Visions solidaires pour demain N°2

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2017/2018 Denis Pansu : il n’y a plus de séparation tranchée entre inclus et exclus du numérique L’INNOVATION EST SOCIALE AVANT D’ÊTRE NUMÉRIQUE SOIN ET TECHNOLOGIES : REGARDS CROISÉS DE LAURENCE DEVILLERS ET CYNTHIA FLEURY Les données peuvent-elles faire le « bien » ? ENTOURAGE Japon : grand reportage dans des villages dépeuplés où se LIVING LABS Reportage à Madrid : les laboratoires d’une

réinvente la solidarité BrutPop : tagada boum tsoin-soin !

le Sénégal sur la bonne voie Douze initiatives… un an après Valérie Peugeot : QUEL AVENIR AU-DELÀ DU NUMÉRIQUE ? Quand les patients se mêlent de leur santé LE VENT NOUVEAU DE LA PHILANTHROPIE Nouvelle de Sylvie Lainé : Éligibles ET SI… LA SOLIDARITÉ DEVENAIT TOTALEMENT COLLABORATIVE ? Nouvelle de Norbert Merjagnan : De nos corps inveillés viendra la vie éternelle

NUMÉRO ISSN : 2555-9354

12 euros TTC

N° 2

ÉCONOMIE DU PARTAGE EMMAÜS DÉFI Le hip-hop met

VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN

ville plus solidaire MUTUM : LES PARADOXES D’UNE

LE NUMÉRIQUE EST-IL COMPATIBLE AVEC L’ACTION SOLIDAIRE ? REPORTAGE AU JAPON

La solidarité se réinvente loin de Tokyo

Quand le patient se mêle de sa santé

N°2


ÉDITO Le numérique est-il compatible avec l’action solidaire ? Les nouvelles technologies sont-elles déshumanisantes ? Ou peuvent-elles, à l’inverse, être mises au service de notre humanité ? Les mondes de l’éducation, du sanitaire et du social ne doivent-ils pas s’en emparer pour réinventer leurs pratiques ? On se dit que l’outil est d’abord ce que les personnes et les collectifs en font. Sauf que, plus que tout autre instrument, les technologies ne sont pas neutres. Par la façon dont elles sont conçues, elles cadrent, elles orientent l’action. Les valeurs qu’elles portent sont plurielles, parfois même contradictoires : individualistes et collaboratives, poussant à l’entre-soi autant qu’au partage. L’enjeu, dès lors, est de donner un sens à ce « numérique » par une prise de recul et une réappropriation. Telle est la démarche de ce numéro de notre revue annuelle. Les défis de l’avenir exigent bien plus que des technologies pour construire ensemble des futurs souhaitables. Elles sont néanmoins parties prenantes de notre quotidien et influent de manière croissante sur l’évolution des mentalités et des comportements. Comment prendre le train du numérique en toute lucidité et, surtout, en gardant le cap solidaire ? La rédaction


VISIONS DE LA SOLIDARITÉ SOCIALE

SOMMAIRE

80

44

62

58 4

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Le numérique : facteur d’exclusion ou potentiel levier d’insertion ? La vision de Denis Pansu, expert en « open innovation » et solidarité numérique.

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L’innovation est sociale avant d’être numérique Analyse du caractère innovant du projet Reconnect, basée sur les réflexions de l’Institut Jean-Baptiste Godin sur l’innovation sociale.

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Soin et technologies, comment concilier les deux ? Interviews croisées de Laurence Devillers, professeure et chercheuse, et Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste. Avec un éclairage « terrain » de Anne Auvity-Pontet, responsable pilotage et transformation à l’Hôpital Cognacq-Jay.

30 Le numérique est-il compatible avec l’action solidaire ? Une réflexion sur les valeurs que portent les cultures du numérique et l’enjeu des données sur le terrain de la solidarité.

Et une série d’infographies mettant en scène des chiffres croisant les territoires du numérique, de l’économie sociale et solidaire et de la solidarité (pp. 6, 8, 9, 12, 15, 19, 28, 29 et 34).

VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2


L’INVENTION SUR LE TERRAIN

RÉFLEXIONS POUR DEMAIN

40 Un entourage bienveillant des personnes sans abri Zoom sur un réseau social entre riverains avec et sans toit.

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La solidarité se réinvente loin de Tokyo Un grand reportage au Japon, où des villages dépeuplés innovent et créent de nouvelles formes de solidarité.

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BrutPop : tagada boum tsoin-soin ! Une drôle de façon de jouer avec les sons, pour tous les publics « empêchés ».

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Les living labs, c’est bon pour la santé Des technologies pour remettre les usagers au cœur de l’écosystème du soin et de l’aide à la personne.

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Les laboratoires d’une ville plus solidaire Reportage à Madrid sur ces espaces que les habitants se réapproprient pour se construire un avenir.

70 Mutum : les paradoxes d’une économie du partage L’enjeu du modèle de financement pour un autre type de vivre-ensemble. 75

80

Emmaüs Défi, pour que les solutions convergent L’accompagnement global et dans la durée, au-delà de l’emploi, de personnes en grande précarité. Le hip-hop met le Sénégal sur la bonne voie Quand un pays évolue grâce à sa jeunesse et ses communautés.

86 Douze initiatives… un an après Le point sur les finalistes et lauréats 2016 du Prix Fondation Cognacq-Jay. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

Au-delà du numérique, un avenir en commun Un entretien avec Valérie Peugeot, chercheuse et commissaire à la CNIL, sur les enjeux prospectifs de la solidarité dans les villes connectées de demain.

98 Quand les patients se mêlent de leur santé... Le mouvement pour la reconnaissance du savoir des patients et de la parole des malades peut-il contribuer à mieux soigner ? 104 Le vent nouveau de la philanthropie Jamais ce vaste territoire du don des particuliers et des entreprises n’a été aussi dynamique. Retour sur les bases et les enjeux de la philanthropie. 110 Nouvelle : Éligibles De Sylvie Lainé 118 Et si… la solidarité devenait totalement collaborative ? Une société dont les liens de solidarité ne dépendraient que des individus serait-elle plutôt le paradis ou l’enfer ? 121 Nouvelle : De nos corps inveillés viendra la vie éternelle De Norbert Merjagnan 130 Bibliographie Et les œuvres d’art brut de Mary T. Smith (p. 88), Alexandro Garcia (pp. 90-91), Pepe Gaitán (p. 94), Carlo Zinelli (p. 97), Éric Benetto (pp. 102-103), Albert Moser (p. 109), Fengyi Guo (p. 117), Jean Perdrizet (p. 120) et Luboš Plný (p. 127). Des informations sur les artistes en pp. 128-129. En couverture : œuvre de l’artiste d’art brut Carlo Zinelli, sans titre, 1967 (détail). 5


visions de la solidarité sociale

EUROPE DE L’OUEST

AMÉRIQUE DU NORD

84%

88%

EUROPE DE L’EST

67%

ASIE CENTRALE

48% MOYEN-ORIENT

AMÉRIQUE CENTRALE

60%

57%

ASIE DU SUD

AFRIQUE

53%

ASIE DE L’EST

29%

33%

ASIE DU SUD-EST

53% OCÉANIE

AMÉRIQUE DU SUD

68%

66%

La moitié

de la population mondiale n’a toujours pas accès à Internet. Fin 2016, 29 % des populations africaines utilisent Internet, contre 84 % des Européens de l’Ouest. Source : « Digital, social, mobile : les chiffres 2017 », wearesocial.com/fr, We are social/Hootsuite, janvier 2017.

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visions de la solidarité sociale

VISIONS DE LA SOLIDARITÉ SOCIALE Le numérique est-il encore un facteur d’exclusion ? Peut-il devenir un levier d’insertion ? Est-il en mesure d’apporter une valeur ajoutée tangible à l’action sociale, au soin et à l’accompagnement des personnes ? Ses valeurs en font-elles un vecteur majeur de l’innovation sociale ? Autant d’interrogations essentielles pour comprendre les promesses et les limites des nouvelles technologies en matière de solidarité sociale.

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visions de la solidarité sociale

21 %

des personnes souffrant d’un handicap ou d’une maladie chronique n’ont pas Internet à domicile, contre 15 % pour l’ensemble de la population française. Source : « E-administration : la double peine des personnes en difficulté » (chiffre à mi-2016), « Consommation et modes de vie » n° 288, CRÉDOC, ISSN 0295-9976, avril 2017.

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41%

des ménages pauvres s’estiment « déconnectés ». Sur l’ensemble de la population française, ils ne sont que 20 % à se considérer comme tels.1

5 millions de Français

cumulent fragilité numérique et fragilité sociale.2 Sources : 1. « Le numérique est un levier d’inclusion… Tous connectés ? Le numérique dope nos quotidiens », infographie des Cahiers Connexions solidaires n° 1, connexions-solidaires.fr, 4e trimestre 2014. 2. « Numérique pour tous, le rendez-vous à ne pas manquer ! », édito de Jean Deydier, directeur d’Emmaüs Connect et fondateur de WeTechCare, Les Cahiers Connexions solidaires n° 3, connexions-solidaires.fr, 1er trimestre 2016.

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visions de la solidarité sociale

L’idée d’une séparation tranchée entre inclus et exclus du numérique ne correspond plus à la réalité. INTERVIEW

Les difficultés d’accès au numérique constituent un facteur d’exclusion. Corriger cela est d’autant plus important que le numérique a un fort potentiel en tant que levier de solidarité et d’insertion des plus démunis. Éclairages de Denis Pansu.

Sur son site Web, la Fondation Afnic pour la solidarité numérique affirme que le numérique « crée de l’exclusion, en particulier chez les personnes âgées, les jeunes non diplômés et les ménages à bas revenus ».  Pourquoi est-il si essentiel d’agir spécifiquement pour l’inclusion numérique de ces publics défavorisés ? Prenons l’exemple du e-learning, c’est-à-dire des formations à distance. On pourrait se dire : ce sont les mères de famille, notamment sans diplôme, et qui élèvent seules leurs enfants à la maison, qui vont en profiter. Car cela leur permettrait de se former, en particulier à la pratique des outils numériques, et ainsi d’accéder à une multitude de services à distance. Sauf qu’une étude menée par la FING dans le cadre de son programme Capacity 1 a montré que les services de e-learning sont beaucoup plus utilisés par des personnes diplômées, dont la situation économique et sociale s’avère bien moins difficile. C’est, pour ces publics-là, ce que l’on appelle un « effet d’aubaine ». Car à l’instar des familles

monoparentales, les personnes qui auraient le plus besoin de ces cours n’ont pas le temps de se former au numérique et ont trop souvent le sentiment de ne pas en avoir les moyens, ni financiers ni culturels. Le numérique devient-il dès lors un facteur d’exclusion supplémentaire ?

DENIS PANSU :

10

Comme l’écrivait déjà en 2014 Valérie Peugeot dans La tribune fonda 2 : « Il y a ne serait-ce que dix ans, ne pas avoir d’accès à Internet était un handicap tout à fait surmontable ; aujourd’hui, c’est devenu un facteur de marginalisation accélérée : chercher un emploi, accéder à ses droits, mener des démarches administratives (…/…) ne peuvent, pour l’essentiel, plus se mener sans numérique. » Or les plus fragiles socialement en ont encore plus besoin que les autres. « La privation de numérique devient alors la source d’une double, voire triple peine, car ce sont le plus souvent les plus démunis – économiquement, mais aussi en capital culturel, social – qui se retrouvent dans cette situation. » D. P. :

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Crédit photo : David Tardé/Moderne Multimédias

Denis Pansu est responsable de « l’open innovation » au sein de la FING (Fondation Internet Nouvelle Génération) et coordinateur de la Fondation Afnic pour la solidarité numérique, qui soutient des projets utilisant le numérique dans une perspective de solidarité.


visions de la solidarité sociale

Qu’en est-il du rapport au numérique de publics fragilisés, telles les personnes souffrant d’un handicap ou âgées ? Il varie fortement selon la nature du handicap, physique ou psychique, de son intensité, de son caractère récent ou ancien, mais aussi des efforts des constructeurs et opérateurs en matière d’accessibilité. La situation des personnes âgées est encore plus disparate : certains sont des experts du numérique, d’autres ont de vrais soucis. La question de l’interface est pour eux essentielle. Pour ces publics-là, comme pour les jeunes, voire l’ensemble des citoyens, la réalité de l’accès au numérique dépend de nombreux de facteurs : économiques, sociaux, culturels, géographiques… D. P. :

Peut-on dès lors parler d’une « fracture numérique » entre inclus et exclus de l’usage d’Internet et de la pratique d’outils qui deviennent indispensables ? D. P. : Justement, non. L’idée d’une sépa-

ration tranchée entre inclus et exclus du numérique ne correspond plus à la réalité. Il y a des jeunes, en Afrique ou en Amérique du Sud, qui vivent dans les pires conditions, sans aucun accès direct à Internet, et qui pourtant arrivent à gagner 25 dollars par mois grâce à leur blog et à la maîtrise du système publicitaire de Google. À l’inverse, j’ai récemment rencontré à Paris, lors d’une formation d’un conseil de quartier, une femme trentenaire, avec un smartphone dernier cri et une connexion haut débit, qui ne savait pas ouvrir plusieurs fenêtres à la fois sur ses écrans, et qui ne comprenait pas ce concept de multifenêtrage. D’un point de vue statistique, elle faisait partie des « inclus », alors même que la vérité de ses usages l’excluait d’un grand nombre de pratiques majeures du numérique. Parler d’un « illettrisme numérique » serait-il plus exact ? Oui, car cette expression traduit bien le problème, qui est de moins en moins une fracture de connexion et de D. P. :

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plus en plus un fossé social et culturel… Et non, parce qu’elle ne rend pas compte de la complexité de ce phénomène. L’enjeu tient moins à la possession et à la maîtrise des outils qu’à la capacité à transmettre et à recevoir des messages, à faire ensemble, à construire des projets avec d’autres dans une société désormais structurée par les technologies de l’information et de la communication. L’erreur est de considérer le numérique comme un ensemble de mass media plus ou moins interactifs. En revanche, dès lors que nous le prenons tel un espace de coopération, notre regard change. Il y a des gens qui pratiquent Internet sans avoir envie ou être capables d’en utiliser les potentiels collaboratifs. J’ai ainsi vu des étudiants, très habiles sur les réseaux sociaux, qui ne l’étaient plus du tout dans des situations de coopération professionnelle où il s’agit de bâtir un projet à distance. L’inclusion numérique est variable dans le temps et l’espace. Elle dépend des lieux, des situations, des interlocuteurs, etc.

Cet EPN, géré par l’Association Sciences Technologie Société, propose gratuitement « de l’accès libre, des formations, un atelier emploi pour les demandeurs d’emploi, un atelier numérique pour les jeunes, accueille des écoles maternelles et anime des débats scientifiques autour du numérique et des journées de convivialité pour seniors dans le cadre du projet 13’Sâges ».

Alors que 78 % des bénéficiaires des services d’Emmaüs Connect déclarent ne pas disposer d’un accès privé et personnel à Internet, n’avons-nous pas besoin, plus que jamais, de lieux publics conçus pour la pratique du numérique par les plus démunis ?

Ces espaces semblent œuvrer au-delà de la médiation numérique…

D. P. : Bien sûr. Mais la France bénéficie

aujourd’hui d’un réseau d’au moins une dizaine de milliers de lieux publics ou privés pour cela, dont environ 5 000 Espaces publics numériques (EPN). Ces lieux, souvent méconnus, sont bien plus que des cybercafés avec des guides compétents. Je pense au Hublot, dans la friche artistique de L’Entre-Pont, dans les Alpes-Maritimes, qui se veut « un point d’accès Internet, un lieu de formations personnalisées et d’ateliers de création multimédia pour les jeunes publics, un centre de ressources numériques dans la création artistique ». J’ai en tête d’autres lieux, chacun avec leur spécificité, tel L’Espace Libre 13.1 dans le 13e arrondissement de Paris.

La privation de numérique devient une double peine pour les populations socialement et culturellement les plus démunies.

D. P. : Aujourd’hui, les apprentissages du

numérique se font sur la base de projets, qu’il s’agisse de remplir un document administratif, de créer une vidéo ou de monter une plateforme de partage entre voisins. Dans l’étude citée ci-dessus1, une forte proportion des personnes interrogées expliquent qu’elles n’utilisent pas Internet, non par manque de moyens ou de compétences techniques, mais parce qu’elles ne sont « pas intéressées ». Cela signifie que l’enjeu majeur de l’appropriation des outils porte désormais sur le sens du numérique dans la société. Mais comment se traduit cet apport de sens pour une personne qui cherche d’abord à s’approprier des outils sans lesquels elle ne peut communiquer ? D. P. : Pour répondre correctement, il fau-

drait multiplier les exemples sur le ter11


visions de la solidarité sociale

En France, 78 % de ceux qui n’utilisent pas Internet ont plus de 60 ans, 90 % n’ont pas le bac et 44 % disposent de revenus inférieurs à 1500 € mensuels. Source : Enquête « Conditions de vie et Aspirations des Français - La diffusion des technologies de l’information et de la communication dans la société française », CRÉDOC, 2013.

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visions de la solidarité sociale

rain, tant diffèrent les besoins et désirs de chacun. En voici deux, très différents. Le premier, Reconnect 3, permet aux sans domicile fixe de garder l’intégralité de leurs documents officiels dans un coffrefort numérique, grâce à une plateforme centralisée de type cloud, accessible de partout et de tous appareils, avec aussi des rappels de SMS pour qu’ils ne manquent pas leurs rendez-vous avec l’administration. C’est très terre à terre. Cela leur permet de se familiariser avec le numérique tout en sécurisant leur situation, mais aussi de renouer avec les travailleurs sociaux3. Le second exemple, lui aussi en partie financé par la Fondation Afnic, s’appelle Camping numérique, et a été conçu par l’association normande Échelle inconnue. Il s’agit d’ateliers nomades pour toutes les personnes en situation de mobilité : les gens du voyage ; des jeunes en rupture de ban, ayant choisi de vivre sur la route ; mais aussi des ouvriers, sous-traitants de grandes entreprises intervenant dans des centrales nucléaires, et qui sont en quelque sorte des nomades professionnels. Ces publics, qui jamais ne se seraient rencontrés, se forment au numérique, apprennent à utiliser des logiciels, des imprimantes 3D pour fabriquer eux-mêmes des objets liés à leur habitat, etc. L’une des originalités de l’initiative est qu’elle se fonde sur le langage vidéo, avec un camion cinéma, idéal pour des jeunes et des gens du voyage maîtrisant souvent mal l’écrit. La médiation numérique deviendraitelle donc une médiation sociale, inséparable des enjeux de solidarité ? Autant, pour les premiers utilisateurs, un discours uniquement centré sur le numérique faisait sens, autant, aujourd’hui, c’est sur les problématiques métier, sur les contextes d’usages des personnes, que cette médiation doit s’opérer. Ce changement est une évidence pour la plupart des acteurs de terrain, et c’est pourquoi les lieux de médiation et de grands réseaux comme Emmaüs Connect font eux aussi évoluer leur expertise. D. P. :

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Les acteurs de la solidarité sociale ont pourtant longtemps été méfiants visà-vis du numérique, non ?

technologies isoleraient les gens dans leur cocon plus qu’elles ne créeraient de nouveaux liens entre eux ?

Oui, comme d’ailleurs ceux de l’éducation et du soin. Ils ne se sont vraiment intéressés au numérique qu’avec le Web 2.0 et les réseaux sociaux tel Facebook dans la deuxième moitié de la décennie 2000-2010. C’est un paradoxe, car c’est le moment où Internet, dont le moteur était au milieu des années 1990 le monde universitaire, s’est « marchandisé » encore plus fortement avec, par exemple, les applications pour mobiles ou tablettes tactiles.

D. P. : L’idée que le numérique renforce-

D. P. :

Au-delà d’une meilleure inclusion numérique, l’enjeu est de mettre le digital au service de la solidarité.

rait l’isolement me semble erronée. Certains l’ont cru, voire le pensent encore, ayant en tête l’exemple mal compris de geeks, de passionnés de technologie ou de jeu vidéo, sans cesse devant leur écran. Mais sur le terrain social, depuis des années, je constate plutôt l’inverse : la pratique du numérique alimente le désir de se rencontrer, comme on dit IRL (in real life). C’est ainsi que j’interprète le succès des multiples formats de rencontres créatives, tels les historiques barcamps, les hackathons, et tous ces micro-espaces événementiels réunissant des communautés de pratiquants de toutes sortes. Les effets de repli ont d’autres causes. Le remplacement d’un guichet du service public par un centre d’appel provoque, par exemple, un isolement beaucoup plus grand que les réseaux sociaux ou la pratique du jeu vidéo. Quid du sentiment, chez certains acteurs sociaux, d’une menace du numérique sur leur savoir-faire ? D. P. : Une majorité d’entre eux – en pos-

D. P. : Les acteurs sociaux ont toujours eu

une relation conflictuelle avec la technologie, reflet du rapport de méfiance qu’ils entretiennent souvent avec les élites françaises, portées par notre culture de l’ingénierie et issues des grandes écoles. La défiance vis-à-vis du monde du marketing a sans doute joué également.

ture de médiation – a certainement eu peur que le numérique leur fasse perdre le sens même de leur métier, voire se substitue à eux. Cette crainte, qui n’a pas totalement disparu, s’atténue avec la diffusion de la culture numérique. Ils craignent une révolution digitale qu’ils seraient condamnés à subir. Mais aujourd’hui, beaucoup se rendent compte que le numérique ne remplace pas l’intervenant humain, et leur permet au contraire de se libérer de tâches répétitives, administratives, sans rapport avec leur métier. Mieux : ils réalisent qu’ils peuvent se l’approprier, construire eux-mêmes leur propre transition numérique…

N’y a-t-il pas eu aussi, chez certains acteurs de l’éducation, du soin et du médico-social, la conviction que ces

Comment lever les dernières défiances des univers du social, du médico-social ou même de l’éducation ?

Sans doute avaient-ils le sentiment d’une invasion brutale, irraisonnée, venant des États-Unis. Le monde des start-up n’était pas le leur – et ne l’est d’ailleurs toujours pas…

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visions de la solidarité sociale

D. P. : L’enjeu est simple à exprimer, mais

pas facile à concrétiser : toujours relier le numérique et ses apports potentiels à la réalité spécifique de chaque métier, de chaque utilisateur. Prendre en compte les problématiques métier, donc, mais aussi associer tous les utilisateurs, professionnels, bénévoles et bénéficiaires, à l’élaboration des réponses numériques à leurs vérités à eux, sur le terrain. Sauf que les technologies peuvent autant donner plus de contrôle aux directions que davantage d’autonomie aux acteurs. C’est un enjeu démocratique, qui tient moins au numérique qu’à la capacité des organisations à fonctionner de façon ouverte, moins verticale et plus horizontale… D. P. : Certes. Néanmoins, le numérique

nous donne les moyens d’une telle transformation, dont tous peuvent réaliser sur le terrain les difficultés de mise en place, mais aussi les apports cruciaux. Il y a effectivement un enjeu stratégique à ce que les acteurs de la solidarité intègrent le numérique, non pas simplement pour élargir une audience ou améliorer une communication, mais pour repenser leur métier en mettant la personne au centre. Cela ne suppose-t-il pas une révolution des mentalités dans certaines institutions ou même associations ? D. P. : Bien sûr. Mais je suis optimiste. Il

y a aujourd’hui nombre d’initiatives allant dans ce sens, autant dans la solidarité que dans la santé ou l’éducation. Je pense aux réseaux de familles d’enfants souffrant de maladies orphelines, qui partagent en ligne leurs expériences et engagent de nouvelles formes de coopération avec le personnel soignant. Les membres de l’entourage ne sont plus vus tels des obstacles, mais comme

1. « Premiers résultats de l’enquête Capacity sur les usages numériques des Français », GIS M@rsouin/Agence nationale de la recherche (ANR), projet 14

les parties prenantes d’un parcours de soin. Ce changement de mentalité est une avancée tangible, qui va également devenir indispensable pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou ayant subi un AVC.

Les acteurs de la solidarité doivent utiliser le numérique pour mettre la personne au centre de leur pratique. Le numérique serait-il donc une opportunité pour mieux s’informer et partager, un facilitateur pour renforcer nos mécanismes de solidarité et de vivre-ensemble ? D. P. : Ce n’est pas une panacée. S’il suffi-

sait de créer une plateforme collaborative pour corriger les inégalités face au logement et augmenter la mixité sociale, ça se saurait ! En revanche, quand l’environnement est propice, que les acteurs partagent l’envie d’améliorer ensemble leur quotidien, tout est possible. Je pense à des initiatives de cartographies participatives ou au projet Pouvoir d’agir de l’association Collporterre à Brest : dans ce cas, ce sont les habitants de quartiers prioritaires, à la réputation dégradée, qui captent la parole de chacun, racontent en vidéo des histoires positives, et ainsi changent l’image que d’autres et qu’euxmêmes ont de leurs lieux de vie.

ANR Capacity (université Rennes 2, IMT Atlantique, FING), mars 2017. 2. Valérie Peugeot, présidente de l’association Vecam-Citoyenneté dans

C’est une façon pour les citoyens de se réapproprier leur territoire… D. P. : Le Laboratoire citoyen de la don-

née urbaine, de l’association Open Knowledge France, a le même type de démarche. La meilleure façon de ne pas être l’instrument des sociétés récoltant et utilisant les données personnelles, c’est de se mettre soi-même dans la capacité de les produire et de les partager. Croiser ses propres données, par exemple sur ses parcours de mobilité, avec celles de services publics sur la qualité de l’air ou d’entreprises sur leurs activités, permet de mieux connaître son territoire et d’en devenir l’acteur. Cette pratique aide les habitants à mieux décrypter les informations diffusées par la mairie, l’État, les entreprises, etc. La maîtrise et le partage de ces données les concernant sont importants pour les bénéficiaires, mais aussi pour les structures de solidarité. Car celles-ci ont besoin de mesurer l’impact social de leurs actions, de convaincre des acteurs publics et privés de leur bien-fondé et, sous un autre registre, de s’insérer dans le tissu local. Nous ne sommes plus à l’ère de la Datar et des grands plans quinquennaux, mais dans un monde dynamique. Et c’est pourquoi l’on ne peut plus faire l’économie de l’implication des bénéficiaires. Aujourd’hui, la donnée se reconfigure en permanence ; elle est produite en temps réel, notamment dans le champ de la solidarité. Les citoyens, acteurs ou bénéficiaires, doivent se l’approprier pour valoriser et réinvestir leur rôle auprès des pouvoirs et des autres acteurs de la société. C’est une clé pour la reprise en main de son destin. Propos recueillis par Ariel Kyrou

la société numérique, « Numérique et inclusion sociale », La tribune fonda, n° 222, pages 46-51, juin 2014. 3. Lire dans solidarum.org l’article

« Reconnect : un “cloud solidaire” pour les sans-abri ».

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visions de la solidarité sociale

En 2016, on recensait en France environ 5 000 lieux publics d’accès à Internet, aussi appelés EPN (Espaces publics numériques).

Certains sont « généralistes », d’autres « spécialisés » : vidéo et photo numériques, accompagnement pour l’emploi, lutte contre l’exclusion, l’illettrisme, etc. Source : L’Agence du Numérique, netpublic.fr (avec répertoire et carte des EPN en ligne).

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visions de la solidarité sociale

ANALYSE

L’innovation est sociale avant d’être numérique Le caractère innovant d’un projet, même lorsqu’il intègre une forte composante technologique, repose d’abord sur une multitude de critères sociaux. Démonstration à travers les réflexions de l’Institut Jean-Baptiste Godin et l’exemple de Reconnect, service de « cloud solidaire ».

R

econnect est un « coffrefort numérique » pour les sans-abri. L’enjeu, plus crucial qu’il n’y paraît, est d’abord de leur permettre de conserver leurs documents d’identité et autres pièces essentielles au chaud dans des serveurs informatiques, accessibles de partout sous forme digitale via les bons identifiants. Plus de papiers égarés au fil des rues et des campings de fortune. Mais au-delà du besoin premier, ce « cloud solidaire » sécurise les liens des personnes sans domicile fixe avec les travailleurs sociaux et l’administration. « Pour les personnes vivant dans la rue, la perte des documents officiels signifie l’arrêt de l’accès à leurs droits. C’est un facteur d’exclusion supplémentaire, souligne l’un des deux ingénieurs à l’origine du projet, Vincent Dallongeville. Par ailleurs, c’est aussi un poids considérable pour les travailleurs sociaux et les accompagnants, qui peuvent consacrer jusqu’à 30 % de leur temps, plus d’un jour par semaine, à refaire les papiers perdus !1 » On se dit immédiatement : voilà une innovation technologique qui tient

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essentiellement à la plateforme de stockage et de partage sécurisée, spécialement conçue pour faciliter les démarches d’accompagnement des personnes en grande précarité. Mais peut-on séparer l’outil de ses usages, de la motivation et du processus qui les a rendus et les rend aujourd’hui possibles ? Se focaliser sur la plateforme sans envisager son contexte, n’est-ce pas comme regarder le doigt qui montre la lune au lieu de se concentrer sur le satellite lui-même, là-haut dans le firmament ? IL NE SUFFIT PAS D’ÊTRE NOUVEAU ET NUMÉRIQUE POUR ÊTRE INNOVANT « L’innovation ne tient pas forcément à la nouveauté, comme on l’entend trop souvent », explique Nicolas Chochoy, docteur en sciences économiques et directeur de l’Institut Jean-Baptiste Godin, centre de transfert en pratiques solidaires et innovation sociale. Selon lui, l’innovation « a plus à voir avec l’idée de transformation ». Elle repose moins

sur la nouveauté stricto sensu que sur quatre dimensions : un contexte, un processus, un résultat et une diffusion2. Reprenons, sous ce regard, l’exemple de Reconnect. L’aspect novateur de l’initiative semble venir de la technique utilisée, dans l’air du temps. Sauf que le stockage des données dans des serveurs n’a en lui-même strictement rien d’innovant. Les opérateurs de télécommunication le proposent depuis bien longtemps aux entreprises. Et c’est dès septembre 2008 que le Californien Dropbox a lancé son service de stockage et de partage de fichiers à destination du grand public. Bref, affubler un projet du séduisant qualificatif de « numérique » ne peut suffire à le rendre innovant. LE CONTEXTE ET LE PROCESSUS, CLÉS DE TOUTE INNOVATION « Qu’elle soit technologique, sociale, organisationnelle, marketing ou je ne sais quoi encore, toute innovation émerge d ’un contexte spécifique », dit Nicolas Chochoy. Or les deux ingénieurs à l’origine VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2


visions de la solidarité sociale

de Reconnect racontent volontiers comment l’idée d’un cloud solidaire est née dans leur esprit alors qu’ils s’occupaient d’un projet de lutte contre l’errance à la gare du Nord de Paris pour le groupe SOS Solidarités. C’est parce qu’ils baignaient dans l’univers des maraudes et de l’accompagnement des sans-abri qu’ils ont eu la vision de cette innovation. De plus, son « processus » de constitution, deuxième sésame de toute innovation selon Nicolas Chochoy, s’est lui aussi mis en place dans ce monde des pratiques solidaires : « Nous avons d’abord testé des sortes de “drive”, des coffres-forts numériques que l’on mettait à disposition dans des structures sociales, explique Vincent Dallongeville. Nous sommes partis de ce qui ne fonctionnait pas. Nous avons organisé des ateliers avec les travailleurs sociaux, confronté nos idées et, de fil en aiguille, trouvé des clés. Nous avons construit notre outil en l’évaluant et en le perfectionnant progressivement. Puis nous avons fait appel à un prestataire pour développer le code. » Aucune innovation ne tombe toute cuite de quelque ciel, numérique ou autre. L’étincelle naît certes d’une situation, en l’occurrence chez Reconnect d’un environnement social où étaient investis deux ingénieurs ayant en effet des compétences technologiques. Mais, comme ils le disent eux-mêmes, le code est venu après les essais et erreurs sur le terrain. C’est grâce à une incubation et aux multiples échanges avec les acteurs et les bénéficiaires concernés que ce service a été lancé en septembre 2015, puis qu’il a été expérimenté à grande échelle, entre janvier et mars 2016, dans les gymnases utilisés par les travailleurs sociaux dans le cadre du Plan grand froid de la mairie de Paris. Ce qui l’a encore fait évoluer. L’IMPORTANCE DE L’INSCRIPTION DANS UN TERRITOIRE Le « résultat », troisième clé d’innovation, ne peut se résumer ici à un simple service de stockage de données. Au VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

Le numérique peut donner à chacun de meilleures cartes, mais ne change pas de façon fondamentale les règles du jeu social. cœur du dispositif, les divers centres d’accueil, d’hébergement ou de réinsertion deviennent des « relais Reconnect » avec juste une connexion Internet, un ordinateur, un scanner ou un appareil photo. Surtout, chaque ouverture de compte se déroule dans le contexte d’un accompagnement social, rendu plus fluide et efficace dès lors que le relais se déleste d’une grande part des démarches administratives. C’est le bénéficiaire qui décide du droit ou non d’accéder à ses informations. Il garde même son compte s’il change de relais. Mais, en pratique, le coffre-fort renforce fortement la relation entre le travailleur social, auparavant formé à l’usage du service, et la personne sans domicile fixe, initiée quant à elle à l’outil par ce même accompagnant. « L’innovation sociale est différente de l’innovation technologique car elle est située : elle s’inscrit dans un territoire », explique Nicolas Chochoy. Si le coffrefort numérique est accessible de partout, sans contrainte géographique, chaque relais en adapte les modalités d’usage à la réalité de son propre terrain. C’est le travailleur social, en fonction de la situation et de ses impératifs, qui choisit comment simuler les droits auxquels sont éligibles les sans-abri inscrits sur la plateforme. C’est lui, aussi, qui décide ou non d’utiliser les

SMS pour leur rappeler leurs rendezvous administratifs, ainsi que la possibilité, l’intérêt ou non de maintenir un lien avec eux via une messagerie instantanée. Le relais peut également alimenter le compte des utilisateurs en informations et s’assurer que ceux qui ont droit à des prestations en font bien la demande. Systématiquement, l’innovation fait donc l’objet d’une « traduction » circonstanciée, effectuée par chaque structure sociale qui achète une licence d’utilisation annuelle du service à Reconnect. Enfin, dans notre exemple comme pour beaucoup d’associations, la quatrième clé de l’innovation, à savoir sa « diffusion », ne se décline pas au travers des stricts mécanismes du marché via l’accès direct à un client qui paierait systématiquement une même somme d’argent pour une prestation donnée. Les sans-abri, bénéficiaires attitrés du service, ne payent rien. Ce sont les structures sociales qui règlent la note, qui plus est variable selon leur dotation financière. Au contraire de ce type d’innovation sociale, la majorité des innovations technologiques utilise le marché comme vecteur de diffusion et de mesure de leur impact. Il y a une certaine facilité à évaluer la diffusion par la taille du marché atteint : plus ça se vend, plus ça se diffuse. Mais cette forme d’évaluation ignore les gains non monétaires, de l’ordre de la réputation ou de la transmission de connaissances. Elle oublie les relations de réciprocité, les dons et les contre-dons, le bouche-àoreille, mais aussi la pluralité des mécanismes de délégation, de subvention, voire de redistribution. Bref, elle efface le contexte et la complexité des relations sociales au sein desquelles toute innovation s’inscrit, quelle que soit sa nature. L’INNOVATION TECHNOLOGIQUE EST-ELLE UN LEURRE ? En poussant la réflexion, on pourrait presque affirmer que l’innovation technologique n’existe pas. Et que l’innova17


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tion ne peut être que sociale : marketing ou bien culturelle ; d’ordre marchand ou, à l’inverse, non lucrative. Question de paire de lunettes.

N’est-ce pas tricher que d’évaluer une innovation uniquement par la taille du marché qu’elle permet d’atteindre ? Quel a été, pour prendre cet exemple paroxysmique, le sésame de la fabuleuse percée du moteur de recherche Google, symbole par excellence de l’innovation technologique ? À sa source, il y a bien un logiciel, le dénommé PageRank, testé dès août 1996 sur le site Web de l’université Stanford en Californie. Le moteur se sert de la récurrence du mot de chaque requête. Mais la grande originalité de cette invention qu’est PageRank est de prendre comme modèle les logiques de reconnaissance du monde universitaire : chaque lien hypertexte est assimilé à une citation, en quelque sorte à un vote qui prend d’autant plus de valeur qu’il émane d’une source déjà reconnue. Autre choix déterminant, d’ordre social lui aussi : l’accès au moteur est totalement gratuit. Plus il y a de personnes qui l’utilisent – il est vrai de façon individualiste, sans aucune collaboration –, plus il prend de la valeur. Ce que l’économiste Yann Moulier Boutang met en scène par la métaphore de la ruche : les internautes

1. Lire dans solidarum.org l’article « Reconnect, un “cloud solidaire” pour les sans-abri ». 2. Voir dans solidarum.org la vidéo

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sont comme des abeilles qui, en acquérant et en « pollinisant » librement leurs connaissances, permettent à l’apiculteur Google de récolter leur miel3. Fait notable : Google n’a créé sa régie publicitaire qu’en octobre 2000, plus de quatre ans après avoir lancé le moteur. Et là, pour le coup, ses AdWords représentent une vraie innovation marketing – sans rien de technologique ! Car ce ne sont pas des espaces de pub classiques qui sont vendus en fonction d’une audience, mais des mots qui sont proposés aux enchères des marques. Mots payés, d’ailleurs, qui n’apparaissent jamais sur la première page de requête et sont strictement séparés des résultats de la recherche. LE NUMÉRIQUE POUR ENRICHIR LES DISPOSITIFS D’INNOVATION SOCIALE Comme le dit Denis Pansu, coordinateur de la Fondation Afnic pour la solidarité numérique, « le principal apport du numérique est l’accès plus facile, direct et dynamique à l’information, en tant que donnée ou via le contact avec des tiers. D’où son rôle majeur pour permettre à toutes les personnes en situation de précarité de profiter enfin des aides auxquelles elles ont droit et, au-delà, pour renforcer tous nos mécanismes de solidarité. » Cette question cruciale de l’accès témoigne en vérité de la capacité du numérique à enrichir le contexte de chaque action bien plus qu’à être lui-même l’alpha et l’oméga de toute innovation. Bien conçu et mis en place afin d’encourager la libre appropriation sur le terrain, le numérique donne potentiellement à chacun de meilleures cartes. Mais il ne change pas fondamentalement la nature du jeu, qui reste de l’ordre de la solidarité dans les cas de Reconnect ou de l’application Entourage 4. Il alimente, voire crée des cultures au sens

« Nicolas Chochoy : l’innovation sociale ». 3. Yann Moulier Boutang, L’Abeille et l’économiste, Carnets Nord, 2010 ; et l’article « Une petite histoire de

de pratiques nouvelles. Mais gare aux contresens : grâce à leurs imprimantes 3D, les fablabs démocratisent et surtout réinventent les ateliers de bricolage plus qu’ils ne créent ex nihilo une industrie ou un domaine d’activité. Autre limite : les réseaux sociaux, les multiples plateformes collaboratives et leurs algorithmes ont tendance à rapprocher des gens qui, s’ils ne se connaissent pas a priori, partagent des goûts, des motivations et des valeurs proches. Il ne faut pas attendre d’eux le miracle de la mixité sociale, qui suppose une volonté au-delà de la seule connexion numérique. C’est bel et bien ce qu’a compris l’association Sew&Laine avec son projet de Tricodeur : le hacking d’une machine à coudre, mêlant le numérique et ses imprimantes 3D avec le tricotage de grand-mère dans des ateliers intergénérationnels qui s’organisent à l’ancienne, in situ. Depuis au moins une génération, les nouvelles technologies sont devenues le prisme sous lequel tous observent et auscultent les innovations de notre temps. C’est la justesse de cette paire de lunettes, combinée le plus souvent avec une mesure uniquement de l’ordre de la rentabilité financière, que l’Institut Jean-Baptiste Godin interroge grâce à ses « marqueurs de l’innovation sociale5 ». Ressources utilisées, mais aussi et surtout place des bénéficiaires, nature et type d’intervention du collectif, positionnement de la recherche, gouvernance, ancrage territorial, logiques de service et d’accessibilité, rupture avec l’existant et capacité de changement social : ces onze critères, il est vrai difficiles à appréhender, remettent de la complexité humaine dans notre regard sur des innovations qui, d’une certaine façon, sont toujours plurielles… et sociales. Ariel Kyrou

Google » sur le site culturemobile.net. 4. Lire l’article « Un entourage bienveillant des personnes sans abri », page 40 de la présente revue.

5. Institut Jean-Baptiste Godin, « Les marqueurs d’innovation sociale. Outil collectif d’analyse des éléments porteurs d’innovation sociale », novembre 2015.

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Le nombre d’associations possédant un site Internet était

de 73 % en 2016, contre 47 % en 2013.

43 %

des associations utilisaient des outils numériques collaboratifs en 2016,

contre 22 % en 2013.

Parmi toutes les organisations, il s’agit de la plus forte progression en termes d’usages digitaux. Source : « La place du numérique dans le projet associatif en 2016 », rapport d’étude, Solidatech/Recherches & Solidarités, novembre 2016.

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REGARDS CROISÉS

Soin et technologies : comment concilier les deux ?

Laurence Devillers est professeure à l’université Paris-Sorbonne en informatique appliquée aux sciences humaines et sociales, chercheuse en apprentissage machine, modélisation des émotions et interaction homme-machine au CNRS-LIMSI. Elle a écrit Des Robots et des hommes - Mythes, fantasmes et réalité (Plon, 2017).

Cynthia Fleury est philosophe et psychanalyste. Enseignantechercheuse en philosophie politique à l’American University of Paris et au Museum national d’histoire naturelle, elle a fondé en 2015 la Chaire de philosophie à l’hôpital, qu’elle dirige. Son dernier livre : Les Irremplaçables (Gallimard, 2015).

Quel regard portez-vous sur l’apport des nouvelles technologies dans le soin au patient, et ce dans tous les sens du mot soin ?

Quel regard portez-vous sur l’apport des nouvelles technologies dans le soin au patient, et ce dans tous les sens du mot soin ?

LAURENCE DEVILLERS : Je

CYNTHIA FLEURY :

crois beaucoup aux promesses des nouvelles technologies dans le soin au patient. Au début de mon livre, Des Robots et des hommes, j’ai écrit une petite fiction dont le personnage central est un robot social, d’aide à la personne, qui s’appelle Lily. Cette histoire, inventée mais fondée sur de vrais projets et recherches, se déroule en 2025. Je m’y imagine après un burn out. L’assistant robotique m’a été prescrit par mon médecin. Lily, puisque c’est son nom, possède une application de santé. Elle écoute mes conversations, observe, mais aussi capture mes mesures physiologiques grâce à un bracelet connecté comme il en existe déjà en 2017. C’est 20

Dans le soin, leur apport est indéniable, parfois enthousiasmant, mais très ambivalent. Car, contrairement à une idée reçue, la technologie ne rend pas le soin plus facile. Se doter d’un ordinateur, vaincre son appréhension vis-à-vis d’un robot, télécharger une application, apprendre à utiliser correctement ces outils, pour soi et ses interlocuteurs, en adéquation avec ses connaissances et son expérience de terrain, demeure une gageure. Avant de procurer un sentiment de confort et de confiance, tout usage d’une nouvelle technologie suppose une lente appropriation. Il faut acquérir des compétences, donc se former de façon formelle ou informelle. Cela prend du VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

Crédit photo : David Tardé/Moderne Multimédias

Que peuvent apporter les nouvelles technologies au monde du soin ? Avec quels risques ? C’est forte de son expérience de scientifique que Laurence Devillers explique les bénéfices attendus des robots pour l’accompagnement des personnes âgées ou des enfants autistes. Mais à la condition d’une forte éthique. Une nuance que confirme Cynthia Fleury, pour laquelle les nouvelles technologies nous mettent au défi de l’humain dans le soin, d’une attention au sujet malade plus encore qu’à sa maladie.


