La brique de terre cuite en architecture

Page 1

École Nationale Supérieure d’Architecture de Montpellier

La brique de terre cuite en architecture Performances structurelles et esthétiques, symbolisme ancien ou nouveaux et potentiel prospectif. En quoi la brique cuite est-elle un matériau aux potentiels d’avenirs performanciels, esthétiques et symboliques ?

Mémoire de Master

Sébastien Pardonnet

Sous la direction de

Elodie Nourrigat

21 octobre 2019


2


3


6


BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................................................................... 9 INTRODUCTION ................................................................................................................................................ 11 CHAPITRE 1 – SOLIDITE MANIFESTE................................................................................................................... 18

I. POTENTIEL DE MISE EN ŒUVRE – NATURE ......................................................................................... 18 a.

Procédés de fabrication ....................................................................................................................... 18

b.

Propriétés conférées ............................................................................................................................ 21

c.

Tournants majeurs historiques ............................................................................................................ 25

II. POTENTIEL STRUCTUREL – MESURE .................................................................................................. 30 a.

La maçonnerie comme nature de la brique ......................................................................................... 30

b.

Porteur – porté, stabilité évidente ....................................................................................................... 34

c.

Expressionisme et anti-ornement ........................................................................................................ 41

d.

La recherche de l’organique ................................................................................................................. 46

e.

Expérimentations et architecture ........................................................................................................ 50

III. POTENTIEL D’ASSEMBLAGE – ECRITURE ............................................................................................ 57 a.

Description, éloge et utilisation de la modularité et de l’appareillage de la brique ............................ 57

b.

Pluralité des associations de matériaux avec la brique ....................................................................... 62

CHAPITRE 2 – SYMBOLIQUES, REPRESENTATIONS ET NOUVEL ESTHETIQUE ...................................................... 66

I. MODELE CONSTRUCTIF MYTHIQUE .................................................................................................. 66 a.

Le sens comme réalité indépendante et supérieure à la matière ........................................................ 66

b.

Personnification de la brique et expression du sacré ........................................................................... 70

II. REPRESENTATION D’UNE HISTOIRE................................................................................................... 77 a.

Charges émotionnelles et origines géographiques .............................................................................. 77

b.

La brique comme matériau populaire.................................................................................................. 81

c.

Le rôle de la brique dans l’avènement des gratte-ciels ........................................................................ 83

CHAPITRE 3 – LA FILIERE TERRE CUITE, COMBAT ECONOMIQUE ET ENJEUX DE RECHERCHE ET DE DEVELOPPEMENT ............................................................................................................................................................ 87

I. PRESENTATION ECONOMIQUE ET STRATEGIES PROMOTIONNELLES ......................................................... 87 a.

Représentants de la filière ................................................................................................................... 87

b.

Wienerberger et Terreal, positionnement durable .............................................................................. 90

c.

Histoire et prospections économiques ................................................................................................. 92

d.

Stratégie promotionnelle ..................................................................................................................... 96

II. L’OUVERTURE A L’INNOVATION ..................................................................................................... 100 a.

Nouvelles techniques de production .................................................................................................. 100

b.

Collaboration architecte – industriel, le cas de RPBW et Terreal ....................................................... 101

c.

Restitution de visite - briqueterie Bouisset ........................................................................................ 103

d.

Restitution de visite - briqueterie Terreal........................................................................................... 106

CONCLUSION ET OUVERTURE – QUEL AVENIR POUR LA BRIQUE ? ................................................................... 113

7


8


Bibliographie Campell, James W. P. L’art et l’histoire de la brique : bâtiments privés et publics du monde entier. Paris : Citadelles et Mazenod, 2009. Coppa, Alessandra. Mario Botta. 1. ed. Minimum. Milano : Motta architettura, 2007. Curtis, William. L’architecture moderne depuis 1900. Paris : Phaidon, 2010. Gelmini, Gianluca. Alvar Aalto. 1. ed. Minimum. Milano : Motta architettura, 2007. Göbel, Klaus, et Konrad Gatz. Constructions en brique - maison d’habitation, résidences. Eyrolles, 1971. Guiheux, A. L’ordre de la brique : l’architecture, c’est la transmutation d’une brique sans valeur en une brique en or. Architecture + recherches 24. Bruxelles : P. Mardaga, 1985. Hegger, Manfred, et Manfred Hegger. Construire : atlas des matériaux. Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes, 2009. Meiss, Pierre von. De la forme au lieu + de la tectonique : une introduction à l’étude de l’architecture, 2014. Museo di Palazzo reale (Naples, Italie). Mario Botta : bâtiments publics, 1990-1998 : [exposition, Naples, Sala dorica du Palazzo reale, 30 juin-20 septembre 1997. Milano ; [Paris : Skira ; Seuil, 1998. Peirs, Giovanni. La brique : fabrication et traditions constructives. Paris : Eyrolles, 2005. Picon, Antoine. La matérialité de l’architecture. Marseille : Parenthèses, 2018. Rivalta, Luca. Louis I. Kahn : la construction poétique de l’espace. Paris : Le Moniteur, 2003. Sallé-Hoyet, Nadia. Matériaux et architecture durable : fabrication et transformations, propriétés physiques et architecturales, approche environnementale. Paris : Dunod, 2013. Zevi, Bruno. Apprendre à voir la ville : Ferrare, la première ville moderne d’Europe. Marseille : Éd. Parenthèses, 2011.

9


10


Introduction L’architecture met en œuvre la matière, elle l’ordonne1. Elle inscrit alors physiquement un édifice dans son contexte social et culturel par des masses de bois, de pierre, de briques, de béton ou d’acier. Elle propose des usages au sein d’un bâtiment solide, pour une économie donnée2. A l’heure où le sable est une matière première de plus en plus rare, l’Homme n’a jamais autant construit avec du béton qui en est pourtant constitué à hauteur de 65%. Chaque année ce sont quarante milliards de tonnes de sables qui sont extraites des fonds marins, des mines et des lacs afin de nourrir le secteur de la construction3. La principale consommation de cette ressource se fait dans la fabrication des voies de circulation de transports, dans les grandes infrastructures et dans le bâtiment4. La construction est actrice dans le dessablage des terres, des fronts de mer et des fonds marins, phénomène néfaste à long terme visible par les glissements des sols jusqu’à la dénaturalisation de certains milieux aquatiques, pour l’Homme et son environnement. La matière communément nommée terre, mais qui intrinsèquement est bien plus complexe, est l’essence même de l’architecture. Par déformation d’un sol fait d’argile, d’eau et de limon, l’Homme a un jour su ériger son abri. Aujourd’hui, un tiers de la population mondiale vit dans un habitat fait de terre5. En cause, la disponibilité plus qu’abondante de ce matériau, sa facilité d’accès et de mise en œuvre, bien qu’extrêmement diversifiée, mais aussi ses propriétés écologiques, car la terre est évidemment bio-sourcée. Dotés d’avantages d’un point de vue technique et économique, les matériaux en terre cuite, comme toute matière transformée, offre à l’architecte un panel d’opportunités architectoniques. Mais à l’image de l’essor du béton trop énergivore de l’époque moderne ou de la montée en puissance des polymères pétrochimiques du XXème siècle, la terre cuite connaît ses limites technico-pratiques mais aussi les caprices de civilisations aux cultures constructives évolutives et aux besoins structurels grandissants. La terre s’agit globalement d’argile, de limon et d’eau qui une fois séchés, donnent la terre cuite, fabriquant ainsi à partir de la matière, un matériau. La mise en œuvre de la terre par l’Homme et par différents procédés techniques (fibrage, adjuvants…) lui confère des changements de propriétés mécaniques, physiques, chimiques et esthétiques. Nous trouvons un large éventail de possibilités matérielles et formelles de la terre : brique, tuile, carreau, mortier, torchis, bauge, pisé, adobe, béton de terre. De plus, il y a fondamentalement deux types de briques : cuites ou séchées au soleil. Nous

1 2 3 4 5

PICON Antoine, La matérialité de l’architecture, édition Parenthèses HOYET Nadia, Matériaux et architecture durable, fabrication et transformations, propriétés physiques et architecturales, approche environnementale, édition Dunod article de presse Natura-sciences.org, La pénurie de sable c’est pour bientôt, 28 novembre 2018 Reportage de Denis DELESTRAC, Le sable : enquête sur une disparition, Arte France, Rappi Prod. PERELLO Bérangère, La terre : matériau d’hier et de demain, Archéorient, 2013

11


concentrerons ici nos analyses et suppositions qu’à propos de la brique cuite, héritière de deux inventions consécutives dans l’histoire que sont la brique d’argile crue (adobe) et celle de la terre cuite. Le patrimoine architectural mondial en terre est à l’heure actuelle menacé par l’urbanisation permanente, par des catastrophes naturelles notamment les inondations et par la perte progressive des techniques et des valeurs constructives traditionnelles, comme une sorte de phénomène de détachement à ce matériau, qui pourtant a connu des temps de noblesse. Lorsque l’on observe et analyse la littérature, les utopies et propositions architecturales et urbaines futuristes, rares sont celles et ceux qui considèrent la terre cuite, plus précisément la brique comme matériau prépondérant. Imposant nombres de contraintes, dont la principale semble être une contrainte structurelle, la brique est toutefois présupposée être au cœur des interrogations écologiques futures dans une époque où les inquiétudes environnementales, climatiques et humanitaires sont à leurs combles, où l’on a du mal à se mettre d’accord pour construire sereinement un avenir rassurant et où la question de l’innovation est mise au cœur des débats pour devenir fédératrice de propositions viables et envisageables. Alors il semble opportun de s’interroger sur que nous reste-t-il des techniques constructives connues par l’Homme depuis des millénaires et comment l’architecture du dernier siècle utilise et innove dans la construction terre par le biais du matériau brique. En somme, dans quelle mesure la brique est-elle un matériau aux potentiels d’avenirs performanciels, esthétiques et symboliques ? Pour aborder cette problématique, nous questionnerons en premier lieu la fabrication, les propriétés conférées puis l’histoire du matériau par les tournants majeurs. Car à l’image des propos du docteur et historien en architecture James W.P. Campbell qui a étudié les rapports entre culture et matérialité, la brique est « à la fois le plus simple et le plus polyvalent des matériaux, le plus universel mais aussi le moins considéré – trop familier, sans doute, mais étrangement négligé. »6 La première démarche pour apprécier pleinement un artefact est d’interroger sa mise en œuvre, porter un regard sur les paramètres qui affectent couleur, forme, texture, solidité et résistance. Dans l’image collective, la brique apparaît rouge. Or l’Homme en a fabriqué d’un bout à l’autre du monde, des jaunes en plein désert, des bleues turquoise en Moyen Orient jusqu’aux Staffordshire blues anglaises d’un gris bleuté. L’histoire du matériau révèle aussi sa complexité et son implication dans la culture. Ainsi de la brique crue inventée 10 000 ans avant J.C jusqu’à la mono-mur actuelle, se sont inscrit dans le temps une série d’événements et de créations décisives pour l’étude du matériau7. Par la suite, nous interrogerons les possibilités structurelles de l’objet constructif soit le passage logique de la brique au mur, puis à la voute.

6 7

W.P. CAMPBELL James, L’art et l’histoire de la brique, Citadelles & Mazenod PEIRS Giovanni - La brique. Fabrication et traditions constructives - édition Eyrolles

12


Le matériau est vecteur des possibles en construction. Selon Alain Guiheux, l’architecture et le social s’y interpénètrent. Le mur en brique doit laisser le matériau dans sa nudité, dire vrai à propos de la structure et de l’usage8. Si l’architecture peut donner du sens aux objets constructifs, le mur en brique est « la traduction d’une opération de sélection et de mise en place d’une profession. »9 La modernité en architecture affirme qu’il faut partir du matériau pour en exposer l’être, « le faire parler ». A titre d’exemple, Louis Khan en tant qu’initiateur du brutalisme, a offert par son innovation expressive de la matérialité en architecture, un chemin glorieux à la brique vers la monumentalité, pourtant opposée au modernisme10. Pour clore ce premier propos, la question des potentiels esthétiques, par des assemblages, des motifs, par la modularité si chère à Viollet-le-Duc pour qui « l’appareillage sera un progrès par rapport à la concrétion »11 et par l’hybridation sera au centre de nos analyses. Comparé à certains matériaux refoulés au second plan au cours de l’histoire, la brique, déjà vieille de 5000 ans reste un matériau de premier ordre. Que ce soit dans les régions où elle possède un statut traditionnel tel qu’en Europe et en Amérique du Nord ou bien dans des territoires plus neufs, d’une part elle est utilisée comme autrefois pour les travaux courants, d’autre part elle est présente dans l’élaboration de formes aux structures nouvelles. De nos jours, l’emploi privilégié de la brique trouve naissance dans les désirs succincts d’utiliser ses potentiels physiques et techniques – et par ce biais mettre en valeur ses propriétés – et de réagir contre une tendance fortement ancrée dans notre époque aux constructions techniquement complexes.12 Cependant la question de l’influence du matériau sur le projet reste centrale. Alain Guiheux affirme qu’il faut « la rechercher à son départ, lorsque l’homme sait faire des cabanes, et aussi déjà construire ». Comprendre le matériau est selon lui l’élément clef qui précède l’intérêt des « facteurs psychologiques et spirituels de notre temps »13, propos que Mies van der Rohe soutient lorsqu’il énonce que « le projet s’enseigne en apprenant à construire avec du bois, de la pierre, ensuite avec de la brique et enfin avec du béton et de l’acier »14. Avec Wright, Kahn, Aalto, chaque matériau de construction porte une signification qu’il faut intégrer dans le projet. Par le choix du matériau, et par conséquent d’une technique constructive, l’architecture prend position par rapport à une situation qui engage des « réalités de logiques différentes »15, ainsi le chapitre 2 traitera des symboliques, des représentations et des esthétiques nouveaux relatifs à la brique en architecture. Toujours selon Vitruve, « progrès technique et progrès de la société vont de pair », la construction permet la progression de l’expérience,

8 9 10 11 12 13 14 15

GUIHEUX Alain, L’ordre de la brique, architecture + recherches, Edition Pierre Mariage Ibid. CURTIS William, L’architecture moderne depuis 1900, Phaidon Press Ltd. VIOLLET-LE-DUC Eugène, Entretiens sur l’architecture, Paris 1863, Tome 2 GÖBEL Klaus, GATZ Konrad, Construction en brique - édition Eyrolles GUIHEUX Alain, Ibid. JOHNSON P.C., Mies van der Rohe, édition MoMA, New York, 1953 HOYET Nadia, op. cit. p.11

13


l’évolution de l’Homme passe par le « bâtir ». La stimulation de la société le pousse à construire de mieux en mieux et ce thème offre une belle part aux matériaux car lorsque les habitations humaines s’émancipent de cette dualité vitruvienne, on voit apparaître dans l’architecture, donc dans les matériaux, sinon une lecture d’un « état culturel et moral d’un peuple », le développement et le caractère de ce dernier.16 Ainsi nous traiterons du spiritualisme de la matière au travers d’une analyse de l’emploi de la brique par Le Corbusier pour la maison Jaoul. Seront ensuite abordées la question de la brique en tant qu’ersatz – artifice judicieux ou pâle imitation de la pierre comme l’énonce L’Encyclopédie – et la notion d’architecture expressive du sacré par d’abord la personnification de la brique du traité sanskrit Mayamata et ensuite l’orthodoxie technique dans l’usage de la brique par Mario Botta. La modernité architecturale du XIXème est technique. L’intérêt que portent les architectes vers la brique est justifié par sa fabrication mécanisée, industrielle donc quantitative mais aussi de bonne qualité, unique jusqu’alors puisque « l’amélioration des produits, c’est aussi cela la modernité »17. Les architectes du Mouvement Moderne, après le Bauhaus de Walter Gropius, se libèrent de cet aspect. L’expérimentation technique et constructive de la brique n’est plus le centre d’intérêt et laisse place à l’expérimentation formelle qui exprime l’histoire de la brique : « à l’orée du Mouvement Moderne, la brique est paradoxalement moderne et ancestrale. »18 La matière, que l’on touche ou que l’on regarde, est résistante ou fragile, dure ou malléable, elle a une température. Parfois, son traitement en fait une surface lisse ou rugueuse, mate, brillante ou même réfléchissante. Ces propriétés dépendent principalement de la mise en œuvre, comme énoncé au chapitre premier. Cependant les matériaux sont porteurs d’une symbolique propre à une culture ou parfois aux émotions. Opulence, monumentalisme, éternel, technologique, artificiel, naturel, artisanal, massivité, autant de connotations que de symboles.19 La brique, c’est l’association avec les terres d’origines. Ce matériau est d’une taille qui n’a que très peu variée au cours de sa longue histoire, toujours établie selon la main d’un homme, propos que Vitruve20 tient également dans son livre. Enfin, le retour à la brique des architectes contemporains est sans doute à relier à une « esthétique du travail bien fait » dont fait allusion Alain Guiheux21, l’artisanat, le travail de l’homme en échange d’une architecture. La brique « offre l’image, sinon l’assurance de la pérennité en échange de la sueur de l’homme »22. Ainsi nous étudierons les représentations de l’histoire par l’usage de la brique dans l’architecture au travers de trois axes qui seront développés de façon succincte : dans un premier temps, la brique peut être renvoyée à un modèle constructif mythique. Étant porteuse d’une charge émotionnelle relative ou non à son origine géographique dont Vitruve fait allusion dans le livre

16 17 18 19 20 21 22

HOYET Nadia, op. cit. p.11 GUIHEUX Alain, op. cit. p.13 Ibid. VON MEISS Pierre, De la forme au lieu + de la tectonique, une introduction à l’étude de l’architecture - Presses polytechniques et universitaires romandes POLLIO Vitruvius Marcus, De architectura, livre 2, chap. 3 GUIHEUX Alain, op. cit. p.13 VON MEISS Pierre, Ibid.

14


II, celles de Calente, Marseille et Pitane, la provenance est la première propriété.23 Sera support du propos un regard sur le rapport à l’origine matérielle qu’entretien l’architecture de brique de Franck Lloyd Wright qui énonce « ce n’est plus une romance de la brique, mais celle de la matière qui se constitue, c’est la recherche du naturel originel »24. Ensuite, la brique comme matériau populaire – notion qu’illustre à titre d’exemple l’église de Grundtvig (1921) à Copenhague de l’architecte expressionniste P.V. Jensen-Klint – puis, le rôle de la brique dans l’avènement des gratte-ciels. Le troisième chapitre s’intéressera davantage à la filière terre cuite en France qu’au matériau brique d’un point de vu constructif, puisque son potentiel d’avenir dépend en grande partie sinon complétement de celle-ci. Avant la révolution industrielle, l’acte de bâtir était en relation avec les traditions constructives et les matériaux le plus souvent locaux. Cette pratique engendre le caractère identitaire des édifices au sein des territoires comme l’architecture de bois de Scandinavie ou bien l’architecture de pierre Méditerranéenne. Avec l’essor des sciences et des industries, des matériaux aux caractéristiques nouvelles sortent sur le marché mais il en est de même pour le lien étroit qu’entretiennent identité et territoire : le fer et la fonte au XIXème fabriquent les cast-iron buildings de New York. Le développement des moyens de transport et la mondialisation ont autorisés une large circulation des matériaux nouveaux du XXème – béton et verre – et du XXIème – polymères et composites – et des techniques de constructions qui y sont liées. Aujourd’hui, l’art de bâtir s’est internationalisé et la place du matériau dans la construction contemporaine se pose notamment au travers de la filière qui le subordonne. De plus, la question des ressources locales et les enjeux du développement durable commencent à modifier les habitudes des métiers de la construction, et par conséquent les marchés25. Puisqu’un matériau moderne n’est pas seulement un matériau d’époque, il doit en permanence porter en lui le progrès, l’innovation et l’adaptation aux nouvelles technologies pour améliorer son potentiel constructif et entrer aujourd’hui plus que jamais parmi la multitude d’éléments concurrents sur le marché. Les formes, les couleurs, la rhéologie, la granulométrie sont des caractéristiques manifestant la qualité et la maitrise de la fabrication par l’homme ainsi que l’amélioration perpétuelle des techniques de production. Perfectionner un produit par l’adaptation (économique, culturelle, environnementale…) est alors signe d’un progrès. Toutes les modifications de la brique en attestent26. Paradoxalement, la mise en œuvre actuelle des matériaux de construction est associée à un défi destiné à répondre aux enjeux environnementaux à l’échelle de la planète : le développement économique durable et l’innovation technologique ; soit la maitrise de la consommation de ressources finies (matière, énergie…) face à une demande jusqu’alors jamais vue de matériaux aux propriétés performantes. En science des matériaux, 23 24 25 26

POLLIO Vitruvius Marcus, op. cit. p.15 GUIHEUX Alain, op. cit. p.13 HOYET Nadia, op. cit. p.11 GUIHEUX Alain, Ibid.

15


la recherche et le développement génère des produits dits composites : associer des matériaux pour combiner et décupler les propriétés (l’exemple courant étant le béton armé qui mêle résistance à la compression du béton et résistance à la traction de l’acier). Aujourd’hui la recherche peut se catégoriser selon deux voies principales que sont les nanomatériaux d’une part et la gestion informatique des processus de fabrication jusqu’à la mise en œuvre d’autre part. Cette attirance pour l’innovation quand bien même les enjeux écologiques ne cessent d’être mis en avant est symptomatique de notre époque post-industrielle et modifie notre « réalité matérielle de l’architecture et de la construction. »27 S’intéresser alors à l’état de la filière terre cuite en termes de recherche et de développement semble être révélateur du potentiel prospectif que porte le matériau brique sur le marché de la construction. C’est pourquoi pour clore ce propos, il s’agira de présenter premièrement les acteurs de la filière en son sens le plus vaste ainsi que leurs positionnement (CTMNC, FFTB, Wienerberger, Terreal…) en s’appuyant notamment sur des chiffres et des analyses, pour ensuite présenter la stratégie politique, économique et promotionnelle de la filière terre cuite. Enfin, nous aborderons la question de l’innovation sous trois axes : les nouvelles techniques de production, un cas d’étude concernant la collaboration entre le cabinet d’architecture RPBW et l’industriel Terreal et une restitution personnelle de deux visites de briqueteries d’envergures différentes : la briqueterie Bouisset à Albine et la briqueterie Terreal à Colomiers. Tel est donc le programme que nous évoquerons en guise sinon de conclusion du moins de clôture d’une recherche et d’une réflexion sur un matériau d’apparence aussi simple et banal qu’est la brique de terre cuite.

27

HOYET Nadia, op. cit. p.11

16


17


Chapitre 1 – Solidité manifeste I. a.

