Damien Bilteryst
Le prince Baudouin FrÄšre du Roi-Chevalier
Ă€ Julien
Prologue
Pourquoi dĂ©dier une biographie Ă un prince peu connu disparu si jeune? LĂ©opold II et Albert Ier occupent dans lâhistoire de la Belgique une place et un rĂŽle bien dĂ©finis, bien identifiĂ©s: au roi bĂątisseur a succĂ©dĂ© en 1909 son neveu le roi chevalier. Cette succession nâa cependant pu sâopĂ©rer que par le dĂ©cĂšs du prince Baudouin, frĂšre aĂźnĂ© dâAlbert. La naissance de Baudouin en 1869 restaure un vif espoir dans la pĂ©rennisation sĂ©rieusement menacĂ©e de la dynastie belge. LĂ©opold II vient de perdre son fils unique, le duc de Brabant. Cette mort prive dĂ©sormais la Maison de Saxe-Cobourg-Gotha de tout hĂ©ritier de la troisiĂšme gĂ©nĂ©ration. Alors que la Belgique est lâobjet de toutes les convoitises de ses voisins europĂ©ens, la venue au monde dâun nouveau prince apparaĂźt comme une garantie providentielle pour lâavenir. LĂ©opold II a dĂ©sormais un neveu sur lequel les espoirs de la nation entiĂšre reposent. Baudouin vient au monde dans lâunivers exceptionnel du palais de son pĂšre, le comte de Flandre. On pourrait presque considĂ©rer quâil existe Ă cette Ă©poque deux cours en Belgique. Chacune dâelle est organisĂ©e autour dâun des deux fils du dĂ©funt roi LĂ©opold Ier. LĂ sâarrĂȘtent les similitudes. Sur la premiĂšre rĂšgne un souverain visionnaire, Ă©nergique et dĂ©terminĂ© qui forme inlassablement dâambitieux projets pour son pays, parfois doublĂ© dâun autocrate domestique. Trop souvent, il pallie les restrictions quâimpose la constitution Ă ses prĂ©rogatives rĂ©galiennes par un comportement tyrannique quâil inflige tantĂŽt au palais royal, tantĂŽt au chĂąteau de Laeken, Ă lâensemble de sa maison. Cette cour est celle du roi LĂ©opold II. La seconde est Ă©tablie au palais de la rue de la RĂ©gence, au service dâun prince dont les idĂ©aux sont Ă lâexclusif service de ses passions personnelles et dont 7
lâexistence est dĂ©volue aux plaisirs quâoffre une vie familiale Ă©quilibrĂ©e. On y cultive un art de vivre de haute qualitĂ©, dans un univers raffinĂ© oĂč la culture, les voyages et la concorde sont dĂ©libĂ©rĂ©ment privilĂ©giĂ©s. Cette «cour» est celle de Philippe, comte de Flandre, oĂč naĂźtra et mourra Baudouin. Baudouin connaĂźtra les premiĂšres annĂ©es de cette pĂ©riode que lâon nomme habituellement la Belle Ăpoque. Ăre favorablement connotĂ©e, mais marquĂ©e aussi par lâessor des idĂ©es progressistes et les conflits qui sâensuivent. Le Prince Ă©volue dans un dĂ©cor au luxe sans Ă©quivalent au cĆur de Bruxelles, tandis que dehors monte dĂ©jĂ la clameur populaire augurant dâun imminent changement de sociĂ©tĂ©. Alors que LĂ©opold II tente dâinscrire son neveu dans sa propre ligne de pensĂ©e, Baudouin, certes patriote, nâoublie jamais que dâautres modĂšles existent en Allemagne, le pays de sa mĂšre nĂ©e princesse prussienne. Ses rĂ©fĂ©rences ne se limitent pas au cadre Ă©troit dans lequel il vit Ă Bruxelles; elles se teintent de lâesprit germanique de la cour des Hohenzollern, oĂč il sĂ©journe frĂ©quemment. Baudouin prise les parades militaires belges, il commande loyalement ses Âtroupes, mais prend â dĂšs quâil juge lâaction de son oncle contraire Ă ses idĂ©es personnelles â ses distances avec le Roi dont il critique les projets coloniaux. Dans lâombre de Baudouin grandit son frĂšre Albert, auquel on vante tant les qualitĂ©s de son frĂšre aĂźnĂ© Ă jamais figĂ© dans une image de saint de vitrail. Cet exemple en devient paralysant. Tout au long de son rĂšgne, Albert Ier sâinterrogera: suis-je Ă la hauteur de mon dĂ©funt frĂšre? La spĂ©culation nâest pas vraiment de mise en histoire, mais il est plaisant dâimaginer ce quâaurait Ă©tĂ© le rĂšgne de Baudouin sâil avait succĂ©dĂ© Ă son oncle en 1909. Son rĂšgne aurait-il Ă©tĂ© plus conservateur que celui du roi chevalier, conformĂ©ment aux idĂ©es traditionalistes du Prince? Cette biographie permet donc de cĂŽtoyer au plus prĂšs deux rois des Belges vus sous un angle nouveau. Le lecteur entrera dans leur univers personnel en tĂ©moin privilĂ©giĂ© et dĂ©couvrira les coulisses de la monarchie en cette pĂ©riode charniĂšre de lâHistoire. Il y ren contrera des figures connues comme la dĂ©terminĂ©e comtesse de Flandre, lâĂ©nigmatique Marie-Henriette ou ClĂ©mentine la Cendrillon, tout en se familiarisant avec des personnages moins connus des ÂBelges. Certains sont de naissance royale: lâĂ©nergique prince ÂCharles-Antoine de Hohenzollern, lâamusant cousin Carlo, le terrible 8
Prologue
Aribert dâAnhalt, lâeffrayante Mathilde de Saxe. Dâautres rĂŽles complĂštent ce riche casting: le fidĂšle Terlinden, Bosmans le charmeur, le sĂ©vĂšre major von Schilgen, sans oublier la meute des griffons de la Reine qui, eux aussi, apparaissent dans le rĂ©cit. Le rĂ©cit ne reste pas circonscrit Ă Bruxelles mais suit Baudouin en manĆuvres militaires en Belgique ou Ă Hanovre. Le lecteur dĂ©couvrira Baudouin dans ses voyages Ă Sigmaringen la fĂ©odale, Ă la douce Weinburg prĂšs du lac de Constance, dans le Nord de lâItalie ou encore Ă Paris lors de lâinauguration de la Tour Eiffel. Qui nâĂ©prouverait lâenvie de suivre Baudouin?
