Photochocs

Photo-chocs ou l’esthétisation de la violence, de Roland Barthes à Susan Sontag

PHOTOS-CHOCS Roland Barthes Mythologies, 1957

Geneviève Serreau, dans son livre sur Brecht, rappelait cette photographie de

photographie ne nous désorganise pas.

Match, où l’on voit une scène d’exécution de communistes guatémaltèques ;

Des peintres ont eu à résoudre ce même problème de la pointe, de l’acmé

elle notait justement que cette photographie n’est nullement terrible en soi, et

du mouvement, mais ils y ont réussi bien mieux. Les peintres d’Empire, par

que l’horreur vient de ce que nous la regardons du sein de notre liberté ; une

exemple, ayant à reproduire des instantanés (cheval se cabrant, Napoléon

exposition de Photos-chocs à la galerie d’Orsay, dont fort peu, précisément,

étendant le bras sur le champ de bataille, etc.) ont laissé au mouvement

réussissent à nous choquer, a paradoxalement donné raison à la remarque de

le signe amplifié de l’instable, ce que l’on pourrait appeler le numen, le

Geneviève Serreau : il ne suffît pas au photographe de nous signifier l’horrible

transissement solennel d’une pose pourtant impossible à installer dans le

pour que nous l’éprouvions.

temps ; c’est cette majoration immobile de l’insaisissable – que l’on appellera

La plupart des photographies rassemblées ici pour nous heurter ne nous font

plus tard au cinéma photogénie– qui est le lieu même où commence l’art.

aucun effet, parce que précisément le photographe s’est trop généreusement

Le léger scandale de ces chevaux exagérément cabrés, de cet Empereur figé

substitué à nous dans la formation de son sujet : il a presque toujours

dans un geste impossible, cet entêtement de l’expression, que l’on pourrait

surconstruit l’horreur qu’il nous propose, ajoutant au fait, par des contrastes

appeler aussi rhétorique, ajoute à la lecture du signe une sorte de gageure

ou des rapprochements, le langage intentionnel de l’horreur : l’un d’eux, par

troublante, entraînant le lecteur de l’image dans un étonnement moins

exemple, place côte à côte une foule de soldats et un champ de têtes de

intellectuel que visuel, parce que précisément il l’accroche aux surfaces du

morts ; un autre nous présente un jeune militaire en train de regarder un

spectacle, à sa résistance optique, et non tout de suite à sa signification.

squelette ; un autre enfin saisit une colonne de condamnés ou de prisonniers

La plupart des photos-chocs que l’on nous a montrées sont fausses, parce

au moment où elle croise un troupeau de moutons. Or, aucune de ces

que précisément elles ont choisi un état intermédiaire entre le fait littéral et le

photographies, trop habiles, ne nous atteint. C’est qu’en face d’elles, nous

fait majoré : trop intentionnelles pour de la photographie et trop exactes pour

sommes à chaque fois dépossédés de notre jugement : on a frémi pour nous,

de la peinture, elles manquent à la fois le scandale de la lettre et la vérité de

on a réfléchi pour nous, on a jugé pour nous ; le photographe ne nous a rien

l’art : on a voulu en faire des signes purs, sans consentir à donner au moins à

laissé – qu’un simple droit d’acquiescement intellectuel : nous ne sommes

ces signes l’ambiguïté, le retard d’une épaisseur. Il est donc logique que les

liés à ces images que par un intérêt technique ; chargées de surindication par

seules photos-chocs de l’exposition (dont le principe reste très louable) soient

l’artiste lui-même, elles n’ont pour nous aucune histoire, nous ne pouvons

précisément les photographies d’agence où le fait surpris éclate dans son

plus inventer notre propre accueil à cette nourriture synthétique, déjà

entêtement, dans sa littéralité, dans l’évidence même de sa nature obtuse.

parfaitement assimilée par son créateur.

