
10 minute read
L’ENTRETIEN
L’ENTRETIEN
La santé, c’est aussi dans la tête
Nadira Hotz est psychologue en fauteuil roulant au CSP. Et quand elle reçoit ses patients, elle se place à leur niveau, au sens propre comme au figuré.
Gabi Bucher et Nadja Venetz
Quel est ton parcours professionnel?
Je suis psychologue depuis douze ans, j’ai d’abord travaillé au Balgrist, puis onze ans au CSP. J’ai toujours été attirée par la psychologie, mais ce n’est qu’à l’âge de 40 ans que j’ai entrepris les études dont je rêvais. J’y avais déjà réfléchi après la maturité, mais comme j’avais alors encore du mal à accepter ma paralysie médullaire (accident de moto à l’âge de 16 ans), je craignais de ne pas pouvoir faire preuve de suffisamment d’empathie pour des problèmes qui me paraîtraient «mineurs». J’ai donc opté pour des études d’économie, mais j’ai interrompu mon cursus à 24 ans pour créer mon entreprise et vendre des fauteuils roulants et de la technologie médicale. J’ai fait cela jusqu’à l’âge de 40 ans, puis j’ai vendu ma société et j’ai enfin pu entamer des études de psychologie.
La psychologie ne t’a donc jamais vraiment quittée, qu’est-ce qui te passionne autant?
J’aime les gens, ils m’intéressent. Dans mon entreprise, je côtoyais régulièrement des collaborateurs et des clients, la diversité de la nature humaine me fascinait. Nombre de mes clients étaient des mères d’enfants atteints de handicaps multiples. Elles étaient souvent au bout du rouleau. Quand je leur
disais qu’elles devraient se faire aider, elles m’expliquaient que c’était inutile, que les psychologues ne comprendraient pas leurs problèmes. Lorsque j’ai commencé mes études de psychologie après avoir vendu ma société, c’était d’abord par pure curiosité. J’ai passé les examens pour le fun. Ensuite, j’y ai pris goût et j’ai voulu obtenir mon diplôme (rires).
Et comment es-tu arrivée au CSP?
Je connaissais la maison car je vendais les produits de mon entreprise au CSP à l’époque. J’ai su très tôt que je voulais y faire mon stage. J’ai postulé comme stagiaire alors que j’étais encore en bachelor. Mais j’ai d’abord essuyé un refus de la part d’Astrid König, alors responsable. Ils croulaient sous les candidatures et ne voulaient pas engager d’étudiants de l’étranger (Nadira Hotz a étudié en France). J’y suis allée au forcing jusqu’à ce qu’elle tergiverse et me demande de patienter encore deux ans. Je lui ai dit que c’était parfait, que de toute façon, mon stage ne se ferait qu’en année de master. Elle m’a répondu: «Je n’arriverai pas à me débarrasser de vous aussi facilement!» C’est ainsi que notre amitié et notre merveilleuse collaboration sont nées.
Tu savais donc que si tu choisissais la psychologie, c’était pour travailler avec des personnes en fauteuil roulant?
J’ai identifié les besoins dans mon entreprise. Et puis dans ma jeunesse, j’ai joué activement dans l’équipe nationale allemande de basket-ball en fauteuil roulant. Bon nombre de mes coéquipières n’allaient pas bien sur le plan psychologique. Or quand je leur disais qu’elles devraient se faire aider, elles refusaient. La psychologie du sport m’aurait aussi intéressée, mais quand j’ai enfin pu faire mon stage au CSP, j’ai décidé de me consacrer à la paralysie médullaire. C’est ainsi que tout a commencé. J’ai dû partir après mon stage mais un poste s’est libéré au Balgrist. Et au bout d’un an, j’ai finalement pu entrer au CSP. Cet été, j’ai réduit ma charge de travail à 40% et je travaille aussi à mon compte.

Quelle est la différence entre ton travail ici et dans ton cabinet?