9
Chapitre I
A good fellow
Ă Philippe, comte de Flandre, jeune homme placide et aimable, son pĂšre, le roi LĂ©opold Ier, confie de temps Ă autre quelques missions de reprĂ©sentation auprĂšs des cours Ă©trangĂšres. Il connaĂźt les langues allemande, flamande et anglaise. Sa physionomie trĂšs avenante plaĂźt dans les salons. Il danse Ă©lĂ©gamment et charme naturellement ceux quâil rencontre. Ainsi, Ă vingt ans, le comte de Flandre rend visite Ă Metternich. Le vieux chancelier dĂ©cide de se montrer aimable avec le fils cadet de LĂ©opold Ier qui lui paraĂźt avoir hĂ©ritĂ© de ses excellentes façons. Taquinant le jeune homme, il lui demande Ă brĂ»le-pourpoint si les statues du parc de Bruxelles ont le nez cassĂ©. MĂ©dusĂ©, Philippe lui rĂ©pond quâeffectivement, beaucoup dâentre elles ont Ă©tĂ© restaurĂ©es Ă la suite de mutilations anciennes. Le chancelier lui fait alors un surprenant aveu: jeune homme de dix-sept ans en vacances chez son pĂšre alors ministre Ă Bruxelles, il sâest parfois amusĂ© en compagnie dâamis de jeunesse Ă jeter des pierres au parc, ce qui a pu parfois avoir de fĂącheux rĂ©sultatsâ1! Cette aisance Ă susciter lâempathie perdurera. Lâentregent et lâextĂ©rieur avantageux du comte de Flandre opĂ©reront aussi efficacement Ă Berlin quâĂ Vienne et Ă Weimar quâĂ Venise, citĂ© quâil aime entre toutes. Je ne suis quâune doublure En 1958, le Roi â pourtant dâordinaire si jaloux de ses prĂ©roga tives â mandate Philippe, tout jeune gĂ©nĂ©ral-major de cavalerie dans ÂlâarmĂ©e belge, Ă la prĂ©sidence du Conseil de DĂ©fense. Depuis longtemps dĂ©jĂ , il sâintĂ©resse aux affaires militaires, et pas seulement en 1â Schweisthal, M., «Son Altesse Royale Philippe, Comte de Flandre, Essai biogra phique», in Annales de la SociĂ©tĂ© dâArchĂ©ologie de Bruxelles, XXII (â1908â), pp. 22-23. 11
collectionnant les albums de lithographies reprĂ©sentant des uni formes ou des vues de batailles orientales, mais en Ă©tudiant sĂ©rieusement les questions les plus thĂ©oriques relatives Ă lâart de la guerre. LĂ©opold Ier prĂ©fĂšrerait mĂȘme que ce soit son «bon gros Philippe» qui gĂšre exclusivement ce domaine, car il doute alors de lâintĂ©rĂȘt du duc de Brabant pour le sujet. Lâavenir dĂ©montrera que les centres dâintĂ©rĂȘts de ses deux fils ne sont alors pas encore dĂ©finitivement fixĂ©s⊠«Je ne suis quâune doublure, dit Philippe. La seule chose politique dont je me suis occupĂ© et dont je mâoccupe journellement sont les affaires dĂ©fenÂsives et militaires du pays et câest une tĂąche quâon aime Ă remplirâ1». Outre un intĂ©rĂȘt commun pour la dĂ©fense nationale, Philippe et «Cher Papa» partagent les plaisirs cynĂ©gĂ©tiques. LĂ©opold se rĂ©jouit de lâouverture de la saison des chasses et promet malicieusement Ă son fils que les renards auront une punition consĂ©quente le temps venu. Le roi LĂ©opold prĂ©fĂšre la compagnie de Philippe, dont il estime la maniĂšre dâĂȘtre plus vraie que celle de son frĂšre: «LĂ©o est un ĂȘtre dont on retire peu de satisfactions quand on connaĂźt bien son caractĂšre Ă©goĂŻste et secâ2.» LĂ©opold Ier a trĂšs rapidement dĂ©cidĂ© du mariage du duc de ÂBrabant, alors ĂągĂ© dâĂ peine dix-huit ans, mais il juge le comte de Flandre trop jeune pour se marier; il nâaurait dâailleurs pas la place de loger un autre couple sous son toit. Le nom de Marie, princesse de HohenÂzollern-Sigmaringen est prononcĂ© dĂšs 1858, mais ses treize ans Ârendent tout projet matrimonial trĂšs prĂ©maturĂ©. A priori, mĂȘme sâil estime personnellement le pĂšre de la jeune fille, LĂ©opold Ier nâest pas trĂšs favorable Ă une telle union: «Des Murat et la descendance de StĂ©phanie de Beauharnais ne mâinspirent pas beaucoupâ3», dĂ©clare-t-il. Une autre «fiancĂ©e» est Ă©voquĂ©e en 1860: la princesse Marie des Pays-Basâ4, dix-neuf ans, fille du prince FrĂ©dĂ©ric. Philippe lâa vue lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente Ă la cour hollandaise, mais il juge la jeune fille laide et sa famille dĂ©plaisante. Philippe souhaiterait ardemment quitter le chĂąteau de Laeken oĂč le dĂ©cĂšs de sa mĂšre la reine Louise en 1850 et lâarrivĂ©e trois ans plus 1â APR â Archives de la comtesse dâHulst â Lettre de Philippe Ă la comtesse dâHulst, 11 janvier 1859 (â10/56â). 2â APR â Inventaire Mexique â Lettre de LĂ©opold Ier Ă Charlotte, Laeken, 11 juillet 1863 (â15/7â). 3â APR â Inventaire Mexique â Lettre de LĂ©opold Ier Ă Charlotte, Laeken, 26 octobre 1862 (â15/271â). 4â Marie, princesse des Pays-Bas (â1841-1910â) Ă©pousera en 1871 Guillaume, prince de Wied. 12
A good fellow
tard de sa belle-sĆur lâarchiduchesse Marie-Henriette dâAutriche ont Ă©teint toute harmonie familiale. Souvent grognon, la jeune duchesse de Brabant dĂ©daigne mĂȘme parfois saluer son beaufrĂšre. «Marie, les jours oĂč elle ne va pas au spectacle, est dâune humeur de dogue; ses dames elles-mĂȘmes ont de la peine Ă la supporterâ1.» Lorsquâelle se dĂ©partit de son mutisme gĂȘnant, ses conversations gĂ©nĂ©ralement limitĂ©es au domaine Ă©questre et aux comĂ©dies italiennes dont elle est passionnĂ©e rebutent le jeune Philippe, tĂ©moin involontaire de lâexistence curieuse que mĂšne le couple hĂ©ritier, toute de silences, de regards lĂ©opoldiens morigĂ©nant la duchesse de Brabant et de malaise permanent. Philippe a tant besoin de fuir Laeken que, comprĂ©hensif, le roi LĂ©opold Ier lâemmĂšne frĂ©quemment avec lui dans son domaine dâArdenne. En 1861, le Roi lâautorise Ă sâĂ©tablir dans son propre appartement au palais royal de Bruxelles. Le jeune homme profite alors de son cĂ©libat pour voyager et vivre Ă sa guise. Cela dĂ©plaĂźt au Roi qui dĂ©crit de la sorte les journĂ©es de son fils, ĂągĂ© de vingt-cinq ans: «Quand il ne va pas Ă la chasse, il ne se lĂšve pas de trĂšs bonne heure et fume grand nombre de cigares. Quand on est ici, il vient ordinairement pour le dĂ©jeuner dâune heure, aprĂšs cela il retourne Ă deux heures en ville et se promĂšne avec quelques gens vraiment de peu de valeur jusquâĂ lâheure du dĂźner. Il dĂźne en ville avec une partie de la maison. Le soir, il va au cercle jouer au whistâ2.» Il ajoute: «Dans tout cela il nây a rien qui soit mal, et Ă la fin de ses jours un pauvre vieux pourrait adopter ce genre de vie, mais pour un jeune homme intelligent, cela ne convient certainement pas. Je cherche souvent Ă lui donner de lâoccupation, mais je ne vois pas quâil sây intĂ©resse beaucoup.» Le Roi dĂ©plore la vie sociale mĂ©diocre de son fils cadet, qui sâentoure de comparses favorisant ses mauvaises habitudes. Les mois passent, mais aucun changement nâintervient: «Phil devient dâun oisif terrible, je ferai bientĂŽt une attaque sur celaâ3.» LĂ©opold envisage alors un remĂšde Ă son inactivitĂ©: «Pour le sortir de cette position, un mariage est fort Ă dĂ©sirer, sans cela il tomberait finalement dans un vĂ©ritable Ă©tat de nullitĂ©.» Le Roi, bien dĂ©cidĂ© Ă sortir le Prince 1â APR â Archives de lâimpĂ©ratrice Charlotte â Lettre de Philippe Ă Charlotte, Laeken, 14 mars 1859 (â17bis/40â). 2â APR â Inventaire Mexique â Lettre de LĂ©opold Ier Ă Charlotte, Laeken, 26 octobre 1862 (â15/271â). 3â APR â Inventaire Mexique â Lettre de LĂ©opold Ier Ă Charlotte, Laeken, 11 novembre 1863 (â15/322â). 13