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ainsi, avec mon consentement, qu’elle envoie mes données de santé à mon médecin qui les analyse et m’appelle s’il décèle un problème. Ce robot d’assistance veille sur mon sommeil, mon alimentation et surtout mon stress. Avec des capacités de dialogue et d’apprentissage par elle-même bien plus fortes que Siri de l’iPhone, Google Home ou encore Alexa d’Amazon qui sont des agents conversationnels (appelés chatbots ou robots bavards), Lily m’accompagne, m’informe, me stimule et me donne de l’énergie dans la vie de tous les jours. Son apport est précieux pour sortir de la dépression. Mais attention : dans ma fiction comme dans la réalité d’aujourd’hui et de demain, les technologies ne remplacent ni le médecin ni les aides-soignants. Certes, mais votre assistant robotique de notre proche futur n’accomplit-il pas beaucoup de tâches, de l’ordre de l’aide à la personne, qu’effectuent aujourd’hui des êtres humains ? L. D. : Non, ou vraiment à la marge. Un assistant robotique,

qui peut prendre la forme d’une application sur smartphone, d’un objet connecté ou d’un robot qui se déplace, ne se conçoit pas en substitution de professionnels du soin ou de l’accompagnement. On en est d’ailleurs bien incapable. Les assistants robotiques devront accomplir des tâches spécifiques pour lesquelles ils seront très performants et pourraient rendre le travail des aidants plus aisé, voire pallier leurs manques. Les services d’aide à la personne s’adressent aujourd’hui d’abord à des individus en perte d’autonomie, en particulier très âgés, et beaucoup moins à des individus malades ou dépressifs comme le personnage de ma fiction. De plus, même auprès de seniors ne pouvant sortir seuls de chez eux, en dehors de lieux dédiés comme les EHPAD (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), l’accompagnement ne peut être que partiel, alors que le robot que je décris reste en permanence aux côtés de la personne. Accompagner à 100 % quelqu’un vivant chez lui, ce qui est indispensable pour les personnes très atteintes de la maladie d’Alzheimer, c’est compliqué. Car si la personne vit seule, cela supposerait plusieurs personnes à plein temps… D’où l’idée d’un robot à même d’assister le patient, mais aussi les professionnels du soin. Cela sera possible bientôt, et nécessitera quoi qu’il arrive une supervision humaine. Pourquoi n’est-ce pas encore envisageable ? L. D. : Pour

des raisons techniques et de sécurité, mais aussi d’usage. Il n’est pas question qu’une machine tombe sur la personne dont elle s’occupe et lui fasse mal. Or le déplacement dans un environnement en partie imprévisible, comme une maison, reste très compliqué pour les robots. Il existe encore de nombreux défis de recherche pour VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

temps et coûte de l’argent. Impossible de s’approprier une technique sans un accompagnement, donc la plupart du temps sans une ligne budgétaire dédiée. Beaucoup pensent qu’il suffit d’acquérir les outils de la télémédecine pour que tous s’y mettent et que le soin soit assuré en continu. C’est un rêve dangereux, car il faut aussi composer avec les résistances de certains membres du personnel soignant et surtout de patients qui ont peur d’être pris en main par une machine, quand d’autres à l’inverse ne voudront bientôt plus que cela. Car la technologie ne peut s’appliquer à l’aveugle dans un milieu, en particulier dans le milieu médical : pour remplir sa fonction, et apporter tout son potentiel, n’impliquet-elle pas une refonte de tout l’écosystème du soin ? Vous avez raison, mais je voudrais préciser que cet écosystème particulier qu’est l’hôpital s’avère trop souvent plein de dysfonctionnements : une institution qui est censée produire du soin en arrive parfois à l’exact inverse, c’est-à-dire à produire du mal-être, autant pour le personnel que, malheureusement, pour les patients et leurs proches. Donc oui, la mise en place de nouvelles technologies implique de revoir tout ou partie de l’écosystème du soin, de façon progressive à l’idéal pour permettre cette appropriation dont je parlais. Mais l’on peut transformer cette contrainte en opportunité et en profiter pour repenser en profondeur l’organisation de l’institution concernée, dans un sens plus humain justement… C. F. :

Sauf qu’imposer une technologie sans prendre en compte le facteur humain et la nécessité d’un accompagnement peut être très contre-productif… Effectivement. Sur le papier, l’arrivée des machines robotisées dans la chirurgie, par exemple, c’est fantastique. Mais cela remet en question une partie de la mission classique du chirurgien et surtout de tous ceux qui l’assistent. Face à une machine d’une redoutable précision, qui remplace bien des actes qu’accomplissaient jusqu’ici des hommes et des femmes, certains ont du mal à trouver leur place. Ils doivent revenir à ce qui fait sens dans leur métier : que doivent-ils accomplir qu’une machine ne sera jamais capable de faire ? Le problème est encore plus délicat du côté de certaines professions, comme les radiologues. Grâce à ce que l’on appelle le big data, c’est-à-dire à l’accès à des millions de données puis leur analyse en temps réel, il devient possible de comparer la radiographie d’un patient avec des milliers d’autres apparemment proches. Il devient envisageable d’affiner des probabilités d’évolution de la maladie, par comparaison aux radios de malades plus anciens. Pour obtenir des probabilités de développement d’un cancer, des systèmes automatisés utilisant le big data et les techniques d’auto-apprentissage de C. F. :

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construire des robots-assistants pouvant s’adapter facilement et apprendre un début de sens commun. Les robots Nao ou Pepper de la société Softbank Robotics sont actuellement expérimentés dans des hôpitaux, centres de soins ou EHPAD. Nao n’est haut que de 58 centimètres, Pepper fait 1,40 mètre, mais a des roulettes à la place des jambes. Nous devons étudier les effets psychologiques de leur utilisation sur la personne à court et long termes. Ces robots pourraient permettre demain de préserver l’intimité de personnes dépendantes, mais aujourd’hui ils ne sont techniquement pas encore prêts à habiller, déshabiller, cuisiner, et à veiller seuls sur quelqu’un qui en ferait la demande. Adaptés à la personne, ils seront construits pour des fonctions particulières (majordome, agenda, surveillance, etc.) et devront respecter une certaine éthique de relation. Au sein de la CERNA (Commission française de réflexion sur l’éthique de la recherche en sciences et technologies du numérique d’Allistene), dont je suis membre, nous travaillons à des préconisations éthiques sans lesquelles tous ces accompagnements resteront impensables.

« Je crois beaucoup aux promesses des nouvelles technologies dans le soin, mais elles ne remplaceront demain ni le médecin ni les aides-soignants. » LAURENCE DEVILLERS

Sur l’éthique, pensez-vous aux enjeux de protection des données personnelles, avec des constructeurs qui feront tout pour que l’utilisateur du robot ne l’éteigne jamais et qu’il ne cesse ainsi de recueillir des informations ? Oui, les personnes en situation de fragilité seront particulièrement menacées par la captation ou l’utilisation de données sans leur consentement. Ce type de souci se pose d’ores et déjà avec les objets connectés, de la maison ou que l’on porte sur soi. Il faut anticiper non seulement les risques de piratage des machines, mais aussi de marketing intempestif de produits non demandés, ou encore de manipulations cognitives malveillantes, qui pourraient aller jusqu’à déstabiliser psychologiquement les personnes. L. D. :

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type deep learning de l’intelligence artificielle (IA) proposent un diagnostic d’une précision inatteignable par un radiologue ayant pourtant douze années d’études. Vrai progrès, souhaitable certes, mais à certaines conditions, notamment éthiques. Sans doute y a-t-il quelque chose de l’ordre de l’intuition qui manque à la machine : elle n’a évidemment pas conscience de cette vulnérabilité que nous avons en partage et que toute décision doit prendre en compte. Mais ce constat peut-il suffire à repositionner le radiologue et ses savoirs dans un écosystème de la médecine profitant du big data et de l’IA ? Le paradoxe de ces deux situations, du chirurgien et surtout du radiologue, renforce, me semble-t-il, la nécessité d’une formation au spectre bien plus large qu’aujourd’hui et d’un recours aux humanités. Car plus la technique prend de l’importance, réalisant certaines tâches plus efficacement que le médecin, le radiologue, l’infirmier ou l’aide-soignant, plus il est essentiel d’identifier la spécificité de l’acte humain, que la machine ne peut remplacer, mais aussi d’inventer une nouvelle façon de faire soin, afin de valoriser et de développer cette spécificité. Cela signifie donc que l’apport de nouvelles technologies n’est jamais positif en tant que tel, mais qu’il peut le devenir dès lors que nous mettons l’humain au centre. Y a-t-il des situations où leur valeur ajoutée apparaît de façon évidente ? Les illustrations de l’ambivalence de la technique sont nombreuses. Prenons la réalité augmentée, qui via des lunettes dédiées, un smartphone ou une tablette tactile, ajoute des informations de texte, de son ou d’image au réel in situ. Elle peut susciter d’immenses confusions entre l’expérience vécue et le fantasme du réel, mais elle s’avère à l’inverse très utile pour aider des invalides à se reconstruire, à renforcer certains de leurs sens ou de leurs membres, voire pour récupérer une partie de leurs compétences. Autre exemple : la valeur ajoutée des nouvelles technologies me semble assez claire dans un univers nouveau, que l’on appelle l’empathie artificielle, à savoir l’utilisation de robots, dits sociaux, dans tel ou tel service. On pourrait se dire : quoi qu’il en soit, mettre des robots à la place d’êtres humains, c’est déshumanisant. Eh bien, on aurait tort. Car un grand nombre de patients, en perte d’autonomie, ne peuvent faire leur toilette tout seul, mais ont du mal à accepter qu’un homme ou une femme, même très prévenants, les accompagnent dans les gestes les plus intimes du quotidien. En revanche, qu’une machine plus ou moins humanoïde soit leur aide, plutôt qu’un être humain, pour tout ce qui est de l’ordre de la toilette leur va bien mieux. Ne pas avoir à se dénuder et à montrer crûment à un autre être humain leur incapacité à s’occuper de leur corps leur évite une situation qu’ils jugent dégradante. L’usage d’un robot leur permet de préserver leur C. F. :

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Cela me fait penser à cette intelligence artificielle de Microsoft, Tay, capable d’apprendre toute seule de l’interaction avec les internautes et qui, au bout d’une journée de dialogues sur la Toile, était devenue pro-nazi… L. D. : C’est exact. Microsoft a été obligé de retirer cet agent

conversationnel. Nous pourrions connaître demain des problèmes de ce genre avec des robots. Cela démontre la nécessité de règles éthiques, de surveillance des interactions, donc d’un encadrement humain, mais aussi d’une éducation à ces nouvelles technologies qu’il faut démystifier. Pour le patient ou l’aidant, pour le citoyen, le robot ou l’objet connecté sont des boîtes noires, dont ils ne savent rien. Je me souviens d’une scène du film Her de Spike Jonze : le personnage joué par Joaquin Phoenix réalise que l’agent conversationnel calibré pour lui plaire, et dont il est amoureux, discute et vit le même type d’aventure avec des milliers de gens ! Rares sont ceux qui savent que les robots peuvent communiquer entre eux et apprendre ainsi, dans le cloud, c’est-à-dire les serveurs où réside une bonne part de leur « intelligence ». Il faut, d’une part, connaître ce dont on parle et, d’autre part, réfléchir avec tous les professionnels et les citoyens concernés aux standards, à l’éthique, aux règles d’usages de toutes ces machines. Nous avons besoin d’un grand programme d’éducation et de formation à la coconception des machines, ainsi qu’à leur utilisation pour différents usages et métiers. La profession d’éthicien en intelligence artificielle et robotique a de l’avenir. Vous parlez d’éducation aux machines et de lourds enjeux éthiques. Mais dans le soin et l’accompagnement des patients, ces machines sont-elles indispensables ? Ne seraient-elles pas un danger pour certaines populations ?

intimité : la neutralité de la machine devient, paradoxalement, la réponse la plus humaine à leur vulnérabilité. S’ils sont correctement conçus et programmés, et que les équipes sont préparées à leur arrivée, des robots peuvent s’avérer très utiles pour ces patients en perte d’autonomie, des personnes âgées ou même des autistes, afin de faciliter un certain type d’interaction. Le but est dès lors d’affecter les êtres humains à d’autres tâches ou relations existentielles avec le malade.

« L’apport de la technologie est indéniable, mais très ambivalent. Car, contrairement à une idée reçue, la technologie ne rend pas le soin plus facile. » CYNTHIA FLEURY

Vous pensez que des robots sociaux, une fois qu’ils auront vraiment la capacité d’accompagner les personnes comme vous le décrivez, pourraient être intéressants à utiliser pour des patients autistes ou atteints de la maladie d’Alzheimer ? Attention, je ne dis pas que les robots doivent se substituer à l’humain. Penser ainsi leur rôle reviendrait à condamner à l’échec leur arrivée dans les services. L’idée est d’utiliser au mieux les qualités propres de la machine : d’une part, son côté désinhibant pour certaines populations fragiles, en particulier les personnes atteintes d’autisme ; d’autre part, sa capacité à répéter des activités identiques très longtemps sans jamais se fatiguer ou montrer de l’irritation. Les patients autistes ou atteints de la maladie d’Alzheimer ont, par exemple, des troubles cognitifs, même si ce ne sont pas du tout les mêmes dans l’un et l’autre cas. Or une machine bien programmée et pilotée est d’une aide précieuse pour évaluer l’intensité d’un trouble et en tester les évolutions, qu’il s’agisse d’une question de mémoire ou de rapport aux autres. Autre exemple : une machine est à même de faire faire à un patient tous les exercices nécessaires au maintien d’un maximum d’autonomie, réalisant ainsi une mission très fastidieuse pour l’aidant ou le personnel soignant… De telles pratiques reposant sur la technologie sont très délicates à installer. C. F. :

20 % des foyers américains ont déjà un chatbot chez eux pour répondre à leurs questions du quotidien, comme l’horaire du bus ou la prise d’un rendez-vous chez le dentiste. Les objets connectés sont déjà parmi nous, et nous serons demain entourés de robots. Cela me semble inéluctable. Même si ce devenir, comme tout projet majeur, nous pose de forts soucis éthiques, ces machines peuvent nous être très utiles. J’ai discuté avec des psychiatres, des gériatres, des pédiatres : les applications de ces assistants robotiques pour la santé et le soin sont nombreuses. Il faudrait cependant éviter que des robots se substituent aux humains, aux parents. Car les premières années d’existence sont le moment où nous apprenons à vivre avec autrui, à réagir en société, où les premiers liens sociaux se tissent. En revanche, après la petite enfance, et en fonction des situations, des robots devraient avoir dans le proche avenir un rôle important pour sécuriser et accompagner les personnes dépendantes, souffrant d’un handicap temporaire ou permanent. Un tel apport serait précieux pour les L. D. :

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aidants. Quand un proche tombe malade et perd son autonomie, c’est un drame pour son mari, sa femme ou ses enfants. Comment s’occuper de lui 24 heures sur 24 ? Et comment ne pas se sentir coupable si une telle présence s’avère impossible ? Des robots d’assistance comme Lily, dont je parlais en début d’entretien, pourraient fournir une partie de la réponse et soulager ces aidants familiaux.

Elles ne s’improvisent pas et ne remplaceront jamais le lien humain. Mais elles ont du sens dès lors qu’elles permettent de « faire surgir du sujet », qu’elles créent un biais grâce auquel le patient se débloque, s’exprime, non seulement accepte les soins qui lui sont prodigués, mais devient lui-même un acteur de son propre parcours de soin.

Au Japon, la robotique est considérée comme l’une des solutions au vieillissement de la population. Paro, robot bébé phoque en peluche, y a ainsi été lancé dès 2005, et il est désormais utilisé dans beaucoup de maisons de retraite. Que fait-il ?

« On ne réussira pas une greffe de robots et d’IA sur le corps de l’hôpital sans une profonde réflexion à partir des humanités, ce qui est l’une des missions de la Chaire de philosophie à l’hôpital. »

Il réagit à la voix, à la chaleur et au toucher. Il « se comporte » de façon différente selon le rapport que tissent les gens avec lui, un peu comme un chat. À l’hôpital Broca (AP-HP), avec lequel je travaille et qui teste de tels robots, j’ai vu quelqu’un d’apathique, qui n’exprimait rien, en prendre un dans ses bras, et retrouver le sourire. Paro est utilisé ou testé dans des groupes au sein d’une trentaine d’EHPAD en France. Il crée de l’émotion. Les gens veulent le garder, se le prêtent, en parlent ensemble quand il n’est plus dans le groupe… Il apaise, il réduit visiblement l’anxiété des patients âgés. L. D. :

Mais est-il plus qu’un jouet sophistiqué ? Il ne soigne pas, et ne remplace pas la prise de médicaments, non ? Bien sûr. Sauf qu’à l’hôpital Broca, l’équipe d’AnneSophie Rigaud, professeure en médecine gériatrique qui travaille sur la prise en charge des patients et des aidants concernant la maladie d’Alzheimer, a mesuré les effets de cette peluche : elle a constaté qu’un groupe de patients ayant profité de Paro prenait bien moins de médicaments contre l’anxiété qu’un groupe en ayant été privé. Selon cette évaluation, qui demanderait à être confirmée ailleurs, ce robot aurait donc un effet de type « mieux-être ». Mais il ne joue que sur les instincts premiers émotionnels, pour déstresser, procurer de la joie. Au contraire d’autres robots, il ne permet pas de converser, de stimuler la conversation, qui est le pilier de l’interaction sociale chez la personne. L. D. :

Vous travaillez en effet avec l’hôpital Broca, à Paris, sur tout ce que des robots capables de dialogue et de stimulation des échanges verbaux ou non verbaux pourraient apporter à des malades d’Alzheimer et à leur entourage… Nous avons en effet réalisé des « cafés techno » avec de grands seniors volontaires et des robots Pepper au living lab de l’hôpital Broca, laboratoire spécialisé dans « l’évaluation, la coconception et le développement » de technologies pour des personnes âgées présentant des déficits cognitifs et leurs soutiens informels ou professionL. D. :

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Mais en quoi une machine, plutôt que de « faire surgir du sujet », pourrait-elle contribuer à en « faire un objet » ? Pour un patient en perte d’autonomie, le soin n’a pas uniquement pour objectif de lui permettre de déjeuner ou de faire sa toilette. Il doit le renforcer dans le sentiment qu’il est capable de se reprendre un tant soit peu en main luimême, qu’il n’est pas condamné à la dégénérescence. L’un des enjeux majeurs est psychologique. Le patient doit se sentir agent de son propre soin, actif et non passif : c’est cela que j’entends par « sujet ». Si la technologie prend la forme d’un super-assistant à même de tout assurer, sans que la personne soignée n’ait plus rien à construire, à faire ni à penser par elle-même, elle ne peut qu’empirer le mal. Le patient devient effectivement un « objet ». De la même façon, rester 24 heures sur 24 avec un robot et ne plus avoir de relation qu’avec lui ne peut que provoquer un immense sentiment d’isolement et de désolation. En revanche, si le robot n’est utilisé que par moments, pour mettre de l’invention dans votre relation au monde, à vos proches ou pourquoi pas à vos soignants, autrement dit pour contribuer à ce que vous soyez un agent de votre parcours de soin, le bénéfice peut être tangible. La machine ne doit pas être là pour conforter le patient dans sa passivité et renforcer sa dépendance, mais pour le motiver, lui donner l’envie qui lui manque pour agir, ne serait-ce que pour écouter et ouvrir les yeux. C. F. :

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nels. Ces robots sont capables de mémoriser les prénoms des personnes rencontrées, leurs musiques ou leurs sports préférés. Au fur et à mesure des rencontres, cette reconnaissance a eu des effets positifs sur les personnes âgées : un lien semble se créer. C’est logique, l’humain se familiarise avec la machine qui lui donne le sentiment de le reconnaître – ce qui crée, comme vous le disiez vous-même, une proximité à double tranchant, pour peu que les pilotes du robot aient de mauvaises intentions. Mais quels apports au-delà de la télésurveillance quotidienne et de l’affectif ? Un malade d’Alzheimer perd peu à peu tous ses repères et quelquefois le langage. Le robot d’assistance peut stimuler ses sensations physiques, ses émotions, sa mémoire et sa parole par des quiz et des jeux de rôle. Il peut lui permettre d’être moins coupé du monde, en assumant la double fonction d’auxiliaire de mémoire et d’interface avec son environnement. Il lui rappelle de prendre ses médicaments, que c’est l’heure de déjeuner, etc. Il peut d’ailleurs le faire en associant l’acte à une lumière ou une musique, ce qui est précieux pour des personnes qui ont perdu jusqu’à la maîtrise du langage. L. D. :

« Demain, les assistants robotiques pourraient non seulement accompagner en permanence le patient dans son quotidien, mais assister tout autant les aidants que les professionnels du soin. » LAURENCE DEVILLERS

Je crois que des expériences sont également menées qui mettent en présence des enfants autistes et des petits robots Nao : quels en sont les enseignements ? Là encore, la prudence s’impose, car ce ne sont que de tout premiers résultats, et que jamais un robot ne remplacera les professionnels qui accompagnent les jeunes atteints de TSA (troubles du spectre autistique) dans les IME. Mais j’ai été très intéressée par les tests du CHU de L. D. :

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Qu’en est-il, dès lors, de l’accompagnement des personnes âgées par des assistants robotiques, chez elles ou dans les maisons de retraite ? C. F. : Tout ce que je viens d’affirmer à propos du patient et

de la façon d’utiliser les technologies pour ne pas empirer son mal, je peux le dire de l’accompagnement des personnes âgées. La nuance, c’est que leur perte d’autonomie est souvent définitive, et que l’enjeu des robots ou des objets connectés est non seulement de les aider au quotidien, mais aussi de leur donner le désir de maintenir ce qu’il leur reste d’autonomie. Eux aussi doivent rester des agents de leur parcours de soin. Sauf que le robot, comme le montre l’exemple du Japon, a une fonction supplémentaire, que l’on connaît depuis toujours en psychanalyse : il devient un objet transférentiel, et ce d’autant plus qu’il a l’aspect d’un animal ou d’un jouet humanoïde. Cette même machine qui s’occupe de la personne et veille souvent sur elle via une fonction de diagnostic et d’alerte des proches ou des soignants prend là une fonction de doudou, c’est-à-dire de réassurance affective, comme pour les petits enfants. Double fonction qui n’est pas sans danger, pour peu que la machine soit entre les mains de personnes plus ou moins malveillantes… Par la force des choses, un robot doudou risque de n’être jamais éteint, qui plus est en enregistrant tout de l’intimité de la personne. C’est bien pour cette raison que l’enjeu de protection des données personnelles est déterminant. C. F. :

Au regard de l’or digital que deviennent les données personnelles, du marketing très puissant du numérique et d’un discours ambiant technophile, n’y a-t-il pas un gros danger que l’on prenne ces nouvelles technologies comme la panacée et que l’on en oublie ce sans quoi il n’y a aucune solution, c’est-à-dire l’humain ? Oui, bien sûr. La tentation d’instrumentaliser les techniques pour réduire au maximum les moyens humains et augmenter la rentabilité est bien réelle, même si elle ne date pas d’aujourd’hui. Et il est certes difficile d’échapper aux délires de marketing et de communication autour du numérique. Nous devons composer avec la tendance à la marchandisation de tout, donc en l’occurrence à la vente de la technique comme le rêve magnifique de l’essence même du soin. Certains se rassurent en adoptant aveuglément le credo du progrès, sans le moindre recul. Mais il n’y a pas qu’une armée d’imbéciles : quantité de gens sont conscients de l’usage raisonné et raisonnable, créatif et humain des nouvelles technologies. Le compagnonnage de la technique avec la science a débuté il y a quelques C. F. :

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Nantes. Le robot a en effet démontré un énorme potentiel pour servir de medium, de support relationnel entre, d’une part, l’enfant ou l’adolescent qui refuse de communiquer et, d’autre part, la famille, le médecin ou l’aide-soignant. Car l’adulte, dont la présence bloque le jeune, peut parler au travers de la machine, en présence à distance. Le Nao rassure par son côté jouet. Dans un premier temps, le jeune lui fait dire quelques mots, lui fait lever un bras, le fait danser. Ensuite, au fur et à mesure des échanges, le Nao non seulement calme l’enfant ou l’adolescent, mais réussit à faire passer des messages que les adultes n’arrivaient pas à transmettre en direct.

« Je défends la création d’un grand programme d’éducation et de formation à la coconception des machines ainsi qu’à leur utilisation éthique pour différents usages et métiers. » LAURENCE DEVILLERS

Mais n’est-ce pas douloureux d’imaginer un enfant ou une personne âgée dont le seul interlocuteur serait un robot ? L. D. : Un robot d’assistance peut aider, stimuler, même par-

fois débloquer des situations, mais à la condition d’être encadré en permanence par des professionnels du soin, et que son usage ait des garde-fous. L’assistant robotique doit être loyal, pouvoir retracer et expliquer ses décisions. Il est important également de surveiller le comportement des humains avec les machines et les problèmes d’addiction, d’isolement, etc. Aussi surprenant que ce qualificatif puisse paraître, je suis convaincue que nos machines devront avoir demain une dimension « morale »1.

1. Voir dans solidarum.org l’interview vidéo de Laurence Devillers. 26

siècles, même s’il s’est accéléré depuis trois ou quatre décennies. Beaucoup de professionnels, dans le monde du soin, perçoivent la nécessité de penser et d’accompagner les gestes d’usage de technologies au potentiel toujours

« La mise en place de nouvelles technologies implique de revoir tout ou partie de l’écosystème du soin, de façon progressive à l’idéal pour en permettre l’appropriation. » CYNTHIA FLEURY

plus grand par un travail lucide pour préserver et cultiver ce qui serait fondamentalement propre à notre humanité. Il s’agit là de l’une des missions majeures de la Chaire de philosophie à l’hôpital que j’ai créée, destinée à l’enseignement des humanités au plus près des services hospitaliers, mais ouverte à tous les publics, professionnels ou non du soin2. On ne réussira pas une greffe de robots et d’intelligence artificielle avec le corps de l’hôpital sans une profonde réflexion à partir des humanités. Cette nécessité n’est pas explicite, et c’est pourquoi certains ne la jugent pas déterminante. Sauf que si notre horizon est d’expulser sans cesse les humanités de l’univers du soin au nom d’une vision à courte vue de besoins opérationnels ou financiers, nous allons dans le mur. Il semble urgent et essentiel de construire l’édifice rationnel, la colonne vertébrale, l’écosystème le plus humain de cet âge s’affirmant technologique de la médecine, du soin et de l’accompagnement de notre vulnérabilité. Propos recueillis par Ariel Kyrou

2. Voir dans solidarum.org les interviews de Cynthia Fleury, en vidéo et PDF, ainsi qu’un

reportage vidéo sur la Chaire de philosophie à l’hôpital. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2


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N’y a-t-il pas un risque de perdre le côté humain du métier ? A. A.-P. : Pas plus, selon moi, que d’utiliser des chats et des chiens dans les hôpitaux, qui sont de véritables accompagnants psychologiques, servant d’objets transitionnels. Les robots peuvent aider à briser l’isolement des patients dans les hôpitaux. Le cas de l’enfant bulle, coincé dans un milieu stérile, mais qui continue à interagir avec le monde extérieur grâce à son robot et à sa tablette en est une illustration.

Anne Auvity-Pontet, auparavant infirmière, est désormais responsable pilotage et transformation à l’Hôpital Cognacq-Jay, à Paris. Elle a obtenu récemment un Master en management de projets innovation et nouvelles technologies.

Crédit photo : Fabrice Jonckheere/Moderne Multimédias

Le point de vue d’une professionnelle du soin sur l’usage des technologies à l’hôpital et les bénéfices qu’elle en attend. Quelle a été votre première expérience avec les nouvelles technologies ? ANNE AUVITY-PONTET : Après deux ans au service de soins palliatifs en tant qu’infirmière, j’ai mis en place la première application métier au sein de l’Hôpital Cognacq-Jay, permettant à toutes les prescriptions médicales et au stockage des dossiers de se faire par la voie informatique – ce qui est désormais une norme commune. Je l’ai paramétrée pour l’équipe soignante, puis j’ai organisé des sessions de formation pour les médecins, infirmières, kinésithérapeutes et aides-soignants. Que tirez-vous de cette expérience ? A. A.-P. : L’installation de l’ordinateur entre le patient, le médecin et l’infirmière n’a pas été aisée. Le soignant doit s’approprier l’outil, plutôt inhabituel dans le milieu hospitalier. L’informatique ne fait pas vraiment gagner du temps. En revanche, elle règle le proVISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

blème de perte d’information, et elle facilite la lecture et l’application des prescriptions du médecin – qu’il notait auparavant manuellement. Vous venez d’obtenir votre MBA (Master of Business Administration) en management de projets innovation et nouvelles technologies. Sur quoi avez-vous travaillé ? A. A.-P. : J’ai travaillé pendant près d’un an sur la conception et le développement de projets avec un petit robot d’assistance et d’aide à la mémoire pour les personnes âgées. Dans la lignée des bracelets connectés, il permet le transfert de données et propose des jeux au patient. Il facilite la vie du soignant. Prendre en charge une personne souffrant de la maladie d’Alzheimer, par exemple, est très fatigant pour le professionnel, car il doit répéter des centaines de fois les mêmes choses. Ce robot est là pour l’aider dans ces tâches répétitives, mais non pour se substituer à lui.

Le personnel médical est-il prêt ? A. A.-P. : C’est très compliqué. D’un côté, il apprécie les nouvelles technologies (chirurgie au laser, IRM), mais de l’autre, il n’est pas rassuré à l’idée de confier le soin à un robot ou à une intelligence artificielle. Je suis convaincue que le blocage ne viendra pas du patient, mais du soignant. Or certains soins gagneraient à être confiés demain à des robots. L’exemple de la toilette du patient, que donne Cynthia Fleury dans son interview, me semble très juste. Plus globalement, le soignant pourrait être débarrassé d’une grande part de la dimension technique du soin, désormais assumée par le robot – lui-même supervisé par un médecin. Le soignant pourrait se consacrer pleinement à l’accompagnement du patient. Je pense à des actes comme les ponctions lombaires qui, même lorsqu’ils sont accomplis avec la plus grande technicité, restent douloureux. Le fait d’avoir un être humain à côté de vous, qui vous rassure, vous explique ce qui se passe, devrait être un vrai bénéfice. Paradoxalement, sous ce regard, l’avènement des nouvelles technologies pourrait rendre le soin plus humain. Cela va, du coup, obliger l’hôpital à se réorganiser ? A. A.-P. : La dimension plus humaine du soin, déjà enseignée dans nos études, reste difficile à appliquer au quotidien, une infirmière ayant la charge de 24 à 50 malades. Si le soin technique est confié aux robots, sous surveillance bien sûr, imaginez le temps dégagé pour l’accompagnement, pour l’échange avec le patient et les familles. On pourrait donc, à terme, espérer une qualité des soins bien meilleure qu’aujourd’hui. Propos recueillis par Xavier-Éric Lunion 27


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75 % des intervenants sociaux doivent faire des démarches numériques « à la place » des personnes qu’ils accompagnent.

Moins de 10 %

des travailleurs sociaux déclaraient avoir reçu une formation au numérique, en France, en 2015. Source : Les Cahiers Connexions solidaires n° 3, connexions-solidaires.fr, 1er trimestre 2016.

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« Les outils de communication nous désynchronisent. Ils nous donnent le sentiment d’accélération du temps. En outre, nous sommes avec les autres sans nécessairement être ensemble… C’est pourquoi de plus en plus de personnes cultivent des temps de déconnexion totale. » Dominique Cardon, sociologue. Source : Culture Mobile, 2017.

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ANALYSE

Le numérique est-il compatible avec l’action solidaire ? Qu’entendons-nous par « le numérique » ? S’agit-il d’un outil, d’une technologie, d’un écosystème, d’un monde ou d’un peu tout cela à la fois ? Porte-t-il en lui-même des valeurs, des façons de faire plus ou moins solidaires ? Peut-on le mettre, sans risque de dérive incontrôlée, au service de l’action sociale ?

N

ous vivons au contact des outils numériques : ordinateurs, logiciels et applications mobiles, appareils photo, réseaux sociaux, GPS, etc. En arrière-plan, s’activent les technologies numériques : protocoles de communication, langages de programmation, algorithmes et intelligence artificielle, etc. Le tout s’inscrit dans un écosystème numérique qui met en relation les individus entre eux via des plateformes comme Facebook, Airbnb ou Leboncoin, mais aussi les objets connectés qui communiquent entre eux et avec des individus. Enfin, technologies, outils et écosystèmes sont régis par un ensemble de codes, dont on n’a pas forcément conscience. Un monde en soi, avec sa culture, non pas numérique, mais « du » numérique. Cette culture est-elle compatible avec l’éthique solidaire ? Peuvent-elles se nourrir l’une de l’autre ou bien la culture du numérique attire-t-elle l’ensemble de la société dans un irrésistible mouvement centripète qui nous empêche progressivement de penser en dehors d’elle, en dehors de sa logique ? LE NUMÉRIQUE EST-IL NEUTRE ? La question du déterminisme technique n’est ni récente ni réservée au numérique, comme l’illustre l’éternel débat sur les armes aux États-Unis : certains soutiennent que ce ne sont pas les armes à feu qui tuent mais les personnes qui s’en servent, quand d’autres soulignent que le design d’une arme 30

la prédestine à blesser ou à tuer et non à allumer un barbecue. Dans les logiciels, explique le théoricien Lev Manovich, cette imbrication du design et de l’usage se retrouve dans la façon dont nous devons sélectionner des actions prédéterminées dans des menus pour produire quelque chose. Ainsi, « il ne s’agit plus de régler un outil comme un pinceau qui ne comprend a priori aucune détermination, mais de choisir dans du déjà là », rapporte le chercheur Anthony Masure. Et lorsque ce n’est pas là, nous nous trouvons dans l’incapacité d’agir, à moins d’être capables de programmer une nouvelle fonction. Ce principe de sélection et de « déjà là », nous pouvons l’expérimenter également lorsque Google nous suggère des mots-clés ou quand nos téléphones anticipent ce que nous voulons écrire. Outre l’appauvrissement et l’uniformisation de la langue que risque de produire cette automatisation du langage, le chercheur en « humanités digitales » Frédéric Kaplan y perçoit également la poursuite d’intérêts économiques, à l’exemple de Google qui, vendant des mots-clés à des fins publicitaires, « a besoin d’influencer le langage, de l’optimiser afin de le faire entrer dans les mots vendus ». En résumé, s’il n’y a peut-être pas de déterminisme technique en regard des déterminismes sociaux, il existe cependant, comme le défend la chercheuse Louise Merzeau, des jeux d’influence, des rapports de pouvoir et des conditionnements propres au monde numérique, qu’il importe de connaître quand on souhaite s’y aventurer. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2


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L’ASPIRATION À LA LIBERTÉ INDIVIDUELLE ET À L’AUTONOMIE Fred Turner, dans son essai Aux Sources de l’utopie numérique1, documente l’influence du mouvement hippie sur les prémices d’Internet. La libre circulation et la gratuité des savoirs ainsi que le principe des communautés virtuelles répondent en effet directement aux aspirations de liberté individuelle et de vie en communauté du mouvement de contre-culture des années 1960, qui s’opposait au carcan imposé de la famille, de l’entreprise ou de la collectivité. Cette liberté implique une autonomie, et l’autonomie s’acquiert par la connaissance. Or il se trouve qu’avec Internet, les savoirs peuvent circuler sur la planète. Dans l’esprit de ces hommes et de ces femmes avides de liberté, Internet portait la promesse d’un égal accès à l’information et à « l’autre », projetant l’idée d’une citoyenneté audelà des États, cet autre carcan qu’ils voulaient combattre. L’utopie hippie a ainsi inspiré le mouvement du logiciel libre2, l’ouverture des données, la neutralité du Net3, les licences libres de droit, les communs numériques comme Wikipédia, mais aussi, en un sens, le modèle de la gratuité des contenus qui a été prépondérant dans le développement d’Internet et qui a eu comme contrepartie la domination du modèle publicitaire. LA DIMENSION PARTICIPATIVE D’autre part, le monde numérique est « nativement » collaboratif. Le penseur Michel Bauwens a très tôt perçu cette dimension dans la technologie pair-à-pair de Napster ou BitTorrent - malgré les soucis de droits d’auteur qu’ils ont pu susciter. Ces programmes permettent, en effet, l’échange libre de fichiers d’un ordinateur à un autre (musiques, logiciels, films), sans permission d’une autorité tierce. Ce modèle horizontal et distribué est le fondement technique d’Internet. Les plateformes collaboratives, le financement participatif, mais aussi le bitcoin4 et la blockchain5, jusqu’au rêve d’une démocratie directe en ligne, s’inscrivent dans cette dynamique. LA TENTATION DU « SOLUTIONNISME » La technologie procède par corrélation pour aborder un problème. Pour illustrer le type de raisonnement qu’elle induit, prenons la pollution atmosphérique des villes, en partie générée par les embouteillages. Étant donné qu’une proportion des embouteillages eux-mêmes provient des automobilistes qui tournent à la recherche d’une place de parking, diminuer de X minutes le temps nécessaire pour se garer devrait réduire de X % la pollution. La solution serait dès lors de créer une application qui permette à celui qui quitte sa place de le notifier à ceux qui en cherchent une, ou une autre qui mutualise les places de parkings des particuliers, etc. Cependant, la cause première de la pollution - le moteur VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

S’il n’y a peut-être pas de déterminisme technique en regard des déterminismes sociaux, le numérique n’est pas neutre pour autant. à explosion, le diesel, le mode individuel de transport, etc. n’est jamais véritablement abordée. C’est ce qui fait dire à l’essayiste Evgeny Morozov que les entreprises technologiques souffrent de « solutionnisme » aigu6, et qu’à grande échelle s’occuper ainsi des effets plutôt que des causes équivaudrait à renoncer à la politique pour l’économie. L’idée que les entreprises seraient les mieux outillées pour résoudre les questions sociales et environnementales, parfois défendue par des acteurs de l’entrepreneuriat social, participerait d’une même croyance en la capacité des individus à résoudre seuls tout problème, même social. LE DÉSIR D’UN MONDE PRÉDICTIBLE Enfin, la numérisation du monde convertit petit à petit la réalité en données. Cela favorise une mesure permanente de nos actions et les soumet à une logique de performance. Ainsi, la pratique de se mesurer soi-même (le nombre de pas, le temps de sommeil, etc.) est systématiquement associée à un objectif d’amélioration. En outre, de plus en plus de décisions sont prises automatiquement à partir de l’analyse de la masse de données captées : gestion du trafic routier, conduite des véhicules autonomes, montant des primes d’assurance et, demain peut-être, jugement de certains délits mineurs, processus de recrutement, etc. Certes en devenir, cette gouvernance par les algorithmes interroge, en raison de la façon dont leurs calculs et propositions se basent sur les données existantes, faisant ainsi « constamment l’hypothèse que notre futur ne sera qu’une reproduction de notre passé », analyse le sociologue Dominique Cardon. Ne nous enferment-ils pas de la sorte dans des déterminismes sociaux que le monde de l’action solidaire s’efforce chaque jour de combattre ? En somme, le numérique s’avère ambivalent, influencé à la fois par la façon dont il est conçu techniquement et par les idéologies et les groupes de pouvoir qui le traversent et l’habitent depuis sa création. C’est un pharmakon, avance le philosophe Bernard Stiegler, c’est-à-dire qu’il est à la fois un remède et un poison. Les fameuses « datas » en sont un parfait exemple. Aujourd’hui utilisées à des fins commerciales ou de surveillance de masse, les données pourraient-elles demain servir l’action solidaire sans l’empoisonner ? 31


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Les données peuvent-elles faire le « bien » ? Peut-on appliquer directement les méthodes du big data aux questions sociales et solidaires ? Une analyse des promesses et des dangers de l’utilisation des datas sur le terrain de la solidarité, en particulier sous le regard de la mesure de l’impact social des actions.

Habitués à faire parler les données dans l’intérêt économique d’une entreprise, les data scientists, ces ingénieurs mathématiciens au cœur de la mécanique algorithmique, sauraient-ils répondre à des besoins forts d’intérêt général ? C’est le pari de Datakind et de son fondateur Jake Porway. Il réunit, en effet, des data scientists bénévoles, lors d’événements ponctuels autour de la problématique d’une structure jugée d’utilité sociale. En vingt-quatre ou quarantehuit heures, ils analysent et combinent différentes sources de données, conçoivent des modèles et des modes de visualisation : cartographies, graphes, etc. C’est ainsi qu’a été conçu un modèle de prédiction des collisions entre voitures et piétons dans les rues de New York. Global Witness, un lobby citoyen, a pu identifier grâce à Datakind une liste d’entreprises potentiellement coupables de fraude fiscale. L’ONG Give Directly, qui organise des dons directs aux personnes pauvres en Afrique, est à présent équipée d’un algorithme de reconnaissance de villages pauvres qui s’appuie sur une analyse automatique des images satellites de Google Earth. Enfin, Simpa Networks, une entreprise 32

sociale indienne qui loue des panneaux solaires au temps d’utilisation à des foyers sans accès à l’électricité et les donne après un montant de location atteint, a obtenu un modèle prédictif permettant d’identifier, parmi ses nouveaux clients, les plus susceptibles d’aller au bout du processus de location.

effet, en agrégeant les données des associations et des citoyens qui vont à la rencontre des SDF (parcours, matériels distribués, personnes rencontrées, besoins exprimés, etc.), cette application montre qu’il serait possible d’identifier des zones blanches, des doublons, des manques, etc. Une telle cartographie en temps réel de l’aide aux plus démunis pourrait permettre d’ajuster en continu les différentes actions sur un territoire, afin de mieux couvrir les besoins des sans-abri. En outre, les outils numériques permettent de faire ce que l’on appelle du crowdsourcing solidaire en collectant des données directement auprès d’individus en difficultés. Ainsi, des SDF expriment directement leurs besoins via l’application Entourage, ou des personnes en détresse se manifestent après un tremblement de terre, comme ce fut le cas au Népal en 2015 avec Quakemap. Les données ainsi collectées s’affichent sur une datavizualisation (cartographie interactive, graphes) qui facilite l’organisation des services d’aide et d’urgence.

LES TRÉPIDATIONS DE LA MACHINE « DATA »

Appliquer les recettes des data scientists et de leur big data aux enjeux sociaux risque de faire obstacle à un usage éthique et solidaire de l’analyse des données.

Pour être pertinent, le monde des data scientists doit agréger un nombre important de données ; il incite alors à l’ouverture et au partage de celles-ci, comme l’illustre l’application Entourage7. En

Quakemap, Entourage ou encore Mutum8 sont des plateformes. Cette forme d’organisation est au monde des datas ce que la structure associative est

Mais ces résultats ont-ils du sens d’un point de vue solidaire ? N’y a-t-il pas quelque risque que leur usage a posteriori, par exemple pour Simpa Networks, ne soit pas aussi socialement « juste » qu’anticipé ? Enfin, utiliser ainsi les données pour mieux répondre aux missions que se sont fixées ces acteurs, provoque-t-il, par ricochet, une transformation de l’ensemble du secteur social et solidaire ? Et dans quel sens ?

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au monde de l’ESS (économie sociale et solidaire). Les plateformes se fondent sur l’utilisation des données pour optimiser à grande échelle la mise en relation entre une demande et une offre, entre un besoin et une capacité d’aide. Ce modèle est fortement porté par l’entrepreneuriat social, dont les acteurs veulent « faire le bien en se faisant du bien », rapporte Arnaud Mourot, directeur général d’Ashoka France. Ils ont constitué de façon plus ou moins informelle un réseau mondial d’entrepreneurs sociaux qui croient en un capitalisme d’intérêt général. Il existe cependant un mouvement alternatif et, il est vrai, plus confidentiel, le « coopérativisme de plateforme » : il considère que les pratiques sociales et solidaires se marient mieux à des plateformes dont les acteurs et simples usagers sont tous les propriétaires, plutôt que d’appartenir à quelques-uns, actionnaires ou même fondateurs. La logique économique et entrepreneuriale semble pour le moment l’emporter. Si l’on regarde, par exemple, l’ensemble des projets réalisés par Datakind, tous semblent empreints d’un même objectif : maximiser l’impact social d’une structure, même si cela signifie exclure certains profils jugés moins « performants » ou pour lesquels l’aide apportée serait moins pertinente du point de vue de l’aidant. Plusieurs projets traitent, par exemple, de l’opportunité d’ouvrir un nouvel établissement. Le croisement de différentes sources de données permet de déterminer l’emplacement où il serait le plus utile, c’est-à-dire où il y aurait le plus de personnes en demande d’aide selon les critères de la structure concernée. L’application de ces principes de maximisation d’impact via les données aux services publics de transports ou de santé ne risque-t-il pas d’aggraver les inégalités entre territoires ? Jusqu’où peut-on, dès lors, appliquer la logique du nombre et la politique du chiffre dans le monde social et solidaire ? Jusqu’où peut-on ajuster les VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

actions solidaires en fonction de leur potentiel bénéfice ? Il est certes possible de « maximiser » un impact social sans accepter aveuglément la course à la productivité et à la performance, souvent perçue dans le monde de l’ESS comme l’une des origines du « mal » de nos sociétés contemporaines. « Datakind », cette gentille initiative de Jake Porway, qui nous laisserait penser en poussant le sens des mots qu’habituellement les data scientists travailleraient pour des « méchants », ne risque-t-elle pas de pervertir les good guys en leur « apprenant » des méthodes de bad guys ? Bien sûr, la réalité du terrain est loin d’être aussi manichéenne que cela. Mais les données sont-elles vraiment dignes de confiance ? DES DATAS OUI, MAIS AVEC DES PINCETTES « Les données ne peuvent pas produire de la certitude, elles ne peuvent qu’estimer l’incertitude », avance Heather Krause, fondatrice de Datassist, une agence canadienne qui accompagne les structures non lucratives dans l’utilisation des données. Pour bien comprendre cette phrase, il faut « ouvrir » les données, les regarder pour ce qu’elles sont, en faire la biographie, nous dit-elle… D’où viennent-elles ? Qui les a produites ? Qu’est-ce qu’elles mesurent ? Comment et pourquoi ont-elles été collectées ? Heather Krause prend l’exemple des données de l’ONU sur l’évolution de la violence conjugale dans différents pays. Intuitivement, on a tendance à faire confiance à cette source. Pourtant, en y regardant de plus près, on découvre de multiples biais qui génèrent des erreurs de lecture : là, un changement de loi qui rend possible de porter plainte pour violence conjugale ; ici, une modification des catégories d’âge ; là encore, des études qui mesurent la violence physique, ou bien d’autres qui y ajoutent la violence psychique, etc. Les données agrégées se révèlent, en vérité, souvent impossibles à comparer. Leur « nettoyage » est donc un

préalable obligatoire qui, dans la pratique, n’est quasiment jamais respecté. Mieux vaut donc suivre le conseil d’Heather Krause et considérer les données comme une information et non comme une connaissance, et encore moins comme une vérité.

« Les données ne peuvent pas produire de la certitude, elles ne peuvent qu’estimer l’incertitude. » HEATHER KRAUSE

Ensuite, il importe de ne jamais perdre de vue que les datas sont le reflet d’un monde partiel : celui que l’on peut enregistrer, calculer, modéliser. On pourrait imaginer les données comme des reliefs, faisant apparaître en creux des vallées qui dessinent en réalité l’impensé du big data. Ce « hors-champ » contient ce qui échappe à la mesure, soit en raison de biais au moment de la collecte ou de l’analyse, soit parce qu’il existe probablement, à l’image du silence qui disparaît dès qu’on le nomme, des réalités que nous ne pourrons jamais représenter à l’aide de données. Avoir conscience des biais, du cadre et du hors-champ des données ne remet pas en cause la contribution qu’elles peuvent apporter aux questions sociales et solidaires. En revanche, cela incite à plus de retenue quant aux résultats obtenus. Les données ne sauraient, sans danger, être le seul indicateur de la réussite d’une action. C’est pourtant le risque que nous prenons à mesure que l’intelligence artifi33


L’usage du big data…

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… permettrait de sauver chaque année 13 000 vies via l’anticipation des tremblements de terre.1

… permet d’établir dans 88 % des cas l’orientation sexuelle d'un individu via ses likes sur Facebook.2

Sources : 1. « Big Data: Saving 13,000 Lives a Year by Predicting Earthquakes? », Bernard Marr, forbes.com, avril 2015. 2. « Private Traits and Attributes Are Predictable from Digital Records of Human Behavior », Michal Kosinski, David Stillwell et Thore Graepel, « Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America », 2013.