Potentiel de mise en œuvre – nature

Procédés de fabrication Les méthodes de fabrication des briques cuites utilisées localement dans l’Antiquité ne sont pas

ou très peu détaillées dans des sources écrites28. Dans De architectura, Vitruve établit un descriptif précis des étapes nécessaires à la fabrication des briques crues (moulage et séchage) qui était le matériau le plus populaire de son temps. Concernant la terre cuite, il n’en fait que l’éloge de ses propriétés mécaniques. C’est ensuite à partir du Moyen Age, quand quelques moines copistes retranscrivirent la Bible et illustrèrent le chapitre sur la tour de Babel par « les hommes prirent l’argile et façonnèrent des briques de terre »29 que le matériau se démocratisa. Ce sont ensuite des peintres comme Bruegel l’Ancien (voir fig. 1) qui ont représentés cette tour et sa briqueterie, démontrant le principe du procédé de fabrication. En 1763, les Encyclopédistes sont les premiers à décrire précisément la fabrication des briques par écrit30. La terre est faite d’argile qui provient de la désagrégation des roches au fil du temps sous l’effet de l’érosion, de la chaleur et du gel. Ces roches sont classées par granulométries : graviers, sables, argiles, particules. Le produit final est en majeure partie fait de minéraux. Les éléments constitutifs de l’argile sont des liaisons de silicates d’aluminium cristallins contenant de l’eau comme la kaolinite et la montmorillonite connue sous le nom de terre de Sommières. S’y ajoutent des altérations de quartz, de calcite, de mica et d’oxydes de fer provenant de la roche d’origine. Ces minéraux argileux sont faits de cristaux plats capables de stocker de l’eau par capillarité et de la faire ressurgir. C’est de cette façon que le mélange donne à la masse son caractère plastique, malléable31. L’argile utilisée dans la fabrication des briques de terre cuite doit être récoltée en profondeur afin d’être purgée de racines et d’humus, couche supérieure du sol naturel (voir fig. 2). La brique en terre cuite est obtenue en montant en température entre 900 et 1150°C pendant huit à quinze heures une quantité d’argile préalablement mise en forme. Ce façonnage est l’étape du moulage. La température appropriée est appelée température de frittage car les grains ne sont pas portés jusqu’à la fusion, mais la température suffisamment élevée permet de les souder entre eux de sorte à générer de la cohésion dans la matière, qui devient une masse pierreuse. Le processus de chauffe doit être interrompu avant que n’ai lieu la vitrification totale pour que la brique conserve une certaine porosité 28 29 30 31

PEIRS Giovanni, op. cit. p.7 Genèse 11,3 DUHAMEL, FOUCROY et GALLON, L’art du tuilier et du briquetier, 1763 M. HEGGER, V. AUCH-SCHWELK, M. FUCHS, T. ROSENKRANZ, Construire, atlas des matériaux, édition DETAIL

18


(une quantité de « vide » dans le solide). Ensuite, le refroidissement ne doit pas être trop rapide au risque de fissurer le matériau. Si la cuisson est trop longue, l’argile se déforme, à l’inverse si elle est trop courte, l’argile s’effrite. L’ensemble de ce processus de fabrication confère au matériau des caractéristiques particulières qui le distinguent : les propriétés mécaniques, esthétiques, physiques, chimiques, etc.32 A l’image des alliages d’acier, la brique contient d’autres éléments tels que le sable, qui dépendent du pourcentage d’argile pur initial. Dans les briqueteries modernes, les argiles sont extraites en profondeur et sont mélangées. La brique fait partie de la famille des céramiques lourdes.

Fig. 1 P. Bruegel L'Ancien - La Grande Tour de Babel, 1563, Kunsthistorisches Museum, Vienne 32

PEIRS Giovanni, op. cit. p.7

19


Fig. 2 Carrière d'argile à Albine, briqueterie Le Bouisset Photographie : Sébastien Pardonnet

Fig. 3 Briqueterie du Nord Photographie : Baguenaudes

20


b.

Propriétés conférées L’architecture génère une volumétrie dont la perception par l’Homme est subordonnée à celle

des surfaces de ces volumes. Ces surfaces sont caractérisées par des aspects liés principalement aux sens visuels et tactiles tels que la couleur et la texture. Ces caractéristiques surfaciques sont elles-mêmes dépendantes des propriétés du matériau extérieur, la peau, qui compose le volume. Ces propriétés sont intrinsèques aux matériaux et varient selon les techniques de mise en œuvre. L’exemple de la brique est particulièrement significatif puisque sa couleur dépend d’une part de la terre d’origine et d’autre part du contexte de cuisson. Par ailleurs, le module, associé aux joints de pose, permet un graphisme qui génère un dessin de façade, avec sa propre texture, son propre appareillage. Cet appareillage complexifie les possibilités de composition de façade, d’un point de vue structurel ou ornementale (voir fig. 4). « La forme et l’espace de l’architecture se qualifient par les caractères des matériaux et des traces de leur mise en œuvre. La lumière en est la complice. Le résultat est une ambiance. »33

Fig. 4 Studio Ko, musée Yves Saint Laurent, Marrakech, 2017 Photographie : Nicolas Mathéus 33

VON MEISS Pierre, op. cit. p.14

21


Les caractéristiques principales de l’argile sont sa massivité, sa viscosité et ses performances mécaniques. On ajoute des additifs et des adjuvants organiques ou minéraux qui permettent l’optimisation des caractéristiques du matériau de construction. L’argile est sans odeur, elle n’est pas toxique et sa mise en œuvre est l’une des plus simples et connues. Avec la montée en puissance des critères liés à l’écologie dans la construction, la terre répond aux besoins de préservation des ressources puisqu’elle est disponible dans la plupart des régions du monde34. L’énergie utilisée pour les transports dans la construction peut être économisée par l’utilisation d’argile en provenance de carrière proches. La terre possède également un caractère réutilisable important. Elle peut être remise en circulation dans la nature après usage. Elle est reconnue pour sa bonne capacité d’absorption et de restitution de vapeur d’eau liée à sa porosité et pour sa capacité de stockage de chaleur pouvant favoriser les compensations des variations de températures. Seulement, pour être certain du bon usage de l’argile dans une construction il est nécessaire de bien connaître les variétés de gisements et la constitution des composants qui y sont liés. Quant aux propriétés esthétiques de la brique, c’est avant tout le moulage qui confère une morphologie qui dépend de différents paramètres tels que la culture constructive, les besoins en termes de performances structurelles et l’effet architectonique recherché. Concernant la couleur du matériau, elle dépend d’une part des oxydes métalliques de l’argile utilisée et d’autre part de l’apport d’oxygène ou non lors de la cuisson. La brique de terre cuite n’est pas que rouge ou ocre. L’oxyde de fer donne sa couleur rouge traditionnelle mais une température de cuisson élevée donne un bleu vert. Un peu de manganèse donne un tesson brun, l’argile pure des porcelaines (kaolin) est blanche, le graphite apporte du gris et le calcaire offre du jaune35. Les possibilités de coloration de la brique ne sont pas tant limitées que ce qui est d’ordinaire perçu. A Amsterdam par exemple, lieu d’expression urbaine de la brique, l’agence Marcel Lok fait démonstration par la façade sur le port industriel du potentiel colorimétrique de la brique en terre cuite (voir fig. 5), expérience que propose différemment l’agence française Tank à Lille avec le collège Lévi-Strauss (voir fig. 6). La brique de terre cuite est un matériau dit pierreux, nous interrogerons d’ailleurs cet aspect imitateur de la brique en tant qu’ersatz ou copie de la pierre dans le chapitre II. D’un point de vue technique, elle se comporte en tous les cas comme telle : ininflammable et incombustible, inerte chimiquement, résistante à la compression (80 à 100N/mm2) à l’image d’un béton. Elle pèse 1800kg/m3 mais elle est fragile et poreuse, ce qui paradoxalement lui permet sa mise en œuvre par prise au mortier.

34 35

M. HEGGER, V. AUCH-SCHWELK, M. FUCHS, T. ROSENKRANZ, op. cit. p.18 Ibid.

22


Finalement, elle possède une dilatation thermique de l’ordre de 0,005mm/m/K, étant ainsi d’une stabilité dimensionnelle exceptionnelle36.

Fig. 5 Marcel Lok architect, Amsterdam, Houthaven Blok 0, Plots 8 & 9 Photographie : Pardonnet Sébastien

Fig. 6 Tank architectes, collège Lévi-Strauss, Lille 36

PEIRS Giovanni, op. cit. p.7

23


L’immeuble du Cambridge Crystallographic Data Center réalisé par Eric Christian Sørensen utilise les propriétés de la brique pour offrir un environnement de travail particulier dans le cadre d’activités d’identification de composés à partir d’analyses spectrographiques. Le cahier des charges impose un environnement de travail sain, isolé et un confort sonore. Les cloisons intérieures en brique couplées à un plafond en bois permettent une absorption acoustique adéquate. Les briques de 228x168x103 mm sont disposées en carreaux et boutisses alternativement pleines et perforées : l’esthétique et la technique sont mutualisées de sorte à générer une ambiance acoustique appréciable. Chaque surface de mur possède une texture propre étudiée selon les besoins et le choix du matériau contribue à assurer la tranquillité des chercheurs. Le mur est en quatre couches : briquetage extérieur en briques danoises, feuille en aluminium, supports métalliques et briques acoustiques intérieures laissées nues pour apporter à l’espace un caractère moins domestique que professionnel. Utiliser le mur de brique dans ce contexte de travail particulier démontre une « approche de l’architecture sensible à l’environnement de travail, aboutissant à un édifice qui utilise moins d’énergie, (…) le choix délicat des matériaux et la compréhension profonde des méthodes traditionnelles permettant leur mise en œuvre donne un parfait exemple sur la façon dont on peut tirer parti des leçons du passé pour construire un bâtiment d’une modernité sans compromis, exactement inséré dans son époque. »37

37

W.P. CAMPBELL James, op. cit. p.12

24


c.

Tournants majeurs historiques Il y a environ 5000 ans, les premières villes d’argile furent construites en Égypte et en

Mésopotamie. Les premières civilisations se sont développées dans des zones fluviales, comme les civilisations du Nil où la terre glaise et l’argile étaient les matériaux de construction les plus abondants, facilement disponible et à mettre en œuvre38. Cette disponibilité a façonné une culture constructive, des habitudes techniques et donc un artisanat lié à un savoir-faire : « le Mésopotamien, privé bien plus radicalement de pierre et de bois, voué à l’argile, aura un sens de la forme beaucoup plus mou, qui se retrouve aussi bien dans sa sculpture que dans son architecture. »39 La brique cuite est la suite logique de la brique crue. Cependant elle nécessite une logistique précise : des fours adaptés, des combustibles en grande quantité et une organisation hiérarchisée du travail collectif. La fabrication et l’emploi du matériau brique n’est alors possible uniquement dans une société civilisée40. Probablement alors, la première brique vient du Moyen Orient d’il y a 3000 ans avant notre ère. C’est par la suite pour l’art militaire d’une part et les besoins d’une société nouvelle d’autre part que se met au service l’ingéniosité humaine en concevant des briques adaptées à chaque construction. Plus tard, ce seront les Grecs puis les Romains qui introduiront la brique en Europe41 comment en témoigne par exemple l’architecture moderne du musée national d’art romain de Mérida par Rafael Moneo. Les brique des arcs à trois bandes évoquent la maçonnerie du théâtre romain à proximité. Il engage un dialogue avec l'ensemble du site archéologique tout en affirmant un caractère indépendamment contemporain. Les briques sont précises, rythmées et dimensionnées pour évoquer un sentiment de raffinement qui n’est concevable que dans un projet moderne.

Fig. 7 Voûte du Colisée en briques jointées d’opus caementicium Photographie : Sébastien Pardonnet 38 39 40 41

M. HEGGER, V. AUCH-SCHWELK, M. FUCHS, T. ROSENKRANZ, op. cit. p.18 R. HUYGHE, Formes, vie et pensée in L’art et l’Homme, édition Larousse, Paris 1961, tome 1 PEIRS Giovanni, op. cit. p.7 Ibid.

25


Fig. 8 Rafael Moneo, musée national de l’art romain, Mérida, Espagne, 1986 L’utilisation de la brique pour cet édifice est relative à l’histoire romaine du lieu dont s’empare momentanément l’architecte pour concevoir et mettre en œuvre une technique constructive historique.

Après la chute de l’Empire Romain, l’Empire Byzantin utilise encore la brique et donne naissance à Ayasofya, la basilique Sainte Sophie à Constantinople (532-537). Parallèlement, les musulmans développèrent un autre style architectural en brique en Afrique du Nord et en Espagne. Aujourd’hui la Grande Mosquée de Cordoue (785-987) ou le Palais de l’Alhambra témoignent de cet héritage42. L’islam le répandit jusqu’en Asie centrale. Vers 1200, on trouve la brique dans le monde entier43. Finalement, l’histoire de la brique commence quasiment avec la civilisation humaine. Le premier tournant historique pour ce matériau a été à la Renaissance, jusqu’au XVIIème siècle. Avec les innovations techniques de l’époque, l’utilisation de la brique devenait moins chère et se répandit à différentes échelles : on l’emploi autant pour la construction des maisons que pour la fortification des villes. L’Amérique coloniale en fit son matériau de prédilection général pour ses nouveaux établissements44. « La brique ne prend définitivement son essor qu’avec la révolution industrielle, deuxième moitié du XVIIème siècle. Elle devient alors le produit de masse que nous connaissons encore aujourd’hui. »45

42 43 44 45

PEIRS Giovanni, op. cit. p.7 W.P. CAMPBELL James, op. cit. p.12 Ibid. PEIRS Giovanni, op. cit. p.7

26


Fig. 9 Calepinage de brique de la Basilique Sainte Sophie, 532, Istanbul

Fig. 10 Four à brique du XIXème en Sologne, Tuilerie de la Bretèche Photographie : tuilerie de la Breteche

27


Lors des débuts de la révolution industrielle dans l’Angleterre du XVIIIème, des ouvrages furent publiés démontrant de quelle façon fabriquer les briques et surtout comment les produire en très grande quantité puis les transporter sur de longues distances. Au XIXème la brique est considérée comme un matériau standard lorsqu’il s’agit de construire pour l’industrie et le commerce, grâce à la mécanisation des procédés. Le néo-gothique s’emparera de l’engouement pour le matériau, jusqu’à la fabrication des premiers gratte-ciel,46 ce que nous développerons davantage dans le chapitre deux. Le béton, l’acier et le verre étaient propices à une architecture novatrice typique du XXème siècle. La brique perd sa prééminence, mais sa fabrication persiste. Le fait que des matériaux plus modernes pour l’époque apparaissent sur le marché de la construction entraine une utilisation de la brique plus rare mais plus novatrice tandis que dans les pays en voie de développement, elle apparaît comme le matériau idéal en vue de son coût peu élevé en termes de production et surtout pour son intégration parfaite dans les traditions constructives et esthétiques locales.47 L’architecte britannique naturalisé indien Laurie Baker illustre ce propos par son emploi et sa grande maitrise de la brique pour une architecture vernaculaire, à bas cout et respectueuse de l’environnement. Après plus de cinquante années passées en Inde, il a marqué le paysage de Trivandrum, capitale du Kerala à la pointe Sud indienne par de nombreuses réalisations. A titre d’exemple, Laurie Baker réinterprète la technique des jalis indiens : des moucharabiehs qui laissent entrer l’air en filtrant la lumière, il construit une façade de brique comme une onde ajourée régulièrement par un motif lié à la modularité structurelle de l’élément pour s’intégrer dans l’environnement végétal et climatique. Baker inventa une voûte pour réduire le ciment à sa plus stricte nécessité et réduire alors le cout de la construction : une maille de tuiles par-dessus laquelle on vibre un béton auto-plaçant pour remplir les interstices sans habiller la sous-face de la voûte comme il est d’usage de le faire.

46 47

W.P. CAMPBELL James, op. cit. p.12 Ibid.

28


Fig. 11 Réinterprétation du jali indien par Laurie Baker

Fig. 12 Laurie Baker a marqué la région du Kerala par son emploi de la brique comme matériau aux potentiels économiques adaptés à la situation financière du Trivandum à cette époque.

29


II.

Potentiel structurel – mesure

Ainsi que nous l’avons démontré précédemment, la brique, comparé aux anciens matériaux rejetés entre temps au second plan, est restée un matériau de premier ordre. A la fois utilisé pour les travaux courants que pour les formes et structures nouvelles, on en voit autant de preuves dans les régions où la construction en brique fait l’objet d’un engouement traditionnel tel qu’en Europe ou en Amérique du Nord que dans les régions plus neuves dans ce domaine où le paysage est marqué d’édifice remarquables48. L’emploi contemporain de la brique provient-il du désir d’appliquer ses techniques et ses propriétés nouvelles à une architecture contextuelle ou révèle-t-il une réaction contre une tendance aux constructions techniquement compliquées et aux façades « lissées » ?

a.

La maçonnerie comme nature de la brique Le mur assure le transfert des charges des niveaux supérieurs, il soutient. Il permet par sa

massivité et son épaisseur de générer une séparation, il divise. Il participe à l’atmosphère du lieu par sa consistance et sa matérialité. Il est l’élément premier de l’architecture puisqu’il permet la possibilité de fabriquer une intériotié. « Tout édifice coupe, partage la continuité spatiale, de telle sorte que l’homme qui se trouve à l’intérieur ne voit pas l’extérieur, et vice-versa. Or, l’essentiel de l’architecture, ce que l’on devrait mettre en valeur dans la représentation planimétrique, ce ne sont pas les limites données à la liberté spatiale, c’est cette liberté même, définie et créée entre les murs. »49 Maçonner des matériaux fabriqués à la main est l’une des plus anciennes techniques de construction. Après avoir assemblés des moellons naturels, l’Homme a développé des techniques d’assemblage pendant l’Antiquité qui l’ont mené à travailler sur la pierre naturelle jusqu’à la fabrication de blocs plans et assemblés par joints50. Mais qu’est-ce que le mur de brique ? Le mur homogène, au sens esthétique du terme, impose une rigueur dimensionnelle au lit de mortier qui doit être parfaitement horizontal. Les joints verticaux eux sont en quinconce. Pour être rigide, le mur de brique demande une verticalité impeccable couplée à un angle ou une courbure pour son contreventement. La mise en place des briques lors de l’élévation du mur dépend de ces angles qui indiquent les rapports entre l’épaisseur, la hauteur et la longueur du module.

48 49 50

GÖBEL Klaus, GATZ Konrad, op. cit. p.13 ZEVI Bruno, Saper vedere l’architettura, apprendre à voir l’architecture, édition de Minuit, 1959 M. HEGGER, V. AUCH-SCHWELK, M. FUCHS, T. ROSENKRANZ, op. cit. p.18

30


L’architecture s’inscrit dans une société et de fait dans une économie. Le mur en brique économique a une longueur, une hauteur et une épaisseur qui sont des multiples des dimensions de l’élément de base et des joints, il est modulaire. Enfin, le mur de brique s’il est poreux nécessite un traitement architectonique afin d’être protégé de l’humidité du sol, de la pluie et du gel51. Les briques artificielles qui n’ont cessées d’être optimisée « ont constitué un produit semi-fini performant pour la construction des murs »52 et ce jusqu’à aujourd’hui. L’industrie actuelle du bâtiment propose un vaste catalogue de produits à base de matériaux minéraux. Les liants et les méthodes d’assemblages sont désormais choisis selon des critères qui sont dans la plupart des cas dépendant des exigences de résistance à la charge53. Jusque dans les années 1850, c’était la brique ou la petite pierre naturelle qui tenaient dans une main pendant que l’autre étalait le mortier. Aujourd’hui la brique pèse jusqu’à quatre kilogrammes et est devenue d’avantage technique : à titre d’exemple, le leader mondial dans la fabrication de brique – l’entreprise autrichienne Wienerberger – propose 6 formats différents et 38 sous-formats de brique. Par ailleurs, les normes entrées en vigueur concernant les exigences thermiques des bâtiments nouveaux ont poussé le secteur industriel à innover dans le secteur de la terre cuite54. Il existe désormais des briques fabriquées aussi par extrusion mais qui sont dites alvéolaires, dont les « vides » réduisent les transferts de chaleur et le poids. Les formats sont donc plus grands que les briques traditionnelles utilisées jusqu’alors et les faces sont nervurées. Ces changements qui découlent d’un contexte économique et technique ont des conséquences d’une part constructifs mais aussi sur l’architecture contemporaine. D’ordinaire pour les maçonneries apparentes, les briques pleines et briques de parement conviennent, pour les murs enduits, les briques alvéolaires sont souvent utilisées pour mettre à profit leurs propriétés thermiques55. Lorsqu’il réalise le restaurant La Manduca à Azagra, l’architecte espagnol Francisco Mangado fabrique une nouvelle « relation plastique et visuelle » qui est générée « par le contraste établi entre la composition abstraite de la façade d’accès et le fond naturel représenté par les roches. »56 Ce contraste est permis parce que l’architecte fait le choix de laisser nue la façade de brique alvéolaire qui exprime et révèle par sa répétition toute sa modularité, par la visibilité grossière des joints toute sa technique de pose et par les nervures verticales tout son processus de fabrication industrielle face à une nature silencieuse et contemplative, minérale et caractérielle. Selon Francisco Mangado « ce nouvel et vaste espace d’accès intègre des suggestions de contenu architectural élevé. »57 Ce contraste travaillé par le traitement matériel de la façade est aussi ce qui permet au bâtiment de s’intégrer d’une part dans le paysage

51 52 53 54 55 56 57

VON MEISS Pierre, op. cit. p.14 M. HEGGER, V. AUCH-SCHWELK, M. FUCHS, T. ROSENKRANZ, op. cit. p.18 Ibid. AMZULESCO François, La revanche de la brique in Paris Innovation Review, mercredi 15 mai 2013 Ibid. MANGADO Francisco, Restaurante « La Manduca », consulté sur http://www.fmangado.es MANGADO Francisco, Restaurante « La Manduca », consulté sur http://www.fmangado.es

31


rocailleux de la province de Navarre et d’autre part dans la Calle Navas de Tolosa dont le sol et les façades sont majoritairement en terre cuite.

Fig. 13 Francisco Mangado, restaurante La Manduca, Azagra, Province de Navarre, Espagne - entrĂŠe

Fig. 14 Francisco Mangado, restaurante La Manduca, Azagra, Province de Navarre, Espagne - section

32


Ainsi que démontré précédemment, la maçonnerie apparente en brique est souvent associée à l’espace extérieur où on la retrouve. Mais le matériau brique convient aussi pour l’élévation de murs intérieurs. Il est alors possible pour l’architecte de concevoir une liaison visuelle et haptique avec l’extérieur de l’édifice. Ainsi la lecture de la méthode de pose liée à une forme « perpétuée depuis des millénaires » confère aux maçonneries apparentes un caractère primitif58. Selon Alain Guiheux précédemment cité, « il y a une reconnaissance de la moralité, de la brique comme étant liée intimement au mur, à la maçonnerie. » Dans son traité sur l’ordre de la brique, il défend l’idée que c’est précisément cet « archaïsme des procédés de construction » qui dépend de la nature des matériaux, et que c’est cela qui « amène les édifices à se ressembler par-delà l’histoire. »59 Ainsi, il partage avec Louis Kahn quelques questions fondamentales à l’emploi architectonique de la brique : « qu’est-ce qu’un mur ? qu’est-ce qu’il est dans la nature de la brique de faire ? Que peut-on faire avec une brique ? » Ces questions constructives, nous tenterons sans prétendre y répondre, d’y apporter une voie d’analyse dans l’étude de cas concernant Louis Kahn, honneur et glorification du matériau.