de son dolce farniente, se met Ă la recherche dâune bru qui amenderait Philippe. Il songe alors Ă dâinattendus partis demeurant Ă plus de neuf mille kilomĂštres de Bruxelles. Le BrĂ©sil et la Belgique ont toujours entretenu dâexcellentes relations commerciales, politiques et diplomatiques. En 1860, le brillant empereur Pedro II administre depuis prĂšs de trente ans avec intelligence et succĂšs lâimmense pays reçu de son pĂšre â quâadmiratif, ÂLĂ©opold Ier qualifie de «superbe empire». Il a rĂ©ussi Ă transformer le BrĂ©sil en une puissance reconnue sur la scĂšne internationale pour sa stabilitĂ© politique, sa libertĂ© dâexpression, son respect des droits civiques, sa remarquable croissance Ă©conomique et surtout sa forme de gouvernement: une monarchie constitutionnelle reprĂ©sentative. LâimpĂ©ratrice ThĂ©rĂšse-Christine, nĂ©e princesse de Bourbon-Siciles, lui a donnĂ© deux filles qui ont alors quatorze et treize ans: Isabelle, lâhĂ©ritiĂšre du trĂŽne, et sa sĆur LĂ©opoldine. Dans la continuitĂ© dâune politique dâimmigration destinĂ©e Ă rĂ©duire lâinfluence des riches BrĂ©siliens latifundiaires initiĂ©e dĂšs les annĂ©es 1820 par son prĂ©dĂ©Â cesseur, lâEmpereur dĂ©cide dâaccorder aux princesses de vastes Âterritoires sur lesquels pourront sâĂ©tablir des colons europĂ©ens. Une union entre le comte de Flandre et lâune des princesses brĂ©siliennes â que lâon surnomme peu Ă©lĂ©gamment les «lots coloniaux» â offrirait Ă la Belgique une formidable opportunitĂ© dâinvestissements outreAtlantique. Au dĂ©but de lâannĂ©e 1861, LĂ©opold aborde le sujet avec Philippe et lui propose de se rendre sur place afin de juger par luimĂȘme si lâune des jeunes filles lui plaĂźt. Dâabord enchantĂ© par la perspective de ce voyage, auquel il compte ajouter une visite aux Ătats-Unis, la motivation du jeune homme dĂ©croĂźt au fil des mois. Plus LĂ©opold et sa fille Charlotte mettent dâĂ©nergie Ă le persuader, plus Philippe sâirrite de cette obsession des siens Ă vouloir dĂ©cider de sa vie. Le voyage aux AmĂ©riques nâaura finalement jamais lieu et de mariage brĂ©silien, il ne sera plus aucunement question⊠Le roi LĂ©opold Ier fait part de ses craintes pour lâavenir de son fils cadet: «Philippe est assez Ă©loignĂ© de lâidĂ©e de se marier. Il a une bonne existence confortable, fumant Ă©normĂ©ment et du reste ne faisant rien. Câest donc une existence entiĂšrement nĂ©gative, avec le danger de le voir former quand il sera plus ĂągĂ© quelque stupide mariage morganatique, comme nous en avons vusâ1.» 1â APR â Inventaire Mexique â Lettre de LĂ©opold Ier Ă Charlotte, Laeken, 10 octobre 1862 (â15/267â). 14
A good fellow
La reine Victoria â dans son rĂŽle de marieuse, lâun de ses favoris, on le sait â profite dâun sĂ©jour Ă Laeken au cours de lâautomne 1862 pour prodiguer quelques conseils Ă son cousin Philippe: «Câest Ă cause de ton mariage. Il y a dĂ©jĂ deux ou trois ans que la Cousine tâen avait parlĂ© et tâavait reprĂ©sentĂ© la nĂ©cessitĂ© dâun tel acte. Mais maintenant je trouve que câest un devoir envers le Roi et envers ton pays. LĂ©opold [âle duc de Brabant, futur LĂ©opold IIâ] est malheureusement toujours bien dĂ©licat. LâĂ©tat de santĂ© du bien-aimĂ© Roi [ââŠâ] est toujours une question dâinquiĂ©tude, et LĂ©opold nâa quâun fils. Tout ceci rend la succession peu sĂ»re et la Belgique dĂ©sire Ă juste raison voir assurĂ© son avenir. Tu devrais tĂącher de trouver une jeune princesse douce et aimable pour ton Ă©pouse et ne pas attendre plus longtemps. Les habitudes deviennent de plus en plus fixĂ©es [ââŠâ] tu as plus que tout autre besoin dâune compagne douce, aimable et instruite pour rendre ton intĂ©rieur agrĂ©able. La crainte que ta femme nâaille pas bien avec Marie [âMarie-Henriette, duchesse de Brabantâ] est futile [ââŠâ] Marie a deux enfants et il nây aura pas cette cause de jalousie. Donne-toi de la peine de chercher parmi les princesses qui te plaisent [ââŠâ] et tu trouveras, mais crois-moi cher Ami et au conseil qui te dirait que ce sera pour ton bonheur. Pense Ă celui du bienaimĂ© Roi et du Paysâ1.» Philippe tergiverse et se dĂ©robe par quelques plaisanteries. Sa cousine Victoria lui rappelle peu aprĂšs: «Je ne puis tâĂ©crire sans te parler de nouveau et trĂšs sĂ©rieusement au sujet de ton futur et de ton mariage. Ce nâest pas une chose sur laquelle il faut plaisanter et câest une chose fort sĂ©rieuse. Câest ton devoir envers ton PĂšre, ta Patrie et toi-mĂȘme de chercher une Ă©pouse. La santĂ© du Roi â que Dieu nous prĂ©serve longtemps â est chancelante, celle de ton frĂšre de mĂȘme, et il nây a plus que le petit LĂ©opoldâ2! Tu as vu comme dans deux mois, trois de tes cousins portugais ont Ă©tĂ© emportĂ©s, et tu ne voudras pas voir la Belgique devenir hollandaise ou française ou mĂȘme passer Ă une autre branche de la famille? Pour toi-mĂȘme aussi ne vivre seulement pour sâamuser nâest pas digne et bien contraire aux principes du bien-aimĂ© Cousin [âle prince consort Albertâ] que tu aimais tant. Il faut vivre pour les autres, et il ne suffit pas dâavoir vĂ©cu seulement en ne faisant pas de mal; il faut avoir pu faire du bien aux autres, sans cela on devient fort Ă©goĂŻste et pire que cela. Cherche 1â APR â Fonds Comte de Flandre â Lettre de Victoria Ă Philippe, Laeken, 19 octobre 1862 (â61/20â). 2â LĂ©opold, fils unique de LĂ©opold II, qui dĂ©cĂ©dera en 1869 Ă lâĂąge de 10 ans. 15
partout oĂč tu veux et tu trouveras bien sĂ»r une bonne et aimable Ă©pouseâ1.» Physiquement, le comte de Flandre tient beaucoup des OrlĂ©ans, sa famille maternelle. Dâeux, il a non seulement hĂ©ritĂ© de la blondeur des cheveux et du bleu des yeux, mais aussi, malheureusement, de la surditĂ© qui lâafflige prĂ©cocement et qui le rend parfois bougon. Les mĂ©decins affirment Ă tort que les bains froids quâil aimait prendre Ă Ostende ou Ă Venise ont provoquĂ© ses troubles de lâouĂŻe. On estime aujourdâhui que cette infirmitĂ© est trĂšs probablement dâorigine congĂ©nitale, car plusieurs de ses parents en sont atteints et, plus tard, sa fille cadette en souffrira Ă©galement. Philippe lui-mĂȘme dit: «Ton pauvre frĂšre devient sourd et de plus en plus. Je crains que câest un peu dans la familleâ2.» Philippe se plaint souvent de cette affection invalidante: «HĂ©las, je suis bien sourd; cette infirmitĂ© augmente, elle mâempĂȘche de faire bien des choses que je voudrais pouvoir faire pour ĂȘtre utile au pays. Je partirai demain pour Paris, jây vais consulter un mĂ©decin que lâon dit fort bon. Mais hĂ©las! Jâai peu dâespoirâ3.» La surditĂ© de Philippe sâaggravera en dĂ©pit dâinefficaces cures sensĂ©es guĂ©rir son mal ou simplement lui apporter un mieux-ĂȘtre. Au soir de sa vie, le Prince dĂ©clarera: «Si on avait moins travaillĂ© mes tristes oreilles, elles seraient moins mauvaisesâ4.» Il dĂ©plore Ă©galement son manque dâaisance Ă sâexprimer en public: «Je ne suis pas Ă©loquentâ5.» Ătre prĂ©sentĂ© devant beaucoup de monde constituera, de plus en plus, une Ă©preuve car il lui sera malaisĂ© de communiquer de maniĂšre naturelle comme auparavant: «Câest comme si on menait un aveugle voir des tableauxâ6», dit-il. Pour ces raisons, jointes il faut bien le dire Ă une certaine indolence, il nâenvisage quâavec rĂ©ticence les rĂŽles officiels quâil pourrait ĂȘtre amenĂ© Ă jouer.