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visions de la solidarité sociale

cielle (IA) progresse. En effet, l’IA, nourrie et éduquée par les masses de données collectées, automatisera probablement un nombre croissant de processus de décisions : de l’obtention d’un crédit à celle d’un logement ou d’un travail via des plateformes qui présélectionnent automatiquement des profils en fonction des attentes. Perspective pour beaucoup inquiétante : le financement des structures sociales et solidaires s’ajustera-t-il un jour automatiquement en fonction de la mesure de leur impact, elle-même automatisée ? Sous ce regard, pour le monde de l’ESS, les données représentent bien plus qu’un outil de travail. Il s’agit de comprendre le monde des datas, de s’en saisir afin de se donner les moyens de peser sur les débats qui pourraient décider, demain, des modalités de calcul et de rétribution de l’action sociale et solidaire. LE CHOC DU FINANCEMENT SELON L’IMPACT SOCIAL L’une des tendances fortes, dans la mesure de l’impact social, est de juger de l’efficacité d’une action au nombre d’euros qu’elle ferait économiser à la collectivité - estimé grâce au recueil de ces fameuses datas. Soit l’économie du coût de X mois de chômage pour telle structure d’insertion, de X prises en charge hospitalières pour telle association de prévention, ou encore de X reconduites à la frontière pour tel incubateur à destination des réfugiés, etc. Cette mesure monétaire de l’impact social s’accompagne du modèle économique suivant : l’auteur de l’action se

1. Fred Turner, Aux Sources de l’utopie numérique - De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence, C&F éditions, 2012. 2. Le logiciel libre, imaginé par Richard Stallman, a pour principe le libre accès aux codes sources, ainsi que sa libre utilisation et modification. Firefox est un logiciel libre, par exemple. 3. La neutralité du Net est un principe de non-discrimination des données VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

verrait reverser une partie des économies qu’il aurait contribué à réaliser. Ainsi, demain, une action solidaire envers les SDF pourrait être financée en fonction du nombre de SDF « sortis » de la rue ou même du nombre de jours, de semaines ou de mois en moins que le SDF y aurait passé. Pourtant, comment arriverons-nous à individualiser de la sorte les impacts sociaux, alors que l’action solidaire se mène la plupart du temps en réseau et sur un temps long ? Qui pourra dire « c’est nous qui avons sorti telle personne de la rue » ?

L’usage de datas pour mesurer l’impact social d’une action peut s’avérer précieux, mais peut provoquer de grosses erreurs d’appréciation. En outre, le secteur public ne pourra pas financer à fonds perdus les actions d’utilité sociale. Il s’agit donc, dans cette démarche de monétisation de l’action sociale et solidaire, d’attirer les investisseurs désireux - et aussi de plus en plus contraints par la réglementation -

circulant sur le réseau Internet. Ainsi, il ne peut y avoir de traitement différent en fonction de la source, du type ou de la destination d’un contenu. 4. Le bitcoin est une monnaie virtuelle produite par un algorithme. Elle n’est donc sous l’autorité d’aucun État. C’est une monnaie spéculative en raison de son design original basé sur une masse monétaire maximale et un ralentissement de la production de

de placer leur argent dans des projets à impact social ou environnemental positif. Se profile alors, en contrepartie d’un appel d’air financier sans précédent, un risque de captation de la valeur sociale par des acteurs loin des enjeux de solidarité, à travers les jeux d’actionnariat de l’entrepreneuriat social. Enfin, sachant que la mesure de l’impact social serait, à terme, issue de calculs algorithmiques, le jeu des corrélations pourrait inclure, sans que l’on en ait conscience, des bénéfices indirects et hors de propos, comme la baisse évitée ou la hausse du prix au mètre carré de l’immobilier grâce à l’absence ou au départ de SDF. Comme cela a déjà été démontré sur les questions d’obtention de crédits ou de sélection d’étudiants, certains algorithmes utilisent des critères discriminants pour effectuer leurs calculs : appartenance communautaire, genre, etc. Il paraît dès lors essentiel que les processus de calcul des algorithmes soient rendus lisibles par et pour des humains. Pour toutes ces raisons, et bien d’autres encore, le monde de l’ESS aurait sur ce terrain des datas un rôle déterminant à jouer : celui de défendre une mesure d’impact social qui préserverait la dignité des personnes et qui protégerait de la spéculation financière les liens de solidarité. Que les acteurs sociaux et solidaires s’emparent des données et s’approprient les tenants et les aboutissants du monde numérique, ce n’est pas qu’une opportunité pour eux, c’est une nécessité pour nous tous. Chrystèle Bazin

bitcoins à mesure que l’on s’approche de la limite, rendant toujours plus coûteuse la production de nouvelles unités. 5. La blockchain est une base de données distribuée, c’est-à-dire qu’elle n’est pas contrôlée par un serveur central. Elle enregistre, gère et certifie des transactions – notamment en bitcoin. Son principe est réputé infalsifiable grâce à son procédé de validation en pair-à-pair.

6. Evgeny Morozov, Pour tout résoudre cliquez ici - L’aberration du solutionnisme technologique, FYP éditions, 2014. 7. Lire l’article « Un entourage bienveillant des personnes sans abri », page 40. 8. Lire l’article « Mutum : les paradoxes d’une économie du partage », page 70.

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L'INVENTION SUR LE TERRAIN

Au Campo de la Cebada, au cœur de Madrid, la gestion par des associations a permis de développer temporairement une multitude d’activités gratuites à dimensions artistique, sportive, culturelle, mais aussi sociale. 36

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L'INVENTION SUR LE TERRAIN

La société civile sénégalaise réinvente ses mécanismes de solidarité, notamment avec l’appui des jeunes, qui représentent la majorité de la population.

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L'INVENTION SUR LE TERRAIN

L’INVENTION SUR LE TERRAIN Du village japonais de Kamiyama aux banlieues de Dakar, des chantiers parisiens d’Emmaüs Défi à la plateforme « hors sol » Mutum, des laboratoires citoyens madrilènes aux ateliers sonores de BrutPop

Crédits photo  : Pierre Mérimée (pp. 36-37), Guillaume Thibault (p. 38)/Moderne Multimédias

en France, partout naissent de nouvelles formes de solidarité. L’envie de partage avec « l’autre », l’esprit d’invention, le désir de transformation sociale au quotidien demeurent le socle pour provoquer une révolution des mentalités, avec ou sans l’aide de la technologie.

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BESOINS ESSENTIELS

Un entourage bienveillant des personnes sans abri L’association Entourage a créé un réseau social entre riverains et sans-abri qui construit une solidarité de proximité autour des personnes vivant dans la rue. Mieux, son application mobile Entourage permet depuis fin 2016 à des habitants de répondre aux problèmes de leurs « voisins » sans domicile fixe. Avec un enjeu majeur : rompre leur isolement.

B

eaucoup ne les voient plus, comme s’ils faisaient partie du mobilier urbain. D’autres détournent le regard, gênés par cette réalité qui s’impose à eux et par un sentiment désagréable de culpabilité mêlée d’impuissance. Mais certains s’arrêtent, donnent quelque chose, échangent des mots, sourient à ces personnes qui dorment dehors, recroquevillées dans un coin ou le long d’un immeuble. Jean-Marc Potdevin, le fondateur d’Entourage, est de ceux-là. Un matin de 2012, l’un des SDF qu’il connaît est en détresse : toutes ses dents sont cassées et il refuse d’aller aux urgences. Jean-Marc Potdevin sort alors son portable et envoie un tweet : « Qui connaît un dentiste qui accepterait de soigner une personne SDF en urgence ? ». Le réseau se mobilise et le sans-abri est reçu dans un cabinet. Jean-Marc Potdevin, qui travaille depuis vingt ans pour de grandes entreprises du numérique, comprend tout le potentiel des réseaux sociaux pour venir en aide aux plus démunis, dans l’urgence comme au quotidien. Très vite, il décide de rencontrer les acteurs luttant contre la grande exclusion, mais aussi les personnes vivant dans la rue, dont Anne-Claire, une femme qui a subsisté dix-sept ans sans domicile et qui préside aujourd’hui le comité de la rue d’Entourage, un groupe de sept anciens et actuels SDF qui participent à la gouvernance de l’association. « À Paris, grâce à l’action des associations, les SDF ne meurent pas de faim, lui explique Anne-Claire. En revanche, ils ont besoin d’aide pour faire des papiers administratifs, pour se sentir moins 40

seuls, pour renouer avec une dimension affective. » L’idée de créer un réseau social entre riverains et personnes sans abri prend forme. Un réseau qui inciterait les premiers à aller à la rencontre des seconds afin de créer des liens de bon voisinage. Le projet éveille l’intérêt de certaines associations d’aide aux plus démunis, comme celle de Thibault Leblond - Aux Captifs, la Libération -, qui indique : « Les riverains qui ont créé des relations de confiance avec des personnes dans la rue peuvent appuyer la démarche d’accompagnement des travailleurs sociaux et jouer un rôle précieux dans la mise en mouvement des personnes. » UNE APPLICATION QUI CRÉE DES « ZONES DE CHALEUR HUMAINE » AUTOUR DES SDF C’est sur cette idée de réseau de proximité que l’association Entourage s’est créée en 2015 avec le soutien de différentes fondations privées et du label « La France s’engage ». Uniquement active à Paris en 2017, mais en cours de déploiement à Grenoble, Lille, Lyon, Rennes et dans d’autres villes, elle a développé l’application Entourage, fin 2016. Avec cet outil, des riverains qui ne se connaissent pas peuvent se rassembler pour mener des actions de solidarité autour d’une personne sans abri. En septembre 2017, 22 000 utilisateurs s’étaient inscrits et plus de 1 250 actions de solidarité avaient été lancées : don d’équipements divers, aide pour des traductions, conseils juridiques, etc. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2


Crédits photo : Chrystèle Bazin/Moderne Multimédias

L'INVENTION SUR LE TERRAIN

Un moment de rencontre et d’échanges entre membres de la communauté des riverains, avec ou sans domicile : l’apéro Entourage. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

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L'INVENTION SUR LE TERRAIN

L’application s’articule autour d’une carte et d’un fil d’actualité. Sur la carte, des cercles orangés apparaissent, ce sont des « zones de chaleur humaine » indiquant qu’une action de solidarité y a été initiée en faveur d’une personne SDF. « Au lieu de Facebook, à présent, je regarde Entourage, raconte Gabrielle, une riveraine. Je vérifie si quelqu’un a besoin de quelque chose, de temps, de compétences, et si je peux j’interviens. » Le fil d’actualité liste quant à lui les actions en cours : « Sac à dos pour Christelle et Laurent qui vivent dehors » ; « Nous cherchons un bénévole véhiculé pour une maraude » (tournée de rue à la rencontre des personnes sans abri) ; « Je suis une femme séparée avec un enfant et je cherche un logement », etc. « Au départ, l’application avait été pensée pour les riverains, mais, depuis trois mois, nous nous rendons compte que les personnes vivant dans la rue s’emparent de l’application pour créer des actions de solidarité autour de leurs propres besoins », rapporte Claire Duizabo, responsable de la communication d’Entourage.

« Moi Pablo, je ne suis pas SDF. Avant ça, je suis père de trois enfants, peintre, et un excellent joueur de pétanque. » DES OUTILS POUR « PASSER DE L’ENVIE D’AIDER À L’ENVIE DE RENCONTRER » En parallèle de l’application, le livret pédagogique « Simple comme bonjour », rédigé par le comité de la rue, vient accompagner les riverains en leur donnant des clés de compréhension sur ce que vivent les SDF : la solitude, la violence, le manque d’intimité, la fatigue et bien d’autres soucis. « La clé est de passer de l’envie d’aider à l’envie de rencontrer » ; « Vous ne vous adressez pas à un sans-abri, vous parlez à Pascal, Rachid ou Christine » ; « Moi Pablo, je ne suis pas SDF. Avant ça, je suis père de trois enfants, je suis peintre, je suis un excellent joueur de pétanque », peut-on lire dans ce livret. Le troisième volet d’action de l’association, c’est l’animation de cette communauté inédite de riverains et de SDF. Elle organise des « apéros Entourage », des moments de rencontre entre riverains avec ou sans domicile, tous les quinze jours, dans des bars de la capitale. D’autres associations viennent par ailleurs y témoigner de leur action, afin de ren42

forcer les réseaux de solidarité. L’équipe d’Entourage mène également des actions au sein des entreprises. « Je leur dis : moi, je suis une ancienne SDF, mais avant j’étais comme vous, j’avais un travail. Ça peut vous arriver ! Et si c’était le cas, que feriez-vous ? », raconte Anne-Claire. NE PAS CHANGER LE MONDE, JUSTE CELUI DES PERSONNES SDF « Bien sûr, on ne change pas le monde, on agit à la manière des Colibris de Pierre Rabhi, avec des petites choses… », explique Gabrielle. Entourage ne rêve pas de résoudre la question de la grande exclusion avec une application miracle. L’association se concentre sur la mise en action des riverains, en complémentarité des autres acteurs du secteur. Pour résumer, Entourage facilite et encourage la création de réseaux de solidarité de proximité, en s’appuyant sur la dynamique collaborative des réseaux sociaux, dans le but de faire accepter les « sans-domicile » comme des habitants du quartier, au même titre que les autres. Et aussi bien sûr dans l’objectif de les aider, dans l’urgence ou plus souvent sur le long terme, en les sortant de l’isolement. Ainsi pour Mickaël, qui vit depuis trois ans dans la rue, et qui est membre du comité de la rue : « Entourage, ça a changé le monde de ma vie. Je rencontre des gens, je discute avec eux et ils m’apportent des choses, comme par exemple m’aider à trouver un logement. » DES FONCTIONNALITÉS SPÉCIFIQUES POUR LES ASSOCIATIONS DE MARAUDE Au-delà de la mobilisation des riverains, l’application Entourage offre des fonctionnalités spécifiques pour les associations de maraude : dictée vocale des comptes-rendus d’actions ; suivi des itinéraires ; canaux de communication entre associations, etc. Une cinquantaine d’associations l’utilisent aujourd’hui, mais ce sont en majorité des petites structures. Les acteurs-clés, comme le Samu social, qui coordonne les maraudes à Paris, ou encore les Restos du cœur, manquent à l’appel. Entourage pourrait pourtant être un outil de coordination précieux pour l’ensemble des acteurs de la grande exclusion : services d’urgence, travailleurs sociaux, associations de maraudes professionnelles et citoyennes, etc. C’est d’ailleurs ainsi que Jean-Marc Potdevin avait pensé son service à l’origine. Il voulait monter une plateforme en open source, baptisée OpenMaraude, qui aurait été gouvernée collectivement par les associations. Cette plateforme aurait pu permettre de mieux coordonner les actions des uns et des autres : éviter qu’il y ait des zones blanches sans personne pour aider ou, au contraire, des zones avec bien trop de monde par rapport aux besoins ; articuler les types de maraudes (médicales, sociales, distributives) ; échanger des informations de dernière minute, etc. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2


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LEVER LA MÉFIANCE DE L’ESS VIS-À-VIS DES NOUVELLES TECHNOLOGIES « Il persiste dans le monde de l’économie sociale et solidaire une méfiance vis-à-vis du monde technologique, une peur du contrôle et de la perte de contrôle des données. Il n’y a sans doute pas assez d’exemples connus d’initiatives numériques qui ne soient pas dans une logique commerciale, analyse Thibault Leblond. Le numérique doit encore faire ses preuves dans le monde social », pas uniquement sur son impact, mais aussi sur les valeurs humaines dont il peut devenir le vecteur. Conscient de ces inquiétudes, Jean-Marc Potdevin a mis en place un moratoire sur les données, en décidant la suppression de celles liées aux actions des associations au bout de quarante-huit heures (comptes-rendus de maraudes, itinéraires, etc.). En outre, sur la carte de l’application, les zones de chaleur, indiquant une action en cours, sont volontairement imprécises, et un algorithme vient aléatoirement en bouger le centre, afin d’éviter de localiser une personne SDF. Enfin, Entourage a gardé son esprit de transparence : les codes de l’application sont librement accessibles pour tout développeur. En plus de cette méfiance vis-à-vis de la technologie, certains acteurs de la lutte contre la grande exclusion rechignent à mélanger les actions des riverains avec celles des professionnels et des associations, comme voudrait le faire Entourage. Il y a la crainte de la figure du « Zorro des rues » : une personne qui interviendrait sans considération du travail des autres et sans compréhension de la situation réelle des SDF, rendant plus compliquée la tâche des associations. « Dans le monde de l’ESS, le cloisonnement et la fragmentation des actions sont assez courants, rapporte Thibault Leblond, ce qui le rend peu compatible avec la logique d’ouverture et d’agrégation du numérique. » En facilitant le partage et la circulation d’informations entre associations, espère-t-il, ceux qui s’emparent avec intelligence et sensibilité du numérique parviendront peut-être à lancer un mouvement de décloisonnement de l’action sociale. Une telle démarche d’usage et d’appropriation des technologies pourrait même améliorer la coordination entre acteurs, dans l’intérêt des personnes accompagnées. Or Entourage offre une opportunité concrète d’expérimenter les enjeux du numérique afin d’être davantage en capacité de défendre les personnes les plus démunies. Certes, l’application Entourage ne remplacera jamais l’action sur le terrain. Mais elle peut en multiplier les effets, en particulier via l’augmentation du nombre de personnes mobilisées autour de ce type d’accompagnement. Au contact d’Entourage, les acteurs de l’ESS se laisseront-ils convaincre qu’en s’emparant de ses outils sans les fétichiser, ils pourraient bâtir une sorte d’économie numérique sociale et solidaire ? Chrystèle Bazin VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

POUR DÉCOUVRIR D’AUTRES SUJETS LIÉS AUX

BESOINS ESSENTIELS… VIDÉO

ENTOURAGE : RÉSEAU SOCIAL POUR LES SDF ET LEURS VOISINS

À l’aide d’un réseau social lancé sous forme d’application mobile fin 2016, l’association Entourage crée du lien entre les personnes sans abri et les riverains. Reportage vidéo de l’article ci-contre. ARTICLE

SOLI’MÔMES : DES CRÈCHES ITINÉRANTES

Pour faire face au manque de places, en particulier dans les zones difficiles de Seine-Saint-Denis, Soli’mômes a créé des crèches mobiles. ARTICLE

RECONNECT : UN « CLOUD SOLIDAIRE »

Ce « coffre-fort numérique » permet aux SDF de conserver leurs documents et ainsi de sécuriser leurs liens avec les travailleurs sociaux et l’administration. VIDÉO

L’OCEANIUM DE DAKAR REFLEURIT LA MANGROVE… ET LES ESPRITS

Au-delà de l’écologie, cette association communautaire redéveloppe l’écosystème économique, dont la culture du riz, fragilisée par le recul de la forêt, au Sénégal. ARTICLE

LED BY HER : FEMMES BATTUES ? FEMMES BATTANTES !

L’association Led By Her encourage et accompagne les femmes victimes de violences à créer leur entreprise pour qu’elles reprennent leur vie en main. ARTICLE

TECHFUGEES : SOLIDARITÉ ONLINE POUR ET AVEC LES MIGRANTS

Une communauté internationale d’ingénieurs, développeurs et entrepreneurs du numérique trouve des idées afin d’améliorer l’existence des réfugiés. ARTICLE

L’AGENCE SOLIDAIRE DES ANCIENS MIGRANTS, LES CHIBANIS

À Marseille, l’AMPIL (Action méditerranéenne pour l’insertion sociale par le logement) cherche à loger décemment les « vieux » travailleurs immigrés. VIDÉO

TRABENSOL, ALTERNATIVE AUX MAISONS DE RETRAITE PRÈS DE MADRID Propriété collective et location du droit d’usage, biens communs et épanouissement personnel : ce centre autogéré pour personnes âgées a ouvert en 2013.

www.solidarum.org 43


Crédit photo : Ken Watanabe/Moderne Multimédias

L'INVENTION SUR LE TERRAIN

Après des études aux États-Unis, Shinya Ominami est rentré dans son village natal, Kamiyama, pour y initier voici vingt-cinq ans un vaste programme inédit afin de lutter contre la désertification. Première étape : inviter des artistes du monde entier à venir créer sur place, à l’image de cette tour Karaoké, un empilement d’enceintes planté à flanc de montagne par un artiste berlinois.

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REPORTAGE AU JAPON

La solidarité se réinvente loin de Tokyo Sous le vernis du miracle économique, le Japon a vu sa société se craqueler de toutes parts. Vieillissement accéléré de la population, désertification des campagnes, atomisation des urbains, précarisation des plus fragiles… Les fractures du modèle sont béantes. Et les solutions, au-delà du numérique qui est l’une d’entre elles, sont sans doute à trouver dans des expérimentations menées dans des villages isolés d’un bout à l’autre de l’archipel.

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’est un petit village comme il en existe beaucoup à travers le monde. À Shikoku, la plus petite des quatre îles principales de l’archipel japonais, Kamiyama a tout de la carte postale, lové dans de verdoyantes montagnes, traversé par un cours d’eau… Sauf que ce cliché idyllique ne doit pas masquer une autre réalité : à Kamiyama, la population a été divisée par quatre depuis 1965 pour atteindre aujourd’hui 5 300 âmes, dont plus de la moitié dépasse les 65 ans. La plupart des jeunes sont partis, à Tokushima, la métropole de Shikoku distante d’une cinquantaine de kilomètres ; à Kobe, à quelque trois heures de route ; et surtout à Tokyo, la mégapole qui aimante toute les forces vives du pays au risque d’accentuer le fossé

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qui sépare les villes de la côte Est du reste de l’archipel. Comme partout ailleurs sur la planète, l’inexorable exode rural vide les terres arables… Simplement, le phénomène d’érosion est plus ancien au Japon. « Dans 49,8 % des municipalités, le nombre de femmes de 20 à 39 ans sera réduit de plus de la moitié d’ici 2040 », mettant en danger de disparition plus d’un quart des communes du Japon. Cette prédiction publiée en mai 2014 par le Japan Policy Council ( JPC), un think tank privé, a provoqué une onde de choc dans un pays soumis à deux problématiques démographiques : le vieillissement de la population et la désertification des campagnes. UN VILLAGE RECULÉ DEVENU ÉPICENTRE ARTISTIQUE La bourgade de Kamiyama aurait dû s’éteindre lentement. Mais elle renaît aujourd’hui grâce à Shinya Ominami, un natif du village qui, après des études aux États-Unis, a repris l’entreprise familiale tout en développant un projet au fort pouvoir d’attractivité : Green Valley. Ce clin d’œil humoristique à la Silicon Valley californienne est le nom d’un vaste programme qu’il a lancé en 2004 et de la société à but non lucratif qui le pilote. « On a tendance à l’oublier, mais dans les années 1930, avant de devenir un grand espace d’innovation, la Silicon Valley était une région agricole », rappelle le visionnaire. Tout commence en 1992 par un programme d’échange avec des artistes du monde entier qui reçoit le soutien de la préfecture de Tokushima. En 1997, il est décidé de faire de ce village perdu au milieu des montagnes un centre culturel international et, en filigrane, d’attirer de nouvelles activités dans cette région essentiellement agricole. Deux axes majeurs : l’environnement avec le programme Adopter, inspiré des projets d’empowerment des États-Unis ; l’art, à travers la plateforme KIEA (Kamiyama Artists in Residence), qui convie des artistes à y résider plusieurs mois. L’objectif : qu’ils créent des œuvres sur place, en s’inspirant des traditions locales. Loin d’être « hors sol », comme trop souvent en la matière, le projet a dans son ADN la volonté d’impliquer des habitants dans le processus de sélection, puis de création : la population participe au choix des artistes, avant de s’investir à toutes les étapes de l’expérience. À un horizon d’une génération, l’ambition est de changer le paradigme démographique de Kamiyama. D’en faire un village « attractif », selon le président-fondateur Shinya Ominami, un « espace inédit » qui abrite une communauté combinant la qualité de vie des ruraux et le dynamisme créatif des urbains. À l’image de cette œuvre d’un Berlinois qui a récemment échafaudé une Tour Karaoké sur un versant de la montagne grâce à l’empilement d’enceintes. On peut s’y connecter 46

« Voir des papis et des mamies m’apporter des légumes ou passer nous faire coucou, c’était très nouveau pour moi ! » RYOHEI ASADA

en journée avec son mobile, afin d’écouter l’improbable pop qui booste jour et nuit les rues de Shibuya, à Tokyo. Mais par sa forme traditionnelle, l’étrange édifice fait aussi écho au temple Shozanji abrité par Kamiyama, qui est aussi la douzième étape des 1 400 kilomètres du « chemin de Compostelle » nippon. ENFANTS ET CHARPENTIERS DANS UN FABLAB COLLABORATIF En vingt ans, plus de cinquante artistes sont venus échanger et partager. Certains s’installent à l’année. D’autres y repassent, le temps de nouveaux ateliers. Il en est ainsi de Sayaka Sweeney Abe, qui entretient désormais un rapport étroit avec le village. Après avoir été invitée en 2013 et y avoir créé une œuvre en collaboration avec les habitants, cette dessinatriceplasticienne japonaise, qui habite aux Pays-Bas et navigue sur toute la planète, a choisi d’y revenir régulièrement. « Je me suis demandé quelle valeur ajoutée je pouvais offrir au village, dit-elle. Étant donné qu’il n’y a ni musée ni galerie, j’ai choisi de développer avec huit autres personnes – artistes, designers, graphistes, ingénieurs… – un fablab où les villageois peuvent apprendre à coconstruire des projets. » Ils sont plus de cent membres, de tous âges, à fréquenter cet espace, le KMS (Kamiyama Maker Space), où les enfants apprennent à coder, où les charpentiers s’initient aux nouvelles technologies… « Chacun participe selon son temps, ses moyens, ses envies. Tout est basé sur l’échange. Mais ce qui est fantastique, c’est qu’en construisant des outils par et pour tous, nous sommes en train de créer un nouveau type de communauté, quelque chose d’inédit qui évolue très vite. » Elle ose le mot « utopie », à l’image de cette monnaie locale qu’elle vient de réaliser à partir de copeaux de bois, et qu’elle compte mettre en place. LA « DÉPOPULATION CRÉATIVE » PRÉSERVE LES ÉCOLES En 2017, la plupart des maisons traditionnelles (les kominka), dont bon nombre étaient proches de l’abandon, ont été rénovées. Elles sont désormais habitées par de jeunes Japonais, venus des grandes villes, mais aussi par des étrangers. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2


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Crédits photo : Ken Watanabe/Moderne Multimédias

À Kamiyama, le programme Green Valley se déploie : des sociétés y implantent des bureaux satellites, le Food Hub Project promeut l’agriculture locale, un fablab est devenu la plateforme expérimentale de cette communauté rétro-futuriste, etc.

Tant et si bien que le nombre de résidents s’accroît. En 2011, l’année où la population globale du Japon a commencé à diminuer, Kamiyama a enregistré une augmentation de la sienne, certes toute symbolique : 139 personnes ont déménagé et 151 ont emménagé. En deux décennies, le projet Green Valley a inversé la tendance, notamment grâce au concept de « dépopulation créative » de son fondateur Shinya Ominami, c’est-à-dire accepter le départ inévitable de certains natifs du village, mais stabiliser sa composition démographique grâce à l’arrivée de citadins… C’est ainsi que, chaque année, ces « nouvelles » familles permettent le maintien des établissements scolaires sur place : deux écoles maternelles, un collège et un lycée. À Kamiyama, des activités se sont développées et des commerces ont refleuri. Kouki Kanazawa a ainsi bénéficié d’une aide de 2 millions de yens (15 000 euros) pour ouvrir voici six mois une cordonnerie dans VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

la petite rue qui fait office d’artère commerçante. Ce natif de Nagoya est venu chercher une qualité de vie. « J’étais perdu parfois dans l’immensité urbaine. Ici, tout est plus simple, plus direct. Tout le monde se connaît. » Travailler mieux en travaillant moins. Au pays où les heures supplémentaires mensuelles peuvent atteindre la centaine, cela surprend. Et pourtant… LES CITADINS SE CONNECTENT AUX ANCIENS… Designers Web ou éditeurs TV, médecins ou plasticiens, tous ont choisi de s’installer ici pour vivre mieux, misant sur la durabilité plutôt que sur la vitesse. Mais ce pari aurait été intenable sans la mise en place, dès 2005, d’un réseau de fibre optique par la préfecture de Tokushima. C’est ainsi que Sansan, start-up digitale comparable à un Linkedin nippon, 47


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Au Japon, la population décroît depuis 2011, et le fossé entre personnes âgées et jeunes actifs a augmenté dans les grands centres urbains.

basée à Tokyo, a ouvert à Kamiyama un bureau satellite. Et elle a été suivie par d’autres compagnies - douze en 2017 ! qui essaient de fixer la population locale en favorisant l’embauche des enfants nés alentour. C’est le cas de Tomohiro Itou, un jeune trentenaire revenu en 2013 dans sa région natale après avoir suivi des études de droit. Au terme d’une formation de six mois, il a intégré l’équipe de Green Valley, où il suit les dossiers de candidature de ceux qui veulent déménager ici. Impossible de tous les satisfaire : « Une bonne vingtaine sur la centaine de demandes sont validées chaque année, en fonction des besoins de la communauté. Certains viennent d’Osaka, de Tokyo, d’autres d’Indonésie, des ÉtatsUnis. Il y a même des Irlandais à Kamiyama ! » Qui l’eût cru il y a tout juste un quart de siècle ? À l’époque, Ryohei Asada était à peine né. À 27 ans, ce jeune homme d’Osaka a emménagé en juin 2016 à Kamiyama au titre de la formation professionnelle. Depuis janvier 2017, avec six autres personnes venues de tout le Japon, il constitue le noyau de l’antenne d’une société spécialisée dans les sites Web, dont le siège se trouve à Yoyogi au cœur de Tokyo. Jeans serrés et coupe de cheveux héritée des mangaka, il participe à des opérations de nettoyage du quartier, de débroussaillage en forêt le week-end. Il s’est même fait de nouveaux amis : les anciens, « ceux à qui l’on parle si peu en ville ». « Voir des papis et des mamies m’apporter des légumes ou passer nous faire coucou, c’était très nouveau pour moi ! » Et inversement, Kumiko et Yasunobu Aihara, 74 et 77 ans, vous le certifient tout de go : « Nous serions bien tristes si tous ces jeunes et ces étrangers n’étaient 48

« Les solutions viendront de la société civile, notamment des jeunes. » PROFESSEUR MASAHARU OKADA

plus là. On leur donne des conseils, on les initie à nos danses, ils nous aident pour tout ce qui est nouvelle technologie, ils nous font goûter de nouveaux plats. Grâce à Green Valley, des idées modernes ont permis de rajeunir le village ! » Et d’ajouter : « Nous formons une vraie famille. » D’autant que les enfants du couple sont partis vivre à Tokushima, et aux États-Unis aussi. UN ÉCOSYSTÈME MARIANT TERROIR ET NUMÉRIQUE Contrairement à la plupart de ses copains d’enfance, Kaoru Shiramomo, fils d’agriculteurs du coin, est revenu au pays après des études à Tokyo. Employé depuis douze ans par la mairie, investi dans le programme Artists In Residence, il pilote désormais le Food Hub Project : un restaurant – et épicerie – qui favorise les produits locaux, en circuit court. « 70 % des produits que nous cuisinons viennent de nos champs. Nous avons démontré aux fermiers que notre modèle fonctionne. Du coup, même les plus sceptiques nous rejoignent. » Au fur et à VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2


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(Tokyo), ou encore le Hana Lab (Nagano), dédié aux femmes, notamment seules ou en difficulté.

Métro de Tokyo : tous connectés, mais combien sont isolés ?

Crédits photo : Ken Watanabe (p. 48), Jacques Denis (p. 49)/Moderne Multimédias

mesure de la construction du nouvel écosystème du village, une communauté est née. « Il a fallu quinze ans, depuis l’installation du premier artiste, pour réussir à changer les mentalités, du côté des locaux comme des nouveaux arrivants », résume Shinya Ominami, qui souhaite se préserver de l’écueil d’une gentrification. L’exemple de Kamiyama est désormais suivi par de nombreux autres villages, mais aussi des sociétés high-tech, japonaises et étrangères, qui missionnent des émissaires pour constater in situ comment tout ceci s’articule. Plus de quarante sociétés japonaises ont ouvert des bureaux dans la préfecture de Tokushima. Longtemps oubliée, la région est maintenant à la pointe de l’innovation économique, sociale et solidaire. Comme à Kamikatsu, où la moitié de la population a plus de 65 ans. Tomoji Yokoishi, président de la société Irodori, a permis aux aînés de trouver une seconde jeunesse en partant à la cueillette de feuilles et de fleurs afin de garnir les plats des restaurants de Tokyo. Grâce à un partenariat avec le premier opérateur mobile du pays, NTT Docomo, il a muni quelque 350 septuagénaires, en grande majorité des femmes, de smartphones, de tablettes tactiles, voire de drones, pour communiquer entre eux par monts et forêts, ainsi qu’avec leurs commanditaires de la capitale. L’idée : réintégrer les anciens au cœur de la communauté, non par des aides, mais par une activité adaptée à leurs expertises. Mieux, l’initiative a drainé de jeunes urbains dans le désert des campagnes : plus de 600 stagiaires y sont passés depuis 2010, et une vingtaine y vivent désormais. À l’instar de l’actuel directeur de Irodori, Yuki Ohata, 30 ans, qui a fondé une famille dans ce village qu’il a toujours considéré à la pointe de l’innovation. C’était même sa motivation pour y venir. L’ÉMERGENCE DIFFICILE D’UNE ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE L’apport des nouvelles technologies est indubitable dans l’économie sociale et solidaire, secteur émergent depuis dix ans au Japon, des provinces reculées aux grandes villes où de nombreuses initiatives voient le jour. Des espaces de coworking avec une orientation sociale se développent, comme Sakura Works Kannai (Yokohama), Impact Hub VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

C’est une petite révolution des mentalités dans un pays qui a sa propre vision de la solidarité, héritée d’une longue histoire. « Il y a un siècle, explique le professeur Masaharu Okada, notre modèle de solidarité était fondé sur les trois voies du bonheur : les vendeurs sont heureux, les acheteurs sont heureux, la société est heureuse. Tout le monde devait y trouver son compte. C’était une forme de capitalisme social, fondé sur une vraie conscience morale. Après la Seconde Guerre mondiale, le Japon a importé plein de choses de la culture occidentale, en particulier son modèle capitaliste. Le pays a connu un formidable essor économique, puis il a découvert le revers de ce système : de nombreux problèmes, notamment écologiques, sociaux et de l’ordre de l’éducation. Le gouvernement a alors décidé, pour y répondre, d’importer également ce qu’il percevait comme le modèle social de l’Occident : le système des ONG et des fondations. C’est pourquoi la solidarité sociale se résume encore, pour la majorité des Japonais, aux organismes caritatifs, ONG ou fondations. Sauf que la population, dont ce n’est pas la culture, ne donne rien à ces organisations, qui se retrouvent dépendantes des subventions gouvernementales. » Le professeur Okada promeut un modèle proche du capitalisme social, réinventé à l’aune du microcrédit, sur lequel il travaille dans son laboratoire de recherche, le Yunus & Shiiki Social Business Research Centre, hébergé à l’université de Kyushu. Pour lui, avant toute chose, « les Japonais doivent se réapproprier leur histoire, en reconsidérant les autres façons qu’ils avaient, auparavant, de résoudre leurs problèmes. » Au Japon, le terme même de « solidarité sociale » n’existe pas vraiment. Les Japonais ont toujours plutôt parlé de mécanismes de « coopération », mis en place pour ou par une communauté, comme une sorte de principe actif qui se retrouve aujourd’hui remixé sur les réseaux numériques. La preuve avec les Kodomo Shokudo, qui depuis deux ans permettent à certains enfants scolarisés de Tokyo, vivant dans l’extrême pauvreté, de manger au moins un repas chaud par jour. L’initiative a été financée par le crowdfunding, comme toutes celles que soutient la plateforme Ready for, dédiée aux projets sociaux et solidaires. Ready for est née en mars 2011, quelques jours à peine après la catastrophe de Fukushima. LA CATASTROPHE DE FUKUSHIMA A SECOUÉ LES MENTALITÉS Selon Muriel Jolivet, professeure de sociologie française à l’université jésuite Sophia de Tokyo, où elle vit depuis quarante ans, le choc de la catastrophe du 11 mars 2011 a fait évoluer les mentalités : « La communauté nationale a été ébranlée avec encore plus de puissance que lors du séisme de Kobe en 1995. L’État est intervenu tard. Ce sont plutôt les solidarités locales qui ont tout de suite permis de mettre en place des 49


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À Tottori, préfecture à la fois la moins peuplée et la plus âgée, la Nippon Foundation a missionné Satoshi Kida pour développer depuis 2015 un programme visant à soutenir des initiatives locales : un programme d’intégration « artistique » des handicapés au Théâtre des Oiseaux, une structure d’hébergement pour attirer les jeunes urbains, une association visant à faire les courses pour les personnes les plus isolées…

abris. (…) Je me souviens que les gens étaient très impressionnés par les visites de l’Empereur : ça ne s’était jamais vu, un empereur à genoux, en train de discuter avec les gens dans les abris. Alors qu’en revanche, le Premier ministre se faisait haranguer à cause des lenteurs gouvernementales. » Des initiatives se sont montées sur Internet. L’association Zonta House a permis aux enfants isolés par le tsunami d’avoir des cours à distance, tandis que Code For Japan a fourni une tablette aux familles frappées par la catastrophe, afin qu’elles se connectent entre elles et se reconstruisent avec l’aide d’acteurs sociaux et d’organismes dédiés. De fait, depuis six ans, de nouvelles solidarités s’organisent, sans attendre l’intervention de l’État. Ainsi, en 2016, lors du 50

séisme du Kyushu. « J’ai vu un camion qui venait du Toroku avec écrit en grosses lettres : “Je viens en reconnaissance de tout ce que vous avez fait pour nous !”, se rappelle Muriel Jolivet. Parmi les jeunes, il y a beaucoup de volontaires. Ça, c’est nouveau. Des gens qui arrivent avec des bêches, des bottes, et qui disent : on est là pour aider. » En revanche, précise la sociologue, il ne faut pas surestimer l’importance de ces actions spontanées et ne pas oublier le rôle des communautés de quartier, les séculiers Tonalïgumï, des groupes à la fois de solidarité, d’interdépendance et d’entraide. « En cas de séismes, de sinistres, ces communautés sont là. Elles reposent sur les structures de la société japonaise traditionnelle. À la campagne, quand il y avait des famines, ce sont elles qui géraient la situation. Elles organisaient le partage équitable du riz ou des VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2


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pommes de terre disponibles. Aujourd’hui, dans des petites îles sans médecin, et où la moyenne d’âge tourne entre 70 et 80 ans, ce sont toujours elles qui accompagnent les personnes isolées. » UN MODÈLE HYBRIDE FACE À LA COMPLEXITÉ DES PROBLÈMES

Crédits photo : Ken Watanabe, Jacques Denis /Moderne Multimédias

Le modèle de solidarité du Japon est hybride. Il mêle de façon complexe le rôle de l’État, qui n’arrive pas toujours à se désengager ; l’action des communautés traditionnelles, loin d’avoir disparu ; l’importance des entreprises en matière sociale ; et toutes ces initiatives individuelles, portées notamment par les jeunes nés avec le numérique. Et pourtant, ce modèle réussit à faire face à une multitude de problèmes. Certains sont récurrents, comme les catastrophes naturelles. D’autres sont très anciens, même s’ils prennent une dimension nouvelle à l’ère du capitalisme mondialisé. Ainsi ceux liés à cette minorité que l’on appelle les burakumin, discriminés pour être astreints aux tâches impropres (selon le vertueux bouddhisme) comme l’abattage des animaux. La fracture entre les villes et les campagnes s’est quant à elle accentuée au fil du dernier demi-siècle. Elle se marie à la montée d’une grande pauvreté, dont les SDF, laissés à leur sort jusque dans Shinjuku, cœur économique de la capitale, sont le symbole. « Les organisations caritatives gouvernementales tentent d’intervenir, dit le professeur Okada, mais cela ne fonctionne pas. (…) Les solutions viendront de la société civile. Les jeunes peuvent apporter des solutions originales. Mais il leur faut un soutien financier, qu’on ne peut attendre de l’État. » Comble du paradoxe de la société nippone, ces technologies que beaucoup voient comme une vraie solution ont engendré un phénomène qui commence à essaimer en Europe : les hikikomoris, de plus ou moins jeunes urbains désocialisés suite à la pression constante des normes du capitalisme en version japonaise. Ils seraient plus de 300 000, emmurés chez eux face à leurs jeux vidéo et leurs fenêtres ouvertes sur le monde virtuel, qu’elles soient TV ou iMac. « C’est la forme extrême de la difficulté de la majorité des Japonais à communiquer, analyse Muriel Jolivet. Les relations humaines ont l’air très harmonieuses au Japon. Mais si l’on gratte le vernis, elles sont extrêmement complexes. C’est cela que révèle ce phénomène : des gens hypersensibles, très fragiles, qui s’enferment chez eux, avec une immense difficulté à s’adapter à la société. » Des associations ont vu le jour pour leur venir en aide, comme Tamariba dans la région de Tokyo qui accompagne ces « super geeks » pour les réinsérer dans la vie active. LA NIPPON FOUNDATION INVESTIT UNE RÉGION POUR MIEUX ESSAIMER Et si la solution, pour résoudre les questions d’isolement et d’atomisation sous toutes leurs formes, ne passait pas forcéVISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

ment par le numérique ? Rendez-vous sur la côte Ouest de Honshu, la principale île de l’archipel, où se concentrent à l’Est la plupart des grandes villes. À trois bonnes heures d’autoroute de Kobe, Tottori est la préfecture à la fois la plus pauvre, la moins peuplée et la plus âgée, avec 40 % de retraités – contre 25 % de moyenne nationale. « Nous avons perdu près de 50 000 personnes depuis quinze ans, et d’après les estimations, nous devrions encore en perdre un quart d’ici 2040 pour ne plus compter que 440 000 habitants ! », assure M. Fukuta, qui y est responsable de la revitalisation des villages. Depuis avril 2016, ce fonctionnaire a rejoint la cellule implantée ici un an plus tôt par la Nippon Foundation, organisme à but non lucratif qui finance depuis 1962 des projets de solidarité au Japon comme à l’étranger, issus d’associations et avec un focus fort sur l’innovation.

« Tottori a perdu près de 50 000 personnes depuis quinze ans, et d’après les estimations, nous devrions encore en perdre un quart d’ici 2040 pour ne plus compter que 440 000 habitants ! » M. FUKUTA

La Nippon Foundation a affecté trois milliards de yens (près de 23 millions d’euros) pour financer plusieurs projets sur cinq ans à Tottori – soit en moyenne une vingtaine de programmes chaque année. « Créer une société où tous les gens se soutiennent mutuellement, créer une société où tous les individus peuvent participer activement et promouvoir des projets », tel est l’ambitieux trépied affiché par la Nippon Foundation et la préfecture de Tottori afin de faire de celle-ci « la première en termes d’actions de volontariat au Japon ». Avec l’ambition d’essaimer ensuite dans d’autres préfectures menacées par la désertification au Japon. Satoshi Kida est arrivé de Kanagawa, l’une des préfectures à la plus forte densité, dont la principale ville est Yokohama, pour piloter la petite équipe de la Nippon Foundation, qui soutient principalement de modestes associations, connectées au terrain. « Notre mission est de permettre aux habitants de continuer à vivre de façon convenable dans le futur, dit-il. Donc l’essentiel consiste à financer des initiatives qui vont dans ce sens. À commencer par celles en direction des personnes âgées ou vivant avec un handicap. Car jusqu’à présent, elles étaient prises en charge par le gouvernement, ce qui n’est plus le cas. La situation est dramatique. » 51


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LE SALUT PAR LE TOURISME ET LES PETITES ASSOCIATIONS CULTURELLES ? La fondation soutient par exemple le Théâtre des Oiseaux, situé en périphérie de la ville de Tottori, qui intègre à sa compagnie des personnes autistes ou trisomiques. « Non pas pour faire de l’art-thérapie, mais pour les intégrer, dans toutes leurs particularités, au processus créatif. Professionnels ou handicapés, pour moi, c’est la même chose. J’essaie de trouver leur potentiel et de découvrir leur vraie nature à travers le théâtre », insiste Nakashima Makoto, le directeur et fondateur de ce théâtre, qui est né dans la région voici cinquante et un ans. Depuis 2006, date de son retour à Tottori, il multiplie les actions en direction des communautés locales, notamment des quelque 200 élèves des collège et lycée voisins. À 50 kilomètres de là, M. Ayaki s’interroge sur l’avenir de son village natal : après des années de travail à Tokyo, il a choisi de rentrer dans ce petit bourg, au bout de la route qui serpente dans la montagne. Ici, la principale activité est le travail du bois. S’il reste encore des bûcherons, malgré une chute des cours du bois, l’essentiel de la population – guère plus de 200 âmes – est de longue date à la retraite. « Je fais partie des jeunes ! », sourit M. Ayaki, à tout juste 69 ans. Loin d’être un cas isolé, ce village est exemplaire de cette région menacée dans sa vitalité. Comme d’autres, le sexagénaire loue une partie de sa maison via Airbnb pour accueillir des touristes le temps d’un week-end. « Mais ce n’est quand même pas la solution pour les plus jeunes ! », s’exclame-t-il, rappelant qu’il y a cinquante ans l’activité battait son plein. C’est en tout cas le tourisme qui a permis à Naoki Iwata, étudiant originaire de la banlieue de Gifu, d’être à l’initiative d’un projet avec un partenaire à Mochigase, une petite localité cernée de montagnes et d’axes routiers : « Nous avions l’ambition de recréer du lien entre les étudiants des grandes villes, comme moi, et les habitants du coin. Et puis très vite, je me suis rendu compte que mettre en place une structure d’hébergement, pas chère (4 000 yens la nuitée, 3 000 pour les étudiants – soit 30 ou 22 euros), pouvait être la première étape pour y parvenir. » Après un an, Naoki Iwata a déjà accueilli plus de 100 personnes, de tout le Japon, de tous âges. « La réaction des habitants est très positive. Pour eux, c’est comme si Mochigase retrouvait sa vie d’il y a un siècle, quand il y avait beaucoup d’activité. On va d’ailleurs refaire le Ankolo manjyuu, un gâteau traditionnel de la région, très prisé à l’époque. » Non loin de chez lui, plusieurs personnes s’activent à repeindre le café Kawa no Hotori, « un lieu qui ne propose que des produits locaux et attire de nouveau du monde, plus de 1 000 personnes par mois ! » Ce n’est pas rien dans un village de moins de 3 000 résidents permanents. Preuve de cette nouvelle activité, il publie un magazine proposant agenda et bons plans, qu’il distribue aux habitants. « Ils me passent des 52

infos, témoignent de leur histoire. Ils sont de nouveau fiers de leur village ! » Et le bénéfice est dans les deux sens, insiste Naoki Iwata, du haut de ses 21 ans : « Je suis désormais pleinement intégré à la vie de Mochigase. J’ai le sentiment d’être plus épanoui que lorsque je vivais en ville… Je suis sûr que d’autres jeunes pourraient aussi en profiter. » TROUVER DES SOLUTIONS PÉRENNES, PAS FORCÉMENT TECHNOLOGIQUES… Certes le tourisme de qualité « durable » peut constituer une solution à moyen terme. Mais dans cette préfecture, la population doit trouver des solutions plus pérennes, et en attendant fait face à des besoins immédiats. C’est à ceux-là que tente de répondre le très pragmatique Yuuji Azumi, 56 ans. Tous les jours, malgré un handicap à la jambe, il remplit sa camionnette de denrées alimentaires achetées dans un magasin de Chizo-cho, une autre localité située dans une vallée voisine de Mochigase. « Nous allons dans plus de 30 à 40 foyers par jour pour livrer des personnes en incapacité de sortir. » Les personnes passent commande, et lui se charge du reste. Depuis avril 2017, l’association Waki no Sato a mis en place cette initiative privée, qui a permis l’embauche de deux personnes, elles-mêmes en situation délicate, avec le soutien de la Nippon Foundation. Son surnom, « Yorozu-ya », signifie « soutenir une variété d’actions pour ceux qui sont fragilisés », tout un programme ! Qu’il pleuve ou qu’il neige, Yuuji Azumi, accompagné d’un jeune handicapé mental, Hiroki Takemoto, fait les courses, mais aussi un brin de causette avec « ses » clients, dont la plus âgée a 95 ans. « Penser que la solution au vieillissement va passer par le recours aux robots, qui seront chargés de toutes les tâches, est une fausse piste », affirme Muriel Jolivet. Dans ce pays fortement enclavé et muré dans ses certitudes, plus qu’ailleurs, les solutions sont multiples. Recréer du lien, humain, demeure la clé, la technologie n’étant qu’un moyen parmi d’autres, comme le souligne le professeur Okada, qui fut un technophile à la pointe des télécommunications : « L’être humain crée la technologie pour répondre à ses besoins. À quoi sert la technologie ? C’est très important de le savoir. Par exemple, au Bangladesh, il y a eu un grave problème d ’approvisionnement d ’eau. Un consultant a imaginé comme solution de puissantes roues qui pompent l’eau du sous-sol, mais qui aussi le contaminent. Pourquoi, au nom du bien commun, ne pas avoir utilisé une technique plus ancienne ? La technologie pour la technologie n’est pas la solution. L’essentiel reste de connaître le territoire et ceux qui le font vivre. » Jacques Denis

Voir dans solidarum.org le dossier « Japon ». VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2


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En partenariat avec des institutions, BrutPop crée un terrain d’expression, une scène, un plateau, un atelier où les personnes atteintes de handicap peuvent s’exprimer sans filtre, avec des instruments conçus pour eux, comme cette guitare à une corde. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

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CULTURE ET SAVOIRS

BrutPop Tagada boum tsoin-soin ! Pas besoin de bras pour jouer du tuba… Un pied dans le monde des fablabs, un autre dans les institutions médico-sociales, Antoine Capet et David Lemoine forment l’entité BrutPop, un binôme qui crée de drôles d’instruments de musique, accessibles aux personnes en situation de handicap. Leur nom reflète un état d’esprit : entre l’expression spontanée de l’art brut et la vitalité tous publics du pop art, il s’agit pour eux d’ouvrir la création artistique à ceux qui en étaient privés jusque-là.

