio londonien saturé de synthétiseurs analogiques – dont l’illustre Yamaha CS80 utilisé par Vangelis pour la

T

B.O. de Blade Runner – et la demeure de l’oncle Pike à Fontainebleau, cette Eglise Sans Magie est le fruit symbiotique d’une tournée de cent cinquante concerts. D’où sa folle puissance expérimentale, sa fascination pour l’impro… Des basses dantesques s’affolent sous les beats dentelés, une myriade de batteries obèses étourdit un cortège de riffs. Ailleurs s’embrassent claviers désuets et samples pyramidaux. Ce qui distingue le plus ce grand disque frénétique, c’est sa capacité à harmoniser le chaos. En dix titres exaltés/exaltants, le post-post-avantgardiste Church With No Magic agrège les genres, le temps, les sens, l’espace. Triste à crever les bras en croix, beau à s’enterrer vivant, voici la réincarnation de Pivot. Ça s’appelle PVT. Vous pouvez poser vos stylos. — Church With No Magic

Warp / Discograph ©DR


dark star

platines musique

John Carpenter résumé pour les nuls par Zombie Zombie.

entretien Eléonore Colin

On reprend à zéro : c’est qui, John Carpenter ? Etienne Jaumet : Un maître du cinéma d’horreur américain. Un artiste total. On le considère à tort comme un réalisateur de b movies, mais ses films, bien que populaires, sont complexes. Assaut [1976] est truffé de références à John Ford, c’est une sorte de Rio Bravo des seventies. Il pratique l’humour et l’autodérision sans jamais être potache. Il critique certains travers de la société américaine mais valorise avec tendresse ce qui constitue son essence, ses banlieues, ses marginaux, ses bouseux… Vous lui dédiez un affolant disque-hommage. En quoi ses B.O. sont-elles importantes ? Il a révolutionné la musique de films. Plutôt que d’opter pour l’orchestration, il se contente d’associer une boîte à rythmes à des séquences de synthés ultra-entêtantes. A l’époque, ce minimalisme était complètement inédit ! Carpenter n’est pas un grand technicien du son, mais il sait retranscrire à l’écran des émotions et une tension inouïe avec des éléments musicaux très basiques. Quel est son meilleur film ? Tous… Disons New York 1997 [1981] et Los Angeles

Zombie Zombie Plays Carpenter

Versatile Live! Le tandem électro lance l’assaut le 6 octobre à Roubaix, le 7 à Reims, le 13 à Nancy et le 11 novembre à Toulon. © Philippe Lebruman

2013 [1996]. Le personnage principal, Snake Plissken [interprété par Kurt Russell] est un héros maudit incroyablement touchant, qui a profondément marqué notre imaginaire adolescent. Il n’a peur de rien, ni de souffrir, ni de mourir. Dans Halloween [1978], on n’entend le thème qu’une seule fois, mais il est si puissant que tout le monde le connaît. Ça paraît évident à l’oreille, mais c’est un morceau très compliqué à cinq temps. Il colle parfaitement à la scène où Jamie Lee Curtis est dans la maison et que son agresseur attaque sa porte à coups de couteaux. Pourquoi Zombie Zombie ne reprend pas plutôt Zombie de George Romero (1978) ? Pas con ! Mais les Goblins qui signaient la B.O. de Zombie étaient déjà un groupe à part entière. C’aurait été moins excitant. La musique de Carpenter nous offre un gigantesque champ d’interprétation. On a notamment ajouté un piano – celui de Joakim, producteur de l’album – sur Halloween et insufflé un côté club à New York 1997… Votre prochain album sera-t-il sous influence carpenterienne ? Ces cinq titres nous permettent de boucler la boucle. Il est temps de prendre d’autres directions. Même si notre prochain album [prévu courant 2011, de nouveau produit par Joakim] continuera à fonctionner avec un thème central, une séquence, une boîte à rythmes et une batterie, nous l’enrichirons d’instruments acoustiques. Nous travaillons sur de la musique d’ascenseur [rires]. — page

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chroniques

euqisum senitalp

La rentrée pop met des talons, du mascara et des quenottes de Vampirella. Thee 50’s High Teens

Hausfrauen Experiment

Punch de Beat

Cranium Pie

Tokyo No Records

Fruits de mer Records

Sous la houlette d’Eric Bresler, activiste américain dont la vocation est de louer la vivacité du rock japonais, quatre filles de la province de Kyushu déguisées en vampires, aussi fan de Jacqueline Taïeb que des Ramones, rendent sexy et vibrant le genre ultra-codifié du garage rock. Du bonbon à la rose avec en son cœur une pointe de wasabi !