1â APR â Fonds Comte de Flandre â Lettre de Victoria Ă Philippe, Windsor Castle, 23 mars 1863 (â61/21â). 2â APR â Archives de lâimpĂ©ratrice Charlotte â Lettre de Philippe Ă Charlotte, Laeken, 15 mai 1859 (â17bis/44â). 3â Vandenpeereboom, A., La fin dâun rĂšgne, Liberaal Archief, Gand, 1994, p. 17 â 16 octobre 1864. 4â APR â Fonds Comtesse de Flandre â Lettre de Philippe Ă Marie, Bruxelles, 7 juillet 1904 (â32/106â). 5â APR â Fonds Comtesse de Flandre â Lettre de Philippe Ă Marie, Bruxelles, 4 juillet 1902 (â32/92â). 6â MRA â Fonds Wilmet â Lettre de Philippe Ă sa fille JosĂ©phine, Les Amerois, 25 juillet 1894 (âXXI/53â). 16
A good fellow
Je nâaurai jamais ici quâun rĂŽle trĂšs effacĂ© et je ne mâen plains pas Ă la fin de son rĂšgne, LĂ©opold Ier, un temps sĂ©duit par la perspective de ceindre la couronne hellĂ©nique, observe la situation grecque: le rĂšgne quâOtto de BaviĂšre a inaugurĂ© en 1832 vient dâĂȘtre brutalement interrompu par une rĂ©volution populaire en octobre 1862. LĂ©opold, persuadĂ© depuis toujours quâil aurait beaucoup mieux gouvernĂ© le pays que «ce pauvre Otto», juge quâil est trop tard aujourdâhui pour tenter personnellement lâaventure, mais il est flattĂ© dâapprendre que les chancelleries et les cours europĂ©ennes ont avancĂ© le nom de son fils Philippe comme candidat au trĂŽne de GrĂšce. Ă lâintention du comte de Flandre, LĂ©opold rĂ©dige un mĂ©morandum exposant les avantages et les inconvĂ©nients dâun Ă©tablissement Ă la tĂȘte de lâĂtat grec. Philippe nây voit Ă©ventuellement quâune seule raison valable dâaccepter: la douceur du climat lui paraĂźt enviable. Pour le reste, il estime la GrĂšce une «vilaine boutique» et sa candidature uniquement due Ă la position de son pĂšre et il ne souhaite nullement tenter de rĂ©gner sur un peuple rĂ©putĂ© ingouvernableâ1. Câest donc sans aucun regret quâil abandonnera ce projet: «Je nâaurai jamais ici quâun rĂŽle trĂšs effacĂ© et je ne mâen plains pas, je nâambitionne pas la pĂ©rilleuse et difficile mission de diriger un peupleâ2.» Une seconde opportunitĂ© dâembrasser un destin royal sâoffrira encore Ă Philippe. Le 23 fĂ©vrier 1866, au parlement de Bucarest, retentissent de vives, mais bien hĂątives, acclamations qui saluent lâĂ©lection Ă lâunanimitĂ© des voix du comte de Flandre comme seigneur et maĂźtre des principautĂ©s roumaines unies, sous le nom de Philippe Ierââ3. Ce trĂŽne que le principal intĂ©ressĂ© nâa jamais demandĂ© sera â selon lâexcellent mot du ministre Vandenpeereboom â refusĂ© par tĂ©lĂ©gramme sans plus de cĂ©rĂ©monie que sâil sâagissait dâune balle de cotonâ4. Dâailleurs, Philippe, qui dĂšs lâannonce de son avenir Âquelque peu inquiĂ©tant dans les Carpates a fui Bruxelles, est prĂ©occupĂ© par une question bien plus cruciale Ă ses yeux que lâhospodorat de Roumanie: on veut Ă nouveau le marier⊠et sâil a pu temporiser lorsque son pĂšre Ă©tait encore de ce monde, il lui sera plus difficile de 1â Cf. lâexcellente Ă©tude de la question hellĂ©nique proposĂ©e par Defrance, O., ÂLĂ©opold Ier et le clan Cobourg, Racine, Bruxelles, 2004. 2â APR â Archives de la comtesse dâHulst â Lettre de Philippe Ă la comtesse dâHulst, 21 janvier 1866 (â10/70â). 3â Le colonel Couza, qui a Ă©tĂ© Ă©lu en 1859 Ă la tĂȘte des principautĂ©s de Moldavie et de Valachie sous le nom dâAlexandre-Jean Ier, est forcĂ© dâabdiquer en fĂ©vrier 1866. 4â Daye, P., LĂ©opold II, Bruxelles, 1934. 17
se dĂ©rober Ă la volontĂ© de son frĂšre LĂ©opold II qui tente depuis leur petite enfance de lui imposer sa loi. En 1837, du haut de ses deux ans, LĂ©opold avait dĂ©jĂ trĂšs froidement accueilli son cadet par un «pas beau frĂšre, pas beau!», donnant ainsi dâemblĂ©e la tonalitĂ© en demiteinte de leurs relations futures. Encore davantage dĂ©terminĂ©e que son pĂšre Ă voir se marier le comte de Flandre, Charlotte, qui Ă©prouve si peu de sympathie pour sa belle-sĆur Marie-Henriette, songe depuis longtemps dĂ©jĂ que «la jeune Hohenzollern» conviendrait Ă son frĂšre. Cette Princesse, dont on prononce souvent le nom Ă la cour de Belgique, est Marie, la derniĂšre fille du prince Charles-Antoine de Hohenzollern-Sigmaringen. Charlotte insiste: «Une fille de plus lui [âle Roiâ] serait dâune grande ressource car celle quâil a chez lui [âMarie-Henrietteâ] ne le rĂ©jouit que modĂ©rĂ©ment. Tu aurais tort de rejeter ces idĂ©esâ1» et ne dĂ©sarme pas devant le peu dâenthousiasme du jeune homme: «Avoue mon bon ami que parce que LĂ©opold a Ă©tĂ© mariĂ© trop tĂŽt et contre son grĂ©, ce nâest pas une raison pour que tu ne te maries pas du tout quand tout le monde te laisse libre du choix de lâĂ©pouseâ2.» LĂ©opold II, qui vient dâaccĂ©der au trĂŽne, va sĂ©rieusement sâoc cuper de rĂ©gler la question du mariage de son frĂšre, dâabord Ă lâinsu du principal intĂ©ressĂ© dont il connaĂźt les prĂ©visibles atermoiements. Une alliance avec la Prusse serait la bienvenue car elle offrirait Ă la Belgique, toujours convoitĂ©e par les vellĂ©itĂ©s annexionnistes fran çaises, un alliĂ© majeur. Le Roi sollicite le concours de la reine Victoria en rappelant habilement lâestime dont le dĂ©funt prince consort Albert gratifiait la princesse Marie. Victoria, convaincue elle aussi depuis longtemps de la nĂ©cessitĂ© de marier Philippe, ne peut quâĂȘtre sĂ©duite par ce subtil rappel du choix de son cher Albert. Elle va donc maintenant activement coopĂ©rer avec la reine de Prusse dans cette entreprise matrimoniale. Certains auteurs minorent le rĂŽle de la souveraine britannique: «LĂ©opold II, grand seigneur, laissera Ă la reine Victoria lâillusion dâavoir Ă©tĂ© le maillon indispensable dans la chaĂźne des dĂ©marches en vue de la conclusion de ce mariage. Câest donc Ă lâinitiative de LĂ©opold II â peu de gens le savent â que Philippe et Marie se sont unis en 1867â3», mais il nâen reste pas moins vrai que son rĂŽle dâintermĂ©diaire facilite grandement ce projet. Ă son cousin qui sâenquiert de la beautĂ©, de lâabsence dâengagements pris ailleurs et de la 1â APR â Fonds Comte de Flandre â Lettre de Charlotte Ă Philippe, 12 octobre 1861. 2â APR â Fonds Comte de Flandre â Lettre de Charlotte Ă Philippe, 31 mars 1862. 3â Capron, V., Le mariage des Comtes de Flandre, Bruxelles, 1991, p. 3. 18
A good fellow