58 59

M. HEGGER, V. AUCH-SCHWELK, M. FUCHS, T. ROSENKRANZ, op. cit. p.18 GUIHEUX Alain, op. cit. p.13

33


b.

Porteur – porté, stabilité évidente De tout temps, l’architecture a été l’art qui témoigne des forces gravitationnelles de la nature.

Ériger un édifice, c’est d’abord connaître les préceptes de l’équilibre statique, sans quoi aucune architecture ne peut exister. Les témoins les plus efficaces nous viennent des temples de l’Antiquité et des prouesses égyptiennes, des portes de Mycènes, de l’architecture monumentale romaine jusqu’aux arcs boutants du gothique60. En 1819, Arthur Schopenhauer affirme dans Le monde comme volonté et comme représentation61 qu’il y a « une articulation claire entre support et poutre, le vertical et l’horizontal, la colonne et l’entablement »62 et que ce sont ces éléments architectoniques qui servent à l’interprétation esthétique de la gravité. L’architecture n’imite pas la nature mais se sert d’elle pour exister, « en exprimant et en distinguant ce qui porte de ce qui est porté. »63 Dans le mur de brique « le constructif, l’architectural et le social s’interpénètrent. »64 L’architecture du XXème siècle était l’époque des pilotis et des portes à faux spectaculaires mais certains architectes tels que Louis I. Kahn aux influences Beaux-Arts tournèrent leurs travaux vers l’évidence d’une stabilité qui enracine l’édifice massif jusqu’aux profondeurs du sol65. Aussi, la vérité de la structure à cette période n’est pas la priorité des architectes, pourtant là encore Louis Khan en tant qu’initiateur du brutalisme, a offert par son innovation expressive de la matérialité en architecture, un chemin à la brique vers la monumentalité, toutefois opposée au modernisme. Alain Guiheux suppose que l’architecture peut donner un sens aux objets constructifs et, dans le cas de la brique, il s’agit de traduire et d’exprimer une profession, « partir du matériau pour en exposer l’être ».66 Propos que soutient indirectement Eugène Viollet-Le-Duc dans son dictionnaire lorsqu’il exprime l’idée que « jamais (…) la variété ou la perfection de la matière n’a été la preuve du mérite de celui qui l’emploie ; et d’excellents matériaux sont détestables s’ils sont mis en œuvre hors de la place ou de la fonction qui leur conviennent. »67 En sommes, pour certains architectes, l’enjeu n’est pas forcément de donner à voir la réalité des descentes des charges, le jeu des forces gravitationnelles du bâtiment mais plutôt d’en parler de façon indirecte ou subtile en donnant à voir une répartition du poids visuel grâce à une composition volumétrique68. L’effet généré n’est pas pour autant inférieur puisque « rien ne prouve que la formule physique s’applique automatiquement à l’effet visuel. »69 Il existe ainsi une dualité concernant 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69

VON MEISS Pierre, op. cit. p.14 SCHOPENHAUER Arthur, Die Baukunst, dans Die Welt as Wille und Vorstellung, 1818 Ibid. Ibid. GUIHEUX Alain, op. cit. p.13 Ibid. Ibid. Source : Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’architecture française, B. Bance, A. Morel, Paris 1854-1868. 10vol., article « Construction » ARNHEIM Rudolf. , The dynamics of architectural form, University of California Press, Berkeley, 1977 Ibid.

34


l’esthétique du flux des forces en architecture et le cas d’étude qui suit traite du potentiel que possède la brique à exprimer cette mécanique naturelle. Cas d’étude : La bibliothèque Philips d’Exeter, Louis Khan, honneur et glorification de la brique L’Homme est « séduit par le potentiel formel des forces majeures en jeu »70. Pour Louis Kahn, exprimer le flux des forces est une contrainte qui ne dépend pas du type d’édifice projeté, tel un acquis immuable, une redevance. C’est l’une des raisons pour lesquelles ses constructions ont suscité tant d’intérêt dans la profession et dans le grand public. « Vous devez honorer et glorifier la brique au lieu d’en changer en permanence, et de lui faire tenir un rôle inférieur dans lequel elle perd son caractère, comme par exemple quand vous l’utilisez comme matériau de remplissage, ce que j’ai fait et que vous avez fait. »71 Ce discours prononcé par Louis Kahn en 1973 est connu pour avoir questionné notre rapport aux matériaux lors de la conception d’un projet. Il prône une relation sincère entre la brique et l’architecte qui projette, afin de l’affirmer et de la démontrer dans toute sa nudité et de lui redonner son succès d’autrefois : « la brique est un matériau totalement vivant dans les régions qui occupent les trois quarts du monde, où elle est le seul matériau logique à utiliser. Le béton est un matériau hautement sophistiqué mais pas aussi accessible que vous le pensez. »72 En 1972 est achevée la bibliothèque Philips d’Exeter dans le New Hampshire aux États-Unis, qui constitue l’un des bâtiments en brique les plus représentatifs du mouvement moderne et du rationalisme constructif. A ce propos, Antoine Picon écrit que dans la bibliothèque, « la virtuosité du traitement de l’espace se justifie au nom de l’expérience de lecture la plus immédiate qui soit »73 ; et cette lecture immédiate est permise parce que Louis Kahn participe déjà aux prémices du mouvement brutaliste : sa démarche est d’utiliser la brique à son état brut, de faire ressortir au mieux sa qualité et ses possibilités sans aucune dissimulation des défauts, la vérité constructive figure sur le matériau, en l’occurrence ici la solidité manifeste de la brique. Pour cela premièrement, il conçoit la bibliothèque comme un cube de brique brune solide posé au cœur du collège et lui donne une échelle monumentale : neuf niveaux. James W.P. Campbell le qualifie d’énigme, « c’est comme le témoin d’une civilisation disparue, un morceau de Palatin tombé au cœur de la Nouvelle-Angleterre »74 ou encore un mausolée pour les mots. Le choix de la brique s’est imposé naturellement à Kahn pour des raisons de provenance, l’architecture géorgienne néo-classique alentour étant en brique rouge locale. Mais Kahn possède déjà une histoire avec la brique qu’il utilise

70 71 72 73 74

VON MEISS Pierre, op. cit. p.14 KAHN Louis, conférence à New York, 1973 Ibid. PICON Antoine, op. cit. p.11 W.P. CAMPBELL James, op. cit. p.12

35


cependant en remplissage dans ses premiers projets (la Yale Gallery à New Haven ou les Richards Laboratories à Philadelphie) et la dispose en appareil régulier de panneresses, sans particularité ni de détail, ni de texture. C’est avec ses projets en Inde et à Dacca qu’il travail davantage avec la brique et se perfectionne mais toujours en l’employant selon les ressources locales : « j’ai dû apprendre le briquetage sur le tas (…). Pourquoi dissimuler la beauté des briques nues ? J’ai demandé à la brique ce qu’elle voulait être et elle m’a dit « je veux être un arc », j’en ai donc fait un arc ». Inspiré par ses visites à Rome et Carcassonne, il affectionne la ruine et les arcs de décharge dans la maçonnerie : son desiderata est toujours que le briquetage soutienne visiblement les poussées, ce qu’il réalise à la bibliothèque Philips d’Exeter par le rétrécissement des pleins en brique vers le haut grâce à la diminution répétée du nombre de briques qui les composent. Cet effet subtil allège le poids de l’édifice au fur et à mesure de la hauteur et conforte l’idée de masse encastré dans le sol. Paradoxalement, Kahn rompt cette impression de massivité dans les angles avec les minces murs de briques qui se plient et se replient75, peut-être pour justement l’exalter. Cette absence de l’angle permet finalement « la compréhension du système constructif du bâtiment » et attribue « une solidité nouvelle à la masse et (…) à la matière. »76 En façade, les porteurs en brique sont percés par des arcades qui soulignent la monumentalité de la structure à l’image des percements des amphithéâtres romains77. C’est donc bien la brique de ces arcades qui permet le percement répété du volume en fonction de la structure grâce à des linteaux en arc aplatis. La brique porte l’essentiel des poussées. En ses termes, Louis Kahn déclare que « le poids de la bibliothèque fait danser au-dessus et gémir au-dessous »78 ; et cette démonstration du flux des forces dans les briques « offre une chance de relier la perception de l’environnement bâti à l’expérience corporelle fondamentale de chaque être humain avec la gravité. »79 Notre perception des constructions est subordonné à cet équilibre statique, ce qui semble à première vue un édifice simple devient après analyse une structure d’une complexité étonnante.

75 76 77 78 79

GUIHEUX Alain, op. cit. p.13 RIVALTA Luca, Louis I. Kahn, la construction poétique de l’espace, Le Moniteur, Architextes, 2003 Ibid. Interview de Louis Kahn sur la bibliothèque Philips d’Exeter, New York Times, 23 octobre 1972 VON MEISS Pierre, op. cit. p.14

36


Fig. 15 Louis Kahn, bibliothèque Philips, Exeter, USA, 1972

Les murs de la bibliothèque sont montés en appareil English Garden Wall (les joints sont arasés à fleur de mur) avec de plus, une rangée de boutisse pour sept rangées de panneresses de briques fabriquées à la main de 190x85x55mm. Ces dimensions ne sont pas anodines puisque ce sont les mêmes que les briques qu’Alvar Aalto utilisa pour la Baker House vingt années plus tôt. A son image, il dispose en saillie aléatoirement des rebus trop cuits. Tout ceci combiné génère en façade « une variation de couleurs et de textures qui donnent rythme et intérêt. »80 En 1977 dans The dynamics of architectural form, Rudolf Arnheim propose trois facteurs qui ordonnent la perception visuelle du poids : la distance par rapport au sol, la charge d’une masse distribuée de haut en bas et l’énergie potentielle lorsqu’un élément tombe par terre81. Ce théorème a donné lieu « à la tripartition qui caractérise la façade classique de l’Antiquité à nos jours »82 soit la base (le socle), l’espace poreux (la colonnade) et la couverture (le fronton). Louis Kahn s’affranchi de cette caractéristique occidentale dès le début du projet : « le bâtiment fut à l’origine conçu puis élaboré pour que chaque partie de la structure soit très simple et très délicate, espace et matériau si interdépendants qu’aucuns aspects ou éléments ne puisse être ôté sans affecter tous les autres »83 et c’est pourquoi de l’extérieur l’édifice projette une composition rythmée par l’ordre de la maçonnerie porteuse en brique qui s’amincit par niveau. La brique joue un rôle primordial dans l’expression de la 80 81 82 83

W.P. CAMPBELL James, op. cit. p.12 ARNHEIM Rudolf, op. cit. p.34 GUIHEUX Alain, op. cit. p.13 Lettre de Kahn à Armstrong, boîte LIK 6, Kahn Collection, Philadelphie

37


bibliothèque par cette dualité entre appareillage décoratif horizontal et démonstration structurelle verticale et Louis Kahn trouve dans la brique « l’élément idéal permettant de relier le classicisme méditerranéen à la tradition locale des bâtiments néo-géorgiens du campus »84 c’est à dire sa dépendance à la stratification progressive qui « caractérise et génère » le mur porteur.

Fig. 16 Louis Kahn, bibliothèque Philips, Exeter, USA, 1972 84

RIVALTA Luca, op. cit. p.36

38


De nos jours, les exigences thermiques dans la construction imposent aux architectes de penser la façade en prenant en compte cette variable en amont du projet, phénomène qui non sans avoir un impact esthétique, fait l’objet d’une standardisation des matériaux et des procédés de construction. Aujourd’hui il est très difficile de concevoir un bâtiment dont la façade serait entièrement en brique (parement et structure), bien souvent la structure indépendante en béton est habillée de briques de parements soutenues par des systèmes en acier. Mario Botta parle d’utiliser les matériaux fidèlement et émet l’hypothèse que le spectateur est « suffisamment cultivé pour comprendre que les bâtiments modernes consistent en carcasses structurelles habillées d’un revêtement léger. »85 Quand la brique creuse a fait son apparition, elle a bouleversé les standards de la construction en jouant de son avantage thermique. Les premières références aux murs de brique creux remontent à 1805 dans l’ouvrage de William Atkinson, Views of picturesque cottages with plans : « en construisant les murs pour les villas ou autres édifices en briques, on pourrait faire de grandes économies en matériaux, sans trop sacrifier à la solidité, en laissant les murs creux (…) qui sera aussi beaucoup plus chaud que tous les autres, en raison de l’air contenu dans la cavité qui est l’un des meilleurs éléments non conducteurs. » Ce système se généralise vers 1920 avec des supports en métal et en plastique86. Après la guerre, on manque de brique, l’emploi du béton est favorisé et la brique devient de plus en plus parement jusque vers les années 1970 où cette technique est généralisée. L’architecture de l’extension (Sloane Robinson building) du Keble college (1995) à Oxford de Rick Mather incarne la démonstration de ce changement constructif non pas seulement par l’emploi de la technique mais par l’intégration de cette dernière dans la conception de la façade. L’appareillage utilisé est le stack bond c’est à dire l’empilement simpliste des briques (248x102x41) les unes sur les autres, sans décalage. Les briques fabriquées manuellement sont disposées dans le sens de la hauteur et montrent le plus petit côté, dessinant alors des rectangles verticaux. Par cet appareillage possible que dans le cas de figure où les briques ne portent rien de plus que leurs poids propres, l’architecte expose l’astuce que d’autres cherchent à dissimuler : les liens d’acier derrière le parement. Ce registre souligne la fragilité du mur de brique qui n’en est pourtant pas moins complexe mais devient antinomique au mur massif de Louis Kahn que nous avons décrit précédemment.

85 86

W.P. CAMPBELL James, op. cit. p.12 Ibid.

39


Fig. 17 Rick Mather, Sloane Robinson Building, Keble College d'Oxford, 1995 Briquetage en stack bond

40


c.

Expressionisme et anti-ornement Il y a plus d’un siècle, en 1908, l’architecte et théoricien autrichien Adolf Loos (1870-1933)

publiait Ornement et crime. La même année, Hendrik Petrus Berlage (1856 – 1934), architecte néerlandais, déclarait que « la décoration et l’ornement sont parfaitement superflus alors que la création d’espace et les relations entre les masses sont vraiment essentielles »87. Il était l’un des pionniers dans la revendication d’un modernisme authentique s’appuyant sur des « proportions claires, des murs plans, l’expression directe des matériaux et la primauté accordée à l’espace. »88 Après son voyage aux ÉtatsUnis, il contribue à faire connaitre les œuvres de Franck Lloyd Wright et à diffuser son principe pour la brique au naturel. La bourse d’Amsterdam érigée en 1903 par H.P. Berlage illustre sinon son emploi minimaliste et protestataire, la brique dans son plus simple appareil. D’une part, le matériau est apparent autant à l’intérieur qu’à l’extérieur, d’autre part ce refus de l’ornement est couplé à un bouleversement structurel de la construction en brique puisqu’il n’y a aucun système de chainage d’angle et les renforts en pierre sont extrêmement minimisés. Alain Guiheux parle de renversement ou d’ornement creusé lorsqu’il explique à propos de la façade de cet édifice qu’elle « paraît parfois traitée en creux comme si l’aplatissement de la façade s’était poursuivi jusqu’à inverser la notion d’ornement rapporté. »89 A l’inverse de la stabilité évidente étudiée précédemment, ce n’est pas l’évidence de la construction qui est mise en avant mais la « continuité et la netteté du mur »90. Berlage est l’architecte précurseur qui tente de donner à son édifice une qualité qui le distingue des monuments anciens : l’unité de la surface plane rendue au mur, pensée nouvelle qui sera le point de départ pour de nouveaux principes architecturaux. Paradoxalement à ses convictions anti-ornementales et rationnelles qu’il partage avec Franck Lloyd Wright lorsque ce dernier réalise l’immeuble Larkin en 1906, Hendrik Petrus Berlage est considéré dans la profession comme le père du mouvement de l’École d’Amsterdam dans un style expressionniste qui tend vers l’usage d’éléments architectoniques décoratifs et non fonctionnels et qui a influencé le mouvement moderne91. La bourse d’Amsterdam reste son édifice le plus important car il est l’aboutissement de l’architecture hollandaise du XIXème et l’initiateur de l’architecture du XXème.

87 88 89 90 91

CURTIS William, op. cit. p.13 Ibid. GUIHEUX Alain, op. cit. p.13 Ibid. CURTIS William, Ibid.

41


Fig. 18 Franck Lloyd Wright, immeuble Larkin, Buffalo, 1906 reconstitution

Fig. 19 H.P. Berlage, Bourse d’Amsterdam, 1903

42


Étude de cas : l’école d’Amsterdam, expression de la brique Afin de contextualiser rapidement cette étude, il s’agit de rappeler que le bâtiment premier attitré à l’école d’Amsterdam est la maison de navigation réalisée en 1916 par l’architecte Johan Van der Meiy (1878 – 1949) dont les collaborateurs chargés de l’exécution étaient Piet Kramer et Michel de Klerk, qui quelques années plus tard, seront parmi les figures emblématiques du mouvement de l’école d’Amsterdam. L’école d’Amsterdam portait une attention particulière à l’emploi de la brique, matériau « expressif et tout spécialement hollandais » et considéré comme « prééminent. »92 Mais l’essence même du mouvement résidait dans l’idée que l’emploi des matériaux traditionnels telle que la brique devait être mis en œuvre de façon moderne tout en étant porteur d’une part de sens architectural et d’autre part de références historiques et culturelles. C’est d’ailleurs sur ces points précis qu’était fondée la divergence entre l’école d’Amsterdam et le mouvement De Stijl qui faisait son apparition en Hollande vers 1920 et qui influencera fortement le Bahaus de Walter Gropius. En 1919, Michel de Klerk conçoit le Het Schip (le navire) qui à ce jour est devenu le bâtiment représentatif de l’école d’Amsterdam. Lorsqu’il dessine ce bâtiment en brique de logements collectifs ouvriers, l’architecte « rejette l’idée selon laquelle l’architecture moderne doit obligatoirement être liée aux matériaux modernes »93 et refuse de s’allier aux industriels. Parallèlement, les architectes de l’école d’Amsterdam se revendiquent comme « libérés du carcan des styles historiques ». Par l’usage total de la brique apparente, Michel De Klerk applique ici l’idée d’« enracinement culturel » que la brique incarne « pour produire un sens de l’individuel ». Il introduit dans son architecture une modularité des hauteurs et d’aspects de façades afin de créer des points de vue pittoresques et un certain « sens du lieu »94. En 1922, Howard Robertson, architecte britannique publie une critique de l’édifice dans Architectural review, « on ne peut s’empêcher d’admirer l’esprit qui permet à l’architecte de produire dans le cours d’un bloc d’habitations, une structure comme le petit groupe couronné par cette fantastique flèche habillée de terre cuite. L’utilité de ce trait délicieux avoisine le zéro, la seule raison de sa présence est simplement d’apporter un trait piquant et délicieux pour les yeux qui la contemplent. » Michel De Klerk est un architecte et socialiste convaincu qui construit en 1921 l’ensemble résidentiel pour l’association Dagerrad (Point du Jour) au Sud d’Amsterdam. A cette époque, une grande partie de ce type de construction est réalisée par des coopératives ouvrières, syndicales ou religieuses pour répondre au programme de logement lancé par le gouvernement hollandais en 1901 tentant d’améliorer les conditions de vie des habitants. Dans son usage intensif des

92 93 94

W.P. CAMPBELL James, op. cit. p.12 Ibid. GUIHEUX Alain, op. cit. p.13

43


formes organiques façonnées par la brique artisanale hollandaise autant en intérieur qu’en extérieur, y compris pour les éléments décoratifs et non-fonctionnels – fait unique jusqu’alors à l’école d’Amsterdam – De Klerk symbolise le renouveau social et le romantisme disposés à la vie de l’Amsterdam du XXème siècle qui participera à l’identité de la ville de brique que l’on connaît aujourd’hui. Dans son article de 1916, il parle de « modernité pétillante, de sensationnalisme choquant et impressionnant. »95 Derrière les textures de briquetage des murs ondulants jusqu’à devenir des émergences bulbeuses, on discerne « les traits stylistiques locaux transfigurés par une forte charge affective. Les conventions visuelles du romantisme national antérieur ont été schématisées à l’extrême, gommant progressivement toute influence historique. »96

95 96

W.P. CAMPBELL James, op. cit. p.12 Ibid.

44


Fig. 20 Michel De Klerk, Het Schip, Amsterdam, 1919

Fig. 21 Michel De Klerk, Het Schip, Amsterdam, 1919

Fig. 22 Michel De Klerk, Dagerrad, Amsterdam, 1919

45


d.

La recherche de l’organique Dans son essai sur la matérialité, Antoine Picon aborde la notion de matière animée en ces

termes : « l’ambition d’animer la matière au lieu de se contenter de l’empiler (…) occupe un rôle de premier plan dans la démarche architecturale » et termine sur une note spirituelle du matériau : « l’architecture s’est constamment réclamée de cette ambition immémoriale. (…) comme si quelque chose entrait en résonance entre la matière qu’elle organise et l’esprit humain »97. L’un des potentiels de la brique est son détournement : faire avec la brique ce qu’elle n’est pas présupposée devenir, autrement dit l’arrondi, la courbe, le biais. La notion de nature des matériaux que nous avons évoqué précédemment concernant la brique qui devient le mur épais et solide est ici remise en cause par la notion de détournement qui s’appuie sur la création de formes antinomiques. Cela dit il est nécessaire d’émettre une réserve, car en reprenant les termes d’Alain Guiheux, faire l’inverse de ce qu’est présupposé devenir la brique présente aussi un risque, celui de « l’imitation servile, alors que tout doit être transposition habile. »98 Le détournement de l’usage de la brique a mené l’architecte-stylicien catalan Antoni Gaudi à laisser derrière lui une série d’édifices mettant en exergue les potentiels formels organiques de la brique traditionnelle de sa région en s’inscrivant toutefois dans un rationalisme structurel apporté par les lectures des théories de Viollet-le-Duc. Étude de cas : Antoni Gaudi, entre formes organiques et rationalisme structurel de la brique Gaudi observait à loisir la nature au cours de ses promenades. Il a suivi une éducation religieuse. Il défendait l’idée que « l’architecture était un reflet de la nature » et que la nature « était à son tour un reflet de Dieu. »99 Il croyait en l’importance de l’ornement en architecture et il utilisa principalement la brique pour créer des motifs détaillés en façade. Antoni Gaudi expérimente son premier détournement de la brique lorsqu’il dessine le pavillon Güell en 1887. Il fait usage du matériau comme fond de scène aux mosaïques orientales puis insère dans les joints des tessons pour rappeler la pratique du galleting du Moyen-Âge. Il couvre le pavillon principal par des voûtes en briques qui sont posées en assises plates, écho à une technique traditionnelle espagnole appelée la tabicada. Mais les briques qu’il choisit d’utiliser sont carrées, minces et posées à plat, nécessitant un mortier de plâtre qui prend rapidement100. L’architecte était attachée à un sens de l’artisanat de la brique même dans son emploi le plus ingénieux, la technique de pose était possible à la main avec un étais de bois pour maintenir chaque module pendant la prise rapide. La voûte ne nécessitait pas de cintre lors de son édification, « tout l’art est de disposer les briques selon le bon angle pour créer

97 98 99 100

PICON Antoine, op. cit. p.11 GUIHEUX Alain, op. cit. p.13 W.P. CAMPBELL James, op. cit. p.12 Ibid.