Les clients qui viennent au cabinet ont un objectif clair. Ils savent pourquoi ils ont besoin d’aide, ils ont un problème spécifique comme l’alcool, les cauchemars, la rumination, etc. La plupart d’entre eux peut en venir à bout après plusieurs séances. Au CSP, c’est différent. Nous commençons par nous présenter aux patients et leur expliquons que nous sommes à leurs côtés. Ils sont à chaque fois surpris de nous voir, car ils sont persuadés de ne pas être «malades dans leur tête». Nous devons ensuite leur faire comprendre que notre rôle est de les soutenir pour que la rééducation se passe bien. Mais la plupart des patients n’ont pas d’objectifs. Ce sont des problèmes somatiques qui les préoccupent, ils ne pensent pas à la psyché.
Il s’agit donc d’une offre que les patients peuvent accepter s’ils le souhaitent?
La psychologie fait partie du concept global de rééducation qui comprend aussi des offres telles que l’art, la musique et la méthode Feldenkrais. Lors de la consultation de rééducation primaire, nous évaluons la situation psychologique du patient et décidons s’il a besoin d’un soutien régulier et sur quelle période. Si le patient ne veut pas en bénéficier, il n’a pas à le faire. Nous saurons comment il va à chaque échange interdisciplinaire. Et avec le temps, nous finissons par connaître nos patients, d’autant qu’une unité fixe nous est assignée. Si nous remarquons que quelqu’un ne va pas bien, nous intervenons. Une rééducation ne se déroule pas de manière linéaire, le patient fait des progrès au début, puis il stagne, et l’état psychologique peut s’aggraver dans certaines circonstances. Ou un problème physique surgit soudain et le moral redescend en flèche. Nous tentons de soutenir le patient afin qu’il soit psychologiquement stable, que la rééducation se passe bien et qu’il progresse avec enthousiasme et motivation.
Proposez-vous aussi des séances avec les proches?
Nous sommes ouverts et flexibles et, au besoin, impliquons les conjoints, enfants, parents, etc. Souvent, la famille est au début davantage touchée que le patient lui-même. Ce dernier est «entouré de soins», alors que les proches doivent gérer une multitude de choses et que la vie quotidienne poursuit son cours. Lorsque la famille assure une prise en charge régulière, nous offrons plutôt un soutien à domicile. Mais il est tout à fait possible de se réunir lors d’une visite au patient.
Y a-t-il des sujets qui reviennent sans cesse lors de la rééducation primaire?
Il y a autant de sujets différents que d’êtres humains. Mais pour chacun, la question centrale après l’accident ou la maladie est celle de l’image de soi: qui suis-je et où en suis-je? La personne en fauteuil roulant n’a plus son «corps qui marche», cela change tout! Elle doit se le réapproprier, l’accepter. C’est plus difficile pour celles et ceux qui se définissent avant tout par leur physique que pour les gens qui n’y attachent pas au-
tant d’attention. Ensuite, il y a la question de la place dans la famille. Comment puisje continuer à être un père ou une mère? Qui assurera le revenu du ménage? Chacun a sa propre image de son rôle. Cela peut aussi être quelque chose de très basique: qui portera les packs de boissons désormais? Si, par exemple, un patient véhicule en lui pendant 50 ans l’image de l’homme fort, la nouvelle situation risque de terriblement l’affecter. L’image de soi est d’une importance capitale. À cela s’ajoute la question de la sexualité, qui prend une forme totalement nouvelle et différente. Les préoccupations de chacun sont donc complètement hétéroclites. De même, la gestion de la situation diffère suivant la hauteur de la paralysie, les douleurs physiques, les problèmes supplémentaires tels que les escarres. Si le patient reste physiquement en bonne santé, la reconstruction sera plus facile et plus rapide. Les problèmes récurrents agissent comme un traumatisme permanent. Il est scientifiquement prouvé que cela peut entraîner un trouble de stress post-traumatique. Il en va de même pour les paralysés médullaires.

Tu es toi-même en fauteuil roulant. Cela a-t-il une importance pour les patients?
Je n’aurais jamais pensé que ce serait si important. Un patient m’a dit un jour qu’il était agréable d’être au même niveau. Je ne sais pas s’il le pensait au sens propre ou au sens figuré. Les patients se sentent plus à l’aise avec quelqu’un qui connaît tous les problèmes «invisibles» et «bizarres». Ceuxci sont souvent considérés comme honteux et les patients apprécient de ne pas avoir à tout déballer. En outre, je pense que cela se passe comme avec les pairs: les patients voient que je suis en fauteuil roulant et que je travaille. Lorsqu’ils apprennent depuis combien de temps je fais cela, ils sont positivement surpris. Je confirme leur espoir d’une vie normale, ce qui leur donne de la force.