dignitĂ© de la jeune fille, Victoria â qui sâest renseignĂ©e auprĂšs dâAntoinette de Hohenzollern â donne les meilleures garanties au sujet de la Princesse: Marie est «bien portante et robuste, trĂšs intelligente et instruiteâ1». La premiĂšre visite, en dĂ©cembre 1866, Ă la cour des Hohenzollern se passe au mieux: «Hier, nous avons eu la visite du comte de Flandre; Ă midi nous avons dĂ©jeunĂ© en famille, Ă quatre heures et demie, nous avons dĂźnĂ© avec lâentourage. Le soir nous Âsommes allĂ©s au thĂ© Ă Benrath. Aujourdâhui il est de nouveau parti. Il est trĂšs agrĂ©able et fait une simple et chaleureuse impressionâ2.» Pour les instigateurs du futur mariage, il est inutile de temporiser. Marie dispose de trĂšs peu de temps pour rĂ©flĂ©chir. Philippe lui plaĂźt: «Hier fut pour moi un jour grave, vu quâon me demanda si la visite rĂ©cente mâavait plu. Je rĂ©pondis âouiâ de tout cĆur et maintenant ce que Dieu veutâŠâ3» Sans perdre de temps, Philippe, sous le prĂ©texte officiel dâune visite aux usines Krupp, est envoyĂ© Ă Essen au dĂ©but fĂ©vrier 1867. Entre-temps, Victoria maintient la pression sur son cousin: «Albert qui tâaimait beaucoup [ââŠâ] dĂ©sirait beaucoup ce mariage et de le voir sâaccomplir serait pour moi une satisfaction bien grande. Il aimait et respectait la famille de Hohenzollern autant que moi et je ne doute pas du bonheur qui tâattend si tu obtiens la main de la princesse Marieâ4.» De Essen, Philippe fera une halte Ă DĂŒsseldorf oĂč il pourra rencontrer Ă nouveau celle quâon lui destine comme Ă©pouse. Les jeunes gens se plaisent toujours. Marie dĂ©clare: «Tout est si rapidement arrivĂ© quoique nous lâattendions depuis longtemps. Hier matin il arriva. Le soir Ă huit heures et demie nous nous sommes fiancĂ©s dans le petit salon de Maman. Jâai la plus grande confiance dans lâavenir. Il est si bonâ5.» Ă la comtesse Cerrini, Marie confie: «Philippe est trĂšs jovial. Il est fort sourd, mais cela ne me trouble pas, parce que cela impose aussi plus de devoirsâ6.» Pour sa part, Philippe constate de maniĂšre bien pragmatique: «Mon coiffeur 1â Ibid., p. 11 â Lettre de la reine Victoria Ă LĂ©opold II, Windsor Castle, 27 novembre 1866. 2â MRA â Fonds Wilmet â Lettre de Marie Ă la comtesse Cerrini, DĂŒsseldorf, 21 dĂ©cembre 1866 (âXVII/108â). 3â MRA â Fonds Wilmet â Lettre de Marie Ă la comtesse Cerrini, DĂŒsseldorf, 13 janvier 1867 (âXVII/112â). 4â APR â Fonds Comte de Flandre â Lettre de Victoria Ă Philippe, Osborne, 4 janvier 1867 (â61/28â). 5â MRA â Fonds Wilmet â Lettre de Marie Ă la comtesse Cerrini, DĂŒsseldorf, 5 fĂ©vrier 1867 (âXVII/117â). 6â MRA â Fonds Wilmet â Lettre de Marie Ă la comtesse Cerrini, DĂŒsseldorf, 22 janvier 1867 (âXVII/114â). 19
mâa derniĂšrement dit que mes cheveux se faisaient plus rares et que mes favoris grisonnaient. Cela mâa fait impression [ââŠâ]. Jâai dit Ă mon frĂšre que je comprenais quâil Ă©tait dĂ©sirable que je finisse par me marierâ1.» Lâannonce du mariage est immĂ©diate, ce qui surprend tout le monde, Ă commencer par le ministre de lâIntĂ©rieur auquel le comte de Flandre dĂ©clarait encore au mois de juillet prĂ©cĂ©dent son antiprussianisme virulent. Dans les chancelleries, on considĂšre que le fiancĂ© sâest sacrifiĂ© aux intĂ©rĂȘts du pays. Une convention matrimoniale est rapidement conclue: Marie recevra, comme toutes les princesses de sa maison qui convolent, une dot de cent mille francs (âil sâagit dâune obligation de fidĂ©icommisâ) et un surcroĂźt de dot de Âquatre cent mille francs Ă titre de faveurâ2 Ă laquelle les parents de la Princesse ajoutent un trousseau dâune valeur de deux cent mille francs. Le mariage sera cĂ©lĂ©brĂ© Ă Berlin sous les auspices du roi de Prusse, conformĂ©ment au cĂ©rĂ©monial de sa maisonâ3. Mariage Ă Berlin sous le regard du roi de Prusse Le 23 avril 1867, Philippe et son frĂšre arrivent en Allemagne. AprĂšs les honneurs militaires rendus par un bataillon dâinfanterie, un sifflement de locomotive annonce lâarrivĂ©e du maĂźtre de cĂ©rĂ©monie: Guillaume, roi de Prusse, flanquĂ© de son fils le Kronprinz. Câest le roi de Prusse, et nul autre, qui accorde la main de la princesse Marie Ă Philippeâ4. La cĂ©rĂ©monie du mariage a lieu Ă Berlin le 25 avril en la cathĂ©drale Sainte-Edwige, Ă la Bebelplatz. La princesse hĂ©ritiĂšre de Prusse nây voit lĂ quâune Ă©glise qui «ressemble davantage Ă un manĂšge pour chevaux ornĂ© par la poussiĂšre, les toiles dâaraignĂ©e et les saints en 1â Nouvelle Biographie nationale, AcadĂ©mie royale de Belgique, Bruxelles, 1997, t. IV, p. 297. 2â APR â Fonds Comte de Flandre â Convention matrimoniale (â4â): ce supplĂ©ment est octroyĂ© Ă la princesse Marie de Hohenzollern car la somme a fait retour lors du dĂ©cĂšs de la princesse StĂ©phanie. Pour convertir les sommes citĂ©es en euros, il est correct de les multiplier par vingt: deux millions dâeuros de dot, huit millions de surcroĂźt et quatre millions de trousseau, soit un total de quatorze millions dâeuros. 3â APR â Fonds Comte de Flandre â Convention matrimoniale (â4â), article II. 4â APR â Fonds Comte de Flandre â Convention matrimoniale (â4â): «Sa MajestĂ© Guillaume Roi de Prusse en sa qualitĂ© de chef de la maison de Hohenzollern et Sa MajestĂ© LĂ©opold II Roi des Belges dĂ©sirant resserrer de plus en plus les liens dâamitiĂ© et de confiance qui les unissent ont rĂ©solu avec le consentement paternel de SAR Charles-Antoine de Hohenzollern-Sigmaringen dâunir par les liens du mariage SAR Madame Marie Princesse de Hohenzollern et SAR Philippe, Comte de Flandre.» 20
A good fellow
carton-pĂąteâ1.» Le choix de ce modeste Ă©difice nâest cependant pas dĂ» au hasard et constitue une dĂ©licate allusion Ă la Belgique: il est en effet dĂ©diĂ© Ă la sainte patronne de SilĂ©sie et de Brandebourg qui vĂ©cut au xiiie siĂšcle â une princesse apparentĂ©e Ă la Maison de Wettin dont est issu le mariĂ©. AprĂšs avoir rappelĂ© que trois devoirs incombent aux Ă©poux â lâaccomplissement rigoureux de leurs obligations mutuelles, la fidĂ©litĂ© scrupuleuse Ă la foi promise et la sanctification de la famille que leur mariage a fondĂ©e â, le prince-Ă©vĂȘque de Breslau souhaite à «lâauguste couple» de trouver dans un heureux intĂ©rieur lâabri contre les orages qui pourraient Ă©clater. Les fiancĂ©s reçoivent ensuite le sacrement du mariage, tandis que dehors retentit le canon et Âsonnent Ă toute volĂ©e les cloches de lâĂ©glise. La princesse hĂ©ritiĂšre de Prusse constate que les mariĂ©s ont lâair heureux et juge la cĂ©rĂ©monie rĂ©ussie. Au milieu du chĆur qui entonne le Te Deum, le cortĂšge royal quitte la cathĂ©drale. Les voitures se rendent au chĂąteau royal oĂč un banquet attend trois cent cinquante convives. Le roi de Prusse, qui prĂ©side, porte un toast en français: «Je bois Ă la santĂ© du roi des Belges et de sa famille. Je bois au bonheur futur des jeunes Ă©poux dont nous cĂ©lĂ©brons lâunion.» Les festivitĂ©s se terminent le lendemain par une brillante rĂ©ception du corps diplomatique et un concert. Le surlendemain, le comte et la comtesse de Flandre font leur entrĂ©e solennelle Ă DĂŒsseldorf quâils quittent ensuite pour la Belgique. «Ce sera le terrible adieu», dit Marie qui craint tant dâĂȘtre sĂ©parĂ©e de ses parents et de tout ce quâelle aime. Lorsquâils arrivent Ă Bruxelles en dĂ©but de soirĂ©e sous une pluie discontinue, Philippe et Marie dĂ©couvrent la ville pavoisĂ©e en leur honneur. Ă la gare, ils sont reçus par les autoritĂ©s du pays et mĂȘme par diffĂ©rentes sociĂ©tĂ©s populaires de tir, dâarchers ou dâarba lĂ©triers⊠Encore une promenade en voiture dĂ©couverte, sous les averses, et les jeunes mariĂ©s sont dĂ©sormais chez eux, ou plutĂŽt chez le Roi car ils logeront provisoirement durant quelques mois tantĂŽt dans lâaile droite au premier Ă©tage du palais royal, tantĂŽt au chĂąteau de Laeken. Une cour si froide DĂšs son arrivĂ©e en Belgique, la comtesse de Flandre fait la meil leure impression et son pĂšre sâen fĂ©licite auprĂšs de Philippe: «Je suis 1â Zeepvat, C., «The Countess of Flanders», in Royalty Digest, novembre 1997. 21
