L'immigration indienne en Guadeloupe (1848-1923). Partie 3 - 6e et 7e titres

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Christian SCHNAKENBOURG

L'IMMIGRATION INDIENNE EN GUADELOUPE (1848 – 1923) Coolies, planteurs et administration coloniale

3ème partie

Thèse soutenue devant l'Université de Provence le 2 avril 2005


666

TROISIEME PARTIE

L'INSTALLATION DES INDIENS EN GUADELOUPE


667

TABLE DES MATIERES DE LA TROISIEME PARTIE L'INSTALLATION DES INDIENS EN GUADELOUPE

Titre sixième : GESTION ADMINISTRATIVE ET FINANCIERE DE L'IMMIGRATION

676

CHAP. XIII. RECEPTION ET REPARTITION DES IMMIGRANTS

677

1. LE SERVICE DE L'IMMIGRATION ET SES FONCTIONS ADMINISTRATIVES

677

1.1. Création et mise en place (1852-1857)

677

1.2. Evolution institutionnelle a) Le commissariat à l'immigration (1854-1877) b) Les modifications postérieures du Service (1878-1890) c) Déclin et disparition du service de l'Immigration (1895-1920)

679 679 681 684

2. LES FORMALITES A L'ARRIVEE

685

2.1 Les formalités médicales a) Le dépôt des immigrants b) Les formalités sanitaires à l'arrivée des convois en rade c) La prise en charge médicale des immigrants après le débarquement

685 685 688 692

2.2. Les formalités administratives : l'immatriculation a) Modalités b) Les effets de l'immatriculation : un "marqueur" juridique et social

695 695 697

3. LA REPARTITION DES CONVOIS

698

3.1. Le problème des critères d'attribution et les rivalités entre bénéficiaires a) De la simplicité du principe à la complexité de la pratique b) L'échec du principe d'égalité (1855-1859) c) Les rivalités entre bénéficiaires de l'immigration et la victoire des grands planteurs (décennie 1870 – 1885)

705

3.2. Les modalités pratiques de la répartition et les dernières formalités a) La formation des "lots" b) Conditions et organisation de la "distribution" des immigrants c) Ultimes formalités, ultimes difficultés

710 710 711 713

698 698 702


668

CHAP. XIV. LE FINANCEMENT DE L'IMMIGRATION

720

1. LES INSTRUMENTS : BUDGET ET CAISSE DE L'IMMIGRATION

720

1.1. Création et principes d'organisation

720

1.2. Fonctionnement

722

2. LE COUT DE L'IMMIGRATION

724

2.1. Estimation par le coût des introductions a) Jusqu'en 1865. b) De 1866 à 1873. c) De 1873-74 à 1888-89.

724 725 729 729

2.2. L'approche budgétaire a) Mesure des dépenses publiques en faveur de l'immigration b) Evolution

737 737 741

2.3. Structure des dépenses a) Les dépenses de recrutement et de transport b) Les dépenses effectuées en Guadeloupe

742 745 750

3. LES RECETTES

754

3.1. Les différentes ressources de la Caisse de l'immigration a) Les subventions métropolitaines b) Les subventions du budget colonial c) Les droits sur les engagements et les salaires d) Les remboursements des engagistes e) Les centimes et décimes additionnels f) Les autres recettes

754 754 758 760 761 763 764

3.2. L'équilibre des recettes et des dépenses a) Evolution générale des recettes b) Un système nécessairement équilibré c) Un équilibre perturbé par les dettes des engagistes

765 765 766 768

3.3. L'évolution de la politique de financement de l'immigration : qui paye ? a) Réalité des chiffres et pétitions de principe b) Le temps de la "bonne immigration" (1854-1856) c) Un rééquilibrage brutal (1857-1865) d) L'offensive des planteurs pour l'abaissement des charges (1866-1876) e) Vers la prise en charge intégrale du coût de l'immigration par ses bénéficiaires (1878-1888)

772 772 774 776 778

Conclusion du titre sixième

782 784


669

Titre septième : LA VIE QUOTIDIENNE DES IMMIGRANTS

785

CHAP. XV. LES INDIENS SUR LES HABITATIONS

786

1. LES CONDITIONS D'EXISTENCE : L'OPPRESSION

786

1.1. Un statut juridique discriminatoire a) Le principe : un statut exorbitant du droit commun b) Le contenu : un statut infériorisant

787 787 791

1.2. Des conditions matérielles misérables a) Le logement b) Le vêtement c) La nourriture

800 800 802 803

1.3. Une immense violence physique a) Les sources et leurs insuffisances b) Les auteurs des violences c) Les causes de la violence d) Typologie des violences

809 809 820 825 828

1.4. Une situation sanitaire désastreuse a) Un système de soins déficient b) Une population lourdement frappée par la maladie

833 833 836

2. LES CONDITIONS DE TRAVAIL : L'EXPLOITATION

846

2.1. Statistique et géographie de la population indienne de la Guadeloupe a) Présentation statistique d'ensemble b) Un apport essentiel à la croissance démographique globale c) Répartition géographique

846 846 849 850

2.2. L'Indien comme force de travail a) Une affectation presque exclusive au secteur sucrier b) Caractéristiques structurelles du travail immigrant c) Répartition des tâches et spécialisation

855 855 864 868

2.3 "L'extorsion du surtravail" a) Des journées et des semaines interminables b) Des salaires irrégulièrement et incomplètement payés c) Des engagements indéfiniment prolongés

873 873 876 883

2.4. Conséquences démographiques : un mouvement naturel très négatif a) Une surmortalité terrifiante b) Une natalité insuffisante pour compenser

893 893 900


670

CHAP. XVI. L'ABSENCE DE PROTECTION

903

1. LES CARENCES DE LA PROTECTION ADMINISTRATIVE

903

1.1. Les organes et leurs fonctions a) La mise en place de la protection (1852-1859) b) Les syndics cantonaux, cheville ouvrière de la protection administrative des immigrants c) Les pouvoirs très limités du chef du service de l'Immigration

904 908

1.2. Les Indiens sans protection a) L'administration négligente b) Indifférence et passivité

909 909 911

1.3. Les causes : l'obstruction des planteurs a) Le rejet de principe de toute protection spécifique des immigrants b) L'offensive contre les syndics (1864–1875) c) L'administration tente en vain de s'imposer (1877-1884)

915 915 918 923

1.4. Les causes structurelles a) Les critiques de fond à un système mal conçu b) Un personnel médiocre et trop étroitement lié à la plantocratie

929 929 932

2. L'INEFFICACITE DE LA PROTECTION JUDICIAIRE ET CONSULAIRE

903 903

936

2.1. Une justice complice a) La saisine des tribunaux : un parcours du combattant b) Inefficacité, partialité et racisme c) L'échec du procureur général Darrigrand (1880-1884)

936 936 940 946

2.2. Des consuls impuissants a) Une situation bâtarde b) Des pouvoirs limités c) Les préoccupations tardives du gouvernement de l'Inde et l'inertie des consuls en poste aux Antilles dans la décennie 1870 d) Les Indiens de la Guadeloupe particulièrement mal protégés

957 957 960 964 966

CHAP. XVII. LES REACTIONS DES INDIENS

972

1. UNE APPROCHE SERIELLE ET PENALISTE

972

1.1. La méthode a) Problématique b) Les sources et leur traitement

972 972 975

1.2. Evolution d'ensemble de la délinquance et de la criminalité indiennes de 1859 à 1887 : un phénomène en augmentation, un groupe surreprésenté a) Le constat b) Les explications

980 980 990


671

2. LES DIFFERENTS TYPES DE REACTIONS INDIENNES ET LEUR REPRESSION

1000

2.1. La fuite hors des habitations a) Le mode dominant de réaction des Indiens b) Les formes du vagabondage c) L'obsession de la répression

1000 1000 1003 1008

2.2. Les autres réactions non-violentes a) Résistance individuelle et protestations collectives b) Les comportements désespérés

1014 1015 1016

2.3. Les comportements délictueux et criminels a) Le vol b) Coups et blessures et homicides : de la violence "ordinaire" entre Indiens à l'affrontement physique avec les engagistes c) Les crimes et délits de nature sexuelle d) L'incendie volontaire

1019 1020

2.4. La répression judiciaire a) Caractéristiques générales de la justice pénale dans la Guadeloupe postesclavagiste b) Comparaison entre les origines : les Indiens plus lourdement frappés c) Evolution dans le temps : la montée de la répression

1022 1025 1025 1028 1028 1034 1037

Conclusion du titre septième

1044

Titre huitième : DE L'IMMIGRATION A LA CITOYENNETE : DESTIN COLLECTIF D'UN GROUPE HUMAIN

1045

CHAP. XVIII.

LA FIN DE L'ENGAGEMENT ET LE "CHOIX" DE RESTER OU DE RENTRER

1. LA PRESSION SUR LES INDIENS POUR LES CONTRAINDRE A RESTER

1046 1046

1.1 Les faux-semblants d'un "choix" biaisé a) Une réglementation théoriquement protectrice b) Des rengagements contraints et forcés

1046 1046 1049

1.2 L'attitude de l'administration a) Mauvaise volonté et impécuniosité b) Les incitations financières c) La politique de fixation sur place et l'installation définitive des Indiens en Guadeloupe

1056 1056 1060

1.3 Les résultats : les Indiens "piégés" a) Des vies entières sur les habitations b) Des vies entières dans la misère

1068 1068 1070

1062


672

2. "L'AN PROCHAIN A BENARES" : L'ODYSSEE DES RAPATRIEMENTS

1075

2.1. Présentation statistique a) Les convois b) Les rapatriés

1075 1075 1093

2.2. L'attente interminable des Indiens libérés a) Espoirs et désillusions b) L'insuffisance chronique de convois c) Irrégularité et imprévisibilité des convois d) Les explications de l'administration : vraies raisons et faux prétextes

1095 1095 1096 1103 1105

2.3. L'organisation des convois par l'administration a) Le choix du navire b) Le choix des partants et la composition du convoi c) Les ultimes formalités et le départ

1107 1107 1112 1118

2.4. "A passage to India" a) La route des retours b) Les conditions du voyage c) L'arrivée en Inde

1121 1121 1125 1131

CHAP. XIX. LES INDIENS FACE A LA SOCIETE CREOLE

1134

1. L'ISOLEMENT

1134

1.1. L'isolement psychologique : le mépris et le rejet a) Le choc de la rencontre b) Pour les planteurs, des sous-hommes c) Pour les Nègres créoles, des concurrents

1134 1134 1135 1139

1.2. L'isolement physique : la ségrégation a) L'enfermement sur les habitations b) Le repli communautaire

1143 1143 1146

2. L'ENRACINEMENT

1151

2.1. Les effets "décapants" de l'éloignement a) Lenteur et difficultés des communications avec l'Inde b) Distorsions et affaiblissement de l'hindouisme c) Les autres conséquences de l'éloignement

1151 1151 1154 1163

2.2. Les voies de l'intégration et la créolisation a) L'intégration croissante des Indiens à la vie sociale de la Guadeloupe b) L'ascension socio-professionnelle hors de la canne c) L'assimilation culturelle et la créolisation

1168 1168 1171 1174


673

2.3. L'assimilation politique et l'accès des fils d'immigrants à la nationalité française a) Un coup de semonce : les réactions britanniques au décret de 1881 sur la "naturalisation" des indigènes de l'Inde française b) Le différend franco-britannique sur la nationalité des fils d'Indiens de la Réunion (1899-1903) c) Le combat d'Henri Sidambarom en Guadeloupe (1904-1923)

1177 1177 1177 1183

Conclusion du titre huitième

1189

Titre neuvième : LA FIN DE L'IMMIGRATION

1190

CHAP. XX. EN GUADELOUPE : LE COMBAT REPUBLICAIN CONTRE L'IMMIGRATION

1192

1. LES ETAPES DE L'AFFRONTEMENT

1192

1.1. Les résultats en demie teinte de l'offensive républicaine (1878-1882) a) La fin du consensus autour de l'immigration (décennie 1870) b) L'émergence d'un nouvel environnement politico-institutionnel défavorable à l'immigration c) L'offensive républicaine au Conseil Général (1881) d) Finalement des demi-mesures 1.2. La contre-offensive de l'Usine et le maintien de l'immigration (1883-1888) a) Souques reprend l'avantage (1883) b) Les conséquences de la crise sucrière et le problème des convois déjà commandés (1884) c) L'immigration enfin supprimée ? (1885-1887) d) L'ultime rebond des partisans de l'immigration (1887-1888) e) Comparaison avec la Martinique : les "spécificités locales" du débat guadeloupéen sur l'immigration

2. LE CHOC DES ARGUMENTS

1192 1192 1196 1199 1201 1203 1203 1206 1212 1214

1218

2.1. Le débat ouvert : arguments économiques pour et contre l'immigration a) Un débat posé en termes essentiellement économiques b) "Un bienfait" (E. Souques) : défense et illustration de l'immigration c) "Une plaie" (L. Dorval) : la réponse des adversaires de l'immigration

1218 1218 1213 1225

2.2. Le non-dit politique : qui est le maître dans la société créole ? a) Pourquoi tant d'acharnement à défendre une institution irrationnelle et inefficace ? b) "Tenir le Créole à distance" : le débat sur la "concurrence des bras" et les enjeux politiques de l'immigration

1236 1236 1242


674

CHAP. XXI. L'INTERDICTION DE L'EMIGRATION INDIENNE PAR LA GRANDE-BRETAGNE ET SES SUITES (1876-1888-1921)

1250

1. L'INTERDICTION DE L'EMIGRATION INDIENNE VERS LES COLONIES FRANCAISES (1876-1888)

1250

1.1. Les scandales de la Réunion et de la Guyane (1870-1882) a) Le temps des vaines protestations britanniques (1870-1875) b) Un premier coup de semonce : l'interdiction de l'émigration vers la Guyane (1876-1877) c) Dernier avertissement sans frais : la Commission internationale de la Réunion (1877) d) La persévérance réunionnaise dans l'inacceptable et la sanction britannique (1878-1882)

1250 1250 1253 1255 1258

1.2. La Guadeloupe sanctionnée à son tour (1888-1889) a) La montée de la menace (1882-1887) b) L'interdiction (24 août 1888) c) La transmission de l'information en Guadeloupe et le dernier convoi (novembre 1888 – janvier 1889)

1263

2. LES SUITES DE L'INTERDICTION ET L'OBLITERATION INSTITUTIONNELLE DE L'IMMIGRATION

1267

2.1. Les vaines tentatives françaises pour faire fléchir la Grande-Bretagne (1883-1900) a) Le dialogue de sourds (1883-1890) b) Reprise et échec des discussions (1891-1900)

1267 1267 1269

2.2. La recherche de solutions de remplacement a) L'émigration indienne clandestine b) A nouveau la tentation africaine c) L'exploitation de la misère des Antilles britanniques d) La lamentable odyssée des Japonais du Crédit Foncier Colonial

1274 1274 1275 1277 1280

2.3. L'effacement progressif des dernières survivances (1920-1953)

1282

Conclusion du titre neuvième

1260 1260 1260

1286


675

INTRODUCTION DE LA TROISIEME PARTIE

Si les Indiens se faisaient des illusions sur ce qui les attend en Guadeloupe, ils vont vite déchanter. Soumis à la pesante tutelle d'une administration qui ne voit en eux qu'un stock à gérer et un problème financier à résoudre (Titre VI), ils se retrouvent, dans leur vie quotidienne, écrasés de violence sur les habitations sans personne vers qui se retourner pour obtenir un minimum de protection, et réagissent à leur tour par des comportements souvent violents qui les enferment encore davantage dans leur souffrance (Titre VII). Malgré tout, ils tiennent comme ils peuvent, mus par l'espoir de revoir un jour l'Inde, fortune faite ; mais même ici, c'est encore la déception qui les guette : la plupart d'entre eux meurent sur place aussi pauvres qu'ils étaient arrivés, faisant ainsi, à leur corps défendant, souche dans un pays qui ne sera jamais le leur, mais deviendra par contre celui de leurs enfants (Titre VIII). Le commencement de la fin de cette triste histoire se situe dans les années 1880, mais il faudra attendre encore près d'un demi-siècle avant qu'elle s'achève entièrement (Titre IX).


676

TITRE SIXIEME

GESTION ADMINISTRATIVE ET FINANCIERE DE L’IMMIGRATION

Chaque arrivée d'un convoi d'immigrants en provenance de l'Inde déclenche tout un ensemble d'opérations et de formalités destinées à mettre les nouveaux arrivants en situation de répondre le plus rapidement possible à l'objectif pour lequel on les a fait venir littéralement de l'autre côté de la terre : fournir leur force de travail à la production sucrière. S'agissant d'une immigration réglementée par l'Etat, organisée par l'administration et subventionnée par le budget colonial, le rôle des institutions publiques est essentiel. Il faut tout d'abord réceptionner les immigrants, les immatriculer et les mettre à la disposition des planteurs qui les attendent avec impatience ; l'ensemble de ces opérations définissent la compétence du Service de l'Immigration, dont nous étudierons l'intervention dans le chapitre XIII. Mais il faut aussi organiser le financement de l'immigration, collecter les ressources affectées à celle-ci et régler les dépenses correspondantes ; c'est là la tâche de la Caisse de l'Immigration, qui fera l'objet du chapitre XIV.


677

CHAPITRE XIII

RECEPTION ET REPARTITION DES IMMIGRANTS

Après avoir présenté le service colonial de l'Immigration, chargé spécialement de tout ce qui concerne la réception et la répartition des Indiens à leur arrivée en Guadeloupe, nous retracerons les différentes formalités auxquelles sont soumis les immigrants avant et après leur débarquement en vue d'être remis à leurs engagistes, puis nous verrons comment ils sont répartis entre ceux-ci.

1. LE SERVICE DE L'IMMIGRATION ET SES FONCTIONS ADMINISTRATIVES 1.1. Création et mise en place (1852-1857)1 Dans tous les pays sucriers "importateurs" de main d'œuvre indienne au XIXe siècle existe une administration chargée spécialement de gérer l'immigration et d'assurer la protection des immigrants2. Dans les colonies françaises, il s'agit du Service de l'Immigration. Dans les développements qui suivent, nous nous limiterons à ses seules fonctions administratives, renvoyant, pour tout ce qui concerne la protection des Indiens, à un chapitre ultérieur ad hoc3. La création de ce service aux Antilles-Guyane et à la Réunion découle du décret du 27 mars 1852, qui constitue le texte de base du droit interne français en matière d'immigration coloniale4. Aux termes de l'article 34, tout ce qui concerne celle-ci est, dans chaque colonie concernée, placé sous la responsabilité du directeur de l'Intérieur, chef de l'administration civile locale, qui nomme dans ses services un "commissaire spécial" chargé par délégation "de 1. Tous les textes réglementaires cités dans les développements qui suivent proviennent, sauf exception dûment signalée, de Recueil immigration, p. 6-68, où ils sont imprimés dans leur ordre chronologique ; pour ne pas surcharger inutilement nos notes, nous nous abstiendrons désormais d'en redonner systématiquement les références. 2. Immigration Department dans les colonies britanniques ; K. O. Laurence, Question of labour, p. 167-168. Immigratie Departement à Surinam ; information aimablement communiquée par Pieter Emmer. 3. Infra, chap. XVI. 4. Sur les circonstances de l'élaboration de ce texte et les grandes lignes de son contenu, voir supra, chap. IV.


678

contrôler l'introduction des immigrants et la conclusion de leurs premiers contrats d'engagement avec les colons". En Guadeloupe, la mise en application de ce texte est fort lente et s'étend sur plus de cinq ans. Quand le premier convoi d'immigrants, celui des Madériens recrutés par Mahuzié, arrive dans l'île, le 11 mars 18545, aucune structure administrative effectivement constituée n'existe encore pour les accueillir et permettre l'accomplissement des formalités ordonnées par le décret de 1852. Quelques jours plus tard6, un arrêté gubernatorial "bricole" en catastrophe la création d'un "comité pour les opérations de l'immigration" de huit membres dans lequel les planteurs et leurs alliés sont présents en force7. Preuve du caractère éminemment improvisé de cette décision : le flou total de l'arrêté sur les compétences de ce comité ; il est simplement dit qu'il aura "dans ses attributions l'exécution de toutes les mesures concernant l'immigration". Aussi n'est-il pas surprenant que son acte de naissance soit aussi son acte de décès ; en dehors de cet arrêté, nous n'avons trouvé aucun document permettant de croire que cette instance ait jamais fonctionné effectivement, et on n'en entend plus parler par la suite. Il est probable que la création, respectivement deux et trois mois plus tard, du Conseil Général8, auquel appartiennent les grandes décisions de principe en matière d’immigration, puis du commissariat à l’immigration, pour ce qui concerne l’exécution, a rendu ce comité inutile. C'est un arrêté gubernatorial du 14 juin 1854 qui crée formellement le commissariat à l'immigration en Guadeloupe, en désignant le délégué du directeur de l'Intérieur à Pointe-àPitre pour y remplir les fonctions de commissaire spécial prévues par le décret de 1852. Pendant un an, le sieur Huguenin, premier nommé à ce poste, parvient à faire face seul aux multiples tâches qui lui incombent alors, notamment lors de l'arrivée des deux premiers convois d'Indiens, celui de l'Aurélie, le 26 décembre 1854, avec 314 passagers à bord, et celui du Hambourg, le 1er mai 1855, qui débarque 437 immigrants9. Mais c'est probablement avec beaucoup de difficultés, puisque un mois plus tard le gouverneur Bonfils, constatant que le commissaire à l'immigration ne peut remplir seul toutes les obligations de sa fonction, décide de créer à Pointe-à-Pitre un "bureau de l'immigration" avec deux commis pour le seconder10. Enfin, en 185711, ces deux agents sont transformés en sous-commissaires, afin de leur donner "un titre plus en rapport … à la nature de leurs fonctions et à leurs relations de service avec les divers (autres) fonctionnaires" de l'administration locale. Dès lors, les structures du commissariat à l'immigration sont à peu près définitivement fixées pour vingt ans. 5. Supra, p. 158 et suiv. 6. Le 17 mars. 7. Le directeur de l'Intérieur, président, le commissaire à l'immigration (alors que celui-ci n'a pas encore été institué formellement) et un délégué de chacune des trois chambres de commerce et des trois chambres d'agriculture (PAP, BT et MG). 8. Par le sénatus-consulte du 3 mai 1854 ; GO Gpe, 5 juin 1854 9. Voir tableau n° 27. 10. ADG, 5K 59, fol. 53, Conseil Privé du 9 juin 1855. 11. Arrêté gubernatorial du 7 juillet.


