L'orfèvrerie française sous l'Empire et ses ornements

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histoire patrimoine

L’orfèvrerie française sous l’Empire et ses ornements

Les ornements d’orfèvrerie sous l’Empire mélangent les motifs décoratifs grecs, égyptiens, étrusques et romains avec le goût et la mode de la société bourgeoise française, non seulement pendant la période, mais aussi durant les décennies suivantes. Les architectes principaux et les conseillers d’art de Napoléon, Charles Percier (1764-1838) et Pierre-François-Léonard Fontaine (17641838), ont été les pères fondateurs du style Empire et ses plus grands promoteurs. Et après la chute de l’Ancien Régime, le Directoire et le Consulat furent des périodes transitoires de courte durée, Napoléon introduisant la mode des nouveaux motifs décoratifs dans l’architecture, ainsi que dans les beaux-arts et la décoration intérieure.

Trois orfèvres principaux

Le système d’orfèvrerie traditionnelle a changé avec la Révolution. Les corporations anciennes ont dû suivre un long apprentissage pour créer et présenter un chef-d’œuvre et devenir maître-orfèvre. Elles ont été abandonnées au profit d’un système libéral où tout un chacun pouvait devenir orfèvre sans formation.

Il en est résulté une structure monopolistique du commerce sous le Premier Empire. Trois entreprises dominent le marché de l’orfèvrerie française : Henri Auguste (17591816), Martin-Guillaume Biennais (1764-1843) et Jean-BaptisteClaude Odiot (1763-1850). Ils emploient des travailleurs qui, dans un souci d’efficacité, se spécialisent dans une tâche précise. Les rapports montrent que Biennais transforme son entreprise en une usine de plus de trois cents employés au début du XIXe siècle (1). Souvent, ces orfèvres dominateurs réalisent l’orfèvrerie destinée à l’Empereur, à sa famille et utilisée comme cadeaux politiques. Les plus petits ateliers d’orfèvrerie réalisent des pièces pour la bourgeoisie, nouvelle classe sociale émergente de la Révolution.

Biennais commence sa carrière en tant que tabletier, produisant de petits produits de luxe en bois tels que les échiquiers et les coffrets à bijoux. Mais il comprend vite les avantages du nouveau système lui permettant d’étendre son activité à l’orfèvrerie. Il fabrique ainsi un nécessaire de voyage pour Bonaparte avant sa campagne en Égypte en 1798. Ce dernier ayant grandement apprécié son travail, il passe davantage de commandes à Biennais et le nomme «orfèvre officiel du Premier Consul» en 1801 (2). La campagne a également été une source d’influence, comme le prouvent les ornements égyptiens dans le style Empire. Il est vrai que les écrivains, artistes, scientifiques et chercheurs ayant participé à l’expédition ont enquêté et constitué une importante documentation en histoire naturelle, politique et artistique de l’Égypte.

Influences et matériaux

Dominique-Vivant Denon (1747-1825), plus tard nommé directeur général du musée Napoléon (notre actuel musée

1. Stéphane de Faniel (dir.), Le XIXe siècle français, vol. II, Paris, Hachette, coll. «Connaissance des Arts», 1957, p. 101.

2. Pour en savoir plus sur ce sujet et le changement du système des corporations dans l’orfèvrerie, voir notre mémoire de master « L’ornement dans l’orfèvrerie: une grammaire symbolique et mythologique au service de Napoléon Ier ».

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Figure 1. Nef de l’Impératrice en vermeil. Par Henri Auguste et Martin-Guillaume Biennais (1804). Château de Fontainebleau.
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© RMN-Grand Palais (château de Fontainebleau) / Jean-Pierre Lagiewski.
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du Louvre), a collectionné croquis, dessins et recueils d’œuvres littéraires de l’architecture égyptienne, publiés ensuite dans son Voyage dans la Basse et la Haute Égypte en 1802. Son travail a un effet important et provoque une renaissance des motifs égyptiens dans les arts décoratifs occidentaux et dans l’architecture, telles les victoires ailées portant une coiffe égyptienne, comme sur l’un des trois piliers qui soutiennent un pot de moutarde de l’orfèvre Jean-Nicolas Boulanger. On remarque la même Victoire coiffée à l’égyptienne, appliquée sur un porte-huilier affichant la tête égyptienne sur la poignée comme motif décoratif le plus distinct.