heureux dâapprendre que vous ĂȘtes content de Marie â non par rapport Ă votre personne car elle vous aime comme on ne peut aimer plus, mais par rapport Ă son maintien et sa tenue envers la sociĂ©tĂ© et la population», ajoutant de maniĂšre trĂšs optimiste: «Pour ce qui concerne la Reine [âMarie-Henrietteâ], je suis sĂ»r quâelle sâefforcera Ă ne jamais troubler par le moindre nuage ces excellents rapportsâ1.» Avant mĂȘme son arrivĂ©e Ă Bruxelles, certains ont mis la jeune fiancĂ©e en garde: «Quant Ă la reine, je ferai sa connaissance Ă Bruxelles. Câest un point important. Il y en a qui craignent que nous ne nous supportions pas. Elle comme autrichienne, moi comme prussienne, mais jâapporte la meilleure volontĂ© avec moi et je me soumettrai fort Ă elle, certainement au dĂ©but, cela mâest trĂšs naturel. On la dit belle et quâelle aime de sâamuser et aime la musique dont je raffole aussiâ2.» Tout commence en effet au mieux entre les deux belles-sĆurs: «La reine mâa beaucoup plu, elle a une figure simple et naturelle avec laquelle elle a gagnĂ© mon cĆur. Elle a, je crois, beaucoup dâesprit naturel et beaucoup de cĆur, et que veut-on de plus? Je ne pense pas que nous avons des intĂ©rĂȘts pareils, mais cela nâest pas nĂ©cessaire. Je craignais un peu pour ce point important, mais je suis toute tranquillisĂ©eâ3.» LĂ©opold aussi se montre si cordial que Marie regrette les absences du couple royal: «Les MajestĂ©s reviennent de Paris le 3 [âjuinâ] et je suis contente car la reine est dâun agrĂ©able commerce pour moi, et elle me manque souvent, je suis naturellement encore depuis trop peu de temps ici, mais ce sont des gens agrĂ©ables et, comme on dit, faciles de relations.» Durant la cohabitation avec le Roi et la Reine, les comtes de Flandre dĂ©jeunent seuls et ne voient les souverains que lors du dĂźner du soir avant de se retrouver Ă nouveau en tĂȘte-Ă -tĂȘte. Il est initialement prĂ©vu que les jeunes mariĂ©s habitent leur propre rĂ©sidence dĂšs novembre 1867, mais ils devront attendre six mois de plus pour loger enfin dans le palais quâils font rĂ©nover. Ils visitent quotidiennement les lieux pour surveiller lâavancement des travaux. En juin 1867, Philippe et Marie se rendent Ă Paris. La jeune femme se dit «un peu dĂ©goĂ»tĂ©e de cette Babylone qui Ă©tale son impudicitĂ© et 1â APR â Fonds Comte de Flandre â Lettre de Charles-Antoine de Hohenzollern Ă ÂPhilippe, DĂŒsseldorf, 9 mai 1867 (â87/7â). 2â MRA â Fonds Wilmet â Lettre de Marie Ă la comtesse Cerrini, DĂŒsseldorf, 21 mars 1867 (âXVII/130â). 3â MRA â Fonds Wilmet â Lettre de Marie Ă Carola de Saxe, Bruxelles, 1er juin 1867 (âXV/33â). 22
A good fellow
ses mauvaises mĆursâ1.» Mais quâimporte aprĂšs tout, car un heureux Ă©vĂ©nement sâannonce dĂ©jĂ : «Jâai toute prĂ©vision de devenir mĂšreâ2.» Marie redoute quelque peu la fatigue inhĂ©rente aux festivitĂ©s parisiennes peu compatibles avec son Ă©tat: «Je vais avec inquiĂ©tude Ă lâouverture de lâExposition Ă cause de mes indispositions [ââŠâ] mais je me sens si bien que je crois ne pas ĂȘtre imprudente en le faisant vu surtout que je reste toute la matinĂ©e tranquilleâ3.» De retour en Belgique, ils ne restent que trois jours dans la capitale et se rendent Ă Ciergnon pour y sĂ©journer seuls avant un petit voyage prĂ©vu en Allemagne: «Jâai eu la grande joie de voir mon papa ici, il est restĂ© la nuit du 11 au 12 [âjuilletâ] et nous avons combinĂ© notre plan estival». Marie se sent bien Ă Ciergnon: «Mes inconvĂ©nients sont presque tout Ă fait passĂ©s. Je suis toute la journĂ©e dehors [ââŠâ] la grande tranquillitĂ© aprĂšs lâĂ©ternelle agitation et le vacarme de Paris fait vraiment du bienâ4». HĂ©las, quelques jours plus tard, le 1er aoĂ»t, Ă la veille du dĂ©part pour lâAngleterre, Marie fait une fausse couche spontanĂ©e prĂ©coce au troisiĂšme mois de cette premiĂšre grossesse. Elle supporte courageusement cette Ă©preuve et doit demeurer alitĂ©e durant une semaine. Charles-Antoine, le pĂšre de Marie, sâen dĂ©sole: «VoilĂ des espĂ©rances bien pures et heureuses qui vont sâen aller [ââŠâ] il faut les mĂ©nagements les plus absolus; Marie doit rester couchĂ©e aussi longtemps que cette faiblesse dureraâ5». Pour se consoler, Marie et Philippe entreprennent, sans aucun entourage, un voyage de deux mois en Allemagne et en Suisse. La veille du dĂ©part, elle se laisse aller Ă son enthousiasme de retrouver les siens qui lui manquent tant: «Demain nous partons. Tu peux te figurer avec quelle joie je pense Ă cela, mon cher, cher Philippe, tout seuls câest dĂ©licieuxâ6!» AuprĂšs de sa famille, elle pourra achever plus sereinement sa convalescence: «Je suis tout le temps sur la chaise longue, cela va bien, mais je dois ĂȘtre prudente. Tu comprends quelle tristesse que la destruction de
1â MRA â Fonds Wilmet â Lettre de Marie Ă la comtesse Cerrini, Paris, 12 juin 1867 (âXVII/151â). 2â MRA â Fonds Wilmet â Lettre de Marie Ă la comtesse Cerrini, Paris, 18 juin 1867 (âXVII/152â). 3â MRA â Fonds Wilmet â Lettre de Marie Ă Carola de Saxe, Paris, juillet 1867 (âXV/36â). 4â MRA â Fonds Wilmet â Lettre de Marie Ă Carola de Saxe, Ciergnon, 16 juillet 1867 (âXV/36â). 5â APR â Fonds Comte de Flandre â Lettre de Charles-Antoine de Hohenzollern Ă ÂPhilippe, 31 juillet 1867 (â87/9â). 6â MRA â Fonds Wilmet â Lettre de Marie Ă la comtesse Cerrini, Bruxelles, 15 aoĂ»t 1867 (âXVII/165â). 23