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1.2. Evolution institutionnelle a) Le commissariat à l'immigration (1854-1877)12 Le service de l'Immigration est rattaché à la direction de l'Intérieur, dont dépend toute l'administration civile de la colonie. Il est chargé à la fois de l'administration générale des flux migratoires et de la protection des immigrants. Jusqu'en 1877, la première de ces deux missions –la seule qui nous retient pour le moment- relève du commissariat à l'immigration ; la seconde, pour laquelle nous reviendrons ultérieurement, appartient essentiellement aux "syndicats protecteurs" d'arrondissements et cantonaux13. Le commissariat à l'immigration est dirigé par le commissaire à l'Immigration, chef du service, placé lui-même sous l'autorité immédiate du directeur de l'Intérieur. Sa résidence administrative est assez longue à se fixer ; située initialement à Pointe-à-Pitre, comme étant à la fois le port d'arrivée des convois d'immigrants et le centre du pays sucrier, elle est finalement transférée à Basse-Terre à la fin des années 1860 après pas mal d'hésitations et d'allers retours entre les deux villes, parce que là se trouve le siège de "l'administration supérieure" de la colonie14. Le commissaire à l'immigration est assisté par les deux sous-commissaires créés en 1857, l'un à Basse-Terre avec compétence sur la Guadeloupe proprement dite et les dépendances proches, l'autre à Pointe-à-Pitre pour la Grande-Terre. A une date que nous ne connaissons pas précisément mais qui se situe entre 1865 et 1867, celui en poste dans la ville de résidence du commissaire est supprimé et remplacé par un simple commis15 ; à partir de 1869, l'unique sous-commissaire restant est définitivement fixé à Pointe-à-Pitre. Les attributions des souscommissaires ne sont pas très clairement définies ; ils sont simplement chargés "de l'inspection et de la surveillance de l'immigration" et remplacent éventuellement le commissaire en

12. Sauf indication contraire, tout ce qui suit provient de l'arrêté gubernatorial du 19 février 1861, publié dans GO Gpe, 22 février 1861. Pris dans la perspective de la conclusion prochaine de la Convention du 1er juillet, cet arrêté abroge et remplace tous les textes locaux qui réglementaient jusqu'alors l'immigration en Guadeloupe, et sauf marginalement il ne sera pratiquement plus modifié par la suite jusqu'en 1878-81. Dans les développements qui suivent, nous nous abstiendrons d'en redonner systématiquement la référence. 13. Voir infra, chap. XVI. 14. A Pointe-à-Pitre au moment de la création du commissariat, en 1854 ; transférée à Basse-Terre par l'arrêté du 7 juillet 1857, puis rétablie à Pointe-à-Pitre par décision gubernatoriale du 13 avril 1858 ; elle y est toujours neuf ans plus tard (CG Gpe, SO 1867, p. 563), puis nous la retrouvons à Basse-Terre en 1869 (Annuaire de la Gpe, 1870, p. 197) ; elle n'est plus modifiée par la suite jusqu'en 1878. 15. Les deux sous-commissaires sont encore portés dans ibid, 1865, p. 214. En 1867, il n'y a plus que celui de Basse-Terre, la résidence administrative du commissaire étant alors à Pointe-à-Pitre ; CG Gpe, SO 1867, p. 563.


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cas d'absence ou d'empêchement de celui-ci16. Enfin, deux "écrivains", l'un à Basse-Terre, l'autre à Pointe-à-Pitre, et deux interprètes indiens17 complètent le personnel du service. La compétence du commissariat est très largement définie, puisqu'il a "pour attributions spéciales tout ce qui touche à l'immigration"18. Mais en pratique, sauf participation marginale à la protection des immigrants19, l'essentiel de son activité consiste à gérer les flux d'entrées et de sorties des immigrants de la Guadeloupe. A ce titre, il intervient à trois moments dans l'ensemble des processus administratifs de l'immigration. Le commissaire à l'immigration participe tout d'abord ès qualités aux travaux du comité d'immigration chargé de recevoir les demandes d'immigrants des planteurs, de vérifier qu'elles répondent aux conditions portées par les textes et d'établir enfin la liste d'inscription des engagistes20. Ici, son rôle est modeste, et maintenu volontairement comme tel ; le comité d'immigration est totalement indépendant du service du même nom, et ses travaux sont présidés et dirigés par le directeur de l'Intérieur personnellement, et non par le commissaire21. Par contre, son action est déterminante lorsque les convois arrivent en Guadeloupe. C'est là que se situe le plus gros et le plus important de son travail. Après avoir effectué la visite des navires introducteurs à leur arrivée en rade et ordonné éventuellement leur mise en observation sanitaire ou envoi en quarantaine, le commissaire à l'immigration, ou son souscommissaire à Pointe-à-Pitre, supervise le débarquement des passagers, leur accueil au dépôt des immigrants et la vérification de leur état de santé, pouvant prendre pour cela toutes les mesures qui lui paraissent nécessaires. Puis il procède à leur immatriculation et à leur "distribution" entre les engagistes dont c'est le tour d'être "servis". Nous allons revenir plus longuement sur toutes ces opérations dans le paragraphe suivant. Enfin, le commissariat à l'immigration centralise les demandes de rapatriement déposées par les immigrants en fin de contrat, les fait prévenir lorsque le navire affecté à cette opération est prêt, et supervise leur rassemblement au dépôt et leur embarquement22.

16. Arrêté gubernatorial du 7 juillet 1857. 17. Portés dans Annuaire de la Guadeloupe, rubrique "Immigration", à partir de 1864. Jusqu'en 1867, il y a aussi un interprète africain, mais il est supprimé par mesure d'économie ; CG Gpe, SO 1867, p. 567. 18. Art. 17 de l'arrêté du 19 février 1861. 19. Voir infra, chap. XVI. 20. Sur l'ensemble de cette procédure, voir supra, chap. X. Nota : il ne faut évidemment pas confondre ce comité, créé par l'arrêté du 19 févier 1861 pour gérer les demandes d'immigrants, avec celui institué dans la précipitation en 1854, dont les pouvoirs sont toujours demeurés flous et qui semble n'avoir jamais fonctionné réellement, que nous avons présenté supra. 21. GO Gpe, 26 décembre 1871 ; avis de la direction de l'Intérieur pour rappeler que les demandes d'immigrants doivent être déposées auprès de ses services et non pas au commissariat à l'immigration. 22. Plus de détails sur toutes ces opérations, infra, chap. XVIII.


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b) Les modifications postérieures du service (1878-1890) La relative stabilité institutionnelle qui avait caractérisé l'histoire du service de l'Immigration en Guadeloupe depuis sa création23 prend fin en 1877. A partir de l'année suivante commence une période de turbulences, ponctuée par une succession de réformes plus ou moins réussies, qui se prolonge pendant douze ans. L'objectif de ces réformes est essentiellement d'améliorer le sort des immigrants et de leur procurer la protection à laquelle ils ont droit24 ; par contre, elles concernent assez peu la partie proprement administrative de l'activité du service, en dehors de quelques modifications de forme et précisions complémentaires par rapport à l'arrêté de 1861. Nous pouvons passer rapidement sur la réforme de 187825 qui, à supposer qu'elle ait vraiment eu pour objet de renforcer la protection des Indiens26, manque complètement son but. Le commissariat à l'immigration et les syndics cantonaux sont supprimés et remplacés respectivement par : 1) Un inspecteur, chef du service, dont la résidence est rétablie à Pointeà-Pitre ; chargé du "service général", il conserve toutes les attributions de l'ancien commissaire à l'immigration, "auxquelles il n'est rien changé". Et 2) Trois sous-inspecteurs, un pour chacun des arrondissements de Basse-Terre, Pointe-à-Pitre et Marie-Galante, qui constituent le "service actif" ; ils "remplissent les fonctions conférées aux syndics cantonaux". En outre, deux bureaux, l'un à Basse-Terre (composé d'un chef de bureau, un commis et deux interprètes), l'autre à Pointe-à-Pitre (un sous-chef de bureau, un commis, deux interprètes et trois plantons) forment le "service sédentaire". Comme il était prévisible, et d'ailleurs assez largement prévu, les résultats de cette "réforme" sont si catastrophiques que, moins de trois ans plus tard seulement, toute l'organisation du service de l'Immigration doit être remise à plat. Tel est l'objet d'un nouvel arrêté gubernatorial en date du 21 février 1881 et de la très longue et très détaillée circulaire d'application qui le suit, le 16 avril de la même année27. A la différence de celui de 1878, ces deux textes sont tout entiers tournés vers la protection des Indiens, comme le prouvent cette mesure essentielle que constitue le rétablissement des syndics cantonaux ainsi que la définition extrêmement précise et minutieuse de leurs attributions. Autre mesure allant dans le même sens, quoique surtout symbolique : le titre de "Protecteur des immigrants" donné au chef du service de l'Immigration, qui reprend exacte23. Stabilité qui n'est en fait que de l'immobilisme et dont nous verrons qu'elle repose avant tout sur d'immenses injustices au détriment des Indiens, qui ne reçoivent pas de ce service la protection qu'il devrait normalement leur assurer. 24. Nous y reviendrons donc plus longuement dans le chap. XVI, infra. 25. Arrêté gubernatorial du 1er juin 1878 ; GO Gpe, 4 juin 1878. 26. Ce qui, nous le verrons, est extrêmement douteux. 27. Textes publiés dans GO Gpe, 22 février et 19 avril 1881 respectivement.


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ment la dénomination en vigueur dans les colonies anglaises28. Mais à côté de cette préoccupation dominante, l'arrêté de 1881 réorganise et améliore également les fonctions administratives du service, confiées au protecteur et à ses deux adjoints. 1. Le chef du service. Comme antérieurement, il demeure placé sous l'autorité du directeur de l'Intérieur, auquel il doit rendre régulièrement compte de tout ce qui concerne l'immigration. Sa résidence administrative est, après trois ans à Pointe-à-Pitre, de nouveau transférée à Basse-Terre, où elle demeure définitivement fixée jusqu'à la disparition du service de l'Immigration. Il perçoit un traitement annuel de 12.000 F, y compris les frais de logement et de tournées, ce qui le place à un niveau déjà relativement élevé sur l'échelle des rémunérations publiques coloniales29. Les pouvoirs du protecteur des émigrants sont très larges. Il est investi de toutes les attributions "qui avaient été primitivement conférées au commissaire de l'immigration", mais avec "une autorité propre plus étendue que celle de l'ancien commissaire", notamment en matière de protection des immigrants. Dans le domaine proprement administratif, il "centralise toutes ses affaires d'immigration ; il résout, sous sa responsabilité, les questions de détail qui ne doivent pas donner lieu à aucun recours à l'administration supérieure ; il propose au directeur de l'Intérieur les mesures qui sont soumises à une décision de ce chef d'administration ou du gouverneur" ; il correspond directement, pour toutes les questions d'immigration, avec toutes les parties prenantes à celle-ci : agents du service, maires et commissaires de police, engagistes. Pour ce qui concerne plus particulièrement les fonctions opérationnelles du service, l'arrêté de 1881 les confie presque uniquement aux adjoints du protecteur, et le rôle de celui-ci en matière de réception des convois, de répartition des arrivants et de rapatriements n'est pratiquement plus, désormais, que de contrôle. Sur un point essentiel, toutefois, sa compétence, sans être exclusive, est réaffirmée avec force : l'établissement et la tenue du matricule général des immigrants30, qui constitue, nous dit la circulaire, "l'un des objets qu'il importe le plus de recommander à la sollicitude du chef de service". D'autre part, le texte lui attribue de nouveaux pouvoirs en matière financière ; "il surveillera la comptabilité de l'immigration et contresignera les pièces de recettes et de dépenses qui doivent être soumises à la signature du directeur de l'Intérieur". Enfin, le protecteur doit rédiger tous les ans un "rapport général sur la situation de l'immigration" en Guadeloupe, destiné à être transmis au ministère. 28. Ce qui n'est évidemment pas un hasard, comme nous le verrons, infra, p. 929-932. 29. C'est un traitement normal pour un chef de service du gouvernement colonial au début des années 1880 (11.500 à 13.000 F selon l'importance du service) ; dans le contexte guadeloupéen de l'époque, il permet déjà d'atteindre une certaine aisance matérielle. Le directeur de l'Intérieur gagne alors 18.000 F par an et le secrétaire général du gouvernement 15.000 ; Budget colonial, 1883. Avant sa suppression, l'ancien commissaire à l'immigration ne percevait que 7.500 à 8.000 F par an. 30. Voir infra, p. 695-697.


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2. Les adjoints du protecteur des immigrants sont au nombre de deux : pour l'arrondissement de Pointe-à-Pitre, "le plus important par son étendue et par le nombre d'immigrants qu'il contient"31, un inspecteur de l'immigration avec un traitement annuel de 9.000 F ; l'arrondissement de Basse-Terre, plus restreint géographiquement et surtout beaucoup moins peuplé d'immigrants, n'a qu'un sous-inspecteur (8.000 F par an). Après quelques fluctuations, tenant vraisemblablement au moins autant à la vanité des hommes qu'aux nécessités du service, ce dernier poste est supprimé en 188932 et ses attributions sont exercées directement par le protecteur lui-même. Les attributions de l'inspecteur et, tant qu'il existe, du sous-inspecteur de l'immigration sont presque entièrement de nature administrative ; ils n'interviennent pratiquement pas dans la protection des immigrants. En fait, ils exercent toutes les fonctions opérationnelles qui avaient été initialement confiées au commissaire à l'immigration par l'arrêté de 1861 et que le protecteur, submergé par ses multiples responsabilités, n'a désormais plus le temps de remplir lui-même, au moins dans l'arrondissement de Pointe-à-Pitre. L'inspecteur et le sousinspecteur "procèdent à la réception et à la répartition des immigrants à leur arrivée dans la colonie, ainsi qu'à l'expédition de … tous documents relatifs à ces opérations" ; ils gèrent les dépôts des immigrants situés dans leur arrondissement ; ils recueillent les demandes de rapatriement déposés par les immigrants en fin de contrat et préparent la formation des convois de rapatriement. Enfin, l'inspecteur de Pointe-à-Pitre représente le chef du service au Comité d'immigration chargé de la réception et du classement des demandes d'immigrants déposées par les planteurs. Sous les ordres de l'inspecteur et du sous-inspecteur viennent un certain nombre d'agents qui composent le personnel sédentaire des deux bureaux de l'immigration établis dans chacune des deux principales villes de la colonie. La liste en est fixée par l'arrêté du 21 février 1881 et le détail donné chaque année dans l'Annuaire de la Guadeloupe, rubrique "Immigration". Au-delà de quelques fluctuations marginales d'une année sur l'autre, le bureau de Pointe-à-Pitre se compose d'un chef de bureau, pouvant éventuellement remplacer l'inspecteur "en cas d'absence momentanée" de celui-ci, un commis-interprète et un écrivain ; à BasseTerre, un sous-chef de bureau, un commis, un interprète et un écrivain. Le traitement de ces divers fonctionnaires varie de 1.500 à 6.000 F par an.

31. Outre la Grande-Terre et Marie-Galante, il s'étend également sur les quatre communes du Nord de la Basse-Terre (Petit-Bourg, Baie-Mahault, Lamentin, Sainte-Rose). En 1884, il rassemble 73 % du nombre total d'immigrants de toute la Guadeloupe ; voir tableau n° 54, p. 851. 32. En 1881, inspecteur à PAP, sous-inspecteur à BT ; de 1882 à 1885, l'inspecteur est à BT et le sous-inspecteur à PAP ; puis l'arrêté gubernatorial du 7 janvier 1887 crée un inspecteur dans chacune des deux villes ; enfin à partir de 1889, il n'y a plus qu'un seul inspecteur, en résidence à Pointe-à-Pitre. Annuaire de la Gpe, années citées, rubrique "Immigration", et JO Gpe, 21 janvier 1887.


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Avec l'arrêté de 1881, le service de l'Immigration atteint sa composition pratiquement définitive. La réforme suivante, celle du décret présidentiel du 30 juin 189033, est entièrement consacrée au régime des immigrants, et n'aborde pas la question du personnel, sauf dans son article 2 et uniquement alors pour confirmer l'existant, y compris la suppression de l'inspecteur de Basse-Terre34.

c) Déclin et disparition du service de l'Immigration (1895-1920)35 Le service de l'Immigration tel qu'il est composé en 1881 fonctionne pratiquement sans changement jusqu'en 1894. Au-delà commence le déclin de l'institution, qui accompagne en fait celui de l'immigration elle-même36. A partir de 1895, le service est progressivement démantelé et n'existe plus en tant que tel ; il ne reste plus que les fonctionnaires, en nombre d'ailleurs décroissant, qui s'occupent individuellement de l'immigration. Le protecteur des immigrants et l'inspecteur sont supprimés et leurs fonctions sont dévolues au directeur de l'Intérieur, puis après la suppression de celui-ci, en 1898, au secrétaire général du gouvernement qui le remplace. En pratique, ces deux hauts responsables de l'administration civile ne s'occupent pas eux-mêmes directement des problèmes de l'immigration ; ils ont délégué une fois pour toutes leurs pouvoirs dans ce domaine à un chef puis à un sous-chef de bureau du gouvernement colonial, chargé du "service général". A partir de 1910, même ce dernier disparaît de l'organigramme, et ses fonctions relatives à l'immigration sont exercées désormais par le délégué du gouverneur à Pointe-à-Pitre37. Parallèlement, le nombre d'agents composant le petit personnel du service sédentaire diminue également. Pour les deux bureaux de l'immigration de la colonie, il passe de six personnes en 1896 à un seul en 1910, ce dernier, un simple commis auxiliaire à Basse-Terre, disparaissant d'ailleurs après cette date. En 1912 et 1915, il semble bien ne plus exister un seul agent administratif chargé spécialement de l'immigration ; ne demeurent que trois agents du

33. Ibid, 15 août 1890. 34. Art. 2 : "Le personnel de ce service se compose : 1) D'un protecteur des immigrants, chef du service et inspecteur dans l'arrondissement où il réside ; 2) D'un inspecteur, chef de l'autre arrondissement … ". La composition du Service telle qu'elle est publiée dans Annuaire de la Gpe, rubrique "Immigration", au cours des années suivantes montre que le protecteur continue de résider à Basse-Terre et l'inspecteur à Pointe-à-Pitre. 35. Sur tout ce qui suit, voir, sauf indication contraire, ibid, id°, années citées. 36. Le dernier convoi arrive de l'Inde en 1889 et la population indienne passe de plus de 21.000 personnes au début des années 1880 à 15.115 en 1902. A noter que, sur ce total, 1.041 Indiens seulement sont encore comptés comme "engagés" et continuent donc de relever immédiatement du service de l'Immigration ; tous les autres sont libérés. Annuaire de la Gpe, 1903, notice préliminaire, art. "Régime du travail". 37. ADG, Cabinet 6294/5, rapport sur la situation générale de la Colonie en 1913, p. 65-66.


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service médical attachés au dépôt des immigrants38. Au-delà, il semble bien que le service ait définitivement disparu en tant que tel39.

2. LES FORMALITES A L'ARRIVEE 2.1 Les formalités médicales a) Le dépôt des immigrants C'est le lieu par lequel transitent tous les Indiens à leur arrivée en Guadeloupe et où se produit la prise de contact physique entre eux et leur nouveau pays. Bien sûr, ses multiples fonctions ne sont pas, nous le verrons, toutes d'ordre médical, mais en raison du rôle déterminant qu'il joue dans l'accueil des nouveaux arrivants, c'est par lui d'abord qu'il nous faut commencer. Très tôt dans l'histoire de l'immigration en Guadeloupe se fait sentir le besoin d'un lieu clos pour accueillir les immigrants à leur arrivée et y effectuer toutes les formalités sanitaires et administratives prévues par les textes. Dès 1855, le plus ancien arrêté local réglementant l'immigration prévoit que "les arrivants seront dirigés pour leur isolement vers un lieu désigné d'avance par l'administration ou agréé par elle"40, mais pendant les cinq années suivantes nous ne savons pas où se situe ce lieu. Certes, l'arrêté du 24 septembre 1859 parle bien d'un dépôt où s'effectue cet isolement, et il est forcément dans les environs de Pointe-à-Pitre puisque, normalement, les navires d'immigrants ne peuvent mouiller que dans ce port41, mais toujours sans préciser son emplacement. C'est seulement à partir de 1860 que nous sommes renseignés sur ce point. L'administration décide alors de louer, pour 4.639 F par an, l'ensemble des terrains et des constructions situés au lieu-dit d'Arboussier42, sur le chemin de la Source, juste à la sortie de Pointe-à-Pitre sur la route de Gosier, afin d'y installer "le cantonnement des immigrants à leur arrivée dans la colonie"43. Mais sept ans plus tard, sa propriétaire décide de vendre le terrain à Jean-

38. Sur lequel, voir paragraphe suivant. 39. Voir infra, p. 1283. 40. Art. 27 de l'arrêté gubernatorial du 16 novembre 1855, reproduit dans Recueil immigration, p. 28 ; les mots soulignés le sont par nous. 41. Ibid, p. 58 42. Du nom du colon qui avait créé là une distillerie au milieu du XVIIIe siècle ; elle est indiquée sur le "Plan de la ville de la Pointe-à-Pitre" en 1775, reproduit par G. LASSERRE, La Guadeloupe, t. II, p. 600. En 1860, le terrain appartient à la dame Louis-Adélaïde Lombard, épouse de Saint-Alary. 43. ADG, 5K 76, délibération du Conseil Privé du 7 juin 1860.


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François Cail et Ernest Souques, qui projettent d'y construire une grande usine sucrière moderne44, et le dépôt des immigrants doit alors déménager. Saisi de la question, le Conseil Général retient le site de la Pointe Fouillole, à quelques centaines de mètres de d'Arboussier, pour y établir le nouveau cantonnement. L'emplacement retenu n'offre que des avantages : le terrain appartient déjà à la colonie, "il est à proximité de la Pointe-à-Pitre, sur le rivage de la mer, et ses immenses citernes assurent un approvisionnement en eau considérable"45 ; c'est là que va demeurer le principal dépôt d'immigrants de la Guadeloupe jusqu'à la fin de la période d'immigration. Il n'existe, à notre connaissance, aucun document d'ensemble décrivant précisément l'organisation et le fonctionnement du dépôt de Fouillole. Même les textes réglementant l'immigration en général se contentent d'indiquer seulement ce que l'on doit y faire et non pas comment et dans quelles conditions. Il faut attendre l'arrêté et la circulaire des 21 février et 16 avril 1881, alors qu'il existe depuis un quart de siècle déjà, et surtout le décret de 30 juin 189046, à un moment où il devient moins utile en raison du commencement du déclin de l'immigration elle-même, pour que l'administration s'occupe enfin de fixer un minimum de règles à son sujet ; il est probable toutefois que ces dispositions réglementaires ne font que reprendre et codifier tout un ensemble de pratiques et de règles coutumières antérieures. Le dépôt des immigrants est géré par le service de l'Immigration et financé par la Caisse de l'immigration, tant pour ce qui concerne l'équipement et les travaux neufs que le fonctionnement courant47. Il est placé sous l'autorité de l'inspecteur de Pointe-à-Pitre, qui surveille son fonctionnement et son approvisionnement, ordonne l'admission des immigrants ayant vocation à y séjourner, avertit les engagistes de leur présence et leur remet ceux de ces "déposés" (sic !) qui leur reviennent. Pour cela, il dispose d'un personnel dont nous ne connaissons malheureusement pas la composition avant l'extrême fin du siècle : un régisseur et un gardien48. Nous ne savons pratiquement rien non plus sur les dimensions du dépôt, mais il ne semble pas en mesure d'accueillir plus d'un convoi à la fois, soit environ 500 personnes en même temps49. Quant à ce qui concerne son agencement interne, hommes et femmes sont logés dans des quartiers séparés ; on y trouve également une cuisine, une infirmerie et sans doute aussi 44. ADG, Hyp. PAP, vol. 272, n° 35, transcription de l'acte de vente en date du 2 septembre 1867. Cette future usine est évidemment celle de Darboussier, sur la création de laquelle voir Ch. SCHNAKENBOURG, Darboussier, p. 25-31. 45. CG Gpe, SO 1867, p. 571-572. 46. Ces trois textes sont publiés respectivement dans GO Gpe, 22 février et 19 avril 1881, et JO Gpe, 15 août 1890. 47. Voir infra, chap. XIV. 48. Annuaire de la Gpe, 1897 et 1899, rubrique "Immigration" (rien avant). 49. Rapport du Dr Ercole, sur le Bann. A l'arrivée à Pointe-à-Pitre, le navire reçoit l'autorisation d'accoster le 24 février 1878 ; mais comme le dépôt de Fouillole est encore occupé par les immigrants arrivés par l'Essex, deux jours auparavant, le débarquement ne peut avoir lieu avant le 4 mars.