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ne porte entrouverte. Des sons. Du chant. Un rythme. De la musique, quoi ! On veut entrer. Il y a d’ailleurs la queue devant la porte de la salle de spectacle des Genêts, un Foyer d’accueil médicalisé de l’agglomération de Parthenay, à Châtillon-sur-Thouet, dans les Deux-Sèvres. Durant trois semaines, à l’automne 2016, BrutPop est en résidence dans ce lieu atypique qui accueille régulièrement des projets artistiques1. Ses principaux protagonistes sont les résidents, tous en situation de handicap. L’objectif : inventer de la musique. « On ne veut pas faire un groupe de reggae ou de “percu” qui collerait à une esthétique existante. L’idée est de tirer le fil de la singularité des résidents, différente en fonction du “contexte” : celui du handicap mental, de l’autisme ou de la psychiatrie », dit David Lemoine, chanteur de Cheveu, groupe post-punk pop prompt aux mélanges sonores, et moitié de BrutPop. PRENDRE SOIN DU SON AVANT TOUT À l’issue des trois semaines de préparation, les résidents doivent donner un concert face à un public. Avant, c’est répet’ tous les jours. La motricité très réduite ou les problèmes cognitifs de certains empêchent habituellement leur accès à une pratique culturelle : ils sont cantonnés au rôle d’observateurs. Là, ils sont acteurs. Cédric, un résident, illustre bien cette situation. En fauteuil, il n’a qu’une faible 54

possibilité de mouvement et ne peut que difficilement s’exprimer par la parole. Ses gestes saccadés ont trouvé une traduction plus que rock’n’roll grâce à BrutPop. Avec une planche de contreplaqué posée sur les accoudoirs, un rail de tiroir, une grosse poignée, un bout de carton et un capteur de distance, il a pu tenir la basse du groupe. « C’est avant tout par curiosité artistique qu’on a monté ces ateliers. Ce n’est pas du tout parce qu’on avait envie de créer une association dans le médico-social », précise David Lemoine. C’est entendu : BrutPop ne fait pas du soin, mais de la musique. Le binôme creuse son sillon en marge des pratiques artistiques habituelles des institutions médico-sociales, tout en étant leur partenaire. Tout a commencé par la rencontre entre David Lemoine et Antoine Capet, éducateur spécialisé de formation, musicien à ses heures et arpenteur de la scène rock « bruitiste ». Celui-ci a travaillé dans de nombreux établissements médicosociaux ou psychiatriques. À chacun de ses passages, ce fêlé de sons met en place des ateliers de musique. Et là, bing, cela sonne comme une évidence : le potentiel créatif de ces publics dits « empêchés » est tout à fait raccord avec l’esthétique hors limite qu’affectionnent Antoine et David. « Je trouvais qu’il y avait un lien entre ce qui sortait de mes ateliers et des groupes comme Cheveu : un truc un peu viscéral. J’avais envie de creuser cette question : monter des groupes de musique avec des handicapés », se souvient Antoine. David accroche à l’idée. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2


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Fin 2016, les associations BrutPop et Reso-nance numérique ont élu résidence dans un Foyer d’accueil médicalisé de l’agglomération de Parthenay, développant un matériel musical à accessibilité universelle pour un concert.

Crédits photo : Axel Lebruman/Moderne Multimédias (p.53 et 55)

RÉVÉLER LE POTENTIEL INEXPLOITÉ DES PERSONNES EN SITUATION DE HANDICAP L’association naît officiellement en 2009, d’abord sous le nom d’Atelier Méditerranée, avant d’adopter celui de BrutPop en 2014. Leurs premières armes se sont faites en marge d’une résidence à Mains d’Œuvres – labo et scène musicale de Saint-Ouen – du groupe Cheveu, en 2010. Puis, deux ans durant, de janvier à juillet, les deux compères vont animer des séances hebdomadaires de création musicale avec les handicapés de l’Institut médico-éducatif Ambroise Croizat de Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis. Depuis, les ateliers se sont multipliés dans tout ce qui se fait en acronymes du handicap : Ésat, Clis, IME2… Mais aussi au Grim (Groupe de recherche et d’improvisation musicales) de Marseille ou bien au Point FMR (devenu Point Éphémère) à Paris : l’acronyme VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

est aussi l’apanage des lieux de transgression artistique. Entité inédite, BrutPop cherche moins à combler un manque qu’à révéler un potentiel inexploité. « Par exemple, le fait de crier, de répéter des trucs en boucle, ce ne sont pas pour nous des symptômes gênants, c’est plutôt créatif. Il y a un truc qui m’intéressait chez ces jeunes et ça méritait d’être montré en travaillant à contresens d’un projet purement éducatif ou thérapeutique », reprend Antoine. En ce sens, BrutPop fait écho à l’art brut. À la perspective d’une vraie singularité créative qui naîtrait du contexte du handicap. Selon Sarah Lombardi, directrice de la Collection de l’Art brut de Lausanne, l’art brut se définit notamment par son auteur : celui qui n’a pas appris. Encore faut-il avoir les outils pour exprimer cette spontanéité créative ! Ce à quoi justement s’attelle BrutPop. Au sein d’institutions, où règne parfois une « forme d’infantilisation bienveillante », ils créent un terrain d’expression, une 55


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scène, un plateau, un atelier où les personnes atteintes de handicap peuvent s’exprimer sans filtre ; où, à l’image de la scène rock expérimentale, balancer son énervement est valorisé, recommandé et apprécié. Un truc un peu primal, parfois tout bêtement génial. « C’est là où il y a un déficit d’expression que va apparaître un geste artistique fort », dit David Lemoine, riche de ses expériences passées dans l’animation d’ateliers en milieu carcéral ou en centre d’hébergement d’urgence. Le projet s’inscrit comme un dialogue entre les marges : musicales et sociales. Voire dans une historiographie de la musique : les marges artistiques, avant de devenir une référence esthétique, se nourrissent des marges sociales. Autrement dit, de la même façon que cette marge qu’est la « folie » a été le creuset de l’art brut, celle du handicap est à la source des créations de BrutPop. « Il y a une passerelle assez naturelle d’une marge à l’autre, de l’underground artistique au monde des institutions médico-sociales et psychiatriques », argumente David Lemoine.

« C’est là où il y a un déficit d’expression que va apparaître un geste artistique fort. » DAVID LEMOINE

CRÉER DES INSTRUMENTS POUR SE SERVIR DU HANDICAP PLUTÔT QUE LE NIER L’instrumentarium de BrutPop s’est développé entre lutherie simplifiée et outils numériques. Ainsi la guitare à une corde ou encore la BrutBox, un instrument à capteurs, simple, robuste et bon marché. « La question des instruments est là pour nous faciliter la tâche. » Ce sont des outils pour ouvrir une parenthèse, hors de la prise en charge thérapeutique. Ici, l’enjeu n’est pas une leçon de musique, en bonne et due forme. Il s’agit plutôt de contourner les difficultés d’apprentissage des personnes rencontrées dans les institutions, en mettant en place des instruments intuitifs que l’on n’apprend pas vraiment, que l’on prend comme on peut, tout simplement. Aux Genêts, à Parthenay, les élèves du lycée voisin sont venus participer à la conception d’instruments ergonomiquement adaptés aux possibilités des résidents. Bagouses aux doigts et le corps vissé au fauteuil, Louis Lacroix multiplie les gestes autour de son trône, baguettes en bois à la main. Pas en vain. Les ados, en option bidouille électronique, placent les capteurs de la future batterie en fonction de la motricité du musicien. Les technologies sont mobilisées pour valoriser les capacités de chaque acteur de cette rési56

dence artistique. BrutPop se sert du handicap. Louis bouge son bras de façon latérale, sa « guitare à une corde » est customisée avec un tube en inox pour jouer en slide. Sophie a quant à elle un talent indéniable avec le joystick de son fauteuil. Son déplacement sur scène est analysé par un capteur de distance : droit devant, c’est un la ; à gauche, un ré ; à droite, un mi. Et en avant la zizique ! Ce rapport à la création d’outils a débuté, pour BrutPop, lors d’une rencontre avec les protagonistes de fablabs3 au festival noise Chhhhhut, à Marseille en 2011. BrutPop a alors trouvé de premières réponses aux problèmes de l’accessibilité des instruments, et plus largement des outils de création. En poussant les portes des fablabs, l’association est entrée dans la logique du Do It Yourself, passant de l’expérience musicale à l’expérimentation technologique. Entre musiciens et makers 4 du son, le déplacement a permis de répondre à quelques points laissés en suspension. La question du faire s’est dès lors placée au cœur de la démarche du binôme. « Un fablab est un espace de rencontre. C’est là que nous avons pu dialoguer avec des gens qui avaient les compétences et les machines pour créer des outils adaptés aux besoins que nous avions bien identifiés, notamment en termes d’accessibilité », se rappelle David. BOUSCULER LES REPRÉSENTATIONS CLASSIQUES DU HANDICAP Les deux musiciens de BrutPop ont réussi à créer une épure technique pour donner une capacité de création à ceux qui en étaient privés. Explorer la création artistique avec les personnes en situation de handicap pose la question du regard posé sur le handicap lui-même. BrutPop utilise les événements qu’il porte pour faire évoluer les représentations liées aux pathologies psychiatriques, à l’autisme, aux handicaps physique et cognitif. Le cas de la Choolers Division, combo hip-hop avec deux MC trisomiques, illustre ce changement de regard. Ce groupe est en effet issu de La « S » Grand Atelier, association implantée dans les Ardennes belges dont le mot d’ordre est similaire à celui de BrutPop : créer avec des artistes mentalement déficients, « loin de toute considération compassionnelle ». En 2015, c’est par l’entremise de David et Antoine que la Choolers Division a été invitée à Paris Music Club à la Gaîté lyrique. Au milieu d’une pléthore de musiciens issus de labels branchés, ils ont mis une bonne baffe aux baffles, aux préjugés aussi. Non, sans rire. « Si t’es festivalier et que le meilleur groupe de la journée c’est un groupe de rappeurs trisomiques, ça te met une claque qui bouscule profondément tes représentations du handicap », argue Antoine Capet. CROISER LES POPULATIONS POUR « FAIRE SOCIÉTÉ » Le binôme BrutPop a une vision et une pratique originales de l’action pour l’inclusion culturelle des publics fragilisés VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2


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ou « empêchés ». Son choix : s’associer avec tout ce qui se fait de plus « aventureux » sur la scène artistique. En mai 2015, BrutPop a par exemple participé au festival Villette Sonique à Paris avec les IME Alternance Paris, Alternance Bourgla-Reine et l’Ésat Turbulences. « Pour nous, ça bouscule plus les esprits de mettre un groupe d’handicapés sur scène plutôt que de se focaliser uniquement sur les questions d’accessibilité aux toilettes en fauteuil ou d’avoir une fille au bar qui te sert ta bière en langage des signes », appuie Antoine en forçant le trait. Au-delà même de la musique, le binôme est l’un des partenaires privilégiés de la Gaîté lyrique, fer de lance des arts les plus innovants, notamment numériques. Plus étonnant encore : du 29 octobre 2016 au 16 janvier 2017, BrutPop a été commissaire associé à l’exposition « Brut Now, l’art brut au temps des technologies », dans des musées de Belfort et à l’Espace multimédia Gantner. L’enjeu se situe bien au-delà du handicap et de la capacité de la société à l’accepter. Car les instruments simples, solides et pas chers de BrutPop peuvent être maniés par n’importe quel quidam : « Finalement, ces instruments que l’on a, au départ, pensé pour le handicap, explique David, se révèlent pertinents pour les enfants, les non-musiciens, etc. On a créé des outils à accessibilité universelle. » Bref, ces drôles d’outils à musique redistribuent les cartes, pour plus d’équité, et ils ouvrent de nouveaux champs d’investigation. À commencer par la perspective de faire se rencontrer tous ces mondes « sourds » les uns aux autres : classes de maternelles, Roms, gamins du quartier, pensionnaires d’IME… Les deux créateurs de BrutPop comptent bien œuvrer avec ces publics dans leur propre fablab de création sonore, né en octobre 2017 à La Station-Gare des Mines de la porte d’Aubervilliers. À deux pas du périph’ de Paris, cette ancienne gare à charbon de la SNCF, désormais gérée par un collectif d’artistes, est devenue en quelques mois un lieu incontournable de la scène rock parisienne. « Ça risque de brasser pas mal de populations qui ne se croisent jamais », s’enthousiasment les deux primo-arrivants. Le SonicLab est par essence collaboratif et open source. « La musique est un prétexte pour construire non pas un fablab de recherche technologique, mais un fablab social. » Certes, dans leurs mains, la musique n’adoucit pas forcément les mœurs, mais elle contribue fortement à créer du lien.

POUR ALLER PLUS LOIN SUR LA ROUTE DES

CULTURES ET SAVOIRS… VIDÉO

BRUTPOP : CAPTEUR D’ART

Les associations BrutPop et Reso-nance numérique développent un matériel musical pour faire tomber les barrières entre handicap et création artistique. Le reportage vidéo de l’article ci-contre. VIDÉO

WAPIKONI MOBILE : LA PAROLE RÉINVENTÉE D’UNE JEUNESSE AMÉRINDIENNE Cette caravane, qui se balade chez les populations autochtones du Québec, permet à des jeunes de devenir des créateurs vidéo. Son nom, Wapikoni, signifie « fleur » chez les Atikamekw, l’une des 11 nations amérindiennes de la province canadienne. ARTICLE

ARS LEGENDI : BIENFAITS DU LIRE ENSEMBLE L’association niçoise Ars Legendi a développé des outils numériques originaux et une méthodologie innovante pour aider des élèves en difficulté à apprendre le français. VIDÉO

CES ARTISANS DU BOUT DU MONDE QUI PARTAGENT LEUR SAVOIR

Grâce à l’association La Fabrique nomade, des réfugiés exercent leur métier d’artisan d’art et animent des ateliers ouverts aux amateurs et aux professionnels. ARTICLE

À ABIDJAN, DES ARTISTES FONT GRANDIR LEUR QUARTIER En Côte d’Ivoire, le Festival des musiques urbaines d’Anoumabo (FEMUA) et sa fondation refont vivre un quartier déshérité d’Abidjan et ses écoles. VIDÉO

WRITE A HOUSE : ÉCRIRE LE FUTUR D’UNE VILLE FANTÔME

Write A House achète et rénove des maisons dans des quartiers déshérités de Detroit, puis y invite des écrivains pour qu’ils enrichissent la communauté. ARTICLE

SUR LES CAMPUS, APPRENDRE AVEC LES RÉFUGIÉS

Axel Lebruman

Plusieurs universités et grandes écoles se mobilisent pour accompagner les réfugiés dans l’apprentissage du français et leurs démarches administratives. 1. Voir dans solidarum.org la vidéo « BrutPop, capteur d’art ». 2. Ésat : Établissement et service d’aide par le travail. Clis : Classe pour l’inclusion scolaire. IME : Institut médico-éducatif. 3. Fablab : de l’anglais Fabrication Laboratory. Initiés au MIT (Massachusetts Institute of Technology), ce sont des ateliers VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

de fabrication numérique, dirigés par les principes du partage (share), de l’apprentissage (learn) et de la fabrication (make). 4. Le maker est « celui qui fait » par lui-même, en particulier dans les fablabs avec leurs imprimantes 3D. Voir dans solidarum.org le reportage « Les makers défont le handicap ».

ARTICLE

CULTURES DANS LE BÉTON AU SÉNÉGAL

Dans le quartier populaire de Ouakam à Dakar, certains réapprennent aux jeunes des écoles les savoirs agricoles.

www.solidarum.org 57


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SANTÉ

Les living labs, c’est bon pour la santé À l’instar de l’Autonom’Lab dans le Limousin, les living labs tirent parti des nouvelles technologies et de ces laboratoires de fabrication numérique que sont les fablabs pour remettre les usagers au cœur de l’écosystème du soin et de l’aide à la personne.

L

imoges, 13 juin 2017. Les animateurs et usagers de l’Autonom’Lab, « living lab en santé et autonomie du Limousin », sont rassemblés pour une réunion plénière. Ils travaillent depuis six mois à la coconstruction d’un cahier des charges pour une application numérique destinée à soutenir, dans leur vie quotidienne, les aidants de personnes en situation de handicap. De janvier à juin, l’Autonom’Lab a en effet organisé une série d’ateliers afin de déterminer les réels besoins des aidants. Monique, Jacques, Marie-Annick, Dominique, Mauricette et de nombreux aidants non professionnels ont partagé leurs expériences avec de multiples acteurs du secteur. Cette « plénière » de juin est la dernière réunion d’évaluation du living lab limousin, dans l’idée de lancer entre fin 2017 et début 2018 un appel d’offres pour la réalisation de l’application, puis d’expérimenter le pilote en Corrèze avant un déploiement plus large. Mais qu’est-ce qu’un living lab ? Et en quoi une telle structure se différencie-t-elle des fablabs, laboratoires et tiers-lieux de fabrication numérique qui ont fait leur apparition en France il y a cinq ou six ans, et dont certains commencent à se positionner aux frontières de la santé ou de l’accompagnement des personnes en situation de handicap ? DES LIVING LABS AUX FABLABS « AUTONOMIE ET SANTÉ » Les living labs sont apparus en Europe bien avant la vogue actuelle des fablabs. C’est par exemple dès 2006 qu’est né le Réseau européen des living labs (ENoLL pour European Network of Living Labs). L’Autonom’Lab a quant à lui été fondé en 2010, d’abord sous la forme d’une association, 58

avant de devenir en 2015 un Groupement d’intérêt public qui rassemble une multitude d’acteurs concernés par les enjeux « du bien vieillir et de vivre en autonomie à tous les âges de la vie » : usagers finaux bien sûr, organisations sanitaires, collectivités locales, pôles de compétitivité, intervenants universitaires, entreprises, etc. En particulier sur ce domaine de la santé et de l’accompagnement des personnes, les living labs et les fablabs partagent une même philosophie et une même ambition : la coconception, avec les bénéficiaires, les coproducteurs et les partenaires, de solutions et dispositifs utilisant les nouvelles technologies. La différence se joue dans la mission et le type d’interventions : là où les fablabs sont dans le « faire », les living labs se situeraient le plus souvent en amont et en aval de la création des équipements, dans l’organisation avec de multiples partenaires, dans le « faire faire », l’évaluation de tests et de déploiements… C’est sous ce regard qu’il faut interpréter le grand intérêt de Pierre Mérigaud, directeur de l’Autonom’Lab, pour le bouillonnement des fablabs et leurs initiatives afin de favoriser l’accès au soin et à l’autonomie de la personne. « Certains matériels viennent plomber la facture des patients et aidants, explique-t-il. Je pense à des dispositifs de détection de chutes pouvant coûter jusqu’à 200 euros par mois. Or les travaux de certains fablabs, essentiels pour démocratiser l’accès au soin, pourraient permettre de baisser de façon considérable les coûts de fabrication de ce type d’équipements. » Car avec la démocratisation des technologies de fabrication numérique (impression 3D, découpe laser, etc.), la miniaturisation de l’électronique (nano-ordinateurs et capteurs), l’augmentation constante des capacités de la technologie des VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2


L'INVENTION SUR LE TERRAIN

Crédit photo : Urs Gaudenz

Hack session de Gaudi Labs.

smartphones et des tablettes, la culture Do It Yourself des hackers1 a fait son irruption dans tous les domaines de la santé et de l’accompagnement des personnes. Ainsi au Japon, à l’université Keio, à une heure trente de Tokyo, le FabNurse utilise des imprimantes 3D pour concevoir en coconception avec les patients leurs objets de soin personnel2, et aux États-Unis la plateforme MakerNurse connecte les bonnes idées des infirmières et infirmiers aux « bricoleurs » des fablabs. Sur un autre registre, en Suisse, les biologistes de Gaudi Labs fabriquent des microscopes en détournant des webcams, ou des centrifugeuses en récupérant des moteurs de disque dur, visant par exemple des usages en analyse des fluides pour la gynécologie. Enfin, en France, de jeunes entrepreneurs et programmeurs « hackent » leur propre chemin vers l’autonomie, comme avec la prothèse de main conçue par l’association MyHumanKit et Nicolas Huchet dès 2014 depuis le LabFab3 rennais. Ces initiatives et celles d’autres fablabs tissent les contours d’un nouveau mouvement à l’échelle du monde, qualifié d’« innovation frugale » du fait de sa volonté de réduire les coûts de l’innovation technologique pour la santé et l’autonomie des VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

patients et personnes en situation de handicap, elles-mêmes mises à contribution dès la conception des solutions. L’AUTONOM’LAB OU LA COCONCEPTION COMME MÉTHODE Dans le domaine de la santé, il y a cependant des cadres stricts à respecter, d’où justement l’importance des living labs. « Ce qui est nouveau pour nous, commente Pierre Mérigaud, c’est le développement de l’accompagnement collectif de fablabs ou de start-up qui ciblent le secteur santé et autonomie. Nous leur donnons les clés pour comprendre l’écosystème dans lequel ils entrent : les particularités du territoire, les acteurs et écosystèmes de la solidarité locale. Tout ne peut pas venir de la solution technologique. Il y a des secteurs qui ne relèvent pas du marché, mais de la solidarité, comme les associations qui se déplacent pour voir les personnes âgées. Nous disons aux jeunes entrepreneurs : il y a des règles du jeu. » Pour Pierre Mérigaud, le travail de coconception est essentiel pour mettre en œuvre des solutions pérennes. Car « il y a des effets de mode qui 59


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masquent ce qui se fait de réellement bien sur les territoires » et parce que « nous devons mobiliser des écosystèmes complets de compétences ». La particularité de l’action de l’Autonom’Lab à Limoges a été d’engager dès 2011 une démarche collaborative de détection et de coconstruction de projets innovants dans le champ de l’aide aux aidants. Aussi, quand la loi Touraine d’adaptation de la société au vieillissement de 2016 a reconnu les droits et a défini l’action du proche aidant (conjoint, partenaire, parent, proche), l’Autonom’Lab a rapidement vu son travail soutenu par la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA). Célia Larochelle, porteuse du projet d’application, précise : « La situation d’aidant ne concerne pas seulement l’aide aux personnes âgées, mais touche toutes sortes de pathologies, de troubles ou de handicaps, et ce à tous les âges. Nous avons travaillé toute l’année avec une cinquantaine de personnes, réparties en quatre groupes de travail mixtes constitués d’aidants, de professionnels publics et privés, d’associations d’usagers, de structures d’aide à domicile, de fédérations nationales, etc. » La loi Touraine instaure un « droit au répit » et ouvre aux aidants la possibilité d’attribution d’allocations complémentaires à l’Allocation personnalisée d’autonomie (APA). C’est pourquoi l’Autonom’Lab a cherché dans les ateliers à identifier des situations, pour savoir « si le rôle de l’aidant l’emmène vers une phase d’épuisement, si cela a un impact sur sa vie sociale, ses loisirs, ses temps de repos, sa vie professionnelle, etc. ». Avec deux objectifs : voir dans quelle mesure les aidants pourraient bénéficier de l’aide, et concevoir des collaborations inédites avec des services de ressources humaines d’entreprises comme, par exemple, le groupe Legrand. UN MAILLAGE DE LIVING LABS SUR TOUT LE TERRITOIRE FRANÇAIS Dans un ouvrage récent, Robert Picard, président du Forum des living labs en santé et autonomie (LLSA), précise que la démarche des living labs « va bien au-delà de quelques réunions de travail assorties de quelques expériences d’usage d’équipements installés dans un espace ressemblant à un lieu de vie. Les caractéristiques fondatrices des living labs sont en effet de développer, assurer la valeur économique d’une solution en mobilisant au plus tôt l’écosystème concerné dans sa complexité, et notamment les coproducteurs de celle-ci, ainsi que les usagers finaux4. » Le Forum LLSA a été lancé fin 2013 avec de nombreux partenaires parmi lesquels la Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne privés non lucratifs (FEHAP) et l’Institut français de recherche sur le handicap. Ce forum officialise l’émergence de nombreux living labs sur le territoire français, depuis ce que Robert Picard considère comme l’une de leurs origines majeures : le volet « démocratie sanitaire » de la loi Kouchner de 2002, dont l’un des objets essentiels était le renforcement du rôle du patient dans toutes les prises de décision concernant sa santé. 60

« Les travaux de certains fablabs peuvent avoir un rôle essentiel afin de baisser les coûts des équipements pour les patients et les aidants, et donc pour démocratiser l’accès au soin. » PIERRE MÉRIGAUD

Des institutions pionnières ont néanmoins ouvert la voie, comme le Centre mutualiste de rééducation et de réadaptation fonctionnelles (CMRRF) de Kerpape, à Ploemeur dans le Morbihan. Ce centre a cofondé dès 1991 l’association Approche, qui fait figure d’ancêtre français des livings labs. Créée par des fondateurs visionnaires qui souhaitaient rapprocher l’ingénierie du monde du handicap, l’association s’était d’abord focalisée sur la conception de bras robotisés, avant d’étendre ses missions à toutes les nouvelles technologies (robotique, électronique, domotique, stimulation cognitive, mobilité, etc.) pouvant améliorer l’aide à toutes les personnes en situation de handicap. Toujours avec un train d’avance, Kerpape teste désormais des appartements, tremplins de recherche appliquée en domotique d’accompagnement du handicap, qui ont accueilli une soixantaine de patients en trois ans. LIVING LABS ET FABLABS DANS UN MÊME MOUVEMENT À l’instar de Kerpape, les living labs intègrent volontiers la dimension « fablab » dans leur projet, directement ou non. Le Laboratoire d’analyse des usages en gérontologie (Lusage) de l’hôpital Broca à Paris s’appuie ainsi sur du matériel de jeu vidéo, Kinect ou manette de Wii, pour imaginer de nouvelles applications d’accompagnement de personnes âgées ou handicapées. L’un des enjeux est de faciliter l’appropriation de nouvelles solutions grâce au détournement de technologies familières. Le Living Lab Broca mène notamment des chantiers de coconception. Ceux-ci se concrétisent par des hackathons, week-ends de travail collectif sur des prototypes où se confrontent des professionnels du soin et de l’accompagnement, des acteurs de fablabs, notamment programmeurs, mais aussi des patients, aidants ou citoyens lambda. Autre illustration : ce que l’on appelle le shadowing au sein de l’hôpital. Pendant quelques heures, une VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2


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ou plusieurs journées, des concepteurs et des médecins suivent et observent les usagers, du patient à l’infirmière en passant par des personnes âgées, dans leur rapport à des applications, robots ou autres technologies en phase de préparation. Née fin 2014, soutenue par la Fondation Pierre Fabre et par l’AP-HP (Assistance publique-Hôpitaux de Paris), l’association Echopen tient du fablab par son premier objectif : la fabrication d’un nouvel outil médical, écho-stéthoscope sans fil, profitant des nouvelles possibilités de consultation d’image échographique sur tablette ou smartphone, mais en mode low-cost. Car, comme le souligne Mehdi Benchoufi, jeune médecin féru de hacking et cofondateur du projet, « les dispositifs ultra-portables qui existent aujourd’hui sont à des tarifs encore prohibitifs » – jusqu’à 10 000 euros. Autre clé de la culture des fablabs : la constitution d’une communauté bénévole qui a choisi de développer cet écho-stéthoscope en open source (développement distribué sans droits d’auteur), le prototypant à partir d’électronique et de logiciels libres, et documentant l’ensemble sur Internet. Mais Echopen tient tout autant de la démarche des living labs, parce qu’installée au cœur d’un hôpital, l’Hôtel-Dieu ; par ses principes de coconception avec des médecins, des radiologues, des ingénieurs, des hackers et des acteurs de la solidarité ; par sa faculté à inscrire son projet dans le contexte plus global de la santé et de ses multiples acteurs ; et, enfin, par son ambition solidaire qui fait écho à celle de l’Autonom’Lab, puisqu’il s’agit de créer un outil à moins de 1 000 euros pour le diagnostic du tout-venant des pathologies médicales. Ce qui permettrait aux soignants et accompagnants du monde entier, en particulier dans les déserts médicaux ou les zones de conflit, de « séparer rapidement les vraies urgences vitales des fausses alertes ou de la simple nécessité d’examen complémentaire ». Echopen a sorti à l’automne 2017 la version 3 d’un prototype. Il doit maintenant passer à la miniaturisation des circuits et à l’industrialisation grâce au soutien de la fondation Altran. « Le modèle du fablab nous a permis d’atteindre ce stade de développement, mais nous en avons peut-être atteint les limites », constate Mehdi Benchoufi. L’enjeu est en effet de créer un dispositif médical certifié, utilisable et déclinable sur tous les territoires de la planète. Une nouvelle étape, de l’ordre du living lab, qui prendra du temps et passera par la mise en place de nombreux partenariats locaux et à grande échelle. Ewen Chardronnet 1. Un hacker est informaticien, souvent un « as » de la programmation informatique, capable de « bricoler » n’importe quel code. D’où le rapport à la culture du DIY (Do It Yourself ), qui rejoint le « faire » des makers, équivalents contemporains des hackers, notamment dans les fablabs. 2. Voir dans solidarum.org le reportage « La 3D prend soin du quotidien ». VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

3. Voir les sujets sur le thème dans solidarum.org, dont une interview de Nicolas Huchet, en tapant « makers » dans le moteur de recherche. 4. La co-conception en Living Lab santé et autonomie 1- Concepts, méthodes et outils, sous la direction de Robert Picard (p. 19) ; Coll. Santé, technologies et société, Série Industrialisation de la santé ; Iste éditions, avril 2017.

D’AUTRES SUJETS AUTOUR DE LA SOLIDARITÉ SOCIALE DANS LA

SANTÉ… VIDÉO

LA 3D PREND SOIN DU QUOTIDIEN

Le fablab de l’université Keio, au Japon, utilise des imprimantes 3D pour créer des objets de soin personnel pour les patients : du crachoir adapté à chacun à l’accessoire pour boire au robinet. VIDÉO

NICOLAS HUCHET : LES MAKERS REPRENNENT LA MAIN

Depuis qu’il s’est fabriqué sa prothèse, Nicolas Huchet est devenu l’exemple des potentialités en matière de santé du mouvement des makers, version française. ARTICLE

QUAND INFIRMIÈRES ET INFIRMIERS DEVIENNENT DES MAKERS

Aux États-Unis, la plateforme Maker Nurse connecte les bonnes idées des infirmières et infirmiers aux « bricoleurs » des fablabs pour fabriquer des solutions qui facilitent la vie des patients. VIDÉO

LA COMPAGNIE DES ANIMAUX POUR « SOIGNER » LA SOUFFRANCE

Dépendant de la Fondation Cognacq-Jay, l’unité de soins palliatifs de l’Hôpital Forcilles « calme » la souffrance des patients par la « présence » des animaux. VIDÉO

CYNTHIA FLEURY : LE SOIN COMME BIEN COMMUN

Le soin n’appartient pas qu’aux soignants, mais à tous les citoyens, professionnels ou non du monde médical, explique la philosophe et psychanalyste. ARTICLE

ROB’AUTISME : LES ADOLESCENTS AUTISTES SE CONNECTENT

À l’hôpital de jour du CHU de Nantes, le robot Nao permet à de jeunes autistes de transmettre leurs émotions et d’améliorer leurs compétences relationnelles. VIDÉO

L’ÉDUCATION THÉRAPEUTIQUE À L’HÔPITAL COGNACQ-JAY

Reportage sur un programme d’éducation thérapeutique pour soigner autrement cette maladie chronique qu’est le lymphœdème. ARTICLE

CARDIOPAD : LE CARDIOLOGUE EN BLUETOOTH Une innovation technologique pour faire face au manque de cardiologues et, plus largement, aux moyens limités dont disposent les autorités sanitaires du Cameroun.

www.solidarum.org 61


Crédit photo : Pierre Mérimée/Moderne Multimédias

L'INVENTION SUR LE TERRAIN

Discussion entre jeunes au Campo de la Cebada, espace autogéré libre et ouvert, qui ferme fin 2017 pour que démarre le chantier d’un complexe sportif.

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VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2


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REPORTAGE À MADRID

Les laboratoires d’une ville plus solidaire Dans la foulée d’une crise économique qui a précipité le pays dans une extrême précarité, Madrid a vu fleurir les initiatives spontanées visant à retisser du lien. Réinvestissant des espaces laissés à l’abandon, s’appuyant sur les outils et fabriques du numérique, les « laboratoires citoyens » sont devenus les fers de lance d’une volonté des habitants de se réapproprier leur cité pour y construire un avenir commun.

L

’aventure du Campo de la Cebada s’achève à la fin de l’année 2017. Nul regret pourtant chez Flavia Totoro. Plutôt la satisfaction d’un accomplissement. Six ans après avoir investi ce trou béant au cœur de Madrid, l’association qu’elle préside s’apprête à en rendre les clés à la municipalité. Le petit vallon bétonné, à deux pas de la Plaza Mayor, abritait jadis une piscine municipale et un centre sportif. L’ensemble fut démoli en 2009 pour laisser place à un complexe commercial. Mais la crise économique gela ce projet, laissant plus de 5 000 m2 sans affectation. « Il était lamentable qu’en plein cœur de la ville, un tel espace reste inutilisé, raconte Flavia. En 2010, la mairie a donné son accord pour qu’y soit organisé un événement de la Nuit blanche (une piscine éphémère construite en bois). Les riverains ont alors demandé que le terrain leur soit prêté en attendant la reprise des travaux et, en 2011, la municipalité nous a confié le lieu. L’un des enjeux était qu’il reste dévolu à un usage public plutôt que vendu à des investisseurs privés. »

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L'INVENTION SUR LE TERRAIN

Réunion d’acteurs associatifs au Campo de la Cebada.

Mais au-delà de cet objectif, l’innovation majeure a été la reprise en main de cet espace urbain par les gens eux-mêmes, de tous âges, métiers et catégories sociales… TOUS S’IMPLIQUENT DANS LA VIE DU CAMPO DE LA CEBADA La gestion temporaire par les associations a permis de développer au Campo une multitude d’activités gratuites à dimension artistique (street art, ateliers de photo, de poésie, de théâtre), sportive (aménagement de terrains de basket), culturelle (festivals de musique et de cinéma en plein air), mais aussi sociale (échange de services). Beaucoup ont aussi été attirés par le simple plaisir de se retrouver ensemble dans l’espace public. Et les riverains ont reçu l’appui de collectifs d’architectes et d’ingénieurs pour construire des bancs et des gradins modulables en matériaux recyclés, utilisant les imprimantes 3D et les licences libres des fablabs madrilènes. Flavia s’est tout spécialement chargée du jardin collectif. « Au début, on était peu nombreux à s’occuper des lieux, de l’entretien, de la propreté, de la surveillance. Mais, peu à peu, nous avons réussi à impliquer les jeunes qui venaient jouer au basket ou passer un moment entre amis. Et c’est une vraie réussite de 64

leur avoir fait comprendre que, ce lieu appartenant à tous, ils en avaient eux aussi la responsabilité. À l’arrivée, une sorte de grande famille s’est formée. Les assemblées hebdomadaires décident des activités, en veillant à ce qu’elles ne dérangent pas les riverains et à ce que le lieu reste totalement gratuit… Beaucoup de gens ont développé ici un engagement social inédit pour eux. Et, chez de nombreux jeunes, on a observé une nouvelle attitude : un sentiment de la chose commune et une implication pour construire un lieu public et collectif. » Au final, c’est avec un grand sourire que Flavia salue ces « six superbes années, de pure autogestion horizontale, où chacun a pu s’approprier cet espace et le faire vivre sans qu’une autorité cherche à y imposer sa philosophie. Et nous avons finalement obtenu qu’un nouveau complexe sportif soit construit ! Notre objectif est désormais que les usagers participent eux-mêmes au projet, afin qu’il réponde à leurs envies et besoins, et ne leur soit pas imposé d’en haut ». DES LABORATOIRES URBAINS, ÉCOLOGIQUES… ET NUMÉRIQUES Assis à l’ombre des cactus du Campo, trois amis discutent paisiblement. Ces jeunes gens habitent loin du centre mais viennent souvent se retrouver dans ce qu’ils considèrent comme « l’un des seuls vrais espaces de liberté à Madrid ». Aucun ne sait, cependant, ce qu’est un « laboratoire citoyen »… VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2


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Huerto del Retiro : le centre d’éducation à l’environnement propose des cours de jardinage à des particuliers, des écoliers et des patients d’un centre de traitement des addictions.

« À Madrid se concrétise l’idée d’un droit à la fabrique de la ville et de ses infrastructures par ses habitants eux-mêmes. »

Crédits photo : Pierre Mérimée/Moderne Multimédias

RAPHAËL BESSON, URBANISTE ET SOCIOLOGUE

Madrid a pourtant enfanté une bonne vingtaine de ces lieux se situant, selon l’urbaniste et sociologue Raphaël Besson, au croisement « de l’économie collaborative, du numérique, de l’écologie urbaine et de l’urbanisme social ». À l’image du Campo, il s’agit souvent de friches urbaines récupérées par des riverains pour y imaginer et y tester in vivo de nouveaux modes de construction de la cité fondés sur l’autogestion et la coproduction de savoirs et de services. « La création de mobiliers urbains, de gradins ou de bancs originaux, peu chers et recyclables grâce aux fablabs, y a été l’un des symboles » d’une revendication « d’un droit à la fabrique de la ville et de ses infrastructures par ses habitants eux-mêmes », explique Raphaël VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

Besson. Une telle réappropriation collective « aurait été impossible sans l’utilisation de plateformes collaboratives » et, sur un autre registre, sans une responsabilisation de tous et des systèmes d’entraide et de partage. Et ce d’autant, continue l’urbaniste vivant à Madrid, que ces laboratoires citoyens se sont bâtis avec peu de moyens, « les plateformes de crowdfunding représentant environ 90 % de leurs ressources financières1 ». Mais n’est-ce pas là, justement, l’une des raisons majeures de leur promesse d’un autre vivre-ensemble, plus inventif et solidaire ? Le phénomène des laboratoires citoyens est né d’une conjonction de facteurs. Au début des années 2000, l’Espagne a connu une frénésie immobilière sans précédent. Mais lorsque cette bulle a éclaté, en 2008, les retombées ont été catastrophiques : expulsions de propriétaires ayant hypothéqué leur bien (500 000 en dix ans), chômage de masse (6 millions de personnes, dont la moitié des actifs de moins de trente ans), fuite des jeunes cerveaux, pauvreté affectant 12 millions de personnes, abandon sanitaire… Et les coupes budgétaires touchant le service public (santé et éducation en tête) ont accentué cette précarité générale. En réponse, les Espagnols ont d’abord développé des initiatives de solidarité d’urgence : pour soutenir les victimes d’expulsion, aider à trouver des emplois, même ponctuels… Dans de nombreux quartiers populaires se sont spontanément organisées des despensas, 65


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associations de voisins fournissant gratuitement des aliments aux familles défavorisées. Mais, dans le sillage du mouvement des « Indignés » et de sa gigantesque manifestation du 15 mai 2011, le séisme a aussi accouché d’initiatives sur le long terme pour inventer une nouvelle solidarité, transversale. Et les friches urbaines sont devenues le terrain de prédilection de ces laboratorios ciudadanos, à l’image du très dense réseau des jardins communautaires qui jalonnent la ville. DES LIENS INTERGÉNÉRATIONNELS AU CŒUR DE JARDINS PARTAGÉS Aujourd’hui, au Retiro, le grand parc du centre de la capitale, on développe un programme éducatif centré sur l’agriculture écologique. « À Madrid, il y a très peu d’espaces verts, dit Alberto, responsable de ce huerto ouvert il y a six ans. Les gens ont commencé à occuper des espaces abandonnés, des friches entre des immeubles… Ce phénomène est d’ailleurs antérieur à la crise. Il correspond à la volonté de contrôler ce que l’on mange, bien sûr, mais aussi de développer des liens de proximité, des espaces de convivialité, et d’agir sur son environnement. » Les urbains y reprennent contact avec la nature et tissent des liens intergénérationnels, les anciens ayant vécu à la campagne venant partager leur savoir avec les plus jeunes.

Qu’ils soient municipaux, comme celui de Retiro, communautaires ou éducatifs, ces espaces sont aujourd’hui près de 300 à Madrid. De quoi pousser récemment la municipalité à leur octroyer un statut légal et à les organiser en réseau. Au Retiro, on multiplie les expériences. « Pour le projet du jardin citoyen, 50 personnes (tirées au sort tant la demande est forte) sont avec nous pendant un an, cultivant de façon communautaire, récoltant fruits et légumes. Il y a aussi un jardin familial le dimanche, un jardin de l’amitié où des gens âgés rencontrent des jeunes. Et un jardin thérapeutique pour des patients d’un centre de traitement des addictions : en sevrage de drogue ou d’alcool, 25 à 30 personnes viennent ici un jour par semaine. »

« Toutes les activités sont gratuites. Entre et participe qui veut. On n’attend plus que les choses viennent d’en haut ; on les fait soi-même. » ÁNGEL LOMAS, ANIMATEUR DE L’EVA

Entraînement de gymnastes et d’acrobates à La Tabacalera, un édifice qui devrait devenir un centre d’art.

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Évidemment, la récolte est parfois décevante. Après six années fertiles, « Ceci est une place !2 », jardin communautaire emblématique du quartier populaire de Lavapiés, vient d’être contraint de fermer ses portes pour régler un souci de croissance. Victime de son succès, ce laboratoire d’autogestion coopérative est aujourd’hui envahi par les dealers… LA TABACALERA : UNE RUCHE DE CRÉATIONS ET DE PARTAGES

Crédits photo : Pierre Mérimée/Moderne Multimédias

Bien qu’étant elle aussi un lieu ouvert, autogéré et très fréquenté, La Tabacalera a su éviter une telle mésaventure. L’ancienne fabrique de tabac, propriété du ministère de l’Éducation, de la Culture et des Sports, était destinée de longue date à accueillir un Centre national des arts visuels. Mais la crise est passée par ici aussi, gelant le projet et laissant vacants 25 000 m2. Les associations de quartier en ont obtenu l’usage temporaire, à condition d’y assurer les activités, l’entretien et la sécurité, les dépenses de fonctionnement restant à la charge du ministère, qui récupérera le bâtiment une fois le chantier du centre d’art enfin lancé. Depuis 2010, le lieu s’est ainsi mué en ruche : expos, studios de peinture, de musique ou de théâtre, fablabs, atelier de réparation de vélos (avec cycles mis à disposition de qui en a besoin), toutes sortes de cours libres et gratuits, etc.

« C’est un lieu incroyablement ouvert, positif et inclusif, s’enthousiasme Sergio. J’y viens sans arrêt, des gens très différents s’y rencontrent : jeunes, vieux, étudiants, artistes, professionnels… Ici, ça fonctionne comme une banque de temps : tu profites du lieu et des activités et, en retour, tu donnes un peu de ton temps pour le fonctionnement. Chacun doit ainsi faire un peu de ménage et s’occuper de l’accueil une ou deux heures par mois, ouvrir la porte et s’assurer que personne n’entre ici avec de l’alcool ou de la drogue… » Sergio participe à trois ateliers, dont celui d’acrobaties, un entraînement libre où l’on vient partager ses connaissances et aptitudes. Entre les murs peints par des street artistes du monde entier, culture libre, coopération, horizontalité, transparence et usage solidaire et responsable des ressources sont les maîtres mots. Ce centre autogéré où l’argent est banni accueille aussi des débats, des conférences et diverses permanences, dont une de soutien juridique aux migrants, chômeurs, sans domicile et personnes en risque d’exclusion. DES FABRIQUES DE LIEN SOCIAL DANS DES QUARTIERS PARFOIS DIFFICILES Blessée mais réactive, Madrid s’est donc muée en foyer d’expérimentation, à travers un maillage de lieux innovants, participatifs et collaboratifs, nés d’un élan citoyen spontané. Si la crise a précipité leur émergence, le terreau théorique pré-

Un réparateur de vélos à La Tabacalera.