mes plus belles espĂ©rancesâ1.» Philippe et elle se rendent dans les lieux quâelle affectionne entre tous et qui lui parlent tant: «Nous sommes dans la belle capitale de la Souabe [ââŠâ] câest si amusant de voyager toute seule avec mon Philippe; câest un vrai voyage de noces et nous sommes infiniment heureuxâ2.» De retour Ă Bruxelles, Marie est plus que jamais la proie dâune tenace nostalgie des jours anciens: «Quand on pense combien nous Ă©tions tous joyeux il y a huit ou dix ans Ă Weinburg! Et combien de plus en plus le sĂ©rieux de la vie sâest attachĂ© Ă nousâ3.» Ses regrets, en dĂ©pit de lâaffection rĂ©elle de Philippe, sâexpriment avec virulence: «MalgrĂ© mon grand bonheur, je me sens souvent terriblement seule [ââŠâ] je nâai personne ici quand Philippe est absent. Je mâapparais souvent comme enterrĂ©e vivanteâ4.» Elle a maintenant compris que tant quâelle vivra auprĂšs du couple royal, jamais elle ne parviendra Ă sâĂ©panouir en organisant son existence selon les modĂšles quâelle a connus dans sa jeunesse en Allemagne. Il lui est impossible de crĂ©er une sociĂ©tĂ© chaleureuse dâintimes avec lesquels elle pourrait Ă©changer en confiance. Les avantages matĂ©riels de sa position ne com pensent aucunement lâabsence de relations sociales. La Reine, peu sociable, ne lui tĂ©moigne plus maintenant quâune amabilitĂ© de convenance et ne lui donne aucune marque de lâaffection dont ellemĂȘme est tant privĂ©e. Marie lui reconnaĂźt un beau caractĂšre, un sens aigu du devoir, mais ne dĂ©cĂšle rien de doux dans sa personnalitĂ© renfermĂ©e. Elle aimerait tant que sa belle-sĆur se dĂ©parte de sa raideur et de ses attitudes affectĂ©es, quâelle lui adresse un regard chaleureux ou une poignĂ©e de main sincĂšre. Les enfants du Roi, Louise, LĂ©opold (âlâespoir de la dynastie, que son grand-pĂšre surnommait parfois «Ălie» en rĂ©fĂ©rence au prophĂšteâ) et StĂ©phanie se montrent, eux, trĂšs affectueux et caressants pour oncle et tante Flandre, mais ils les voient peu. Le Roi sait ĂȘtre trĂšs aimable et aime son frĂšre, reconnaĂźt Marie, mais sa nature glaciale empĂȘche toute vie de famille cordiale. Les deux dames dâhonneur affectĂ©es Ă son service ne constituent que de maigres ressources en raison de leur trop rare prĂ©sence. 1â MRA â Fonds Wilmet â Lettre de Marie Ă Carola de Saxe, Weinburg, 5 septembre 1867 (âXV/37â). 2â MRA â Fonds Wilmet â Lettre de Marie Ă la comtesse Cerrini, Stuttgart, 19 aoĂ»t 1867 (âXVII/165â). 3â MRA â Fonds Wilmet â Lettre de Marie Ă Carola de Saxe, Bruxelles, 24 octobre 1867 (âXV/38â). 4â MRA â Fonds Wilmet â Lettre de Marie Ă la comtesse Cerrini, Bruxelles, 31 octobre 1867 (âXVII/178â). 24
A good fellow
Quotidiennement, elle doit lutter contre une profonde mĂ©lancolie qui la mĂšne Ă de frĂ©quents Ă©tats dâabattement et dâapathie. Un nouveau voyage pourrait opportunĂ©ment lâaider Ă fuir cette ambiance si pesante. Elle se rappelle que la reine Victoria les a conviĂ©s Ă sĂ©journer auprĂšs dâelle. Philippe et Marie se rendront donc Ă ÂWindsor, Londres et Sandringham en novembre avant de retourner passer les fĂȘtes de NoĂ«l en famille Ă DĂŒsseldorf. Le retour Ă Bruxelles est, de maniĂšre prĂ©visible, bien morose et ce ne sont pas les quelques bals de cour oĂč Marie ne connaĂźt presque personne qui lui feront oublier ceux quâelle vient de quitter Ă regret. Elle passe ses journĂ©es Ă lire, Ă jouer de la musique, Ă peindre et Ă dessiner en attendant impatiemment de pouvoir emmĂ©nager dans sa propre demeure. Le 2 mai 1868, les comtes de Flandre sont ravis de pouvoir enfin sâĂ©tablir dans leur palais et de vivre de maniĂšre indĂ©pendante, dâautant plus quâĂ Laeken, la maladie du fils du Roi, le petit duc de Brabant, assombrit lâhumeur de ses parents et alourdit lâatmosphĂšre: «La maladie de notre neveu nous a retenus ici, mais il va mieux aprĂšs avoir donnĂ© beaucoup de soucisâ1.» Marie espĂšre que ses relations avec MarieHenriette â quâelle ne voit presque plus depuis quâelle est dotĂ©e de sa propre maison â se rĂ©chaufferont: «LâĂ©tat du jeune prince reste le mĂȘme [ââŠâ] jâespĂšre encore, mais je pense que ce sera une longue affaire. Pour les parents câest terrible de voir souffrir leur enfant, je les plains de tout cĆur. Je comprends que tu penses quâil pourrait en rĂ©sulter un changement dans mes relations avec la reine. De gros soucis rapprochent les cĆurs. Je lâespĂšre en Dieu», mais lâavenir apprendra quâil nâen sera rien, bien au contraire. Ă peine installĂ©s chez eux, Philippe et Marie partent pour un nouveau voyage qui les conduira au domaine de Fulnekâ2 que possĂšde le comte de Flandre en Moravie. Leur itinĂ©raire passe fort heureusement par DĂŒsseldorf chez les parents de la Comtesse, et aussi par Dessau et Dresde oĂč ils pourront revoir dâautres membres de la famille. Marie est trĂšs impressionnĂ©e par le domaine tchĂšque quâelle dĂ©couvre: «Un rĂ©giment pourrait y loger». Philippe, lui, en profite pour sâadonner Ă la chasse. Le pĂ©riple se poursuit durant plus dâun mois Ă Vienne, Ischl et Salzbourg de la maniĂšre la plus joyeuse: «Nous Ă©tions gais comme des enfants». Insouciance de courte durĂ©e car de GenĂšve, ils sont rappelĂ©s prĂ©cipitamment par le Roi Ă 1â MRA â Fonds Wilmet â Lettre de Marie Ă Carola de Saxe, Bruxelles, 17 juin 1868 (âXV/41â). 2â Actuellement situĂ© dans le district de Novy Jicin, en RĂ©publique tchĂšque. 25
Bruxelles «à cause de la maladie du petit prince [ââŠâ] le pauvre enfant souffre beaucoup et lâhydropisie sâest dĂ©clarĂ©e. La situation peut encore durer, mais il nây a plus en rĂ©alitĂ© aucun espoir. Câest terriblement tristeâ1!» Nouvel espoir DĂ©couragĂ©e par la constante froideur de la Reine Ă son Ă©gard et son blessant refus de toute compassion, Marie fuit Ă nouveau Bruxelles et sĂ©journe Ă Tervuren durant un mois. Câest de lĂ quâĂ la fin octobre 1868, elle annonce joyeusement Ă Carola: «Bonne nouvelle qui te rĂ©jouira. Notre plus cher vĆu semble sâaccomplir et espĂ©rons que Dieu nous conservera nos espĂ©rances. Je dois ĂȘtre prudente et je mĂšne une vie tranquille. Nous devons renoncer Ă tout voyage, mais jâespĂšre recevoir les parents iciâ2.» Marie est Ă nouveau sereine: «Nous avons passĂ© mon anniversaire calmement, mais dâune heureuse et reconnaissante disposition. Combien nâai-je pas Ă remercier Dieu! [ââŠâ] je souffre de beaucoup dâinconvĂ©nients, mais je vais bien. Peu de personnes se surveillent comme moi, impossible de faire plusâ3.» Philippe et Marie sâentendent au mieux. Il lui fait la lecture des ouvrages quâelle aime (âdes biographies, des romans, des poĂ©sies de Byron et de Schiller quâil est capable de lire aisĂ©ment dans le texte originalâ) et lâinitie au croquet. Marie et lui partagent une trĂšs grande complicitĂ© qui sâexprime parfois par dâirrĂ©pressibles fous rires: «Nous avons eu ce jour la visite du duc de Brunswick [âex-roi George V de Hanovreâ] qui avait fui Paris avec tous ses diamants parce quâil est convaincu quâaujourdâhui il y aura lĂ une Ă©meute et quâil courait le danger dâĂȘtre filĂ©. Il restera ici quelques jours attendant jusquâĂ ce que Paris soit calmĂ©. Il portait sa perruque noire et ses gants Ă boutons de diamants. Tu peux penser que Philippe et moi nâosions nous regarder pendant quâil racontait avec conviction lâĂ©meute qui aurait lieu ce jour Ă Parisâ4.» 1â MRA â Fonds Wilmet â Lettre de Marie Ă Carola de Saxe, Bruxelles, 25 aoĂ»t 1868 (âXV/43â). 2â MRA â Fonds Wilmet â Lettre de Marie Ă Carola de Saxe, Tervuren, 30 octobre 1868 (âXV/44â). 3â MRA â Fonds Wilmet â Lettre de Marie Ă Carola de Saxe, Bruxelles, 21 novembre 1868 (âXV/45â). 4â MRA â Fonds Wilmet â Lettre de Marie Ă Carola de Saxe, Bruxelles, 12 dĂ©cembre 1868 (âXV/45-46â). 26
A good fellow