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un cachot pour ceux des résidents qui sont retenus là par décision de justice ou par mesure administrative. Car s'il est vrai que ce dépôt est destiné principalement à recevoir "les immigrants à leur arrivée dans la colonie … jusqu'à leur remise à leurs engagistes", bien d'autres causes encore peuvent y conduire les Indiens pour un temps plus ou moins long. Le décret de 1890 en énumère un certain nombre : "les immigrants à rapatrier qui se trouvent sur le point de leur départ ; les individus dont le maintien à la disposition du service de l'immigration ou de l'autorité judiciaire est nécessaire à l'instruction d'une plainte ou d'une réclamation ; les immigrants dont les contrats ont été résiliés pour une cause quelconque et qui n'ont pas été placés chez un nouvel engagiste ; ceux dont le gouverneur a ordonné le rapatriement d'office par mesure de haute police ; les immigrants qui, arrêtés en état de désertion ou de vagabondage et n'étant pas ou … plus sous la main de la justice, ne peuvent cependant pas pour une cause quelconque être remis immédiatement à leurs engagiste ; les immigrants dont l'identité ne peut être établie". Sauf s'ils sont détenus pour une raison pénale ou disciplinaire, les hommes sont employés "à des travaux d'utilité coloniale ou communale" ; il leur est alors alloué un salaire quotidien de 25 centimes, une somme ridicule si l'on considère qu'un ouvrier agricole employé sur une habitation d'usine gagne entre 1 F et 1,25 F par jour vers 1890, une somme tout juste suffisante pour survivre50. A l'extrême fin du siècle, le dépôt de Fouillole semble n'avoir plus guère d'activité ni d'utilité. Un rapport de 1897 de l'inspection générale des Colonies le décrit comme pratiquement vide, n'abritant au maximum qu'une dizaine d'Indiens en même temps, et le plus souvent à peine quatre ou cinq ; autant, dans ces conditions, le fermer, ce qui permettra d'économiser notamment deux postes de fonctionnaires, et envoyer les immigrants qui ont besoin de soins à l'hospice51. Deux ans plus tard, le problème est réglé définitivement et involontairement ; le cyclone du 7 août 1899 détruit le dépôt de Fouillole, et l'administration décide de ne pas le reconstruire52. A sa place, apparaît un dépôt à Basse-Terre ; sa création est prévue par le décret du 30 juin 1890, mais les premières mentions le concernant ne sont portées dans l'Annuaire qu'en 1897. Son personnel se compose de deux ou trois infirmiers, selon les années, et d'un médecin. Par contre, nous ne savons pas où il se situe ; peut-être au Fort Saint-Charles, où sont conduits en 1881 les passagers du Latona et du Syria, débarqués exceptionnellement à Basse-Terre. Cette décision d'établir un dépôt des immigrants au chef-lieu, si elle peut s'expliquer par des considérations administratives et budgétaires, ne semble pas pour autant particulièrement judi50. Ch. SCHNAKENBOURG, Darboussier, p. 153. 51. ANOM, Gua. 56/397, dossier I. 20, inspecteur général des Colonies Espeut à M. Col., 27 mars 1897. 52. PRO, FO 27/3522, consul britannique à la Martinique à Foreign Office, 22 août 1900.


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cieuse d'un point de vue pratique, dans la mesure où, jusqu'en 1906, des convois de rapatriement continuent de partir de Pointe-à-Pitre53 ; pour loger les Indiens dans l'attente de leur embarquement, l'administration doit louer une petite maison au Carénage54 Le dépôt des immigrants de Basse-Terre fonctionne jusqu'au début de la guerre ; il est fermé à un moment que nous ignorons, mais compris entre 1915 et 192055. Avec lui disparaissent les dernières traces matérielles du service de l'Immigration de la Guadeloupe.

b) Les formalités sanitaires à l'arrivée des convois en rade Bien que le décret du 27 mars 1852 sur l'immigration dans les colonies françaises en général56 ne contienne rien sur ce point, la crainte de l'importation d'une épidémie, dont, compte tenu des détestables conditions sanitaires régnant alors en Guadeloupe, les conséquences seraient désastreuses pour la population locale57, conduit tout naturellement l'administration de l'île à multiplier les précautions à l'arrivée des convois d'immigrants58, et plus particulièrement quand ils proviennent de l'Asie, perçue de manière plus ou moins fantasmée comme le lieu de tous les miasmes et le foyer de toutes les pestilences59. Les principes et les bases de la réglementation guadeloupéenne en la matière sont portés par l'arrêté gubernatorial du 16 novembre 1855, complété et précisé ultérieurement par deux autres textes de même origine des 5 novembre 1859 et 19 février 186160. Les navires apportant des immigrants en Guadeloupe ne peuvent normalement mouiller qu'à Pointe-à-Pitre, où se trouvent les services opérationnels de l'administration de l'Immigration. Toutefois, le gouverneur peut exceptionnellement autoriser une arrivée dans un autre port de la colonie. Cette possibilité n'est utilisée que trois fois pendant toute la période d'immigration, au profit de Basse-Terre. Dans le premier cas (second Jumna), le navire s'est contenté de mouiller une nuit en rade avant de continuer le lendemain sur Pointe-à-Pitre ; pour les 53. Voir tableau n° 84, p. 1075 et suiv. 54. PRO, FO 27/3522, consul brit. Mque à FO, 22 août 1900. 55. Il est encore fait mention de son existence dans Annuaire de la Gpe, 1915, rubrique "Immigration". Plus rien dans celui de 1920. 56. Recueil immigration, p. 6-14. 57. Rappelons que l'épidémie de choléra de 1865-66 a fait officiellement 12.000 victimes (et sans doute beaucoup plus en réalité) sur une population de 149.000 habitants. Sur le lien entre conditions sanitaires et extension de l'épidémie, voir D. TAFFIN, Choléra, p. 14-17. 58. Préambule du plus ancien arrêté gubernatorial "portant règlement du régime intérieur de l'immigration" (16 novembre 1855) : "Considérant que … la conservation de la santé publique commande de prendre certaines mesures de police administrative en vue de l'arrivée successive des convois d'immigrants, …" ; Recueil immigration, p. 23. 59. Significatif, à cet égard, le qualificatif d'asiatique attribué alors au choléra, bien qu'il arrive dans la Caraïbe au début du XIXe siècle via l'Europe ; D. TAFFIN, Choléra, p. 3-4. 60. Publiés respectivement dans GO Gpe, 30 novembre 1855, 8 novembre 1859 et 22 février 1861.


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deux autres, par contre (Latona et Syria), les passagers ont été débarqués et conduits au Fort Saint-Charles, d'où ils ont été transférés ensuite vers Fouillole par petits groupes sur des bâtiments de la Marine. Nous ne connaissons pas les causes de ces dérogations. A son arrivée dans le Grand Cul-de-Sac, le navire doit mouiller sur son ancre, en dehors des passes, en attendant la venue de la commission de visite chargée de l'inspecter ; il est expressément interdit au capitaine de laisser descendre à terre aucun immigrant ou membre de l'équipage avant d'y avoir été autorisé par le commissaire à l'immigration, à peine d'une amende de 25 à 100 F "pour chaque individu illégalement introduit", outre un possible emprisonnement de 5 à 15 jours61. La commission de visite se compose de trois membres, le commissaire à l'immigration, le capitaine du port, et un médecin désigné par le médecin-chef de la Marine à Pointe-à-Pitre. Elle inspecte le navire, "afin de s'assurer si toutes les prescriptions du titre II du décret (du 27 mars 1852), relativement aux aménagements, aux approvisionnements et aux mesures d'hygiène, ont bien été observées". Le procès-verbal dressé à l'issue de cette visite est normalement classé dans le dossier du convoi envoyé ultérieurement au ministère. Ceux qui nous sont parvenus constituent une source de premier ordre sur les coolie ships et leurs aménagements ; nous les avons beaucoup utilisés dans nos développements des deux chapitres précédents. Au cours de cette visite, c'est évidemment le médecin-inspecteur de la Marine envoyé à bord qui joue le rôle principal. Il entre en contact avec le médecin-accompagnateur du convoi, prend connaissance du nombre de décès survenus au cours du voyage et de leurs causes, examine le journal des soins et des hospitalisations pendant la traversée, passe rapidement en revue les passagers, et décide seul des suites sanitaires à donner à l'opération. Nous sommes renseignés sur le sort de 80 convois ; deux cas peuvent se présenter. Le plus simple, et de très loin le plus fréquent (60 cas), est celui où le navire est "admis à la libre-pratique". Le médecin-inspecteur ayant constaté qu'aucun risque de contagion n'était à redouter, la commission de visite donne alors au capitaine l'autorisation d'aller à Fouillole débarquer ses passagers. Il n'y a pas de poste d'accostage où les navires peuvent aborder ; ils doivent s'ancrer à quelques dizaines de mètres du rivage, puis les immigrants sont transférés par groupes d'environ cinquante sur des barges qui les conduisent à terre62. La manœuvre est généralement effectuée le jour même si elle peut être achevée avant la tombée de la nuit, sinon on attend le lendemain. En règle générale, il ne se passe pas plus de 24 à 36 heures pour un navire en bon état sanitaire entre le moment où il entre en rade et celui où il débarque ses pas-

61. Les mêmes peines s'appliquent également aux capitaines et/ou médecins-accompagnateurs qui ne déclarent pas les cas de maladies contagieuses survenus en cours de traversée, pour ne pas prendre le risque d'être envoyés en quarantaine ; en 1867, le capitaine et le médecin anglais du Glenlora sont condamnés chacun à 5 jours de prison et 60 F d'amende pour avoir dissimulé un cas de choléra. 62. Voir la gravure de 1858, reproduite par SINGARAVELOU, Indiens de la Gpe, p. 48.


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sagers ; dans quelques rares cas, il peut être amené à attendre un ou deux jours supplémentaires, soit parce qu'il arrive à destination une veille de fête, soit pour une autre raison non liée à des problèmes sanitaires63. A contrario, 20 navires ne sont pas autorisés à entrer immédiatement dans le port après la première visite. Ils doivent d'abord rester mouillés en rade pendant une courte période de quelques jours où ils sont soumis à "observation sanitaire" de la part des autorités locales, avec fréquentes visites du médecin-inspecteur en charge de l'immigration. A l'issue de celle-ci, une décision définitive est prise à leur sujet ; soit ils sont admis à la libre-pratique et peuvent alors débarquer leurs passagers, ce qui est le cas pour six d'entre eux, soit, pour les quatorze autres, ils sont dirigés vers les Saintes pour y être placés en quarantaine au lazaret de l'îlet à Cabris64. Nous n'avons pas conservé tous les procès-verbaux des commissions de visite65, mais même dans ceux qui nous sont parvenus, les raisons pour lesquelles certains convois sont mis en quarantaine n'apparaissent pas toujours très clairement. La décision s'impose évidemment d'elle-même quand le navire arrive en rade frappé par une épidémie en pleine virulence66 ; dans une telle situation, d'ailleurs, il n'y a même pas de période d'observation, il est immédiatement envoyé aux Saintes. Dans la plupart des cas, il s'agit simplement de l'application du principe de précaution, soit parce qu'un cas suspect est observé à bord67, soit parce que les passagers ont vécu un véritable enfer pendant la traversée, avec sévices graves et privation de nourriture, et l'on veut alors s'assurer de leur état de santé et les rétablir avant de les envoyer sur les habitations68, soit encore en raison d'une épidémie survenue en cours de traversée et définitivement terminée au moment de l'arrivée, mais dont la seule évocation suffit à remplir d'effroi l'administration de la Guadeloupe69. Mais parfois, on est amené à s'interroger sur la cohérence de certaines décisions. Ainsi, quatre convois sont envoyés aux Saintes alors pourtant que leur situation sanitaire semble bonne et que rien, dans le procès-verbal de la commis-

63. Ainsi le Bann doit attendre huit jours avant de pouvoir débarquer ses passagers, parce que le dépôt de Fouillole est encore occupé par les immigrants arrivés 48 heures auparavant par l'Essex. 64. Sur lequel voir G. LASSERRE, La Guadeloupe, t. II, p. 928. 65. Manquent ceux du Gainsborough et du second Essex ; seule la longueur de l'intervalle de temps entre l'arrivée en rade et l'entrée dans le port (11 et 13 jours respectivement) permet de déduire qu'ils ont été mis en quarantaine. 66. Variole en fin d'épidémie sur le Barham ; varicelle sur le White Adder et le Boyne. 67. Sur le Sussex, un cas de "fièvre pernicieuse algide" qui fait un moment craindre le choléra. 68. Cas des convois débarqués du Java et du Dunphaïle Castle. 69. Ainsi l'Indus, qui a connu une épidémie de rougeole pendant le voyage ; à son arrivée, il est soumis à dix jours de quarantaine. Le cas le plus significatif est celui du John Scott, frappé par une épidémie de choléra peu après son départ de l'Inde et retourné à Pondichéry pour y subir un mois de quarantaine. Il ne repart qu'après que les autorités sanitaires des Etablissements aient constaté que l'épidémie était terminée et tout risque de contagion désormais écarté. Ce qui n'empêche néanmoins pas la commission de visite de la Guadeloupe de l'envoyer 21 jours en quarantaine aux Saintes, au motif que "les effets d'habillement, le couchage et tous les objets embarqués à Pondichéry sur le John Scott n'ayant pas été renouvelés après la rentrée forcée de ce navire, ils constituaient en conséquence un danger contre lequel on ne pouvait trop prémunir la colonie".


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sion de visite, ne paraît justifier une telle mesure70. On pourrait peut-être supposer que la terrible épidémie de choléra de 1865-66 a rendu les autorités locales hyper sensibles au risque de contagion par voie maritime ; semble le prouver le fait que trois de ces cinq cas précités de quarantaine apparemment injustifiée et neuf de l'ensemble des vingt mises en observation et/ou en quarantaine connues sur l'ensemble de la période d'immigration se situent dans les deux ans qui suivent la fin de cette épidémie. Certes ! Mais alors, comment expliquer que le Glenduror, frappé lui aussi par le choléra en cours de route et y perdant 30 de ses passagers, soit admis immédiatement à la libre-pratique à son entrée en rade, alors qu'il arrive en Guadeloupe, le 17 février 1867, moins d'un an après la catastrophe71 ? En règle générale (11 cas sur 14), la quarantaine dure entre une et deux semaines, après quoi les Indiens sont ramenés à Fouillole et autorisés à débarquer. Ce n'est que lorsque le convoi est ou a été frappé par une épidémie particulièrement grave et/ou angoissante que l'enfermement des immigrants aux Saintes dure plus longtemps : trois semaines pour les passagers du Barham (variole) et du John Scott (choléra), et jusqu'à 30 à 60 jours, selon qu'ils sont plus ou moins rapidement rétablis, pour ceux du Boyne, où, il est vrai, la varicelle venait tout juste de se déclarer à bord au moment de son arrivée en Guadeloupe. Le sort du navire pendant cette période varie selon la longueur de la quarantaine. Quand celle-ci ne dure pas plus d'une quinzaine de jours, il est généralement retenu aux Saintes en même temps que les immigrants eux-mêmes ; mais au-delà, l'administration locale le laisse repartir afin d'éviter de payer les surestaries prévues par le cahier des charges dans le cas où le navire est retenu plus de deux semaines pour raisons sanitaires72. Il faut croire que, malgré quelques excès ponctuels de précautions, cette politique sanitaire a été efficace. Pendant toute la période d'immigration, aucun convoi arrivé en Guadeloupe, que ce soit de l'Inde ou de toute autre provenance, n'est à l'origine d'une épidémie grave dans l'île, pas même le choléra de 1865-66 qui est vraisemblablement introduit par un navire venant de France73.

70. Clyde, second Duguay-Trouin, Palais Gallien et second Lee. Pour ce qui concerne au moins le Clyde, la décision de l'administration de la Guadeloupe fait l'objet des critiques de la part de la Commission Supérieure de l'Immigration, au ministère des Colonies. 71. Peut-être est-ce la volonté de l'administration d'accélérer la "livraison" des Indiens afin de permettre aux planteurs de combler le plus vite possible les pertes creusées par l'épidémie dans leurs ateliers ? Mais dans ce cas, il faut bien reconnaître que le raisonnement est à très courte vue. Le service de l'Immigration met finalement plus d'un mois pour placer tout le convoi. Est-ce le manque d'argent ou la crainte de recruter de possibles malades ? 72. C'est le cas du John Scott, qui est autorisé à repartir après 13 jours aux Saintes, et probablement aussi du Boyne. 73. Soit le Sainte-Marie, en provenance de Bordeaux, soit le Virginie, arrivant de Marseille ; D. TAFFIN, Choléra, p. 13.


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c) La prise en charge médicale des immigrants après le débarquement Après avoir été conduits au dépôt, les immigrants doivent demeurer sous le régime de l'isolement pendant trois jours au moins, y compris celui du débarquement, pour observation de leur état de santé et éventuellement soins si nécessaire. Pendant tout ce temps, c'est en principe le commissaire à l'immigration (l'inspecteur à partir de 1878) qui dirige les opérations, et il peut prendre "toutes les mesures … à l'égard des immigrants, soit à bord, soit au dépôt, soit dans les hôpitaux"74. Mais en fait, jusqu'à la levée de l'isolement, la prise en charge des nouveaux arrivants appartient uniquement au service de Santé de la colonie. Le médecinvisiteur qui avait examiné le convoi à son arrivée en rade continue de s'occuper de lui au dépôt ; il "inspecte chaque jour les immigrants, indique les soins à leur donner …, les fait diriger au besoin sur les hospices ou hôpitaux et prescrit la séquestration de ceux qui sont atteints de maladies contagieuses ; il vaccine ou fait vacciner ceux qui ne portent trace ni de variole ni de vaccination"75. Puis il élimine les "non valeurs", un terme détestable par lequel l'administration désigne tous ceux parmi les arrivants dont il est évident par avance qu'ils seront refusés par les planteurs, soit parce que trop malades ou trop faibles pour fournir le moindre travail, et impossibles à remettre sur pieds76, soit en raison d'un état mental perturbé77 ; en règle générale, ils sont maintenus au dépôt jusqu'au départ du prochain convoi de rapatriement, par lequel ils sont purement et simplement renvoyés en Inde. Bien que notre information à leur sujet soit assez lacunaire, ils paraissent dans l'ensemble très peu nombreux, certainement moins d'un par convoi en moyenne sur l'ensemble de la période d'immigration, car, en raison du coût que représente leur rapatriement78, on fait probablement très attention à ne renvoyer que ceux pour lesquels il est absolument impossible de faire autrement. Enfin, une fois tous les arrivants examinés et déclarés bons pour le service ou maintenus en hospitalisation79, le médecin-chef de la colonie, sur rapport de son confrère ayant visité le convoi, prononce la levée de l'isolement. En rémunération de leurs peines, les médecins-visiteurs perçoivent une indemnité. Fixée initialement à 0,75 F par immigrant adulte pour l'ensemble des trois jours80, elle est portée à 74. Art. 20 de l'arrêté gubernatorial du 19 février 1861. 75. Ibid, art. 19. 76. Quatre arrivants dans ce cas par le Richelieu en 1856, et quatre autres en 1858 par un navire dont le nom n'est pas indiqué (très probablement l'Emile Péreire) ; ANOM, Gua. 180/1116, rapports mensuels du commissaire à l'Immigration, 4 novembre 1856 et 26 juin 1858. 77. Un "fou" sur le Sussex, un "idiot" sur le premier Contest et sur le Surrey. 78. Jusqu'en 1858, le rapatriement des immigrants refusés est à la charge de l'introducteur ; art. 35 de l'arrêté gubernatorial du 16 novembre 1855, publié dans Recueil immigration, p. 29. Au-delà, les textes n'abordent plus le problème, ce qui laisse à penser que le coût en est supporté par la Caisse de l'immigration. 79. Ils font alors l'objet d'un rapport spécial indiquant la nature de l'affectation qui les frappe et "si ces maladies ont été contractées avant, après ou pendant le voyage" (art. 19 de l'arrêté de 1861) ; ils sont ensuite remis dans le circuit au fur et à mesure de leur guérison. 80. ADG, 5K 63, fol. 115, décision du Conseil Privé du 6 octobre 1856.


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1 F en 1880 ; sans être considérable, il y a tout de même là de quoi améliorer sensiblement leur niveau de vie81. Nous pouvons apprécier les résultats de la prise en charge médicale des immigrants à leur arrivée à travers le tableau n° 37. Il permet tout d'abord de confirmer a posteriori l'une de nos principales conclusions du chapitre précédent : la bonne qualité, compte tenu du niveau des connaissances médicales de l'époque, des soins dispensés aux passagers par les médecins-accompagnateurs pendant la traversée. Sur les 32 convois pour lesquels nous sommes parfaitement renseignés82, 23 ne déplorent pas un seul décès supplémentaire une fois le navire entré en rade, et la mortalité totale (décès en mer + en quarantaine + à l'hôpital) n'est supérieure à celle enregistrée en cours de route que dans neuf cas. Encore faut-il noter que, pour six d'entre eux, la différence est minime, inférieure à un point une fois ramenée en taux83 ; que ce soit pendant la quarantaine aux Saintes, sauf dans deux cas, ou parmi les hospitalisés après le débarquement, exception faite ici aussi de deux cas, le nombre de décès connus demeure toujours très faible et peut se compter sur les doigts de la main. Trois convois toutefois font exception à ce qui précède, avec respectivement 1,88, 2,78 et 5,84 % de surmortalité après leur arrivée en rade : le Bann, pour des raisons que les documents en notre possession ne permettent pas de connaître, le White Adder et le Boyne, frappés tous deux par une épidémie de varicelle peu de temps avant leur arrivée en Guadeloupe. Ce même tableau n° 37 conduit d'autre part à une seconde interrogation, relative, celle-là, à la qualité du travail des médecins visiteurs après le débarquement des Indiens et à la façon dont ils examinent alors les immigrants au dépôt, au moins jusqu'en 1880. Il apparaît en effet très clairement que les convois portés dans le tableau se répartissent chronologiquement en deux groupes nettement différenciés : ceux arrivés jusqu'en 1879 (nos 29 à 71) et ceux arrivés à partir de 1881 (nos 78 à 93). Exception faite des trois précités ayant connu les plus gros problèmes sanitaires après leur entrée en rade (Bann, White Adder et Boyne), le nombre moyen de passagers hospitalisés est de 13 et le taux moyen d'hospitalisation de 2,9 % pour les convois du premier groupe ; et de 40 et 8,2 % respectivement pour ceux du second groupe. Ce saut quantitatif est aussi qualitatif ; il ne signifie pas que l'état de santé des immigrants arrivant en Guadeloupe s'est brusquement détérioré après 1880, mais tout simplement que les médecins 81. Pour trois convois et environ 1.300 équivalents-adulte par an, 975 F avant 1880, 1.300 après ; pour quatre convois et 1.800 immigrants, 1.350 et 1.800 F respectivement. Rappelons qu'un médecin de la Marine perçoit une solde de base comprise entre 4.000 et 5.000 F par an dans les années 1870. 82. Les 36 répertoriés dans le tableau n° 37, moins les quatre pour lesquels il nous manque un ou plusieurs éléments pour pouvoir calculer la mortalité totale. 83. Taux de mortalité totale (col. 7 du tableau n° 37) – taux de mortalité pendant la traversée (tableau n° 27) = 0,86 % pour le Glenlora, 0,13 % pour le Dunphaïle Castle, 0,21 % pour le Sussex, 0,84 % pour le John Scott, 0,19 % pour le second Hereford, et 0,44 % pour le troisième Jumna.