46


des courbures de voûtes. »101 Concernant la Casa Mila (1910) à Barcelone, là encore les voûtes catalanes qui portent les toit-terrasse stimulent l’imaginaire du visiteur par l’audace structurelle et formelle102. Gaudi joue avec les limites du vraisemblable pour générer une atmosphère d’équilibre, de spectacle. Dans son projet de crypte de la chapelle de la Colonia Guëll de 1898, les plans et les sections montrent des espaces « curvilignes, asymétriques et complexes » construit en brique et suivant le principe selon lequel « l’architecture doit imiter la nature : comme rien dans celle-ci n’est rigoureusement vertical. »103 Les courbures infinies en brique génèrent un univers de lignes basées sur la géométrie de la nature qui dépasse toutes les limites formelles de l’architecture du XXème siècle. La grande force expressive de la crypte est le résultat de la combinaison entre l’innovation structurelle et l’utilisation audacieuse de l’élément constructif et ceci des années avant son réemploi dans l’architecture moderne avant-gardiste. Cependant, à force de manipuler et de détourner la brique, l’architecte a fini par se tourner vers d’autres matériaux tels que le béton et la pierre, « la brique imposait une discipline et un protocole précis de construction, finalement à l’opposé de l’approche de Gaudi. »104 Par ailleurs, la brique est mise en œuvre traditionnellement de forme rectangulaire, n’étant donc pas une forme naturelle et donc pas en adéquation avec l’évolution de l’architecture de Gaudi, propos qui sera questionné au chapitre deux, la brique en tant qu’ersatz. Il n’en reste pas moins que la brique joua un rôle principal dans la quête de l’interprétation personnelle de l’organique en architecture d’Antonio Gaudi, non pas seulement par respect de l’art vernaculaire catalan mais par la diversité technique puis formelle que le matériau modulaire permit à l’architecte bâtisseur. L’architecture dite organique est parfois associée à un programme esthétique faisant croire que la gravité pourrait être vaincue, comme si elle n’existait plus. Eero Saarinen, Antoni Gaudi, Eladio Dieste ou encore Santiago Calatrava sont, parmi tant d’autres, des architectes représentatifs de ce mouvement. Les structures formelles de brique de l’Église du Christ ouvrier et Notre-Dame-de-Lourdes en Uruguay conçue par l’architecte ingénieur Eladio Dieste en 1960 se réfèrent à l’apesanteur, c’est à dire à la sensation d’absence de gravité terrestre qui, cette dernière étant tellement absente dans notre perception quotidienne du monde, devient un bouleversement sensoriel, une sorte de perte d’équilibre, et influe sur nos sens.

101 102 103 104

W.P. CAMPBELL James, op. cit. p.12 GUIHEUX Alain, op. cit. p.13 W.P. CAMPBELL James, Ibid. Ibid.

47


Fig. 23 Antoni Gaudi, crypte de la chapelle de la Colonia Guëll, 1898

Fig. 24 Antoni Gaudi, crypte de la chapelle de la Colonia Guëll, 1898

48


Fig. 25 Eladio Dieste, Église du Christ ouvrier et Notre-Dame-de-Lourdes, Uruguay, 1960

Fig. 26 Eladio Dieste, Église du Christ ouvrier et Notre-Dame-de-Lourdes, Uruguay, 1960

49


e.

Expérimentations et architecture Franck Lloyd Wright dans In the cause of architecture affirme à propos des matériaux et de

l’expérimentation en architecture : “il est bon de travailler avec une palette limitée et plus d’imagination, que de travailler avec moins d’imagination et plus de palette »105 confortant l’idée que « le jeu avec les matériaux les plus simples, c’est le test par excellence, et les exercices qui offrent le moins de liberté sont les plus prisés. »106 En ce sens l’architecture s’assimile à imposer un usage au matériau, « modifier son évidence »107 et par là, le matériau utilisé conditionnerait l’œuvre : « un architecte se devra de partir à la recherche de l’être du matériau ou à l’inverse chercher à le contredire. »108 Cette expérimentation de la matière se traduit par une recherche de ce que l’on peut faire avec le matériau. Alvar Aalto est l’un des architectes dont les œuvres font preuve d’une expérimentation constante et cet intérêt que porte le matériau est un élément continue dans son approche du projet, peu importe l’échelle109, chaque œuvre est un essai de matériaux. La maison expérimentale de Muuratsalo (1952) est une œuvre dont l’expérimentation est le but intrinsèque. Simplement, il cherche à savoir ce que l’on peut faire avec la brique et donc de « manifester les propriétés intimes du matériau choisi. »110 Selon les propos de Gianluca Gelmini à propos d’Aalto, comme de nombreuses autres constructions, il ne s’agit ici pas de bonne architecture mais bien des lieux de perfectionnement de techniques et d’objets qui sont présupposés être produits en série111, tels que la brique ; c’est d’ailleurs en ces termes qu’Alvar Aalto décrit cette maison d’été : un laboratoire expérimental destiné à étudier la résistance de la brique et d’améliorer ses techniques de constructions. Alors cet édifice devient source d’un panel d’échantillons, de « possibilités techniques et esthétiques » : cinquante variétés de briques sont utilisées dans cette œuvre que nous pouvons rapprocher de la villa Mairea pour laquelle l’architecte avait déjà expérimenter différentes solutions architectoniques et techniques sur plusieurs matériaux112. Une autre forme d’expérimentation de l’esthétique de la brique dont Aalto fait preuve est démontrée à la maison de la culture à Helsinki réalisée en 1958. Ici, l’architecte ferme une ouverture du mur courbe par un dispositif en terre cuite qui fabrique une continuité surfacique et « un jeu de superposition de plans entre l’ouverture et le mur. »113 Alors l’ouverture n’est plus un trou mais comme une respiration générée par une animation de superpositions, des couches de plis en terre cuite ou un feuilletage avec un registre vertical. C’est effectivement un thème central que l’on retrouve dans

105 106 107 108 109 110 111 112 113

WRIGHT Franck Lloyd, In the cause of architecture : the meaning of materials in Architectural records, 1928 GUIHEUX Alain, op. cit. p.13 Ibid. Ibid. GELMINI Gianluca, Alvar Aalto, Actes Sud, Arles, 2008 p.24 GUIHEUX Alain, Ibid. GELMINI Gianluca, Ibid. p.24 GELMINI Gianluca, Ibid. p.54-55 GUIHEUX Alain, op. cit. p.13

50


l’architecture d’Aalto : la poétique de la ligne courbe inspirée par la nature. Après les années 1935 il effectue des recherches formelles plus libres que le fonctionnalisme empêche, trop rigide et austère selon lui. Cette recherche se fonde sur la découverte et le réemploi des matériaux traditionnels et une « relation harmonieuse avec la nature. »114 Finalement, le mur ondulé est caractéristique de l’architecture d’Alvar Aalto pour qui toujours selon Gianluca Gelmini constitue « une clé de lecture différente de l’espace qui favorise le rapprochement entre l’homme et la nature »115 et de fait possède un rôle déterminant dans la composition du projet. Ce propos s’illustre par le projet de 1949 au M.I.T d’Aalto, la Baker House. Dans la composition du projet, la ligne déformée en brique du corps principal s’émancipe de la rigidité de la partie basse faisant office d’entrée. La façade sinueuse est tournée vers l’eau et elle répond à « l’idée organique consubstantielle aux architectures d’Aalto. »116 Ce caractère ambivalent de l’édifice, Aalto le marque par le contraste matériel : l’irrégularité du revêtement de briques laissées nues fait contraire aux plaques de marbre gris du rez-de-chaussée. Ces briques sont locales, fabriquées manuellement et font 190x85x55mm avec des joints horizontaux creusées rappelant la Prairie school de Wright traité dans le chapitre 2. En façade sont disposées plus ou moins aléatoirement des rebus de la briqueterie, des briques cramées et déformées dues au processus de fabrication que Aalto décrit de la façon suivante : « les briques ont été fabriquées avec de l’argile de surface exposée au soleil. Elles ont été cuites en meules pyramidales montées à la main, sans autre combustible que du bois de chêne. Pour la construction des murs, on a utilisé toutes les briques sans les trier, de sorte que leur couleur varie du noir au jaune canari, avec une prédominance du rouge brillant »117 ; et ce geste de composition de façade est à mettre en parallèle avec une autre citation d’Aalto, 25 ans plus tôt : « Sans doute cela tientil en partie à la trace laissée par le travail artisanal, à la pureté artistique du matériau, à la simplicité de lignes accordées à notre paysage. »118 Finalement, Aalto aura expérimenté la brique jusqu’à la travailler avec un enduit : par un bon dosage de peinture et d’enduit il expérimente le voile couvrant le mur de brique en générant une surface nouvelle qui unifie les briques entre elles, processus technique et esthétique visible à la maison expérimentale ou dans son atelier de 1956.

114 115 116 117 118

GELMINI Gianluca, Alvar Aalto, Actes Sud, Arles, 2008 p.25 Ibid. p.25 Ibid. p.46 W.P. CAMPBELL James, in Alvar Alto et le modernisme scandinave, op. cit. p.12 Alvar Alto, Motifs d’autrefois in Arkkitehti, 1922

51


Fig. 27 Alvar Aalto, maison expérimentale, Muuratsalo, 1953 Façade extérieure en brique enduit

Fig. 28 Alvar Aalto, maison expérimentale, Muuratsalo, 1953 Expérimentation de la brique, façades intérieures

52


Fig. 30 Alvar Aalto, M.I.T Baker House, 1949

Fig. 29 Alvar Aalto, maison de la culture d'Helsinki, 1958

53


En France, c’est sans doute Fernand Pouillon qui a accordé un grand intérêt aux expérimentations de la mise en œuvre de la brique notamment au CREPS d’Aix en Provence. Il insère le mortier à l’intérieur de la brique dont la fonction ne devient plus que décorative, il expérimente la texture et la couleur et modifie alors la perception visuelle que l’on a l’habitude d’avoir pour ce matériau. En l’utilisant en façade, l’architecte se réapproprie le matériau pour son projet, de façon maitrisée : « le nouveau matériau est alors considéré comme un élément ornemental de l’enveloppe. »119 Une autre manière d’expérimenter la brique est démontrée au musée Kolumba à Cologne de Peter Zumthor (2007). La brique est l’élément majeur du projet puisqu’elle a été créée spécialement par l’architecte et manufacturée par le briquetier danois Christian Petersen. L’enveloppe de l’édifice suit le périmètre de l’ancien complexe religieux : elle prend appui sur les ruines en pierre d’une église détruite au cours de la guerre. En 1947, une chapelle de béton est construite, Zumthor ajoute une troisième « ère architecturale » matérialisée par la brique Kolumba : par une réappropriation du matériau, l’architecte réussi à laisser visible l’ancien en faisant cohabiter les pierres du vestige avec sa brique suffisamment mince de sorte à exécuter avec précisions la jonction avec les nervures ornementales de la maçonnerie gothique et les murs en ruines120. Cette nouvelle strate en brique reprend les teintes des matériaux présents mais marque une différence temporelle par une mise en œuvre selon un gabarit défini selon l’époque et les techniques : les pierres des murs anciens sont massives et morcelées, les éléments gothiques tels que les arcs sont fins et adroits, les briques d’après-guerre pour combler des vides sont épaisses et courtes. La brique du Kolumba est très fine et longue, par ses 528x108x37 mm et ses joints de 17 mm, elle s’efface si l’on observe l’édifice à distance et nous laisse imaginer une façade lisse tandis qu’à proximité de la façade, la brique donne l’échelle et permet au visiteur d’embrasser la taille de l’édifice au premier coup d’œil121. Les murs du musée sont constitués d’un empilement de briques minces plâtrées.

De plus, l’innovation et l’expérimentation technique réside dans la propriété

dimensionnelle même de la brique Kolumba : par sa finesse elle permet un raccord presque invisible avec les ruines aux contours chaotiques ou avec les arcs. Cette permission esthétique est due à au géni artisanal du briquetier danois qui moule ses briques à l’eau qui fait office de lubrifiant. L’argile en excès est arasée, le moule est soulevé et la brique prend la forme de la pierre en négatif, son futur support. La cuisson au charbon apporte les teintes claires et foncées qui caractérisent la brique. Par ce processus de recherche et d’expérimentation de la brique autant d’un point de vue technique qu’esthétique, Peter Zumthor se réapproprie le matériau et permet une continuité dans la reconstruction de l’édifice. Il se réfère à la brique romaine122 mais construit son propre discours car il s’adapte à un lieu, à des circonstances esthétiques que sont le support de ruine et les strates temporelles existantes. Cette pensée s’inscrit dans l’idée de toujours laisser visible l’existant pour transmettre aux générations futures des 119 120 121 122

GUIHEUX Alain, op. cit. p.13 ZUMTHOR Peter, réalisations et projets, 1985-2013, Scheidegger & Spiess, Zurich, 2014 JS, Penser la matière in Cosa Mentale, n.4, Décembre 2010 ZUMTHOR Peter, Ibid. p.165

54


preuves d’un savoir-faire et d’une capacité d’adaptation. L’édifice n’est pas ce qu’il représentait au moment de sa première construction mais il est représenté par ce qu’il reste de lui aujourd’hui123. Le modèle de la brique Kolumba est toujours commercialisé et produit en série, pour exemple, l’agence Lundgaard & Tranberg l’utilise pour la Royale Danish Playhouse à Copenhague mais au-delà des quelques réalisations remarquables qu’elle compose, la brique Kolumba est représentative de l’intérêt contemporain pour les matériaux à l’aspect traditionnel qui témoigne d’une culture régionale. Finalement, au chapitre trois, la question de l’expérimentation en architecture en lien avec la filière terre cuite sera illustrée par l’exemple de la collaboration entre l’agence Renzo Piano Building Workshop et Terreal dans l’élaboration et la fabrication d’un nouvel élément structurel en terre cuite : le voussoir.

Fig. 31 Peter Zumthor, musée Kolumba, Cologne, 2007 Jonction entre la brique Kolumba et les ruines de l’ancienne église 123

ZUMTHOR Peter, op. cit. p.54

55


Fig. 32 Peter Zumthor, musĂŠe Kolumba, Cologne, 2007

Fig. 33 Peter Zumthor, musĂŠe Kolumba, Cologne, 2007

56


III. Potentiel d’assemblage – écriture a.

Description, éloge et utilisation de la modularité et de l’appareillage de la brique L’assemblage de la brique pour former un mur se base sur la coordination modulaire avec la

construction. Cette coordination varie selon l’esthétique recherchée d’une part, l’épaisseur du mur d’autre part. A titre d’exemple, un mur de faible épaisseur appel le concepteur à user d’un appareillage dit en panneresse : la largeur de la brique exprime l’épaisseur du mur. C’est l’appareillage courant utilisé pour des murs de séparation, sans exigences particulières. Si l’architecte souhaite montrer la brique en façade et la faire porter, il choisira alors un appareil en boutisse où l’épaisseur du mur correspond à la longueur de la brique. L’appareil dit anglais consiste en l’alternance de rangées de boutisses et de panneresses tandis que le flamand désigne l’alternance de pose de ces deux modes. Cet ordre géométrique de la maçonnerie est initialement fonctionnel, il assure la stabilité124. Mais les lignes générées par l’appareillage permettent une multitude d’esthétiques et d’effets visuels. Dans son ouvrage sur le rationalisme constructif en architecture, Viollet-Le-Duc affirme que « l’appareillage sera un progrès par rapport à la concrétion. Il y a dans l’appareillage une raison qui n’existe pas dans le blocage »125. Les notions d’assemblage et d’appareillage ont une place non négligeable dans l’histoire de la brique puisqu’elles permettent aux civilisations une affirmation de l’identité constructive : « l’assemblage sépare les grecs des assyriens (…). Les grecs sont des appareilleurs, c’est à dire des assembleurs et des empileurs de pierre. »126 Appareiller des éléments constructifs tels que la pierre ou la brique et non plus les assembler par concrétion a été synonyme d’évolution de la pensée architecturale et artistique : « l’appareillage fait passer le bâtiment d’un métier plus ou moins habilement exercé à l’art. »127 Comme si l’Homme avait trouvé le moyen graphique d’exprimer en façade la rationalité de la statique et l’évolution de l’intelligence constructive : « il y a dans l’appareillage le plus simple, le plus naturel, un charme puissant auquel les races occidentales sont sensibles, comme par instinct. »128 propos soutenu par l’historien d’art autrichien Otto Pächt lorsqu’il annonce que « les matériaux forment l’art. L’art et la société se reflètent et évoluent ensemble. On peut lire la seconde dans le premier, et même voir l’esprit d’une époque, une vision du monde dans les appareillages. »129 Enfin, si l’on considère l’acte d’appareiller comme une recherche d’expression esthétique dans la démarche architecturale et non plus seulement comme une solution structurelle d’empilement, la brique devient l’outil artistique

124 125 126 127 128 129

M. HEGGER, V. AUCH-SCHWELK, M. FUCHS, T. ROSENKRANZ, op. cit. p.18 VIOLLET-LE-DUC Eugène, op. cit. p.34 GUIHEUX Alain, op. cit. p.13 Ibid. VIOLLET-LE-DUC Eugène, Ibid. PÄCHT Otto, introduction in Aloïs Riegl, Grammaire historique des arts plastiques, tr. Fr. Ed. Klincksieck, 1978

57


de « l’art matériel (…) qui ait donné lieu aux spéculations philosophiques les plus hardies, comme si quelque chose entrait en résonance entre la matière qu’il organise et l’esprit humain »130. Cas d’étude : Lewerentz et l’obsession du détail modulaire Klippan en Suède, 1966, l’architecte Sigurd Lewerentz construit l’église Saint Pierre, son hommage à la brique. Sigurd Lewerentz voyait en la brique « la capacité d’expression propre » du module, sa « primauté »131. Selon lui, la brique diffère de la pierre car elle ne peut pas être coupée, adaptée, ajustée. Mise en œuvre selon des dimensions données, couper la brique est difficile et est considéré comme une surcharge de travail à éviter. Cette opinion sur le matériau, Lewerentz l’a retranscrit en réalité architecturale « en posant comme principe que l’on ne taillerait pas une seule brique » lorsque l’église serait construite. W. P. Campbell parle à ce propos d’« intégrité évidente » de la brique lorsque celle-ci est assemblée en panneresse et que l’édifice est à la mesure du module multiplié. Pour assurer cette intégrité, Lewerentz joue sur la largeur entre les briques, il utilise des joints épais, solidifiés avec du silex broyé, qui sont grattés après avoir été étalés grossièrement. Par cet éloge de l’appareillage propre à la brique, Sigurd Lewerentz évoque « le briquetage des persans dans lequel les briques sont disposées en appareil régulier. »132 De plus, l’architecte a soigneusement sélectionné des briques défectueuses dans les rebuts de la briqueterie de la ville suède d’Helsingborg afin de les insérer dans l’appareillage et d’attirer l’attention à des endroits voulus. Par l’emploi du matériau commun que s’avère être la brique et par la pensée constructive mise en place dès le début de la conception du projet, Sigurd Lewerentz « parvient à acquérir de la meilleure façon qu’il soit une réalité renouvelée quant à la matière. »133 Mais travailler à rendre beau ou spécial une composition de matériau est banal, ici l’architecte « donne à voir une poétique à travers le caractère humble de la brique. » C’est finalement l’utilisation présupposée exacte de la brique qui donne à l’édifice ses dimensions, sa volumétrie, son caractère spatial et par-delà son atmosphère, sa raison d’être érigé. L’Église Saint Marc réalisée par le même architecte à Björkhagen en 1963 témoigne du caractère spécial que l’édifice acquiert par la mise en œuvre d’une architecture de brique à l’appareillage complexe et réfléchi. Sigurd Lewerentz pense les façades en fonction de l’écartement des briques permit

130 131 132 133

PICON Antoine, op. cit. 11 W.P. CAMPBELL James, op. cit p.12 Ibid. CARUSO Adam, Sigurd Lewerentz and a material basis for form : the feeling of things, Editions Poligrafa, Barcelone, 2008

58


par la quantité de mortier déposée. Ce rapport entre brique et joint est la base de l’appareillage, « en augmentant l’écart des joints entre briques, il va offrir un nouveau regard à ce matériau. Les proportions sont alors différentes de ce que l’on a l’habitude de voir. » L’impact émotionnel que l’architecte cherche en travaillant ainsi l’extérieur est la perturbation visuelle du rythme des surfaces de l’enveloppe, générant de fait une esthétique purement décorative mais aussi un message architectural simple, celui de la mise en évidence de la diversité technique d’appareillage du mur de brique134.

Fig. 34 Sigurd Lewerentz, église Saint Pierre, Klippan, 1966. L’appareillage intègre de la brique est à la base de la conception formelle

134

W.P. CAMPBELL James, op. cit. p.12

59


Sigurd Lewerentz intègre la logique de l’appareillage et du module en amont de sa conception architecturale afin d’en jouer, de la détourner dans le but d’une démonstration plastique, artistique et pratique : « Et c’est une des fonctions du calepinage que d’assurer la maitrise pratique de l’architecte, réelle et symbolique, ou l’une sans l’autre, démonstration de compétence comme aussi bien volonté de sa possession. »135 Comme souvent est le cas en construction, calepiner sert davantage à prévoir les angles, les butées et les ouvertures. C’est démontrer une « anticipation architecturale », c’est simplement du sérieux et de la rigueur. Mais Sigurd Lewerentz affiche sa brique appareillée non seulement comme l’expression de cette attention professionnelle, de ce travail bien fait, mais aussi comme un message, une communication de la profession : cette figure qui « se fige puis se répète » traduit un savoir-faire humain. Lewerentz exprime un « désir d’un retour à une pratique artisanale où l’architecte maîtriserait encore ce qui se passe sur le terrain »136, il communique une révolte contemporaine contre un système professionnel, apportant toute la temporalité symbolique à l’édifice137.

Fig. 35 Sigurd Lewerentz, église Saint Pierre, Klippan, 1966 135 136 137

GUIHEUX Alain, op. cit. p.13 Ibid. Ibid.

60


Fig. 36 Sigurd Lewerentz, église Saint Marc, Björkhagen, 196 Détail du briquetage

Fig. 37 Sigurd Lewerentz, église Saint Marc, Björkhagen, 1963

Fig. 38 Sigurd Lewerentz, église Saint Marc, Björkhagen, 1963

61


b.