Peu de chances que vous dégottiez le premier 45 Tours vinyle d’Hausfraeun Experiment à la Fnac entre deux écrans plasma. Venues de l’Est britannique, Tracy, Vyolette & Lisa tricotent une pop électronique aussi réchauffante qu’un débardeur, filtrée à travers un vieux synthé sans doute trouvé dans un dépôt-vente, entre des robes vintages et un raton-laveur.

1 fille + 2 garçons

Solange la Frange

Two Gentlemen / Differ-Ant/ Believe Digital page

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Mademoiselle Fifi EP Les disques Fifi Chachnil

Connue pour ses pétillantes créations de lingerie, Fifi Chachnil n’en est pas moins une chanteuse envoûtante, qui s’adjoint ici les compositions de Katerine et de Jean-Pierre Stora (Anna Karina, Jeanne Moreau) et les textes de Pascal Mounet (April March), Julie Sogni-Daroy et encore Katerine. Cinq chansons qui exhalent avec une facilité diabolique la douceur du sucre (Comme les bonbons anglais), la suavité (Ma robe en soie) et les plaisirs interdits par Roselyne Bachelot (Ma première cigarette) sans sombrer dans la mièvrerie. Merci pour la fausse insouciance. — J.-E. Deluxe

L’idée, avec ces petits Suisses du canton de Fribourg, c’est de ne jamais fixer de limites claires entre la folie et la performance. Solange la Frange, c’est tout de suite la claque, une hyène coincée entre les parois nasales. Du Kap Bambino version Janis Joplin, comme en atteste la belle facture des tatoos très Hell’s Angels de la chanteuse Julie Hugo, en charge des cris (de hyène) et de la frange. Plus électrique qu’électronique, le trio respire 2010 et s’autorise des flirts synthétiques avec les Parisiens de Toxic Avenger. Le son, toujours imprévisible, peut glisser vers un rock carré en conservant cette ambiance cradingue qui pue le MC5, chère à LCD Soundsystem ou aux Black Keys. Excentrique sans trop se la jouer, Julie campe une Solange drôle et sombre, toute frémissante de sex, drugs, etc. Parfois, elle chante comme Mona Soyoc (Kas Product) et place des textes bien sentis sur la morbidité des filles (Black Rocks) ou la trouille des jeunes Africains enrôlés dans l’armée (Operette). Un premier disque tenu de bout en bout, impeccablement produit par Alister Chant, à qui l’on doit le récent PJ Harvey avec Robert Parrish – qui tient ici la batterie sur You broke my heart. Epatant. — Antoine Couder © DR/MARIE TAILLEFER


Carte blanche

platines musique

Flairs

Flairs + Riad Sattouf = amour éternel sans divorce.

Je vais vous raconter comment je suis devenu cocompositeur de la bande-son du film de Riad Sattouf, Les Beaux gosses. Un après-midi de décembre 2007, je tombe sur son profil Facebook, où il est représenté par une photo de petit chien. Je lui lance une request avec un court message lui disant combien je suis fan de son travail, en particulier de la série Pascal Brutal (2006-2009) – l’un de ses talents, c’est de savoir peindre les cons, comme Pascal le macho. J’aime aussi Retour au Collège (2005) et Les Pauvres aventures de Jérémie (2003-2005). Nous avons un ami commun, Jérémie Perrin, un homme très placide qui a réalisé le clip de mon morceau Truckers Delight. Et dix minutes après l’envoi de ma request, Riad m’avoue qu’il écoute le titre huit fois par jour ! Et aussi qu’il prépare son premier long-métrage et que, musicien lui-même, il adorerait qu’on bosse ensemble. Ça commence bien. Nos univers s’accouplent Riad vient du hard, de Slayer, de Metallica – il prend des cours de guitare avec un ancien hardos. Dans Les Beaux gosses, le gamin qui écoute du métal couillu à fond dans sa chambre en B. O. F. se prenant pour un mutant Les Beaux gosses super fort, c’est un peu lui. Editions Traversières © DR