L’argent et d’autres métaux précieux sont l’une des manifestations les plus populaires et artistiques du nouveau goût sous l’Empire. Ce style est essentiellement un prolongement du style Louis XVI débuté au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle et caractérisé par un retour à l’Antiquité classique, en raison de la découverte des ruines d’Herculanum (1738) et de Pompéi (1748). En outre, les théories de l’historien d’art allemand Johann Joachim Winckelmann (1717-1768) contribuent à ces fondements du néo-classicisme. Le style du Premier Empire représente une homogénéité de luxe dans tous les domaines de l’art et de l’artisanat, y compris la conception et l’architecture d’intérieur.

Avec l’argent, ce style est aussi caractérisé par des objets de formes simples, aux lignes droites classiques provenant de la période gréco-romaine et inspirés par la mythologie grecque. Cette orfèvrerie française est généralement fabriquée en vermeil (argent doré), méthode très populaire consistant à appliquer une fine couche d’or (dorure) sur l’argent et d’autres métaux couramment utilisés durant le Premier Empire pour souligner l’extravagance et la richesse des objets. À cette époque, le vermeil a été obtenu par le procédé de la dorure au feu : une pâte d’or et le mercure sont étalés sur la pièce d’argent, puis chauffés, créant ainsi une fusion de l’or à la surface de la pièce, le mercure s’évaporant. Ce type de procédé a été interdit en France en raison de la toxicité des vapeurs de mercure qui aveuglaient de nombreux artisans. La dorure au feu a plus tard été remplacée par le procédé de l’électrolyse, utilisant du courant électrique pour obtenir une réaction chimique. La pièce d’argent est placée dans une solution électrique –dans un bain– et en ressort revêtue d’une fine couche d’or.

Les motifs décoratifs français sont créés en bas-relief ou en ronde-bosse. Le Premier Empire valorisant la gloire militaire, couronnes de laurier, aigles et victoires ailées vêtues de toges grecques et romaines sont omniprésentes.

Les nombreuses formes en argent se fondent sur des modèles de l’ancienne céramique grecque, les plus courantes étant fabriquées en forme d’amphores, de canthares, de cratères, de kylix, d’œnochoés, de pithos et de rhytons. Parmi les exceptions à cette règle, la nef (3) garde la même forme depuis le Moyen Âge [figure 1]. La structure des objets en argent est constituée de vastes surfaces polies, sur lesquelles

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Figure 2. Aiguière du sacre en vermeil. Cette pièce représente une Victoire ailée dans la poignée. Par Henri Auguste (Paris, 1804). Château de Fontainebleau. © RMN-Grand Palais (château de Fontainebleau) / JeanPierre Lagiewski.

sont attachés des ornements symétriques pour la plupart par rivetage, contrairement à la méthode traditionnelle de soudure populaire pendant la période précédente.

Deux types d’ornementation

Les formes ornementales peuvent être divisées en deux types: en sujet central ou périphérique. Les deux présentent une spécificité, immédiatement reconnaissable et déterminée. La déesse ailée de la Victoire [figure 2], par exemple, est un symbole clair de triomphe. En même temps, à la fois implicite et invisible au premier regard, la Psyché, souvent représentée comme papillon [figure 3], est une allégorie symbolisant l’âme humaine et ses transformations. Sa représentation, invisible à première vue, suggère une fonction secondaire (4)

Ces sujets décoratifs glorifient souvent la victoire militaire ou se rapportent à la mythologie gréco-romaine, en se référant aux caprices de la société de cette époque. Dans le langage du style Empire, les mythes les plus représentatifs sont ceux d’Apollon, Bacchus, Jupiter et Psyché. Une dichotomie est visible dans la juxtaposition d’Apollon (qui représente l’ordre et la morale) et de Bacchus (représentant le chaos et le désir).

L’objet périphérique est en général appliqué à un rythme particulier, souvent géométrique ou naturel. Sa fonction est purement ornementale, servant de cadre à l’objet et renforçant ses bords. Par exemple, les feuilles d’eau sur le socle de la cafetière, faisant partie d’un service à thé de Marc Jacquart, ont une fonction purement ornementale qui encadre le piédestal, mais aussi une fonction de renfort de la pièce d’argent.

Certains objets en argent introduisent des sujets centraux de façon répétitive, soulignant la fonction de l’objet. Le bassin montre le dauphin, un sujet central, mais répété dans une bordure encadrant le bassin. Cette représentation intensifie la fonction de la pièce, qui devait contenir de grandes quantités d’eau.