Pluralité des associations de matériaux avec la brique Au milieu du XIXème siècle, Paris connaît le remaniement d’Haussmann : voiries élargies,

nouveaux boulevards, assainissement et prestige de la ville sont les objectifs de ce renouveau architectural et urbain. Dans sa réglementation, Haussmann spécifie que les édifices qui donnent sur les boulevards seront en pierre, la brique servira uniquement aux façades situées ailleurs ou derrière les structures138. Cette perte d’intérêt pour la brique continue jusqu’aux Expositions Universelles de 1878 et 1889 qui, couplées à l’ouvrage d’Eugène Viollet-le-Duc, Entretiens sur l’architecture de 1863 redonnent un vif intérêt pour le matériau : des structures de fer et de fonte sont garnies de brique et présentées comme l’architecture de l’avenir. Cette évolution concède alors des changements dans l’apparence du matériau et permet de satisfaire des besoins nouveaux tout en abandonnant les structures et formes des styles anciens traditionnels, depuis si longtemps dominants. Ce changement pour la maçonnerie est significatif des possibilités de l’art de la construction de l’époque139. Les catalogues industriels et les représentations techniques notamment de Lacroux et de Chabat auront aussi un rôle majeur dans la démocratisation de la brique, objet de la partie qui suit. En sommes, cette situation de paradoxes amène à l’innovation inévitable pour apporter des alternatives, de nouveaux choix, « les concepteurs ont besoin d’enrichir leurs connaissances de matériaux à partir d’informations susceptibles de satisfaire leurs attentes. »140 Quelles sont alors les significations de la question du mélange des matériaux en ce qui concerne la brique ? Nous l’avons vu précédemment, l’uniformité du mur, le traitement homogène d’un matériau unique s’associe à des principes de sévérité, d’ancrage et d’intemporalité. Alain Guiheux parle dans ce cas de « décision unique » de l’architecte envers « l’unicité des morales et des conduites rigoureuses » qui s’attachent à l’emploi du matériau seul, lui, opposé à l’emploi de matériaux différents, d’hybridation « comme la rigueur des conduites à la liberté que l’on peut prendre avec elles. »141 Dans son écrit sur la brique, nous le verrons davantage détaillé dans le prochain argument, Lacroux prône « la pureté des couleurs et la finesse du grain, le glaçage de la brique, sa capacité à s’appareiller parfaitement. »142 et participe ainsi à une nouvelle vision de la brique, propre au XIXème qui la voit comme un matériau moderne, technique et contextuel. Les textes sont illustrés sur plus de cent pages en couleurs qui traitent de l’architecture domestique mais aussi de dessins d’appareillages de façade en brique et de détails de liaison. Pierre Chabat en 1889 publie La brique de terre cuite qui traite de l’histoire du briquetage tout en cherchant à favoriser un nouveau style d’architecture porté sur le briquetage multicolore avec des structures métalliques. Finalement, dans la plus grande partie de la France et à Paris particulièrement, la brique n’est restée que très peu appréciée comme matériau de construction pour l’extérieur des édifices mais aura été beaucoup utilisé en

138 139 140 141 142

W.P. CAMPBELL James, op. cit. p.12 GÖBEL Klaus, GATZ Konrad, op. cit. p.30 HOYET Nadia, op. cit. p.11 GUIHEUX Alain, op. cit. p.13 Ibid.

62


remplissage d’ossatures porteuses. Un des édifices témoins de cette conception de la brique de l’époque industrielle est le marché couvert d’Albi avec sa structure d’acier et son briquetage aux motifs polychromes. Associer la brique a un autre matériau revient soit à introduire des variations au mur en rapprochant des matériaux différents dans leurs composition esthétique ou structurelle (brique – acier, brique – pierre) soit à jouer sur les surfaces par des traitement de matière différents (brique émaillée, rugueuse, lisse, percée…) ; le tout étant d’ajuster la relation entre les deux matériaux afin d’y lire une complémentarité. L’agence parisienne de l’architecte Nicolas Michelin ANMA affiche cette complémentarité par l’utilisation d’une structure à ossature métallique apparente sur laquelle repose un voile de brique. Le changement de matériau marque la descente de charge en façade et impose un rythme des percements verticaux équivalent à celui de des portiques. L’association acier – brique entre dans le cahier des prescriptions locales puisque le bâtiment de l’agence de l’eau en question de trouve à Rouen en Seine-Maritime et s’intègre parmi les hangars existants143.

Fig. 39 ANMA, Agence de l'eau, Rouen, 2007 143

Site web www.anma.fr projet : Agence de l’eau à Rouen

63


Mais l’acier est loin d’être le seul matériau d’association que la brique permet. Au musée Kolumba (objet d’une analyse au chapitre 1 sur l’expérimentation), Peter Zumthor associe la brique avec le vide. Or, ajourer est un geste soumis davantage aux principes de l’appareillage : enlever une brique est possible que par le jeu de décalage pour pouvoir permettre la portée par-dessus le vide créé. Zumthor dessine alors ses briques de forme allongées et de faible épaisseur, générant un vide fin, horizontal et maîtrisé. Le mur fait 600mm de largeur et n’est pas isolé.

Fig. 40 Peter Zumthor, musée Kolumba, Cologne, 2007

64


65


Chapitre 2 – Symboliques, représentations et nouvel esthétique I. a.

Modèle constructif mythique

Le sens comme réalité indépendante et supérieure à la matière Alain Guiheux qualifie le matériau brique comme un élément représentatif de l’expression d’une

culture dès lors que l’Homme, sortit de la caverne, se doit d’apprendre à construire. La brique devient alors symbole d’intelligence constructive, c’est la « condition d’accès à la connaissance, un don des dieux et ferment de la culture » puisque le passage de « l’homme sauvage » à « l’homme civilisé » s’accompagne et se traduit par le passage d’ « un habitat trouvé à un habitat construit. » 144 Dans le propos sur l’architecture et la sculpture dans Esthétique de Georg Wilhelm Friedrich Hegel il est dit que « s’enfermer, se terrer est un besoin plus primitif et plus naturel que celui de creuser, déterrer, rechercher des matériaux, les réunir, les façonner. On peut dire, sous ce rapport, que la caverne est antérieure à la cabane. »145 Ainsi que précédemment énoncé, Vitruve affirme que le progrès technique va de pair avec le progrès de la société et que par la construction, l’Homme s’expérimente et progresse. Aussi, la société ainsi grandissante devient de plus en plus stimulante techniquement et intellectuellement, l’histoire de l’habitation humaine se déliera ensuite de cette dualité que Vitruve propose et l’on peut lire, notamment dans l’architecture moderne, que les matériaux et les techniques que l’on emploi sont le reflet volontaire de « l’état culturel et moral d’un peuple » et par-delà, de son développement. Cas d’étude : Le Corbusier et les maisons Jaoul, la brique fonctionnelle et primitive Le Corbusier construit en 1953 les maisons Jaoul caractérisées par des voutes de bétons qui génèrent les espaces sur deux niveaux et qui sont portées par des murs de briques. Ces deux éléments ne sont pas récurrents dans l’architecture de Le Corbusier qui a pu être vu comme l’architecte moderne du béton armé. Dans le cas présent, il utilise et travaille la brique qui n’aura finalement pas plus de limitations pour lui que les autres matériaux.146 Me Jaoul affirme que la maison fut perçue non pas comme une habitation mais comme une usine.147 Au sortir de la révolution industrielle et jusqu’à aujourd’hui encore, l’usine en brique reste représentative de la fonction pure, c’est un édifice conçu pour uniquement sont bon fonctionnement et transpose alors dans l’imaginaire collectif une image de la

144 145 146 147

GUIHEUX Alain, op. cit. p.13 HEGEL G.W.F., Esthétique (architecture, sculpture), édition Aubier-Montaigne, Paris, 1964, p.63 GUIHEUX Alain, Ibid. Architecture d’Aujourd’hui, Les maisons de l’enfance, n°204, sept. 1979, p.85

66


brique comme matériau d’industrie, la brique est fonctionnelle et c’est précisément l’idée de fonction qui intéresse quelques architectes du XXème siècle, notamment Le Corbusier.

Fig. 41 Gustave Doré, cité industrielle, vers 1870

67


Ainsi, lorsqu’il refuse l’enduit il remet en cause des canons esthétiques traditionnels et fait figurer une vérité en façade sur cette maison, celle de la fonctionnalité architecturale. Les maisons Jaoul semblent ne pas être achevées. Manque d’enduit, joints réalisés sans soins ni aucune attention, parfois creux parfois en excès, « la brique se présentant comme on la trouve sur des pignons de mitoyenneté des immeubles, (…) ici la mise à nu dépasse l’absence de crépi (…). »148 L’architecte donne à voir l’inverse d’un choix raffiné de matériaux, il exprime ordinairement la brique autant dans sa mise en œuvre que dans sa fabrication puisque ce sont pour la plupart, des briques rouges ternes de qualité médiocre.149 Le paradoxe étant que cette « mauvaise qualité » esthétique et technique n’est qu’une mise en scène durement recherchée par l’architecte en collaboration avec les artisans qui ont fait venir des échantillons et ont réalisés de nombreux essais pour atteindre cette parfaite médiocrité. Le Corbusier fait effectivement connaitre dans ses lettres la réalisation de joints sur des prototypes de petites tailles.150 Finalement, dans ce projet de maisons, l’écriture architecturale réside dans « la transformation du matériau dont la médiocrité de départ fournit toute l’évidence, faire signifier le plus insignifiant, le plus utilitaire, le plus tristement constructif et par-dessus tout le moins couteux. »151 Et ce langage nous le retrouvons dans la manière dont sont traités les murs porteurs, avec les ouvertures étroites et hautes, peu nombreuses, l’architecte souligne l’impression massive et contrainte du mur pour indiquer que la brique travaille. « Utiliser des matériaux bruts et les faire parler, c’est la mise en évidence de son origine. La technique sera de faire ressortir le caractère primitif du matériau, de la brique et du béton. »152

Fig. 42 Le Corbusier, Maisons Jaoul, 1953 Photographie : fondation Le Corbusier 148 149 150 151 152

GUIHEUX Alain, op. cit. p.13 Ibid. Lettres à Mr. Bertocchi, 7 mai 1953, archives Fondation Le Corbusier GUIHEUX Alain, Ibid. Ibid.

68


Fig. 43 Le Corbusier, Maisons Jaoul, pièces graphiques

Fig. 44 Le Corbusier, Maisons Jaoul, 1953 Photographie : fondation Le Corbusier

69


b.

Personnification de la brique et expression du sacré Il existe un traité sanskrit d’architecture en provenance du Sud de l’Inde, le Mayamata (région

du Tanjore, environ an 1000). Il est considéré comme une « encyclopédie d’architecture, ou la construction des temples et de leurs annexes, (…) l’urbanisme et les édifices civils de tous genres »153 sont étudiés. L’analyse de ce traité peut être lu dans la thèse de Bruno Dagens déposée en 1967. La civilisation védique (du Satapatha Brahmana) a valorisé la brique en l’élevant au rang de matière sacrée. Le texte énonce que chaque brique de l’autel védique est chargée de valeur symbolique à tel point que « la brique y est rituel et par conséquent la maçonnerie ne constituera pas dans la construction de l’autel védique un moment indépendant »154. La pose des briques, l’acte de bâtir est inscrit dans un rituel propre au traité et obéit à des règles particulières : la première brique repose sur « divers dépôts sacrés et sera recouverte d’une plante »155 tandis que chaque module de brique est nommé, à titre d’exemple : Ritavyâh sera la brique « des saisons », Apasyâs la brique « de l’eau » et Visvagyotiotis la brique « de la génération »156. L’appareillage des briques se fait selon un positionnement ordonné précisément, chaque brique est considérée à part entière comme telle. La brique des « cavités naturelles » Svayamâtrurnâ permet de respirer et de « s’échapper vers une résidence éternelle. Cette brique est porteuse d’un rituel »157. Enfin, si un bâtiment est construit entièrement en brique, il est considéré comme pur. Le Mayamata a personnifié et genré la brique : « une brique mâle a des côtés rectilignes longs d’un nombre pair de doigts, si elle est femelle, ce nombre est impair ; une brique neutre a des côtés incurvés. »158 Elles sont aussi décrites et sélectionnées selon des critères liés aux sens tels que la sensation lisse au toucher, « elles doivent rendre un son agréable ». Une brique mâle construit un édifice mâle (sancita), une brique femelle un édifice femelle (asancita) et « il faut qu’elles soient de même nature que ce qui existait auparavant à l’endroit où l’on veut les mettre »159. Par leur personnification, chaque brique est unique et son nouvel emploi est proscrit. Leur fabrication est aussi régie par un rituel sacré qui quantifie les quantités de sève à incorporer dans l’argile ainsi que le nombre de broyage et de malaxage à effectuer au pied et à la main pour fabriquer une brique apte à édifier. « Salée, blanchâtre, noire et uniforme, rouge et foisonnante, telles sont les quatre sortes de terres ; parmi elles il faut choisir la terre rouge et foisonnante ; une terre sans gravier, sans cailloux, sans racines, sans ossements »160.

153 154 155 156 157 158 159 160

DAGENS Bruno, Un traité d’architecture de l’Inde du Sud, Le Mayamata, 18 juin 1967 Ibid. Ibid. GUIHEUX Alain, op. cit. p.13 G. Dumezil, Rituels indo-européens à Rome, éd. Klinksieck, Paris 1954, p.31 DAGENS Bruno, Ibid. Ibid. Ibid.

70


L’expression du sacré en architecture peut être étudiée sous différents axes selon les architectes et les époques sélectionnés. Pour ce propos, ce sera une étude de cas concernant quelques œuvres de Mario Botta qui d’une part a consacré une grande partie de ses édifices à l’utilisation de la brique comme matériau archaïque, en ses termes : naturel et concret ; et qui d’autre part a une activité contemporaine reconnue et intimement liée à la notion de sacralité de l’espace. Étude de cas : Mario Botta et l’expression du sacré à travers le matériau brique En 2005 à l’occasion de l’exposition Architetture del sacro l’architecte tessinois Mario Botta s’entretien avec A. Coppa de chez Libero à propos de l’espace sacré : « Dans cet espace, le visiteur doit être prêt à outrepasser les limites de sa quotidienneté ; la lumière, qui engendre l’espace, s’avère le véhicule de cette échappée au-delà de la fonction ; ensuite les matériaux naturels comme la pierre, le marbre et la brique rendent les espaces plus concrets »161. Mario Botta a collaboré avec Le Corbusier (1965) et Louis I. Kahn (1969), deux rencontres qui auront une influence primordiale sur sa production contemporaine. L’idée première s’illustre en les termes d’Alessandra Coppa : « les édifices de Botta témoignent de la volonté de renouer avec le plaisir que procure la sensation de profondeur et d’épaisseur d’un rideau en maçonnerie. Le mur cesse d’être juste un élément technique statique pour devenir une entité spatiale »162. La notion d’intériotié est abordée ici par l’épaisseur du mur, une profondeur qui module la lumière, reprenant les propos de Bruno Zevi selon qui l’architecture existe parce qu’il y a un intérieur163. Or le matériau utilisé joue un rôle de premier plan puisqu’il apporte la texture à la paroi et est démonstratif d’une solidité, d’un enracinement. Bien souvent lorsque Botta utilise la brique, il couvre le mur en totalité et utilise le caractère répétitif et modulaire du matériau pour animer la façade : « les saillies et les creux des strates de briques ou les rangées alternées de différentes couleurs créent des jeux d’ombre et de lumière qui renforcent la présence tangible de l’ouvrage »164. De plus l’échelle bien souvent monumentale des édifices contraste avec les dimensions de la brique à l’échelle de la main de l’Homme : « la construction devient une masse, comme dans l’architecture antique : elle a de nouveau un corps ». Cette référence morphologique à l’Antiquité peut être aussi rapporté à l’emploi de la brique moderne de Botta comme une exploration du « caractère archaïque de la nouveauté », c’est à dire la recherche d’un héritage du modernisme et d’une réappropriation de l’architecture classique165. 161 162 163 164 165

M. Botta, entretien avec A. Coppa à l’occasion de l’exposition « Architetture del sacro », Libero, Florence, 29 avril 2005 COPPA Alessandra, Mario Botta, éditions Actes Sud, 2009 ZEVI Bruno, op. cit. p.30 COPPA Alessandra, Ibid. Ibid.

71


La sacralité spatiale des édifices de Mario Botta se singularise par une « constance » et une « persévérance à travers une recherche patiente »166. Cette inquiétante sensation d’intemporalité se ressent à la visite du Business Center de Bellinzona dans le Tessin. L’implantation et le motif répétitif de brique structure et « rétabli l’ordre dans le tissu urbain »167. Le bâtiment est épais, sa paroi extérieure est un quadrilatère monumental de 100 mètres de longs percé régulièrement qui fabrique une géométrie urbaine et un motif de terre cuite à l’échelle de la ville, tandis que l’intérieur est circulaire, également en brique. Il génère une cour dans laquelle « les pierres muettes parlent de l’espace indicible dans le langage visuel »168. La présence du bâti est remarquable et le module de brique accentue la sensation d’invincibilité. Le symbole est fort puisque l’édifice accueil la plus grande entreprise de télécommunication de Suisse. En penchant pour cette nudité du matériau, l’architecte met en premier plan la géométrie de l’architecture, outil qui est référent à Mario Botta, et par-delà, il sacralise le site ; en ses termes, « le sacré est le besoin fondamental de l’homme »169.

Fig. 45 Mario Botta, Business center, Bellinzone, Tessin, Suisse Photographie : Sébastien Pardonnet 166 167 168 169

OECHSLIN Werner, Mario Botta Une vocation pour le sacré et le monumental in Mario Botta Bâtiments publics 1990-1998, Editions Skira - Seuil, 1998 Site web : www.botta.ch GRAVAGNUOLO Benedetto, Le sacré et le profane in Mario Botta Bâtiments publics 1990-1998, Editions Skira - Seuil, 1998 M. Botta, Quasi un diario. Frammenti intorno all’architettura, Le lettere, Florence, 2003

72


Fig. 46 Mario Botta, Business center, Bellinzone, Tessin, Suisse Photographie : SĂŠbastien Pardonnet

Fig. 47 Mario Botta, Business center, Bellinzone, Tessin, Suisse Photographie : SĂŠbastien Pardonnet

73


L’architecture de Mario Botta peut être caractérisée par des outils récurrents tels que « le mur et la brèche, tel une fissure dans des matériaux massifs comme la pierre ou la brique »170, des entailles de configuration abstraites, l’arc, une pénétration verticale de lumière zénithale, un registre horizontal, une attirance physique vers le paysage, des percements circulaires, un travail de solides élémentaires et une approche historique du lieu. En 1992 s’achève le projet de l’Église paroissiale Beato Odorico à Pordenone en Italie. En référence aux constructions paléochrétiennes et romanes des siècles premiers, le plan est à composition centrale par l’inscription du cercle dans le carré de base171. L’image que dégage l’édifice est une surface de brique uniforme et homogène presque entièrement opaque et rectiligne qui est mise en valeur par un oculus de lumière. C’est par la composition axiale et radiale du plan des enceintes de brique que l’architecte oppose « réalité et mystère » et cherche la « tension entre humain et divin »172. Pour reprendre les termes de Masullo Aldo dans son article Émotions à fleur de pierre, Botta développe dans la brique son propre thème constructif. Cette architecture rend légère la brique lourde par la perturbation et par l’émotion que suscitent les signes géométriques élémentaires des formes romanes et rend compte de « la puissance déstabilisante du changement »173. La Cathédrale de la Résurrection à Évry terminée en 1995 par Mario Botta est considérée comme l’unique cathédrale construite en France au XXème siècle174. Là encore c’est un espace unitaire qui est proposé. La forme est un cylindre tronqué, les revêtements sont en brique rouge. La lumière zénithale est issue de la toiture triangulaire, elle se dépose sur la paroi circulaire en brique et met en valeur le relief de sa mise en œuvre. Cette caractéristique visuelle fait spécifiquement référence aux anciennes enceintes sacrées héritées du passé175. Le mur cylindrique induit l’anti-façade, ou la façade infinie. Dans ce cas alors, le motif de brique et sa mise en œuvre sont répétés indéfiniment et s’élèvent de sorte à fabriquer dans la ville un contraste entre « la zone basse des habitations et l’émergence du puissant cylindre de brique »176 pour entrainer le spectateur loin de la fragilité ambiante, dans une architecture religieuse et hors du temps. Il utilise des briques standardisées (210x100x45mm) assemblées en différents appareils et divise en secteurs la façade circulaire qui sont eux-mêmes subdivisés en registres ordonnés par le nombre d’assises : trois lignes de briques (assise) en appareil régulier et une assise sur le petit côté rythmé par un plein – vide et ceci répété six fois pour former un registre global horizontal souligné par deux lignes d’empilement de chant. Les joints horizontaux sont 170 171 172 173 174 175 176

COPPA Alessandra, op. cit. p.71 W.P. CAMPBELL James, op. cit. p.12 Ibid. MASULLO ALDO, Emotions à fleur de pierre in Mario Botta Bâtiments publics 1990-1998, Editions Skira - Seuil, 1998 GUIMAPANG Katherine, Exploring the spiritual architecture of Swiss architect Mario Botta, Archinect.com, 29 mars 2019 W.P. CAMPBELL James, Ibid. Ibid.