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Tableau n° 37 SITUATION MEDICALE ET MORTALITÉ TOTALE APRES L'ARRIVEE DES CONVOIS EN RADE Convois N° et nom du navire 29. Mars 30. Java 31. Glenlora 32. Barham 33. Glenduror 34. Clyde 35. Allahabad 36. Duguay-Trouin 37. Dunphaïle Castle 39. Aliquis 40. Indus 41. Sussex 42. Mars 43. Jumna 44. John Scott 45. Peckforton Castle 46. Contest 47. Contest 51. Knight Companion 56. Jumna 64. Palais Gallien 66. Bann 69. Foyle 71. Lee 78. Latona 80. Syria 81. Copenhagen 82. Jura 83. Bruce 84. Copenhagen 85. Hereford 88. White Adder 89. Hereford 90. Boyne 91. Jumna 93. Nantes-Bordeaux

1 0 0 0 0 0 0 1

4

0

0

13 10

2

3

4

5

6

18 17 30 0 6 15 9 25 22 29 0 8 16 18 0 0 8 11 4 11 n.d. 52 6 39 69 6 31 32 46 60 60 62 38 151 42 13

5,5 3,7 6,6

1,7 2,4 0,9 2,5

0 0 4 0 0 0 0 0 3 0 0 0 0 0 0 0 0 0 ? 0

2 9 14 13 42 12 14 11 12 12 33 6 11 11 53 2 1 11

2 9 18 13 42 12 14 11 15 12 33 7 11 11 57 2 1 11

0,61 1,92 3,86 2,73 8,78 2,50 2,93 2,62 3,16 2,54 6,97 1,48 2,37 2,35 12,02 0,43 0,21 2,33

7

7

1,60

9,7 1,1 7,7 17,3 1,4 6,7 6,0 9,9 13,1 11,7 13,5 7,7 27,1 9,1 2,2

10 ? 0 0 0 0 0 0 0 0 0 1 23 2 0

3

13

2,44

14 13 10 13 7 8 16 10 12 9 8 7

14 13 10 13 7 8 16 23 13 42 10 7

3,39 2,91 2,13 2,42 1,50 1,72 3,04 4,92 2,58 7,43 2,16 1,16

1,3 3,2 1,9 6,1 4,7 6,3 1,7 3,5 3,9

7

Sources : les mêmes que tableau n° 27. Intitulés des colonnes et observations Convois : ceux dont le nom est souligné ont été soumis à une quarantaine aux Saintes. 1. Nombre de décès survenus aux convois envoyés en quarantaine pendant celle-ci. 2. Nombre de passagers hospitalisés après le débarquement. 3. % des hospitalisés, calculé par rapport au nombre de passagers débarqués tel qu'il apparaît tableau n° 27. 4. Nombre de décès survenus pendant le séjour à l'hôpital.


695 5. Rappel du nombre de décès survenus pendant la traversée, tel qu'il apparaît tableau n° 27. 6. Nombre total de décès survenus dans le convoi (6 = 1 + 4 + 5) 7. Taux total de la mortalité ayant frappé le convoi, % du chiffre de la colonne 6 rapporté au nombre de passagers embarqués en Inde, tel qu'il apparaît tableau n° 27. Quand ce résultat est souligné, cela signifie que la mortalité totale est supérieure à celle survenue pendant la seule traversée.

visiteurs s'occupent désormais mieux d'eux, qu'ils les examinent plus attentivement et qu'ils ne se contentent plus de faire hospitaliser uniquement les plus affaiblis et/ou gravement malades, mais au contraire tous ceux qui en ont besoin, même si c'est pour une courte durée, même si cela doit priver les planteurs de quelques-uns de leurs engagés pendant le temps de l'hospitalisation. Chronologiquement, ce changement d'attitude correspond à la nomination du mulâtre républicain Alexandre Isaac comme directeur de l'Intérieur, de mars 1879 à mai 1884, qui se montre bien décidé à utiliser tous les moyens, y compris répressifs, dont il dispose pour faire appliquer les textes relatifs à la protection des Indiens, et qui les utilise effectivement84. A voir l'ampleur de la progression des décisions d'hospitalisation à l'époque où il est en fonction, on se dit que, antérieurement à celle-ci, il fallait vraiment que les Indiens débarquent sur une civière et agonisants pour être envoyés à l'hospice Saint-Jules ; même brûlants de fièvre, même se déplaçant avec difficulté, même épuisés par trois mois de navigation, ils étaient toujours assez bons pour la canne !

2.2. Les formalités administratives : l'immatriculation a) Modalités Une fois franchi le cap de la visite médicale, les immigrants sont pris en charge par le commissaire ou le sous-commissaire à l'immigration pour l'accomplissement des diverses formalités administratives préalables à leur remise aux engagistes. Et en premier lieu, l'immatriculation. Elle est réglementée par deux arrêtés gubernatoriaux des 3 avril et 16 novembre 1855 85 dont les dispositions sur ce point seront reprises par la suite par tous les textes postérieurs sur l'immigration jusqu'à la fin de celle-ci. Tous les immigrants d'un même convoi doivent être immatriculés dès la levée de l'isolement médical, même ceux hospitalisés et dont on n'est pas certain qu'ils pourront survivre86. Le commissaire vérifie tout d'abord l'identité de tous les nouveaux arrivants à partir de l'état nominatif établi par son collègue à l'émigration de Pondichéry ou par l'agence française de Calcutta, dont un exemplaire lui a été transmis directement via le ministère et un autre remis par le médecin84. Infra, chap. XVI. 85. Recueil immigration, p. 20 et 26. 86. Les deux textes précités ne contiennent rien sur ce dernier point ; il se déduit de la lecture a contrario d'un autre arrêté gubernatorial, en date du 23 mars 1861, publié dans GO Gpe, 26 mars 1861.


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accompagnateur du convoi à son arrivée en Guadeloupe ; il fait transcrire les naissances survenues au cours de la traversée sur les registres d'état-civil de Pointe-à-Pitre et envoie les actes de décès à bord au port d'embarquement en Inde. A partir de l'entrée en vigueur de la convention de 1861, il doit en outre, en exécution de l'article 19 de celle-ci, remettre au consul britannique "un état nominatif des travailleurs débarqués (ainsi que) des décès et des naissances qui (ont) eu lieu pendant le voyage". Après que leur identité ait été constatée, les immigrants sont alors inscrits sur un registre spécial, dit "matricule", où sont portés successivement, après un "numéro matricule" attribué selon l'ordre de leur inscription, leurs nom, prénom ou filiation, lieu de naissance, âge, profession, nom du navire introducteur et date d'arrivée en Guadeloupe, nom et habitation de l'engagiste (après que la répartition ait été effectuée), date et durée du contrat, et en principe montant du salaire "convenu". A toutes ces mentions initiales, portées au moment de l'immatriculation, viennent ou devraient venir s'ajouter par la suite celles destinées à consigner tous les faits relatifs à la présence et à l'activité des immigrants pendant leur séjour en Guadeloupe : nombre de journées de travail effectuées, rengagements et transferts, paiement des diverses primes prévues par les textes87, rapatriement ou permis de libre résidence, décès, etc. A partir de 1861, l'administration délivre à chaque immigrant un "bulletin d'immatriculation" reprenant ces diverses mentions, qu'il doit conserver précieusement et qui lui tient lieu de passeport à l'intérieur. Initialement, il n'y avait qu'un seul matricule des immigrants, tenu par les services du commissaire à l'immigration à Pointe-à-Pitre et rempli dans l'ordre chronologique au fur et à mesure des arrivées. Outre qu'il était très incommode, car il devenait très difficile, au bout de quelques années, de retrouver la trace d'un immigrant en particulier si on ne connaissait pas précisément la date de son débarquement, ce système présentait également l'inconvénient d'être extrêmement incomplet ; en effet, faute d'informations remontant des habitations et des communes, ce matricule n'enregistrerait qu'une très petite partie, voire même aucune, des mentions relatives à la suite de l'existence des immigrants qui auraient dû y être portées. Les syndics cantonaux, auxquels ce travail d'information aurait dû logiquement revenir, n'avaient ni les moyens, ni le temps, ni surtout l'obligation de le faire. Mais en même temps, à un moment que nous ne connaissons pas mais qui se situe probablement dans les années 1860, ces mêmes syndics, pour se faciliter l'accomplissement des multiples tâches mises à leur charge par l'arrêté de 186188, prennent de leur côté l'habitude d'établir leurs propres matricules particuliers, enregistrant tous les Indiens de leurs circonscriptions ; il s'agit sans doute au départ d'initiatives individuelles sans base réglementaire, mais elles sont finalement consacrées en droit par l'arrêté gubernatorial du 21 février 1881 et 87. Sur lesquelles voir infra, chap. XVIII. 88. Infra, p. 906-908.


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sa circulaire d'application du 16 avril suivant89, dans laquelle la tenue de ces matricules syndicaux fait l'objet de longs développements. Ces deux mêmes textes prévoient également la création d'un matricule dit "général", tenu à la direction du service de l'Immigration, à BasseTerre, et destiné à centraliser toutes les informations relatives à la "carrière" de chaque immigrant pendant son séjour en Guadeloupe, en faisant la synthèse entre les mentions portées dans les registres des arrivants, à Pointe-à-Pitre, et celles figurant dans les matricules syndicaux. Pour faciliter son utilisation, il doit être tenu à la fois par convois, par communes et par habitations, et pourvu d'une table alphabétique particulière pour chacune de ces trois entrées. Cette organisation est confirmée par le décret présidentiel du 30 juin 189090, mais nous verrons qu'elle ne fonctionne pas mieux que la précédente91.

b) Les effets de l'immatriculation : un "marqueur" juridique et social L'immatriculation constitue une formalité essentielle dans la gestion administrative des Indiens après leur arrivée en Guadeloupe. C'est en vertu de cet acte que, une fois inscrits sur les registres ad hoc, ils sont soumis au statut juridique d'immigrant, qui va définir leur place – la dernière- dans la société coloniale et leur coller à la peau comme une marque indélébile jusqu'à leur rapatriement ou leur décès. Tout au long du titre suivant de cette étude, nous aurons l'occasion de voir ce que cela signifie concrètement pour eux, mais, sans anticiper sur des développements futurs plus approfondis, nous pouvons d'ores et déjà faire une constatation sur la symbolique contenue dans ce "numéro matricule". Bien loin de n'être qu'un simple numéro d'ordre dans une suite cardinale d'inscriptions sur un registre, le numéro matricule des immigrants est un "marqueur" juridique et social. Il est conçu par l'administration comme un véritable élément constitutif de leur état-civil, qui contribue à définir à titre principal leur identité. Que ce soit devant la justice, dans ses rapports avec l'administration, dans l'acte de naissance de ses enfants ou dans son acte de décès, l'immigrant n'est jamais désigné seulement par son nom et l'indication de sa filiation, mais d'abord par son numéro matricule92. Bien sûr, cette manière de procéder n'est pas dépourvue de causes objectives, notamment les difficultés résultant pour l'administration des homonymies répétées à des centaines d'exemplaires93, mais elle est aussi tristement révélatrice de la façon dont ceux qui recrutent et emploient ces Indiens les considèrent finalement : de simples numéros !

89. GO Gpe, 22 février et 19 avril 1881. 90. JO Gpe, 15 août 1890. 91. Voir infra, p. 909-910. 92. "Nagapin (N° 8247), fils de Ramassamy" ; ex. pris dans ADG, Matr. Moule, carton 18, reg. 56, n° 162. 93. En particulier chez les immigrants originaires du pays tamoul; dans les registres matricules du Moule, il y a des pages entières d'Ayassamy, de Moutoussamy et de Ramassamy ; même le recours à la filiation paternelle ne permet pas d'éviter de nombreux cas d'homonymie absolue.


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3. LA REPARTITION DES CONVOIS 3.1. Le problème des critères d'attribution et les rivalités entre bénéficiaires a) De la simplicité du principe à la complexité de la pratique Après avoir été immatriculés, les Indiens peuvent maintenant être "distribués" entre les planteurs en ayant préalablement fait la demande94. A priori, l'opération ne présente guère de difficultés et repose sur un principe très simple, porté dans tous les textes réglementant la question jusqu'à la fin de l'immigration : les demandeurs sont "servis" selon l'ordre de leur inscription sur la liste des demandes, en limitant toutefois à un certain plafond le nombre d'immigrants que chacun d'eux peut recevoir afin de pouvoir donner satisfaction au maximum possible d'engagistes. Mais il y a loin de la simplicité du principe à la complexité de la pratique. Pendant toute la période d'immigration, le problème de la répartition des immigrants donne lieu à de continuelles difficultés, en raison de l'énorme pression qu'exerce sur l'administration et les engagistes potentiels le décalage croissant entre les besoins de main-d'oeuvre exprimés par les planteurs d'une part, et la capacité de recrutement et de transport de la filière migratoire depuis l'Inde d'autre part. Sans même considérer les fluctuations intermédiaires95, le nombre de demandes d'immigrants en attente passe de 713 en décembre 1854 à 19.663 en septembre 187296. Au-delà, plus aucun chiffre global de ce type n'est publié par l'administration de la Guadeloupe, mais il n'est pas douteux que les demandes continuent d'excéder de plus en plus largement l'offre, comme le prouve l'allongement continu du délai entre le moment où elles sont déposées et celui où elles reçoivent satisfaction. Au début de 1871, lorsque sont publiées les premières données permettant ce calcul97, un planteur ayant demandé des immigrants à la direction de l'Intérieur doit attendre entre 13 et 19 mois avant de les recevoir ; en 1885, quand arrive dans l'île le dernier convoi de l'immigration réglementée, les temps d'attente correspondants sont passés entre-temps à 145 et 159 mois respectivement (Voir tableau n° 38). Evidemment, il ne s'agit là que de durées théoriques, qui n'ont guère de sens en ellesmêmes. Compte-tenu de l'extrême brutalité des bouleversements structurels qui frappent l'économie sucrière antillaise dans le troisième quart du XIXe siècle, avec l'effondrement des 94. Selon la procédure décrite supra, chap. X. 95. Retracées supra, chap. IV. 96. Chiffres publiés dans GO Gpe, 15 janvier 1855 et 15 octobre 1872 respectivement. 97. Ce sont les "Etats dressés par le comité d'immigration pour servir à la répartition du prochain convoi d'Indiens", avec, le plus souvent, indication du nom du navire. Ils sont publiés dans la Gazette Officielle à partir de 1867 ; à partir de 1871, ils indiquent les dates des différentes demandes, rangées par ordre chronologique. Nous remercions vivement notre collègue R. Boutin, dont l'aide nous a été particulièrement précieuse pour la collecte de ces documents.


Tableau n° 38 - EVOLUTION DES "DELAIS DE LIVRAISON" DES IMMIGRANTS DE 1871 A 1885

Numéro et nom du convoi

Son mois d'arrivée en Gpe

(a)

(b)

46. Contest 1 47. Contest 2 48. Marchionness of Londonderry 49. Medusa 50. Cartsburn 51. Knight Companion 52. Daphné 53. Père de Famille 54. Daphné 56. Jumna 58. Surrey 59. Brechin Castle 60. Killochan 61. Gainsborough 62. Botanist 63. Jumna 64. Palais Gallien 65. Essex 66. Bann 67. Brechin Castle 68. Jorawur 69. Foyle 70. Jumna 71. Lee

2-71 11-71 4-72 3-73 12-73 12-73 1-74 5-74 11-74 4-75 5-76 5-76 4-77 7-77 11-77 1-78 1-78 2-78 2-78 4-78 12-78 1-79 3-79 6-79

Dates (mois) des demandes qui doivent être satisfaites par ce convoi la plus ancienne la plus récente (c) (d) 7-69 8-69 12-69 6-68 2-70 2-70 5-70 7-70 7-70 8-70 8-70 8-70 8-70 8-70 8-70 8-70 8-70 11-70 1-71 1-71 1-71 1-71 1-71 1-71

1-70 4-70 6-70 3-70 7-70 7-70 8-70 10-70 11-70 12-70 1-71 2-71 4-71 3-71 3-71 5-71 5-71 5-71 6-71 6-71 7-71 7-71 9-71 10-71

Temps d'attente (mois) le plus long (e = c - b) 19 27 28 57 46 46 44 46 52 56 69 69 80 83 87 89 89 86 85 87 95 96 98 101

le plus court (f = d - b) 13 19 22 36 41 41 41 43 48 52 64 63 72 76 80 80 80 81 80 82 89 90 90 91

Source des colonnes (c) à (f) : "Etat de répartition", publié dans GO puis JO Gpe du ... 12-01-71 3-11-71 12-03-72 17-01-73 5-08-73 14-11-73 18-11-73 13-03-74 18-08-74 9-04-75 25-04-76 25-04-76 19-12-76 15-05-77 12-10-77 12-10-77 1-01-78 11-01-78 26-02-78 15-03-78 8-11-78 8-11-78 14-02-79 6-05-79


Numéro et nom du convoi (a) 72. Neva 73. Elliott 74. Artist 75. Jorawur 76. Bride 77. Lee 78. Latona 79. Bruce 80. Syria 81. Copenhagen 82. Jura 83. Bruce 84. Copenhagen 85. Hereford 86. Bruce 87. Epervier 88. White Adder 89. Hereford 90. Boyne 91. Jumna 92. Neva

Son mois d'arrivée en Gpe (b) 12-79 2-80 3-80 6-80 11-80 12-80 4-81 3-81 5-81 11-81 12-81 4-82 1-83 12-82 4-83 6-83 2-84 4-84 4-84 6-84 5-85

Source des colonnes (a) et (b) : Tableau n° 27.

Dates (mois) des demandes qui doivent être satisfaites par ce convoi la plus ancienne la plus récente (c) (d) 1-71 5-71 5-71 5-71 12-71 12-71 12-71 12-71 6-71 6-71 9-71 9-71 9-71 9-71 1-72 9-71 1-72 12-71 12-71 1-73 2-72

11-71 12-71 12-71 1-72 2-72 3-72 3-72 2-72 5-72 5-72 4-72 5-72 7-72 7-72 1-73 3-73 5-73 6-73 5-73 3-74 4-73

Temps d'attente (mois) le plus long (e = c - b) 107 105 106 109 108 109 113 112 119 125 123 127 136 135 135 141 145 148 148 137 159

le plus court (f = d - b) 97 98 99 101 105 106 110 109 108 114 116 119 126 125 123 123 129 130 131 123 145

Source des colonnes (c) à (f) : "Etat de répartition", publié dans GO puis JO Gpe du ... 30-12-79 13-01-80 9-03-80 14-05-80 2-11-80 24-12-80 22-03-81 15-03-81 20-05-81 28-10-81 16-12-81 24-03-82 12-12-82 5-12-82 3-04-83 29-05-83 18-01-84 4-04-84 4-04-84 16-05-84 24-02-85


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habitations-sucreries "du père Labat" et leur remplacement par des usines modernes98, les besoins en main-d'oeuvre de la production subissent de profondes modifications, qui se répercutent à leur tour sur la nature de la demande d'immigrants. Jusque vers 1870, cette demande provient presque uniquement des habitations-sucreries autonomes, manipulant encore elles-mêmes leurs propres cannes avec peu de salariés (quelques dizaines). Pour elles, l'immigration est vitale, car le niveau de leur production, avec la technologie encore essentiellement manuelle qu'elles utilisent, dépend très directement du volume de main-d'oeuvre dont elles disposent ; et compte tenu de la tendance longue à la baisse du prix du sucre après 1860, il faut donc qu'elles accroissent régulièrement leur taille pour rester compétitives. Supposons une habitation employant 50 personnes et qui a demandé dix immigrants : par l'augmentation de la production que ces travailleurs additionnels vont permettre, leur prompte arrivée est une urgence absolue pour pouvoir poursuivre l'activité. Le propriétaire de cette habitation n'a donc guère la possibilité d'attendre très longtemps, sous peine de se retrouver exproprié avant d'avoir reçu les Indiens demandés ; un ans, deux ans peut-être. C'est ce qui explique notamment que l'administration opère périodiquement des "purges" de la liste des demandeurs d'immigrants, afin d'en éliminer tous ceux qui ont cessé leur exploitation et permettre ainsi aux autres, qui continuent encore, de gagner de précieux mois sur leur prochaine "livraison" 99. A partir de 1870, avec l'accélération de la crise du système "du père Labat", l'arrêt en masse des habitations-sucreries et leur rachat par les usines, la longueur des "délais de livraison" des immigrants joue un rôle nettement moins déterminant dans la gestion de la production ; les usines ont davantage la possibilité d'attendre. En effet, elles possèdent toujours plusieurs habitations100 sur lesquelles résident un grand nombre d'immigrants101 qu'elles peuvent affecter de façon plus ou moins massive sur telle ou telle de leurs propriétés en fonction de leurs besoins. D'autre part, ce nombre s'accroît de façon presque automatique quand les usines reçoivent, à leur rang d'inscription, les Indiens demandés initialement, plusieurs années auparavant, par les anciens propriétaires des habitations rachetées par la suite102. Enfin, il ne faut pas oublier que les usines ont, davantage que les habitations-sucreries, les moyens 98. Ch. SCHNAKENBOURG, Disparition, passim. 99. Voir supra, chap. X. 100. En 1883, Darboussier en a 22, Beauport 16, Clugny, Duval et Sainte-Marthe 11 chacune, Blanchet 10, etc ; à la Martinique, le Galion 11 ; Ch. SCHNAKENBOURG, Darboussier, p. 70, note 105 , et Galion, p. 51. 101. A Darboussier, au milieu des années 1880, 474 Indiens sur 9 habitations en 1884 et 426 sur 11 autres en 1887 ; Arch. SIAPAP, dossier "Constitution de la SIAPAP" n° 1, série de rapports d'expertise du CFC sur les habitations offertes en gage par E. Souques pour sa demande de prêt, 3 octobre 1884, 31 mai et 12 juin 1887. Au Galion en 1883, 372 Indiens sur 9 habitations, sans compter 52 partis en marronnage et 3 en prison ; ANOM, 118 AQ 348, "Etat collectif des Indiens des habitations au 22 mars 1883". 102. Rappelons que les demandes d'immigrants acceptées par le comité d'immigration sont attachées aux propriétés pour lesquelles elles ont été déposées et non à leurs propriétaires ; elles sont donc cédées en même temps que les habitations en cas de vente de celles-ci.


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financiers de payer des salaires plus élevés pour attirer des travailleurs créoles103 et de moderniser et mécaniser leurs façons culturales afin de pallier, au moins en partie, au manque de main-d'oeuvre104. Tout ceci explique donc pourquoi elles peuvent attendre leur tour de recevoir des immigrants avec beaucoup moins d'impatience que des planteurs individuels exploitant une seule habitation ; le délai peut ainsi atteindre dix, douze ou treize ans sans pour autant que leur production soit paralysée, ce qui serait évidemment impossible pour des habitations-sucreries "du père Labat". Autrement dit, entre le début et la fin de notre tableau n° 38, la nature du besoin des planteurs en main-d'oeuvre immigrée a profondément changé. Mais le besoin lui-même demeure, et c'est ce qui explique les rivalités croissantes entre engagistes et les difficultés croissantes de l'administration pour fixer des principes de base et des clés de répartition des convois qui puissent donner satisfaction à tous les demandeurs. Dans l'ensemble toutefois, l'évolution générale se fait dans le sens d'un renforcement des plus forts, malgré quelques mesures "cosmétiques" destinées à calmer le mécontentement des petits planteurs et de tous ceux qui souhaiteraient pouvoir employer une partie au moins des Indiens à autre chose qu'à la culture de la canne. En réalité, derrière cette question apparemment purement technique de la répartition des immigrants, se dissimule un problème plus proprement politique de lutte pour la suprématie économique au sein du groupe blanc créole, opposant les usiniers à tous les autres planteurs.

b) L'échec du principe d'égalité (1855-1859) Dans les premiers temps de l'immigration, au milieu des années 1850, c'est le principe d'égalité entre tous les demandeurs qui s'applique. Il y a encore peu d'usines modernes en Guadeloupe, les rares qui ont surmonté la crise post-abolitionniste ne survivent qu'au prix de difficultés considérables, et l'essentiel de la production est encore assuré par environ 450 habitations-sucreries de petite taille (moins de 75 tonnes de sucre par campagne), toutes également confrontées aux mêmes énormes problèmes de financement et de main-d'oeuvre qui minent leur activité105. Même si certaines d'entre elles sont un peu plus importantes ou un peu moins mal en point que les autres, leurs propriétaires ne sont pas en mesure, politiquement, d'imposer à l'administration et aux autres planteurs un partage des convois qui leur attribuerait un plus grand nombre d'immigrants en raison de leur production plus élevée. Tous sont donc traités de la même façon. Les deux plus anciennes mesures en la matière limitent à 50 le

103. Voir supra, chap. IV. 104. Voir par exemple la politique mise en œuvre à cet égard sur les habitations de Darboussier par E. Souques ; Ch. SCHNAKENBOURG, Darboussier, p. 68-69. 105. Sur tout ceci, Ch. SCHNAKENBOURG, Disparition, p. 262-268.