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existait. Jon Suich, architecte et urbaniste trentenaire, est l’un des associés de l’agence d’innovation urbaine Paisaje Transversal. Son credo : le « code ouvert », c’est-à-dire le partage systématique des expériences et des outils. « Notre travail, explique-t-il, s’appuie sur quatre principes : la transdisciplinarité, puisque nous travaillons avec des sociologues, des géographes, des économistes, des biologistes, etc. ; l’écologie ; la participation citoyenne ; et, enfin, les nouveaux outils numériques. Depuis 2011, nous développons ainsi à Virgen de Begoña un processus bottom-up pour la régénération intégrée et participative de ce quartier périphérique typique de l’urbanisme des années 1960-1970. Nous avons d’abord travaillé avec les associations de voisins pour détecter les besoins. Dans ces bâtiments de cinq ou six étages sans ascenseur, on trouve beaucoup de gens vieillissants, certains en fauteuil, qui ont du mal à se déplacer et à accéder aux espaces publics, eux-mêmes souvent dégradés. Ayant identifié ces problèmes, nous tentons d’y remédier de façon globale, c’est-à-dire en intégrant toutes les dimensions : environnementale, économique, physique… Notre objectif est que les différentes populations d’un même quartier puissent communiquer, se connaître et interagir, en travaillant ensemble sur des projets communs. Et cette médiation a été très fructueuse. Depuis que la mairie a validé notre projet, il est devenu un outil municipal. » On trouve cette même volonté de retisser du lien chez Basurama3, collectif né à l’école d’architecture de Madrid, qui œuvre à la réhabilitation d’espaces déclassés ou abandonnés. « Autobarrios est un projet démarré il y a quatre ans, raconte l’un des membres de Basurama, Ruben Lorenzo. Nous avons choisi un quartier du sud de Madrid, San Cristobal de Los Angeles, pour créer un réseau d’habitants, d’associations et d’entreprises locales unis sur l’objectif commun de transformer des espaces publics. Ce quartier compte l’un des taux de chômage les plus élevés de la ville, et beaucoup d’immigrés. Il est perçu comme dur, violent, par les médias et les habitants du centre de Madrid. Il y avait donc en germe chez ses habitants un désir de générer une autre image, d’enclencher un changement de dynamique. Les associations ont insisté sur l’importance de travailler avec les jeunes, des adolescents qui se sentent désœuvrés, et qui sont minés par les critiques des

Réunion à l’EVA, centre social autogéré.

anciens qui disent qu’ils ne font rien. Si, soudain, ils se retrouvent protagonistes de quelque chose d’utile et positif, cela permet d’améliorer leurs relations avec les autres habitants, et plus largement la relation entre ce quartier et Madrid… » LA MAIRIE DE MADRID ET LE « RÉSEAU DES ESPACES CITOYENS » Accompagner sans la brider cette effervescence de création et de solidarité venant du terrain représente un défi pour la nouvelle équipe municipale, élue depuis mai 2015 en ayant comme credo la participation citoyenne. La dynamique des laboratoires madrilènes se veut en effet autonome et libérée de toute férule politique ou bureaucratique. Comme un symbole, un nouvel espace récemment inauguré dans le centre de Madrid a d’ailleurs pris pour nom « Ingouvernable » ! La mairie a donc développé un protocole de cession temporaire de lieux et mis en place une norme juridique : « le réseau des espaces citoyens ». Mais cette officialisation génère des difficultés administratives qui, parfois, freinent l’initiative. C’est ce dont se plaint Ángel Lomas, l’un des animateurs de l’EVA (Espacio Vecinal Arganzuela), qui occupe les bâtiments administratifs du marché désaffecté de Legazpi. « Le débat est âpre avec la mairie, raconte-t-il, qui souhaite récupérer ce lieu pour y accueillir un millier de ses fonctionnaires. Nous avons donc trouvé un accord temporaire. L’EVA est né d’un groupe de riverains. L’absurdité de la destruction brutale d’un centre social autogéré du quartier (La Traba), il y a trois ans, a mobilisé de nombreux nouveaux venus. Ici s’est alors créée une assemblée, qui réunit depuis, chaque semaine, de 15 à 50 personnes, tandis que plus de 200 sont en communication via blog et mails. Nos activités sont très variées : soutien scolaire, bibliothèque publique, atelier de radio, réparation de vélos, cours gratuits (yoga, danse, théâtre, etc.). Avec le Comité espagnol d’action sociale et les associations de parents d’élèves, nous organisons aussi des événements à destination des précaires et des migrants du quartier. Il y a des cours d’espagnol, du prêt de matériel, la mise à disposition de salles, des groupes divers, par exemple de consommation ou pour le droit au logement… Toutes les activités sont gratuites, c’est une question de redistribution, d’équilibre social. Entre et participe qui veut. On constate d’ailleurs un vrai changement des mentalités : on n’attend plus que les choses viennent d’en haut ; on les fait soi-même. » Cependant, la municipalité a aussi piloté la création d’institutions qui ont fortement influencé le développement des laboratoires. C’est le cas du Medialab Prado, lieu ouvert de recherche et d’expérimentation des outils numériques, où la thématique urbaine occupe une place centrale. Journaliste de formation, Bernardo Gutiérrez en fut d’abord un usager. « J’ai commencé à travailler ici l’an dernier, lorsque l’équipe s’est élargie pour renforcer la participation citoyenne. Tout le travail a alors

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Développé comme laboratoire citoyen de recherche et d’expérimentation des outils numériques, le Medialab Prado est en train de devenir un think tank de réflexion sur le développement des laboratorios ciudadanos.

« Une telle réappropriation collective des espaces publics aurait été impossible sans l’utilisation de plateformes collaboratives. »

Crédits photo : Pierre Mérimée/Moderne Multimédias

RAPHAËL BESSON, URBANISTE ET SOCIOLOGUE

été réorganisé en six laboratoires : ParticipaLab (participation citoyenne), DataLab (données et transparence), CiciLab (sciences ouvertes et collaboratives), InCiLab (innovation citoyenne), AvLab (arts numériques) et PrototipaLab (fablab). Une quarantaine de groupes de travail donnent vie à ces différents espaces. Medialab est un incubateur de communautés. » Installée dans les 4 000 m2 d’une ancienne scierie en plein centre-ville, l’institution accueille 60 000 visiteurs par an qui ont un accès libre aux outils numériques. « Au quotidien, on tente d’offrir un soutien conceptuel et logistique au foisonnement des initiatives citoyennes de la ville, explique Bernardo. Parfois, des projets avancés se retrouvent orphelins et gelés, lorsque les VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

médiateurs de Medialab s’en retirent. Il est donc essentiel que la mairie cède à la société civile des espaces où puissent se poursuivre et se développer localement les processus collaboratifs. Bien sûr, il y a des échecs, des erreurs, des améliorations possibles, mais qu’il existe un lieu comme Medialab, diffusant dans les quartiers et faisant le lien entre politique publique et société civile, est déjà un succès. » Orienter, accompagner et mettre en relation plutôt que planifier ; abandonner les logiques top-down pour favoriser l’inventivité sociale venue « d’en bas » : ce qui constitue un réel défi pour toute municipalité est d’ores et déjà une évidence pour les acteurs de ces laboratoires madrilènes. Pour paraphraser Raphaël Besson, ce qui se passe aujourd’hui dans la capitale espagnole préfigure des modèles urbains riches d’avenir, en phase avec l’émergence de l’économie collaborative et d’une culture du numérique transversale qui valorise le « faire » et l’initiative de tous. Balthazar Gibiat

1. Voir dans solidarum.org la vidéo « Raphaël Besson, la cité en chantier », dans le dossier « Les laboratoires madrilènes ». 2. Voir dans solidarum.org la vidéo

« Esta es una plaza ! C’est un jardin solidaire ». 3. Voir dans solidarum.org la vidéo « Basurama : des tournesols dans le béton ». 69


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VIVRE ENSEMBLE

Mutum : les paradoxes d’une économie du partage Faire profiter les autres des objets que l’on n’utilise pas ou peu pourrait limiter la production et la consommation de biens et renforcer les liens de proximité. C’est le pari de Mutum, une plateforme numérique gratuite dédiée au partage. L’objectif : construire un autre type de vivre-ensemble. Une ambition qui demande un modèle de financement à la fois pérenne et compatible avec le caractère solidaire du projet.

B

esoin d’un vélo pour une balade entre amis ? Ou d’un siège auto pour un neveu de passage ? Quand des sites comme Leboncoin ou Zilok parient sur la revente ou la location d’objets, Mutum préfère le prêt gratuit entre voisins. Les utilisateurs ne peuvent emprunter (via un système de points, les mutums) que s’ils sont eux-mêmes disposés à prêter à la communauté. Mutum défend ainsi l’entraide et le partage comme le socle d’un vivre-ensemble plus pérenne et d’une société écologiquement plus responsable. En valorisant l’usage collectif plutôt que la propriété individuelle, elle entend participer à la construction d’une économie moins extractrice de ressources et relier les individus par les biens qui circulent entre eux.

Comment Mutum réussit-elle à financer, au sein d’une économie sociale, solidaire et respectueuse de l’environnement, un système d’échange gratuit sur le long terme, tout en cherchant à être économiquement indépendante ? La question est loin d’être anodine pour les plateformes numériques. Leur infrastructure technologique ne permet guère de grandes économies d’échelle : plus il y a d’utilisateurs, plus les coûts augmentent (serveurs, bande passante, sécurité, maintenance, évolutions, etc.). Et la juste rémunération de travailleurs humains reste un impondérable, n’en déplaise aux chantres d’un monde numérique automatisé...

UNE PLATEFORME GRATUITE ET SANS PUBLICITÉ

Le développement d’une économie du gratuit sur Internet s’est essentiellement appuyé sur l’affichage de publicité ou la vente de données personnelles permettant un ciblage publicitaire. Mais ce modèle présente de nombreuses limites lorsqu’il s’agit d’entreprises évoluant dans l’économie sociale et solidaire. Imaginons que les données collectées via Mutum soient vendues à La Redoute. L’entreprise de vente à distance pourrait alors cibler les besoins de clients potentiels en fonction de leur activité sur Mutum : offre sur les produits qui intéressent les utilisateurs ou surtout sur des produits complémentaires. Le résultat pourrait être une augmentation globale de la consommation et entrer, donc, en contradiction avec l’objectif de Mutum.

Lancée en 2014, la plateforme Mutum affiche en septembre 2017 plus de 68 000 « voisins engagés » et de 113 000 « objets disponibles » pour l’échange. « Mon expérience de Mutum dépasse le cadre de la simple utilisation, elle induit un détachement par rapport à ce que nous possédons. À quoi bon vouloir posséder et conserver à tout prix ? C’est une vraie remise en question des modes de fonctionnement et d’éducation des décennies précédentes faites d’individualisme. Mutum s’inscrit dans un mode de pensée solidaire, tourné vers l’autre... et ça fait du bien ! », témoigne Colette L., de Lille, inscrite sur la plateforme depuis juin 2016. 70

LE « TOUT-GRATUIT » À L’ÉPREUVE DU MARCHÉ

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Crédit photo : Fabrice Jonckheere/Moderne Multimédias

Grâce à Mutum, un échange gratuit d’objets entre voisins.

C’est ce que les économistes appellent « l’effet rebond ». Ainsi, l’économie faite grâce à l’emprunt d’une tente peut permettre d’acheter un nouveau duvet plus performant, tandis que pour réaliser l’échange de biens, les individus peuvent être amenés à faire de nombreux kilomètres en voiture, etc. « Les deux tiers des achats sur Leboncoin ne se substituent pas à un achat neuf, ce sont des achats en plus. En outre, on se rend compte que la facilité de revente de produits d’occasion sur les plateformes numériques tend, en fin de compte, à encourager la consommation de produits neufs », confirme Damien Demailly, chercheur à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), qui ajoute : « Un cycle d’usage plus long et une mutualisation des produits restent rarement négatifs, mais s’avèrent moins positifs que ce que l’on pouvait imaginer en raison des multiples effets rebonds. » LE RISQUE DU MODÈLE MARCHAND DANS L’ÉCONOMIE SOLIDAIRE Des plateformes similaires à Mutum ont quitté le modèle du « tout-gratuit » pour un modèle marchand ou semi-marchand, c’est-à-dire proposant les deux modèles. Peerby, née VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

« Mon expérience de Mutum dépasse le cadre de la simple utilisation, elle induit un détachement par rapport à ce que nous possédons. » COLETTE L. en 2012 aux Pays-Bas et pionnière dans le prêt d’objets entre particuliers, a ainsi créé en parallèle Peerby Go, prenant un virage vers la location entre particuliers avec un système de commission de la plateforme à chaque transaction. Peerby espère atteindre à terme 20 millions d’euros de chiffre d’affaires par an en Europe et aux États-Unis. Dans cette perspective, elle viendrait concurrencer les entreprises de location de biens et services, à l’image de Blablacar dans le secteur de la mobilité automobile. Ce changement de positionnement économique va rendre difficile la cohabitation avec la finalité sociale et écologique que Peerby portait à l’origine. 71


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Autre exemple de la difficulté du modèle gratuit : aux ÉtatsUnis, Yerdle s’était engagée, il y a quelques années, dans la promotion du don réciproque d’objets entre particuliers afin de lutter contre la société de consommation. Aujourd’hui, la plateforme, devenue Yerdle Recommerce, s’est mise au service de marques comme Patagonia ou Levi’s en organisant leurs marchés d’occasion. Le numérique rend efficace le marché de l’occasion grâce aux capacités de mises en relation des plateformes. En France, ce marché est estimé à 5,5 milliards d’euros en 2015, selon le cabinet Xerfi. Une telle manne financière, de surcroît en pleine croissance, aiguise les appétits et peut provoquer des glissements du gratuit solidaire vers le marchand commercial. Plus précisément : selon la grille d’analyse des modèles économiques de l’économie collaborative issue du projet Pionniers du collaboratif (PICO)1, il s’agirait d’une évolution du statut « d’altruiste » à celui « d’entremetteur », c’est-àdire d’acteur de la solidarité à intermédiaire commercial visant à « tirer profit des ressources sous-exploitées d’un écosystème ». Mutum se situe toujours parmi les « altruistes », mettant « en commun les ressources d’un écosystème d’acteurs au service d’une cause sociétale, qui constitue la raison d’être de l’initiative ». « Pour survivre, les “altruistes”, écrivent les auteurs du rapport PICO, doivent être capables de monétiser de manière indirecte leur cause sociétale et ainsi générer des revenus pour pérenniser le modèle. Cet impératif peut néanmoins être source de tensions entre la cause initiale et engagée de l’initiative et l’arrivée des logiques marchandes permettant de procurer les ressources nécessaires à la pérennisation du modèle. » Toute la subtilité tient donc dans cette « manière indirecte » de générer des revenus. COMMENT RESTER UN « ALTRUISTE » AU ROYAUME DE L’ÉCONOMIE COLLABORATIVE ? Pour le moment, le modèle économique visé par Mutum repose « sur la vente de prestations de services aux entreprises, aux universités et aux bailleurs sociaux », analyse la plateforme de financement participatif 1001PACT (devenu LITA.co). Mutum propose en effet de créer des communautés de partage privées et de les animer. L’entreprise compte parmi ses clients la Société Générale, la MAIF, BPCE. En captant des budgets publics ou privés, ceux consacrés à la responsabilité sociétale d’entreprise (RSE), Mutum est financée pour une prestation qui lui permet d’augmenter son nombre global d’utilisateurs et la pratique écologiquement responsable associée. Les plateformes numériques de moyens de transports adoptent aussi ce type de modèle. Totem Mobi à Marseille, par exemple, peut proposer au grand public des locations de courte durée de véhicules électriques à un coût réduit grâce, entre autres, à l’apport financier d’entreprises qui achètent des forfaits pour leurs salariés, limitant ainsi le recours à la voiture individuelle et contribuant à réduire leur empreinte carbone. Autre piste : le « pourboire », tel que proposé par le site de financement participatif HelloAsso. Chaque personne, lors72

qu’elle décide de faire un don à une association, est invitée à offrir une somme de son choix pour la plateforme servant de relais, en l’occurrence HelloAsso. De fait, 60 % des contributeurs laissent un montant de l’ordre de 4 % en plus de leur don. Mutum pourrait-elle agir de la sorte avec ses « voisins engagés » ? Et cela pourrait-il s’avérer suffisant ? Pas sûr. S’inspirant de méthodes de « générosité embarquée » qui fonctionnent en Angleterre ou au Mexique, des outils comme L’Arrondi, de l’entreprise sociale Microdon, offrent de la même façon la possibilité de faire un don modeste, « indolore » en quelque sorte, à des associations à partir des actes de la vie courante : à la caisse du supermarché, sur son bulletin de paie, lors d’achats en ligne. Mais, là encore, ce système suppose un « effet de masse » pour collecter les sommes nécessaires à des projets ambitieux. Surtout, il est incompatible avec le choix solidaire de gratuité du prêt entre voisins que pratique Mutum. D’où la nécessité de l’apport d’acteurs du privé.

« Pour survivre, les “altruistes” doivent être capables de monétiser de manière indirecte leur cause sociétale et ainsi générer des revenus pour pérenniser le modèle. » SYNTHÈSE PROJET PICO

Son activité avec des entreprises étant pour le moment balbutiante, Mutum a lancé en mars 2017 une campagne de financement participatif en ouvrant son capital aux particuliers. Cette campagne de crowdequity, opérée par la plateforme 1001PACT, a permis de collecter 200 000 euros auprès d’environ 200 particuliers. Outre la composante financière, cette levée de capital a pour effet d’ouvrir la gouvernance de Mutum. « Les plateformes de crowdequity représentent une nouvelle forme d’intermédiation entre les actionnaires et les entreprises, rapporte Frédéric Griffaton, l’un des cofondateurs de Mutum. Elles permettent de mobiliser facilement des communautés d’actionnaires autour de la vie de l’entreprise (bêta-testeurs, besoins de compétences, etc.), mais permettent aussi aux actionnaires de s’organiser. C’est un véritable contre-pouvoir et un garde-fou contre toute dérive au regard de nos engagements premiers. » Dans le monde de l’économie sociale et solidaire, les actionnaires sauront-ils agir dans l’intérêt de la mission sociétale VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2


L'INVENTION SUR LE TERRAIN

et écologique de la plateforme et non dans leurs intérêts propres ? À l’heure où des sociétés numériques comme Snapchat émettent des actions en Bourse sans droit de vote, afin de limiter le pouvoir des actionnaires et de préserver l’intérêt à long terme de l’entreprise, la position de Mutum a de quoi surprendre. Mutum parie visiblement sur le fait que ses actionnaires seront majoritairement des utilisateurs de la plateforme ou des acteurs militant dans le domaine social et écologique. À noter, néanmoins, qu’en parallèle de cette campagne participative, Mutum a réalisé un appel de fonds auprès d’investisseurs professionnels traditionnels afin d’atteindre un total d’un million d’euros. COMMENT BÉNÉFICIER AUTREMENT DE LA VALEUR DES DONNÉES PERSONNELLES ? La spécificité de Mutum par rapport à la plupart des autres initiatives de l’économie sociale et solidaire tient au rôle central qu’y joue sa plateforme numérique. La valeur de l’entreprise sociale dépend donc essentiellement de la qualité des données qu’elle collecte sur ses « voisins engagés » et leurs objets. C’est donc en toute logique, et en accord avec sa philosophie, qu’elle refuse l’exploitation de ces précieuses données à des fins publicitaires, et ce d’autant qu’une telle pratique semble vouer toute initiative d’utilité sociale et écologique à un virage commercial, même indirect. Elle souhaite en revanche les utiliser de façon à nourrir son objectif écologique, grâce à la prise en compte des « effets rebonds » déjà cités. Son enjeu est dès lors d’être en capacité de mesurer son impact écologique « net » et de produire de la connaissance sur ces « effets rebonds » afin de les minimiser. C’est ici que le big data entre en jeu. Mutum travaille depuis 2015 avec l’agence EcoAct et avec le soutien financier de l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) au développement d’un éco-calculateur afin, à terme, de pouvoir mesurer les comportements de substitution en amont et en aval du prêt d’un objet. Un utilisateur aurait-il acheté, loué, ou renoncé au bien s’il n’avait pas eu accès à Mutum ? Les utilisateurs achètent-ils un bien identique à celui qu’ils ont emprunté, utilisant Mutum comme une plateforme de test ?, etc. De plus, Mutum envisage de vendre l’analyse de ses données liées aux objets (usage, durée de vie, obsolescence) à des distributeurs, des fabricants et des éco-organismes afin de les aider à produire mieux (durabilité, optimisation des ressources) et de les convaincre d’intégrer la « réparabilité » et le recyclage dans la conception de leurs produits. QUID DU FINANCEMENT PUBLIC ? Mises à part des subventions de l’Ademe et de Climate-KIC, qui est un fonds public-privé européen, les partenaires financiers de Mutum sont des entreprises. S’agit-il d’un schéma VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

culturel spécifique au monde numérique solidaire ? En effet, de nombreux initiateurs de plateformes ou de services numériques sont issus des grandes écoles de commerce et baignent dans une mouvance libertarienne, peu favorable à une forte intervention des États. Un tel état d’esprit contraste avec une économie sociale et solidaire souvent dépendante, à l’inverse, des financements publics. Lorsqu’ils sont positionnés sur des marchés porteurs, beaucoup de ces « entrepreneurs sociaux » craignent en effet d’être limités dans leur liberté économique ou instrumentalisés par le champ politique dans le cas d’un soutien public trop marqué, indiquent les auteurs du rapport PICO. En outre, ces porteurs de projet se heurtent bien souvent au fonctionnement « en silo » des administrations, qui ne correspond pas à leur approche hors catégories : « à la frontière de l’innovation numérique, de l’économie circulaire, du développement durable, de l’économie sociale et solidaire » 1. Ils peuvent, par exemple, se retrouver face à un guichet innovation/numérique dont l’aspect « durable » n’est pas prioritaire, ou face au guichet « durable », pas très porté sur l’innovation numérique… Les délais de financement et la lourdeur des montages de dossier en regard des montants qu’ils peuvent espérer sont aussi une source de découragement pour ces plateformes, dont le succès dépend souvent de la rapidité de leur évolution. Néanmoins, dans une temporalité plus longue, la logique politique (au sens premier) voudrait qu’en complément des autres moyens de financement que sont les citoyens eux-mêmes, les investisseurs privés et les prestations d’entreprise, le financement public vienne soutenir ces plateformes afin de préserver leur utilité sociale et solidaire. À moins qu’une nouvelle forme de financement ne prenne le relais... LE CAPITAL-RISQUE À IMPACT SOCIAL L’investissement à impact social représenterait 248 milliards de dollars à l’échelle mondiale en 2016, selon la GSIA (Global Sustainable Investment Alliance). Le cabinet JP Morgan estime, lui, qu’il atteindra 1 000 milliards en 2020. L’objet du financement à impact social consiste, en fait et surtout, à rapprocher le monde de la finance de celui des structures de production vertueuses. Il s’agit de privilégier, à rentabilité comparable, une entreprise qui présente un impact social bénéfique par rapport à une autre dont l’impact serait moindre ou négatif. Ainsi, le critère premier reste la rentabilité ou l’attente de rentabilité. L’investissement à impact social exprime, cependant, une volonté de faire advenir une économie plus responsable. « L’objectif premier de l’entreprise reste de faire du profit, mais comme un outil et non pas comme un but », déclare Thierry Deheuvels, président du comité d’investissement d’Aviva Impact Investing France et partenaire de 1001PACT, la plateforme de financement participatif qui a porté la campagne de Mutum. 73


L'INVENTION SUR LE TERRAIN

Il existe diverses méthodes pour évaluer l’impact social d’une organisation, mais aucune ne parvient à pleinement mesurer une donnée aussi complexe et diffuse dans le temps. Parmi elles, le retour social sur investissement (SROI), qui a été porté par l’Essec en France, essaie d’estimer financièrement les coûts et bénéfices sociaux, environnementaux et économiques d’une entreprise afin de produire un indicateur de performance « social ». Ainsi, un ratio de 3/1 signifie qu’un euro investi apporte trois euros de valeur sociale, ce bénéfice pouvant être interprété comme une économie réalisée par l’État. Sauf qu’un grand nombre d’analystes et d’acteurs concernés jugent aujourd’hui comme maladroite, voire dangereuse, cette tentative de « comptabiliser » financièrement un bénéfice social. Cet « élan responsable » de la finance traditionnelle pourrait bien rejoindre les attentes des entrepreneurs de la social tech, dont les fondateurs de Mutum font partie. Benjamin Tincq, l’un des fondateurs du réseau Ouishare, vient d’ailleurs de lancer Good Tech Lab, avec le projet d’étudier les solutions d’investissement à impact social dans l’idée d’accélérer le développement de la social tech française. Néanmoins, convertir un impact social en dollars ne risque-t-il pas de soumettre cette social tech à une logique de rationalité économique et de concurrence ? Le capital-risque à impact social ne reste-t-il pas avant tout un investissement financier qui attend en premier lieu une plus-value financière ? La clé pour le futur du numérique solidaire tient peut-être dans l’hybridation et la transparence des modèles économiques et des modes de financement, ainsi que dans un mode d’organisation éthique inscrit noir sur blanc. Mutum a ainsi fait figurer dans ses statuts une échelle de salaire de 1 à 4 et le principe de répartition des futurs potentiels bénéfices (un tiers en réserve, un tiers pour les actionnaires, un tiers aux salariés). Dans le même esprit, le Code social, fruit d’un travail collectif porté par la coopérative ChezNous et l’association Assemblée Virtuelle, décrit les différents modèles de l’entreprise : modèle économique, juridique, social, technologique, écologique et artistique. « En posant de manière claire et transparente le quoi, le pourquoi et le comment d’une organisation, d’un projet, d’une collaboration, le Code social permet à des communautés d’acteurs de travailler ensemble de manière saine, transparente et efficiente », explique Mathieu Coste, l’initiateur du projet. Une piste pour que le monde du numérique solidaire évite les travers de l’économie capitaliste tout en bénéficiant de son soutien financier ? Chrystèle Bazin

1. Damien Demailly, Valentina Carbone, Aurélien Acquier, David Massé, Dominique Roux, Simon Borel, Florence Benoit-Moreau, Valérie Guillard, Béatrice Parguel, Flore Berlingen, Maëlle Cappello, Arthur de Grave, Benjamin Tincq, « L’économie collaborative : réservoir d’innovations pour le développement durable », synthèse (version longue) des résultats du projet PICO – Pionniers du collaboratif. PICO Working Paper, Paris, 2016. 74

SI VOUS VOULEZ DÉCOUVRIR D’AUTRES FAÇONS DE

VIVRE ENSEMBLE… VIDÉO

AU JAPON, LE VIVRE-ENSEMBLE SE RÉINVENTE AU CŒUR D’UN VILLAGE

Dans l’île de Shikoku, au Japon, le village de Kamiyama est devenu la Green Valley : une version verte, bien plus culturelle et solidaire, de la Silicon Valley californienne. VIDÉO

MISTRA URBAN FUTURES : UN ÉCOSYSTÈME EN QUÊTE DE LA VILLE JUSTE

Créé en 2010 en Suède, ce centre installé à Göteborg réfléchit et teste avec les citoyens ce que pourrait être une ville juste dans une logique collaborative et transdisciplinaire. IMAGES

DANS LES LABORATOIRES CITOYENS DE MADRID

Un voyage en photos dans des places, jardins et bâtiments que les citoyens madrilènes se sont réappropriés pour fabriquer eux-mêmes un vivre-ensemble plus solidaire, participatif, écologique et numérique. ARTICLE

HUIT HABITATS PARTICIPATIFS EN ÎLE-DE-FRANCE

Qu’y a-t-il de solidaire dans l’habitat participatif ? Et avec quels obstacles ? Réponses au travers de huit projets aux motivations et vécus très différents. VIDÉO

TANT QU’ON SÈME AU CŒUR DE LA VILLE

À Montreuil, dans la banlieue parisienne, les jardins partagés de l’association Tant qu’on sème cultivent un art du vivre-ensemble entre toutes les communautés. VIDÉO

CAP VERS LA COLOCATION SOLIDAIRE

Grâce aux Kaps (Kolocations à projets solidaires), des jeunes montent des initiatives dans des quartiers difficiles en échange d’un logement à loyer modéré. VIDÉO

NICOLAS CHOCHOY : L’INNOVATION SOCIALE

Plurielle, l’innovation sociale se différencie de l’innovation technologique car elle dépend moins du marché et s’inscrit différemment dans chaque territoire. ARTICLE

OSLO SOUP : UNE SOUPE POPULAIRE ET SOLIDAIRE

Le micro-financement au service de la démocratie participative et de la solidarité locale : c’est le défi lancé par des Norvégiennes !

www.solidarum.org VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2


L'INVENTION SUR LE TERRAIN

Proposer un accompagnement global, qui prend en compte tous les aspects de la vie du bénéficiaire, en limitant au maximum le nombre d’intervenants, c’est le principe du programme Convergence d’Emmaüs Défi.  VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

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L'INVENTION SUR LE TERRAIN

INCLUSION SOCIALE

Emmaüs Défi, pour que les solutions convergent Convergence propose à des personnes en grande précarité un accompagnement global, renforcé et dans la durée, mobilisant des partenariats pour répondre aux multiples enjeux de la réinsertion. Ce programme, dont Emmaüs Défi a lancé l’expérimentation en 2012, se développe et essaime aujourd’hui via d’autres chantiers et associations.

O

n trouve de tout dans le magasin d’Emmaüs Défi de la rue Riquet, dans le 19e arrondissement de Paris : des vêtements, des meubles, des livres, de la musique, et même du matériel électronique, le tout à des prix défiant toute concurrence. Chaque semaine, ses rayons sont envahis d’une foule bigarrée. Côté face, il s’agit d’un magasin comme les autres ; côté pile, bienvenue dans un chantier d’insertion d’un nouveau genre pour des personnes sans logement ni emploi. C’est en effet dans ce décor que l’association a mis en place le programme Convergence.

pagnement socioprofessionnel ainsi que des partenariats santé au sein de Convergence. Le grand principe du programme est dès lors de proposer un accompagnement global qui prend en compte tous les aspects de la vie du bénéficiaire en limitant au maximum le nombre d’intervenants, afin de mieux coordonner l’action sociale entre professionnels et de garantir un meilleure soutien.

« On ne peut pas accompagner une personne qui a passé des années dans la rue et qui n’a pas travaillé depuis longtemps en lui proposant seulement un job », indique Rémi Tricart, directeur d’Emmaüs Défi. Pour preuve, d’après une étude menée en 2011, les bénéficiaires du chantier présentent, avec des variantes selon leur situation, différents freins à une réinsertion durable : absence de logement pérenne ; difficultés administratives ; problèmes de santé non traités (soucis d’addiction, instabilité psychique…) empêchant une activité professionnelle stable ; et, pour ceux déjà pris en charge, complexité d’un suivi par plusieurs référents sociaux ne couvrant chacun qu’une seule problématique. « Le fait d’avoir un emploi ne garantit pas l’insertion. Même motivé, les chances de garder cet emploi tant espéré sont minces quand les autres aspects de la vie restent instables. Les individus ne se limitent pas à leur activité professionnelle », explique Isabelle Daheron, chargée d’accom-

Au détour d’une allée, au fond de l’entrepôt, se trouve l’atelier bois. Dans un espace étroit, qui rend la circulation difficile, sont empilés des meubles, collectés auprès des donateurs. C’est là qu’ils sont réparés, voire recréés à partir de plusieurs pièces, avant d’être proposés à la vente. Au milieu de ce fouillis, Ali Yassine s’active à la réalisation d’une table à partir de chutes de bois. « Avant Emmaüs Défi, mes démarches auprès des différents organismes sociaux étaient compliquées, surtout que le français n’est pas ma langue maternelle », confie-t-il. Débarqué du Soudan en 2014, Ali a transité par Calais avant d’arriver en région parisienne où il a été accueilli par les équipes d’Emmaüs Défi. « Ils m’ont aidé dans toutes mes démarches. Ils m’ont même proposé des cours de langue pour me donner encore plus de chances de m’intégrer. Maintenant, tout va mieux. J’ai un logement, un travail. J’ai également passé mon permis de conduire grâce à eux », ajoute-t-il avec le sourire.

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UN PROGRAMME OUVERT À TOUS CEUX QUI VIENNENT DE LA RUE

VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2


L'INVENTION SUR LE TERRAIN

Crédits photo : David Tardé/Moderne Multimédias (p. 75 et 77)

Un magasin, des ateliers, de l’expertise, du soutien, des sourires… pour reprendre sa vie en main et sortir de la rue.

Entre le début du programme en 2012 et juillet 2017, 374 personnes ont été suivies, c’est-à-dire formées et accompagnées pour leur retour au travail. En accord avec la philosophie du mouvement Emmaüs, il n’y a pas de sélection à l’entrée d’Emmaüs Défi. Le chantier d’insertion est ouvert à tous les sans-abri ou ex-sans-abri, « généralement orientés chez nous par une association ou un travailleur social », précise Isabelle Daheron. La première journée s’articule autour de la visite du chantier d’insertion et de ses différents postes : textile, meubles, librairie, électronique, etc. Ensuite commence une période de réadaptation plus ou moins longue en fonction de chaque VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

individu. « Quand on commence à travailler avec quelqu’un qui vit dans la rue, on ne peut pas lui demander, du jour au lendemain, d’effectuer un “35 heures”, de venir au travail tous les jours à 8 h 30. Ce n’est pas possible. Il faut un temps d’adaptation, surtout pour ceux qui sont éloignés de l’emploi depuis des années », dit Rémi Tricart. C’est pourquoi les nouveaux salariés bénéficient à l’arrivée d’un autre dispositif, appelé Premières heures, inventé par Emmaüs Défi, adopté par la Ville de Paris et qui essaime jusqu’à des associations en Seine-SaintDenis, à Lyon ou à Lille : « Premières heures pousse à l’extrême le principe d’adaptation du travail à la personne. Les salariés commencent d’abord à travailler une demi-journée, à la fin de 77


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laquelle ils reçoivent une première fiche de paie et un premier salaire. Ils savent qu’ils peuvent revenir. La semaine d’après, ils reviennent ou pas. S’ils ne se présentent pas, ce n’est pas grave, car ils savent qu’il y a une grande flexibilité. Plus tard, ils reviennent une deuxième et une troisième fois, puis deux fois par semaine, trois fois par semaine et, à ce moment-là, on va leur proposer de signer un contrat de travail. » UN ACCOMPAGNEMENT GLOBAL À LA MESURE DE CHACUN Une fois son contrat signé, le salarié entame une phase de stabilisation avec un démarrage en douceur pour qu’il s’approprie son nouveau cadre. Une période de deux mois en général, à l’issue de laquelle un unique référent est désigné pour l’accompagnement global tout au long du programme. La première clé de sa mission est un entretien de l’ordre du diagnostic. Le salarié y raconte son histoire, afin qu’ils définissent ensemble la meilleure stratégie de réinsertion. Si le bénéficiaire est sans domicile fixe, priorité est donnée à l’obtention d’un logement ou d’une solution temporaire d’hébergement. Mais ce sont parfois les soucis de santé qu’il faut résoudre d’abord. Cette discussion préalable est cruciale pour identifier les difficultés et élaborer les solutions. « C’est à partir de là que débute le travail des chargés de partenariats santé ou logement, en relation avec le référent socioprofessionnel », explique Isabelle Daheron. Les chargés de partenariats ont la mission difficile de trouver les meilleurs interlocuteurs pour résoudre les problèmes spécifiques de chacun. « En tant que responsable santé, j’ai par exemple dû trouver pour un salarié un psychologue parlant le russe », illustre-t-elle. Quand tout est parfaitement en place, le quotidien des salariés s’organise autour de leurs journées de travail et de leurs rendez-vous « santé », « logement », « formation » ou autres… Tous les six mois, le bénéficiaire, son référent et un chargé de partenariat se réunissent pour dresser un bilan et décider de poursuivre, modifier ou interrompre l’accompagnement. SE DONNER LES MOYENS D’UN ACCOMPAGNEMENT LONG, JUSQU’À CINQ ANS SI BESOIN… « Monter un tel dispositif et permettre à nos bénéficiaires d’entamer une réinsertion pérenne, cela requiert du temps. Régler des problèmes de santé ou de logement ne se fait pas en un jour. Légalement, les chantiers d’insertion sont d’une durée de deux ans au maximum. Cette durée n’est malheureusement pas adaptée pour la plupart de nos salariés », précise Rémi Tricart. C’est pourquoi Emmaüs Défi a réussi à convaincre les pouvoirs publics d’allonger par dérogation cette durée de deux à cinq ans. La Ville de Paris, très intéressée par l’expérimentation, a permis d’accélérer les démarches. En plus de la notion d’accompagne78

En plus de la notion d’accompagnement global, l’allongement de la durée du chantier d’insertion est l’autre grande innovation du programme Convergence. ment global, l’allongement de la durée du chantier est l’autre grande innovation du programme Convergence. « Cela ne signifie pas pour autant que tous nos salariés seront suivis pendant cinq ans. Mais grâce à cette nouvelle disposition, on va pouvoir s’occuper de tous ceux qui en ont besoin et ne plus les laisser sous la menace d’un retour à la rue, faute de temps », se réjouit Isabelle. ÉVALUATION POSITIVE DE LA PREMIÈRE PHASE D’EXPÉRIMENTATION Cinq ans se sont écoulés depuis que Convergence a été mis en place. La première phase d’expérimentation s’est achevée par une évaluation confiée à un cabinet externe, qui a conclu que le dispositif obtenait de bons résultats. « En moyenne, les salariés restent chez Emmaüs Défi deux ans et demi. Mais l’insertion est plus efficace et durable » qu’avec un suivi classique, affirme Rémi Tricart. L’étude a démontré qu’en acceptant de mobiliser un peu plus de ressources à court terme, via un accompagnement plus précis et intense, on réduisait les dépenses publiques sur le long terme. D’où la conclusion, partagée par les pouvoirs publics, d’aller plus loin et de déployer le dispositif. Mais bien au-delà des chiffres et des statistiques, pour Khary, ancienne salariée d’Emmaüs Défi, les bénéfices de ce programme sont tangibles. Convergence a remis sa vie sur les rails. Deux mois après la fin de son contrat au chantier d’insertion, elle travaille à temps plein dans une cantine scolaire en région parisienne. « Emmaüs Défi m’a permis de reprendre confiance en moi et d’envisager le futur avec le sourire. Comme je le dis souvent : ils t’apprennent à marcher, mais une fois debout, il ne faut plus tomber et continuer à avancer. » De fait, pour conforter sa nouvelle carrière, Khary envisage de débuter une formation. « Tout le temps passé chez Emmaüs Défi m’a permis de me reconstruire. On s’y sent protégée et soutenue. Mais il ne s’agit que d’une étape et non d’une fin en soi. Tu réapprends à vivre, mais la finalité est que tu finisses par te débrouiller seule. Et pour ça, ils te donnent tous les outils dont tu as besoin pour repartir », confie-t-elle. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2


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L’ESSAIMAGE DE CONVERGENCE VIA AURORE Vient maintenant le temps de l’essaimage. Il a débuté en novembre 2016 avec un deuxième chantier d’insertion, porté cette fois-ci par l’association francilienne de lutte contre l’exclusion Aurore, et dénommé Prélude. Comme l’explique Sophie Alary, directrice ESS au pôle d’insertion d’Aurore : « Nous partions du même constat, que la durée légale de vingtquatre mois en chantier d’insertion n’est pas adaptée pour tous, notamment pour un public très éloigné de l’emploi, sans qualification, présentant de nombreux freins sociaux bloquants pour toute forme d’insertion. L’idée d’accompagnement global sur une plus longue durée, pour améliorer notre pratique, nous a donc parue évidente. » L’autre intérêt de ce rapprochement est la mutualisation des moyens : « La volonté des deux structures, Emmaüs Défi et Aurore, est de mettre en commun leurs moyens dans la recherche de partenariats pour les accompagnements. Car, par exemple, l’une des associations a plus de facilité à trouver des solutions d’hébergement, et l’autre dans la prise en charge sanitaire », explique Sophie Alary. Enfin, il y a les échanges de compétences entre accompagnants, salariés permanents de l’une et l’autre entité. C’est dans le même esprit de partage de bonnes pratiques qu’Aurore s’était appropriée auparavant le dispositif Premières heures. Cela avait permis la création d’une conciergerie solidaire, où les résidents du centre d’hébergement situé aux Grands Voisins, dans le 14e arrondissement, ont pu entretenir eux-mêmes leur lieu de vie et être payés grâce à cette dérogation exceptionnelle au droit du travail, permettant l’embauche à l’heure. « Certains d’entre eux intègrent d’ailleurs aujourd’hui notre chantier d’insertion Prélude, adaptation du programme Convergence », complète Sophie Alary. « Deux nouveaux chantiers, portés par d’autres associations, vont prochainement rejoindre l’expérimentation. L’idée est par ailleurs de capter les raisons de la réussite de Convergence, de les documenter et de proposer aux pouvoirs publics les évolutions nécessaires au sein des dispositifs existants, afin que nos principes d’accompagnement soient repris par d’autres, sur tout le territoire et pas uniquement en Île-de-France », conclut Rémi Tricart. Parallèlement à son déploiement, l’expérimentation Convergence évolue, comme le précise Isabelle Daheron : « Nous allons proposer à nos salariés en insertion de nouveaux ateliers, comme un atelier cuisine et nutrition, dans l’idée de réapprendre à cuisiner aux gens qui ont vécu de nombreuses années dans la rue. Il y a tellement de choses à imaginer pour aider ces personnes à reprendre une vie considérée comme normale 1. » Xavier-Éric Lunion

1. Voir dans solidarum.org le reportage vidéo « Parce que tout le monde peut travailler » ainsi que l’interview « Rémi Tricart : l’accompagnement global d’Emmaüs Défi ». VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

POUR ALLER PLUS LOIN SUR LE CHEMIN DE

L’INCLUSION SOCIALE… VIDÉO

EMMAÜS DÉFI : PARCE QUE TOUT LE MONDE PEUT TRAVAILLER Issu du chantier d’insertion Emmaüs Défi, le programme Convergence accompagne globalement et dans la durée, au-delà de l’emploi, chaque personne hier sans toit. VIDÉO

RÉMI TRICART, L’ACCOMPAGNEMENT GLOBAL D’EMMAÜS DÉFI

Le directeur du chantier d’insertion parisien raconte deux dispositifs complémentaires, qui aujourd’hui essaiment, pour les personnes sans abri : Premières heures et Convergence. VIDÉO

VIEUX CARTONS POUR NOUVEAUX DÉPARTS L’association Carton Plein emploie des SDF pour reconditionner et revendre à petit prix les cartons récupérés chez les professionnels et particuliers. VIDÉO

QUAND LE FUTUR S’ÉCRIT AU-DELÀ DU PÉRIPHÉRIQUE PARISIEN

Reportage à L’École du Lab, incubateur de start-up créatives, avec un accompagnement gratuit, créé par La Ruche et le MédiaLab93. ARTICLE

LES CUISTOTS MIGRATEURS

Faire confiance à des réfugiés pour qu’ils deviennent de vrais chefs ? C’est le pari d’une jeune entreprise de restauration de la région parisienne. VIDÉO

MASAHARU OKADA : RÉINVENTER LE CAPITALISME SOCIAL JAPONAIS

Les Japonais doivent se réapproprier leur histoire afin de construire une société plus solidaire. Soit un mouvement qui, selon le professeur Okada, ne peut venir que des entreprises et, plus largement, de la société civile nippone. ARTICLE

FACILE À LIRE ET À COMPRENDRE... PAR TOUS !

Le langage « facile à lire et à comprendre » est développé en France par Les Papillons Blancs, association qui en a fait un outil d’inclusion de personnes en situation de handicap, voire une source de revenus. VIDÉO

FREE COWORKING @ CAMDEN

À Londres, Camden Collective rénove des lieux laissés à l’abandon, les transforme en espaces de coworking et les met gratuitement à la disposition de projets.

www.solidarum.org 79


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Au Sénégal, dans la banlieue de Dakar, des jeunes dans un studio d’enregistrement du centre culturel G Hip-Hop, créé par le rappeur connu sous le nom de Fou malade. Une initiative qui entre en résonance avec celle portée par un autre rappeur, Matador : Africulturban. Une même aspiration venue du hip-hop : trouver des solutions alternatives dans des quartiers trop oubliés. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

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REPORTAGES AU SÉNÉGAL

Le hip-hop met le Sénégal sur la bonne voie

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otre base, c’est le quartier. C’est pour lui, avec lui, grâce à lui, que nous allons construire une véritable « alternative. Le changement, ça concerne toutes les générations, simplement ce sont les jeunes qui constituent la majorité du Sénégal, trop longtemps réduite au silence. » Le journaliste dakarois Fadel Barro résume ainsi l’axiome qui accoucha en janvier 2011, dans son trois pièces, d’un mouvement 100 % apolitique, 200 % citoyen. Ce trentenaire était convaincu que, dans un pays ou tout ou presque était à rebâtir, le changement viendrait des jeunes, du terrain social et culturel, en se gardant bien de s’engager dans l’arène politique. Sept ans plus tard, le mouvement Y’en a marre « transforme » le pays. Car le cri d’une jeunesse fatiguée par des politiciens sourds aux besoins de la population, par les défaillances d’un État aux abonnés absents et par le désastre des infrastructures d’éducation ou de santé, s’est concrétisé en une multitude de projets. C’est à l’hôpital de Yoff, quand les jeunes se sont retroussé les manches lors des inondations de 2012, que le mouvement a pris toute sa dimension solidaire. Puis il s’est construit par la volonté de ceux qui étaient connectés avec la rue, à commencer par les acteurs du creuset hip-hop, cette bande-son qui parle depuis déjà vingt ans à une jeunesse en panne d’espoir. Sous cette bannière informelle s’est constituée une communauté citoyenne, forte de nouvelles pratiques collectives. Ici, plus d’histoire d’ego trip. « On met l’accent sur ce qui ne fait pas la une des journaux. Comme la responsabilité civile à propos des sacs en plastique : il suffit de sortir de Dakar pour savoir que c’est un problème qui concerne tout le Sénégal », insiste Keyti. Figure historique du rap sénégalais, il s’est associé à Xuman pour transmettre le message à tous dans le Journal rappé : un regard décalé sur l’actualité diffusé à partir de 2013 sur le Net. Les réseaux sociaux et le bouche-àoreille ont parlé à beaucoup, à toutes ces énergies qui n’attendaient plus qu’à se fédérer. 82

Dès 2006, un autre rappeur sénégalais, Matador, créait Africulturban, devenu aujourd’hui un lieu référence à Pikine, en périphérie de Dakar : « Nous avons récupéré un bâtiment, laissé à moitié à l’abandon par les politiques, et nous avons tout nettoyé à la force de nos bras. » Bibliothèque, ateliers informatiques, compagnie de danse, centre de formation pour les oubliés du système : depuis plus de dix ans ils ont multiplié les initiatives, partagé leurs expertises. « Le rap s’est pris en charge, pour se créer des espaces afin de se faire entendre. Nous avons investi tous les lieux possibles », insiste de son côté Malal Almamy Talla, connu sous le sobriquet de Fou malade. Telle a toujours été la stratégie hip-hop, qui a ainsi permis de « trouver des solutions alternatives dans des quartiers trop oubliés », et « d’impliquer les gens pour les biens communs ». Lui a créé en 2013 le G Hip-Hop (photo 2), centre culturel à Guédiawaye, dans la même banlieue-dortoir. Face au vieux stade municipal, les jeunes ont nettoyé « sans aucune aide » un ancien dépotoir qui propose désormais une scène à ciel ouvert, un studio d’enregistrement, des ateliers de cuisine avec le voisinage, des formations de jeunes délinquants dans le cadre de leur réinsertion… Dans le quartier, ils ont même semé des poubelles (récipients trop rares au Sénégal), faites de pneus récupérés. Le symbole fait sens, indique le chemin. Toutes ces actions de terrain sont les petits riens d’une lente et profonde transformation sociale. Le cri de colère contre la vie chère et les coupures d’électricité à répétition d’il y a six ans a contribué à changer les mentalités, semant partout dans le pays des graines, en fait des comités citoyens appelés les esprits YEAM (acronyme de Y’en a marre). Et le mouvement a essaimé dans nombre de pays du continent, du Burkina-Faso jusqu’au Congo. Les premiers pas d’un nouvel élan qui compose avec le temps… Jacques Denis VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

Crédits photo : Youri Lenquette (pp. 80-81 et p. 83 [1 et 2] ; Narjes Bahhar/Moderne Multimédias [3]

Si le pays de Senghor se reconstruit aujourd’hui, réinventant sur le terrain ses mécanismes de solidarité, c’est grâce à ses communautés. Surtout à l’une d’entre elles, symbole d’une jeunesse en passe de redevenir pleinement citoyenne : celle du hip-hop.