Personnellement, plus jeune, j’écoutais Primus et leur bassiste génial, Les Claypool – on leur doit le générique déjanté de South Park. Mais ce qui nous réunit, c’est la musique électronique. Riad adore le chiptune, ces bandes-sons de jeux vidéo 8 bits, primitives, ultrabasiques. Après moult réunions, passages sur le tournage, on attaque. Un soir de 15 août bien arrosé, il me donne la démo de Levretto, très krautrock, qui aurait besoin d’être customisée. Dix minutes de réarrangements avec une grosse ligne de basse, une boîte à rythmes et mon synthé vintage fétiche, le Juno-60, jadis utilisé par The Cure, Human League, Nile Rodgers ou Ultravox. On réécoute dix fois, on se regarde, instant intense, magique, on le cherchait depuis deux mois et voilà qu’en l’espace d’un court moment, nos univers s’accouplent pour sonner juste. On fête ça en décapsulant notre douzième Heineken, on tient le thème du film, placé au tout début, quand les ados se roulent des pelles. Un mois plus tard, la musique est terminée : vingt-deux titres, comme une excroissance de mon premier album, Sweat Symphony, publié trois mois avant. Cet automne, on va se remettre à jouer ensemble, guitare/basse, claviers, parfois avec un batteur, dans l’idée de fabriquer des morceaux et peut-être de monter un groupe – je crois qu’on s’aime.

Consolidant dans le secret le successeur de Sweat Symphony, Flairs prépare une nouvelle formule live avec vidéos & images et sera cet automne en concert en Angleterre et en Belgique. page

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diane chasseresse (de clichés)

Ci-dessus :

Alber Elbaz & Tilda Swinton au Festival du Film de Paris. Haider Ackermann & Nicholas à l’exposition Hic et Nunc (Ossarium Animale) de Tabor et Villalobos à la Brachfeld Gallery à Paris. Graham Tabor & Miguel Villalobos devant la Brachfeld Gallery. A gauche:

nuit, Le jour, la e Pernet n ia D r a p la vie, 0 sung NX1 et son Sam

Ci-contre:

Chaussures Dolce & Gabbana portées par Bryan Boy à Florence. A droite:

Un invité de l’exposition de Stephen Jones au MoMu d’Anvers. page

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Charles Guislain devant le restaurant YEN à Paris.


De gauche à droite :

Manteau en peau de rat intégral José Castro. Charles Guislain dans un showroom à Paris. Cameron Silver du vintage shop Decades à L.A., au défilé Chanel à Paris.

A gauche :

Juan Caro & Fabio Sasso de la griffe Leitmotiv à Milan. A droite :

Théo Mercier à Paris pendant son exposition en espace public. En dessous :

Le designer des tenues de Gossip Girl, Eric Daman. En bas à gauche :

Agnès b. à La Cambre de Bruxelles. Une pièce de la collection SAMURAI datant du VIe siècle, au musée Mariano Fortuny de Venise.

Samsung NX10- laissez parler votre créativité. C’est facile avec cet appareil photo au boitier compact et aux optiques interchangeables. Equipé d’un capteur APS-C CMOS, avec 14.6 méga pixels, et doté d’un écran AMOLED 3 pouces, le NX10 vous permet de libérer l’artiste qui sommeille en vous ! page

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this is the end

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vieux génie cinéma

Avec "Le Soldat Dieu", Koji Wakamatsu, septuagénaire en colère, repart en guerre contre l’oubli, les bonnes manières et les kamikazes. Comme souvent concernant le 7e art japonais, un malentendu plane sur Koji Wakamatsu. Faute de pouvoir voir ses films, l’opinion critique le présente comme le réalisateur « d’embarrassants pornos-soft » (selon la formule du vétéran Donald Richie, référence en matière de cinéma nippon). A tort : Wakamatsu, cinéaste transgressif aux 74 printemps, est l’un des hommes-clés de la Nouvelle Vague japonaise – en sus de son œuvre colossale (135 films), il a produit le fondamental entretien Alex Masson photographie Renaud Monfourny traduction Elodie Laleuf avec Nao Hasuzawa

Empire des Sens de Nagisa Oshima (1976). L’Asie-manie tardive de certains distributeurs hexagonaux permet enfin de découvrir son cinéma pamphlétaire, remodelant des figures classiques comme, en décembre prochain, Le Soldat Dieu, (librement adapté d’un roman d’Edogawa Rampo, l’Edgar Allan Poe japonais), pour interroger le chaos du monde. Nous, nous avons envoyé nos questions et Koji a cogité.