Les fusillés guatémaltèques, la douleur de la fiancée d’Aduan Malki, le Syrien

D’autres photographes ont voulu nous surprendre, à défaut de nous choquer,

assassiné, la matraque levée du flic, ces images étonnent parce qu’elles

mais Terreur de principe est la même ; ils se sont efforcés, par exemple,

paraissent à première vue étrangères, calmes presque, inférieures à leur

de saisir, avec une grande habileté technique, le moment le plus rare d’un

légende : elles sont visuellement diminuées, dépossédées de ce numen que

mouvement, sa pointe extrême, le plané d’un joueur de football, le saut d’une

les peintres de composition n’auraient pas manqué de leur ajouter (et à bon

sportive ou la lévitation des objets dans une maison hantée. Mais ici encore

droit, puisqu’il s’agissait de peinture). Privé à la fois de son chant et de son

le spectacle, pourtant direct et nullement composé d’éléments contrastés,

explication, le naturel de ces images oblige le spectateur à une interrogation

reste trop construit ; la capture de l’instant unique y apparaît gratuite, trop

violente, l’engage dans la voie d’un jugement qu’il élabore lui-même sans être

intentionnelle, issue d’une volonté de langage encombrante, et ces images

encombré par la présence démiurgique du photographe. Il s’agit donc bien ici

réussies n’ont sur nous aucun effet ; l’intérêt que nous éprouvons pour

de cette catharsis critique, réclamée par Brecht, et non plus comme dans le

elles ne dépasse pas le temps d’une lecture instantanée : cela ne résonne

cas de la peinture de sujet, d’une purge émotive : on retrouve peut-être ici les

pas, ne trouble pas, notre accueil se referme trop tôt sur un signe pur ; la

deux catégories de l’épique et du tragique.

lisibilité parfaite de la scène, sa mise en forme nous dispense de recevoir

La photographie littérale introduit au scandale de l’horreur, non à l’horreur

profondément l’image dans son scandale ; réduite à l’état de pur langage, la

elle-même.

STUDIUM ET PUNCTUM La Chambre Claire, chapitres 9, 10 et 11 Roland Barthes , 1957

Je feuilletais une revue illustrée. Une photo m’arrêta. Cette photo me plaisait ?

Beaucoup de photos sont, hélas, inertes sous mon regard. Mais même parmi

M’intéressait ? M’intriguait ? Pas même. Simplement, elle existait (pour moi).

celles qui ont quelque existence mes yeux, la plupart ne provoquent en moi

Je compris très vite que son existence (son « aventure ») tenait à la co-présence

qu’un intérêt général, et si l’on peut dire, poli : en elles, aucun punctum :

de deux éléments discontinus, hétérogènes en ce qu’ils n’appartenaient pas

elles me plaisent ou me déplaisent sans me poindre : elles sont investies du

au même monde (pas besoin d’aller jusqu’au contraste). Je pressentis une

seul studium. Le studium, c’est le champ très vaste du désir nonchalant, de

règle structurale (à la mesure de mon propre regard), et j’essayai tout de suite

l’intérêt divers, du goût inconséquent j’aime / je n’aime pas, I like/I don’t. Le

de la vérifier en inspectant d’autres photos du même reporter. Beaucoup de

studium est de l’ordre du to like, et non du to love; il mobilise un demi-désir,

ces photos me retenaient parce qu’elles comportaient cette sorte de dualité

un demi-vouloir ; c’est la même sorte d’intérêt vague, lisse, responsable, qu’on

que je venais de repérer.

pour des gens, des spectacles, des vêtements, des livres, qu’on trouve « bien ».

D’autres photos du même reportage m’arrêtaient moins ; elles étaient

Reconnaître le studium, c’est fatalement rencontrer les intentions du

belles, disaient bien la dignité et l’horreur de l'insurrection, mais elles

photographe, entrer en harmonie avec elles, les approuver, les désapprouver,

ne comportaient à mes yeux aucune marque : leur homogénéité restait

mais toujours les comprendre, les discuter en moi-même, car la culture

culturelle, c’étaient des « scènes », un peu à la Greuze, s’il n’y avait eu l’âpreté

(dont relève le studium) est un contrat passé entre les créateurs et les

du sujet.

consommateurs. Le studium est une sorte d’éducation (savoir et politesse) qui me permet de retrouver l’Operator, de vivre les visées qui fondent et animent

Des milliers de photos sont faites de ce champ, et pour ces photos je puis,

ses pratiques, mais de les vivre en quelque sorte à l’envers, selon mon vouloir

certes, éprouver une sorte d’intérêt général, parfois ému, mais dont l’émotion

de Spectator. C’est un peu comme si j’avais à lire dans la Photographie

passe par le relais raisonnable d’une culture morale et politique. Ce que

les mythes du Photographe, fraternisant avec eux, sans y croire tout fait.

j’éprouve pour ces photos relève d’un affect moyen, presque d’un dressage.