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SAUVÉS PAR EUX-MÊMES Responsabiliser la population, c’est le thème axial de Fadel Barro (1), l’un des fondateurs de Y’en a marre. Porte-à-porte, envoi de SMS ou post sur Facebook, il s’agit toujours de mobiliser les énergies les plus diverses pour « en faire une force constructive, pleinement associée dans toutes les étapes de décision ». Pour lui, impossible de construire le futur sans penser collectif. C’est la même démarche qui anime Matador au centre Africulturban (3), où les jeunes en formation ou en réinsertion ont enfin les moyens de s’en sortir par eux-mêmes. « Celui qui sait enseigne à son prochain », cette sentence fait sens dans ce lieu, théâtre d’un empowerment empirique, où les premiers formés sont devenus les premiers passeurs pour « panser » l’avenir. « Nous avons formé nos propres ressources humaines : les jeunes du quartier. »

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« Nous refusons d’être un fardeau, nous sommes un moyen. » Ce slogan raisonne sur les murs du centre G Hip-Hop de Guédiawaye (4), symbole de la révolte citoyenne d’une jeunesse ravagée par le chômage massif et les carences du système éducatif. Il suffit de penser à la recrudescence des talibés, ces mendiants n’ayant même pas atteint l’adolescence. C’est donc à cette jeunesse, l’écrasante majorité de la population, que Y’en a marre a su parler en la remobilisant autour de quelques valeurs-clés. Mais c’est aussi à elle que s’adresse Djibril Baldé, gardien d’école dans le quartier populaire de Ouakam à Dakar, en transmettant son savoir-faire agricole. Dans une parcelle, les écoliers (5) font pousser salades, tomates, choux… « Ces enfants seront peut-être ceux qui vont nourrir la population de demain ! En tout cas, ils apprennent à être indépendants », explique Ibrahima Corry, jeune enseignant venu prêter main-forte à cette initiative. C’est encore ce sens de la responsabilité qui pousse des jeunes, guéris du cancer, à venir transmettre leur expérience à d’autres, encore alités à l’unité pilote de l’hôpital Aristide Le Dantec à Dakar (6).

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Crédits photo : Youri Lenquette (4) ; Guillaume Thibault (5 et 9) et Narjes Bahhar (6, 7, 8 et 10)/Moderne Multimédias

PROPULSÉS PAR LA JEUNESSE


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IRRIGUÉS PAR LES COMMUNAUTÉS L’esprit des communs, c’est l’un des piliers de l’Afrique, fragilisé par l’exode rural massif qui a provoqué une perte de repères chez bien des déracinés. À Parcelles Assainies, au cœur d’un quartier ultra-bétonné de la capitale, des femmes transforment un terrain abandonné en microjardin partagé (9), valorisant ainsi un savoir ancestral tout en récréant du lien. Plus vaste est l’initiative de l’Association des Pêcheurs de la communauté rurale de Mangagoulack (7 et 8), qui gère collectivement les ressources (pêche, agriculture, bois) de huit villages de Casamance. Pour cela, elle a mobilisé les populations locales et leurs techniques anciennes afin de mettre en place une aire communautaire baptisée Kawawana. Un acronyme qui signifie : « notre patrimoine que nous allons tous préserver ! » Une ambition qui fait écho à d’autres initiatives comme l’Oceanium de Dakar, qui préserve la mangrove, ou surtout La Voûte nubienne, qui réinvente une technique séculaire pour permettre à tous de construire leur maison (10).

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Sur les initiatives de solidarité sociale au Sénégal, voir dans solidarum.org le dossier « Citoyens sénégalais ». 85


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PRIX FONDATION COGNACQ-JAY

Douze initiatives… un an après Il n’est pas facile, mais fort instructif, de mesurer la façon dont une initiative sociale et solidaire évolue en un an. C’est pourquoi nous nous sommes intéressés à ce que sont devenus les douze nominés de la première édition du Prix Fondation Cognacq-Jay, en nous attardant plus particulièrement sur ses six lauréats. Petit tour d’horizon.

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e 2 décembre 2016, les douze finalistes du Prix Fondation Cognacq-Jay étaient partagés en deux catégories : Vision et Accélération. D’un côté, quatre idées ne demandant qu’à être creusées, à être accompagnées pour que la vision se concrétise en un projet. De l’autre, des initiatives déjà lancées, construites, mais ayant besoin d’un coup d’accélérateur pour aller plus loin. Les douze nominés ont été récompensés d’une somme d’argent et six d’entre eux, retenus comme lauréats, ont aussi bénéficié d’un accompagnement de six mois via les partenaires du Prix. Un an plus tard, où en sont ces innovations sociales ? HABITATS DES POSSIBLES ET TERRE EN PARTAGE : DEUX IDÉES QUI SE SONT ENRACINÉES Parmi les deux lauréats de la catégorie Vision, il y avait Habitats des Possibles : une solution alternative au placement des personnes âgées en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), en zone rurale. À l’époque, Florence Delisle-Errard, sa fondatrice, était à la recherche de partenaires financiers et de lieux pour installer un nouveau type de maison partagée, où les résidents pourraient, malgré leur grand âge, rester autonomes et responsables de leur habitat, tout en conservant une vie sociale active. Depuis, la première résidence a été trouvée, dans le village de Lestiac, près de Bordeaux. Une page Facebook a vu le jour, et de nouvelles implantations, toujours en milieu rural, sont actuellement à l’étude. L’autre lauréat Vision avait l’idée d’offrir aux réfugiés en attente de statut – situation qui peut durer deux ans – un 86

hébergement pérenne, tout en les formant au métier de maraîcher. Les migrants travailleraient donc dans l’exploitation agricole permettant de financer le coût de leur hébergement, des cours de français et des activités sportives et culturelles, destinées aussi à la population locale, afin de faciliter leur intégration. Clémence et Boris Skierkowski, à la tête du projet, ont obtenu une ferme et ont posé leurs valises dans le village de Saint-Just-le-Martel, à 11 kilomètres de Limoges. Ils sont sur le point d’accueillir leurs premiers résidents. Les arrivées sont prévues début 2018. Pour les aider à avancer, ces deux lauréats ont bénéficié d’un accompagnement via le programme « Shake Up » proposé par Antropia-Essec. Ce parcours, d’une durée de six mois, a permis aux nouveaux entrepreneurs sociaux de définir leur vision et de structurer leur initiative. En quelque sorte, de passer de l’idée au projet, grâce à des formations spécifiques et à la mise en place d’un réseau, afin de trouver les partenaires adéquats. DU CARILLON AU GARAGE SOLIDAIRE : DES PROJETS QUI « ACCÉLÈRENT » Outre leur récompense financière, et pour les aider dans leur développement, les quatre lauréats de la catégorie Accélération ont quant à eux bénéficié d’un accompagnement par MakeSense, qui propose six mois de formation collective, suivi personnalisé et mises en relations avec des experts, afin de répondre aux défis spécifiques de chaque projet. Le Carillon construit un réseau de commerçants et de citoyens qui essaient d’améliorer le quotidien des sans-abri VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2


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retour ou une aggravation de la maladie. Elle commence également la fabrication de meubles adaptés à certains handicaps spécifiques. Enfin, les Garages solidaires du Hainaut proposent des réparations automobiles à une population en grande précarité, tout en formant au métier de mécanicien des personnes éloignées de l’emploi. Ils amorcent aujourd’hui leur essaimage dans les zones dites prioritaires. Leur directeur, Soufiane Iquioussen, aimerait avoir demain jusqu’à 200 garages solidaires dans toute la France. En attendant, de nouveaux services sont nés en un an, comme le nettoyage écologique sans eau ou le transport gratuit « à la demande » pour tous ceux qui doivent se déplacer, mais n’en ont pas les moyens, faute de transports en commun.

L’un des lauréats du Prix 2016, Le Carillon, compte parmi ses membres Charly, poissonnier « historique » de la rue Oberkampf à Paris, premier commerçant solidaire à avoir cru en ce réseau humain qui se déploie.

Crédit photo : Xavier-Éric Lunion/Moderne Multimédias

en leur rendant une série de services et en organisant des événements pour renouer les échanges avec ces « invisibles » de la rue. Initialement créé par Louis-Xavier Leca dans le 11e arrondissement de Paris, le réseau s’est étendu dans le reste de la capitale et il est maintenant présent à Lille, à Nantes et, depuis peu, à Lyon. Durant cette année d’accompagnement, Le Carillon a également développé une nouvelle activité d’insertion pour les grands exclus, à travers une biscuiterie artisanale. L’accompagnement obtenu grâce au Prix Fondation Cognacq-Jay a permis à l’atelier Facile à lire et à comprendre (FALC), porté par Émilie Beele et initié par l’association Les Papillons Blancs de Dunkerque, de structurer la partie commerciale du projet, pour augmenter le nombre de clients et donc recruter davantage de salariés. Ces derniers, tous issus d’un établissement et service d’aide par le travail (Ésat), traduisent en « français facile à lire et à comprendre » les guides de musées, les brochures d’information de Pôle emploi, les règlements et autres documents administratifs de plusieurs institutions, afin qu’ils soient véritablement accessibles au public. Le résultat le plus concret de cet accompagnement est la construction d’un site Internet destiné à développer l’activité commerciale de l’atelier. Le « stylisme médical » que défend Anne-Cécile Ratsimbason consiste à réaliser des vêtements sur mesure, adaptés aux besoins et désirs de chacun, afin de mieux accepter sa maladie. Son projet a récemment rejoint le fablab du pôle numérique de la santé à Nice, dans l’objectif de créer des vêtements avec des textiles connectés qui permettront demain de repérer des symptômes, et ainsi de prévenir un VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

LES ÉVOLUTIONS DIVERSES DES SIX AUTRES NOMINÉS Aussi passionnantes qu’elles puissent sembler, certaines initiatives de nominés peuvent finalement disparaître ou changer de format. C’est sans doute ce qui se passe pour le projet Apprendre autrement. Le 2 décembre 2016, il en était au stade de l’idée prometteuse : proposer un accompagnement extrascolaire accessible à tous et fondé sur une pédagogie innovante. Un an plus tard, le projet n’a pas pu se concrétiser, au contraire de l’autre projet finaliste dans la catégorie Vision, Osez l’international !, qui continue plus que jamais à promouvoir la mobilité internationale des jeunes pour faciliter leur insertion future dans le monde du travail. Les quatre projets Accélération qui n’ont pas eu la chance d’être lauréats ont plutôt le vent en poupe. L’application Cov on du Gaïdo Lab, facilitant les échanges entre les travailleurs sociaux et les migrants grâce à un langage visuel, va être lancée début 2018. Led By Her, l’association qui permet aux femmes victimes de violences de devenir entrepreneuses pour reprendre leur vie en main, a accueilli en septembre dernier sa nouvelle promotion. L’association L’Effet Papillon poursuit quant à elle ses travaux auprès de plus de 850 patients avec Bliss, son application de réalité virtuelle à visée relaxante destinée à atténuer la douleur et l’anxiété liées aux soins. Enfin, Activ’Action propose de nouveaux ateliers, chaque semaine, dans plusieurs villes de France, transformant la période de recherche d’emploi en une opportunité de développement d’une vraie confiance en soi et de compétences, en particulier relationnelles. Sans parler de sa communauté, les « activ’acteurs », qui ne cesse de s’agrandir… Xavier-Éric Lunion Les initiatives des 12 finalistes de la première édition du Prix Fondation Cognacq-Jay sont à découvrir dans solidarum.org. 87


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RÉFLEXIONS POUR DEMAIN La philanthropie se réinvente, tandis que les patients prennent une place nouvelle dans le monde de la santé. Et si l’avenir de la solidarité sociale supposait d’utiliser sans a priori tous les outils à notre disposition, numériques ou non… pour mieux les oublier ensuite ? Car l’essentiel est moins le moyen que la capacité à trouver des solutions, à agir et à créer, comme les artistes d’art brut dont les œuvres illustrent ce cahier ou les deux auteurs de science-fiction de ce numéro : Norbert Merjagnan, ici plutôt dystopique, et Sylvie Lainé, plus proche de l’utopie.

Les visuels d’œuvres d’art brut de ce cahier sont « racontés » en pages 128 et 129. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

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INTERVIEW

Au-delà du numérique, un avenir en commun Le big data, c’est-à-dire l’analyse et le traitement de données massives quasiment en temps réel, les réseaux sociaux, les plateformes collaboratives et, plus largement, les outils et applications numériques seraient-ils plutôt un problème ou une chance pour les enjeux de solidarité de nos sociétés mondialisées ? Les citoyens ont-ils les moyens, en s’appropriant les nouvelles technologies, d’être acteurs de la ville de demain ? Et de la rendre plus solidaire ? Les éclairages prospectifs de Valérie Peugeot.

Je crois que vous défendez un postulat selon lequel le numérique ne change rien en tant que tel, ou du moins que la transformation sociale vient moins de l’outil lui-même que de ce que ses concepteurs, ses porteurs, mais aussi et surtout ses utilisateurs en font. Est-ce bien ça ? VALÉRIE PEUGEOT : Je ne dirais pas que le numérique ne change Valérie Peugeot est chercheuse aux Orange Labs, laboratoires de sciences sociales de l’opérateur, et présidente de l’association Vecam, qui travaille depuis une vingtaine d’années sur les enjeux de citoyenneté et de solidarité liés au numérique. Elle est l’une des deux commissaires en charge des questions de santé à la CNIL (Commission nationale informatique et libertés).

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rien, bien au contraire. J’essaye en revanche de me garder de toute posture techno-déterministe. C’est une grande erreur que de préjuger de ce que l’arrivée d’une nouvelle technologie ou d’une découverte scientifique va produire dans la société. La technologie ne sort jamais de nulle part. Elle n’est qu’une pièce dans un vaste réseau d’acteurs et d’interactions. En amont, elle embarque la vision, les objectifs des concepteurs, VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2


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des chercheurs, des ingénieurs ou des développeurs à l’origine de son invention et de sa fabrication. Détail que l’on oublie trop souvent, elle embarque aussi une part de la vision de ses financeurs. La manière dont la recherche est financée a des conséquences sur le type de technologies qui sont produites ou non. La technologie dépend donc de son milieu de production. Mais elle transforme en retour le monde où elle s’inscrit, de façon parfois inattendue. Certains usages confirment les intentions premières de ses concepteurs. D’autres, au contraire, les détournent et opèrent ce que le philosophe Michel de Certeau appelait du braconnage. L’un des exemples les plus connus de tels détournements, c’est la façon dont les populations africaines se sont emparées de la téléphonie mobile pour pratiquer le transfert d’argent. En amont comme en aval, la technologie est juste inséparable du tissu social au sein duquel elle s’insère. Qu’il s’agisse d’Internet, de la téléphonie mobile, des réseaux sociaux ou des plateformes collaboratives, le numérique est indissociable de la mondialisation. Serait-il plutôt un facteur de diminution ou d’augmentation des inégalités ? V. P. : Il faut d’abord chercher les facteurs d’inégalités liés à la

mondialisation dans des phénomènes bien plus profonds, et parfois historiques : ce sont les conflits, les famines, le mal-développement, et maintenant le changement climatique qui jettent les gens sur les routes, contraignant le plus souvent les migrants à s’inscrire en bas de l’échelle sociale des pays où les hasards les font atterrir. Le numérique peut plutôt les aider. Certes, pour les privilégiés, le numérique contribue à renforcer le côté heureux de la mondialisation en simplifiant les mobilités personnelles et professionnelles. Mais à l’autre bout de l’échelle, les réseaux sociaux et les outils de communication permettent également aux exilés de préserver un lien affectif fort avec leurs proches et leur pays d’origine. Ce sont les « diasporas connectées ». Qu’en est-il, par exemple en matière de santé, de l’usage de ce que l’on appelle les big data, à savoir de la récolte, du traitement et de l’analyse d’un grand nombre de données, quasiment en temps réel ? Les big data, ou traitement massif de données, sont le symbole même de l’ambivalence des promesses du numérique pour le futur de nos sociétés. Leur potentiel rôle positif en matière de recherche médicale, de pharmacovigilance ou de connaissance et de prévention de grandes épidémies est incontestable. Sur ce dernier axe, je pense à un programme, AdaptFVR, mis en place au Sénégal pour comprendre et endiguer la diffusion de la Fièvre de la vallée du Rift qui touche le bétail et peut se transmettre aux humains. Les chercheurs ont croisé des informations sur l’expansion de la maladie avec des données climatiques pour comprendre comment la pluie joue sur la prolifération des moustiques,

Crédit photo : Richard Delaume

V. P. :

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vecteurs de la maladie. C’est ainsi qu’ils ont pu cartographier les zones de transmission de la fièvre, anticiper son devenir à court terme, et permettre aux gardiens de troupeaux de s’organiser pour protéger au mieux leurs bêtes. Un autre cas a marqué les esprits : après le séisme de 2010 à Haïti, l’analyse en temps réel des déplacements de population grâce au traitement des données de téléphonie mobile a été utilisée pour prévenir la diffusion de la malaria. Mais le souci, c’est que les mêmes données peuvent servir à des enjeux de solidarité ou de santé publique, dans des pays en ayant grand besoin, ou à l’inverse être utilisées pour mieux parquer des populations. Plus généralement, on tend à croire que lorsque les données sont anonymisées, c’est-à-dire quand les individus auxquels elles se rattachent ne peuvent être identifiés, le problème de protection de la vie privée est résolu. Or l’usage des données anonymisées peut quand même avoir des conséquences graves pour la vie des individus, au titre de leur appartenance à un groupe, par exemple dans le cas des habitants d’un quartier contaminé par une épidémie. Autre exemple, plus radical : un gouvernement répressif pourrait utiliser des données de géolocalisation concernant une population d’une certaine ethnie pour organiser des massacres. Cela s’est déjà vu. La question des finalités des usages des données est déterminante. Croyez-vous que les big data pourraient servir demain des objectifs de solidarité ? V. P. : Soyons

clairs : les big data, les algorithmes qui permettent de traiter ces données et d’en tirer du sens, ainsi que de plus en plus souvent leurs systèmes d’intelligence artificielle, sont aujourd’hui d’abord exploités pour des finalités économiques, comme le marketing ou la relation client, et non au service de la solidarité. Il existe heureusement des premiers contre-exemples ayant une finalité disons d’intérêt général plus que de solidarité proprement dite. Je pense, là encore, à l’utilisation des données de téléphonie mobile dans de grandes villes d’Afrique, pour enrichir des appareils statistiques jusqu’ici très pauvres et cartographier les déplacements des habitants, afin de construire des schémas de transports plus pertinents pour les va-et-vient quotidiens de populations qui font parfois des dizaines de kilomètres à pied chaque jour. L’open data, c’est-à-dire l’ouverture des données publiques, et dans une moindre mesure privées, serait-il plus propice aux initiatives de solidarité ? V. P. : L’ouverture

des données publiques à tous les citoyens, telle qu’elle a débuté en France autour de 2010, avait deux finalités : instaurer, d’une part, plus de transparence dans les politiques des collectivités territoriales et institutions publiques, notamment dans leurs choix budgétaires, donc un objectif d’ordre démocratique ; et mettre, d’autre part, ces 93


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informations à disposition des start-up afin qu’elles imaginent de nouveaux services, liés par exemple aux transports, sur un axe économique. Les enjeux de solidarité n’y ont jamais été affichés comme premiers. Certains citoyens ont néanmoins pris des initiatives en ce sens, à l’instar du classement des villes les plus pauvres de France, réalisé par Nicolas Meunier en utilisant des données démographiques sur l’emploi et le coût du travail ainsi que le niveau de vie. Aujourd’hui se développent de plus en plus d’usages des données ouvertes avec des finalités écologiques, comme des cartes de l’agriculture biologique ou des pesticides en eaux souterraines. Autre exemple : dès 2011 est né à Rennes le projet Handimap, avec une cartographie de l’accessibilité des transports, stations et lieux publics pour les personnes à mobilité réduite, en s’appuyant sur des données de la mairie. Depuis, Handimap s’est développé et a essaimé à Lorient, La Rochelle, Montpellier et Nice, mais davantage grâce au crowdsourcing, c’est-à-dire aux informations venant des citoyens eux-mêmes, que par quelque politique d’open data. L’évolution de Handimap vers le crowdsourcing fait écho au projet Jaccede.com, plateforme qui offre aux internautes des outils communautaires et collaboratifs pour recenser tous les lieux accessibles, en France et dans le monde… L’open data coproduit par les citoyens – pour peu que l’on puisse ici utiliser ce terme d’open data – me semble beaucoup plus porteur en termes de pratiques solidaires que celui né de l’ouverture des données publiques. La coproduction de la donnée par les acteurs eux-mêmes est au cœur de projets en ligne comme Open Street Map, outil de cartographie ouvert et collaboratif, Open Food Facts, où tous partagent des informations sur la qualité des denrées alimentaires, ou Safecast, outil de cartographie contributive de la radioactivité, lancé au Japon après l’accident nucléaire de Fukushima pour fournir une mesure indépendante. V. P. :

L’enjeu des années à venir serait donc plus que jamais la réappropriation par les citoyens eux-mêmes des outils numériques à des fins de solidarité… Mais est-ce vraiment possible ? Qu’en est-il, par exemple, du projet Smart Citizen, qui est né à Barcelone avant d’essaimer dans d’autres villes européennes ? La première idée de Smart Citizen est de permettre à chaque habitant qui le désire de participer lui-même à la production d’informations sur la qualité de l’air de la ville où il réside. Chacun peut installer à son domicile un capteur dont les données vont servir à produire une information partagée sur la pollution atmosphérique, à petite échelle, donc complémentaire des dispositifs officiels. La difficulté, sur laquelle l’initiative a buté, réside dans la production en série de capteurs individuels à un prix abordable. Par ailleurs, il faut mobiliser les habitants autour de l’ambition de devenir eux-mêmes V. P. :

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les acteurs de leur « ville connectée » plutôt que de se contenter d’être des consommateurs de services de la ville, publics ou privés. C’est pourquoi, à Barcelone ou à Amsterdam, Smart Citizen a été intégré comme une brique à un projet plus vaste : Decode. Son objectif est de penser et de créer les conditions d’une smart city contributive, dont les citoyens seraient les premiers producteurs de données, sur la pollution, le trafic ou les activités des espaces publics, notamment grâce à des services de l’ordre d’une économie authentiquement collaborative (partage de places de parking, d’énergie, etc.) appuyée sur des infrastructures décentralisées. N’est-ce pas une petite révolution par rapport à la façon dont ces smart cities ont été conçues jusqu’à maintenant ? V. P. : Ce terme de smart city ne me plaît guère, car il recouvre

des vérités disparates. Historiquement, sa première concrétisation, loin d’avoir disparu, correspond à une conception « descendante » de la ville à l’heure numérique. Il s’agit de cités créées ex nihilo par de grands conglomérats industriels, associés à des responsables politiques, comme New Songdo en Corée du Sud. Le Rio de Janeiro du futur, imaginé par IBM à l’occasion des Jeux Olympiques de 2016, est une caricature de cette ville panoptique, hyper centralisée, pensée pour les habitants sans qu’ils aient leur mot à dire. La deuxième réalité de la ville connectée, c’est celle des Uber et des Airbnb, de toutes ces applications qui reconfigurent nos vies urbaines depuis nos smartphones. Les acteurs publics n’ont, a priori, que peu de place dans son modèle économiquement très libéral, qui interroge les modalités, voire la pérennité, de nos systèmes de régulation et de redistribution sociales. Enfin, la troisième approche de la ville connectée est celle de Decode et de Smart Citizen : une fabrique de la cité passant par des collectifs de citoyens pour partie auto-organisés. La municipalité et les acteurs privés coproduisent aussi cette ville, mais sans décider et agir en lieu et place des habitants. Je pense aux laboratoires citoyens madrilènes1 ou, en Italie, à la charte des biens communs de Bologne qui a permis de mener des actions de proximité autour de questions aussi différentes que l’accompagnement des personnes âgées ou le développement d’une écologie urbaine, etc. Ce dernier modèle est clairement le plus solidaire. Mais attention : « la » ville du futur n’existe pas. Toutes les villes connectées, qu’on les appelle smart cities ou non, seront différentes, plurielles, agençant à leur façon des pièces de chacune de ces approches et bien d’autres éléments imprévus. Beaucoup ont cru que ce que l’on a appelé l’économie collaborative pourrait contribuer à construire une société plus juste, plus partageuse… Pourquoi ce sentiment d’un échec ? V. P. : D’abord, parce que ce sont des sociétés comme Airbnb

et Uber qui sont devenues le symbole de cette économie collaborative, plus que des plateformes de crowdfunding 95


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comme Kickstarter, d’échanges non marchands comme Couchsurfing, ou que les fablabs, espaces ouverts de fabrication. Or Airbnb ou Uber, tout comme les réseaux sociaux, créent certes une vraie valeur d’usage, mais ne redistribuent que très partiellement la valeur d’échange : les commissions qu’ils prélèvent sont élevées et lorsque main-d’œuvre il y a, celle-ci est en situation de grande précarité, sans compter les impacts négatifs pour le territoire, comme la hausse du prix de l’immobilier en zone touristique. Ce que l’on appelle le « coopérativisme de plateforme », qui propose un partage de la propriété des plateformes sur le modèle des coopératives, comme ATX Coop Taxi, coopérative de chauffeurs de taxis à Austin aux États-Unis, est l’une des alternatives possibles. Plus généralement, le terme « collaboratif » cache la réalité de l’immense majorité des services « tech », qui se focalisent sur l’individu. C’est l’individu qui gère en solo sa santé, ses transports, ses consommations ; c’est l’individu qui devient tout seul plus mobile et plus autonome grâce au numérique… La dimension collective de notre quotidien est systématiquement effacée, alors même que ces outils peuvent réellement participer à outiller des dynamiques de contribution de tous les citoyens. Comment la réintégrer dans cet univers du numérique ? On parle de civic tech ou de social tech, de solutions technologiques conçues pour nous aider à participer, voire à devenir des acteurs de notre vie sociale et politique. Avec certains collègues, nous avons forgé également le terme de transition tech pour désigner la démarche de jeunes entrepreneurs qui conçoivent des outils pour aider les individus à changer leurs comportements et rendre leurs pratiques plus durables, pour participer à la transition écologique. Cette fraîcheur fait du bien. Mais pour durer, ces initiatives gagneraient à se confronter à l’économie sociale et solidaire et aux acteurs de la protection de l’environnement, aux associations, aux fondations et aux coopératives qui, depuis des années, agissent sur les terrains qu’ils veulent transformer. J’aimerais que ces deux mondes se marient. V. P. :

Ce que l’on appelle l’empowerment, c’est-à-dire l’émancipation des individus, mais aussi des collectifs, via les outils du numérique passerait par ce chemin ? Ce beau mot d’empowerment, quasi impossible à traduire en français, est historiquement lié à des engagements collectifs du début des années 1970, au mouvement d’éducation populaire de Paulo Freire au Brésil, au féminisme américain, ou encore à l’action des travailleurs sociaux dans V. P. :

les ghettos noirs de Chicago. L’émancipation de l’individu y était indissociable de l’émancipation collective. C’est cet état d’esprit collectif plutôt qu’individualiste qu’il serait passionnant que les acteurs du numérique réinventent, sans la naïveté de croire qu’il suffit d’une application plus maline pour rendre le citoyen actif ou responsable. Les communs seraient-il l’un des moyens de retrouver ce sens collectif ? Les communs, ce sont des communautés qui s’organisent et créent leur propre mode de gouvernance pour gérer une ressource partagée. Celle-ci peut être de la connaissance, de l’énergie, une forêt, une zone de pêche, des habitats partagés via des organismes fonciers solidaires, etc. Le numérique peut y jouer un rôle structurant, par exemple pour le logiciel libre, les bases de connaissance en ligne, des sites coproduits par les citoyens tels Wikipédia ou Open Street Map, qui sont autant de communs de la connaissance. Dans d’autres cas, le numérique permet simplement à la communauté de communiquer de façon déterritorialisée, d’échanger et de construire une gouvernance plus horizontale. Les communautés de communs participent de l’innovation sociale, au sens où elles offrent des solutions venant des citoyens à des problématiques que le marché ou les acteurs publics ont du mal à résoudre. Toutes n’ont pas une finalité solidaire ou écologique, mais la plupart de ces communautés poursuivent des finalités d’intérêt général. Par ailleurs, les règles de gouvernance des communs produisent bien plus d’échanges, donc de lien social, que des formats d’organisation plus classiques. Il en faut du temps et du dialogue pour inventer des gouvernances horizontales ! V. P. :

Que faudrait-il, au final, pour que les nouvelles technologies puissent demain, plus facilement qu’aujourd’hui, servir des objectifs de solidarité ? V. P. : Mobiliser

le numérique sur des logiques de solidarité suppose d’abord d’en finir avec la pensée magique du numérique. On parle beaucoup de privacy by design, c’est-à-dire de la capacité à concevoir dès l’amont des outils permettant à chacun de protéger ses propres données. Je défends quant à moi l’idée d’une solidarity by design. Cela veut dire que, dès la conception d’un outil, il faut embarquer les utilisateurs sur des finalités d’intérêt collectif, afin qu’ils soient coproducteurs d’une technologie qui réponde à leurs besoins et désirs. Propos recueillis par Ariel Kyrou

1. Voir notre reportage à Madrid, « Les laboratoires d’une ville plus solidaire », page 62. 96

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EN DÉBAT

Quand les patients se mêlent de leur santé… Le mouvement pour la reconnaissance du savoir des patients, de la légitimité de la parole des malades et de la considération de leurs besoins en tant que personnes, peut-il contribuer à mieux soigner ? Sous un autre regard, cette tendance participe-t-elle d’une solidarité plus forte entre tous les acteurs du soin, voire d’une démocratisation d’un système de santé, soumis traditionnellement en France à une double autorité, celle des médecins et celle de l’État ? Enfin, jusqu’où peut-on demander aux patients d’être acteurs de leur propre santé sans remettre en cause l’expertise du médecin et l’éthique ?

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Depuis deux ans, Olivia Gross1, docteure en santé publique, mène avec le Laboratoire Éducations et Pratiques de Santé (LEPS) une expérimentation à la faculté de médecine générale de Bobigny : des patients donnent des cours aux futurs médecins. Ces patients-enseignants sont tous engagés dans une association de malades, ce qui leur permet de s’appuyer sur une vision collégiale et pas seulement sur leur vécu personnel. Ils enseignent la qualité des soins tels que les patients la perçoivent. Ils sensibilisent les futurs médecins sur la pertinence des « savoirs patients », sur les droits des patients et sur l’efficacité résultant d’une meilleure collaboration entre médecins et malades. Plus étonnant : ils participent à l’évaluation des internes au même titre que les autres professeurs. Cette petite révolution pédagogique est l’un des multiples témoignages de changements à l’œuvre à la fois dans notre vision du soin et dans notre système de santé. Si rendre les patients davantage acteurs de leur propre santé est en effet une revendication des malades, elle devient peut-être aussi une nécessité économique, étant donné le déficit persistant de l’Assurance maladie, aggravé par le poids croissant des maladies chroniques et du vieillissement de la population. La mise à contribution des patients et des aidants est-elle la solution ? Jusqu’où effacer les frontières entre malades et soignants, entre le soin et la nécessité de prendre soin ? Peuton construire un écosystème de la santé plus adapté à notre temps, en réinventant la dimension solidaire du modèle français plutôt qu’en la rognant ? LES MALADES CHRONIQUES À LA SOURCE DU CHANGEMENT En France, plus de 15 millions de personnes vivent avec une maladie chronique (maladie cardio-vasculaire, insuffisance respiratoire, diabète, etc.) avec de grandes disparités en termes de personnes concernées : 3,5 millions de diabétiques, 170 000 personnes atteintes du sida, etc. En outre, le vieillissement de la population et l’allongement de l’espérance de vie augmentent les besoins de prise en charge médicale. Si l’on ajoute les aidants, qui sont la plupart du temps parents, enfants ou conjoints des malades et qui seraient entre 8 et 11 millions selon les études, plus d’un tiers de la population française se trouve confrontée quotidiennement à des problèmes de santé et aux changements de mode de vie qui les accompagnent… Paradoxalement, « nous vivons collectivement dans un déni de la maladie, du vieillissement et de la mort », observe le docteur François Blot, chef de service de réanimation à l’Institut Gustave Roussy. Et nous attendons sans doute trop de la médecine… Elle a certes contribué à améliorer les conditions de vie des malades chroniques, en capacité de travailler, de réfléchir, d’avoir une vie affective, etc., mais ils restent happés, affaiblis, voire handicapés par ce mal permanent et plus ou moins intense. Ce long compagnonVISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

nage a transformé de nombreux malades en experts de leur pathologie au quotidien, des « vivrologues », comme le formule Frédéric Lert, membre de l’association Aides et président de [Im]patients, Chroniques & Associés (ICA), un collectif d’associations de malades chroniques. VERS UNE RECONNAISSANCE DE L’EXPERTISE DES PATIENTS En effet, dans le cas des maladies chroniques, rares ou peu reconnues, les patients ne se contentent pas de se documenter sur Doctissimo ou via les innombrables tutoriels vidéo de YouTube, ils produisent de nouveaux savoirs qui nourrissent l’expertise médicale : identification des effets secondaires, aspects pratiques que seuls les malades peuvent connaître, etc. « J’ai mis des années à construire une connaissance de ma maladie, de mon corps, et à nouer une relation de confiance avec les médecins, une collaboration entre leur expérience médicale et mon expérience de malade », rapporte ainsi Carole Robert, présidente de l’association Fibromyalgie France et secrétaire générale d’ICA. Reconnaître cette expertise suppose bien sûr d’encourager et d’utiliser l’évaluation des soins par les patients euxmêmes. Mais l’expérience de la faculté de Bobigny va bien au-delà : en créant un statut de patients-enseignants, c’est l’ensemble de l’écosystème de la santé et le rapport de toute notre société à la maladie qu’elle interroge. Lors d’une mise en situation, raconte Olivia Gross, « alors qu’un patient allait probablement mourir, l’équipe médicale décide de ne rien lui dire, n’étant pas certaine de son diagnostic. Il est alors demandé à l’étudiant si ses proches ont été prévenus, il répond par la négative, le patient ayant coupé tout lien avec eux ». Le patientenseignant lui a fait comprendre la conséquence de ce nondit sur la vie même du malade et son rapport à ses proches : « S’il avait su, il aurait peut-être voulu se réconcilier avec sa famille, avec laquelle il était en froid. » Le docteur François Blot confirme avoir vécu une situation similaire. Devant le silence d’un oncologue, il a pris l’initiative d’annoncer sa mort imminente à un patient, ce dernier s’est réconcilié l’après-midi même avec un fils à qui il ne parlait plus depuis dix ans... Ainsi, il importe de replacer la question du diagnostic au cœur de la société et des liens que nous tissons les uns avec les autres. L’association Cancer Contribution, créée par l’avocate Giovanna Marsico avant qu’elle ne devienne déléguée au Service public d’information en santé, réinscrit elle aussi la maladie, le risque de maladie et le soin au cœur de notre vivre-ensemble : « Les personnes atteintes de cancer ont tendance à se regrouper par type de cancer : cancer du sein, leucémie, etc. Il me semblait important de voir l’expérience du cancer sur le plan sociétal, car il engendre une rupture de mode de vie qui touche le malade, ses proches, son travail. Le site Internet que j’ai initié rassemble ainsi des acteurs de la cancérologie, 99


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des (anciens) patients, des témoins privilégiés, des décideurs politiques, des entrepreneurs ou encore des membres de la société civile, afin de mieux identifier les besoins et de coconstruire des services plus adaptés », explique-t-elle. LA « COCONSTRUCTION » DES PARCOURS DE SOINS AVEC LES PATIENTS Au contraire d’une certaine tradition française laissant le médecin décider à la place du patient, voire de la « décision informée » américaine qui décharge les soignants de toute responsabilité, la « décision partagée » donne aux patients la possibilité de choisir entre plusieurs traitements, tout en étant éclairés et accompagnés par l’équipe médicale qui conserve sa part de responsabilité, explique le docteur François Blot. Ce processus de construction commune des parcours de soins suppose de confronter plusieurs expertises médicales, de traduire dans un langage compréhensible les avantages et inconvénients de tel ou tel traitement, de les mettre en regard de la croyance, des valeurs et du mode de vie du patient, et enfin de s’adapter dans la mesure du possible à son rythme. L’une de ses patientes atteintes d’un cancer de la thyroïde, raconte-t-il, refusait de façon catégorique de subir une trachéotomie, mais au bout de plusieurs hospitalisations d’urgence en raison d’insuffisance respiratoire, elle a fini par l’accepter, et à assumer cette décision contraire à son a priori de départ. « Il faut dire et redire les choses, et les faire dire par plusieurs personnes : médecins, infirmiers, psychologues, etc., explique François Blot, car les parcours de soins non “coconstruits” conduisent la plupart du temps à une non-observance ou à un changement de traitement à l’initiative du patient. » Dans le cas des maladies chroniques, la « coconstruction » et l’accompagnement des malades dans les parcours de soins tendent à se développer, dans le cadre ou en complément de l’éducation thérapeutique telle que la pratiquent en particulier des hôpitaux. L’idée est d’aider le patient à vivre avec sa maladie, de trouver des compromis entre soin et bien-être, de former les personnes à prendre soin d’elles, à s’écouter, etc. L’éducation thérapeutique contribue à une meilleure qualité de vie pour les malades lorsqu’elle devient une culture partagée par l’ensemble du personnel soignant, ce qui reste plutôt rare2. Ainsi, certaines associations de patients se sentent encore insuffisamment impliquées : « Ce sont les soignants qui s’en occupent, quelques patients interviennent, mais en général ils n’ont que leur expérience personnelle à transmettre, argumente Frédéric Lert. Un patient engagé dans une association de patients apporterait, lui, l’expertise cumulée de tous ses membres. » Florence Leduc, présidente de l’Association française des aidants, ajoute que l’éducation thérapeutique ne devrait pas se résumer à expliquer aux proches et aux malades comment faire techniquement tel ou tel soin, « c’est aussi d’un accompagnement non médical dont patients et aidants ont besoin : 100

information sur les droits des patients et des aidants, travail sur le deuil de sa guérison, sur la limite de chacun, sur ce qui se joue dans la relation entre aidants et malades, entre malades et professionnels, etc. » Aussi, nous disent entre les lignes Frédéric Lert et Florence Leduc, il importe de veiller à ce que l’implication des malades dans leur parcours de soins ne soit pas un prétexte pour réduire la présence et le rôle des soignants. Ce n’est pas parce que l’association Aides organise, par exemple, des dépistages VIH auprès du public que les autorités sanitaires peuvent en faire l’économie. Afin de couvrir des manques, voire de réinventer notre rapport à la maladie, l’objectif est bien une collaboration entre une pluralité d’acteurs et non une substitution des uns par les autres. LA MOBILISATION DES ASSOCIATIONS DE PATIENTS « Inclure la perspective des patients dans tous les champs, de la prévention aux soins palliatifs, ne peut qu’améliorer la qualité du système de santé », avance Olivia Gross, rappelant ce « Rien pour nous sans nous » brandi à Denver en 1983 par les malades du sida. Depuis, la loi Kouchner de 2002 a instauré une représentation des usagers au sein des hôpitaux et des grandes institutions de santé : comités de patients, commissions des usagers, etc. Mais est-ce suffisant ? Les médecins ne pourraient-ils pas faire appel aux associations de patients comme une source de soutiens entre pairs, en particulier au moment de l’annonce du diagnostic où le patient reste trop souvent seul et démuni ? Autre piste défendue par Frédéric Lert : la prise en compte de l’évaluation des produits de soin par les associations de patients. Ne pourrait-elle pas rééquilibrer les rapports de force entre fabricants de solutions médicales et les services publics de santé ? Dernier exemple : le cas récent du Levothyrox, un médicament régulant les hormones, prescrit à plus de 3 millions de personnes en France. La nouvelle formule, fabriquée par le laboratoire Merck à la demande de l’Agence nationale de sécurité du médicament pour remplacer la précédente sans consultation préalable, aurait provoqué des effets secondaires chez de nombreux patients, qui se sont donc mobilisés. Une pétition à plus de 275 000 signatures a obtenu le retour de l’ancienne version, et la justice a décidé d’ouvrir une enquête préliminaire. Une telle situation aurait-elle été possible si les associations de patients avaient été impliquées en amont ? La mobilisation des associations ne s’arrête pas au domaine médical, elle se rapporte aussi aux questions sociales, comme le maintien dans l’emploi des malades chroniques, l’adaptation des conditions de travail, mais aussi la prise en compte du poids de la maladie sur les proches. Florence Leduc cite une étude de l’université Paris-Dauphine estimant à 11 milliards d’euros l’économie faite par l’État en raison de VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2


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l’implication des aidants, et ce sans reconnaissance. « Il faut sortir de l’assignation des proches en tant qu’aidants, il faut des professionnels pour soigner et des proches pour accompagner », dit-elle. Cela peut passer par la création de nouveaux métiers et par la professionnalisation d’anciens patients, à l’image des médiateurs de santé pairs, une expérimentation inédite fondée sur l’entraide entre usagers. Une vingtaine d’anciens malades psychiatriques ont ainsi été recrutés, afin d’apporter aux psychiatres un récit de la maladie, de casser les clichés sur ce que vivent les malades, et de porter un message d’espoir aux patients, en montrant qu’il est possible de s’en sortir. Une formation de licence professionnelle en médiateur de santé pair est en cours de lancement à l’université Paris 8. En s’affirmant comme une troisième autorité, les associations de patients et d’aidants contribuent à faire entrer la société civile dans le système de santé, l’intimant à être plus inclusif, voire à se remettre en question. « Les associations de patients sont des contre-pouvoirs “sachants” qui, à ce titre, participent à la régulation démocratique, mais aussi à l’invention de nouvelles formes de solidarité », analyse la philosophe Cynthia Fleury. Chaque acteur doit bien sûr rester à sa place. Mais l’action des associations de patients est d’autant plus cruciale qu’elle rappelle que les malades sont des citoyens comme les autres, et qu’à ce titre, la collectivité doit se donner les moyens de les maintenir en son sein au lieu de les mettre à l’écart en attendant un hypothétique retour à la normale. LE PATIENT EST UN CITOYEN COMME LES AUTRES « On ne guérit pas seul, isolé de ses proches et hors de la société », clame Salvatore Iaconesi, un artiste italien diagnostiqué avec une tumeur au cerveau, qui a publié ses données médicales sur Internet, invitant les internautes à « hacker » son cancer afin de dénoncer la « fermeture » de l’univers hospitalier. « L’hospitalisation doit être vécue comme une parenthèse la moins coupante possible du reste du monde. La restriction des heures de visites, la non-considération des besoins d’intimité, le fait de faire revêtir une blouse aux visiteurs, la façon d’habiller les malades, tout ce qui met à distance de soi et des autres et qui place les soignants dans une zone de pouvoir doit être réduit à son minimum », observe le docteur François Blot. « La maladie n’est pas qu’un problème lié à un dysfonctionnement organique, elle touche la vie, l’identité même du sujet. Le soin, c’est ce que nous fabriquons tous ensemble, via le cercle des aidants, les gens que nous côtoyons, mais aussi tous nos savoirs, venant de toutes sortes d’activités et de disciplines. Le soin tel que je le conçois s’apparente à un bien commun », renchérit la philosophe Cynthia Fleury.

1. Olivia Gross, L’engagement des patients au service du système de santé, Doin, Paris, 2017. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

Afin de marquer cet élargissement de la notion de soin, soulignée par la philosophe, le docteur François Blot, la responsable publique Giovanna Marsico ou encore le représentant des patients Frédéric Lert proposent tous trois d’employer le terme de « santé » en lieu et place de « soin » (parcours de santé, démocratie en santé, décision de santé partagée, etc.). Ils plaident ainsi pour une poursuite de la citoyenneté tout au long de la confrontation avec la maladie, et pour que la société considère la maladie non comme une anomalie, mais comme une réalité dont tous doivent tenir compte en permanence. La maladie ne concerne, en effet, ni uniquement le médecin ni uniquement le malade, mais aussi, à des degrés divers bien sûr, les proches, les entreprises et, par extension, l’ensemble de la collectivité. Souvent vécue avec inquiétude par les soignants, cette intrusion de la société civile dans le domaine de la santé pourrait pourtant apporter une aide précieuse face au développement des maladies dégénératives, chroniques, et à présent des polypathologies chroniques, un phénomène croissant. « Nous basculons de plus en plus dans une médicalisation permanente », analyse le docteur François Blot, et il va dès lors devenir de plus en plus essentiel de désengorger les hôpitaux et d’améliorer la coordination des soins à domicile et à distance, ce qui impliquera de mieux partager les données entre le médecin de ville, les hôpitaux, les entreprises de santé, l’Assurance maladie, les associations de patients, etc., sans oublier le malade lui-même, premier concerné par ses propres données. Dans un système où la chronicité de certaines maladies touche une part croissante de la population, il importe d’accompagner le patient et ses proches dans la préservation de la qualité de vie. Le défi est d’organiser le système de santé afin qu’il soit à même d’assurer des parcours d’accompagnement sur la durée, qui associent l’ensemble des acteurs. Il faut accepter qu’ils puissent être différents selon les malades et leurs ressources familiales, psychiques, etc. Comment placer le patient au centre de son propre parcours alors que celui-ci reste trop souvent structuré en silos ? De quelle façon y intégrer les multiples acteurs ? Et lequel d’entre eux, médecin généraliste, praticien hospitalier ou association de patients, est-il le plus légitime pour interpréter les besoins et leur coordination, selon la nature et la singularité de la pathologie ? Enfin, est-il possible d’effectuer ce renversement de paradigme, qui met le patient au cœur des décisions quotidiennes liées à sa santé, dans un système de soin quant à lui toujours financé via la tarification à l’acte ? Chrystèle Bazin

2. Voir dans solidarum.org la vidéo « L’éducation thérapeutique à l’Hôpital Cognacq-Jay ». 101


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Le vent nouveau de la philanthropie Jamais ce vaste territoire du don des particuliers mais aussi des entreprises, fort de nombreuses associations et fondations aux statuts très différents, n’a été aussi dynamique qu’aujourd’hui. Est-ce une nouvelle philanthropie qui naît, à la faveur du numérique, mais aussi parfois du désengagement des États ? Au-delà des effets de mode, le phénomène est-il si neuf ? Ne réinvente-t-il pas des formes classiques du type mécénat d’entreprise ? Petit rappel de ce qu’est la philanthropie, et bref tour d’horizon des nombreux enjeux du grand regain d’intérêt dont elle bénéficie.