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nombre total d'immigrants par engagiste et par habitation106 et à cinq par convoi le nombre maximum que chaque planteur pourra recevoir pour chacune de ses habitations107. Mais, déjà, la pression de la demande est telle que ces textes ne peuvent être appliqués strictement. Dans le seul "Etat dressé en prévision de l'arrivée d'un convoi d'immigrants indiens" que nous possédions pour les années 1850108, on note que certains demandeurs ont été acceptés pour plus de 50 immigrants par habitation109, que tous sauf trois sont prévus pour recevoir plus de cinq Indiens, et que la moyenne des "livraisons" annoncées se monte à treize par habitation. Dans ces conditions, évidemment, il n'y en aura pas pour tout le monde ; à force de vouloir ne fâcher personne, la direction de l'Intérieur a annoncé la répartition de 1.462 immigrants, alors que le prochain convoi n'en introduira finalement que 342110. En même temps, le principe d'égalité entre tous les demandeurs d'immigrants commence à être remis en cause. Très discrètement, bien sûr ; en cette période où le Second Empire revêt encore son visage autoritaire et répressif, il n'y a pratiquement aucun espace pour la contestation publique des décisions de l'administration, même à l'intérieur des classes dominantes, et aux colonies moins que partout ailleurs. Et pourtant, il y a manifestement un débat au sein du groupe des planteurs, dont les échos nous parviennent très assourdis à travers les débats du Conseil Général, entre ceux qui souhaitent le maintien du mode de répartition mis en place en 1855 et ceux qui estiment que le nombre d'immigrants à attribuer à chaque demandeur ne doit pas toujours être "déterminé d'une manière absolue, mais qu'il (doit) nécessairement varier selon les circonstances"111. Il est extrêmement rare que les procès-verbaux des délibérations de l'assemblée locale dans les années 1850 fassent ainsi apparaitre, même allusivement, l'existence de désaccords aussi importants entre conseillers, par ailleurs pratiquement tous membres, à l'exception de quelques mulâtres relevant du secteur tertiaire, du même groupe racial et social, celui des "Grands-Blancs sucriers" que le régime politique et l'administration locale font tout, alors, pour favoriser. C'est dire à quel point l'affaire est essentielle pour eux ! Quant aux "circonstances" dont il est question ici, le rapporteur n'en dit évidem-

106. Avis de l'administration, publié dans GO Gpe, 5 avril 1855. 107. Art. 36 de l'arrêté gubernatorial du 16 novembre 1855, reproduit dans Recueil immigration, p. 29. 108. Daté du 13 septembre 1859, il est publié dans la GO Gpe du 23 du même mois. La précision des dates a son importance : il est le dernier état de répartition établi selon le mode arrêté en 1855 ; à partir du 24 septembre, le système change complètement de philosophie (Voir infra). 109. La dame Martin, à Lamentin, enregistrée pour 50 + 200 demandes pour deux habitations seulement ; O'Crane, également à Lamentin, 80 pour une seule habitation ; Bois Aubin, à l'Anse-Bertrand, 20 + 100 pour deux habitations ; Larrouy, à Petit-Bourg, 75 pour une habitation ; Poirié Saint-Véran, à Sainte-Rose, 15 + 60 pour une habitation ; de Bérard, de Poyen et Bourgoin, tous trois à Sainte-Anne, chacun 60 pour une seule habitation ; sur un total de 104 demandeurs. Pourquoi eux et comment ont-ils fait ? Nous ne le savons pas. 110. Il s'agit du Jeune Albert, n° 13 du tableau n° 27, le premier à arriver en Guadeloupe (24 janvier 1860) après la publication de l'Etat précité. 111. CG Gpe, SO 1858, p. 279-280, rapport de la commission de l'immigration.


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ment rien, mais il est clair que, derrière ce mot relativement neutre, se cachent en réalité les capacités productives des différents demandeurs, surtout quand, pratiquement dans le même développement, il est question de "préférence à l'égard du souscripteur" (de la demande d'immigrants), mais dans une phrase dont il est vrai qu'elle est particulièrement ampoulée et chantournée (volontairement ?). Or, précisément, en cette fin des années 1850, la relative égalité dans les difficultés et la médiocrité qui existait jusqu'alors entre pratiquement tous les producteurs de sucre de la Guadeloupe commence à se rompre. Les anciennes usines d'avant l'Abolition sont en train de refaire surface industriellement et financièrement et on commence même à envisager d'en créer de nouvelles, beaucoup d'habitations-sucreries entrent dans un processus de modernisation de leur fabrication, et certains planteurs, plus dynamiques ou ayant pu trouver de nouvelles sources de financement, développent leur production à des niveaux très supérieurs à ceux de l'époque esclavagiste112, pendant que l'immense majorité des autres habitants-sucriers se cramponnent comme ils peuvent à l'ancien système "du père Labat" en espérant survivre le plus longtemps possible dans l'attente d'un miracle113. Au début de la décennie 1860, un certain processus de concentration de l'activité sucrière de l'île se fait jour ; sur les 288 producteurs (usines et habitations-sucreries) dont la production de 1860 est connue, les 24 = 8,3 % ayant fourni au moins 150 tonnes (le double de la production moyenne par unité) ont contribué pour 23,8 % à la fabrication totale114. Il est clair que pour ceux-là, le principe de l'égal accès de tous les planteurs aux ressources de l'immigration à l'intérieur d'un certain plafond constitue un frein à leur croissance et qu'ils souhaitent donc voir ce plafond modulé en fonction des productions respectives de chaque demandeur ; c'est probablement à cette exigence que font allusion par périphrase les contorsions sémantiques du rapport précité de la commission de l'immigration du Conseil Général en 1858, pour l'énoncer sans la dire ouvertement. Qu'un tel souhait constitue bien une revendication essentielle pour les planteurs les plus importants apparaît, d'ailleurs, a posteriori à travers les modifications apportées en 1859 à la réglementation locale de la répartition des immigrants. Nous ignorons comment et par quels réseaux d'influence ils sont parvenus à ce résultat, mais le nouvel arrêté gubernatorial du 24 septembre 1859, "qui modifie toutes les dispositions relatives à l'immigration" ne peut que leur donner toute satisfaction à cet égard115. Certes, il est toujours prévu que l'inscription des demandes se fait selon l'ordre de leur réception à la direction de l'Intérieur, mais, ajoute l'article 3, "la priorité entre celles reçues au même moment appartient aux propriétés les plus im112. Comme Aman Souques à Beauport ou S. Monnerot et Paul Guy à Blanchet, à l'époque où ils fonctionnaient encore en habitation-sucrerie (175 et 160 tonnes respectivement en 1860, contre une moyenne de 76 pour l'ensemble des habitations-sucreries de la Guadeloupe). 113. Sur tout ce qui précède, Ch. SCHNAKENBOURG, Disparition, p. 273-279 ; Beauport, p. 65-66 ; Blanchet, p. 7 ; Création des usines, p. 30-33. 114. Calculé à partir du tableau publié dans GO Gpe, 1er février 1861. 115. Sur tout ce qui suit, Recueil immigration, p. 56.


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portantes". Premier avantage en leur faveur ! Puis l'article 4 accentue encore cet avantage, en prévoyant la classification des habitations en quatre catégories selon l'importance de leur production et en attribuant aux plus productives un contingent d'immigrants plus élevé (Voir tableau n° 39). Toutefois, quelle que soit sa catégorie, aucune habitation ne peut recevoir plus de dix immigrants par convoi.

Tableau n° 39 CRITERES DE REPARTITION DES CONVOIS D'IMMIGRANTS DE 1859 A 1879 Importance de la production de sucre des habitations (tonnes) Plus de 200 126 à 200 75 à 125 Moins de 75

Contingents attribués Annuel Total 25 20 15 10

125 100 75 50

Source : art. 4 de l'arrêté gubernatorial du 24 septembre 1859 publié dans Recueil immigration, p. 56.

Il faut croire que ce système n'est pas si mauvais, car il va rapidement s'installer dans une pérennité qui n'était certainement pas prévue au moment de son élaboration. En effet, l'arrêté gubernatorial du 19 février 1861, pris dans la perspective de l'application prochaine de la convention franco-britannique de la même année, ne change rien aux dispositions antérieures ; certes, il prévoit bien l'élaboration prochaine d'un nouveau mode de "distribution" des immigrants, mais rien n'est fait finalement, et la réglementation de 1859 sur ce point demeure en vigueur pendant plus de vingt ans, jusqu'au début des années 1880. Bien que le tableau de classification des habitations en vue de l'application de l'article 4 de l'arrêté de 1859 ne soit publié que deux fois en tout et pour tout sur l'ensemble de cette période116, en contradiction avec les dispositions formelles du texte qui prévoit une publication annuelle, il semble que cette réglementation ait été appliquée à peu près correctement dans l'ensemble ; en tout cas, nous n'avons trouvé aucune plainte contemporaine à ce sujet.

c) Les rivalités entre bénéficiaires de l'immigration et la victoire des grands planteurs (décennie 1870 – 1885) Au cours de la décennie 1870, il commence à apparaître que les dispositions de l'arrêté de 1859 ne sont plus adaptées à l'évolution de l'économie et de la société guadeloupéennes. 116. Dans GO Gpe, 1er mai 1860 sur la production de 1859, et 1er février 1861 sur celle de 1860.


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Les mutations survenues à cet égard au cours des vingt années précédentes et la très forte croissance de la production sucrière exacerbent les rivalités entre bénéficiaires potentiels de l'immigration pour l'accès à ces précieuses "ressources humaines" que constituent les Indiens. Les rivalités sont d'abord internes au secteur sucrier. En vingt ans, les structures de la production ont profondément changé. Les habitations-sucreries qui, en 1859, assuraient encore autour des 80 % de celle-ci, ont vu leur nombre chuter lourdement d'environ 450 à 208, tandis que les usines en fournissent désormais plus des deux tiers117. D'autre part, grâce à un progrès technique en expansion constante et donc à une amélioration pratiquement continue de leur fabrication, ces dernières ont considérablement accru leur production unitaire, qui se situe en moyenne autour des 2.000 tonnes par campagne au début des années 1880, pendant que les vieilles habitations-sucreries, même modernisées, continuent de tourner entre 75 et 100 tonnes le plus souvent, 300 à 500 au maximum pour une dizaine parmi les plus grandes et les plus productives d'entre elles118. Pour la répartition des immigrants, il n'est donc plus possible de réunir toutes les unités de production sucrière dans une même catégorie, comme le faisait l'arrêté de 1859 ; les besoins en main-d'oeuvre des usines et de leurs domaines fonciers sont désormais très largement supérieurs à ceux des simples habitations-sucreries individuelles, et les usiniers demandent qu'il en soit désormais tenu compte. Une première satisfaction de principe leur est donnée en 1871, quand le Conseil Général accepte de placer les usines en dehors de la catégorie des habitations, confiant en outre au Comité d'immigration "le soin d'apprécier le nombre d'immigrants à (leur) accorder"119 ; mais cette décision ne reçoit pas d'application effective avant 1879, comme nous allons le voir. La concurrence pour l'accès aux immigrants oppose, en second lieu, tous les producteurs de sucre coalisés (usiniers et habitants-sucriers) à tous les autres secteurs de l'économie guadeloupéenne. Ainsi les sucriers sont-ils parvenus à pratiquement éliminer les producteurs de denrées "secondaires" d'exportation (café, cacao) de la répartition des convois. En principe, l'arrêté de 1859 s'applique à toutes les habitations, quelle que soit leur production, et les plafonds des différentes catégories de demandeurs d'immigrants sont fixés en barriques de sucre "ou l'équivalent en d'autres denrées". Mais en pratique, même si un petit nombre d'habitations autres que sucreries se sont inscrit pour recevoir des immigrants120, seuls ou presque les producteurs de sucre en reçoivent effectivement. Sur les 25 états de répartition des convois arrivés en Guadeloupe au cours de la décennie 1870121, on dénombre un total de 1.081 attribu117. Statistiques coloniales, années citées. 118. Ch. SCHNAKENBOURG, Disparition, p. 282-290 ; et Création des usines, 1ère partie, p. 44-47. 119. CG Gpe, SO 1871, p. 316. 120. Dans le tableau de classification des habitations d'après leur production de 1860, on n'en trouve que 91 en cultures secondaires, contre 288 producteurs de sucre ; GO Gpe, 1er février 1861. Le nombre total d'habitations en cultures secondaires est alors supérieur à 1.000 pour toute la Guadeloupe ; mais la plupart d'entre elles sont très petites et n'ont pas les moyens de prendre des immigrants. 121. Du premier Contest au premier Néva ; nos 46 à 72 du tableau n° 38, p. 699-700.


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taires122, sur lesquels 37 seulement sont indiqués ou connus par ailleurs comme propriétaires d'habitations-caféières. Mais à peine les producteurs de denrées secondaires sont-ils écartés du partage, que d'autres groupes socio-économiques viennent contester le monopole de fait des sucriers sur l'accès aux immigrants. C'est tout d'abord le cas de cette classe de petits propriétaires nègres, lentement constituée depuis 1860 environ123, qui, eux aussi, ont besoin de salariés (pas beaucoup, un ou deux au maximum) pour les aider à cultiver les cannes qu'ils vendront ensuite aux usines, et qui se tournent vers l'immigration pour les obtenir. D'autre part, un nombre croissant d'habitants des bourgs et des villes réclament également de pouvoir participer à la répartition des Indiens pour se procurer des domestiques. Toutes ces évolutions conduisent donc l'administration, au tournant des décennies 18701880, à envisager une modification du mode de répartition des convois à leur arrivée dans l'île, afin de pouvoir donner satisfaction à ces revendications nouvelles. Mais si la demande d'affectation d'immigrants à la domesticité reçoit assez facilement satisfaction124, il n'en va pas de même des appétits des autres parties prenantes potentielles à la "distribution" des Indiens. La situation devient vite conflictuelle et conduit à un double affrontement. Le premier, interne au groupe des producteurs de sucre, oppose les usiniers aux propriétaires d'habitations-sucreries125. En 1879, l'administration présente au Conseil Général un projet de réforme qui, aux quatre catégories d'habitations de l'arrêté de 1859, en rajoute une cinquième, composée des usines produisant au moins 1.000 tonnes par campagne ; le texte prévoit de leur attribuer un contingent annuel de 30 immigrants avec un maximum de 15 par convoi, tandis que celui des habitations serait, par contrecoup, légèrement diminué afin de rester dans la même enveloppe globale du nombre d'Indiens à répartir. Le projet ne soulève tout d'abord guère d'objections et la discussion avance rapidement, quand Ernest Souques, propriétaire et gérant de Darboussier et Beauport, les deux principales usines de la Guadeloupe, propose la création d'une sixième catégorie de bénéficiaires des répartitions, réservée aux usines produisant plus de 3.000 tonnes par an, qui recevraient 20 immigrants par convoi ; l'argument de Souques est que les usines étant de plus gros contribuables que les habitationssucreries, il est normal qu'elles soient mieux traitées que celles-ci, et que sa proposition ne fait que consacrer ce qui existe désormais en Guadeloupe126. Charité bien ordonnée commence par 122. Non compris ceux inscrits uniquement pour la domesticité ; voir infra. 123. Mouvement retracé supra, chap. III. 124. A partir du quatrième Jumna (n° 70), arrivé en Guadeloupe en mars 1879, les états de répartition prévoient régulièrement de prélever 25 immigrants par convoi pour la domesticité. Mais cette possibilité est supprimée en 1881 ; CG Gpe, SO 1881, p. 811-814. Dans les états de répartition à partir du second Bruce (n° 83), arrivé en Guadeloupe en janvier 1882, il n'est plus prélevé d'immigrants pour la domesticité. 125. Sur tout ce qui suit, CG Gpe, SO 1879, p. 118-120 et 127-131. 126. "Une usine qui fait 12.000 barriques de sucre (6.000 tonnes) rapporte plus au fisc qu'une habitation qui en produit 400 (200 tonnes). Je demande en définitive ce qui existe aujourd'hui, c'est-à-dire deux catégories, l'une d'usines, l'autre d'habitations".


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soi-même ; en l'occurrence, ce plancher de 3.000 tonnes ne concerne que quatre ou cinq usines, dont les deux gérées par Souques127. Aussi les autres conseillers ne sont pas dupes. Cet amendement déclenche un véritable tir de barrage de la part des défenseurs des habitationssucreries, qui trouvent que, décidément, les usiniers sont bien gourmands128 et craignent manifestement que, s'il était adopté, leurs contingents d'immigrants soient encore réduits129 ; ils sont soutenus dans leur refus par l'administration130, manifestement inquiète des possibles répercussions sociales d'une telle mesure. Finalement, la proposition est rejetée ; c'est l'un des très rares échecs de Souques au Conseil Général depuis 1864 qu'il y siège et jusqu'aux grands affrontements politico-raciaux de l'extrême fin du siècle, au cours desquels il perdra un moment le contrôle de l'assemblée locale131. Ce débat est directement à l'origine de l'arrêté gubernatorial du 27 janvier 1880, sur lequel nous allons revenir. Les affrontements au sein de l'assemblée locale pour la répartition des Indiens reprennent en 1881. Le Conseil repousse une nouvelle tentative des usiniers de faire créer une catégorie spécifique d'attributaires d'immigrants en faveur des usines produisant plus de 3.000 tonnes de sucre par an132. Mais surtout l'ensemble des producteurs de sucre, usiniers et habitants-sucriers réunis, s'opposent aux élus mulâtres républicains, qui appuient la revendication des petits planteurs d'accéder eux aussi à la répartition des convois. Cette question n'est d'ailleurs pas traitée de façon isolée. Elle est englobée avec beaucoup d'autres dans l'énorme débat du 10 janvier 1881 sur l'immigration en général, au cours duquel celle-ci est, pour la première fois, contestée sérieusement. En effet, les élections cantonales de l'année précédente ont amené au Conseil Général une majorité républicaine qui, si elle ne remet pas encore en cause l'immigration en tant que telle, est bien décidée à mener la vie dure à ses bénéficiaires. Et ceux-ci, pour sauvegarder l'essentiel, sont bien obligés de lâcher du lest sur l'accessoire, en ne s'opposant pas à ce que les petits planteurs puissent également recevoir des immigrants, quoiqu'en nombre très restreint133.

127. Nous ne sommes pas renseignés sur la production de toutes les usines pour 1879, mais en 1883, seules Darboussier (7.845 tonnes), Blanchet (4.051), Beauport (3.879) et Zévallos (3.376) ont produit plus de 3.000 tonnes ; tableau publié par R. Monnerot dans Courrier de la Gpe, 11 novembre 1884. On peut ajouter Clugny, qui n'a produit que 2.764 tonnes en 1883 mais avait atteint 3.267 l'année précédente. 128. Lignières, élu de la région de Basse-Terre où tournent encore une dizaine d'habitationssucreries autonomes : "On ne doit pas nuire à l'usine, mais il ne faut pas non plus que l'usine soit trop absorbante". 129. Lacascade : les habitations, moins mécanisées, ont besoin de plus de main d'œuvre que les usines ; donc un contingent annuel de 20 immigrants sera largement suffisant pour celles-ci. 130. Le directeur de l'Intérieur : "Je ne connais pas les deux catégories dont parle M. Souques ; elles n'existent pas". 131. Ch. SCHNAKENBOURG, Grand industriel, p. 104-110. 132. CG Gpe, SO 1881, p. 809-811. 133. Ibid, SO 1880, p. 307. Nous reviendrons plus longuement sur ce grand débat du 10 janvier 1881, infra, chap. XX.


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En conséquence de tout ce qui précède, le mode de répartition des immigrants est modifié par deux arrêtés gubernatoriaux, l'un du 27 janvier 1880, qui ne concerne que les producteurs de sucre134, et l'autre, le second de ceux pris le 21 février 1881, relatif aux petits planteurs135. Le nouveau système mis en place apparaît dans le tableau suivant.

Tableau n° 40 CRITERES DE REPARTITION DES CONVOIS D'IMMIGRANTS DE 1880 A 1885

Catégories de demandeurs

Par convoi

Contingents attribués Annuel

Total

Usines, plus de 1.000 tonnes de sucre

15

30

150

Habitations-sucreries, plus de 200 t Habitations-sucreries, 126 à 200 t Habitations-sucreries, 75 à 125 t Habitations-sucreries, moins de 75 t

10 10 10 5

20 15 10 5

100 75 50 25

Petits propriétaires, moins de 10 ha Total pour l'ensemble Pour chacun d'eux

25 1

2

Sources : art. 6 de l'arrêté gubernatorial du 27 janvier 1880, et art. 1 à 5 du second arrêté du 21 février 1881, publiés respectivement dans GO Gpe, 13 février 1880 et 22 février 1881.

Ce nouveau mode de répartition va demeurer en vigueur jusqu'à la fin de l'immigration subventionnée, en 1885136. Si l'on excepte, une fois de plus, les producteurs de denrées secondaires137, il semble être correctement appliqué, notamment en faveur des petits propriétaires qui, pendant toute cette période, reçoivent tous les immigrants qu'ils demandent138.

134. GO Gpe, 13 février 1880. 135. Ibid, 22 février 1881. 136. Exception faite du prélèvement pour la domesticité, dont nous avons vu, supra, note 124, qu'il est supprimé à partir de 1882. Quant au dernier convoi, celui du Nantes-Bordeaux, arrivé en 1889, dont le recrutement et le transport sont financés intégralement par les usines, il est réparti exclusivement entre celles-ci au prorata de leurs demandes et de leur participation au financement ; voir avis du service de l'Immigration, publiés dans JO Gpe, 28 février 1888, et Courrier, 4 décembre 1888. 137. Bien que, comme celui de 1859, l'arrêté de 1880 détermine également les catégories de bénéficiaires par référence à leur production de sucre "ou l'équivalent en d'autres denrées", les propriétaires d'habitations en cultures secondaires ne sont pas plus qu'avant admis aux répartitions. Sur les 20 états de répartition publiés dans la Gazette Officielle entre 1880 et 1885 (nos 73 à 92 du tableau n° 38), on dénombre un total de 937 attributaires, dont à peine 11 propriétaires de caféière et 2 de cacaoyère. 138. On constate, à l'examen des états de répartition précités, que les petits propriétaires n'ont, pris ensemble, jamais demandé tous les immigrants auxquels ils avaient droit. De 1881 à 1885, ils n'ont présenté que 103 demandes pour 15 convois, soit une moyenne inférieure à 7 par convoi, alors qu'ils auraient pu aller jusqu'à 25.