Selon les architectes de Napoléon et créateurs de l’époque, Percier et Fontaine, le choix d’un motif décoratif particulier correspond toujours à la fonction de l’objet (5). Un monstre marin ou tout autre sujet aquatique est toujours lié à de grands conteneurs, soulignant l’abondance de l’eau. C’est pourquoi on trouve des monstres marins et des nénuphars sur les samovars ou les fontaines à thé. Nous trouvons également des cygnes et des dauphins à bord de vaisseaux destinés à des liquides [figure 4] . Le papillon, souvent présent sur les sucriers et drageoirs, accentue la douceur de son contenu et reflète l’art de vivre capricieux de cette époque.

Le goût de la gloire et du luxe, à cette époque, se manifeste aussi chez la bourgeoisie qui commence à imiter la mode impériale, bien que ses pièces d’orfèvrerie soient moins travaillées et moins coûteuses.

Figure

Coupe en vermeil dans la forme d’un sein de Pauline Borghèse. Cette pièce unique a un seul motif central décoratif, le papillon.

Par Jean-Baptiste-Claude Odiot (Paris, vers 1810). Paris, musée des Arts Décoratifs. © Photo Les Arts Décoratifs, Paris / Jean Tholance.

C’est au cours de la période antique (vers les IV e et Ve siècles avant J.-C.) que le concept de luxe s’est développé. Les empereurs romains ont commandé des récipients civils avec des motifs décoratifs élaborés en utilisant des métaux et des pierres précieuses. Une renaissance de ce concept se remarque sous le Premier Empire. Son langage visuel, créé par Percier et Fontaine, exprime et manifeste l’importance et la grandeur des conquêtes militaires et du pouvoir impérial. Fonctions symboliques et motifs

Bien au-delà, le pouvoir politique a pour but de «profaner» les symboles de l’Ancien Régime. En particulier la tombe de LouisXIII à travers les deux grands anges en vermeil fabriqués par les sculpteurs Jacques Sarazin (1592-1660) et Guillaume Coustou (1677-1746) pour l’église des Jésuites. Ces anges, sauvés par le conservateur Alexandre Lenoir (17611839) au cours de la Révolution française, portaient un vase destiné à contenir le cœur du roi et de son fils Louis XIV. En 1806, selon les conseils de Vivant Denon, Napoléon demande de fondre ces deux statues d’anges dans le but de réutiliser le métal précieux à d’autres fins, notamment la statue commémorative de la Paix d’Amiens créée par Antoine-Denis Chaudet (1763-1810).

3. Une nef est une décoration de table en forme de navire et sert de support aux serviettes de table et condiments utilisés par les rois de France.

4. Odile Nouvel-Kammererer, « Discours de l’ornement sous l’Empire », L’Aigle et le Papillon : symboles des pouvoirs de Napoléon, 1800-1815, Paris et New York, American Federation of Arts, 2007.

5. Charles Percier et Pierre-François-Léonard Fontaine, Le recueil de décorations intérieures, Paris, Jules Didot ainé, 1827.

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En même temps, la représentation des désirs de la société se reflète à travers les dieux de la mythologie gréco-romaine. Ainsi, à la suite de la Révolution française, la société impériale, déchirée entre la réalité de la vie ordonnée par une nouvelle structure politique et ses propres désirs, se trouve marquée par la sensualité et la spiritualité. Ayant besoin d’une restructuration et d’un retour à la stabilité après les bouleversements de la Révolution, le retour à l’antiquité classique –société traditionnellement structurée et dirigée par des grands empereurs– offre au peuple une certaine stabilité. Finalement, la continuité des traditions et des mœurs de l’ancienne monarchie française contribue également à une certaine stabilité sous le Premier Empire.

Les motifs décoratifs sont placés, selon une certaine fréquence, sur les objets en argent en fonction de plusieurs critères : propriétaire de la pièce (l’Empereur ou le bourgeois), utilisation de la pièce (usage officiel ou privé), date de fabrication (des objets, au début de l’Empire, sont produits avec des motifs décoratifs légèrement différents des objets produits à la fin de cette période en raison d’une évolution du style), goût de la bourgeoisie et de la mode.