74


creusés et les joints verticaux sont arasés pour renforcer le registre. Cet appareillage n’est possible que parce qu’il n’est pas porteur. Cependant, le détail formel et la précision du briquetage cylindrique démontrent toute l’orthodoxie impérative de la brique de Botta177. Le mur de brique est une composante primordiale pour l’architecte, il est lié à la recherche de l’expression d’une forme et d’une protection que l’on retrouve dans nombres de ses œuvres. La brique est selon lui le matériau naturel avec la pierre et le marbre qui confirment ces notions par « la projection vers l’extérieur des aspects symboliques du bâtiment. »178

Fig. 48 Mario Botta, église paroissiale Beato Odorico, Pordenone, 1992

Fig. 49 Mario Botta, église paroissiale Beato Odorico, Pordenone, 1992 177 178

GUIHEUX Alain, op. cit. p.13 COPPA Alessandra, op. cit. p.71

75


Fig. 50 Mario Botta, Cathédrale de la Résurrection, Évry, 1995

Fig. 51 Mario Botta, Cathédrale de la Résurrection, Évry, 1995

76


II. a.

Représentation d’une histoire

Charges émotionnelles et origines géographiques IIème siècle après J.C., l’auteur de Bibliothèque, Pseudo-Apollodore écrit le mythe de

Prométhée : l’Homme aurait été créé à partir d’eau et de terre glaise : Athéna fille de Zeus, introduit le souffle de la vie dans ces corps d’argile179. La matière permet le matériau qui devient alors chargé émotionnellement par ses propriétés physiques que l’architecte analyse puis projette. C’est avec cette charge émotionnelle qu’il met en place un « processus décisionnel. »180 En reprenant les termes d’Alain Guiheux, « l’architecte rend compte de la manière dont on donne du sens aux objets » ; qu’en est-il alors dans l’usage de la brique ? Cet usage renvoie d’abord à une origine géographique, au site de récolte et de production puis à une « opération de sélection et de mise en place d’une profession. »181 « La terre, c’est fatalement toute association avec les origines ou la simplicité de la vie quotidienne » nous livre F. Vitale dans La brique, matériau de reconstruction puis complète : « c’est là que l’on touche au plus près de l’échelle humaine. »182 La brique est faite de terre, et la terre constitue la première matière des industries humaines : l’Homme à un jour utilisé la terre pour fermer sa caverne, modeler ses ustensiles et ce sont « les murs de terre qui témoignent humblement de la vie quotidienne. »183 Dans le traité De architectura, Vitruve expose la charge émotionnelle relative à l’origine de la brique : la provenance est la première propriété, la brique sort de la terre et devient élément du bâti humain : celles de Calente, Marseille et Pitane. Bien souvent en cause, la qualité de la terre du lieu, et ces lieux se retrouvent dans les techniques de fabrication, on parle de « briques de Montchanin, de Bourgogne, de Vaugirard, ou de Saint-Aubin, de Gournay, de Passy et de Bicêtre. »184 Également, la brique est à l’échelle de l’Homme et cette dimension n’a que très peu variée au cours du temps : donnée par la dimension d’une main d’Homme pendant que l’autre manœuvre l’outil de pose : « l’ouvrier briqueteur prend la brique d’une main, la truelle de l’autre. »185 Aujourd’hui, l’usage de la brique par les architectes peut être associée à la recherche d’une esthétique démonstrative d’un travail bien effectué, une sorte de représentation de l’artisanat que nous avons évoqué précédemment, une éthique, un savoir-faire, une intelligence et même une fierté : « la terre et la brique, ce sera le campagnard et l’humain contre la froideur de l’intellect. C’est le paysan collé à sa terre, l’artisan à son ouvrage, amour du contact, du travail en prise sur le réel, avec la matérialité des

179 180 181 182 183 184 185

APOLLODORE, Bibliothèque (trad. Ugo Bratelli), 2001, 2002, 2004 HOYET Nadia, op. cit. p.11 GUIHEUX Alain, op. cit. p.13 VITALE F., La brique, matériau de reconstruction, in l’Architecture française, n.17-18, 1942, p35 GUIHEUX Alain, Ibid. TUBOEUF G, Traité d’architecture, p179 et CHABAT P, Dictionnaire des termes employés dans la construction, 1878, tome 1, p.309 GUIHEUX Alain, Ibid. p.14

77


choses ; la vie rude, chaude et vraie »186 tel un retour à un travail originel fondateur des grandes civilisations. Antoine Picon parle de se définir par la matérialité « en tant qu’êtres humains à la fois distincts de notre environnement physique et indissociablement lié à lui. »187 Puisque la brique est forcément impliquée dans une compétence professionnelle due à son origine, l’architecte doit savoir la provenance mais aussi ce qu’il exprime par l’utilisation ou pas du matériau régional ou non. C’est de cette propriété immuable (à la brique notamment) que Franck Lloyd Wright, pour exemple, génère un raisonnement architectural, c’est sur cette condition qu’il s’affirme. Toujours selon Alain Guiheux, Wright s’appuie davantage sur l’origine terrestre de la brique que sur son histoire, il investigue sur son passé géologique et fait presque abstraction du reste dans l’optique de réaliser par son architecture une romance de la brique originelle, naturelle, au travers de la matière constitutive qu’est la terre. Par cette démarche intellectuelle il tend à diminuer l’écart que l’on retrouve parfois dans d’autres réalisations entre construction et architecture puisqu’il exerce une « poétique de la nature », notamment lorsqu’il énonce que « les matériaux naturels sont beaux, et il n’y a en conséquence plus qu’à les respecter. »188 Cette idéologie de la matière trouve son illustration exemplaire dans le mémorial pour Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg de 1926 par Mies van der Rohe ou dans l’exposition des rebus de brique cramées en façade de la Baker House du M.I.T par Alvar Aalto, objet d’une précédente analyse.

Fig. 52 Mies van der Rohe, mémorial pour Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, Berlin, 1926, détruit en 1935 186 187 188

GUIHEUX Alain, op. cit. p.13 PICON Antoine, op. cit. p.11 WRIGHT Franck Lloyd, In the case of architecture

78


Dans In the case of architecture, Wright considère la brique comme une « richesse humaine », un « don de la nature » qui permet aux hommes d’écrire leur histoire et à « l’artiste créateur » d’exprimer son « propre chant » au grand jour. Ce rapport à l’origine terrestre de la brique, il l’exprime dans son architecture lorsqu’il accentue l’horizontalité de ses édifices, « ces lignes parallèles à la terre » dont il parle sont formées par le renfoncement des joints horizontaux tandis que les verticaux sont à la rase du mur. Alors les lignes « s’identifient avec le sol et font que le bâtiment lui appartient »189 et accentuent l’assise du mur de brique massif et solide : le matériau est utilisé « comme je le sens naturel de l’être dans la construction en brique d’aujourd’hui. »190 Par ce rapport d’ancrage entre sol et matériau, Wright voit d’une part dans l’horizontalité l’architecture de la terre qui s’oppose fermement à la verticalité classique symbolisant l’élévation de l’Homme contre la nature et d’autre part la destruction de la séparation entre l’extérieur et l’intérieur de l’édifice.191 « Et l’incandescence étouffante du four ! Dans la fabuleuse chaleur cuisant le trésor chimique et minéral de la simple argile - sortir dans toutes les nuances de l’arc-en-ciel, toutes les formes de l’imagination, et ne cédant jamais au temps, sujettes seulement à la violence ou à l’inattention de l’homme. »192

Fig. 53 F.L. Wright, Robie House, Chicago, 1909 – photographie et façade Sud 189 190 191 192

WRIGHT Franck Lloyd, Mon autobiographie Ibid. MANSON G.C., Franck Lloyd Wright to 1910, Van Nostrand Reinhold Company, NY, 1958 WRIGHT Franck Lloyd, In the case of architecture

79


L’idée de charge émotionnelle liée à une origine géographique s’illustre également par le caractère intrinsèquement archéologique de la brique d’autant plus que la relation entre carriers et archéologues relève de l’évidence : le terrain commun, soit les couches superficielles de l’écorce terrestre. De tout temps l’Homme a exploité les ressources minérales qu’offre notre planète que ce soit par curiosité historique, collection ou besoins matériels. C’est d’ailleurs par le hasard des grands travaux d’aménagement du territoire, par extraction, excavation des terres que la plupart des vestiges que nous connaissons aujourd’hui ont été révélés au grand jour et étudiés. Les carrières, sablières et gravières sont d’une ampleur telle qu’elle remuent des surfaces de terrain donnant accès à l’étude de larges portions du territoire et dévoiler des activités humaines antérieurs telles que l’habitat, l’artisanat, les rituels, etc. Ainsi depuis plusieurs siècles déjà, l’activité de l’Homme d’extraire des minéraux du sol pour construire des briques, parpaings, carrelages, tuiles et bien d’autres a permis la découverte et l’étude de nombreux vestiges archéologiques et contribue encore à l’évolution de la connaissance des sociétés antérieures. Paradoxalement, les exploitants de carrières creusent pour bâtir un avenir et favorisent les découvertes des archéologues qui tendent vers une compréhension du passé et des process qui ont menés au présent.

Fig. 54 Transformation du paysage lié à l'exploitation du sol de la forêt des hôpitaux universitaires de Strasbourg pour son argile

80


b.

La brique comme matériau populaire Premièrement, il convient de rappeler, selon les termes d’Antoine Picon, que la matière « perd

progressivement les arêtes vives qu’on lui avait imprimées pour s’en retourner à l’état de nature en passant, comme le notait George Simmel, par toutes les combinaisons intermédiaires d’artifice et de naturel »193, ainsi c’est de la matière qu’il reste finalement les ruines. L’architecture est « l’écriture véritable des peuples » énonce Hippolyte Fortoul, historien et politicien français, elle veut « nous parler de ceux qui ne sont plus ou de ce qui s’est produit. »194 Fin du XVIIIème la révolution française marque la fin du féodalisme en politique, en art et en architecture195. Peu après, les constructions dites « sociales » font leurs apparitions : le Phalanstère de Fourier, la saline royale de Chaux, le familistère de Guise, etc. Les constructions des anciens styles affichaient le matériau comme élément jouant un rôle secondaire, ceux qui était considérés comme peu précieux était enduits ou crépis, bien que parfois mis en valeur par une coloration. C’est à la fin du XVIIIème avec l’égalité des droits pour tous qu’apparaît la « socialisation » des matériaux de construction, terme emprunté à Göbel Klaus et Gatz Konrad dans Construction en Brique, jusqu’alors les grands principes formels se focalisent sur la structure architectonique mais les tendances changent et les matériaux affichent leurs aspects naturels comme « élément plastique » de la façade. La brique brute de terre cuite était employée fréquemment pour les constructions basiques, elle devient à ce moment un moyen d’expression de choix pour nombres d’édifices marquants tels que des églises, des musées et même des institutions196. Après la seconde Guerre Mondiale, 7% des maisons du Royaume Unis sont en ruines, 8% aux Pays-Bas et en France, 20% en Allemagne (2'300'000 maisons). L’après-guerre est marqué par le besoin de loger les populations, l’habitat collectif apparaît comme la solution à l’ordre du moment. La production de briques connaît alors une montée exponentielle : 3,5 milliards de briques sont construites en 1946 dans les pays touchés, 6 milliards en 1950, 7 milliards en 1953. Le matériau industriel contemporain qu’est la brique apparaît comme prépondérant pour répondre à la problématique du logement européen. Au Royaume-Unis par exemple, une politique urbaine nommée New towns est mise en place pour pallier au manque de logement, le Byker Wall Housing à Newcastle en Angleterre constitue un exemple de cette combinaison d’immeuble et d’unités d’habitations plus basses réalisée par l’architecte britannique Ralph Erskine. Le langage de ces logements est la brique tranchée à la scie à archet et le bois qui constituent la plupart des 2’317 unités de logement sous formes de petites maisons individuelles principalement réparties autour de places, chemins et jardins privés. 193 194 195 196

PICON Antoine, op. cit. p.11 FORTOUL Hippolyte, De l’art en Allemagne GÖBEL Klaus, GATZ Konrad, op. cit. p.13 Ibid.

81


Étude de cas : Église de Grundtvig de Jensen-Klint, brique monumentale et symbole populaire La rue est jalonnée d’habitations identiques au bout desquelles se dresse l’édifice percé de trois portes à sa base. Aux allures gothiques d’un orgue géant étrangement moderniste, l’église de Grundtvig devient monumentale lorsque l’on saisit son échelle par celle des briques jaunâtres qui la compose : 225x102x50 mm autant en intérieur qu’en extérieur. L’aspect symbolique du socialisme architectural de l’édifice se retrouve dans son nom : Nikolai Frederik Severin Grundtvig, philosophe, théologien et réformateur social. Ses convictions portaient sur le système de l’éducation qui, selon lui, mettaient trop à l’écart les besoins instructifs essentiels de la classe ouvrière. L’architecte de l’église, partisan des idées de Grundtvig, propose une architecture qui doit naitre d’une « expression loyale des matériaux »197 et du savoir-faire des artisans experts. Parallèlement, il proteste contre les formations trop académiques notamment des architectes mettant à l’écart la réalité pratique. Il parle alors de « rendre l’architecture au peuple » à l’image du gothique médiéval et transpose ses idéologies dans le projet de l’Église en l’associant avec les habitations alentours à une communauté consacrée aux idéaux similaires du philosophe Grundtvig. Confronté à cette position potentiellement sectaire du projet de Jensen-Klint, l’essentiel est de remarquer là aussi l’assimilation d’une architecture qui se veut sociale, une architecture populaire à une constitution pour la part principale de brique198. Ici, il s’agit de six millions d’éléments en terre cuite ocre représentatifs des logements sociaux du Danemark.

Fig. 55 Peder Jensen-Klint, église de Grundtvig, Copenhague, 1921 Photographie : Sébastien Pardonnet 197 198

W.P. CAMPBELL James, op. cit. p.12 Ibid.

82


c.

Le rôle de la brique dans l’avènement des gratte-ciels L’histoire des gratte-ciels débute avec l’invention de l’ascenseur par Elisha Otis dans les années

1850. Mais cet « outil architectural » ainsi nommé par Rem Koolhaas dans son célèbre manifeste rétrospectif de Manhattan, New York Delire, n’est que vraiment considéré comme novateur après l’incendie de Chicago en 1871. Á cette époque, les constructions sont majoritairement en bois et c’est quand débuta la reconstruction de la ville immédiatement après l’incendie que les propriétaires et investisseurs demandèrent aux architectes de penser le feu comme une contrainte primordiale. Pour la première fois, il devenait réaliste de construire en hauteur et la structure des bâtiments construits après cet incendie était pensées pour l’efficacité face au feu : les murs extérieurs et la cage d’ascenseur sont maçonnés en brique nues ou revêtit de pierre et dans les structures interne ce sont les colonnes de fonte qui supportent les étages car l’emploi de murs maçonnés limitent la hauteur des édifices à dix étages. Comme exemple, le Monadnock building (1893) de Daniel Burnham et John Wellborn se dresse sur 16 niveaux de brique, prouesse pour l’époque mais le mur de base fait 1,80 mètres de largeur. Le problème n’était pas tant résolu puisque bien que la fonte ne prenne pas au feu, les matériaux des armatures métalliques perdent leur résistance mécanique sous l’effet de la température. Les premiers constructeurs de gratte-ciel ont alors revêti le métal avec le meilleur matériau réfractaire connu jusqu’alors : la brique. L’emblématique Flatiron Building à New York (1902) de Daniel Burnham illustre ce type de construction199, tout comme le premier gratte-ciel de l’histoire, le Home Insurance Building de W.L.B Jenney (1885).

Fig. 56 Daniel Burnham et John Wellborn, Monadnock Building, Chicago, 1893 Détail du premier gratte-ciel en brique 199

W.P. CAMPBELL James, op. cit. p.12

83


Fig. 57 Daniel Burnham, Flatiron Building, NY, 1902 Structure acier à chemisage de brique réfractaire

Peu après l’École de Chicago qui a donné forme à de nombreux gratte-ciel, l’Art Déco prime dans la conception architecturale des années 1920 à 1935 et « cherche son inspiration dans l’univers des machines. »200 Le gratte-ciel qui domine l’environnement génère une nouvelle façon de penser l’architecture, propos illustré là encore par Rem Koolhaas lorsqu’il énonce que « par le seul fait du volume, la vie intérieure du gratte-ciel implique des rapports d’hostilité avec le monde extérieur »201 d’autant plus que ce nouvel outil d’architecture devient tendance : « Á New York, nous devons continuer à construire et nous devons continuer de construire à la verticale. Notre civilisation progresse à merveille. »202 L’American Radiator Building de 1924 à New York par Raymond Hood possède un briquetage qui couvre une armature d’acier par niveau et fabrique une illusion permanente de bâtiment maçonné surréaliste du fait des 103 mètres de hauteur pour 23 niveaux. La brique noir choisie pour symboliser le charbon donne une idée de solidité et de massivité.

200 201 202

W.P. CAMPBELL James, op. cit. p.12 KOOLHAAS Rem, New York Delire, Edition Parenthèses, 2002 Theodore Starrett cité dans New York Delire, Rem Koolhaas, Edition Parenthèses, 2002

84


Fig. 58 L'American Radiator Building fait sensation dans le New York Times

Le dernier édifice remarquable de l’Art Déco est le Chrysler Building de William Van Alen (1928). La course à la hauteur est à son comble et ce bâtiment de 77 niveaux est revêtit de trois millions de briques Equitables n.128 bleues pâles de l’Hydraulic Press Brick. Quatre années plus tard, l’Empire State Building démontre « les limites du matériau dans sa production et sa livraison non appropriés à ce contexte constructif »203 avec ses 10 millions de briques. « Même si la brique n’est plus à l’honneur dans la conception des gratte-ciel actuels, il n’en reste pas moins vrai qu’elle a joué un rôle décisif dans leur développement. »204

203 204

W.P. CAMPBELL James, op. cit. p.12 Ibid.

85


86


Chapitre 3 – La filière terre cuite, combat économique et enjeux de recherche et de développement I.

Présentation économique et stratégies promotionnelles

La filière des matériaux de construction en terre cuite totalise 85 entreprises pour 130 sites en France, 5000 emplois directs et environ 900 millions d’euros de chiffre d’affaires. Au fil des années, l’industrie s’est peu à peu structuré autour d’entreprises de taille nationale voire internationale tout en conservant d’une part des PME dynamiques au niveau national et régional et des TPE bien positionnées sur des marchés locaux. La France exporte en Europe, au Moyen-Orient, en Asie du Sud-Est et aux États-Unis, elle fait partie des premiers producteurs et exportateurs de terre cuite mondial. En moyenne il se vend en France l’équivalent de 300 maisons de taille moyenne construite par jour en brique de structure qui est devenu le matériau le plus utilisé : une maison sur deux et plus d’un logement collectif sur trois sont réalisés en terre cuite en France205.

a.

Représentants de la filière La filière terre cuite en France est caractérisée par une forte part de PME qui lui permet d’avoir

pour support de recherche technologique un CTI : Centre Technique Industriel. Ce dernier exerce des missions de veille technologique, de recherche et développement, de normalisation et de formation. Le ministère chargé de l’industrie contrôle la gouvernance de l’ensemble des opérations économiques et d’innovations réalisées par les représentants d’entreprises. Ce Centre Technique Industriel consacré à la filière est le Centre Technique des Matériaux Naturels de Construction (CTMNC) qui s’emploi également depuis 2007 à travailler sur la pierre naturelle et la terre crue. Il fait partie de l’association Réseau CTI qui rassemble les 17 autres centres techniques. Le CTMNC est constitué d’une soixantaine d’ingénieurs et de techniciens répartis sur trois sites en France : le laboratoire de Clamart met à disposition un laboratoire d’essais de matériaux, le laboratoire dédié à la recherche et au développement est basé à Limoges (modélisation et expérimentation comportementale, amélioration des procédés de fabrication et expériences sur les revêtements de surface sur produits). Le reste du centre est basé à Paris. Ayant eu accès aux rapports d’activités des années 2013 à 2019 comportant les bilans des formations, des recherches et développements et des comptes des recettes d’exploitation, il m’a été

205

Présentation de la filière par la Fédération Française des Tuiles et Briques (FFTB)

87


possible d’analyser et d’identifier les enjeux et les problématiques de la filière selon l’état économique, novateur et formateur de son représentant technique. La crise de 2008 aura eu un impact non négligeable et inquiétant sur la filière terre cuite. La baisse des mises en chantier des matériaux terre cuite s’est traduit par la baisse de vente la plus importante depuis les cinquante dernières années. Les entreprises de la filière ont dû mettre en place des plans d’économies, certaines ont déposé le bilan. Parallèlement à cet événement et pour en réduire au maximum l’impact conséquent sur le long terme, les équipes du CTMNC ont collaborés dans les travaux de la Réglementation Thermique 2012, misant sur les qualités thermiques des briques et sur les voies de recherche d’amélioration de ces dernières dans le but d’y trouver des opportunités financières et de développement. C’est également à cette période qu’à lieu la Grenelle de l’Environnement. En 2013, le nouveau plan d’allocations de quotas de CO2 pour les usines de production industrielle génère lui aussi des difficultés à la filière qui doit innover dans son mode de production. Le CTMNC est financé par des taxes au sein de la profession qui y est relative (72% en 2008). La même année, le Ministère du Budget a instauré un plafond de collecte de taxe au-delà duquel l’argent lui est reversé. Il a depuis baissé ce plafond et le baisse chaque année selon les revenus de l’année précédente (65% des recettes sont des taxes collectées en 2017 soit 4 209 000 euros, à titre comparatif le CTI béton lève 20'000’000 d’euros dont seulement 44% sont issus des taxes collectés). Limitant ainsi le centre, les pouvoirs publics limitent l’innovation et la modernisation de la filière et donc de son développement en France, tout en prônant paradoxalement l’usage de matériaux durables et renforçant les réglementations thermiques. Cet « étranglement économique »206 est d’autant plus plausible lorsque l’État évoque la possibilité de retirer la collecte des taxes professionnelles pour la recherche et le développement. Si les pouvoirs publics ne permettent pas aux filières de matériaux naturels de construction d’obtenir un budget confortable et de réinjecter une part dans l’innovation, le risque de stagnation en tout point est prévisible, jusqu’au déclin inéluctable de la filière. Parallèlement à cela, une promotion de la rénovation et du logement neuf peut participer à revitaliser les filières. En 2013 la France a connu son chiffre de mise en chantier pour 1000 ménage le plus bas depuis le Seconde Guerre Mondiale : dix.207, qui chute à un total de 300 000 logements seulement pour 2014208. Inquiet de cette situation dangereuse pour la filière, un Comité d’Orientation Stratégique est créé en 2014 auquel participe architectes, entreprises, artisans et constructeurs pour évaluer le potentiel d’avenir de la filière jusqu’à 2050 et surtout pour renforcer le poids et l’importance de la recherche. En sommes, c’est une chute de 30% du chiffre d’affaires de la profession en huit années et donc moins de recettes pour le

206 207 208

Rapport d’activité du CTMNC de 2013 Ibid. Chiffre et comptage du MEDDE

88


centre qui est par ailleurs sollicité par l’État pour effectuer des recherches suite à la RE 2018 (réglementations sismique, sanitaire et feu). La filière a pu survivre à la crise grâce à l’anticipation des recherches à mener en amont : les nouvelles réglementations (notamment thermiques) sont devenus parfois désavantageuses pour les architectes mais sont des atouts pour les fabricants de matériaux en terre cuite dont l’image excelle grâce à leurs propriétés dues à la recherche. En 2014, l’État réalise un audit du CTI qui se révèle positif pour la filière, considérant le CTMNC comme « élément essentiel de la politique des filières de la construction »209 et souhaite « en sécuriser l’avenir ». En 2016, les parts de marchés augmentent et les importations sont contenues. En 2017, les recettes commerciales du centre augmentent de 7%, la recherche constitue 54% du budget du CTMNC contre 71,7% avant la crise, mais est en voie d’augmentation. Preuve que l’implication des pouvoirs publics dans les CTI et la compréhension des enjeux liés aux financements de la recherche peut permettre à une filière dans la difficulté de faire face aux épreuves économiques nationales voir mondiale.

209

Rapport sur les CTI-CPDE du 6 octobre 2014, Clotilde Valter, députée Calvados

89


b.

Wienerberger et Terreal, positionnement durable Le groupe Wienerberger est initialement une entreprise autrichienne fondée à Vienne en 1819.