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3.2. Les modalités pratiques de la répartition et les dernières formalités139 a) La formation des "lots" Environ un mois avant la date prévue pour l'arrivée du convoi, selon les informations reçues du navire lors de son escale à Sainte-Hélène, le comité d'immigration établit et publie à trois reprises dans la Gazette Officielle le futur état de répartition des immigrants qui seront prévisiblement introduits. Cet état comprend les dates des demandes, rangées par ordre chronologique, le nom des engagistes, leur commune de résidence, l'habitation concernée et le nombre d'immigrants à livrer à chacun d'eux ; le nombre total dépend des informations sur celui des passagers reçues de Sainte-Hélène. A partir de 1879 et 1881, deux états annexes sont joints à celui, principal, pour les habitations ; ils concernent les "prélèvements" à faire pour la domesticité et la petite culture140. Une fois effectuées les formalités médicales et l'immatriculation, les immigrants "sont, par les soins du commissaire à l'immigration, répartis en groupes" ou "en lots" (sic!), dont nous savons que l'importance varie en fonction de la production des habitations destinataires. La composition de ces groupes est toujours délicate. Certes, les textes prévoient que "dans le même groupe doivent être compris les immigrants faisant partie de la même famille ou ne pouvant être séparés pour des raisons de convenance", et le service de l'Immigration de la Guadeloupe se targue de respecter scrupuleusement cette disposition141, mais il se produit parfois des erreurs et des "bavures" dont les conséquences peuvent éventuellement être dramatiques142. La principale difficulté, ici, réside surtout dans le fait que l'administration et les Indiens ne donnent pas au mot "famille" le même sens : nucléaire pour la première, élargie pour les seconds. Or, avec des "lots" de cinq ou même dix immigrants, le plus souvent, on peut éventuellement placer tous les membres d'une même famille, au sens restreint, sur une même habitation, mais certainement pas tous ceux d'un même groupe familial au sens large ; le consul britannique à la Martinique, où le même problème se rencontre à l'identique, proteste régulièrement contre cet état de choses, qu'il estime contraire aux dispositions de la con-

139. Sauf indication contraire, tout ce qui suit provient des arrêtés gubernatoriaux des 24 septembre 1859, 19 février 1861 et 13 février 1880, publiés dans GO Gpe, 8 novembre 1859, 22 février 1861 et 13 février 1880. Dans la suite de ces développements, nous nous abstiendrons désormais d'en redonner systématiquement les références. 140. Références de ces tableaux données dans le tableau n° 38. 141. ANOM, Gua. 25/238; dossier Latona, rapport final du commissaire à l'immigration au directeur de l'Intérieur, 25 mai 1881 : "Au moment de la formation des groupes, chaque Indien est interrogé séparément. On l'invite à appeler ses parents, ses amis, et autant que cela est possible on les place ensemble". 142. Ibid, id° : une femme s'est suicidée peu de temps après la formation des groupes. D'après les autres Indiens du convoi, interrogés, c'est parce qu'on l'avait séparé de son frère, alors que le service de l'Immigration était persuadé qu'elle avait voyagé seule.


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vention de 1861, au moins dans une interprétation très extensive de celle-ci143, et réclame avec persévérance que les groupes à "distribuer" soient composés de vingt immigrants au minimum144, mais en vain. D'autre part, au cours de la traversée des solidarités autres que familiales se sont nouées, dont l'administration estime n'avoir pas à tenir compte, mais qui s'imposent tout de même à elle, au moins en partie, au moment de la répartition des convois145. Enfin, il peut parfois, mais sans doute exceptionnellement, se rencontrer la situation inverse, où deux immigrants que tout devrait porter à être réunis dans le même groupe ne veulent au contraire absolument pas en entendre parler et doivent finalement être séparés146. Pour toutes ces raisons, la formation des groupes est un véritable casse-tête pour le service de l'Immigration, qui doit bien avouer qu' "on ne peut faire droit à toutes les demandes des immigrants, … mais (on) fait tout son possible pour les contenter"147. Certes, mais si, finalement, ils ne sont pas contents, quel choix ont-ils en dehors de la prison ou du suicide ?

b) Conditions et organisation de la "distribution" des immigrants C'est maintenant que les engagistes entrent en scène. Trois conditions doivent être remplies pour qu'ils puissent participer à la répartition d'un convoi. Il faut, en premier lieu, que soit venu leur tour d'y prétendre selon leur rang d'inscription sur la liste des demandeurs. Apparemment très évidente et très simple, cette condition est relativement contraignante. Il peut en effet se produire que certains planteurs refusent de "prendre livraison" des immigrants à eux destinés. Le plus souvent, c'est la conséquence de problèmes survenus plus ou moins récemment et qui compromettent la poursuite de leur activité, comme une baisse brutale du prix du sucre148 ; mais il existe également une sorte de

143. La seule disposition de la Convention qui puisse être rapportée de très loin à cette question de la formation des groupes se trouve dans l'art. 21 : "Dans la répartition des travailleurs, aucun mari ne sera séparé de sa femme ; aucun père ni aucune mère de ses enfants âgés de moins de quinze ans". 144. ANOM, Mar. 130/1176, document n° 2, "Mémoire de Monsieur l'Agent consulaire anglais à la Martinique", 7 mars 1874 ; Mar. 32/276, consul Lawless à gouverneur Aube, 14 juillet 1880 ; IOR, P 3214, p. 992, mémorandum au gouvernement de l'Inde sur l'immigration en Martinique, 6 septembre 1887. 145. ANOM, Gua. 25/238, dossier Syria, commissaire à l'immigration à directeur de l'Intérieur, 20 juin 1881 : il y avait dans ce convoi "deux sirdars très influents", envoyés l'un à Darboussier, l'autre à Zévallos, qui ont déclaré ne pas vouloir se séparer de "leurs fidèles", au nombre de 25 à 30 ; il a été très difficile de leur faire "entendre raison". 146. Ibid, dossier Latona, le même au même, 25 mai 1881 : il a fallu séparer deux immigrants que leurs actes d'engagement, délivrés par l'administration de Pondichéry, déclaraient mariés. Mais la femme dit que non, et son "mari" a essayé de la tuer pendant le voyage. On les a placés séparément sur deux habitations voisines. 147. Ibid, id°. 148. Voir par exemple l'avis publié par le service de l'Immigration dans JO Gpe, 4 juillet 1884, au moment du déclenchement de la grande crise sucrière mondiale de la fin du siècle.


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cycle saisonnier des refus, lié à l'insuffisance de trésorerie des habitations et à toutes les difficultés qui en résultent149. On imagine à quels embarras serait confronté chaque année le service de l'Immigration s'il devait dépendre du bon vouloir des engagistes pour placer les immigrants qu'il reçoit. Pour éviter une telle situations, l'arrêté de 1861 porte que le demandeur dont le tour est venu ne peut pas refuser les immigrants qui lui sont "livrés", à peine pour lui d'être "déchu de la portion exigible de son inscription" et de devoir "attendre, pour concourir à la répartition des contingents suivants, que son tour revienne" ; en outre, "si les immigrants refusés par lui venaient à rester sans placement", il pourrait être poursuivi en justice sur requête du directeur de l'Intérieur et condamné à des dommages et intérêts au profit de la Colonie ; enfin, "les cessions d'inscription et les échanges de tours sont interdits". Ces dispositions n'existaient pas dans l'arrêté de 1859 ; il est probable que l'administration a voulu mettre fin à un certain nombre de trafics et d'abus qui étaient apparus depuis. Toutefois, en 1868, il apparait qu'il n'est plus possible de s'en tenir strictement à cette double interdiction. Submergés par les conséquences financières désastreuses de l'épidémie de choléra de 1865-66 et confrontés aux arrivées massives d'Indiens ordonnées par le ministère pour reconstituer le plus rapidement possible les ateliers150, les planteurs ne peuvent pas recevoir tous les immigrants qui leur sont alors proposés151, et l'administration doit bien, alors, accepter que les demandeurs puissent renoncer à leur tour et présenter à leur place "un cessionnaire présentant des garanties suffisantes"152. Cette possibilité va demeurer jusqu'en 1880, date à laquelle elle est supprimée153. La seconde condition imposée aux planteurs pour être admis à la répartition est d'ordre financier. Ils doivent disposer des moyens suffisants pour remplir toutes leurs obligations à l'égard des immigrants qu'ils vont recevoir, et le commissaire à l'immigration peut parfaitement écarter au dernier moment un propriétaire d'habitation qui ne justifie pas "des ressources nécessaires pour assurer le salaire, la nourriture et les soins médicaux aux immigrants qu'il avait demandés"154 ; mais le cas semble toutefois extrêmement rare155.

149. Commercial, 10 avril 1869 : un convoi d'Indiens vient d'arriver à Fouillole. Comme toutes les années à la même époque, les engagistes ont du mal à en "prendre livraison", car c'est le moment où ils doivent faire les premiers remboursements de leurs prêts sur récolte à la Banque de la Guadeloupe, et ils ne peuvent plus faire face aux dépenses au comptant exigées de l'administration pour retirer les immigrants pour lesquels ils étaient inscrits. 150. Rappelons que 9 convois, apportant 4.098 immigrants, sont arrivés en Guadeloupe au cours de la campagne 1866-67, contre un seul avec 326 passagers l'année précédente ; voir tableau n° 28. 151. Sur ce point, et notamment sur l'affaire du Glenduror, voir supra, p. 436 152. Arrêté gubernatorial du 16 octobre 1868, publié dans GO Gpe, 20 octobre 1868. 153. Par l'arrêté du 27 janvier 1880 ; ibid, 13 février 1880. 154. Ce qui arrive effectivement à un planteur de Petit-Canal en 1856 ; ANOM, Gua. 180/1116, rapport du commissaire à l'immigration au directeur de l'Intérieur du 12 février 1856. 155. Celui cité à la note précédente est le seul dont nous ayons trouvé trace. En 1880, le consul britannique à la Martinique se plaint que l'on attribue des Indiens à des planteurs qui n'ont, de toute évidence, pas les moyens d'observer leurs contrats ; il demande une inspection préalable de toutes les


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Enfin, il faut qu'ils aient payé toutes les sommes à eux imposées et immédiatement exigibles pour leur participation au coût de l'introduction des immigrants. Ils doivent donc produire préalablement : 1) La quittance de l'introducteur "pour le paiement des sommes (leur) incombant directement ; 2) Le récépissé de l'obligation souscrite pour le versement ultérieur de la portion des frais d'introduction avancée par le Trésor et remboursable par annuités ; 3) La quittance du Trésor pour la portion de ces frais remboursable immédiatement"156.

La répartition proprement dite se fait par tirage au sort des "lots" d'immigrants, effectué par le commissaire à l'immigration en présence des planteurs admis à y participer. Ils sont servis à tour de rôle par ordre d'inscription sur la liste des demandeurs ; chacun d'eux reçoit le nombre maximum par convoi prévu pour la catégorie d'habitation à laquelle il appartient, et "nul inscrit qui a reçu sa part d'un premier contingent, ne peut profiter de la faculté de prendre part aux convois suivants si tous les autres inscrits n'ont déjà reçu leur part du contingent antérieur, et ainsi de suite jusqu'à épuisement de la liste"157. Exceptionnellement publié sous cette forme dans la Gazette Officielle, un tableau de répartition entre les demandes formulées en 1869 et 1870 permet de mieux comprendre comment fonctionne ce mécanisme (Voir tableau n° 41)

c) Ultimes formalités, ultimes difficultés La répartition ayant été effectuée et chaque immigrant attribué à un engagiste particulier, il reste encore deux formalités à accomplir avant la "remise" effective des immigrants aux "bénéficiaires". En premier lieu, l'entretien des Indiens avec l'agent consulaire britannique, prévu par l'article 19 de la Convention du 1er juillet 1861. Il a généralement lieu la veille de la "distribution" aux planteurs, en anglais par le truchement de ceux des immigrants qui connaissent cette langue, faute d'un interprète attaché au consulat158. C'est en cette occasion que les nouveaux arrivants peuvent exprimer leur opinion sur les conditions de leur voyage depuis l'Inde et le traitement dont ils ont fait l'objet à bord du navire introducteur.

habitations dont le tour sera venu ; ANOM, Mar. 32/276, consul Lawless à gouverneur Aube, 14 juillet 1880. 156. Art. 24 de l'arrêté du 19 février 1861. Nous reviendrons plus longuement sur le problème du financement de l'immigration et sur les charges imposées aux engagistes dans le chapitre suivant. 157. Art 10 idem. 158. IOR, P 3214, p. 992, mémorandum du consul Lawless au gouvernement de l'Inde sur l'immigration à la Martinique, 6 septembre 1887.


Tableau n° 41 – LE MECANISME DE REPARTITION DES IMMIGRANTS

Date de la

Nom du

demande

demandeur

1869 1-1 1-1 31-7 25-8 25-8 6-11 27-11

Perriollat Rollin L. Capitaine De Mauret Nolivier D. Boyer Larrouy et Barzilay E. Lemesle

Habitation

Commune

Demande totale

Le Bouchu

La Retraite et Roujol Poyen Le Comté Renaudot

VH VH Cap. Ste-R Cap. PB PC Ste-R Lam.

Les Mineurs L'Espérance

40 15 40 10 10 50

}

50

20-12 20-12 20-12 28-12 30-12

E. Favreau Pauvert Dubos frères H. de Touchimbert A. Souques

Richeplaine et Desvarieux Bragelongne Courcelles Petit Carbet Brumant

St-Fs St-Fs Ste-A 3R PL

20 30 70 20 20

1870 14-1 14-1 17-1 18-1 19-1 19-1 20-1 20-1 22-1

Pauvert Duchassaing L. Valleton De Savignon Deurer Sersily Sergent Vassort Dubédou F. Boureau

Ste Marthe et Bragelongne Zévallos St-Charles Grande-Rivière Loery Champgrillé Duval Dubédou Golconde

St-Fs Mou. St-Fs Cap. Ste-A Mou. PC Mou. Aby.

30 60 20 20 15 20 15 15 20

Nombre d'immigrants Nos et dates d'arrivée des convois

Observations

42 44 45 46 47 48 1-69 4-70 10-70 2-71 11-71 4-72 10 5

10 5 10

10 10

10

10

10

5 10

20

20

10 10 10

10 10 20 10

10 30 10 10 10 10 10 10

10 5

10 10

Demande éteinte idem idem idem

20

idem

10

idem

10 10 10 10 10

10 30 10 10 5 10 5 5 9

20

10

10

idem idem 10 cédés à Nicolas Demande éteinte idem

idem idem idem idem idem idem idem idem Livrés à E. Souques


Date de la

Nom du

demande

demandeur

Habitation

Commune

Demande totale

Bellevue Plaisance Bois Debout Borel Les Mineurs Grigne-au-Vent Espérance Bellevue, Nord-Ouest Gentilly

Nombre d'immigrants Nos et dates d'arrivée des convois

Observations

42 44 45 46 47 48 1-69 4-70 10-70 2-71 11-71 4-72

25-1 1-2 4-2 9-2 11-2 14-2 15-2 16-2 16-2 16-2 18-2 19-2 19-2 19-2 28-2 28-2

Malespine Dame Lalung J. P. Dormoy Clement Coureau L. Capitaine L. Turlet Villeneuve et Jobity Ch. Durand Dagomel & Cie Nadal Borde et Bourdillon Nouy De Mauret Nolivier Bonneterre St Etienne Avril V. D. Mahaudière

St-Cl. BM Cap. Lam. Cap. Bouill. Lam. PB, Mou. Ste-A Bouill. St-Sauveur Cap. Fromager, Paquereau, Vounche Lam. Boubers 3R Pirogue MG St-Jean St-Fs La Haut AB

20 10 25 10 30 10 20 80 30 5 10 150 15 10 10 20

10 5 10 5 10 5 10 20 10

10 5 10 5 10 5 10 20 10 5

28-2 3-3 9-3 9-3 13-3

Du Portail St Etienne Avril J. P. Roubeau Bouscaren Deraine

St-Michel St-Jean Clugny Monrepos Grand-Camp

MG St-Fs MàE Cap. VH

10 10 10 20 5

10 10 10 10 5

14-3 22-3 23-3 24-3 27-3 11-4 16-4 16-4

Figuères A. Léger et Bonneterre Barzilay A. Souques Le même A. Cornélius E. Souques Le même

Bontemps Petit-Pérou La Sauzaye Montalègre St-Pierre Château-Gaillard Darboussier Dothémare

MG Aby. PB PL PL Mou. PAP Aby.

30 40 50 20 20 10 60 40

10 10 6

5 10

20 10

10 30 10 10 10

30 5

10

10

10 10 10 10 10 10 35 10

Demande éteinte idem idem idem idem idem idem idem idem idem idem Cédés à CSPAP Demande éteinte idem Idem ; 10 cédés à Meugniot et Duchassaing Demande éteinte idem idem idem ; 10 cédés à Dubos Demande éteinte ; cédés à Ausset 10 cédés à de Surgy 6 livrés à Mlle Dubard

Demande éteinte


Date de la

Nom du

demande

demandeur

Habitation

Commune

Demande totale

Nombre d'immigrants Nos et dates d'arrivée des convois

Observations

42 44 45 46 47 48 1-69 4-70 10-70 2-71 11-71 4-72

16-4 16-4 16-4 16-4 16-4 20-4

Le même S et E. Monnerot Les mêmes Les mêmes Les mêmes Burel

Golconde Usine Blanchet Hab. Blanchet Dutau Monplaisir Ste-Anne

Aby. MàE MàE Mou. Mou. VH

50 20 20 10 10 5

10 15 5 10 10 5

24-4 30-4 30-4 30-4 9-5 13-5 16-5 17-5 30-5 1-6 3-6

A. de Larroche Roussel N. Soret Laclémendière De Rancougne De Pontis Dormoy Pelletan A. Dagomel Chabrou et Laballe P. Ruillier

Eliza Belmont Bonne-Chaire Gaschet Clugny Les Guignes Bois-Debout Plaisance Gentilly Trinité Pavillon

MàE 3R Baill. PL PC MG Cap. PL Ste-A Lam. PC

30 10 5 20 30 10 15 25 50 25 10

10 10 5 10 25 10 10 10 10 10 10

Cédés à S. Duchesne Demande éteinte idem Cédés à B. Mary Cédés à Sté Monnerot Demande éteinte Cédés à P. Dormoy 10 cédés à T. Lemesle Demande éteinte 6 cédés à P. de Montemont Cédés à de Gaalon

Cédés à Sargenton

........................................................................................................................................................................................................................................................................................... Aucun des 347 demandeurs inscrits suivants jusqu'au 28 octobre 1871 n'a reçu d'immigrants Source : GO Gpe, 11 juin 1872, "Liste générale des demandes d'immigrants indiens parvenus à l'Administration pendant les années 1869, 1870 et 1871". Noms du navire correspondant au convoi n° 42 = second Mars 44 = John Scott 45 = Peckforton Castle 46 et 47 = premier et second Contest 48 = Marchionness of Londonderry


717

En second lieu, opérer le transfert des contrats d'engagement. L'original du contrat collectif signé en Inde par les émigrants avant leur départ159 est déposé au commissariat à l'immigration par le médecin-accompagnateur, agissant ici en sa qualité de commissaire du gouvernement. Jusqu'en 1881, le service de l'Immigration se contente d'en délivrer des copies individuelles aux engagés et aux engagistes, ce qu'il doit faire dans les trente jours ; "les copies portent en tête le numéro d'immatriculation de l'immigrant ; celle remise à l'engagiste porte en marge la note des droits … dus et les époques d'échéance"160. L'exemplaire destiné aux immigrants leur est remis par l'intermédiaire des syndics cantonaux. Puis en 1882, à un moment où, exceptionnellement, l'administration s'occupe sérieusement d'améliorer le sort des Indiens161, une décision gubernatoriale ordonne qu'à l'avenir, pour mieux protéger leurs droits, tous les immigrants devront, à leur arrivée dans l'île, souscrire auprès du service de l'Immigration, pour transfert ultérieur aux planteurs, un nouveau contrat individuel d'engagement conforme à celui déjà souscrit collectivement en Inde, et comportant, outre la reproduction textuelle des articles 9, 10 et 21 de la convention de 1861, une série de clauses exposant de façon détaillée les conditions de vie, de travail et de rémunération qui leur seront appliquées pendant toute la durée de leur temps162. Cette mesure est définitivement confirmée par le décret du 30 juin 1890163, mais elle survient bien tard pour produire des effets significatifs sur la situation des engagés164. Maintenant, chaque planteur peut prendre les Indiens qui viennent de lui être attribués et les amener sur son habitation. Il a intérêt à ne pas traîner, non seulement pour profiter le plus tôt possible de cette main-d'oeuvre supplémentaire tant attendue, mais aussi parce que l'entretien des immigrants laissés au dépôt après que le commissaire à l'immigration ait donné main-levée aux engagistes est mis à leur charge. La durée du séjour des arrivants à Fouillole165 varie selon les convois ; le minimum est de deux jours166 et le maximum supérieur à un

159. Voir supra, chap. X. 160. Art. 42 de l'arrêté du 19 février 1861. 161. Sur ce moment particulier de l'histoire de la protection des Indiens en Guadeloupe, voir infra, chap. XVI. 162. Décision gubernatoriale du 15 avril 1882, publiée dans JO Gpe, 25 avril 1882. 163. Art. 46 ; ibid, 15 août 1890. 164. En Juin 1882, l'immigration indienne vit ses dernières années ; il ne reste plus à arriver que dix convois, apportant 4.848 immigrants. 165. Calculée par différence entre la date d'entrée du navire dans le port, telle qu'elle apparaît sur le tableau n° 27, et celle, ou la plus ancienne parmi celles quand il y en a plusieurs, d'entrée en service de ses passagers sur les habitations de Moule, qui est portée dans les registres matricules de la commune conservés aux ADG. 166. Surrey, premier Néva, Syria.


718

mois167, avec une moyenne, calculée sur 49 convois168, qui se situe à onze jours. Compte-tenu de la multiplicité des opérations à effectuer en même temps pour plusieurs centaines de personnes par un nombre restreint de fonctionnaires, il ne semble pas que l'on puisse qualifier ces délais d'excessifs ; ce qui n'empêche pourtant pas les planteurs de se plaindre parfois que la "distribution des immigrants" à Fouillole est trop lente169. Il peut toutefois se produire que, au moment de quitter le dépôt, les engagistes ne puissent amener avec eux la totalité des immigrants qui leur ont été attribués, soit parce qu'ils sont encore hospitalisés, soit en raison d'un incident de dernière minute. Les immigrants malades hospitalisés sont inclus dans la composition des "lots" formés par le commissaire à l'immigration en vue de la répartition des convois ; on peut imaginer qu'ils sont distribués à peu près également entre tous les groupes, de façon à ce que chaque engagiste potentiel en ait sa part. Mais l'arrêté de 19 février 1861 ne dit rien à leur sujet, ce qui ne manque pas de provoquer des difficultés avec les planteurs auxquels ils sont attribués. Aussi, un mois plus tard, un autre arrêté gubernatorial en date du 23 mars170 vient régler ce problème : "au moment de la répartition d'un convoi, les malades continuent à être classés dans les lots", mais la durée de leur engagement ne débutera qu'à partir du jour de leur sortie de l'hôpital. S'ils décèdent "avant livraison définitive", les engagistes concernés recevront par priorité sur le convoi suivant, et indépendamment du "lot" auquel ils pourraient avoir normalement droit au titre de celui-ci, autant de travailleurs qu'il sera nécessaire pour compenser. Les incidents de dernière minute sont la conséquence d'un refus formulé par l'une des deux parties au moment de la "livraison". Le plus souvent, il provient des planteurs, qui n'acceptent pas de prendre tel ou tel immigrant à eux attribués parce que manifestement trop malade171 ou trop jeune172 pour rendre le moindre service ; ils sont alors rapatriés par le prochain convoi de retour avec les autres "non valeurs". Mais parfois aussi le blocage résulte des immigrants eux-mêmes, qui, vraisemblablement trompés au moment de leur engagement en Inde et découvrant avec stupéfaction à l'arrivée le sort qui les attend en Guadeloupe, refusent obs167. Dunphaïle Castle, 37 jours ; second Mars, 35 jours ; Peckforton Castle, 31 jours. Nous n'avons trouvé dans les archives aucune explication à de telles durées, et il n'est pas impossible qu'elles ne soient qu'une apparence statistique, résultant d'erreurs de transcription dans les registres matricules du Moule (où l'on en relève effectivement un certain nombre). 168. Ont été éliminés ceux dont il arrive moins de dix immigrants à Moule, ainsi que ceux pour lesquels la date d'arrivée dans la commune portée sur les registres matricules est si manifestement erronée que le calcul n'aurait aucun sens (antérieure à l'arrivée du navire en Guadeloupe, par exemple). 169. Echo, 2 janvier et 23 mars 1880. 170. GO Gpe, 26 mars 1861. 171. Deux, par exemple, sur le second Jumna ; ANOM, Géné. 136/1174, dossier du convoi, commissaire à l'immigration au directeur de l'Intérieur, 21 mai 1875. 172. Sur le second Néva, cinq enfants de neuf ans ou moins sont portés pour dix et onze ans sur la liste trafiquée de l'agence d'émigration de Calcutta ; ANOM, Gua. 56/398, "Liste des jeunes immigrants de la Néva refusés par les engagistes …", 27 novembre 1885.