Bonjour, où vous trouvez-vous en ce moment ? Koji Wakamatsu : Chez moi, à Tokyo. C’est aussi les bureaux de Wakamatsu Productions. De ma fenêtre, je vois le parc Yoyogi. En 2008, pour sa sortie française, Quand l’embryon part braconner [1966] a été frappé d’une interdiction aux moins de 18 ans. Déçu par la censure scandaleuse ou heureux que la virulence de votre cinéma vieillisse plutôt bien ? Quand le distributeur français [Gilles Boulenger de Zootrope Films] m’a appris cette interdiction, j’étais très étonné. Je pensais que la France était un pays beaucoup plus libre. C’est à cause du président que vous avez choisi, je ne peux rien dire de plus. Votre filmographie est foisonnante. Comment y inscrivezvous Le Soldat Dieu ? Le Soldat Dieu est né d’United Red Army [2009, son film précédent], qui racontait l’histoire de ce groupuscule d’étudiants, à la fin des années 60, qui s’est tourné vers la lutte armée en réaction au Japon d’après-guerre, devenu une société productiviste et une base militaire pour les Etats-Unis pendant la guerre du Vietnam. Je voulais expliquer ce qui avait pu amener ces jeunes à prendre les armes contre la société de leurs parents. Pour comprendre ce qui a poussé

ces jeunes à la révolte, il fallait donc revenir à la génération des parents. A l’époque, le Japon était entièrement dévoué à l’Empereur et à sa logique impérialiste. Les soldats devaient se battre pour lui et les femmes procréer, satisfaire les besoins de leur mari, nourrir la nation tout entière. Tous participaient à l’effort de guerre. La guerre était une valeur. Seul comptait le rayonnement de l’Empire. Vous êtes né trois ans avant le début de la Seconde Guerre mondiale. Quels souvenirs en avez-vous ? J’ai des images de mon village où on ramenait aux parents le corps des enfants soldats morts tout en agitant des drapeaux. Je voulais faire un film pour qu’on n’oublie pas, que l’on prenne conscience de l’absurdité de cette esthétique que l’on prête, au Japon, aux kamikazes, à cette idée « noble » selon laquelle la guerre est une bonne chose lorsqu’il s’agit de se battre pour la nation, ce fameux esprit selon lequel rien n’est plus beau que de se sacrifier pour son pays, sans se poser de questions. A cette période, le Japon bataillait contre le colonialisme occidental, celui pratiqué par les Etats-Unis d’aujourd’hui en Irak ou en Afghanistan. A la fin, reste la mort de personnes ordinaires. En quoi une histoire intime est-elle un bon moyen pour raconter les rapports d’autorité entre le pouvoir et les citoyens ? page

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vieux génie

« Comme je ne pouvais pas tuer des policiers dans la réalité, j’ai décidé de le faire à l’écran. » Koji Wakamatsu Le film Je montre souvent des femmes qui se révoltent, peut-être parce que j’ai l’image de ma mère, qui a travaillé dur toute sa vie, souffrant beaucoup de la violence de mon père quand il était ivre. Les femmes, c’est la métaphore du peuple opprimé. Et tôt ou tard, le peuple se soulève. La relation entre ce soldat et son épouse n’est pas éloignée d’une forme de sadomasochisme, y compris dans la manière dont vous filmez la jouissance. La sexualité restet-elle une arme à vos yeux ? Le cinéma est une arme. Quand j’étais jeune, j’ai été emprisonné et humilié par les forces de l’ordre et je me suis juré que je me vengerais. Comme je ne pouvais pas tuer des policiers dans la réalité, j’ai décidé de le faire à l’écran, je pouvais en tuer autant que je voulais ! Le 7e art permet de dénoncer les injustices. Vous souvenez-vous du premier de vos 135 films ? Quand on me montre mes vieux films, je ne vois que les défauts et j’ai du mal à regarder. Je ne m’intéresse qu’au présent et au futur. Votre œuvre est réputée pour sa peinture critique de la société. Etes-vous toujours en colère ? Toujours. La société japonaise n’a pas évolué, les politiciens ne pensent qu’aux élections. Et il y a des jeunes, des étudiants, qui ne savent même pas qu’une bombe atomique est tombée sur Hiroshima, que le Japon a combattu les Etats-Unis ! Des millions de Japonais ont été tués durant la Seconde Guerre mondiale. Et dire que certains membres de la Diète [le parlement national] voudraient remilitariser le pays ! Je veux leur faire prendre conscience de tout cela. Le Soldat Dieu pose la question de l’absurdité du terme de « guerre juste ». Suivez-vous le conflit en Afghanistan ? Il n’y a aucune guerre juste, il y a des hommes qui tuent et qui violent. C’est valable pour celle en Afghanistan. La responsabilité des Américains est, à cet égard, très lourde. Certains de vos précédents films vantaient pourtant les mérites de la lutte armée... J’ai pu la soutenir à ma façon, mais je refuse de faire partie d’un groupe et je n’ai jamais participé à aucune guerre. Je ne pense pas que la lutte armée puisse mener à quoi que ce soit. Le combat se passe dans les urnes. — page