Il est aujourd’hui numéro un mondial de la brique et premier tuilier européen. Le groupe totalise 197 sites dans 30 pays différents et emploi 16'300 collaborateurs. Il s’est implanté en France en 1995 et est devenu également le premier briquetier national en concentrant son activité sur les toitures et les façades sous cinq marques : Portotherm, Koramic, Aléonard, Terca et Argeton. Dès son arrivée en France, le groupe a investit 200 millions d’euros pour racheter les entreprises locales et historiques qui présentaient un potentiel de savoir-faire précis. Wienerberger France est aujourd’hui en possession de 9 sites industriels et emploi 790 personnes pour un chiffre d’affaires de 187 millions d’euros en 2017. Ainsi l’entreprise produit annuellement en France 750'000 tonnes de briques et 5'854'000 m2 de tuiles. Preuve de sa montée en puissance sur le territoire, le groupe ouvre en 2018 une nouvelle ligne de production sur le site de Betschdorf en Alsace. Concernant sa position sur la recherche et le développement de la terre cuite, l’entreprise y investit 1% du chiffre d’affaires chaque année et se réjouit d’être à l’origine de certaines avancées marquantes pour la filière comme la brique Monomur de 1976, la tuile Panne Koramic de 1980, la tuile faible pente Roulée de 1996 et plus récemment la mise en œuvre Dryfix et Climamur de la brique climatique composite à isolation intégrée. Wienerberger France communique également son intention de transmission du savoir-faire ancien ou nouveau par le biais de centres de formations « dispensant concepts théoriques et formations pratiques » pour les artisans. Pour les architectes et bureaux d’études, le groupe se félicite de participer à la transition numérique du secteur de la construction « en mettant à disposition des objets 3D pour une exploitation dans le BIM »210. Par ailleurs, le groupe focalise une partie de la recherche dans le processus de mise en œuvre des tuiles et briques qui nécessite un grand apport de température pour la cuisson des éléments argileux. En 2017, l’équipementier français CNIM s’associe avec Wienerberger pour équiper une de ses usines d’un système de récupération de chaleur basé sur une conception de pompe à chaleur à absorption permettant de récupérer l’énergie perdue sous forme d’air chaud à la sortie du four de séchage. Ainsi en assurant son efficacité énergétique à hauteur de 500kW de gaz réinjecté pour le préchauffage du four, l’entreprise espère rendre la fabrication des tuiles et briques moins énergivores à l’avenir. En 1956 trois briqueteries séculaires françaises fusionnent : Lambert, TBF et Guiraud pour devenir Terreal. Aujourd’hui, le groupe est positionné principalement en France avec 16 sites et 9 à l’étranger (Italie, Espagne, États-Unis). Elle recense 1500 effectifs et réalise un chiffre d’affaires total

210

Wienerberger, communiqué de presse d’avril 2018

90


de 277 millions d’euros en 2017. Avec Wienerberger, les deux entreprises représentent majoritairement le marché français de la terre cuite sous toute ses formes : couverture, façade, structure et décoration. En 2010, Terreal révise sa politique de recherche et développement et organise des rencontres annuelles avec architectes, bureaux d’études, chercheurs, industriels et maitre d’ouvrage pour nouer de nouveaux partenariats. Mais la production en terre cuite rejette du CO2 qui résulte de la combustion du gaz naturel dans les fours et séchoirs et reste une des priorités dans la course à l’innovation. Cet enjeu qui pose la question de la rentabilité énergétique et des problèmes liés à l’environnement, l’entreprise Terreal a tenté d’y répondre en sortant du métier d’industriel et en explorant les pistes de l’économie circulaire : d’une part et à l’image de Wienerberger, l’une des idées est de s’intéresser à la récupération d’énergie dans une usine de terre cuite ou une grande partie est rejetée dans les fumées des séchoirs et des fours par l’utilisation d’un système de récupération de chaleur inventé pour la chimie et l’agroalimentaire, l’idée étant de transposer et d’adapter la machine pour réduire de 25% la consommation de gaz naturel d’une grosse tuilerie211. Le fait d’avantage intéressant réside dans l’innovation lié à la matière première utilisée pour la cuisson des éléments en terre cuite qui pour rappel nécessite de monter jusqu’à 1150°C : l’idée est de remplacer le gaz naturel par du bio-méthane ou du gaz de synthèse fabriqués à partir de déchets organiques. L’atout essentiel de ce renouveau dans la production des briques et tuiles serait de mutualiser certaines matières : la méthanisation à base de fumier bovin crée de nouvelles solidarités territoriales entre l’usine qui la consomme, les éleveurs voisins qui fournissent le fumier et les agriculteurs qui utilisent le digestat comme fertilisant. Démonstration d’une économie circulaire qui, en plus, permet d’ancrer des activités dans des territoires à plus vaste échelle et par différents acteurs locaux, d’autant plus que l’activité de briquetier est avant tout dépendante du sol sur lequel elle s’implante puisqu’il est source de la matière première nécessaire au bon fonctionnement de l’entreprise.

211

La revanche de la brique, édito Terreal du mercredi 15 mai 2013, François Amzulesco

91


c.

Histoire et prospections économiques L’industrie de la terre cuite dans la construction scinde sa rentabilité sous trois produits : les

tuiles et accessoires en terre cuite, les briques de structure et les briques de parement. La brique de structure est devenue le matériau de construction le plus utilisé en France, en parts de marché, dans la construction résidentielle notamment grâce à son caractère durable, performant énergétiquement et grâce à sa facilité de mise en œuvre et la qualité de l’air intérieur qu’elle offre212. Cette catégorie comprend les briques de murs porteurs (perforées horizontalement ou verticalement), les briques de cloisons également perforées (moins de 10cm), les hourdis pour les constructions de planchers et les conduits de fumée. Les briques de murs porteurs représentent plus de 95% des livraisons en France et en exportation à l’étranger pour un total de 1'870'000 tonnes en 2017. Cette année est symbolique de la remontée des ventes de cette catégorie seulement, les autres étant en situation de baisse ou de stagnation. Malgré la diversification des gammes, couleurs, formats et textures des briques apparentes couplé à leurs qualités d’isolation et la facilité de leurs mises en œuvre qui en ont fait un produit hautement utilisé dans la rénovation et dans la réhabilitation213, les briques pleines traditionnelles perdent peu à peu du terrain avec une utilisation à hauteur de 38% en 2018 pour un total de 118’000 tonnes livrées en France et à l’étranger. Ceci est dû en parti à la montée en puissance des produits concurrents, parfois moins chers : briques perforées, blocs perforées apparents et notamment les plaquettes de parement qui tentent avec succès l’imitation de la brique pleine pour une épaisseur totale de mur bien plus faible.

Fig. 59 Parts de marché par année et par catégorie résidentielle Source : Observatoire de la Construction Neuve 2014, étude menée par Bâti étude pour la FFTB Exemple : En 2014, la filière terre cuite possède près de 45% du marché de la maison individuelle.

212 213

Observatoire de la Construction Neuve 2014, communiqué de presse Juillet 2015 de la FFTB, étude menée par Bâti étude pour la fédération Rapport du FFTB, L’industrie de la terre cuite en chiffres : statistiques 2017

92


Entre 2007 et 2017, la brique est passée de 25 à 35 % de part de marché en construction neuve de logements toutes catégories confondues. Une progression régulière d’un point par an sur 10 ans. En maison individuelle, la brique affiche une part de marché d’environ 39% soit 9 points de plus qu’en 2007 (30%). La progression est particulièrement sensible en logement collectif où la brique représente désormais plus d’un logement sur quatre (26,4%). La brique est devenue le produit de maçonnerie en petit élément le plus utilisé dans ce secteur de plus en plus dynamique214.

Fig. 60 Répartition des livraisons en France et à l'étranger de l'année 2017 pour la catégorie briques de structure Source : FFTB

Fig. 61 Répartition des livraisons en France et à l'étranger de l'année 2018 pour la catégorie briques de parement Source : FFTB 214

Rapport moral 2018 – FFTB

93


La filière terre cuite connaît un chiffre d’affaire qui croit à nouveau depuis 2017 (810 millions d’euros HT) mais l’impact de la crise a été ressenti jusqu’à 2016. A titre comparatif, la filière béton réalise un chiffre d’affaires de 2,5 milliards d’euro HT pour 760 sites de production, 500 entreprises et 18'000 emplois directs contre 130 sites pour la filière terre cuite, 85 entreprises et près de 5'000 emplois. Par un simple produit en croix, à quantité de site de production équivalente, la filière terre cuite présenterait près du double de la filière béton en termes de chiffre d’affaires (4,7 milliards d’euros HT).

Fig. 62 Évolution du chiffre d'affaires et détail des productions jusqu’à 2018 Source : FFTB

Fig. 63 Évolution de la production terre cuite depuis 1960 Source : FFTB

94


La filière terre cuite a connu son âge d’or à partir des années 1960 jusque 1980 et a connu sans doute la période la plus critique à partir de 2010. Aujourd’hui les représentants de l’industrie parlent d’un regain d’intérêt et d’une augmentation lente mais certaine. Cette évolution de la production et du chiffre d’affaires est à mettre en parallèle avec la tendance constructive de logements en France qui est régie notamment par les normes environnementales auxquelles les industriels de la terre cuite se sont parfaitement adaptés pour faire repartir les livraisons.

Fig. 64 Quantité de logements construits en France depuis 2013 Source : SOeS – Sit@del2 pour FFTB 2018

Concernant les effectifs, la filière terre cuite totalise environ 5'000 employés, chiffre qui est en baisse depuis au moins 2012. En moyenne, elle est composée de 18% d’IAC (ingénieurs assimilés et cadres), 30% d’ETAM (employés, techniciens et agents de maitrise) et 52% d’ouvriers.

Fig. 65 Données des effectifs de la filière depuis 2012 Source : FFTB

95


d.

Stratégie promotionnelle Le Centre Technique des Matériaux Naturels de Construction (CTMNC), la Fédération

Française des Tuiles et Briques (FFTB) gérant de Briques.org sont les représentants de la filière en France. Au niveau Européen, c’est l’organisation internationale à but non lucratif (AISBL) Tiles & Bricks Europe (TBE) qui a été fondée en 1952 à Zurich qui fait la promotion des intérêts de la filière à travers différents outils tels que des forums d’information de techniques, de développement, de construction et d’énergie. Elle regroupe 25 pays. La filière a adopté une stratégie de communication et de promotion pour relancer l’activité et offrir aux produits en terre cuite une nouvelle image moderne en tentant de faire oublier au grand public l’image archaïque notamment de la brique, tout en ventant son caractère « vernaculaire » ou d’intégration régional. Bien que la promotion des produits porte le plus souvent sur les qualités énergétiques de ces derniers, tant en termes de production que de pose ou d’usage (qualité intérieur), la filière améliore l’image de ses produits par des arguments plus contemporains par des biais éducatifs, politiques, économiques, parfois même ludiques. En 2018, la FFTB participe activement à la création d’un Comité Stratégique de Filière intitulé « Industrie pour la construction » qui a passé un contrat avec l’État confirmant que « l’industrie des matériaux de construction est bien une filière stratégique pour les projets nationaux face aux enjeux énergétiques, climatiques et numériques »215, confortant ainsi sa position parmi les acteurs de la construction en France. La même année, la filière offre généreusement 40'000 tuiles et briques pour construire la Pension de famille Cœur d’Hérault à Lodève. Ceci entre dans la démarche de solidarité qu’a mis en place la filière en 2014 en créant un partenariat avec la Fondation Abbé Pierre. Par ailleurs, l’idée de moderniser les produits se concrétise par une campagne de communication destinée au grand public via les site internet et les réseaux sociaux dans le but de toucher les potentiels constructeurs de maison individuelle : après 8 mois de médiatisation, 77% des personnes interrogées dans le cadre de l’expérience Exprime-toi, choisis ton toit ! apprécient l’idée d’un toit en tuile chez eux, 84% voient la tuile comme un produit moderne et actuel216. La filière terre cuite se range du côté du peuple français concernant le débat sur les maisons individuelles : à l’heure où les pouvoirs publics et certains acteurs de la construction font état péjoratif de l’habitat familial rural à cause notamment de l’étalement urbain, du mitage des territoires, de la pollution et de la ségrégation, l’industrie de la terre cuite défend ce mode d’habitat en communicant aux architectes et aux constructeurs son caractère plus économique et écologique tout en affirmant que deux français sur trois y sont attachés. Mais la filière ne vise pas que les particuliers et s’appuie aussi sur les architectes pour

215 216

Rapport moral 2018, FFTB Campagne de communication « Exprime-toi, choisis ton toit », 2018

96


promouvoir les produits : en 2015 est lancé le premier concours la Tuile terre cuite architendance qui propose aux architectes d’explorer les potentiels esthétiques de la tuile autant en toiture qu’en façade. La scène du concours se passe à Paris-Belleville au cours de la biennale du Réseau des maisons de l’architecture. C’est aussi au travers de coédition avec les magazines d’architecture tel que D’a qui consacre un numéro spécial à la filière intitulé « Façade en Terre Cuite, nouvelles expressions ». Enfin, la filière est active sur la scène politique premièrement en France avec l’Association des Industries de Produits de Construction : concernant la loi ELAN, « L’industrie de la terre cuite pionnière dans l’élaboration de FDES et l’affichage sanitaire de ces produits se félicite de ces avancées » ; la FFTB participe à l’élaboration de la RE2020 visant à remplacer la moins stricte RT2012 dans le cadre de la loi ELAN couplé à l’expérimentation E+C- (énergie positive et réduction carbone). Secondement, sur la scène européenne, la filière participe au forum annuel de la céramique au Parlement européen pour échanger sur les objectifs politiques et pour appuyer la position fondamentale de la recherche et du développement en Europe217.

Fig. 66 Couverture magazine d'architecture D'a, Paris, Décembre 2018 217

Rapport moral 2018, FFTB

97


Fig. 68 Promotion de la brique - couverture

Fig. 67 "1700 enfants exposent leur ville rêvée en terre cuite" – FFTB et CTMNC

Fig. 69 Promotion de la brique sous forme d'animation - vidéo FFTB

Fig. 70 Promotion d'un matériau moderne - vidéo FFTB

98


La terre cuite est également vendue par les fabricants par d’une part des atouts de durabilité et d’autre part la normalisation et la certification des produits. Premièrement, la terre cuite apporte une bonne inertie thermique et acoustique avec sa masse pierreuse et permet alors de s’adapter au marché de la construction neuve et de la rénovation. La mise en œuvre simple du parement en terre cuite fait l’objet d’une promotion sans précédent par les industriels et plait aux maitres d’ouvrages par son besoin très faible en entretien. Ensuite, les industriels s’attachent à normaliser les produits et les faire passer des certifications pour rassurer les maitres d’ouvrages pour qui la construction en terre cuite peut être moins convaincante que la collaboration avec la filière béton. A titre d’exemple, un essai LEPIR a validé la conformité des plaquettes de terre cuite en termes d’isolation thermique et de résistance au feu et les a ainsi faites passer conforme à l’instruction technique, qualité convaincante selon l’envergure du projet et l’exigence du maitre d’ouvrage. Enfin, les fabricants ont mis en place une certification AFNOR indépendante pour garantir des performances continues assurées par des contrôles exigeants et normés. Alors, selon Gilles Bernard qui préside au groupement Briques Apparentes de la FFTB, la modernité de la terre cuite s’affiche dans « sa capacité à répondre à des enjeux ancestraux et nouveaux. Elle est pérenne, issue d’une matière première géo-sourcée renouvelable et recyclable. C’est aussi une réponse aux enjeux de l’économie circulaire et des circuits courts. »218

218

Interview de Gilles Bernard, président du Groupement Briques Apparentes de la FFTB, D’a, Déc. 2018

99


II. a.

L’ouverture à l’innovation

Nouvelles techniques de production Les fabricants de produits terre cuite s’appuient sur le CTMNC qui réalise pour les industriels

des travaux de recherche et développement d’intérêt général. La filière terre cuite est vigilante à préserver et développer cet outil nécessaire pour faire évoluer produits et procédés de fabrication. La plupart des grandes innovations utilisées à ce jour dans le monde sont nées en France. Les industriels français ont développé avec différents partenaires publics et privés certaines avancées technologiques qui ont métamorphosé la physionomie des usines depuis 20 ans. Ces innovations concernent le séchage, la cuisson et la manutention : les fours étanches à joint d’eau permettent d’améliorer l’homogénéité de la cuisson tandis que la robotique assure de plus en plus chaque étape de la production technique couplée à des automates programmables qui règlent les traitements thermiques. Les premiers progrès dans la méthode de production de la filière terre cuite remontent au début du XXème siècle. L’invention de 1876 du moteur à explosion a bouleversé nombre de pratiques jusqu’alors manuelles : après la première guerre mondiale, l’argile est alors de plus en plus extraite à l’aide d’excavatrice à godet mécanique et les systèmes hydrauliques ne virent le jour qu’après la seconde guerre mondiale. A la fin du XXème siècle, le processus d’extraction des terres est entièrement mécanisé219. Le bouleversement technologique pour la filière terre cuite est arrivé après les années 1970 lorsque l’électronique permit une automatisation et un contrôle des opérations. L’ordinateur a alors un effet considérable sur les systèmes de manutentions des briques qui sont pilotés au loin jusque dans le four et après séchage. Mais les principaux changements historiques et contemporains concernent les fours notamment en ce qui concerne les techniques de chauffe. Dans les années 1900 une briqueterie était séparée en plusieurs édifices chacun traitant une des opérations de fabrication (tri et broyage, moulage, cuisson, séchage…) tandis qu’aujourd’hui les chaines de production rassemblent le tout dans un seul bâtiment. Le type de four le plus utilisé désormais en Europe pour la production de masse est le four-tunnel qui fonctionne au gaz : les lots de briques défilent sans changer de position dans une chambre unique d’une centaine de mètre de long dans laquelle ils montent plus ou moins à 1000°C. Mais cette technique avait déjà été remarqué par Alfred Searle qui écrivit en 1931 que « les fours-tunnels sont totalement satisfaisants et permettent d’obtenir des productions étonnamment abondantes. »220 Le dernier domaine à connaitre des améliorations est l’emballage : aujourd’hui les briques sont livrées par 450 sur des palettes sous film plastique et manutentionnées à l’aide de chariots mécaniques puis livrés. 219 220

W.P. CAMPBELL James, op. cit. p.12 SEARLE Alfred, Modern brickmaking, 1931

100


b.

Collaboration architecte – industriel, le cas de RPBW et Terreal L’agence Renzo Piano Building Workshop a été mandatée pour la réalisation d’un pôle

universitaire dans la citadelle d’Amiens. Ce projet a été support d’une innovation technique en partenariat avec l’industriel Terreal. Paul Vincent, l’architecte responsable du projet parle d’un chantier laboratoire à tel point qu’il y a eu une aire de prototypage aménagée à l’entrée du chantier. Au cours de ce projet, deux éléments nouveaux en terre cuite ont été développés : un plancher monolithique appelé voussoir (rappelant la brique monolithe qui constitue le mur d’une pièce) et le Diabolo, un revêtement de sol qui s’associe à un sol planté de gazon.221 L’agence d’architecture et l’industriel français ont donné une conférence en 2015 pour présenter le processus de conception et de réalisation du voussoir dont le résumé suivant est tiré du mémoire de Aucouturier A. sous la direction de Philippe Simon, Le claustra Sourdive, témoin de l’évolution de l’architecture durant la Reconstruction, avril 2017. -

« Phase de créativité : travail en amont de l’architecte Paul Vincent avec Philippe Male (Terreal) et Olivier Canat (AIA-Ingénierie).

-

Phase d’étude économique : l’objectif est fixé entre la maitrise d’œuvre et l’industriel

-

Phase de conception et prototypage : travail sur la résistance mécanique, améliorations et évolutions face aux erreurs pour aboutir à la création d’une technique particulière. La maitrise d’œuvre s’approprie la technologie disponible chez l’industriel pour comprendre le champ des possibilités ; l’industriel s’approprie l’idée afin de voir ce qu’il est possible de faire voir de modifier et ainsi faire progresser son processus de fabrication.

-

La phase d’expérimentation permet de vérifier la faisabilité du produit, mise en place des lignes de production industrielle, l’entretien, etc. A la fin de cette étape, le produit est testé par le CSTB dans le cadre d’une Appréciation technique d’expérimentation (Atex).

-

Phase d’industrialisation : finalisation de l’innovation et dépôt du brevet.

-

Entre l’appel d’offre lancé par RPBW et le prototype final, il aura fallu deux ans.

-

Le voussoir est produit près de Carcassonne, à l’usine de Lasbordes, où l’élément connait un processus de fabrication habituel (moulage dans une filière spécifique, découpage, séchage, sciage tous les 2,6m).

-

Les voussoirs sont alors transportés à l’usine de préfabrication d’Amiens où ils sont assemblés par deux, dos à dos. Des armatures métalliques sont placées au-dessus et une première dalle de compression est coulée ; l’adhérence au béton étant garantie par les stries déposées sur les parois.

221

Site internet de Terreal, https://terreal.com/fr/actualites/detail/news/presentation-du-projet-de-lacitadelle-damiens/

101


-

Ils sont alors prêts à être livrés et montés sur le chantier. Une fois fixés sur les poutres alvéolaires comprenant des goujons soudés, les ouvriers finissent de stabiliser les voussoirs entre eux en coulant une dalle de béton de 5cm. Au-dessus est placé un résilient sur lequel une dalle de béton ciré de 7cm est coulée. »222

Le rôle du voussoir est esthétique et structurel car il sert de fond de coffrage à un plancher. Paul Vincent explique que l’innovation est une façon pour l’architecte de réaliser ses projets à la hauteur de ses exigences. Elle permet d’atteindre la qualité en poussant l’expression architecturale à son extrême limite. L’innovation révèle également le fait que l’architecte, en tant que concepteur, peut palier à l’absence de réponse industrielle par sa créativité. Pour l’industriel Terreal, l’innovation du voussoir en collaboration avec RPBW lui confère une notoriété agrandie et l’exclusivité du produit puisqu’il est le seul à le fabriquer. Alors, l’architecte et l’industriel s’entendent pour la fabrication d’un produit de construction qui servira aux deux entités que ce soit d’un point de vu architectonique (cf. photographie ci-dessous), économique et marketing puisque le voussoir est devenu l’un des outils de communication de l’entreprise pour mettre en avant sa flexibilité lors de réponses à des appels d’offres. Le produit final mis en place après conception peut prouver concrètement et directement ses performances et ainsi témoigner d’une part de la créativité de l’agence d’architecture et d’autre part de la stabilité technique et financière de l’industriel. Les voussoirs sont fabriqués à l’usine de Lasbordes de Terreal. J’ai eu la chance de visiter l’usine de Colomiers et de m’entretenir avec Éric Ledour, directeur de pole briqueterie. L’entretien est retranscrit ci-après et développe davantage sur les enjeux collaboratifs du voussoir.

Fig. 71 RPBW, Voussoir en terre cuite à la citadelle d’Amiens 222

AUCOUTURIER Axel, Le claustra Sourdive, témoin de l’évolution de l’architecture durant la Reconstruction, sous la direction de Philippe Simon, Master 2, ENSA Paris Val de Seine, Avril 2017

102


c.