Ces mythes visent évidemment (c’est à quoi sert le mythe) à réconcilier

Je ne voyais pas, en français, de mot qui exprimât simplement cette sorte

la Photographie et la société (c’est nécessaire ? – Eh bien : oui la Photo

d’intérêt humain ; mais en latin, ce mot, je crois, existe c’est le studium, qui ne

est dangereuse), en la dotant de fonctions, qui sont pour le Photographe

veut pas dire, du moins tout de suite, « l’étude », mais l’application une chose,

autant d’alibis. Ces fonctions sont : informer, représenter, surprendre, faire

le goût pour quelqu’un, une sorte d’investissement général, empressé, certes,

signifier, donner envie. Et moi, Spectator, je les reconnais avec plus ou moins

mais sans acuité particulière.

de plaisir : j’y investis mon studium (qui n’est jamais ma jouissance ou ma

Le second élément vient casser (ou scander) le studium. Cette fois, ce n’est

douleur).

pas moi qui vais le chercher (comme j’investis de ma conscience souveraine le champ du studium), c’est lui qui part de la scène, comme une flèche, et vient me percer. Un mot existe en latin pour désigner cette blessure, cette piqûre, cette marque faite par un instrument pointu ; ce mot m’irait d’autant mieux qu’il renvoie aussi l’idée de ponctuation et que les photos dont je parle sont en effet comme ponctuées, parfois même mouchetées, de ces points sensibles ; précisément, ces marques, ces blessures sont des points. Ce second élément qui vient déranger le studium, je l’appellerai donc punctum ; car punctum, c’est aussi piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure – et aussi coup de dés. Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne).

Goran Tomasevic Burundi, 2015

Camille Lepage Soudan, 2012

Micael Zumstein Centrafrique, 2018

Marie-Josée Mondzain L’image peut-elle tuer ?, 2002

La seule image qui possède la force de transformer la violence en liberté critique, c’est l’image qui incarne. Incarner n’est ni imiter, ni reproduire, ni simuler. L’image est foncièrement iréelle. Incarner c’est donner chair et non pas donner corps. L’image qui conne corps, qui incorpore, c’est celle qui inclut l’autre, sans lui laisser d’espace de pensée. L’image incarnée comprend en revanche trois entités indispensables les unes aux autres : le visible, l’invisible, et le regard qui les met en relation.

Véronique de Viguerie Yémen, 2017

Yuri Kozyrev Kurdistan, 2015

Dar Yasin Cachemir, 2016

Raymond Depardon Images Politiques, 2004

Il y a un piège avec la photographie et la misère : on est tiraillé entre faire une bonne photo et montrer la réalité. C'est particulièrement vrai en Afrique, parce que même si les gens sont à deux doigts de mourir de faim, ou du sida, soudain tout le monde peut se mettre à rigoler, ce n'est pas du tout comme ici.

Et certains photographes, même si leurs intentions sont bonnes, peuvent déraper : il y a aujourd'hui des appareils tellement rapides, tellement pratiques, avec un moteur, ils marchent tout seuls, ils se déclenchent tout seuls…

Et tout d'un coup il y a une gestuelle à saisir […] et alors ça dérape vers la belle attitude au moment de choisir les images, à Paris, la tentation est grande de se laisser embarquer dans une esthétique vide.

Susan Meiselas Calais, France, 2008

Bruno Serralongue Notre-Dame-des-Landes, France, 2014

Samuel Gratacap Libye, 2013

Guillermo Arias Mexique, 2018

Michel Poivert Photojournalisme et art contemporain, 20??

« Aujourd'hui, il faut donc se demander si une photographie d'événement historique n'appelle pas à une compréhension plus large que la seule finalité d'une exigence médiatique, mais aussi à une compréhension plus juste que la seule esthétisation formelle. »

Ricci Shyrock Freetown, Sierra Leone, 2014

LĂŠa Mandana Irak, 2017

Shiho Fukada Japon, 2011

Bruno Serralongue Carnets du BAL n°04 2014

L'image, fixe ou animée, anticipe ou restitue un événement. […] Plus globalement, c'est bien à l'image de nous dire ce qui se passe autour et au loin de nous. C'est une banalité à énoncer mais c'est de ce pouvoir-là, ce pouvoir de procuration dont il est question dans l'intitulé « que peut une image ? ».