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Chenille de tank

Coffret DVD Koji Wakamatsu, éditions Blaq Out Vol. 2 : La Saison de la terreur (1969), Running in Madness, Dying in Love (1969), Sex Jack (1969) L’Extase des anges (1972) Vol. 3 : Violence sans raison (1969), Shinjuku Mad (1970), Naked Bullet (1969), La Vierge violente (1969) Rétrospective Cinémathèque de Paris Du 24 novembre au 2 janvier

Pendant la Seconde Guerre mondiale, un soldat japonais revient dans son village. Ses médailles pèsent désormais plus lourd que ses bras et ses jambes, perdues sur le champ de bataille. L’épouse de cet homme-tronc, qui l’a désormais à charge, va se lancer dans une autre guerre, envers ses voisins, qui ne comprennent pas qu’elle puisse refuser de s’occuper d’un héros ayant si bien servi l’Empereur. Le Soldat Dieu, c’est Johnny s’en va-t-en guerre à l’envers. Contrairement au classique de Dalton Trumbo de 1971 (inspiré de son propre roman publié en 1939), il montre crûment les dégâts du conflit armé et prend le parti des victimes collatérales. En l’occurrence, une femme s’émancipant des diktats sociaux du Japon d’alors. L’intrigue, très mélo, se teinte de sarcasmes : Wakamatsu lacère profondément les valeurs d’un pays outrancièrement militariste, dévot du pouvoir en place. Le titre original (Kyatapira, « chenille ») évoque le principe d’une métamorphose. Le réalisateur la provoque lors d’un accouchement douloureux – les images sont crues mais pas autant que la brutalité de rapports sociaux envisagés comme une relation amourhaine proche du sadomasochisme – pour mieux libérer cette épouse-étendard d’un héroïsme féministe, magnifique. — A. M. Le Soldat Dieu,

en salles le 1er décembre


Koji Wakamatsu

L’actu en plus

Désillusions déguisées Av a n t - go û t parfait de la sortie du Soldat Dieu, signalons la sortie de deux coffrets DVD et la rétrospective Wak a m at s u à la Cinémathèque de Paris. Prolongations d’un premier coffret, les volumes 2 et 3 sont des choix pertinents en termes de titres : huit films, des plus connus aux plus confidentiels. Si Sex Jack et La Saison de la Terreur restent des clés dans cette œuvre – Wakamatsu y installe son savoir-faire pour les huis-clos oppressants qui deviendront sa marque de fabrique, ou délaisse la violence pour un profond désenchantement –, L’Extase des anges, vision glaciale des désillusions déguisée en film d’anticipation psyché, confirme une capacité à infiltrer les formules du cinéma de genre via un virulent propos social et politique. Une démarche se rapprochant d’un certain cinéma européen, celui d’un Marco Ferreri ou d’un Fassbinder, finalement plus désespéré qu’anar. — A. M.

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numéros lecteurs

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Acne 01 42 60 16 62 Agnès b 01 40 03 45 00 Alaia vintage rewindvintage.com Alain Mikli c/o M. Le Bihan mikli.fr Alain Quilici alainquilici.com American Apparel 01 42 49 50 01 Anne Fontaine 01 44 84 49 49 Antipodium antipodium.com APC 01 47 63 72 85 Astuguevieille 01 44 69 91 40 42

•B•

Bernhard Willhelm 01 47 00 08 68 Burberry 01 40 07 77 77

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•D•

Damir Doma damirdoma.com David Télévision 06 63 78 93 97 De Fursac 01 40 07 97 97 Delfina Delettrez delfinadelettrez.com Dice Kayek dicekayek.com DKNY dkny.com Dsquared c/o M. Le Bihan 01 47 03 16 70 page

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Falke 01 40 13 80 90 Gaspard Yurkievich 01 42 01 51 00 Gérard Sené gerardsene.com Ginette NY 04 91 17 87 69 Giorgio Armani 01 53 63 33 50 Gripoix gripoix.fr

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J.M. Weston jmweston.com JB Martin 02 99 94 60 60

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Kenzo 01 40 39 72 03 La Perla laperla.com Lacoste 01 44 82 69 02 Lancel 01 53 91 41 41 Le Mont Saint-Michel 01 53 40 80 44 Les Bijoux de Sophie 01 40 09 71 71 Les Hommes leshommesfashion.com Les Prairies de paris 01 40 20 44 12 Levi’s® 01 45 08 18 19 Lie Sang Bong 01 44 84 49 49 Louis Quatorze 01 40 27 99 71 Lutz 01 42 76 00 00

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« Bad Romance » 4th in a series of 10 ©D. G.


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