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tinément tout travail agricole173. Si, malgré les pressions exercées sur eux174, ils persistent dans leur attitude, les choses peuvent alors très mal se passer175 ; pour l'administration et les planteurs, ce sont manifestement des "fortes têtes" qu'il faut absolument "mater" avant qu'ils aient le temps de "pourrir" les autres. * *

*

Il ne suffit pas de "commander" des coolies, il faut aussi payer les frais de leur introduction. L'immigration coûte fort cher, tant aux planteurs pris individuellement qu'à la collectivité guadeloupéenne dans son ensemble ; c'est ce que nous allons voir maintenant.

173. Deux brahmanes par le Syria ; ANOM, Gua. 25/238, dossier du convoi, gouverneur Laugier à M. Col., 17 novembre 1881. Deux cipayes par un convoi non dénommé, probablement le second Copenhagen, qui répondent "invariablement" : "Nous sommes des soldats, nous nous sommes engagés pour continuer notre métier. Donnez-nous des armes et nous en ferons bon usage, mais nous ne savons ni ne voulons faire autre chose" ; Gua. 56/398, procureur général Darrigrand au même, 1er avril 1883. 174. "Les rigueurs extra-légales les plus prolongées n'ont pu dompter ces deux Asiatiques" (bel euphémisme !) ; ibid, id°. 175. C'est notamment le cas pour les deux cipayes dont il est question aux notes précédentes. Envoyés au pénitencier colonial des Saintes, "l'un d'eux s'est donné la mort …, l'autre a tenté de se suicider et on a dû finalement le rapatrier" ; ibid, id°. Par contre, les deux brahmanes du Syria semblent avoir été rapatriés sans autre forme de procès.


720

CHAPITRE XIV

LE FINANCEMENT DE L'IMMIGRATION

Pas plus que celle de la traite négrière, la main-d'oeuvre apportée par l'immigration n'est gratuite. C'est pour assurer son financement qu'est créée la Caisse de l'immigration, à laquelle nous consacrerons un bref paragraphe introductif. Puis nous nous attacherons à calculer le coût de l'immigration et à le situer par rapport à quelques grands agrégats significatifs de l'activité économique guadeloupéenne. Enfin, nous verrons quelles sources de financement sont disponibles pour couvrir ce coût, afin de répondre finalement à la question essentielle : "Qui paye" ?

1. LES INSTRUMENTS : BUDGET ET CAISSE DE L'IMMIGRATION 1.1. Création et principes d'organisation La nécessité de fixer un cadre juridique ad hoc au financement de l'immigration se fait sentir dès le début de celle-ci. Le problème est abordé en Guadeloupe alors même que l'Aurélie, le premier navire introducteur d'Indiens dans l'île, n'a pas encore quitté Pondichéry ; l'administration décide que la Colonie prendra à sa charge une partie de la prime payable par les engagistes au capitaine Blanc, organisateur de ce convoi inaugural1. Mais se pose alors la double question du traitement budgétaire et comptable de cette dépense2. En théorie, certes, il serait parfaitement possible d'inclure les recettes et les dépenses de l'immigration parmi les autres opérations de l'administration locale, en les regroupant, chacune pour ce qui les concerne, dans un chapitre particulier du budget colonial. Mais la nature même et la durée des opérations d'immigration rendent cette solution difficilement compatible avec le principe dit "de la spécialité des exercices", qui constitue alors l'un des fondements essentiels du droit budgétaire français. Ce principe, qui s'inscrit en fait à l'intérieur de celui, plus large, de "l'annualité budgétaire", "rattache au budget d'une année donnée toutes les dépenses qui ont été engagées au cours de cette année et les créances dont l'existence a été 1. Sur toute cette affaire, voir supra, chap. V. 2. Longue discussion à ce sujet, parmi beaucoup d'autres questions relatives au financement de l'immigration, dans ADG, 5K 56, fol. 110-122, 4 août 1854.


721 constatée au cours de cette même année", sans tenir compte "du règlement matériel des dépenses et des recettes" ; ce système, quoique le plus rigoureux juridiquement, présente l'inconvénient que "les comptes doivent demeurer ouverts pour une période bien plus longue que l'année"3. Or, les opérations d'immigration s'étendent sur des périodes de plusieurs mois, souvent situées "à cheval" sur deux années civiles, en fonction des calendriers des recrutements en Inde et des traversées jusqu'à la Guadeloupe. Et naturellement, l'exécution des dépenses liées à ces opérations est encore plus longue, compte tenu des délais administratifs et des multiples retards pouvant découler de la lenteur de circuits de communication qui s'étendent sur la moitié du globe. Dans ces conditions, le respect du principe de la spécialité des exercices entraînerait d'énormes complications dans l'exécution du budget colonial, soumis à la règle de l'annualité, si les recettes et les dépenses de l'immigration lui étaient rattachées. Il faudrait attendre longtemps chaque année le règlement définitif des comptes avant de pouvoir déterminer le montant des crédits non utilisés et les reporter sur l'exercice en cours ; et entre-temps, on ne pourrait pas en disposer pour payer les dépenses de celui-ci. L'administration devrait alors prendre de continuelles mesures dérogatoires et théoriquement exceptionnelles, mais qui ne le seraient plus et deviendraient en fait la règle. Ce serait là une très mauvaise solution, tant sur le plan juridique que politique. Dès lors, le moyen le plus simple pour éviter tous ces inconvénients consiste à créer un compte-courant spécial centralisant toutes les recettes et toutes les dépenses de l'immigration et par lequel s'effectueront toutes les opérations financières liées à celle-ci4. Ce compte sera luimême branché sur un budget particulier de l'immigration, complètement séparé du budget général de la Colonie, à travers lequel l'administration d'abord, puis, à partir de 1866, le Conseil Général pourront exercer leur contrôle sur l'utilisation des fonds publics consacrés à l'introduction de travailleurs étrangers en Guadeloupe. Cette solution présente en outre l'avantage juridique et comptable que ce budget ne relèvera pas du système de la spécialité des exercices mais de celui dit "de la gestion", qui repose "sur un critère de rattachement matériel des dépenses et des recettes" et permet ainsi de clôturer les comptes dès la fin de l'exercice5.

3. Sur tout ceci, J. C. MARTINEZ et P. DI MALTA, Droit budgétaire, Paris, Litec, 1999, p. 242-243. 4. Sur tout ce qui précède, voir la longue lettre très "pointue" du M. Col. à son collègue des Finances, dans ANOM, Géné. 141/1202, 31 mars 1855 ; ainsi que l'intervention en forme de rappel du directeur de l'Intérieur devant le CG Gpe, SO 1871, p. 285. 5. Dans ce système, en effet, "les dépenses et les recettes sont rattachées au budget de l'année au cours de laquelle elles ont été respectivement ordonnancées ou payées dans les premières et encaissées pour les secondes" ; J. C. MARTINEZ et P. DI MALTA, Droit budgétaire, p. 243.


722 Sur ce problème du budget, le consensus se forme immédiatement en Guadeloupe. Dès l'exercice 1854, le Conseil Privé du gouverneur d'abord6, puis le Conseil Général7 élaborent, apparemment sans se poser de questions, un état prévisionnel des dépenses pour les prochaines introductions d'immigrants qui ne fait aucune référence au budget colonial. Reste à régler le problème du traitement comptable de ces opérations. La solution vient de la Martinique, où au même moment apparaît le système du compte spécial. Il ne s'agit encore que d'une initiative de l'administration locale, mais le ministère, sollicité de donner son approbation, trouve l'idée si bonne qu'il décide de l'étendre à toutes les autres colonies qui en feront la demande8. Elle est alors soumise au ministère des Finances9, puis, après que celui-ci ait donné son accord, les différents gouvernements coloniaux sont autorisés à créer, chacun pour ce qui le concerne, un tel compte dans ses finances locales10. Outre la régularisation de l'existant à la Martinique, cette création intervient également à la Guadeloupe, en août 185511, et en Guyane12. Par contre, la Réunion ne recourt d'abord pas à ce système, et préfère pendant plus de vingt ans inclure les recettes et les dépenses de l'immigration directement dans le budget colonial13 ; c'est seulement en 1878 qu'est créée une Caisse de l'immigration dans cette île14.

1.2. Fonctionnement Il y a peu à dire sur le budget de l'immigration. Voté chaque année par le Conseil Général, à partir d'un projet préparé et présenté par le directeur de l'Intérieur, c'est un classique état prévisionnel des recettes et des dépenses liées au recrutement, à l'introduction, à la gestion et au rapatriement des immigrants. Nous reviendrons plus en détail sur son contenu dans les second et troisième paragraphes de ce chapitre. Intéressons-nous, par contre, de plus près à la Caisse de l'immigration15. Ce que les administrations coloniales, tant à Paris que sur place, et le vocabulaire courant appellent ainsi est donc un compte-courant spécial du Trésor colonial, ouvert sous le titre "Immigration, s/c cou6. ADG, 5K 56, fol. 117-118, 4 août 1854. 7. CG Gpe, SO 1854, p. 79-82, rapport de la commission de l'immigration. 8. Bref historique dans ANOM, Géné. 141/1199, Note de la direction des Colonies sur les Caisses de l'immigration des Antilles-Guyane, juin 1872. 9. ANOM, Géné. 141/1202, M. Col. à Finances, 31 mars 1855. 10. Ibid, le même à gouverneurs Antilles-Guyane, 15 juin 1855. 11. Ibid, Bonfils à M. Col., 11 août 1855. 12. ANOM, Géné. 141/1199, Note sur les Caisses de l'immigration aux Antilles-Guyane, juin 1872. 13. Ibid, id°. 14. Lettre du ministère de la Marine au président du Conseil Général de la Réunion du 29 juin 1878, reproduite dans CG Gpe, SO 1878, p. 87. 15. Sur tout ce qui suit, voir, sauf indication contraire, ANOM, Géné. 141/1199, Note sur les Caisses de l'immigration aux Antilles-Guyane, juin 1872 ; et Géné. 141/1202, M. Col. à Finances, 31 mars 1855.


723 rant". Placé "en dehors du budget et de la spécialité par exercice", il reçoit en crédit toutes les recettes affectées au financement de l'immigration et les rend immédiatement disponibles, et inversement il est débité de toutes les dépenses d'introduction des immigrants au fur et à mesure qu'elles doivent être réglées. Dans chaque territoire concerné, la Caisse de l'immigration fait partie des comptes administratifs, et son fonctionnement est donc soumis aux règles de la comptabilité publique. Ses écritures sont tenues par le trésorier de la Colonie, qui paie uniquement "en vertu d'ordres réguliers des ordonnateurs et sous les justifications exigées en matière de recettes et de dépenses publiques". En pratique, elle est administrée par le chef du service de l'Immigration, qui "surveille la comptabilité" de celle-ci "et contresigne les pièces de recette et de dépense qui doivent être soumises à la signature du directeur de l'Intérieur", responsable suprême de l'administration civile locale16 ; puis, sur le vu de ces pièces revêtues de toutes les signatures nécessaires, les dépenses correspondantes sont ordonnancées par l'ordonnateur colonial et finalement payées par le trésorier. Sur le papier, toute cette construction juridico-comptable semble parfaitement conforme aux grands principes régissant l'exécution des recettes et des dépenses publiques. Dans la réalité toutefois, le fonctionnement de la Caisse de l'immigration semble manifestement frappé au sceau d'un aimable laxisme colonial. Accablé, un rapport de l'Inspection coloniale décrit ainsi le service de l'Immigration de la Guadeloupe en 1880 : "Le service administratif et comptable n'existe pour ainsi dire pas à l'Immigration … Cette administration est étrangère aux principes les plus élémentaires de la comptabilité publique et aux règles qui président à la liquidation des dépenses … Ce sont des erreurs de tous les jours, des redressements continuels, qui touchent aux intérêts du Trésor local et justifient bien la nécessité (d'un) contrôle permanent. L'énumération même sommaire des observations auxquelles il a été donné (lieu) sur place ne saurait, à cause de leur fréquence, être faite dans ce rapport"17. Il ne semble pas que, par la suite, personne, ni à Paris, ni à Basse-Terre, se soit préoccupé de mettre un terme à cette situation. * *

*

16. Circulaire du directeur de l'Intérieur du 16 avril 1881 sur la réorganisation du service de l'Immigration, publiée dans GO Gpe, 19 avril 1881. 17. ANOM, Gua. 56/398, extrait du rapport de l'inspecteur des Colonies Le Cardinal sur les services administratifs et financiers de la Guadeloupe, 1880 ; malheureusement, ni le rapport intégral, ni les annexes énumérant toutes les erreurs et observations dont il est question ne nous sont parvenus.


724 Le système que nous venons d'exposer demeure en vigueur jusqu'en 1887. A partir de l'année suivante, le budget particulier de l'immigration est supprimé et les recettes et dépenses correspondantes sont intégrées dans le budget général de la Colonie18. Bien que nous n'ayons rien trouvé à ce sujet, on peut supposer que, en conséquence de cette modification, la Caisse de l'immigration disparaît également. Mais il est vrai que les inconvénients du rattachement de l'immigration au budget colonial sont désormais beaucoup moins grands, dans la mesure où le Conseil Général a cessé de subventionner l'introduction d'immigrants en Guadeloupe19 ; or, c'est essentiellement de là que provenaient les difficultés juridiques et comptables découlant d'un tel rattachement, tandis que les autres recettes et dépenses, toutes assises dans l'île même, ne soulèvent pas de problèmes de cette nature. De 1888 à 1913, les dépenses de l'immigration continuent néanmoins de figurer dans un chapitre ad hoc du budget colonial ; par contre, il n'y a plus de chapitre particulier pour les recettes, qui sont dispersées à travers plusieurs rubriques. Enfin, en 1914, le chapitre des dépenses disparaît à son tour ; elles sont alors réparties entre les divers postes du budget du secrétariat général du gouvernement colonial jusqu'à la seconde Guerre Mondiale, où elles sont définitivement supprimées.

2. LE COUT DE L'IMMIGRATION Il existe deux façons de l'apprécier : soit par le coût des introductions, soit par le biais des dépenses budgétaires. Elles se recoupent pour aboutir finalement au même ordre de grandeur.

2.1. Estimation par le coût des introductions Nous connaissons ou pouvons estimer, au moins approximativement, le coût unitaire du recrutement et du transport des immigrants jusqu'à leur arrivée en Guadeloupe. Quelques multiplications permettent alors de reconstituer le coût total pour l'ensemble de la période d'immigration.

18. Nous n'avons trouvé aucune décision formelle en ce sens, ni dans le JO Gpe, ni dans les p. v. du Conseil Général. On constate simplement que la session ordinaire de 1886 constitue la dernière au cours de laquelle l'assemblée locale vote un budget particulier de l'immigration pour l'année suivante. Au-delà, les dépenses de l'immigration sont incluses dans le budget du service local et votées en même temps que lui ; CG Gpe, SO 1886, p. 430-460, et SO 1887, p. 468-472. 19. Voir infra, chap. XIV.


725 a) Jusqu'en 1865. Pour cette période, nous ne sommes renseignés que de façon très globale et très opaque. En effet, l'introduction d'immigrants en Guadeloupe est confiée alors à une série de monopoles, résultant eux-mêmes de "traités" conclus entre le ministre de la Marine, stipulant pour le compte de la Colonie, et un armateur donné. Dans ces conventions, il est convenu une certaine "prime d'introduction", en fait un véritable prix d'achat qui n'ose pas dire son nom, payable à l'introducteur pour chaque immigrant débarqué. Cette prime varie, naturellement, selon la provenance et les contrats, mais l'important pour nous, ici, est surtout qu'il s'agit d'un prix global, incluant tous les frais de recrutement et de transport depuis l'Asie ou l'Afrique, et dont la décomposition entre les différents éléments constitutifs n'est jamais faite, ni dans le texte même du traité, ni par la suite lorsque celui-ci est soumis aux autorités coloniales pour approbation. Dans ces conditions, faute d'éléments d'appréciation et de comparaison, il n'est pas surprenant que celles-ci "nagent", surtout au début. Ainsi pour la convention conclue en 1852 avec le capitaine Blanc, le premier introducteur d'Indiens en Guadeloupe. Les conseillers privés du gouverneur, conduits à délibérer sur le financement de l'opération, sont pris entre deux sentiments contradictoires : d'une part, ils estiment que la prime de 500 F par adulte stipulée par le contrat du ministère est décidément bien élevée et qu'il serait sans doute possible de traiter pour moins cher20, mais d'un autre côté, ils se méfient "de ces marchés proposés à trop bas prix, dont l'exécution (leur) paraît au moins hypothétique" ; comme le note avec bon sens le gouverneur Bonfils au cours de la discussion, "comment croire que les importateurs qui sur leur route, au tiers environ du trajet (= à La Réunion), trouvent à livrer des Indiens à 400 et 450 F, viendront pousser jusqu'ici pour en recevoir le même prix"21. Et le même genre d'interrogations et de regrets discrets de ne pas en savoir davantage sur le contenu de la prime convenue se retrouve également dans les débats de 1857 du Conseil Général sur le traité Régis pour l'immigration africaine22. On peut même se demander si ce n'est pas pour éviter de devoir faire face aux mêmes questions que le ministère prolonge directement la convention avec la CGM, en 1858, sans demander leur avis à l'administration de la Guadeloupe ni au Conseil Général, alors pourtant que la prime par adulte est augmentée de plus de 13 %23. Finalement, le seul élément d'appréciation du coût d'introduction stricto sensu des immigrants dont nous disposons se limite au montant de la prime stipulé dans les différentes conventions. Le tableau suivant récapitule leur contenu sur ce point. 20. ADG, 5K 56, fol. 113, rapport du directeur de l'Intérieur au Conseil Privé, 4 août 1854. 21. Ibid, fol. 90, 13 juillet 1854. 22. ANOM, Gua. 189/1146, divers extraits de la SE mai 1857, entièrement consacrée à l'examen de cette convention (Nota : le p. v. imprimé de cette session ne nous est pas parvenu). 23. Voir supra, chap. V.


Tableau n° 42 – COUT UNITAIRE DE L'INTRODUCTION DES IMMIGRANTS EN GUADELOUPE JUSQU'EN 1865

Introducteurs

Date du traité

Origine des immigrants

Prime par adulte

27-03-52 7-11-53 13-01-55 6-01-57 14-03-57 22-06-58 10-07-58 20-07-62

Inde Madère Inde Cap-Vert Congo Inde Chine Inde

500 180 335 340 300 415 809 415

Capitaine Blanc Mahuzié Le Campion & Th., puis CGM CGM Régis CGM CGM CGM

Prime par non-adulte 300 90 185 320 150 257 586 415

Rembt des avances

50 200/150 50 50 50

TOTAL (Ad./Non ad.) 500/300 180/90 385/235 340/320 500/300 465/320 859/636 445/445

En Francs ; coût par immigrant débarqué. Le chiffre de la prime inclut à la fois le montant pris en charge par la Caisse de l'immigration et le "complément" payé directement par les planteurs à l'introducteur. Sources. Conventions de 1852 à 1858 : Recueil immigration, p. 14-15 et 111-141 ; convention CGM de 1862 : GO Gpe, 3 octobre 1862.


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Ce tableau montre bien à quel point le mode de fixation du "prix" des immigrants à l'époque du monopole est peu transparent. On ne saurait évidemment s'étonner que les Madériens soient les moins coûteux de tous, et qu'inversement les Chinois reviennent beaucoup plus cher que tous les autres. De même peut-on comprendre que le capitaine Blanc fasse chèrement payer "ses" coolies, compte tenu de tous les risques à prendre et de toutes les difficultés à surmonter pour inaugurer un tel courant migratoire entre l'Inde et les Antilles24. Plus surprenant est déjà le coût total des Congos amenés par Régis ; bien sûr, il se fait rembourser les 150 ou 200 F payés aux courtiers négriers africains pour le "rachat" des captifs qu'il embarque par la suite25, mais, à côté, les 300 F exigés en rémunération de ses services paraissent tout de même très élevés. Quant à la CGM, il est clair qu'elle s'est beaucoup "sucrée" avec l'immigration. Comment expliquer, notamment, que, hors "rachat" des engagés, elle prenne, pour amener des Africains depuis les îles du Cap-Vert, à l'extrême occident du continent noir, une prime par adulte près de 15 % plus élevée que Régis depuis le Congo, alors que la traversée est normalement entre un tiers et moitié moins longue ? De même pour l'introduction des Chinois, pour lesquels elle obtient, tout compris, 859 F par adulte, quand la maison Arnaud & Touache, dans sa convention non suivie d'effet de 1856, avait signé pour 550 F26. Enfin, on admire qu'elle ait réussi à faire passer la prime par Indien adulte de 335 F en 1855 à 403 en 1858 (+ 13,5 %) puis à 415 quatre ans plus tard (+ 24 % par rapport à 1855), alors qu'au même moment un calcul de la direction des Colonies au ministère de la Marine estime à environ 300 F le "prix de revient" du coolie débarqué dans les colonies américaines et qu'il ne manque pas, en France, d'armateurs prêts à contracter pour 335 à 350 F par immigrant27. C'est évidemment là une conséquence de l'entregent des frères Péreire, fondateurs et actionnaires majoritaires de la CGM, et de leur capacité à accéder aux plus hauts niveaux du pouvoir politique jusqu'au milieu des années 1860, et l'on comprend, dans ces conditions que le biographe de la Transat ait pu écrire que le transport d'émigrants vers les Antilles était "l'un des (trafics les) plus rémunérateurs" auxquels se soit livré la CGM dans les années 1850, pouvant rapporter jusqu'à 50 % de la mise-hors pour les voyages les plus réussis28. Ceci dit, opacité ou pas, éléments constitutifs des coûts connus ou non, surprofits au bénéfice des introducteurs ou pas, il demeure que les chiffres dont il est fait état dans le tableau n° 42 constituent bien, en dernière instance, le prix de revient des immigrants pour l'administration et les planteurs de la Guadeloupe, et c'est donc ceux-là qu'il convient de retenir pour calculer maintenant le coût d'ensemble des introductions d'immigrants dans l'île jusqu'en 1865.

24. Supra, chap. V. 25. Sur ce point, voir, supra, chap. VI. 26. Texte dans Recueil immigration, p. 120-121 ; sur cette tentative avortée d'immigration chinoise, voir supra, chap. IV. 27. J. WEBER, Ets français, t. II, p. 972, note A, et 1006. 28. M. BARBANCE, Hist. Transat, p. 42.


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Tableau n° 43 ESTIMATION DU COUT TOTAL DE L'INTRODUCTION DES IMMIGRANTS EN GUADELOUPE DE 1854 A 1865 En provenance de l'Inde

Convois

Nbre total arr. (a)

Aurélie, n° 1 Le C. & Th/CGM, n° 2 à 7 CGM, nos 8 à 20 CGM, nos 21 à 28

314 2867 6249 3345

dont dont adultes nonou équiv. adultes (b)

(b)

274 2506 5462 2924

10 92 200 107

Coût unitaire Francs Adulte

Non-ad.