On peut croire ou douter de ses pouvoir, malgré tout l'image est là. On peut même envisager qu'au bout d'un certain temps, l'image se détache de l'événement et qu'au lieu de lui être consécutive, elle occupe lapremière place et relègue l'événement au second plan. […]

Une photographie de presse est un document, elle prend donc la place de l'événement.

Elle ne parle pas en son nom, elle prend le dessus. C'est là que réside son pouvoir.

Omar Havana NĂŠpal, 2015

Stefanie Glinski Afghanistan, 2020

Sophie Garcia, St Denis, France, 2010

Thomas Hischhorn Carnets du BAL n°04 2014

La tendance à « l'iconisme » existe encore aujourd'hui. « L'iconisme » est cette habitude de « sélectionner », de « choisir », de « découvrir » l'image qui « se remarque », l'image qui est « d'importance », l'image qui « en dit plus », l'image qui « compte plus » que les autres.

Autrement dit, la « tendance à l'iconisme » peut se définir comme la tendance à « l'accentuation » – c'est la vieille méthode classique qui consiste à favoriser et à imposer une hiérarchie de manière autoritaire. Il ne s'agit pas tant d'affirmer l'importance de telle chose ou telle personne que d'affirmer une importance à l'égard des autres. Le but est d'établir une importance commune, un poids commun et une mesure commune.

Mais "l'accentuation" et la "tendance à l'iconisme" ont aussi pour effet d'ignorer l'existence des différences, du non-iconique et du

non-accentué. Dans le domaine des images de guerre et de conflit, on choisit pour les autres ce qui est "acceptable". C'est l'image "acceptable" qui représente une autre image, toutes les autres images ; elle représente autre chose et peut même être une non-image. Cette image ou icône doit être, bien sûr, la bonne image, la correcte, la juste, la permise, l'élue – l'image consensuelle. Là est la manipulation.

Aris Messinis Grèce, 2015

Olivier Coret France, 2019

Mathieu Asselin Vietnam, 2016

Susan Sontag Devant la douleur des autres, 2002

Qu'un paysage de bataille sanglant puisse être beau – selon ces registres particuliers du beau que sont le sublime, le terrifiant ou le tragique – est un lieu commun s'agissant des images de la guerre peinte par les artistes. Mais appliquée à l'image photographique, l'idée passe mal : trouver de la beauté ax photographies de guerre semble être l'indice d'un cœur sec. Pourtant, le paysage de la dévastation reste un paysage. Il y a de la beauté dans les ruines. […] La photographie dispose du pouvoir de transformer les choses, quel que soit son sujet; en tant qu'image, quelque chose peut être beau – ou terrifiant, ou insupportable, ou encore très supportable –, ce qu'il n'est pas dans la vie réelle.

Transformer est l'apanage de l'art, mais la photographie qui documente le calamiteux ou le répréhensible encourt les foudres de a critique

si elle apparaît comme « esthétique », c'est à dire si elle se rapproche trop de l'art.

Le double pouvoir de la photographie –produire des documents et créer des œuvres d'art visuelles – a généré quelques exagérations notables quant à ce qu'un photographe doit, ou ne doit pas, faire. Depuis peu, l'exagération la plus commune consiste à opposer l'une à l'autre les deux facettes de ce pouvoir. Les photographies qui décrivent la souffrance n'ont pas a être belles, de même que les légendes n'ont pas à faire la morale. Selon ce point de vue, la beauté d'une photographie détourne l'attention de la réalité du sujet pour la porter sur le support lui-même, compromettant ainsi le statut de document de l'image. La photographie émet un double message. « Arrêtez ça ! » somme-t-elle.

Mais elle proclame aussi: « Quel spectacle ! ».

Emma Nzioka Kenya, 2015

Khalil Hamra Gaza, 2014

Meredith Kohut Venezuela, 2015

Noël Quidu Togo, 2015

Image de couverture : Mathieu Pernot, France, 2013 Quatrième de couverture : Susan Sontag, Devant la douleur des autres, 2002 Typographie: Franklin Gothic Mai 2020 Sophie Vela

Les récits peuvent nous amener à comprendre.

Les photographies font autre chose: elles nous hantent.

Le choc peut devenir familier. Il peut s'user.

Et même s'il ne s'use pas, il est toujours possible de ne pas regarder. Les gens ont les moyens de se défendre contre ce qui les bouleverse.

Cela paraît normal – ce qui veut dire qu'on peut s'y adapter. De même qu'on peut s'habituer à l'horreur dans la vie réelle, on peut s'habituer à l'horreur de certaines images.