Restitution de visite - briqueterie Bouisset Briqueterie Bouisset et Terres d’Albine a commencé en 1878 par une histoire de famille. Située

à Albine, dans un petit village du sud du Tarn, la manufacture s’est développée autour d’une carrière d’argile. Exploitée depuis 1878, l’argile est utilisée exclusivement dans la fabrication des produits de l’atelier de terre cuite. Dans les années 80, la société se diversifie et développe des produits réfractaires et accessoires de décoration pour la toiture : tuiles de rives, frises de toit, épis de faîtage… En 2014 la Briqueterie Bouisset a obtenu le label Entreprise du Patrimoine Vivant, décerné par le Ministère de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique. Ce label distingue les entreprises françaises aux savoir-faire artisanaux et industriels d’excellence. En 2018, le groupe ETHIC reprend les deux entités « Briqueterie Bouisset » et « Terres d’Albine ». J’ai eu l’occasion et la chance de visiter la briqueterie Bouisset à Albine et de m’entretenir avec Olivier Joubert, directeur général de l’entreprise. OJ : Si on regarde un demi-siècle en arrière, il y avait dans le Tarn au moins une cinquantaine de briquetiers et de tuiliers. Aujourd’hui, il y en a plus qu’un seul et vous y êtes. Il y a eu des changements de méthode de construction : le parpaing est arrivé. Aujourd’hui on fait machine arrière puisque le parpaing c’est du sable et du ciment qui nécessite de cuire du calcaire. Et la décarbonatation du calcaire produit énormément de CO2 alors que l’avantage de la terre cuite c’est qu’elle ne dégage que de l’H2O. Sur un point bilan carbone puisqu’on en parle de plus en plus, on a un net avantage. Il y a un retour à la brique. Il y a aussi la concentration. Des grands groupes qui se sont installés ont mangés les petits comme dans tout business. L’effet industrialisation. SP : Alors quelle est votre positionnement face à la montée de la concurrence et des grands groupes en France ? OJ : Notre positionnement c’est d’assurer un volume pour alimenter les fours et avoir un fond de roulement permanent. Mais ce que l’on essaie de faire c’est aussi les pièces que les autres ne savent pas faire ou ne veulent pas faire. Il y a deux sociétés : briqueterie Bouisset qui fabrique des articles en terre cuite (brique, brique réfractaire, dalles, plaques, tuile) autour de la construction de la maison et puis on fait depuis une vingtaine d’année ce qui s’appuie uniquement sur le savoir-faire de l’entreprise familiale : Terre d’Albine qui produit des vases, jarres, bacs, et accessoires de décorations extérieurs. On tente aussi des associations de matériaux pour se démarquer et innover. On vend un aspect artisanal, tout est fait à la main, aucune pièce ne se ressemble. On travaille également avec la terre crue en enduit qui isole thermiquement et qui régule l’hygrométrie. Notre argile est particulière ici : on met un petit peu de kaolinite dedans pour qu’elle soit plus cohésive. SP : Concernant la recherche, vous m’aviez parler d’un partenariat avec une école.

103


OJ : On est partenaire avec une recherche à Limoges sur la terre crue. On fournit de l’argile gratuitement et on obtient les résultats ensuite. Elle porte sur la facilité de façonnage, séchage et solidité du produit une fois appliqué en termes de résistance mécanique. Évidement la brique de terre crue ne vaut pas mécaniquement une brique de terre cuite. Ce qui solidifie le matériau c’est le frittage, l’opération de transformation par la cuisson. SP : Sur quoi porte principalement votre activité au quotidien ? Quel est grossièrement ce qui fait tourner l’entreprise ? OJ : Le gros de l’activité porte toujours sur la brique même si beaucoup d’accessoires sont demandés. Le problème ce sont les délais. Par exemple on travaille avec un cabinet d’architecte qui demande des pièces de façade en terre cuite qui servent de chapeau. Cette pièce est trop particulière pour être standardisée, il faut que je fabrique les moules et ça prend du temps. Il faut calculer le retrait et le process. J’ai proposé dix semaines, soit le minimum, mais l’échafaudage sera démonté bien avant. Aujourd’hui on me commande des pièces six semaines avant sur un projet très spécifique. C’est très difficile de répondre à ce genre de commande. Pour les tuiles de tours, j’ai des demandes de Nice à Bordeaux et pratiquement tous mes confrères me renvoient les demandes, donc je pense qu’on est plus que les seuls à faire ça, il y a un vrai savoir-faire qu’il faut entretenir. On était deux ou trois jusqu’en 1990 environ. On fait pas mal de pièces émaillées aussi. Par exemple, on tourne nos jarres à la corde. Ce n’est pas si ancestral que ça puisque ça date du maritime en bois depuis la corderie de Rochefort en France, donc environ du 18ème. Un potier applique la terre pour faire la pièce en rotation dimensionner selon le souhait du client. On peut même décorer selon souhait. SP : Et vous réussissez à entretenir savoir-faire et modernité ? OJ : Toute la partie brique est empilée par des robots. Je dois gérer de l’automatisme, de l’électronique, de l’informatique de mise en œuvre et puis des gens qui ont un savoir-faire dans les mains et dans la tête qui ne dépend que d’eux-mêmes. C’est ce qui est intéressant ici, il y a tous les procédés de fabrication. J’aimerais aller vers le sur-mesure, travailler avec les monuments historiques, du cas par cas. J’aimerai bien utiliser des techniques d’impression 3D pour faire du marquage. J’essaie de moderniser un petit peu l’entreprise sans perdre l’identité que les clients recherchent et qui de toute façon me tient à cœur. SP : Mon mémoire porte davantage sur la brique en tant qu’élément constructif ou de parement. Que pouvez-vous me dire à propos de son évolution d’un point de vu d’un industriel ? Puisque vous reprenez une activité en cours, j’imagine que vous avez espoir que la filière va continuer à autant évoluer avec le temps.

104


OJ : Il y a eu des erreurs historiques dans ce domaine. Il y avait des usines qui faisaient des briques de construction qui ont arrêté de produire pour se concentrer sur la tuile après avoir fait des analyses et des hypothèses économiques. L’activité a été vendue il y a une dizaine d’année a une des plus grosses et plus vieilles SCOP de France. Leur investissement a été rentabilisé en deux ou trois ans et ils ont réussi à faire de ces dix usines quelque chose de bien pour l’industrie. Les premiers n’ont pas ressenti cette future évolution de la normalisation vers notre filière et n’ont pas anticipé notre avantage technique (isolant, porosité, respiration, empreinte carbone…). Les nouveaux ont réussi à innover et faire du mono-mur, des briques à hauteur d’étage, etc… et ces innovations en plus de l’aspect environnemental ont relancé le marché.

Fig. 72 Briqueterie Bouisset, robots de la salle de production

Fig. 73 Briqueterie Bouisset, four

105


d.

Restitution de visite - briqueterie Terreal J’ai également eu l’opportunité de visiter l’usine Terreal de Colomiers.

Éric Ledour : J’ai eu l’avantage d’avoir dirigé douze usines chez Terreal, je peux vous parler en connaissance de causes de tous les produits et de notre implantation. Terreal est avant tout fabricant de tuile. 70% environ de notre chiffre d’affaires provient de la tuile. On va trouver de la brique uniquement dans le Sud, brique de parement et de structure. Pourquoi ? Parce que Terreal est le regroupement de trois grandes familles (Lambert dans le Nord, TBF dans le centre de la France et Guiraud frères dans le Sud). SP : Pouvez-vous me parler de la collaboration architecte – industriel et notamment de l’entente entre RPBW et Terreal ? EL : A l’occasion du projet de la citadelle d’Amiens, Renzo Piano a fait appel à nous. C’est quelqu’un qui aime beaucoup la terre cuite. Donc l’équipe s’est rendu à l’usine de Revel pour proposer de collaborer et de créer de nouveaux produits. Ils ont imaginé des produits de façade ce qui a poussé l’usine à se concentrer sur cette activité plutôt que celle du carrelage. Le souci de Revel, on n’a pas investi au bon moment, des concurrents nous ont copié notamment en Chine et l’usine a fermé. Concernant les briqueteries, il y en a une à Lasbordes et à Colomiers ainsi qu’en Espagne. On retrouve le pole tuile Nord, le pole Bourgogne, le pole tuile centre, le pole tuile Sud. A Lasbordes on a deux usines où on fabrique des monolithes, briques à hauteur d’étage, éléments d’angles, linteaux. C’est ici qu’ont été fabriqués les voussoirs de RPBW. Revel avait l’habitude de travailler avec les architectes. On le fait encore mais différemment, par de la prescription. On a aussi des liens avec des archi qui, s’ils ont des envies, peuvent nous appeler et on échange. Pour le reste on travaille sur stock, l’architecte doit connaitre les produits. On a des bibliothèques BIM pour eux si besoin. On s’y est mis de suite. On a un service informatique qui fait évoluer en permanence ce service. Dans le monde de la terre cuite, on a été précurseur de la prescription, avec Revel surtout, mais c’est dans les gènes de Terreal. On peut se vanter aujourd’hui d’être les plus chers. Les clients savent qu’ils auront un service complet et de qualité. Les autres vont se battre sur le prix, ce n’est pas notre sujet. SP : Comment se passe l’échange avec les architectes ? Quels sont les « processus » ? EL : Ils rencontrent quelqu’un comme Jean Philippe Tur par exemple, que vous connaissez qui est un prescripteur. Il y en a entre cinq et dix en France dont certains sont des commerciaux classiques et d’autres aussi prescripteurs. Ces gens-là sont en contact avec les architectes et soit ils les visitent pour

106


présenter les nouveaux produits soit ce sont les architectes qui se rapprochent d’eux. On est capable de les soutenir pour les concours par exemple selon les produits. SP : Vous avez travaillé sur le Diabolo et le Voussoir alors ? EL : Sur le voussoir non mais sur le Diabolo oui. J’ai participé au dessin. Paul Vincent de chez Renzo Piano est venu nous voir, nous a expliqué le projet, une grande esplanade à couvrir de pavé et on voudrait quelque chose de différent. On a créé un système d’agrafe pour relie les éléments entre eux et pouvoir mixer terre cuite et gazon. Ils ont travaillé pour la partie gazon avec un spécialiste du gazon mondial ! Il a fallu fabriquer une maquette et la tester. On n’a pas fait grand-chose depuis puisque c’est un produit complexe et difficile à mettre en œuvre. Mais il nous appartient. Sur ces opérations on n’a pas fait de bénéfices mais on a appris beaucoup de choses. Dès qu’on fait réfléchir des industriels c’est bon. On est opportunistes et pragmatiques. Avec la BHE, un archi un jour s’est dit que le produit était intéressant, il avait un batiment à faire et il a utilisé la BHE en brise vu. Pour nous c’est intéressant puisque c’est du produit déjà fabriqué et stocké, lui il s’est approprié notre produit pour en faire quelque chose de nouveau. Selon moi la chose la plus sympa que l’on ait fait c’est la réhabilitation à Dunkerque d’une zone sensible et isolée. Les architectes ont utilisé des produits rouge orangé sublimes pour redonner de la lumière au quartier.

Fig. 74 Atelier Tarabusi, bureaux à Lille, 2017 L’architecte utilise la BHE en parement. Photographie : Atelier Tarabusi

107


SP : Pensez-vous que le marché de la terre cuite est un marché d’avenir ? En 2006 on fabriquait des briques traditionnels collées au mortier classique. On sentait qu’un virage allait arriver avec la RT 2012, positif pour nous si on savait accrocher les wagons. On s’est dit qu’on n’avait pas l’outil industriel pour assurer nos produits mais on faisait déjà des produits rectifiés. On a dû former des gens pour qu’ils forment ensuite des maçons, ce qu’on fait toujours d’ailleurs. Aujourd’hui un maçon qui n’a jamais monté de produits à joints minces se retrouve bloqué face à ces nouvelles techniques qui n’ont plus rien à voir avec le joint au mortier classique. Ces formations sont assurées depuis 2003. En 2006 environ, on a conçu l’usine de Colomiers car on avait un besoin de production accru. Ici vous avez une brique mono-mur qui est l’équivalent d’une brique de 20 + de l’isolant. Le mono-mur ne fonctionne pas bien en France, en Allemagne oui. C’est surement culturel puisque c’est fantastique comme produit. Inertie thermique, la régulation hygrométrique… SP : Pourquoi ça ne marche pas ? EL : Parce que c’est cher. C’est plus cher qu’un parpaing. La brique mono-mur est difficile à fabriquer donc on le vend cher. C’est aussi culturel, c’est lourd, compliqué. En fait le marché de ce produit c’est essentiellement les maisons de luxe. On fait aussi bien avec de l’isolant finalement et les réglementations imposeront de plus en plus d’épaisseur. Le problème de ce produit est aussi sa finition, on doit forcément le plâtrer soit mettre du BA13 et ça coute. On l’utilise que dans des grandes maisons, ou avec des gens qui ont bien compris l’intérêt du produit et qui sont prêt à y mettre une somme. On en fabrique plus ici. C’est surtout notre concurrent Autrichien Wienerberger aujourd’hui qui en fait. Ils construisent avec ça depuis longtemps. On fabrique ici 600 tonnes de produits rectifiés par jour. Le virage de la RT2012 a été intéressant pour nous puisqu’on a accroché. Il faut savoir qu’en 2008 avec la crise le marché du bâtiment perd 30% en 2009, 90% en Espagne. Si on n’avait pas fait l’investissement à ce moment-là on aurait mis trop de temps à s’en remettre comme certains de nos concurrents. On s’est vite retrouvé en sous capacité, l’usine tournait à fond. En 2018 on a investi sur notre production de produits rectifiés. L’idée est d’être au plus près de la demande du client. Autre fait intéressant. Par exemple on fabrique les linteaux terre cuite de Wienerberger notre concurrent. On a un partenariat. Par contre Bouyer-Leroux s’est mis à en fabriquer et c’est plus embêtant pour nous. Ils sont plus gros que nous, ils ont racheté Imerys. En Espagne on avait trois usines on a dû en fermer deux dès la crise. Gérone a surcévu pour alimenter la France. Maintenant on va produire le rectifié en Espagne puisqu’il n’existe pas encore étant donné leur mode constructif bien différent du nôtre : un système poteau poutre béton remplie de terre cuite par exemple qui n’est pas porteuse. Nos briques en France sont porteuses c’est ça la grande différence.

108


SP : Et justement, est-ce que vous faites de la brique de parement ? EL : Oui l’usine est dans le Tarn. On avait beaucoup travaillé sur les cheminés, les heures de gloire de cette usine ont été les petits listel, plaquettes … Tous les produits classiques de parement y sont faits ainsi que le réfractaire. On ne vend pas de GSB (grande surface de bricolage), c’est un choix industriel mais on va rentrer un petit peu dans ce domaine mais c’est complexe, ça demande une grande traçabilité, du code barre, etc. on a besoin d’apprendre un peu. Sur Montpellier vous en trouverez peu puisque ce n’est pas une région de terre cuite. SP : Est-ce que vous formez les architectes sur vos produits à l’image des formations pratiques que vous pratiquez auprès des artisans ? EL : Les prescripteurs sont capables d’informer les architectes sur tout ce qui concerne les produits. En cas de besoin les architectes peuvent les appeler. Ils sont capables de parler des capacités et des quélités des produits. Par exemple la tuile Canal possède une polyvalence incroyable. On a créé une tuile pressée Héritage qui a quasiment la capacité d’une tuile canal. Si on veut en parler avec un architecte on lui présente avec la doc. Et en quoi cette tuile est innovante pour lui (capacité de jeu très importante et donc propice à la rénovation). Mais attention, cette tuile ne se pose pas comme la Canal et nécessite des artisans formés à cette complexité. Le maçon qui démarre mal avec ça il est perdu. Pour la pose du rectifié on a une certification spéciale qui atteste la capacité du maçon, pour la tuile pas la peine.

109


Fig. 75 Visite de la briqueterie Terreal Ă Colomiers

110


111


112


Conclusion et ouverture – Quel avenir pour la brique ? L’histoire technique, performancielle et symbolique de la brique de terre cuite nous a montrer qu’elle offre de nombreuses possibilités avec également beaucoup d’avantages et comment au fil du temps des générations d’architectes ont travaillé à exploiter ce potentiel. La question alors discutable est celle qui interroge la dimension prospective du matériau. Quel avenir pour la brique ? Ainsi que mis en lumière dans le chapitre premier, l’histoire de la brique fut animée d’événements sociaux et politiques qui ont sans cesse modifié son parcours de développement. Tendances esthétiques, guerres destructrices ou catastrophes en tout genre ont bouleversé des structures politiques et économiques en place qui favorisaient certaines idéologies constructives pour les remplacer par une autre. En 1950, Edward Dobson affirme dans A rudimentary Treatise on the Manufacture of Brocks and Tiles que le coût réel du moulage des briques entre si peu dans l’ensemble de la fabrication que pour de petits briquetages, la mécanisation ne permet pas de réaliser d’économies significatives. Aujourd’hui encore, la question de l’innovation du moulage alors entièrement mécanisé reste ouverte étant donné que ces techniques ont été mises au point au XXème siècle et que l’invention post-moderne réside dans l’automatisation et le contrôle assisté par ordinateur de ces techniques. Les procédés traditionnels exigeaient parfois des étapes de plusieurs semaines quand aujourd’hui il ne suffit que de quelques heures pour apporter un pareil résultat : par le passé les artisans briquetiers aspiraient à une uniformité que les machines offrent sans trop d’efforts. La tendance s’est semble-t-elle inversée et l’on dépense temps et argent pour produire mécaniquement des briques qui ressemblent à celles que l’on fabriquait traditionnellement, et ce par soucis esthétique résolument dépendant des tendances changeantes. L’un des problèmes majeurs de l’industrialisation de la fabrication des briques reste l’adaptation : la programmation des machines et des lignes de production reste longue et fait ainsi monter le cout des briques « particulières » et nécessite une demande de grande quantité pour être rentable. Cette difficulté d’adaptation à la demande engendre une standardisation des modèles de briques. Ainsi, dans le monde occidental et notamment en France, les briques ne sont plus fabriquées manuellement que sur commande et coûtent ainsi quatre à cinq fois plus cher que leurs homologues mécaniques. Tandis que dans certaines régions du monde comme en Inde, la brique réalisée manuellement reste la plus fréquente. Mais sur ce point seulement, le moulage à la main restera plus sophistiqué que la manufacture actuelle jusqu’à ce que des solutions d’adaptation et de « sur mesure » soient incorporées dans les chaines de production. Certaines inventions, qu’elles soient issues d’une évolution ou d’un détournement de la brique, ont proposé des alternatives en termes de production. Les briques au silicate de calcium peuvent se passer d’un four en étant fabriquées par compression puis dessèchement d’un mélange de sable et de chaux mais cette technique innovante n’a pas connu l’essor suffisant face à son concurrent qu’est l’aggloméré de béton lié au ciment Portland, aujourd’hui encore très populaire. C’est d’ailleurs un point

113


non négligeable auquel doit faire face l’industrie de la brique : l’aggloméré de béton bien que moins efficace thermiquement peut être rendu plus léger en utilisant des agrégats à basse densité et donc en résulte des blocs plus gros, augmentant la vitesse d’édification des murs et réduisant le cout matériel. Dans beaucoup de pays développés les agglomérés de béton représentent le concurrent le plus menaçant pour l’industrie de la brique même si l’engouement pour l’écologie et les restrictions thermiques soient en faveur de cette dernière. D’autant plus que les fours utilisés de nos jours posent la question de la pollution et des rejets néfastes dans l’atmosphère et qui est l’objet des intentions novatrices des acteurs majeurs de la brique ainsi que nous l’avons démontré au troisième chapitre. Concernant la mise en œuvre de la brique, il n’existe encore ni machine à briquetage automatique ou de robot briqueteur ayant fait des preuves d’efficacité sur chantier d’un projet d’édifice concret. Mais des prototypes sont déjà fabriqués et la question de l’avenir du métier de maçon briqueteur est entièrement ouverte. A ce jour, le briquetage n’a que très peu été affecté par la technologie moderne et la plupart des outils utilisés ont une histoire vieille comme la brique : truelle, équerre et fil à plomb. Cependant si les outils sont inchangés, les formations aux savoir-faire des briqueteurs ont évolué considérablement. Aujourd’hui le métier s’apprend en deux ou trois années de collège professionnel, parfois à temps partiel dans des conditions économiques tendues. Ce contexte d’apprentissage engendre des difficultés pour les nouveaux artisans à acquérir et transmettre le même niveau de compétence que les anciens. L’architecte d’aujourd’hui n’a que très peu l’expérience directe des matériaux au sortir de l’enseignement, parfois même plusieurs années après. Parallèlement, les modalités administratives et économiques impliquent des contrats de plus en plus rapides avec des prises de décision de plus en plus hâtives afin que les prix puissent être rapidement diffusés le plus justement. Ce système dont l’architecte est dépendant est bien différent de ce qui se faisait à l’époque de la Renaissance avec une rémunération des artisans à la fournée, permettant une modification du projet en cours de route sans grand impact économique. Aujourd’hui l’architecte nécessite une grande connaissance des matériaux qui lui parvient dans la majorité des cas par les livres et toutes les limitations qui leurs sont propre. Par-delà ce rapport à l’expérience constructive dont l’architecte a besoin, la gamme des matériaux utilisables de notre époque est d’une diversité sans équivalent qu’il doit faire face à une variété de choix sensiblement plus déstabilisante que stimulante. Il doit alors être le sachant d’une grande possibilité d’utilisation des matériaux et n’a aujourd’hui personne sur qui compter lorsqu’il n’en est qu’à la conception du projet et qu’il est déjà en grande partie responsable du contrat signé. Enfin, cet univers des matériaux tend à faire oublier que certains comme la brique sont des fondamentaux permettant l’appréciation d’une architecture mesurée et à l’échelle de l’Homme.

114


Nous avons vu par l’analyse de son potentiel symbolique et représentatif que la brique est porteuse de connotations parfois mythiques, historiques, sacrées ou encore géographiques ou même techniques. Pour l’époque classique, la brique signifie ce qu’est l’édifice. Par sa présence, on connait l’usage, le propriétaire et même comment il est construit. Tandis qu’à l’heure du mouvement moderne, nous avons exposé au travers d’analyses de l’école d’Amsterdam de Berlage et de Michel De Klerk, la bibliothèque Exeter de Louis Khan, l’expérimentation architecturale d’Alvar Aalto, le rapport à l’origine géologique de Franck Lloyd Wright, l’obsession du détail modulaire de Sigurd Lewerentz ou encore le rapport spirituel à la matière de Le Corbusier que le matériau brique est exalté dans son symbolisme, la démarche architecturale consiste à faire de la brique un moyen d’expression, à lui donner un sens et non plus seulement à lui faire signifier quelque chose d’antérieur. Enfin, l’objectif de l’actuelle et de la prochaine génération d’architecte semble relevé de la mesure des ressources disponibles. Ne plus se focaliser sur la question de l’esthétiquement faisable mais sur ce qui est réellement indispensable sur le plan de l’exploitation des ressources. La qualité d’un édifice sera révélée par l’utilisation intelligente des investissements et des moyens de production permettant sa réalisation. La brique de demain sera probablement composite et l’industrie produira des assemblages en amont de la livraison sur chantier, les moulages et la poses seront industrialisés et à terme il s’agira davantage de questionner notre manière de concevoir l’espace plutôt que de travailler à un sensationnalisme esthétique en brique ou non. Quand bien même, si l’histoire des techniques de fabrication et de mise en œuvre de la brique ne se conforme pas aux théories simples de l’évolution ni même aux conséquences inhérentes au progrès et que la technologie est d’avantage un reflet de la société qu’un catalyseur de celle-ci, cette analyse nous laisse à penser que le matériau brique saura s’adapter à un avenir encore incertain mais qui portera des enjeux qui ne sont en tous les cas pas antinomiques avec ce qu’elle a offrir. « Après avoir constaté les succès et la souplesse d’adaptation de la brique depuis tant de millénaires, il ne parait pas déraisonnable de suggérer qu’elle va rester avec nous quelques temps encore. »223

223

W.P. CAMPBELL James, op. cit.

115


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.