Les motifs décoratifs les plus utilisés tout au long de la période sont les pieds de lion, les feuilles de palmier, les feuilles d’eau et nénuphars [figure 5] et les palmettes. Les motifs décoratifs les moins utilisés sont les frettes grecques architecturales. Certains symboles appartiennent à une autre époque, notamment la colombe et la fleur de lys, la panthère, la violette, la coquille et l’ananas.

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Figure 4. Bassin d’eau en vermeil. Cette pièce représente des dauphins en répétition, soulignant la fonction de l’objet de retenir l’eau.
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Par Jean-Baptiste Philippe Huguet. Châteaux de Malmaison et de Bois-Préau.© RMNGrand Palais (musée des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau) / G. Blot.

Les ultimes évolutions

L’ornement évolue tout au long des années 1804 à 1815. Le style reproduit des dessins répétitifs, parfois identiques aux motifs décoratifs précédents, mais utilisés dans des combinaisons différentes ou avec des éléments retravaillés. Le coquillage, à la mode sous Louis XV, a perdu sa popularité en tant que motif décoratif au début de l’Empire, mais a été redécouvert à la fin du régime, comme on le voit sur les dessins de Jean-Baptiste-Claude Odiot.

Ce phénomène, récurrent dans l’histoire de l’art, peut être comparé au fonctionnement de notre ADN, qui change et évolue en permanence, créant des combinaisons différentes. Dans la Grèce antique, les peuples ont compris le changement du temps comme une récurrence infinie, la culture judéo-chrétienne ayant au contraire considéré l’évolution du temps comme un développement progressif linéaire. La conception de ce retour éternel est due à Nietzsche et connue à la fin du XIXe siècle sous le nom de Lehre der ewigen Wiederkehr des Gleichen (6), le retour éternel, et explique la réapparition de certains types de motifs décoratifs. Ainsi, aujourd’hui, ces motifs décoratifs rendus populaires sous l’Empire perdurent dans les représentations stylistiques.

K.S.

française

Bibliographie

Pierre Arizzoli-Clémentel, « The Percier and Biennais Album in the Musée des Arts Décoratifs, Paris», The Burlington Magazine, 140, mars 1998, pp. 195-201.

Jules Bourgoin, Grammaire élémentaire de l’ornement : pour servir à l’histoire, à la théorie et à la pratique des arts et à l’enseignement, Paris, Éditions d’aujourd’hui, 1978.

Alexandre Daisay, Histoire de l’ornement, Paris, Hachette, 1925.

Olivier Gaube de Gers, Odiot, l’orfèvre, Paris, Éditions sous le vent, 1997.

Glazier, Richard, A Manual of Historic Ornament, Londres et New York, Batsford, 1914.

Claude Humbert, Ornamente, Munich, Georg D.W. Calwey, 1970.

Olivier Lefuel, « Percier et Fontaine», Connaissance des arts, 28, Juin 1954, pp. 30-36.

Friedrich Nietzsche, Die Geburt der Tragödie, Leipzig, E.W. Fritzsch, 1872.

Odile Nouvel-Kammerer, « Discours de l’ornement sous l’Empire», L’Aigle et le Papillon : symboles des pouvoirs de Napoléon, 1800-1815, Paris et New York, American Federation of Arts, 2007.

Charles Percier et Pierre-François-Léonard Fontaine, Le recueil de décorations intérieures, Paris, Jules Didot ainé, 1827.

Perspective – La Revue de la INHA, « Ornement / Ornemental », Paris, Institut national d’histoire de l’art, 1, 2010-2011.

Karolina Stefanski, L’ornement dans l’orfèvrerie : une grammaire symbolique et mythologique au service de Napoléon Ier, mémoire master 1, Paris, université Sorbonne Paris 1, juin 2011.

Karolina Stefanski, allemande d’origine polonaise, est diplômée de la Suffolk University de Boston. Quadrilingue, elle est titulaire d’une maîtrise en histoire de l’art (Paris I-Sorbonne) et d’une thèse (Université technique de Berlin). Lauréate 2012 de la bourse de la Fondation Napoléon, elle pratique l’orfèvrerie.

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6. Friedrich Nietzsche, Die Geburt der Tragödie, Leipzig, E.W. Fritzsch, 1872. Par Marc Jacquart (Paris, 1798). Paris, musée des Arts Décoratifs. © Photo Les Arts Décoratifs, Paris / Jean Tholance.
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Figure 5. Sucrier en vermeil. Cette pièce présente des fleurs de lotus (nénuphars) ciselées sur le couvercle et sa soucoupe.

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