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Créée en septembre 2016, et déjà en partenariat avec la Fnac, l’association Un Rien c’est Tout invite chaque internaute à ajouter un euro à tout achat en ligne, pour l’environnement, la lutte contre l’exclusion, la protection de l’enfance ou la recherche médicale. Soit, selon sa promesse, « la générosité en un clic ». Donner ou soutenir une cause devient sur Internet un acte simple, fréquent et partagé. Ce type de démarche liée au e-commerce ou, sur un autre registre, aux plateformes de crowdfunding (financement participatif ) profite des réseaux sociaux, mais aussi du big data et de la multiplication des outils numériques pour initier une nouvelle forme de philanthropie. Elle fait tout autant appel à la spontanéité qu’à l’exigence de savoir où va précisément chaque euro donné, et avec quelle efficacité. Permettre aux porteurs de projets de bénéficier rapidement d’une générosité dite embarquée, c’est aussi l’idée de départ de Microdon, qui offre depuis 2013 au grand public et aux entreprises des leviers solidaires au profit d’une association, via l’arrondi en caisse ou sur salaire, c’està-dire grâce à un don minimal, « indolore », lors d’actes de la vie quotidienne. Toutes ces pratiques récentes, connectées dans les faits ou dans notre imaginaire aux usages collaboratifs du nouveau monde numérique, s’adressent d’abord aux jeunes générations. Mais font-elles pour autant de ces donateurs des philanthropes ? Bénéficient-elles au secteur de la philanthropie dans sa globalité ? Et avec quelles limites ? DES LIENS ENTRE PHILANTHROPIE ET CAPITALISME Quand Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, annonce en décembre 2015 le transfert progressif de toutes ses actions à la fondation qu’il vient de créer à l’occasion de la naissance de sa fille pour promouvoir l’égalité entre les enfants, il est volontiers comparé aux grands philanthropes de l’histoire récente, tels Bill Gates ou Warren Buffett. Ces milliardaires américains ont fait don d’une grande partie de leur fortune à des initiatives caritatives au profit de l’éducation et de la santé. Mais lorsque la fondation du premier réseau social de la planète se révèle être une Limited Liability Company (LLC) – statut hybride entre fondation et entreprise – permettant de bénéficier d’avantages fiscaux et de continuer à faire des profits, la question se pose de la légitimité et du devoir de ces richissimes mécènes qui s’emparent de la redistribution sociale et mettent la philanthropie à leur service. Historiquement, et au risque d’une contradiction d’intérêt, les fondations américaines dont l’objectif affiché est philanthropique ont toujours été aussi des outils de capitalisation. « La philanthropie, littéralement “qui aime l’homme”, c’est l’abandon volontaire, irrévocable et désintéressé de ses ressources à une cause d’intérêt général choisie par le donateur », rappelle Joseph Le Marchand, conseiller en philanthropie. De fait, partout dans le monde, la philanthropie entretient des liens étroits de dépendance avec le capitalisme et ses instruments. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

Pour exister, elle a besoin des richesses engrangées par les donateurs. Mais inversement, le capitalisme lui-même a besoin de leur générosité pour assurer son équilibre social, en particulier outre-Atlantique. EN FRANCE, UNE HISTOIRE QUI DURE DEPUIS DES SIÈCLES En comparaison du monde anglo-saxon, le poids et l’influence des grands donateurs restent modestes en France. La culture du don y est fragile, car trop attachée dans nos esprits aux collectes dans la rue ou sur Internet. Pourtant, la philanthropie française a une très longue histoire. La plus vieille fondation encore en activité, les Orphelins de Blérancourt, date du XVIIe siècle. De la fin du XIXe siècle jusqu’à l’entre-deuxguerres, dans un contexte de bouleversement social lié à l’industrialisation et à l’urbanisation, la philanthropie connaît un essor avec l’apparition de grandes fortunes tirées de l’entrepreneuriat qui soutiennent des projets sociaux. Les familles du grand commerce parisien, tels les Boucicaut, fondateurs du Bon Marché, furent les mécènes des premiers grands hôpitaux modernes au tournant du XXe siècle. Les Cognacq-Jay, à l’origine de la Samaritaine, fondèrent quant à eux en 1922 la première maternité en chambres. De telles démarches, sur de grands équipements relevant de besoins essentiels comme la santé, ont quasiment disparu aujourd’hui au profit d’une gestion par la puissance publique. En effet, la mise en place, dans la seconde moitié du XXe siècle, d’un État providence financé par les cotisations et par l’impôt, signe en théorie l’arrêt des besoins philanthropiques pour des pans entiers d’activités, notamment dans la santé, l’éducation et la culture. À l’initiative d’André Malraux, la philanthropie réapparaît néanmoins à la fin des années 1960 avec la création de la Fondation de France, qui a pour vocation de collecter auprès du grand public des dons et legs à destination de causes d’intérêt général. Reconnue d’utilité publique, elle peut aussi recevoir des financements des collectivités et institutions de l’État. Les années qui suivent voient naître et se développer le mécénat d’entreprise, au-delà des classiques œuvres sociales des grandes sociétés. Essentiellement culturel dans un premier temps, il sert à renforcer le prestige de l’entreprise, sa réputation et son image de marque. Dans les années 1980 et 1990, le secteur professionnel de la philanthropie se structure. Apparaissent de nouveaux outils de collecte auprès du grand public, pour répondre de façon urgente aux grandes crises humanitaires. En 1989, suite au scandale financier impliquant l’Association pour la recherche sur le cancer (ARC), les principales organisations collectrices créent le Comité de la Charte du Don en confiance. Deux ans plus tard, les professionnels de la collecte de fonds se regroupent au sein de l’Association française des fundraisers (AFF) pour mettre en place des règles communes d’éthique et fournir 105


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plus de transparence aux donateurs. Le Centre français des fonds et fondations (CFF), qui réunit les principaux véhicules de la philanthropie, voit le jour en 2002. Créée dix ans plus tard et inspirée par les family foundations américaines, l’association Un Esprit de Famille représente désormais les initiatives familiales dans le secteur de la générosité privée. LA PHILANTHROPIE SE DÉVELOPPE AUJOURD’HUI COMME JAMAIS Aujourd’hui, dans un contexte de baisse des budgets publics, la philanthropie se développe partout dans le monde, et la France suit la tendance. La puissance publique n’ayant plus le monopole de l’intérêt général, entreprises et particuliers ont leur rôle à jouer. Malgré la crise économique qui restreint la générosité des Français, un cadre juridique complexe (il existe huit statuts différents encadrant les fondations et les fonds de dotation) et un encadrement rigoureux par la puissance publique, de plus en plus d’organismes, de fondations, ou même d’organisations publiques font appel aux dons dans tous les secteurs. Les chiffres fournis par l’Observatoire de la Fondation de France, piloté par Laurence de Nervaux, font état de plus de 4 500 fondations et fonds de dotation recensés au 31 décembre 2016, dont la moitié n’existait pas en 2000. La dernière étude, datant de 2014, indique que l’ensemble des fondations disposerait de 22 milliards d’euros d’actifs, pour 7,5 milliards de montants alloués. L’emploi, essentiellement concentré dans les fondations dites opératrices, gérant les établissements, représenterait 84 000 salariés. Le volume des dons des particuliers était de 4,5 milliards d’euros en 2015, pour un don moyen de 463 euros par foyer fiscal. Il ne cesse de croître : ceux qui en ont les moyens donnent plus ; et le nombre de projets auxquels les fondations redistribuent ces dons est en très nette augmentation. Tous les indicateurs montrent qu’il y a actuellement, en France, un regain de générosité, qui profite surtout aux associations et aux fondations les plus connues. Mais, qui donne, et par quel biais ? DE NOUVEAUX DONATEURS PLUS JEUNES ET AUX PROFILS MULTIPLES « Le donateur français moyen, aujourd’hui, a plus de 60 ans, est relativement aisé, a fait de longues études et vit en région parisienne », constate Arthur Gautier, directeur exécutif de la Chaire Philanthropie à l’Essec. Pour les associations comme pour les fondations, l’enjeu est désormais de rajeunir ce pool de donateurs, qui utilise encore les canaux traditionnels de collecte (mass marketing, e-mailing ou courrier). L’étude de Recherches & Solidarités, titrée « La générosité des Français » et datée de novembre 20161, montre certes que les 106

sommes données par les plus jeunes sont globalement inférieures à celles qu’offrent les populations plus âgées, mais elle dévoile aussi qu’au regard de leur niveau de revenus inférieur et à la mesure du rapport entre ce qu’ils gagnent et ce qu’ils donnent en retour, l’effort de générosité des moins de 30 ans est comparable à celui des plus de 70 ans. Sauf que les jeunes donateurs, plus faciles à fidéliser et d’une certaine façon plus « rentables » sur le long terme, sont déjà sollicités par des associations de toutes tailles via le crowdfunding, le don par SMS ou les campagnes sur les réseaux sociaux. Depuis l’apparition, dans les années 1990, du street fundraising à la sortie du métro ou de lieux de spectacle, des systèmes de collecte de toutes sortes se sont multipliés de façon frénétique. Certains, comme Joseph Le Marchand, reprochent à ce type de collecte son absence de véritable projet et des modes d’affectation du fonds plutôt floues. « La plupart des donateurs en marketing direct laissent libre utilisation de leur don à la structure bénéficiaire, relève-t-il. Même si ce sont les mêmes ressorts qui sont utilisés, la philanthropie telle que je la défends ne recouvre pas ces formes d’engagements plus ponctuels, plus passionnels et moins structurés. » Devrait-on dès lors ne considérer comme philanthropes que ceux pour lesquels le don est un moyen d’atteindre une fin, avec un investissement conséquent en argent et en temps ? DES FONDATIONS DISTRIBUTRICES AUX FONDS DE DOTATION : LA PHILANTHROPIE ÉVOLUE De fait, les leviers mis à la disposition des donateurs ont bien évolué. Aujourd’hui, en apportant un capital limité, on peut créer tout seul, en deux mois, une fondation dite distributrice, qui permet une grande souplesse et un rayonnement potentiel assez large sur un sujet. Sans salariés ni tâches administratives si elle est abritée par une fondation mère (comme la Fondation de France, qui impose une mise minimale de 200 000 euros), cette fondation de pur flux n’a pas, contrairement à la fondation traditionnelle, vocation à être pérenne. Elle dépense tout ce qu’elle apporte, au fur et à mesure, dans un ou plusieurs projets. Elle bénéficie d’avantages fiscaux des plus conséquents : déduction de 66 % des dons pour l’impôt sur le revenu et de 75 % sur l’ISF. Elle peut même recevoir des legs. Et la tendance se confirme : de plus en plus de particuliers et d’entreprises créent leur propre fondation plutôt que d’apporter leur soutien à des fondations déjà existantes, notamment celles des grandes familles industrielles ou autres, qui, de génération en génération, transmettaient à la fois un patrimoine et une tradition d’engagement social et philanthropique. Autre évolution notable dans le monde de la philanthropie : la création de fonds de dotation est une pratique de plus en plus courante. Gérés par des financiers, ils bénéficient du régime fiscal du mécénat. L’argent reçu peut être, par exemple, investi en Bourse, et seuls les gains du placement utilisés pour souVISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2


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tenir des projets. Dans ce cas, le système s’autoalimente, permettant de disposer a priori d’un fonds de roulement pour les dons. Les missions de tels fonds sont très diversifiées. Elles se rapportent, par exemple, à l’amélioration de la qualité de vie de l’enfant malade pour le fonds de dotation nantais Victoire, ou au soutien à la culture et à la préservation du patrimoine pour celui créé en 2015 par la Mairie de Paris, afin d’attirer les mécènes de la ville. Mais faire fructifier son capital dans les placements les plus rentables pour redistribuer les revenus à des causes philanthropiques pose au mécène le problème de sa responsabilité : qu’est-ce que son argent sert vraiment à financer dans la sphère de l’investissement boursier ? C’est la question que se sont posée les étudiants des universités américaines à l’origine de la campagne Divest-Invest. Ce mouvement, qui appelle au désinvestissement du capital placé dans des énergies sales ou néfastes pour le réinvestir dans des énergies propres ou des projets avec un impact social positif, est en train de gagner toute la sphère philanthropique. DES « PHILENTREPRENEURS » STRATÈGES La libéralisation du secteur va de pair avec l’apparition de nouveaux philanthropes, plus jeunes et communicants, issus de l’entrepreneuriat, très exigeants quant à la question de l’impact et de l’efficacité de leurs dons : des « philentrepreneurs », pour beaucoup venus de la nouvelle économie et que la Fondation de France préfère appeler entrepreneurs solidaires. Ce qui les motive, c’est la résolution durable d’un « dysfonctionnement systémique », de la façon la plus efficace possible. Cela passe d’abord par un diagnostic, de l’expertise à tous les niveaux, un état des lieux avant la conception d’un mode opératoire. Chaque projet est présélectionné selon des critères précis : utilité et adéquation par rapport à des besoins mal couverts ; faisabilité ; modèle économique ; pérennité ; rôle des bénéficiaires ; inscription dans l’environnement ; potentialités d’essaimage ; diversité des acteurs concernés, etc. Pour optimiser au maximum l’impact de leur action, les philanthropes et les fondations engagés dans des projets similaires n’hésitent plus à se rapprocher les uns des autres, dans une démarche de « co-instruction » et de cofinancement. Celle-ci offre au porteur de projet plus de budget et un gain de temps considérable dans le montage de son dossier. La stratégie avant tout. LA QUESTION-CLÉ DE L’IMPACT RÉEL DES PROJETS Quelques philentrepreneurs français se distinguent par leur goût marqué pour l’innovation et la prise de risque. Ainsi le pionnier du cloud Jérôme Lecat. Beaucoup, à l’instar du restaurateur Alain Cojean, s’impliquent fortement sur le terrain philanthropique. Mais les questions qui les obsèdent tous VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

concernent l’impact social sur les bénéficiaires : comment l’évaluer ? Est-ce que l’argent leur a bien été utile ? Qu’est-ce que les activités de l’association ou de la fondation ont changé dans la vie des gens impactés ? Pour obtenir des réponses à la fois qualitatives et quantitatives, les nouveaux financeurs et opérateurs de terrain utilisent pléthore de méthodes et d’approches. Certains conseillent sur place, ou associent les porteurs de projets et les bénéficiaires aux prises de décision. D’autres consacrent une partie des subventions attribuées pour financer un travail d’évaluation systématique par des consultants extérieurs. Présente dans onze pays, la Fondation Epic sélectionne elle-même les organisations sociales impactantes en analysant leur performance, et propose aux donateurs un suivi opérationnel et une mesure d’impact entièrement financés par son conseil d’administration. Cette recherche effrénée de la mesure parfaite de l’impact agace Arthur Gautier, dont la Chaire dépend pourtant de l’Essec : « Avant, les bonnes intentions suffisaient, remarque-t-il. Il faudrait trouver un juste milieu entre des formes d’évaluation, qui soient adaptées à l’échelle et à la nature des projets que l’on rentre sous l’étendard de la philanthropie ». Consolider et harmoniser la mesure de l’impact social reste encore, aujourd’hui, l’un des principaux défis de la philanthropie. LE BOUM ET LA DIVERSIFICATION DU MÉCÉNAT D’ENTREPRISE Si les philentrepreneurs sont des entrepreneurs qui appliquent un esprit de création d’entreprise à leur projet philanthropique, leur démarche demeure individuelle. Il faut la différencier du mécénat d’entreprise, ou corporate, qui cherche à articuler l’objet d’intérêt général inhérent à la philanthropie avec les enjeux stratégiques et financiers de l’entreprise. Il catalyse la générosité des acteurs de l’entreprise (salariés, clients, actionnaires, fournisseurs) par des collectes de dons et permet de financer sans contrepartie directe des projets qui ne sont pas tout de suite rentables. Sous la pression de la réglementation, mais aussi de jeunes générations de collaborateurs, le mécénat d’entreprise a beaucoup progressé depuis les années 1990, époque où les médias décriaient des démarches peu sincères, proches du green washing. Il s’inscrit désormais dans la stratégie générale de l’entreprise, pour qui il est devenu sa première façon d’interagir avec son environnement proche et, plus largement, la société. En Angleterre, l’entreprise « double » le don des salariés en tant qu’individus concernés : le mécénat n’y est plus le seul fait de la Direction ; il fait écho aux motivations et aux savoir-faire de l’organisation. Ses outils : sensibilisation et implication des salariés à des causes par du bénévolat, du parrainage ou des actions solidaires sur le temps de travail ; consultation du personnel incité à proposer des projets qui seront ensuite financés par la fondation de l’entreprise ; ou encore développement du mécénat de compétence. 107


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Longtemps cantonné à des défis sportifs de charité, le mécénat d’entreprise profite désormais d’une palette de solutions embarquées dans les transactions de la vie quotidienne, comme le don de temps et l’arrondi sur salaire, au profit d’une association choisie par les salariés et leurs employeurs. « Un nouveau type de mécénat est en train de se développer », relève ainsi Pierre-Emmanuel Grange, le fondateur de Microdon, dont la plateforme accompagne l’engagement solidaire des entreprises. « C’est un mécénat participatif, qui attire un nouveau public : un tiers des donateurs chez nos partenaires sont des primo-donateurs. » Selon Admical, 14 % des entreprises françaises étaient mécènes en 2016, soit une hausse de 2 % par rapport à 2015. LA PRÉÉMINENCE DES CAUSES VALORISANTES Ce type de mécénat participe de la responsabilité sociétale d’entreprise (RSE), que la loi impose désormais. Mais l’obligation de vertu n’a pas que des effets bénéfiques pour les fundraisers : dans un secteur qui assiste à la multiplication des fondations d’entreprises, la concurrence est rude entre projets. La difficulté croissante à récolter des fonds se manifeste surtout dans la culture, de moins en moins soutenue au profit de certaines initiatives de solidarité plus valorisantes, voire médiatiques. « En philanthropie, on choisit son affectation », rappelle Joseph Le Marchand. « Les choix ne sont pas toujours rationnels ni forcément adaptés à la réalité des besoins. Certains publics sont plus aidés que d’autres, comme les enfants, car donner à des causes en leur faveur symbolise l’avenir et touche une corde sensible chez tous les donateurs. À l’inverse, les personnes âgées ou les maladies psychiques peinent à susciter l’émotion », observe-t-il. Puis viennent la santé et la recherche médicale, avec des budgets importants et des fondations opératrices, dont certaines, telle la Fondation Cognacq-Jay, gèrent directement plusieurs hôpitaux. En revanche, l’environnement stagne. Quant au pôle purement culturel, comme celui financé par le mécénat traditionnel du début des années 2000, il décroît légèrement : les mécènes s’avèrent aujourd’hui être moins intéressés par le patrimoine que par des projets culturels croisés, ayant une dimension sociale, éducative ou environnementale. La culture n’étant plus perçue par les entreprises que comme un facteur d’équilibre de la société, il devient presque plus facile de trouver des fonds pour la mise en audiodescription d’un film, projet soutenu par la Fondation Visio au Festival Premiers Plans d’Angers, que pour financer la création d’un spectacle à Avignon. À cette tendance s’ajoute le recentrage des financements sur des sujets de proximité, aux dépens de projets humanitaires

1. Cécile Bazin, Marie Duros et Jacques Malet, « La Générosité des 108

et internationaux, dont la capacité à mobiliser le grand public diminue. Les fondations territoriales rassemblent ainsi tous les acteurs d’un territoire, y compris les collectivités et les établissements publics, pour constituer leur gouvernance. Elles mobilisent des ressources locales, d’entreprises et de donateurs, pour répondre aux besoins de ce territoire, tous sujets confondus. À l’image de La Torche de Résine, dont l’action se concentre sur la Guyane, ce sont des projets par la communauté pour la communauté. En revanche, souligne Laurence de Nervaux, « il ne faudrait pas que les déductions fiscales dont elles bénéficient prennent peu à peu, dans l’esprit de tous, la place de l’impôt local. Le risque est en effet que ces fondations territoriales se substituent aux collectivités pour certaines de leurs missions essentielles. » QUELS MODÈLES POUR DEMAIN ? Le pouvoir des grandes fondations, accusées de remettre en question l’efficacité des programmes publics tout en faisant la promotion d’initiatives privées, reste un éternel débat. D’aucuns jugent le choix des causes qu’elles soutiennent comme « non démocratique », car dépendant des seuls dirigeants et de l’engagement financier de leurs fondateurs, au contraire du fonctionnement des associations, en théorie plus « collégial ». Aux États-Unis, où, depuis 2016, la loi oblige les fondations américaines à dépenser 5 % au minimum de leur capital chaque année, certaines fondations bénéficient de dotations colossales. Celle de Bill et Melinda Gates a un budget annuel supérieur à celui de l’OMS sur les questions de santé, et comparable à celui du ministère américain de l’éducation sur les enjeux pédagogiques. Aujourd’hui, la vision philanthropique de ces influents mécènes reste progressiste, mais demain ? Concentreront-ils leurs efforts sur quelques projets à fort impact pour changer la société selon leurs vœux ou voudrontils plutôt promouvoir une multitude de petits projets d’intérêt général à travers tout le territoire ? Continueront-ils à financer l’innovation sociale ? Et selon quelles méthodes ? Nées dans la Silicon Valley dans les années 1990, les pratiques de capital-risque et d’investissement à impact repoussent les frontières de la philanthropie, tout comme le crowdlending (financement participatif par le prêt en ligne), légal depuis 2014. Mais, pour attirer la générosité, jusqu’où le don est-il prêt à s’hybrider avec l’investissement ? Les enjeux de mesure d’impact, mais aussi ceux, plus subjectifs, de vertu et de démocratie, ne sont pas prêts de disparaître. Stéphane de Langenhagen

Français », 21e édition, Recherches & Solidarités, novembre 2016. VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2


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ÉLIGIBLES UNE NOUVELLE INÉDITE DE SYLVIE LAINÉ Sylvie Lainé est nouvelliste de science-fiction et professeure en sciences de l’information et de la communication. Elle a notamment publié cinq recueils de nouvelles : Le Miroir aux Éperluettes, Espaces insécables, Marouflages, L’Opéra de Shaya et, en 2016, une quasi-intégrale, toujours aux éditions ActuSF, Fidèle à ton pas balancé. Pour ses nouvelles, elle a obtenu deux fois le Grand Prix de l’Imaginaire, en 2007 et en 2015, quatre fois le Prix Rosny aîné, le Prix Bob Morane, le Prix du Lundi, le Prix Septième Continent et quelques autres…

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éa a vu passer l’annonce une première fois sur les réseaux sociaux, une annonce très sobre, sans photos. Il y est question d’animer une « communauté éligible », en gros il faut mettre des gens en contact, pour les rendre plus heureux – les aider à s’épanouir, et à s’entraider. Et puis l’annonce est repassée sur son fil sous diverses formes, relayée par l’un ou par l’autre, assortie de compléments ou de commentaires parfois farfelus, souvent intrigants. L’excitation autour du projet est montée. Qu’y avait-il à gagner ? Qui organisait ? Elle a vu s’afficher les hypothèses les plus folles, des fragments de témoignages très déconcertants – mais étaient-ils authentiques ? Elle a fini par décider de mener son enquête pour essayer de comprendre si c’était sérieux. Soit c’était une grosse blague, soit il se passait quelque chose de vraiment excitant, et dans ce cas elle voulait jouer aussi. Sans nom propre, sans commanditaire visible, sans marque ni produit, ça n’a pas été facile. Comme reconstituer un puzzle dont les deux cents pièces auraient été mélangées avec celles de trois autres boîtes. Si elle a bien réuni les morceaux qui vont ensemble, l’image finale qu’elle obtient est assez excitante. Mais le plus difficile, c’est évidemment d’en tracer le contour, et de distinguer le dedans du dehors… Elle a commencé sa recherche par des voies classiques, utilisant des moteurs de recherche pour retrouver des expressions-clés. La première a été « communauté éligible ». Puis elle a rassemblé tous les textes obtenus dans un corpus, et mis en œuvre quelques outils du big data pour voir comment s’organisaient les nuages de concepts, en demandant à ce que les mieux centrés et les plus cohérents soient réinjectés à leur tour en tant que questions – et recommencé l’itération. Si les annonces n’avaient pas eu de réel point commun, s’il s’était juste agi d’une vague idée dans l’air du temps que différentes personnes exprimaient en la réinterprétant, alors le processus n’aurait pas convergé, chaque étape aurait introduit de nouveaux termes, et rien ne se serait stabilisé. Mais la projection sur les axes le démontre : le nuage se stabilise dès la trentième itération. Elle a sous les yeux une carte stratégique potentiellement illimitée, mais dont le centre

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ne bouge plus – elle a introduit de la couleur et s’amuse à passer en boucle les résultats des étapes 25 à 35, cela crée un joli mouvement sur la carte des concepts, un mouvement un peu glissant et ondulatoire, avec du bleu à droite, du rouge en haut, une mare verdâtre qui glisse au centre, et tout un tas de couleurs fluides comme une flaque d’essence sous les reflets du soleil. Au centre, la grosse mare englobe des concepts évidents, surtout ceux qui lui ont servi de point de départ. Communauté éligible, bonheur, solidarité, entraide. Mais dès que l’on s’éloigne un peu, on commence à trouver des choses bizarres. Il y a un petit nuage de concepts qui parle de casque, de boîtier et de dispositif d’enregistrement. Un autre nuage assez proche réunit l’idée de concours et celle de réussite, ce qui reste très classique, ainsi que le nombre 100, mais aussi le mot télépathie. De l’autre côté, départ fait le lien avec transfert, et avec un autre petit conglomérat de mots où l’on trouve isolé, dépendant, enfant et différence. Un nuage circule en périphérie sans jamais s’éloigner complètement, il contient rencontre, voyage et nécessaire. Et à gauche, elle repère candidature, écrire, et une adresse : contact@alii.solidarum.org. Maintenant, elle sait ce qu’il faut faire pour en savoir davantage. ••• En réponse à son courriel, Léa a reçu un message très sobre et impersonnel, avec un lien vers un formulaire à remplir. Pas d’interlocuteur, c’est donc au vu des questions qu’on lui pose qu’elle décidera si elle participe à l’expérience, et c’est assez frustrant. Mais le formulaire à compléter est simple, et finalement elle peut en déduire pas mal de choses. Il y aura une partie à remplir tout de suite, où elle fournira dans une rubrique « Coordinateur de la communauté » son nom, son adresse, son âge, et quelques informations générales – rien qui lui pose problème. La partie suivante ne pourra être complétée qu’à la phase deux. Une partie « Données générales sur la communauté » contient des questions fermées avec des choix restreints. Par exemple, pour « Fréquence des réunions », on a le choix entre « Une fois par semaine » qui est apparemment le minimum, « Deux à quatre fois » ou « Tous les jours ». Et il faut indiquer le « Lieu habituel », donc il s’agit de réunions physiques, et non virtuelles. Il y a une question qui concerne le « Nombre de membres au démarrage » qui autorise « 8 à 12 personnes », « 13 à 20 personnes », « 21 à 40 personnes », mais rien n’est prévu au-delà. La dernière partie s’intitule « Participants », et il y a un préambule à lire avant de remplir les fiches individuelles – les fiches vierges ne sont pas encore accessibles. Ça énerve Léa ; il faut aller à la pêche aux explications. Elle se demande si tout le monde a tenté comme elle d’explorer avant de s’inscrire. Le coordinateur a donc pour mission de réunir des individus qu’il ne connaissait pas auparavant, ou alors uniquement de manière très superficielle. Ces individus doivent être aussi diversifiés que possible à tous points de vue (âge, goûts, origine, milieu social, revenus etc.). Et ils doivent être malheureux, ou au moins insatisfaits. Léa a pris sa décision. Elle remplit la première partie du formulaire. Elle reçoit en retour un bref message de confirmation, qui mentionne l’arrivée d’un colis dans la semaine, et lui donne quinze jours pour finaliser la deuxième étape : rassembler la communauté. •••

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Céline revient du marché, elle tire son cabas à roulettes presque vide. Des poireaux, un beau fromage de chèvre, un pain rond qui se gardera au moins trois jours, quelques pommes. Elle n’a plus envie de grand-chose, et surtout pas de faire la cuisine. Et les poulets rôtis sont trop gros, elle n’a pas envie d’en manger toute la semaine. Que va-t-elle faire cet après-midi ? Le marché, c’est surtout pour voir du monde. Mais elle n’a pas échangé plus de trois phrases avec des inconnus, aujourd’hui. Elle se sent transparente. C’est le lot des femmes seules, des femmes à la retraite, des femmes qui ne sont pas d’insolentes adolescentes provocantes. Céline rumine et ressasse. Organiser une fête, oui, ce serait sympa. Mais où ? Inviter qui ? Il faudrait de la musique. Mais elle n’a pas de haut-parleurs. Et sa boîte aux lettres ne contient qu’un prospectus. Dans le hall, tout sourire, une jeune femme qu’elle se souvient avoir déjà croisée dans l’escalier. « J’allais remonter, vous voulez que je vous aide à porter votre cabas ? Je suis Léa Perez, j’habite au quatrième. » Darius a récupéré son petit frère Wesley à la sortie de l’école – avant de rentrer, il faut encore aller acheter du pain, et puis aussi de l’huile, et du chocolat pour le petit déjeuner. Et puis après, il faudra éplucher les pommes de terre, et sans doute ranger la cuisine, la grand-mère ne s’en soucie plus guère. Et puis aussi faire une lessive. Wesley le tire par la manche : « Dis Darius, tu me liras ma leçon ? – Pas le temps, Wesley, répond machinalement Darius. T’as qu’à apprendre à lire, comme tout le monde. » Devant la boulangerie, il y a une fille, une blanche, un peu vieille, au moins vingt-cinq ans, elle leur fait un grand sourire. Si elle drague, Darius n’est pas contre – Wesley ne la regarde même pas, il continue à chouiner. « Mais Darius, c’est pour l’école ! La maîtresse a dit que si je n’y arrivais pas il fallait que je me fasse aider ! ». Darius est fatigué, il crie un peu trop fort « Fiche-moi la paix ! » Quand on a quatorze ans, après l’école on a envie d’autre chose que de faire les courses, le ménage et la nounou. Évidemment, Wesley commence à pleurer. La fille blanche entre dans la boulangerie en même temps qu’eux, et leur dit bonjour. « Tu veux passer chez moi avec ton livre tout à l’heure ? J’habite à côté. – Où ça ? demande Darius. » Céline rassemble son courage. Ce n’est pas si facile d’aller frapper à la porte d’une voisine – même si la jeune fille un peu forte et revêche qui habite sur son palier n’a pas l’air vraiment méchante. Mais elle a quelque chose à proposer cette fois-ci, et ce n’est pas quelque chose qu’elle a inventé elle-même – ça lui donne du courage. Et puis la fille, elle est du genre geek, jamais personne ne vient chez elle. Si ça se trouve, une expérience lancée sur Internet et qui utilisera une technologie de pointe, ça va la brancher. De toute manière, Céline a promis d’inviter au moins une personne. Sonia a ouvert, elle trouve l’idée rigolote, elles commencent à se raconter des tas de trucs, et surtout à parler de jardinage. Sonia a des plantes partout chez elle, et des échafaudages baroques et créatifs pour les empiler. Ce n’est que deux heures plus tard que Sonia, soudain, dit à Céline : « Au fait, ça te dirait, un café ? » Bien sûr, le facteur n’est pas monté jusqu’au quatrième, et Léa fonce à la Poste pendant la pause de midi – elle attend d’être rentrée chez elle le soir pour ouvrir le paquet avec Sonia et Gilles, l’une des dernières recrues que l’aventure amuse beaucoup. Dans le colis, il y a un boîtier de la taille d’un gros livre, que l’on peut brancher sur un port USB. Le boîtier est relié à un casque très simple et léger.

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La notice dit : 1- Se connecter sur le site avec l’identifiant du coordinateur. 2- Le participant doit mettre le casque en posant les capteurs sur ses tempes (voir schéma) et attendre que le voyant passe au vert. 3- Ouvrir la fiche individuelle du participant et cliquer sur Enreg. L’enregistrement se fera alors automatiquement. Aucun enregistrement d’une durée inférieure à cinq minutes ne pourra être pris en compte. 4- Il est recommandé (mais non obligatoire) de verbaliser simultanément le compte-rendu à l’intention d’au moins un membre présent. La verbalisation aide à la lisibilité des émotions. 5- Quand l’enregistrement est terminé, simplement enlever le casque, la fin de l’enregistrement se fera automatiquement. Pour retourner tout de suite au menu général, cliquer sur Exit. Ça a l’air très simple, Sonia voudrait tester tout de suite. Mais quand elle retourne sur le site, sur la page d’accueil un message annonce : « Vous pourrez commencer la saisie des fiches individuelles le 3 février. Attention : tout participant inscrit dans la communauté devra effectuer des enregistrements réguliers jusqu’au 3 avril, au moins une fois par semaine. L’inscription de nouveaux membres reste possible jusqu’au 18 février. Le coordinateur a automatiquement le statut de participant et est soumis aux mêmes règles. Toute défection constatée pendant l’expérimentation fera perdre son éligibilité à la communauté ». Il faut attendre encore une semaine… Mais ils vont pouvoir chercher d’autres membres, ils ne sont que neuf. Une douzaine, ce serait mieux. Il faut un homme âgé d’au moins 70 ans. D’autres enfants. Quelqu’un connaît un transsexuel ? On répartit les missions. Marine et sa fille ont rejoint le groupe. De l’avis de tous, il ne faut pas faire de fiche pour Minidou, les émotions d’un bébé de six mois sont bien trop fluctuantes, et cela pourrait les pénaliser. Après Pierre, les derniers arrivés sont Éric et sa femme Brigitte, contactés par Gilles, les trois derniers ayant significativement élevé la moyenne d’âge du groupe. Wesley a amené sa grand-mère, Rose, qui a l’air très intimidée mais absolument ravie d’être là. Cela fait donc quatorze fiches à remplir le 3 février, chez Léa, où tout le monde est réuni pour la première fois. Ce sont des questions banales, tout le monde se prête au jeu d’assez bonne grâce, c’est surtout l’enregistreur d’émotions qui fait peur à certains, et surtout à Brigitte et à Wesley. Sonia se marre ouvertement, elle n’arrive pas du tout à prendre l’expérience au sérieux, finalement c’est Gilles qui s’y colle. « Mais, dit-il, pas devant tout le monde ». Léa va rester bien sûr, et Éric avec elle, Gilles est d’accord. Gilles met le casque – et l’enlève tout de suite. « Attendez. Faudrait qu’on discute un peu. Raconter ses émotions, moi je veux bien, mais le but c’est qu’on aille de mieux en mieux, non ? Alors si on veut avoir des chances de gagner ce foutu concours, il vaudrait mieux que je pense à des trucs pas trop gais, non ? » Personne ne répond. Il regarde ses mains, remet le casque, et soudain se met à parler de ses deux petits garçons – bien sûr, il ne les voyait que le soir, et le week-end sauf quand il avait prévu autre chose, et comme il regrette maintenant ces sorties entre copains, ces week-ends à la pêche, où il aurait pu les emmener. Ils auraient aimé, sûrement. Ça fait quatre ans qu’ils ont divorcé, mais elle était partie avec eux un an plus tôt, maintenant ils ont 17 et 14 ans, et ils ont toujours d’autres projets, c’est à peine s’il les voit trois fois par an, ce sont presque des étrangers, il n’a pas su bâtir de lien avec eux quand il aurait fallu. Il a parlé longtemps, il se tait, reste immobile encore un moment, puis enlève précautionneusement le casque.

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••• Cela fait deux semaines maintenant. Ils ont convenu de se retrouver tous chez Léa le mardi soir pour les enregistrements, mais des affinités sont nées, et le soir il y a d’autres rendez-vous chez l’un ou chez l’autre, et du passage chez Léa tous les jours – en fait, on va chez Léa le soir dès qu’on est libre, pour s’enregistrer ou pour écouter les amis, alors qu’ailleurs on se retrouve plutôt pour discuter de l’expérience elle-même – en tout cas, c’est le point de départ habituel. Parce qu’il y a tant de choses qui restent mystérieuses. D’abord, que vont gagner les communautés élues ? Rien n’a jamais été dit à ce sujet, ce qui permet d’envisager les hypothèses les plus hardies. Marine et Éric sont convaincus que la technologie n’est pas humaine, ni le projet d’ailleurs – ne s’agirait-il pas de créer des liens avec des groupes humains qui savent fonctionner en harmonie ? Et qui pourrait souhaiter une telle rencontre, si ce n’est une race d’aliens vivant en communautés et ayant développé de forts liens psychiques ? Dans ce cas, bien sûr, la récompense offerte sera d’entrer en contact avec les extraterrestres. Au moins un contact mental. Parce que si les casques permettent d’enregistrer les émotions, il y a des appareils capables de les restituer, et il serait donc possible de faire communiquer émotionnellement des êtres différents. C’est un peu trop fou pour les autres, mais la théorie de Rose, la grand-mère de Darius et Wesley, est finalement assez proche, dans une version religieuse. Et si Brigitte ne donne pas trop son avis publiquement, elle passe beaucoup de temps chez Rose. D’après Céline, elles ont installé un petit autel devant la fenêtre, et y ont posé le cadre qui contient la carte des concepts, le point de départ de l’aventure. Pour Léa, Sonia et Gilles, c’est beaucoup plus simple. Un appareil capable de détecter les émotions, cela existe déjà – quelqu’un a réussi à miniaturiser les composants, sans doute au détriment de la précision. Il est probable que l’appareil ne capte pas toutes les nuances et la complexité d’un ressenti, mais juste une tonalité d’ensemble – Sonia pense que l’on a pu affiner un critère spécifique, comme par exemple l’empathie ou la bienveillance. Ou même un critère négatif, peut-être l’appareil mesure-t-il l’aigreur et l’agressivité, pour voir si elles diminuent. Ou le sentiment de solitude, suggère Gilles. Et puis il y a ce petit laps de temps avant que le voyant vert ne s’allume. Il dure habituellement une minute, quelquefois davantage. Sonia a fait quantité de mesures, pour essayer de voir si la durée était variable selon les personnes ou selon d’autres facteurs. D’après elle, quand la personne parle dès qu’elle met le casque, le voyant s’allume un peu plus vite que si elle attend que le voyant soit vert pour commencer à parler. D’ailleurs, il pourrait bien y avoir un enregistreur sonore dans le casque, non ? Un petit micro. Et puis dans le boîtier, ou dans le serveur lui-même, un système qui analyserait des caractéristiques du discours, et le champ sémantique des mots employés. Une chose est sûre, c’est excitant. Ils ont l’impression de vivre une aventure collective, une exploration à l’issue inconnue, et peut-être un rien dangereuse ? Parce que le cadeau… Pourrat-on le refuser ? Bien sûr, il y a des pénibles. Ceux qui veulent qu’on les rassure, comme Éric, et ceux qui savent tout mieux que les autres, comme Sonia. Ceux qui abusent de la gentillesse du groupe, comme Pierre, qui a bien compris qu’il avait maintenant toute une équipe prête à faire ses courses et ses démarches administratives, alors qu’un fauteuil roulant n’a jamais été gênant pour passer un coup de fil ou se connecter au Net. Ceux qui font perdre du temps ou qui ont de drôles de manies, et Rose qui veut bénir le boîtier avant chaque utilisation pour en éloigner les mauvais esprits. Ceux qui ont l’impression qu’ils s’occupent de tout, et que tout le monde compte sur eux. Quelquefois, ça ronchonne, et on se houspille.

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Mais l’enjeu est un peu vertigineux, ils n’en connaîtront la nature que si leur communauté est éligible, et il n’y en aura que cent à être retenues. Combien sont-ils à participer en ce moment, et quelles sont leurs chances de réussite ? Ont-ils bien choisi leurs membres ? Mais le choix est fait, on ne reviendra pas dessus, il est inutile de se demander, comme le fait souvent Éric, si les autres l’ont choisi parce qu’ils ne le connaissaient pas, et ce qu’ils feraient… si c’était à refaire. Il faut que ça marche. Mais s’ils réussissent, où cela les emmènera-t-il ? Personne n’en a la moindre idée, et tout cet inconnu aide à relativiser beaucoup de choses. L’important, c’est que personne n’ait envie de quitter la communauté, parce qu’une seule défection les éliminerait tous. Alors tout le monde s’arme de patience et de gentillesse. « Moi ! Moi ! réclame Wesley. Laissez-moi commencer, s’il vous plaît ! » C’est inhabituel, mais son excitation aussi est inhabituelle. Tout le monde a envie de l’entendre, ça fait plaisir de le voir ravi et si pressé, lui qui d’habitude est un peu grognon et fatigué. Au début, on écoutait les autres par curiosité, presque par voyeurisme, on n’était pas concerné. Mais maintenant qu’on fait plein de trucs ensemble, c’est beaucoup plus intéressant, parce qu’on est présent dans les récits des autres. À peine assis, il commence à parler. « Marine a dit que…, et ils sont trois à lui couper la parole. – Ton casque, Wesley ! Céline s’est levée et le lui a posé sur les tempes. Il reprend, sans attendre le voyant vert. – Marine a dit que j’avais le droit de donner le bain à Minidou ! Parce que c’est moi qui lui lave la tête, et je lui fais son shampooing, et Marine dit que je suis très délicat et attentionné. D’ailleurs, avec moi, elle ne pleure jamais ! Elle me fait toujours des sourires ! » Il s’interrompt et cherche des yeux Marine, qui confirme. « C’est vrai Wesley. Tu es comme un grand frère, pour elle. » Le voyant vert est allumé maintenant, mais pas besoin de capteurs sophistiqués pour voir que Wesley est une boule de joie pure et d’excitation. « Faut que je vous raconte aussi, Céline m’a offert des BD avec des dragons, on a lu les histoires ensemble, ils sont trop beaux, alors Éric m’a proposé qu’on en fabrique un, un vrai, articulé, il va mettre un moteur dedans, mais c’est très compliqué, il a trouvé les explications sur le Net, et moi je vais l’aider ! » Il s’arrête et les regarde tous, chacun d’entre eux, ils n’osent pas réagir, on ne sait pas trop si ça pourrait perturber le protocole. Mais Darius ne peut pas s’empêcher. « Dis-leur pour ta note de français, Wesley !  Wesley écarte l’intervention d’une main désinvolte. – Oui, oui, mais ça, c’était facile. Le dragon, c’est autre chose ! » ••• Les trois mois ont été bien remplis, de projets multiples, d’invitations, de récits, et chacun connaît maintenant les autres comme s’ils faisaient partie de sa propre famille, une famille bigarrée, hétéroclite et contrastée, où l’on se chamaille et l’on se réconcilie, en faisant comme si le protocole n’était qu’un prétexte, ou un rite. Mais cette journée du 3 avril, tout le monde l’attendait, avec un brin d’angoisse, en se demandant si ce serait la fin de quelque chose, au moins la fin des enregistrements ? Tout le monde aime ces retrouvailles, et ces récits que l’on s’échange, en petit comité ou devant le groupe, le soir, dans le salon de Léa où l’on a apporté des poufs et des coussins. « On va savoir », dit Léa. Et elle se connecte au site. Il affiche une question, en lettres géantes : « Confirmez que vous avez mené l’expérience à son terme. Oui ou non ? »

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« Et si on disait non ? » suggère Darius, impulsivement. Non, non, ce n’est pas possible, cela voudrait dire qu’ils ont échoué. Et puis tout le monde a trop envie de savoir ce qui va se passer maintenant. Léa clique sur oui. Un nouveau message s’affiche : « La réponse est à l’intérieur ». C’est tout. Rien d’autre. À l’intérieur de quoi ? Léa clique et reclique, relance la session, c’est toujours le même message qui s’affiche. « C’est une blague ? Gilles est furieux. Il se sent trahi. – C’est une énigme, propose Marine. La dernière épreuve. » C’est Sonia qui le crie, soudain, elle est sûre : « Dans le boîtier du casque ! Ça ne peut être que là ! Dans le matériel qu’ils nous ont envoyé ! – Passez-le moi », demande Gilles, qui ausculte et examine, puis réclame un couteau, et un tournevis, et insère une pointe ici, une lame là. « Il est scellé. La jointure est collée. Si je l’ouvre, je risque de l’endommager. J’y vais quand même ? » On discute. Mais s’il n’y a plus personne pour traiter les enregistrements, si le protocole est terminé, le boîtier ne sert plus à rien, n’est-ce pas ? Alors on y va. Gilles force un grand coup et le boîtier s’ouvre. Il est vide. Dedans, il y a juste une diode, et un papier plié en quatre, que Gilles remet à Léa. Elle le déplie lentement, l’écriture est manuscrite. Elle le lit à voix haute. « J’ai inventé ce protocole pour rassembler une communauté, et nous sommes neuf amis très proches maintenant, nous avons partagé tant de choses. Bien sûr, nous avons commencé avec un mensonge, et quand j’ai dû leur avouer que j’avais tout inventé, ils m’en ont voulu – pas trop longtemps. Mais nous étions douze au départ, et trois d’entre eux ne m’ont pas pardonné. Vous avez de la chance, vous avez tous été sincères, vous ne vous ferez pas de reproches entre vous, je suis le seul coupable. Mais votre communauté existe maintenant, et des liens forts sont nés entre vous, j’en suis sûr – c’est cela votre récompense. Votre projet commun était un leurre, mais sans doute d’autres projets sont-ils nés, et ceux-là sont réels. L’amitié et la solidarité sont réelles, elles aussi. J’espère que vous les avez découvertes. » C’est tout. Le texte s’arrête là. L’auteur a signé en donnant son mail. Un silence. Un long silence. C’est Rose, soudain, qui dit d’une petite voix : « Il y a quoi dans le casque ? Parce que la petite lumière… » Gilles ouvre l’un des écouteurs temporaux. Dedans, il y a une petite pièce flexible qu’il détache et prend dans sa main. Et les cristaux de l’affichage digital s’allument. Marine est la première à reconnaître l’accessoire. C’est un petit thermomètre frontal, un de ceux que l’on met sur le front des bébés pour voir s’ils ont de la fièvre. FIN

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Et si… la solidarité devenait totalement collaborative ? À quoi pourrait ressembler une société dont les liens de solidarité seraient intégralement portés par chacun d’entre nous ? Les outils numériques pourraient-ils vraiment produire une organisation sans centre, faite d’interactions entre individus ? Cette séduisante promesse a-t-elle une face cachée ?