Pendant ce temps-lĂ , Ă Laeken, un drame se prĂ©pare. La maladie du petit LĂ©opold, le fils du Roi, un enfant un peu pataud mais trĂšs intelligent, comme le disent ses yeux noisette si vifs, et qui a toujours joui dâune bonne santĂ©, prend une tournure alarmanteâ1. Le simple rhume quâil a contractĂ© en avril 1868 a affectĂ© lâenfant durant deux semaines. La toux qui reprend peu aprĂšs ne cesse dâaccabler le jeune malade qui subira â sans amĂ©lioration de sa santĂ© â lâablation de la luette. La plupart du temps, cette toux persistante le prive de sommeil tant ses manifestations sont frĂ©quentes. Ă la mi-mai, un examen cardiaque met en Ă©vidence des anomalies inquiĂ©tantes du rythme pulsatile. Les huit mois suivants constitueront un calvaire pour ÂLĂ©opold. DĂšs juillet, les mĂ©decins constatent une sĂ©rie de phĂ©no mĂšnes morbides et inquiĂ©tants: ĆdĂšme prononcĂ© sur tout le corps, affaiblissement et diminution du bruit respiratoire, troubles digestifs et hĂ©patiques, cyanose des mains et des pieds⊠Un sĂ©jour Ă Ostende sensĂ© lui apporter un mieux doit ĂȘtre interrompu au terme de dix jours. En septembre, des gonflements hydropiques trĂšs accentuĂ©s se manifestent, accompagnĂ©s dâun affaiblissement de la vue Ă lâĆil droit et de dyspnĂ©es telles quâon croit quâil succombera dans la ÂsoirĂ©e du 25 octobre. Le Prince vivra encore trois mois extrĂȘmement pĂ©nibles, au cours desquels on tente dâutiliser tous les recours alors dispoÂnibles dans lâarsenal thĂ©rapeutique: application de sangsues, de cataplasmes, de vĂ©sicatoires, de teinture dâiode, absorption de tisanes de groseilles noires, de bicarbonate de soude, de nitrate de bismuth, dâonguent Ă la belladone, de petites quantitĂ©s de vin, de fer et de digitale. On multiplie les mĂ©dications, on en varie les com binaisons, mais sans succĂšs. Seules la morphine et la codĂ©ine Âapportent un soulagement, hĂ©las temporaire. Tandis que lâĂ©tat du jeune duc de Brabant sâaggrave considĂ©rablement, la grossesse de Marie suit son cours de maniĂšre satisfaisante: «Je suis Ă la moitiĂ© et le temps le plus pĂ©nible est passĂ©â2.» Le 22 janvier 1869, aprĂšs de longs mois de souffrance, le jeune LĂ©opold, ĂągĂ© de neuf ans et demi, expire en prĂ©sence de ses parents effondrĂ©s. Le Roi, la Reine et la Belgique sont en deuil. Charlotte Ă©crit que la mort du petit Prince a «tuĂ© la Belgique». En cet instant prĂ©cis, LĂ©opold II nâa plus quâun seul hĂ©ritier: son frĂšre Philippe. La prochaine maternitĂ© 1â APR â Cabinet du roi LĂ©opold II, Maladie et mort de S.A.R. le Prince Royal, Comte de Hainaut (âV.A.d1, no 2â). 2â MRA â Fonds Wilmet â Lettre de Marie Ă Carola de Saxe, Bruxelles, 20 janvier 1869 (âXV/46â). 27
de Marie revĂȘt donc maintenant une importance plus cruciale encore quâau moment de son annonce: la providence permettra peut-ĂȘtre que la troisiĂšme gĂ©nĂ©ration des Saxe-Cobourg-Gotha soit Ă nouveau reprĂ©sentĂ©e par un hĂ©ritier mĂąle, assurant la transmission de la lignĂ©e royale et garantissant ainsi Ă long terme la survie de la dynastie. DĂ©vastĂ© par la perte cruelle de son jeune fils, le Roi est atteint en tant que pĂšre et en tant que souverain dâune lignĂ©e quâil lui appartient de poursuivre. Oh, bien sĂ»r, il pourrait â il devra et il le fera â se rapprocher de la Reine, mais ses espoirs immĂ©diats se portent plus raisonnablement sur sa belle-sĆur, la comtesse de Flandre, qui deviendra mĂšre Ă la fin du printemps.
28
La comtesse de Flandre et ses trois premiers enfants à Francfort en septembre 1874. Collection privée
Le palais des comtes de Flandre rue de la Régence à Bruxelles vers 1880. Collection privée
118
Baudouin et Albert Ă la cĂŽte belge en 1883. APR
Baudouin en pĂȘcheur du lac de Constance, le 20 octobre 1884. Photo F.Bar. APR 235
JosĂ©phine, Henriette et Baudouin dans la cour dâhonneur du palais de la rue de la RĂ©gence en mai 1890. Photo prise par le prince Albert. APR
Le prince Baudouin photographié par son frÚre Albert en mai 1890. APR 247
Table des matiĂšres
Prologue I A good fellow Je ne suis quâune doublure Je nâaurai jamais ici quâun rĂŽle trĂšs effacĂ© et je ne mâen â plains pas Mariage Ă Berlin sous le regard du roi de Prusse Une cour si froide Nouvel espoir
7 11 11 17 20 21 26
II Baudouinâ: lâavenir de la Belgique Si câest un garçon, nous lâappellerons Baudouin Je suis fort vivante et tout me tient Ă cĆur Il nây a pas de plus grand bonheur que dâavoir des enfants â gentils et bien rĂ©ussis
29 29 34
III Grandir dans un univers d  âexception Les devoirs du pĂšre du futur Roi
43 45
IV Les Hohenzollernâ: la famille prussienne de Baudouin
51
V Ăduquer lâhĂ©ritier de la couronne Un enfant doux et modeste Le gouverneur libĂ©ral du petit TĂ©lĂ©maque Il faut des principes Ne fais pas trop travailler tes enfants Ă table avec les Flandre DĂźners chez le Roi: jâespĂšre quâaucun rhume nâĂ©claircira â les rangs
61 61 65 71 75 80
38
84
Une excursion Ă Tervuren Je mâamuse plus aux Amerois quâĂ Bruxelles Sigmaringen: lâAthĂšnes de la Souabe Lâaffaire Bosmans Baudouin et Albert: diffĂ©rents et complĂ©mentaires Oscar Terlinden: un dĂ©vouement constant PremiĂšre communion: rite de passage Ă lâadolescence Premier voyage dans le Nord de lâItalie
89 92 97 102 103 106 109 111
VI
Ătudiant et soldat Le fusil sur lâĂ©paule Je jure fidĂ©litĂ© au Roi
131 131 141
VII Un jeune homme grave et sĂ©rieux Premier deuil: le patriarche Hohenzollern nâest plus Que pense Baudouin de la question sociale? Il faut sâoccuper de lâouvrier, sans quoi il est livrĂ© â aux meneurs anarchistes
145 150 158
VIII Baudouin doit donner lÂâexemple Ă la jeunesse belge Lorsque jâaurai le trĂŽne, Dieu et mon peuple me feront â passer un examen Baudouin symbole du bilinguisme: les fĂȘtes de Bruges â dâaoĂ»t 1887 Former le successeur Mayerling: des souvenirs empoisonnĂ©s Ă jamais Un capitaine de vingt ans Un mariage, un voyage, des manĆuvres
167
IX La derniĂšre annĂ©e Il a quelque chose de si noble, de si digne On nâentend parler que de maux et de maladies Les opinions du Prince: la politique, le Congo 3 juin 1890: Baudouin a vingt et un ans Ce cousin mâa paru fort gentil Vers davantage dâindĂ©pendance Câest un grand malheur dâĂȘtre dans les mains â des docteurs Les mythiques manĆuvres militaires de Roulers
205 205 206 208 212 213 218
158
167 174 181 190 193 195
225 231
X Me marierâ? Je suis beaucoup trop jeune La pensĂ©e dâun mariage prochain mâinspirerait â une profonde h  orreur ClĂ©mentine: jâai toujours tout obtenu de Dieu, â sauf Baudouin
251
XI
Madame, Monseigneur est mort
259
XII
Comment instrumentaliser des funérailles
273
253 255
XIII Requiescat in pace
287
XIV Construire un récit mythique
297
Ăpilogue
305
Annexe Iâ Titulature du prince Baudouin
311
Annexe IIâ TĂ©moignage inĂ©dit de la baronne Idesbalde Snoy et dâOppuers sur la mort de Baudouin
313
Annexes généalogiques
317
Index des noms de personnes
319
Sources
323
Bibliographie
327
Remerciements
331