En ce moment, le coronavirus sévit partout, comment cela affecte-t-il ton travail?
La situation était déjà difficile en mars pendant le semi-confinement et elle l’est à nouveau aujourd’hui. Les patients ne peuvent quasiment pas recevoir de visites, ils ne peuvent pas rentrer chez eux le week-end, le temps leur semble donc encore plus long et ils ruminent encore plus. Cela requiert davantage de force pour faire face à cette période déjà compliquée. Un autre problème est le manque d’expression du visage à cause du masque. Le patient ne voit pas si je confirme, si je me montre bienveillante, si je le comprends. Je dois surveiller ce que je fais avec mes yeux. Si je les plisse parce que je n’ai peut-être pas compris quelque chose, ce geste peut être perçu comme menaçant. Cela rend le travail plus difficile. Une patiente m’a dit une fois qu’elle ne supportait plus de ne plus voir les gens rire.
Quels sont les facteurs qui favorisent la santé mentale?
C’est difficile à définir. Les contacts sociaux et les activités sportives comptent beaucoup, mais vous ne pouvez pas vous contenter de dresser une liste pour que cela aille mieux. Si une personne est dépressive, elle n’arrivera pas à entretenir des contacts sociaux ou à faire du sport. En ce sens, il n’existe pas de manuel d’instruction pour l’harmonie intérieure. Les conseils, c’est bien. Se faire aider, c’est mieux. Mais si le patient ne veut pas, il n’y a pas grand-chose à faire.
La motivation doit donc venir de la personne elle-même?
Oui. C’est un défi de taille quand quelqu’un qui va mal refuse de se faire aider. Si vous allez voir un psychologue mais que vous restez assis en silence, cela ne vous aidera pas. Une fois, j’ai eu une patiente qui venait aux séances convenues, mais qui avait un comportement passif-agressif et ne disait pas un mot. Au bout d’un moment, je lui ai dit: «D’accord, vous pouvez rester et j’en profiterai pour travailler.» Elle est restée. Un jour, je lui ai offert une tasse de thé. Elle a continué à venir régulièrement à ses séances et, avec le temps, la glace s’est brisée. Cela arrive parfois avec de jeunes patients. Ils se rendent compte qu’ils ne vont
Elle œuvre au CSP depuis 11 ans
pas bien mais ils n’ont pas de mots pour exprimer ces nouvelles émotions. Il faut du temps, de la patience et de l’empathie pour qu’ils s’ouvrent. Mais il est rare que les patients refusent de l’aide lorsqu’ils vont mal. Tôt ou tard, ils acceptent le soutien qu’on leur offre.
L’ASP est l’organisation faîtière des clubs en fauteuil roulant. Quelle est l’importance de l’échange entre vous?
L’échange entre nous est crucial, c’est pourquoi j’aimerais avoir plus de thérapies de groupe. Je dis toujours aux patients d’adhérer à une association. Souvent, les personnes qui ne sont plus toutes jeunes lorsqu’elles se retrouvent en fauteuil roulant avaient déjà une vie sociale dans laquelle elles faisaient de la randonnée, du sport, du vélo en groupe, par exemple. Leurs amis étant piétons, les activités communes ne sont plus possibles et elles s’isolent. Les femmes ont moins ce genre de problème, elles se retrouvent au café pour bavarder. Or il est rare que les hommes se rencontrent sans raison, ils «font» quelque chose ensemble. Ils devraient juste avoir le courage de dire: «Je ne peux plus faire de randonnée ni de vélo, alors viens boire une bière avec moi.» Les hommes ne veulent pas montrer leur faiblesse ni demander aux autres d’avoir de l’égard pour eux. C’est pourquoi ils se sentent plus à l’aise avec des personnes en fauteuil roulant, car ils ne sont pas un fardeau pour les autres. En résumé, que ce soit par des piétons ou des pairs, il est important que les paralysés médullaires soient bien entourés et ne s’isolent pas.
Informations Service psychologique du CSP pour les patients ambulatoires www.paraplegie.ch