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ans les pratiques solidaires du XXIe siècle, la proximité sera la clé et la logique collaborative le moyen d’y accéder », avance Olivier Lebel, ancien directeur de la Croix Rouge française et de Médecins du Monde. Ainsi se dessine la voie d’une solidarité « 100 % collaborative ». Mais cette perspective est-elle souhaitable ? Autrement dit : s’agit-il d’une utopie ou d’une dystopie ? CHAPITRE 1 : L’UTOPIE La société collaborative se déploie sous nos pas d’humains du troisième millénaire. Horizontalité, pair-à-pair, mutualisation : les maîtres mots de la modernité balaient les vieilles organisations verticales, symboles d’un patriarcat en berne et mémoires embarrassées du colonialisme et de l’impérialisme économique. À l’école 42, les élèves

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apprennent entre eux, sans autorité professorale. Dans les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP), les cultivateurs et les mangeurs font affaire ensemble sans passer par le ventre des supermarchés. Dans les Coopératives d’activité et d’emploi, les travailleurs s’organisent entre eux, sans patron ni actionnaire. Sur les plateformes de financement participatif, les porteurs de projets lèvent de l’argent auprès de particuliers, évitant les fourches Caudines des très sélects clubs d’investisseurs ou des très tatillons guichets d’aide publique. Partout, les intermédiaires semblent tomber, découvrant un monde d’humains interconnectés, émancipés du joug de la verticalité, cette hiérarchie trop souvent écrasante dont l’organisation normative bride l’initiative individuelle.

des citoyens s’inscrivent sur la plateforme CALM (Comme à la Maison) pour accueillir des migrants directement chez eux. Ainsi, aux Pays-Bas, des infirmiers quittent « l’industrie » hospitalière pour créer des réseaux autonomes de soins à domicile, appelés Buurtzorg. Ainsi, les citoyens se mobilisent contre des perturbateurs endocriniens, des projets de loi, des projets d’infrastructures, en signant d’un clic des pétitions en ligne sur Change.org ou Avaaz.org. Ainsi, des riverains décident de s’occuper ensemble de leurs voisins sans abri, en s’organisant via l’application Entourage. À la manière des Colibris de Pierre Rabhi, les citoyens semblent vouloir renouer avec un engagement, au quotidien, direct, sur le mode de la « solidarité distribuée », où chacun prendrait sa part.

« Le secteur social et solidaire ne fait pas exception », observe Olivier Lebel. Ainsi,

La solidarité qui fait la distinction entre aidés et aidants est de plus en plus VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2


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remise en question, rapporte Olivier Lebel. Les pauvres, les minorités, les pays du « tiers-monde » aspireraient ainsi à se débrouiller entre pairs, sans patronage, sans intervention directe de professionnels, sans présence étrangère. Plus qu’en réseau, la solidarité s’organiserait alors en communauté, à l’image de MakeSense qui soutient la mobilisation de citoyens un peu partout dans le monde plus qu’elle ne l’organise. Ce mouvement d’empowerment des populations aidées pourrait bien transformer l’action humanitaire traditionnelle en action sociale, analyse Olivier Lebel. « Il arrive déjà que certaines ONG, comme Médecins du Monde, deviennent des sous-traitants, des plateformes support pour les acteurs locaux », précise-t-il. À mesure que la solidarité s’organise au plus près des personnes, et surtout avec elles, les structures changent de l’intérieur, tout comme les niveaux et les modes de financement de l’action sociale, solidaire et humanitaire. Poussant la logique jusqu’au bout, « ne pourrions-nous pas imaginer une organisation horizontale, autogouvernée, de la solidarité ?, se prendil à rêver, une nouvelle forme d’ONG, ne reposant plus sur la levée de fonds, mais sur la bonne volonté, sans siège social et proche du terrain ; sans conflit de pouvoir et profondément inspirée par le projet d’aider les autres. Ce serait une organisation qui ne serait composée que de gens de terrain, agissant dans le meilleur intérêt de leurs voisins, tout en poursuivant leur propre intérêt d’avoir une vie pleine de sens. » CHAPITRE 2 : LA DYSTOPIE Et si cette société apparemment plus émancipée, auto-organisée, horizontale et communautaire s’avérait en pratique bien moins paritaire et souhaitable que cela ? Cauchemardesque même ? La disparition des structures d’aide professionnelles, comme nous les connaissons, au profit de formes d’autosaisissement des questions sociales par les citoyens pose la question des causes VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

sociales et solidaires qui ne seraient pas assez populaires, pas assez « sexy ». Dans ce monde néo-solidaire, faudrait-il attendre la photo d’un petit Aylan pour lancer des initiatives en faveur des réfugiés ? Ne risque-t-on pas un surdosage d’affect dans les actions de solidarité ? Bien que réconfortante, la générosité peut, en effet, s’avérer peu adaptée aux personnes ayant besoin d’aide. En outre, si faire don de soi est toujours gratifiant pour celui qui donne, l’aide n’est pas toujours adéquate. Les associations apprennent ainsi à leurs bénévoles à faire le deuil de la vision qu’ils ont de leur propre utilité, afin de se concentrer pleinement sur l’écoute de « l’autre ». Hors de tout accompagnement, les pratiques solidaires ne risqueraient-elles pas de libérer nos pulsions narcissiques et de démultiplier des initiatives malvenues ? Par ailleurs, cette solidarité librement organisée ne pourrait-elle pas faire le lit « d’une société du libre engagement et donc du libre désengagement » que critique l’économiste Frédéric Lordon. Un tel engagement à la carte pourrait conduire à une fragmentation des actions de solidarité qui nuirait à leur continuité dans le temps. Le principe d’une solidarité entre pairs, qui éviterait toute intervention extérieure et étrangère, pourrait-il éviter ce risque d’une aide en pointillés et possiblement déconnectée des besoins réels ? Ne serait-ce pas aussi une forme d’abandon de la part des plus favorisés et le signe d’un repli communautaire, à la manière des guildes et des corporations ? Car « l’entre-pairs » peut aussi conduire à un « entre-soi ». En outre, le pair-àpair, cette idée d’individus connectés directement les uns aux autres, rappelle Frédéric Lordon, n’est pas exempte de hiérarchie. En effet, dans un réseau, certains points captent plus d’attention que d’autres, certaines personnes ont plus d’influence que d’autres. Une société horizontale est une illusion, affirme-t-il : il existe toujours des formes de verticalité, donc de gouvernance.

Et quelles nouvelles formes de gouvernance les pratiques collaboratives sontelles alors en train de créer ? Pour le savoir, il suffit de suivre les flux financiers. De quoi le collaboratif fait-il l’économie ? Des coûts du travail humain. Où se concentrent les investissements ? Dans la technologie. Et la solidarité collaborative ne fera pas exception, car elle aura besoin d’outils pour se coordonner, pour travailler à distance, pour partager les expériences acquises. Ainsi cette solidarité low cost pourrait bien faire les affaires de Google, IBM ou Facebook, pour n’en citer que quelques-uns. Finalement, les plateformes de solidarité en ligne pourraient dépasser l’échelle des ONG, des fondations, des grosses structures d’insertion, etc., et devenir ainsi des intermédiaires ultra-dominants, captant les financements, mais surtout collectant les données, seules à même, dans un système distribué, de produire une vision globale de l’action solidaire, donc d’en orienter les choix. ÉPILOGUE Si la solidarité gagnerait à être plus collaborative, elle ne saurait se résumer à cela, d’abord parce que le collaboratif n’est pas nécessairement solidaire, comme nous pouvons l’observer dans l’économie collaborative de type Airbnb, mais aussi parce que les logiques de solidarité dépassent les logiques « d’entre-pairs ». Une organisation collective de la solidarité, qu’elle soit centrale ou distribuée, demande une gouvernance, une forme de verticalité. Mieux vaut que celle-ci soit assumée plutôt que cachée via par exemple des dispositifs technologiques. Elle peut cependant prendre des formes nouvelles, de structures plus distribuées, légères et participatives dans leur fonctionnement, c’est-à-dire moins pyramidales et moins centrées sur l’expertise et l’action de professionnels. Chrystèle Bazin 119


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DE NOS CORPS INVEILLÉS VIENDRA LA VIE ÉTERNELLE UNE NOUVELLE INÉDITE DE NORBERT MERJAGNAN Norbert Merjagnan est écrivain de science-fiction. Il a écrit deux romans : Les Tours de Samarante (Folio SF, 2011), lauréat du Nouveau Grand Prix de la Science-Fiction française en 2008, et Treis, altitude zéro (Folio SF, 2014). Auteur de la nouvelle CoÊve 2051 dans le recueil Au Bal des actifs (La Volte, 2017), il a été, avec l’écrivain Alain Damasio, commissaire invité pour la Biennale internationale du design de Saint-Étienne 2017 sur les mutations du travail.

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ardi, tournée. La journée du docteur Sébaste Rougiès avait débuté par sa première routine. « Bonjour Marie. – Bonjour mon glouton. » Avait-il perçu un grippage dans la voix de sa femme ? Ou, par défaut, en venait-il à inventer ? Cinquante-quatre minutes plus tard, Sébaste quittait son appartement. Sa première visite, à 9 h 21, se borna à corriger la précision d’un biote oculaire. Le paramétrage représentait le plus gros de son travail. Cela consistait à réguler, à recalibrer et à remoduler les implants robiotiques - les biotes - que prenaient ses patients. Plus rarement à les changer. Depuis longtemps, il n’était plus d’usage, pour un médecin, de soigner. Qui, d’ailleurs, aurait eu la sottise de tomber malade ? Une santé entretenue, permanente et tempérée était la promesse formulée par la technologie des biotes, et cette promesse fut tenue dès la première génération. Chaque mardi, jeudi et samedi, Sébaste déroulait les remodulages. Ses patients l’accueillaient sans fièvre ni frisson, pas de symptôme, pas de merci. Les bizuts lâchaient des “toubib” tombés des séries bleues, les plus vieux donnaient du “Docteur”, tous les autres simplement du “vous”, mais un “vous” de marbre. Comme s’ils lui avaient marché dessus à l’entrée d’un palace. Avec le temps, Sébaste s’y était fait. À midi et quart, il était à la table d’une terrasse avec Vasco, lequel déchirait un sachet de sucre en regardant une femme assise au guéridon d’en face. Sébaste parlait par paquets. Beaucoup d’un coup et presque rien dans l’intervalle. Avec Vasco, c’était ramassé : « Tu vois quand j’ai fait médecine, lui disait-il, il y avait de l’espoir. C’est pas qu’on en parlait, tu imagines, mais y’en avait. Je m’étais dit : faudra que j’avance. En avant ! En avant ! Que j’étais con, aussi ! C’est l’âge. – Ça liquide, répondit Vasco qui ne lâchait pas l’inconnue des yeux. – Je m’étais juré : tu vas mener ta vie dans une marche lente et tranquille à travers les autres. Un pas après l’autre. – Me méfie des gens qui courent... Le jogger est anti-darwinien.

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– J’ai jamais fait de bonds, tu sais. En cinquante-trois ans. Sauté ou un truc comme ça. Le grand bond. » Vasco était en carafe. La femme attendait quelqu’un, un homme à costard... Il jura. « Alors continue, ma fouaille ! lui dit-il. Cinquante-trois ans, c’est une bonne lancée. Prends-moi un autre verre, tu veux ? » Las, Vasco se jeta dans le troquet. Il manqua s’affaler dans les marches, gueulant de s’être retenu pour rien. Sébaste commanda un rouge. « À ta santé ! », susurra-t-il à Marie. Aigre. En fin de déjeuner, Vasco et lui se quittèrent par signes. Ils avaient épuisé leur quota de mots. Il reprit sa tournée de réglages. En visite pour un implant thyroïdien légèrement instable, Sébaste eut à 16 h 26 une pensée pour son père, chirurgien de la greffe, en retraite sur une barge Ultra à deux encablures de Miami. Il le voyait, en sueur dans un maillot criard et ridicule, un doigt pointé vers le ciel. Cette vision absurde le mit instantanément en rage. Son psychole - son protocole psychologique connecté - avait été catégorique : Sébaste était rongé. En proie à une corrosion mentale. Le traitement prescrivait l’assistance de sa femme. Ce qui lui convenait. Toutefois, Sébaste avait une autre interprétation de son cas. Des pointillés flottaient indolemment dans sa tête et il lui arrivait de se couper en deux. Il avait traduit ainsi sa division mentale : >A = inclusive / <B = exclusive. Quand Séb>A faisait baptême tête la première dans un marécage de cynisme, Séb<B observait, juge oblique perché dans l’air, le poussant à la peine et tapant du poing : “Renoncement !” “Déprédation !” Précisément, cette façon de se diviser, ça venait de Séb<B. Marie l’avait prévenu. Il y avait bien trop longtemps. « N’oublie pas de passer voir Laura avant de rentrer », lui murmura-t-elle. Rongé... Sébaste l’était ! Rongé des autres. La société le minait, chaque matin, dès le premier instant où il reprenait conscience. De l’étranger dedans. Ça le dévorait si profond qu’il en arrivait à haïr le premier passant venu, à le haïr de toute la violence née d’un dépit épouvantable. Il existait - on en causait - des bouts de terre qui redevenaient sauvages. Les gens, c’était l’inverse. Aujourd’hui, c’était les humains qu’on fertilisait au long des crues industrielles. Sébaste exécrait l’agitation permanente, insectoïde, qui prétendait faire ruche. Dans la rue, derrière les fenêtres, il les observait qui simulaient leur être, proprement, méticuleusement. Autosatisfaits. Vies hangar. Au moins Sébaste comprenait les singeries des reines et des rois du bal, des récoltants de la duperie qui avaient leur loge, bourrée de fleurs, dans le grand théâtre du monde. Mais la masse ? Le tout-venant, les misérables. Les termites. Comment s’entêtaient-ils dans leur pauvre existence ? C’était des pauvres de partout ! Des comme on en avait jamais vus. Des pauvres chargés, pleins à ras bord. Pauvres, d’ailleurs, on ne le disait plus, vu qu’on l’était tous, à quelque chose près. Sébaste se mettait dedans, dans cette indistinction. Des miteux modernes, démunis à l’ultime mode, pompés du bout de la trogne au fond des intestins, et ayant pourtant plus que tout, de quoi continuellement guérir. Avec ça, les gens ne pensaient plus à leur état limé de partout qui les rendait imperméables à eux-mêmes. Et peut-être n’importe quoi pouvait leur couler dessus. Sébaste avait la haine directe écrite en codex. L’Évangile selon Séb>A. Son code de haine souffrait néanmoins des exceptions : les visites étaient sacrées (il gardait ça du Serment) ; venaient par suite les amis de Marie ; et enfin une poignée d’exceptions singulières. Comme la “petite” Laura - qui désormais dépassait Sébaste de bien quatre centimètres, mais “petite” restait, du temps où ils l’invitaient à grignoter un bout et à parler, le soir, avec Marie. La nuit tomba façon rideau de vitrine.

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Sébaste regardait la ruelle s’éclairer à son pas. La lumière s’intensifiait trois mètres devant lui, refluant trois mètres derrière. Il s’était fait à ses SToCk, des chaussures qui se fondaient dans les circuits de la ville, qui menaient avec elle des négociations frénétiques sur l’éclairage, sur la signalisation et sur tout un amas de choses. Il y avait dans les semelles, ou quelque part dans un cloud des glaces de Norvège, une liste inimaginable de paramètres que jamais Sébaste n’aurait à connaître. Ces grolles connaissaient les chemins, les lieux et les lumières qui lui plaisaient, qui le gênaient ou qui le troublaient mieux qu’il n’aurait su dire. Il avait acheté la paire pas très loin, à un recycleur bulgare. Ça se vendait pour rien, maintenant. Le halo local calé sur sa marche, il sillonna les demi-ombres de la nuit périphérique. Passée la rue du Garde-Chasse, Sébaste entra, trois secondes après 19 h 42, dans les pas translucides qui le guidaient chez lui. Au bas du 67, il se fraya à la porte automatique de son immeuble. Là, dans le hall, une métisse à la peau vannée de grains sombres : adossée dans l’attente à un mur, la “petite” Laura se redressa vers lui, débitant aussitôt ses mots à pleine charge. C’était à cause de Madame Belhassen qui n’en voulait plus, de ses biotes, mais alors plus du tout. Il fallait que Sébaste monte lui parler sans perdre une minute parce qu’elle était à bout, dans une sorte d’épuisement entier qui la prenait des talons aux cheveux. Et même, Madame Belhassen tirait dessus, et lentement encore, d’une main apathique qu’on avait décrochée en vain, vingt fois, pour n’y rien changer. Bien sûr qu’on avait un peu le temps, vu que Laura patientait en bas qu’il rentre depuis plus d’une heure, 01h07m33s. Sébaste pouvait bien passer d’abord à son appartement, ils se retrouveraient au huitième. Le psychole avait insisté : la routine de la fin de journée était capitale. « Je suis là, dit-il à Marie. – Bonsoir mon marcassin ! » Il respira. Madame Belhassen était vieille, veuve et incontournable. Tout le monde le disait. Elle avait fait du droit, sur le tard, à distance, sans jamais voir d’autres étudiants et, du reste, elle avait pris à bras-le-corps (un corps petit et sec, assommant de vitalité) les communs du quartier : les structures végétales qui reliaient les immeubles, la garde des enfants, l’assistance domestique et aussi l’atelier d’impression d’où sortaient les objets les plus comiques. Sébaste se pressa chez elle, Laura en sillon, et ils la trouvèrent affalée dans le sofa. Madame Belhassen flottait médicalement dans un nuage de normes. À part un point, un seul, mais le type de points que l’on aime éviter : elle avait des tendances “mutaphiles”. Pour dire vrai, ces tendances n’avaient rien produit, rien de rien, de mesurable du moins, pas un adénome ni un lipome, pas le moindre neurinome… Par chance, si l’on considérait ses penchants toxiques, cette femme possédait un outillage génétique splendide - un service de maintenance au poil ! qui la gardait en déséquilibre stable : à mesure que Madame Belhassen produisait des cellules mutées, elle suspendait leur prolifération le temps qu’elles se réparent. Principe banal, mais chez elle, excessivement efficient. Le tout sans y penser ; une nature magnifique ! Il y avait encore le risque que ça ne basculât. Ce qui eût irrémédiablement signifié un aller simple du nirvana au néant. Cette belle boucle qui se répétait gentiment avait besoin qu’on y veillât, deux fois plutôt qu’une, et les biotes, les implants robiotiques, étaient là pour cela. En surveillance interne. En inveillance. « Docteur, Docteur... lança-t-elle d’une voix lamentable. – Alors ? – Je me sens... je me sens... ah, comment je peux dire... – On tire votre bilan, allez ! dit Sébaste qui empoigna d’autorité un petit moniteur dans son sac. – Ah non... ah non ! »

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Elle bougea sur le sofa et ses jambes se mirent à pendre en quête du plancher. D’un coup, elle fixa rudement Laura : « Tu lui as pas dit, toi ? » lui fit-elle, et la jeune femme, décontenancée, hocha la tête convulsivement. Mais si ! Mais si ! « Ces cochonneries, Docteur, reprit Madame Belhassen, je n’en peux plus ! Il faut me les enlever. J’irai mieux après. Après. – Madame Belhassen, lui rétorqua Sébaste, vous n’iriez pas mieux sans vos implants. Seulement, on n’en saurait plus rien, de ce qui vous arrive. – Moi, si. Je ne suis pas malade et je suis pas près de l’être ! Quant à vos machins, je sais que je ne devrais pas les sentir, que c’est impossible vu comme c’est petit. Tant pis, je les sens et je ne peux plus les sentir ! » Sébaste se donna un moment pour réfléchir, et c’est à cet instant indécis que Séb<B commit une sorte de sédition. Aucune intrusion ne devait advenir durant les visites ! Jamais ! C’était bien le seul temps où Sébaste restait complet, indivisible. Le docteur abandonnait sa dissension mentale dès qu’il se portait au-devant de la maladie. Voilà que Séb<B s’en fichait ! Sécessionniste, paré d’un grand habit rouge, il tonnait : “Exérèse !”, “Résection !”, “Ablation !” Il fulminait du haut de son perchoir, il s’agitait comme un beau diable ! Sa brusque intervention ne resta pas sans conséquence. Sébaste n’extrairait pas, c’était décidé... Pourtant il en avait la pratique, on l’appelait même exprès pour enlever des biotes dont on ne voulait plus, des saletés vendues à prix d’or et dont les gens raffolaient, peut-être parce qu’à la différence des implants médicaux, ils n’étaient pas gratuits (les gouvernements, les assurances, les mutuelles et tout le tralala payaient pour l’installation in corpore de terminaux robiotiques, mais uniquement s’ils figuraient dans la liste des services de santé). Si c’était cher, c’était bien que ça valait quelque chose ! Et avec ce bon sens de chérubin, le petit peuple s’implantait les pires cames importées d’Inde, du Brésil ou d’Afrique, ne serait-ce que pour en redire à la nature, histoire de compenser ce qu’elle avait donné au départ : on en voulait plus ou moins, en “plus” la chance, la jeunesse, la mémoire, le muscle et la trique ; en “moins” le gras, l’usure, les rides, les maux de ventre et le cafard. À l’évidence ça n’aurait pas de fin. Quant aux implants de Madame Belhassen, ils entraient dans la catégorie très officielle du protocole d’inveillance, et il était injustifiable, pire délictueux qu’elle s’en séparât. Sébaste la morigéna sans la brusquer, usant de ce ton professionnel qui peut renvoyer tout à trac n’importe qui dans l’esprit de l’enfant qu’il fut et qui demeure, tapi, couche primaire disposée à entendre, prête à obéir à la voix. « Il paraît pourtant... », avança-t-elle, et elle semblait brusquement craintive, comme cherchant son chemin, « il paraît que vous le faites encore... » Madame Belhassen scruta Laura dans l’espoir que la jeune femme la soutînt. Sébaste venait de comprendre ce que la vieille folle attendait de lui. « Il paraît », reprit-elle, chassant d’ultimes appréhensions, que vous le faites parfois... à l’ancienne. » « Sois rassurant, intima Marie. – C’est ridicule... – Rassure-la. Et elle t’écoutera. » Sébaste fit les gestes. Il palpa. Percuta. Prit un pouls. Il colla son oreille contre la peau, ausculta le cœur, les intestins et les poumons. Il posa quelques questions sur des changements d’habitude, sur l’impression qu’elle avait d’elle-même. En quelques minutes, c’était fait. Quand il en eût fini, Madame Belhassen poussa un imposant soupir qui plongea Sébaste dans la gêne, bien qu’il se gardât de rien montrer, il n’avait pas fait tout le rituel pour en perdre le bénéfice. « Maintenant si vous voulez bien, lui dit-il sans se démonter, je vais compléter... cet examen... par un bilan. »

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Et tandis qu’il approchait la main du moniteur qu’il avait posé sur la table, Madame Belhassen souffla à nouveau, puis dans un relâchement de toute sa posture, elle se rendit, désormais parfaitement paisible et docile. « Tu passes à la maison ? », demanda Sébaste à Laura en quittant l’antre de la vieille dame. Étrange comme on persistait à parler de “maison” dans une aire d’appartements, comme l’on acceptait la fausseté des mots. Dans l’ascenseur, il réfléchit au sens de ce qu’il venait de faire. Il se sentait à la fois serein et furieux, accroché à deux émotions contradictoires, dans un mouvement de balançoire qui l’amenait, d’un côté comme de l’autre, au bord de la chute morale. Un fichu rebouteux ! pensa-t-il, basculant pour de bon. Hors les inévitables survivants de la vieille école, les instances médicales déconseillaient formellement aux généralistes la pratique de l’examen clinique. Autant demander à un présentateur d’infos 24/24 de résoudre la gravité quantique ! Personne n’escomptait plus qu’une expérience acquise sur le tas par un unique individu - fût-il diplômé de McGill - pût conduire aussi vite et aussi précisément que l’inveillance à pénétrer un état physiologique. Aucun médecin sensé n’aurait traqué la vérité d’un corps par ce filet de déductions plus ou moins solide qu’était au fond l’examen clinique, bon pour un Hercule Poirot ou pour un juge Ti. On avait changé de lunettes et un continent immense avait surgi. Ni plus ni moins qu’une nouvelle révolution copernicienne. Cette fois, c’était la centralité de la cellule, de l’organe et même celle du corps entier que l’on avait fichue au rebut, au profit d’un système bien plus vaste : le liant numérique et les champs de probabilités dynamiques. Pour la médecine, les êtres vivants avaient perdu cette unité si exactement détourée, perdu la sûreté de la frontière. Ils étaient devenus des nuées, des nébuleuses, des océans. Des galaxies de vecteurs et de chiffres. « Tu vois, ma petite Laura, résuma Sébaste, les corps ne cessent pas à la peau. D’ailleurs, ils n’existent même pas ! Parce que nous sommes des nuages. » Tout le monde y avait gagné. Grâce aux captations des implants robiotiques, grâce à une attention continuelle et grâce à la sagacité artificielle du Whole Data, l’inveillance tramait en temps réel l’histoire de chaque organisme avec ses équilibres biochimiques, son homéostasie, ses capacités dissipatives, ses échanges avec l’environnement. Les biotes n’inveillaient pas seulement le corps mais aussi ce qu’il ingérait, ce qu’il respirait, ce qu’il touchait. « Quand je revois mes cours ! Si tu savais, ah, si tu savais le beau fatras d’inconséquences ! » « Tu as faim ?, s’enquit Marie. – Je... Je ne suis pas seul. – Il y a ce qu’il faut dans le placard de la cuisine. Laura aime le Bourgogne blanc. » Ils passèrent tous les deux une soirée un peu plus qu’agréable. Laura se montrait amusée des digressions répétées de Sébaste, sur la médecine, les points, les nuages et le reste. Pendant qu’il parlait sans fin, elle s’imaginait le docteur Rougiès en personnage animé, avec des oreilles poilues de tanuki*, avec la bave d’un kitsune* ou avec les épaulières en métal-plastique d’un chogokin*. Sébaste, se trompant totalement sur les causes de cette humeur primesautière, était plutôt content de ses effets. À 22 h 27, il demanda à Laura quelles étaient ses activités récentes. Pas croyable ! Elle ne lui avait rien dit ? Et la jeune femme se craqua comme une allumette. Laura s’était couplée à un programme de recherche des “Neuf vallées”, Oneiroi*, un truc au top, digne des anciens “cracs” du king code. On lui avait envoyé une boîte de São Paulo, qui contenait trois doses, des biotes d’origine à prendre en inhalation, du matériel impossible, à la crête ! Le suprême ! Ça ne serait pas vendu avant des lustres, autant dire. Apanage de chercheur citoyen. Elle avait eu cette chance folle d’échanger avec Alban Tomor, le chef d’orchestre d’Oneiroi, un esprit élu des Loas* et du LSD, béni de la Grand-Mère Ayahuasca*, un faiseur

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de réel. Car l’idée, c’était lui ! Il l’avait reçue par nuit blanche chez des amis, à la Casa Caracol, une maison de barbe à papa bâtie sur un îlot mexicain. Sébaste saisit qu’il était largué. Grâce à Alban Tomor, à Laura et à “l’exorbitance” mondiale des no limit avatars, on allait inveiller les rêves ! « Tout ce qui se passe là-dedans, dit-elle, un doigt sur la tête, est inveillé pendant que je dors, en temps réel. – C’est bien payé ? s’enquit Sébaste. – Ça va. » « Tu as sommeil ? » Laura partie, Sébaste se rassit à table. Il finit la bouteille et le bol d’olives. À 23 h 49, il se leva, prit un tenseur et déboutonna sa chemise. Il posa le bec de l’appareil sur son ventre. « Les draps méritent de passer à la machine. » Les persistances domestiques, aux dires du psychole, conduisaient à la paix. Il enfonça le tenseur dans sa peau et d’une pression du doigt, il extirpa Marie - ou ce qu’il restait de Marie à l’intérieur de lui, dans le biote - se coupant instantanément du nuage de données où loin dans les glaces, quelque chose d’elle reposait. Sébaste se rendit ensuite au balcon. Quinze étages. En bas, tout était réduit. Le souvenir gicla, brûlant. Marie et lui s’étaient promis de ne pas faire mur de leurs corps à des amours de passage. Mais lorsqu’il la vit quitter l’appartement, ce fameux matin, elle toute à une joie à peine contenue, vivante et tendue comme une corde de guitare, il s’était abîmé d’un coup. Il demeura hébété dix à vingt minutes, puis il empoigna une chaise et la jeta au mur. Le skipper hollandais qu’elle partait rejoindre en mer n’était pour Sébaste qu’une espèce de non-homme. Un braque venu de nulle part, l’armature nordique concentrée en une génétique accrêtée, un gars qui était une fontaine à histoires et une loterie à fantasmes, mâchoire carrée, peau hâlée, tignasse à boisseaux, et pas trop d’orgueil en plus : l’horreur ! Ils avaient disparu tous les deux dans l’océan. Corps et biens. Il y avait six ans que Marie s’était évanouie dans le fond infini des vagues, quelque part entre l’Amérique et l’Islande. Corps et liens. Sébaste se raidit. Il enjamba maladroitement le muret, puis sauta. Le cas du docteur Sébaste Rougiès figure, parmi 157 autres cas de morts volontaires, dans les travaux préparatoires qui, de juillet 2037 à l’automne 2038, alimentèrent le rapport Eberhard. Les mesures favorables à l’euthanasie assistée étaient les seules exceptions aux préconisations contenues dans le document. À la lecture des conclusions, le Sénat européen décida d’étendre l’inveillance au champ de la psychiatrie. Après la Chine, l’Europe déclarait officiellement la fin programmée du suicide.

FIN

* Dans la mythologie japonaise, le tanuki est un esprit de la forêt, et le kitsune un esprit surnaturel ressemblant à un renard. Un chogokin est une figurine jouet, elle aussi nippone. Dans la mythologie grecque, les Oneiroi sont des divinités personnifiant les rêves. Un loa est quant à lui un esprit vaudou, tandis que l’ayahuasca est un breuvage psychédélique des chamanes de tribus indiennes d’Amazonie.

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Arrêts sur images :

le choix de l’art brut Les neuf œuvres qui illustrent la troisième partie de Visions solidaires pour demain ont été réalisées par des artistes relevant de ce que l’on appelle l’art brut. Elles ont été choisies avec Christian Berst, galeriste spécialisé dans ce champ artistique, qui a gracieusement mis leurs visuels à disposition de la revue. Chaque image raconte une histoire susceptible d’éclairer le propos des articles en regard. Quelques mots pour faciliter la découverte…

Mary T. Smith

Alexandro Garcia

Pepe Gaitán

Sans titre, circa 1987 Peinture acrylique sur contre-plaqué, 60,7 x 47,5 cm

No estamos solos, 2015 Stylo à bille, crayon de couleur et marqueur sur papier, 34,7 x 48,5 cm

Sans titre, circa 2000 Stylo à bille, encre, collage, photocopie sur papier, 28 x 21,5 cm

Souffrant de déficience auditive, Mary Tillman Smith communiquait peu avec son entourage. Vers 1978, après une vie que rien ne prédisposait à la création, cette afro-américaine prend sa retraite et commence à aménager la cour de sa maison en espaces d’expression. Elle peint sur des planches de bois ou des tôles des portraits d’amis, de voisins, des figures allégoriques ou des animaux, la plupart en une ou deux couleurs. Elle y ajoute parfois des signes ou des slogans marquant son amour de Dieu. Certaines de ses peintures ont été montrées, dès 1988, dans l’exposition Outside the Mainstream : Folk Art in Our Time, du High Museum of Art d’Atlanta. Elle a notamment inspiré l’artiste Jean-Michel Basquiat. Elle vient d’intégrer les collections du MET (Metropolitan Museum of Art).

Les visions éthérées d’Alexandro Garcia se révèlent dans des dessins d’un graphisme méticuleux où les cités fantastiques se mêlent aux ballets des constellations. La créativité de ce jardinier serait née d’avoir vu un OVNI. Sans formation plastique, il commence sa production à l’aide d’une règle, de marqueurs, de stylos à bille, de crayons à papier sur les supports qui lui tombent sous la main. Son œuvre est à rapprocher de l’art médiumnique : s’y exercent, selon lui, des forces dont il ne serait que l’instrument. Il a été exposé pour la première fois en Europe en 2010, à la galerie Christian Berst, puis à Art Paris et au Salon du dessin contemporain. Il figure désormais dans d’importantes collections, comme celle de Treger Saint Silvestre, au Portugal.

Très jeune orphelin de père, Pepe Gaitán lit régulièrement des journaux à sa mère. Il suit des études de communication sociale et s’intéresse à la radio. Il est un temps professeur. C’est, semble-t-il, parce qu’il entend en 1975 une expression relative aux sucreries et aux amibes qu’il commence son œuvre. Il sélectionne des textes dans des bibliothèques, les photocopie, rend chaque lettre illisible, ajoute à la page des collages et des signes, dans une gamme chromatique choisie... Telle une codification, des échos de formes confèrent une force géométrique saisissante à ses œuvres, dans lesquelles se cachent des amibes qu’il nomme pseudopodes. Vivant seul à Bogota, il dessine sans cesse. Son travail a notamment été montré en 2014 durant l’exposition Bruno Decharme, Art brut/collection abcd à la Maison rouge-Fondation Antoine de Galbert à Paris.

(1904-1995, États-Unis)

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(Né en 1970, Uruguay)

(Né en 1959, Colombie)

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Carlo Zinelli

Éric Benetto

Albert Moser

Sans titre, 1967 Gouache sur papier, 70 x 50 cm

L’Arbre, circa 2010 Encre de Chine sur radios médicales, 33,8 x 53,1 cm

Sans titre, circa 2005 Feutre sur papier, 28 x 21,6 cm

(1916-1974, Italie)

Orphelin de mère à deux ans, Carlo Zinelli travaille en ferme, puis dans le secteur de la boucherie. Enrôlé pour l’Espagne, il est rapatrié en 1941 pour raisons médicales, puis interné en 1947 en hôpital psychiatrique pour schizophrénie paranoïde. Il y couvre les murs de graffiti. À partir de 1957, intégré dans un atelier de peinture et de sculpture, il crée de façon effrénée une œuvre éblouissante où la répétition des figures construit un théâtre d’ombres au sein duquel se meuvent, en rythme, les protagonistes d’une histoire intérieure. C’est un artiste reconnu : fondation dédiée, nombreuses expositions et publications…

(Né en 1928, États-Unis)

Après des voyages en Inde entre lesquels il a exercé les métiers les plus divers, Éric Benetto vit aujourd’hui reclus dans une communauté religieuse. Cherchant à donner forme à ses visions, il s’est approprié la matière à la fois sombre et translucide de la radiographie (clichés d’IRM assemblés, notamment) sur laquelle il dessine à l’encre de Chine des motifs empreints de mysticisme, organes réinventés, poétisés, sublimés, voire maladies conjurées… Il convoque la lumière pour révéler d’épais mystères. Il est présent dans de grandes collections comme celle de la Fondation Emerige.

Dit autiste, Albert Moser a vécu jusqu’à 60 ans avec ses parents, immigrés juifs russes. S’il a exercé moult petits boulots, il s’est toujours considéré « photographer », signant ainsi ses œuvres au tampon, à côté de la description méthodique de ses prises de vue. Des années 1970 jusqu’après 1995, il réalise des centaines de panoramiques de paysages urbains, dont il recompose minutieusement les tirages, coupés aux ciseaux et scotchés. Audace poétique, volonté délibérée de réinventer la réalité saisie via l’objectif : le paysage se referme sur lui-même comme sur celui qui regarde, en une sorte de vertige optique ! Idem pour ses dessins Op art.

Fengyi Guo

Jean Perdrizet

Luboš Plný

À g. : Sans titre, 2006 Encre de couleur et encre de Chine sur papier de riz, 136 x 45,7 cm

Sans titre (Un robot ouvrier qui voit les formes par coupes de vecteurs en étoile), 1970 Ronéotype, stylo à bille, feutre et crayons de couleur sur papier plié, 65 x 40 cm

Sans titre, 2011 Collage, encre de Chine et acrylique sur papier, 84 x 60 cm

(1942-2010, Chine)

Crédits photo : galerie Christian Berst art brut

(Né en 1972, France)

À d. : Sans titre, 2006 Encre de couleur sur papier de riz, 182 x 45,5 cm. Après son bac à 20 ans, Fengyi Guo est technicienne dans une usine de caoutchouc. Souffrant terriblement d’arthrite, elle cesse toute activité professionnelle à 39 ans et s’initie au qi gong. En prise à des visions, à partir de 1989, elle réalise de nombreux dessins, à l’encre et au pinceau, parfois longs de plus de 5 mètres, élaborés sans idée préalable. À travers une multitude de traits délicats, des réseaux d’énergies ou de fluides y prennent naissance sous la forme d’avatars, de spectres, de divinités.

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(1907-1975, France)

Après son bac, il obtient le diplôme d’adjoint technique des Ponts et Chaussées en 1931. Mais sa carrière tourne court pour raisons de santé. Dès cette époque, il réalise des plans d’inventions prodigieuses, s’enthousiasme pour la construction de robots autant que de soucoupes volantes, s’intéresse au spiritisme et au langage universel, et expédie quantité de plans à la NASA, au CNRS, etc. Inventeur passionné, il transcende la science en un espace imaginaire et poétique. À voir notamment au LaM de Villeneuve-d’Ascq et au musée de Dignes-les-Bains, sa ville natale.

(Né en 1961, République tchèque)

Enfant, Luboš Plný a deux passions : le dessin et l’anatomie. Il adore disséquer les animaux. Lors de son service militaire, transféré en hôpital psychiatrique, il se met à étudier la littérature médicale. Dans ses travaux à l’encre de Chine retravaillés à l’acrylique et souvent agrémentés de matières organiques, il livre dans un protocole conjuratoire ses études anatomiques codifiées à l’extrême. Premier artiste brut à avoir fait l’objet d’une acquisition par le Musée national d’art moderne en 2013, montré notamment à deux reprises à la Maison rouge à Paris, il a été exposé dans la sélection officielle de la Biennale de Venise 2017. 129


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QUELQUES LIVRES POUR ALLER PLUS LOIN Serge Abiteboul et Valérie Peugeot, Terra Data – Qu’allons-nous faire des données numériques ?, Le Pommier, 2017 Michel Bauwens, avec la collaboration de Jean Lievens, Sauver le monde – Vers une économie post-capitaliste avec le peer-to-peer, Les Liens qui Libèrent, 2015 Dominique Cardon, À quoi rêvent les algorithmes – Nos vies à l’heure des big data, La République des Idées/Seuil, 2015 Laurence Devillers, Des Robots et des hommes – Mythes, fantasmes et réalité, Plon, 2017

Olivia Gross, L’Engagement des patients au service du système de santé, Doin, 2017 Henry Jenkins, Mizuko Ito et Danah Boyd, Culture participative – Une conversation sur la jeunesse, l’éducation et l’action dans un monde connecté, traduit de l’anglais par Bruno Barrière, C&F éditions, 2017

Sous la direction de Robert Picard, La Co-conception en Living Lab santé et autonomie 1 – Concepts, méthodes
et outils, Iste éditions, 2017 Sous la direction de Serge Tisseron et de Frédéric Tordo, L’Enfant, les robots et les écrans – Nouvelles médiations thérapeutiques, Dunod, 2017

Yann Moulier Boutang, L’Abeille et l’économiste, Carnets Nord, 2010

Fred Turner, Aux Sources de l’utopie numérique – De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence, C&F éditions, 2012

Evgeny Morozov, Pour tout résoudre cliquez ici – L’aberration du solutionnisme technologique, FYP éditions, 2014

Ouvrage coordonné par l’association Vecam, Libres savoirs – les biens communs de la connaissance, C&F éditions, 2011

Cynthia Fleury, Les Irremplaçables, Gallimard, 2015

VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2 Visions solidaires pour demain est éditée par la Fondation Cognacq-Jay Fondation reconnue d’utilité publique 46, rue du Bac 75007 Paris SIREN : 775657612 Direction de publication : Giorgia Ceriani Sebregondi Responsable de la rédaction : Ariel Kyrou/MMM CONCEPTION, ÉDITION DÉLÉGUÉE ET RÉDACTION La revue Visions solidaires pour demain a été conçue et réalisée par Moderne Multimédias 55, avenue Marceau 75116 Paris Tél. : 01 42 21 43 43 revuevspd@mmultimedias.net Rédacteur en chef : Ariel Kyrou Direction artistique : Sophie Villette Chef d’édition : Martine Horel Rédacteur en chef adjoint : Jacques Denis Directeur de production : Henry-Hubert Godfroy Ont participé à ce numéro : Auteurs : Chrystèle Bazin, Ewen Chardronnet, Jacques Denis, Balthazar Gibiat, Fabrice Jonckheere, Ariel Kyrou, Sylvie Lainé, Stéphane de Langenhagen, Axel Lebruman, Xavier-Éric Lunion, Norbert Merjagnan Illustrations : Sidonie Le Gourrièrec Photographies : Narjes Bahhar, Chrystèle Bazin, Jacques Denis, Urs Gaudenz, Fabrice Jonckheere, Axel Lebruman, Youri Lenquette, Xavier-Éric Lunion, Pierre Mérimée, David Tardé, Guillaume Thibault, Ken Watanabe Remerciements aux artistes dont les œuvres illustrent les pages 88 à 129 de la revue : Éric Benetto, Pepe Gaitán, Alexandro Garcia, Albert Moser, Luboš Plný (et in memoriam, Fengyi Guo, Jean Perdrizet, Mary T. Smith et Carlo Zinelli) Couverture : Carlo Zinelli, sans titre, 1967 Bureau de fabrication : Grafikmente Imprimé sur les presses de CIA GRAPHIC, 58320 Pougues-les-Eaux Achevé d’imprimer en novembre 2017 Dépôt légal à parution Tous droits de reproduction, même partielle, textes, photos et illustrations réservés pour tous pays Numéro ISSN : 2555-9354 Diffusion : Difpop-Pollen Visions solidaires pour demain est imprimée sur du papier labellisé FSC 100 % Recycled

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Comité éditorial Ce groupe de dix personnes contribue à la réflexion sur la solidarité sociale de demain en accompagnant la Fondation Cognacq-Jay sur les publications de son Laboratoire des solidarités : Frédéric Brun, inspecteur général honoraire au ministère de l’Agriculture, président de FIDE ;
 Laurence Devillers, professeure à l’université Paris-Sorbonne et chercheuse au CNRS ; Catherine Dufour, ingénieure en informatique, romancière et nouvelliste de science-fiction ;
 Daniel Kaplan, cofondateur de la FING et membre du Conseil national du numérique ; Jean-Luc Fidel, directeur général de la Fondation Cognacq-Jay ; Joseph Le Marchand, conseil en philanthropie, accompagnement à la gestion des fondations ;
 Docteur Luc Plassais, ancien chef de service des soins palliatifs
 à l’Hôpital Cognacq-Jay, membre du comité de direction de la Fondation Cognacq-Jay ;
 Georges Renand, président de la Fondation Cognacq-Jay ;
 Hélène Strohl, inspectrice générale des Affaires sociales honoraire, essayiste et romancière ; Léa Zaslavsky, cofondatrice du SenseCube, membre du Conseil supérieur de l’ESS et du Conseil des générations futures de la Mairie de Paris.

Visions solidaires pour demain est une publication du Laboratoire des solidarités de la Fondation Cognacq-Jay. Cet instrument d’exploration, de découverte et de réflexion sur la solidarité sociale d’aujourd’hui et de demain s’incarne sous différentes formes, toutes à vocation pérenne : - la présente revue annuelle, bien sûr, source de veille, d’inspiration concrète et de visions prospectives pour citoyens curieux et impliqués ; - Solidarum, une base de connaissances multimédia en ligne, offerte et évolutive, destinée à ceux qui contribuent à construire la solidarité sociale. Elle repère, analyse et valorise des initiatives exemplaires partout dans le monde, ainsi que les réflexions de penseurs et d'acteurs de terrain ; - le Prix Fondation Cognacq-Jay, qui vient soutenir et accompagner chaque année six projets innovants en matière de solidarité sociale ; - Questions solidaires, une série web documentaire tous publics, outil de sensibilisation à la démarche solidaire ; - Les rencontres solidaires, événement annuel qui fédère diverses communautés (porteurs de projets associatifs, entrepreneurs sociaux, partenaires institutionnels ou financiers, chercheurs, journalistes, professionnels des établissements, etc.) ; - les journées bisannuelles de réflexion-action dans les établissements de la Fondation. La plateforme éditoriale du Laboratoire des solidarités a été imaginée et mise en œuvre pour la Fondation Cognacq-Jay par Moderne Multimédias (direction de projet : Henry-Hubert Godfroy ; direction éditoriale : Ariel Kyrou ; direction technique : Stéphanie Berland).

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2017/2018 Denis Pansu : il n’y a plus de séparation tranchée entre inclus et exclus du numérique L’innovation est sociale avant d’être numérique SOIN ET TECHNOLOGIES : REGARDS CROISÉS DE LAURENCE DEVILLERS ET CYNTHIA FLEURY Les données peuvent-elles faire le « bien » ? Entourage Japon : grand reportage dans des villages dépeuplés où se LIVING LABS Reportage à Madrid : les laboratoires d’une

réinvente la solidarité BrutPop : tagada boum tsoin-soin !

le Sénégal sur la bonne voie Douze initiatives… un an après Valérie Peugeot : QUEL AVENIR AU-DELÀ DU NUMÉRIQUE ? Quand les patients se mêlent de leur santé Le vent nouveau de la PHILANTHROPIE Nouvelle de Sylvie Lainé : Éligibles Et si… la solidarité devenait totalement collaborative ? Nouvelle de Norbert Merjagnan : De nos corps inveillés viendra la vie éternelle

numéro issn : 2555-9354

12 euros ttc

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