500 385 465 445

300 235 320 445

TOTAL INDE

TOTAL Francs 140.000 986.430 2.603.830 1.348.795 5.079.055

Sources et observations (a) Tableau n° 27. (b) Très peu d'états des arrivants font la distinction entre "adultes" (plus de 14 ans), "non-adultes" (10-14 ans) et "enfants" (9 ans et moins). Pour la plupart des convois, nous ne connaissons que le nombre total de passagers débarqués, sans distinction d'ages. Pour d'autres, adultes et non-adultes sont agrégés dans un chiffre unique d'équivalents-adulte. Dans certains cas encore, non-adultes et enfants sont comptabilisés ensemble. Dans un souci de simplicité et d'homogénéité, nous avons supposé que tous les convois d'Indiens arrivés en Guadeloupe ont la même composition par âges que celle que nous avons fait apparaître à propos des 4.893 immigrants originaires de ce pays immatriculés à Moule entre 1861 et 1885, soit 87,4 % d'adultes, 3,2 % de non-adultes et 9,4 % d'enfants ; voir supra, p. 514-515.

Autres provenances

Madère (a) Cap-Vert (b) Chine (c) Congo (d)

Nbre total arr.

dont adultes

188 71 428 6046

188 71 428 5278

dont nonadultes

768

Coût unitaire Francs Adulte Non-ad. 180 340 709 500

300

TOTAL Francs 33.840 24.140 303.452 2.869.400

TOTAL AUTRES

3.230.832

TOTAL GENERAL

8.309.887

Sources et observations (a) En l'absence de toute information sur leur âge, nous avons supposé que tous les Madériens étaient des adultes. (b) Tous les Cap-Verdiens arrivés par ce convoi sont des adultes. (c) Tous les Chinois arrivés par ce convoi sont des adultes. Le coût unitaire par immi-grant se limite à 709 F au lieu des 859 prévus par la convention avec la CGM, celle-ci ayant fina-lement renoncé à percevoir le "complément de prime" de 150 F initialement exigible directement des planteurs au moment du transfert des contrats d'engagement. (d) Supra, p. 285 pour la composition par âges (12,7 % de non-adultes, 87,3 % d'adultes).


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b) De 1866 à 1873. Pour cette période, nous avons la chance de disposer d'une source exceptionnellement fiable. Il s'agit d'un tableau, établi sur la base des comptes de l'immigration et communiqué au Conseil Général en séance plénière par la commission en charge de la question, qui présente de façon séparée et détaillée les dépenses de recrutement en Inde, le coût du transport et les "frais de débarquement" en Guadeloupe, pour 3.091 "adultes" arrivés dans l'île au cours des cinq campagnes 1868-69 à 1872-7329. Pour rendre nos résultats ici compatibles avec ceux des périodes précédente et suivante, nous ne retiendrons que les deux premières rubriques (recrutement + transport), qui forment le coût d'introduction stricto sensu. Il en résulte que celui-ci se monte, pour ces cinq années, à un total de 1.276.620 F, soit, pour 3.091 "adultes", un coût unitaire moyen de 413 F par immigrant. Malheureusement, ce tableau est incomplet. De 1868-69 à 1872-73, il est en effet arrivé en Guadeloupe un total de 4.174 Indiens30, soit 3.714 équivalents-adulte31 ; en outre 5.328 immigrants, équivalents à 4.827 adultes, ont été débarqués au cours des trois campagnes 1865-66 à 1867-68 pour lesquelles nous ne disposons d'aucune information. En tout 8.541 "adultes" sur l'ensemble de la période. En faisant maintenant l'hypothèse que le coût unitaire moyen pour chacun d'eux est le même que celui de 413 F calculé précédemment, le coût total d'introduction des Indiens entre 1865-66 et 1872-73 se monterait donc à 3.527.433 F.

c) De 1873-74 à 1888-89. Il est extrêmement difficile d'apprécier exactement le coût d'introduction des Indiens en Guadeloupe au cours de cette période, tant sont grandes les lacunes, l'imprécision et l'hétérogénéité des sources. Toutes provenances indiennes et toutes destinations antillaises confondues, nous possédons des dizaines de chiffres, mais leur utilisation est toujours délicate et souvent même impossible, faute de savoir comment ils ont été établis et ce qu'ils recouvrent précisément. Pour une même année, on peut ainsi disposer de deux chiffres contradictoires, comme en 187532 et 187833 ; dans d'autres cas, on n'a qu'une estimation globale, sans aucun détail sur son contenu ni sur les éléments entrant dans son calcul. Enfin, le vocabulaire utilisé est extrêmement fluctuant et imprécis ; il est tantôt question de "prix de revient" par Indien, 29. CG Gpe, SO 1873, p. 114 ; voir observation note 4 sous tableau n° 29, p. 586. 30. Tableau n° 28. 31. Selon hypothèse présentée note (b), sous tableau n° 43. 32. Le plus extraordinaire est qu'ils proviennent tous deux de la même source, le directeur de l'Intérieur. Dans son projet de budget, il prend le chiffre de 500 F par immigrant comme base d'estimation des dépenses d'introduction ; ANOM, Gua. 91/635, à sa date. Et devant le Conseil Général, il présente celui de 440 F ; CG Gpe, SO 1875, p. 530. 33. 446 à 469 F ; ibid, SO 1879, p. 9, discours d'ouverture du gouverneur.


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tantôt de "coût par immigrant", tantôt de "dépense moyenne" unitaire, sans que l'on puisse comprendre ce qui différencie entre elles ces diverses appellations, ni même, d'ailleurs, s'il existe vraiment une différence. La même confusion et les mêmes difficultés se retrouvent pour ce qui concerne les chiffres d'origine indienne. Ainsi, selon un rapport du protecteur des émigrants de Calcutta, le coût moyen de recrutement d'un adulte au début de la décennie 1880 varierait pratiquement du simple au double, de 46 à 89 Rs, d'après les données qui lui ont été communiquées par les différents agents d'émigration34. Il est clair que ceux-ci n'ont pas tous intégré les mêmes éléments pour effectuer leur calcul. Mais il y a plus surprenant encore : selon ce rapport, le coût moyen des recrutements effectués par l'agence de la Guyane britannique se monterait alors à 46 Rs par adulte ; mais d'après une autre source, dont les informations semblent pourtant provenir également de cette même agence, ce coût pour la même destination ne serait que de 26 et 31 Rs en 1882-83 et 1883-84 respectivement35. Comme, à notre connaissance, il ne se produit au début des années 1880 aucun événement susceptible d'expliquer une telle baisse, il faut donc en tirer la conclusion que, là encore, ces deux séries de chiffres ne reposent pas sur les mêmes bases et ne peuvent donc pas être comparées directement. Enfin, des différences importantes existent entre les estimations du "prix de revient" des coolies recrutés par Pondichéry et de ceux en provenance de Calcutta36. Sans doute, s'expliquent-elles en partie par le fait que les premiers ont été recrutés beaucoup moins loin dans l'arrière-pays que les seconds 37, et donc que les "frais d'approche" jusqu'au port d'embarquement sont moins élevés, mais il y a certainement aussi d'autres raisons ; malheureusement, en l'absence de toute information sur la composition et la structure interne de ces chiffres, il est impossible de savoir lesquelles, ni même d'apprécier le degré de fiabilité des estimations contemporaines. En tout cas, ces différences sont suffisamment importantes pour nous interdire 34. IOR, P 1862, p. 244, rapport au gouverneur du Bengale, 21 novembre 1881 : Guyana = 46 Rs ; Trinidad = 53 Rs ; Maurice = 89 Rs ; Jamaïque = 71 Rs ; Natal = 71 Rs ; Surinam = 60 Rs ; Colonies françaises = 56 Rs. Chiffres moyens calculés sur les deux campagnes d'émigration 1879-80 et 1880-81, et arrondis par nous à la roupie la plus proche. Nous ne savons pas quels éléments ils intègrent exactement ; il nous est simplement dit qu'ils représentent le coût du recrutement "up to embarkation", sans autre précision. 35. K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 63, citant (note 150, p. 555) divers rapports de l'agence d'émigration au Colonial Office. Ces chiffres incluent "both the sub-agents' salaries and the capitation fees (= ce qui est payé aux mestrys recruteurs), as well as registration fees, recruiters' licence fees, and the cost of the medical examination, but not the overhead expenses of the agency". 36. D'après un conseiller général anonyme (en fait très probablement Souques) opposé à la ratification du "traité Lamouroux", cette différence serait de 130 à 170 F par immigrant ; CG Gpe, SO 1873, p. 109. Dans la réalité, elle semble toutefois nettement moins importante. Ainsi le projet de budget pour 1874 prend comme base d'estimation 450 F pour les immigrants de Pondichéry et 563 F pour ceux de Calcutta ; dans les deux projets pour 1878 et 1879, 370 et 450 F respectivement ; ANOM, Gua. 91/635, à leurs dates. Nous verrons dans la suite de ces développements que la différence réelle pour les frais de recrutement semble se situer autour des 60 F au milieu de la décennie 1870. 37. Supra, chap. X.


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d'étendre le montant du coût unitaire d'introduction estimé pour l'un de ces deux ports aux immigrants en provenance de l'autre. Tout ce qui précède nous incite donc à la prudence dans l'utilisation des chiffres contemporains et à éliminer tous ceux, trop généraux ou mal étayés, dont nous ne connaissons pas la composition et le contenu. Essayons maintenant d'estimer plus précisément les différents éléments de ce coût en partant des documents de la pratique ; pour plus de sécurité, nous procéderons, selon les informations disponibles, année par année ou groupe d'années par groupe d'années, en faisant la distinction entre les frais de recrutement et ceux du transport.

1. Les frais de recrutement Ils résultent de l'agrégation de quatre types de dépenses engagées en Inde par les agents d'émigration jusqu'au moment de l'embarquement. En premier lieu, celles effectuées "up country" pour l'engagement des émigrants et leur conduite jusqu'au dépôt de l'agence à Pondichéry ou Calcutta38. Elles se décomposent ellesmêmes en deux groupes : 1) Rémunération des sous-agents pour leurs services ; 2) Remboursement à ceux-ci de leurs frais (prime aux mestrys recruteurs pour chaque émigrant recruté, nourriture des recrues pendant leur séjour au sous-dépôt, prix du billet de train jusqu'au port de départ). En second lieu, les frais d'attente et de préparation à l'embarquement engagés par l'agence d'émigration elle-même pendant le séjour des coolies au dépôt. Ils sont soit directs, comprenant la nourriture, les soins médicaux et les vêtements fournis pour le voyage, soit indirects, résultant de la prise en charge des risques de désertion et de décès avant le départ, puisque les colonies pour lesquelles les recrutements sont effectués ne paient les primes et autres remboursements dus à l'agence que pour les émigrants effectivement embarqués. Viennent en troisième lieu tout un ensemble de dépenses que nous qualifierons de "périphériques", parce qu'elles ne procèdent pas immédiatement du recrutement stricto sensu mais sont néanmoins indispensables pour que celui-ci puisse s'effectuer dans de bonnes conditions. Elles consistent soit en frais fixes que l'agence doit supporter en tout état de cause, qu'elle recrute ou pas, comme le coût de la location et de l'entretien du dépôt ; soit en frais non proportionnels, parce qu'indépendants du nombre d'émigrants séjournant au dépôt : surveil-

38. Sur toutes ces opérations, voir supra, chap. X.


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lance des recrues, droit de licence des agents recruteurs et autres taxes frappant l'émigration, etc. Enfin, la rémunération de l'agent d'émigration. C'est un point sur lequel les réglementations anglaise et française divergent complètement. Selon l'article 12 de l'Act XIII, 1864, cette rémunération "shall not depend upon, or be regulated by the number of emigrants sent … but shall be in the nature of a fixed salary" ; l'administration anglo-indienne estime en effet que rémunérer les agents d'émigration "by head money" risquerait de les conduire à vouloir "faire du chiffre" à tout prix, et pour cela à couvrir tous les excès de leurs agents recruteurs39. Inversement, du côté français, on estime que les principes généraux du droit administratif s'opposent à ce que l'Etat verse un salaire à une personne qui, bien que remplissant une mission du service public, n'est pas fonctionnaire du gouvernement ; par conséquent, les agents d'émigration ne peuvent être rémunérés qu'à la commission40. Malgré les réticences britanniques, ce dernier mode de rémunération s'impose immédiatement dans les comptoirs français. Il est, par contre, plus surprenant de constater qu'il est également retenu par le "traité" de 1875 entre Lamouroux et l'administration de la Guadeloupe41, alors que, selon les termes mêmes de l'article 3 de la convention de 1861, c'est la réglementation anglaise qui devrait normalement s'appliquer aux opérations conduites par l'agence française de Calcutta ; le gouvernement du Bengale émet bien quelques réserves42, mais il n'insiste pas et les choses demeurent finalement en l'état. Compte tenu de tout ce qui précède, les frais de recrutement sont donc, ou devraient normalement être, éminemment variables. Leur montant dépend en effet de quatre facteurs. Le premier réside dans la distance jusqu'au port d'embarquement, "the railway fare being the principal item of difference". Ainsi au début des années 1880, l'agence de Trinidad à Calcutta, la seule pour laquelle nous sommes à peu près renseignés, donne 18 Rs pour un homme et 26 pour une femme à ses sous-agents de Dinapur et Bankipur, dans la banlieue de Patna, 19 et 28 respectivement à celui de Baksar, une centaine de km plus à l'Ouest en allant vers Bénarès43, et 26 et 36 à celui d' Allahabad44, encore 100 km plus loin en remontant la vallée du Gange (Voir carte n° 9).

39. ANOM, Inde 466/602, liasse "Corresp. gle", Denison, gouverneur de Madras, à d'Ubraye, 8 décembre 1862. 40. Ibid, réponse de d'Ubraye à Denison, 19 décembre 1862. 41. GO Gpe, 31 août 1875. 42. ANOM, Inde 117/1008, Charriol à gouverneur Gpe, 17 novembre 1876. 43. Rapport Grierson, 1ère partie, p. 11. 44. Rapport Pitcher, p. 230.


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En second lieu, le sexe des recrues. En raison de l'obligation dans laquelle se trouvent les agences de recruter une certaine proportion minimum de femmes et de l'extrême difficulté qu'elles ont à remplir cette obligation45, celles-ci "coûtent" environ 40 % plus "cher" que les hommes ; ce surcoût apparaît clairement à travers les chiffres qui précédent et se retrouve pour toutes les destinations pendant toute l'histoire de l'émigration indienne46. La conjoncture alimentaire constitue un troisième facteur de variation du "prix" des émigrants. Lorsque la situation est mauvaise à cet égard, les recrutements sont plus faciles et donc moins coûteux, et inversement, si elle est excellente, les sous-agents seront plus "gourmands", surtout quand il s'agit de compléter les convois expédiés par des agences avec lesquelles ils ne travaillent pas habituellement47. Enfin, le nombre d'émigrants expédiés pendant la campagne influe indirectement sur le montant unitaire des frais "périphériques" supportés par l'agence d'émigration, qui, nous l'avons vu, sont fixes ou non-proportionnels. Plus ce nombre est élevé, plus la charge par recrue est faible, et inversement. Il semble qu'à Pondichéry, les frais de recrutement des émigrants varient effectivement en fonction des différents éléments qui précèdent, comme le montre le tableau du coût des introductions en Guadeloupe entre 1868-69 et 1872-73, présenté à l'issue de cette dernière campagne au Conseil Général

48

; quoique se situant à l'intérieur d'une fourchette très resser-

rée, les "dépenses dans l'Inde" sont pratiquement toutes différentes d'une année sur l'autre49, avec une moyenne de 103 F par immigrant sur l'ensemble de ces cinq années. Pour sa part, la direction de l'Intérieur prend comme base d'estimation la somme de 120 F pour l'établissement de ses projets de budget à la fin de la décennie 187050. Ces deux séries de chiffres ne sont pas contradictoires, quoique malheureusement très incomplètes. Mais en l'absence de toute indication pour les autres années, nous proposons de retenir le montant médian de 110 F par "adulte" comme représentatif des frais unitaires de recrutement pour tous les Indiens originaires de Pondichéry/Karikal pendant toute la période 1874-1889 qui nous concerne ici. S'agissant maintenant des immigrants arrivés de Calcutta, ces frais devraient normalement aussi varier d'une année sur l'autre, mais la convention conclue en 1875 entre Lamou45. A ce sujet, voir supra, chap. X. 46. K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 64 ; P. EMMER, Great escape, p. 249. 47. ANOM, Géné. 117/1008, Charriol à M. Col., 19 janvier 1877 : à la différence des présidences de Bombay et de Madras, très durement frappées par la famine, "dans le Bengale, les récoltes ont été fort belles. Le recrutement de ce côté n'en a donc été que plus difficile". Pour pouvoir expédier en Guadeloupe le nombre d'émigrants prévu par la convention de 1875, il a dû payer pour chaque recrue un "prix" très supérieur à celui payé "ordinairement". 48. CG Gpe, SO 1873, p. 114. 49. 107 F par immigrant en 1869, 101 en 1870 et 1871, 103 en 1872, 102 en 1873. 50. ANOM, Gua. 91/635, projets de budget de 1878 et 1879.


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roux et l'administration de la Guadeloupe prévoit au contraire un système essentiellement fixe51. Il y est en effet stipulé que, pour chaque "adulte" embarqué, l'agent d'émigration recevra tout d'abord une prime de 10 Rs en rémunération de ses services, "sans qu'il puisse prétendre à aucun bénéfice en dehors de cette allocation" ; c'est à la demande expresse de Lamouroux que cette prime est nettement séparée du remboursement des frais au lieu d'être englobée avec eux dans une somme unique, afin d'éviter tout risque de contestation à ce sujet lors de l'exécution ultérieure de la convention52. Pour ce qui est, d'autre part, du remboursement "des frais et débours, en ce qui concerne le recrutement, la nourriture … (et) les vêtements au dépôt", il interviendra sur le pied, ici aussi fixe, de 55 Rs par émigrant. Nous n'avons malheureusement aucun moyen de savoir dans quelle mesure cette somme représente fidèlement le montant des frais de recrutement engagés par Lamouroux, au moins dans les années normales, et la comparaison avec les chiffres annoncés par les autres agences d'émigration de Calcutta au début des années 188053 n'apporte rien de décisif à cet égard. Notons toutefois que, lors de la première période d'activité de l'agence française dans ce port, entre 1860 et 1862, les frais de recrutement avaient alors été estimés à 31 Rs par coolie par un bon connaisseur de l'émigration indienne au Bengale54 ; même en supposant une augmentation générale des coûts entre le début de la décennie 1860 et 1875, tous ces chiffres semblent clairement montrer que Lamouroux s'est confortablement "arrangé" dans ses calculs pour faire chèrement surpayer ses services55. Outre les deux sommes précitées de 10 et 55 Rs, "la Colonie prend (également) à sa charge les frais de location, d'entretien et de surveillance du dépôt …, les droits de licence et les taxes de l'administration anglaise relatives à l'émigration, ainsi que les honoraires du médecin européen et du médecin natif chargés du service médical au dépôt". Par leur nature même, le montant par émigrant de ces frais ne peut évidemment être connu qu'ex post, une fois connu le nombre de coolies expédiés pendant la campagne. Il devrait donc normalement y avoir là un élément de variabilité, quoique de faible ampleur, du coût unitaire du recrutement ; mais en pratique, ici aussi, c'est encore une charge fixe qui est imputée. En effet, et bien que la convention ne porte à cet égard aucun chiffre d'ensemble, le "prix" total facturé au final par l'agence de Calcutta à l'administration de la Guadeloupe se monte systématiquement et invariablement à 70 Rs (= 148 F) jusqu'à la fin de la campagne 1882-83, ainsi que cela apparaît dans les états ministériels de paiement par l'intermédiaire du Comptoir d'Escompte, conservés dans les dossiers des convois partis du Bengale56, ainsi qu'à travers la correspondance entre

51. Art. 11 à 13 ; texte dans GO Gpe, 31 août 1875. 52. ANOM, Géné. 117/1008, Lamouroux à M. Col., 8 novembre 1872 et 12 août 1873. 53. Supra, p. 730 54. Hodoul, un négociant français établi à Calcutta et qui a déjà fait du recrutement d'émigrants pour Maurice ; tableau reproduit par S. GOVINDIN, Engagés indiens, p. 89. 55. Comme le lui reprochait déjà Hodoul dès 1862 ; ibid, id°. 56. ANOM, Géné. 136/1174, et Gua. 25/238, passim.


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Charriol et le ministère au sujet de l'avance de trésorerie accordée à l'agence57. C'est évidemment ce chiffre unique que nous retiendrons dans notre estimation du coût total d'introduction des Indiens de Calcutta pendant cette période. Normalement, il aurait même dû aller jusqu'à la fin de l'immigration en provenance du Bengale. En effet, la convention de 1875 prévoit que l'administration de la Guadeloupe bénéficiera d'un effet "de cliquet" ; ce chiffre de 55 Rs stipulé en faveur de l'agence pour la rembourser de ses "frais et débours" constitue un plafond qui ne pourra pas être dépassé, alors qu'inversement "la colonie devra bénéficier de toute diminution des frais … que M. Lamouroux pourra obtenir dans le cours des opérations". Or, non seulement cette clause n'a, comme il était prévisible, jamais joué, mais, pire même, en 1883 Charriol exige que la prime totale par émigrant à lui payée par l'administration de la Guadeloupe soit portée de 70 à 75 Rs (= 156 F), au motif que, en raison des abondantes récoltes dans le Nord de l'Inde et donc du bon marché de la nourriture, il devient très difficile de trouver des candidats au départ ; bien que défavorable à cette augmentation, le Conseil Général doit bien se résoudre à l'accepter finalement, coincé qu'il est par l'approbation déjà donné par le ministère sans même le consulter58. Les dossiers des convois montrent que cette somme est payée par la suite à l'agence de Calcutta jusqu'à la fin de l'immigration en provenance du Bengale, en 1888-89.

2.

Le coût du transport

C'est un point sur lequel nous sommes relativement bien renseignés à travers les données qui nous ont permis d'établir antérieurement le tableau n° 2959. Bien que les taux du fret pour l'émigration soient légèrement plus bas à Calcutta qu'à Pondichéry60, nous affecterons aux deux ports les chiffres dégagés dans ce tableau, faute, malheureusement, de suffisamment de données séparées pour chacun d'eux. Rappelons en outre que le prix du transport des immigrants n'est dû à l'armateur que pour ceux débarqués vivants, même s'ils ne sont pas toujours "entiers", dans la colonie destinataire. * ** En fonction de tout ce qui précède, nous pouvons donc estimer le coût total d'introduction des immigrants entre 1873-74 et 1888-89 à 8.129.667 F, ainsi qu'il apparaît dans le tableau suivant.

57. ANOM, Géné. 117/1008, passim ; sur ce problème, voir infra, p. 747-750. 58. Sur toute cette affaire, CG Gpe, SO 1883, p. 193-197. 59. Supra, p. 586 60. Supra, note 116 du chap. XI.


Tableau n° 44 – ESTIMATION DU COUT TOTAL DE L'INTRODUCTION DES INDIENS EN GUADELOUPE DE 1874 A 1889

De Pondy - Kl Nbre Coût "adultes" total embarq. (2) = (1)x110 F (a) (1) 1873-74 1874-75 1875-76 1876-77 1877-78 1878-79 1879-80 1880-81 1881-82 1882-83 1883-84 1884-85 1888-89

407

44.770

437 375

48.070 41.250

502 850 (b) 450 809 994 343

55.220 93.500 49.500 88.990 109.340 37.730

RECRUTEMENT De Calcutta Nbre Coût Coût "adultes" unitaire total embarq. (4) (5) = (3)x(4) (a) (3) 1.218 1.090 1.229 333 2.164 1.953 1.533 1.321 904 916 890 461 218

148 148 148 148 148 148 148 148 148 148 156 156 156

180.254 161.320 181.892 49.284 320.272 289.044 226.884 195.508 133.792 135.568 138.840 71.916 34.008

TRANSPORT TOTAL RECRUTEMENT (6) = (2)+(5)

225.034 161.320 181.892 97.354 361.522 289.044 282.104 289.008 183.292 224.558 248.180 71.916 71.738

Nbre "adultes" débarq. (c) (7)

Coût unitaire

TOTAL TRANSPORT

(d) (8)

(9) = (7)x(8)

1.555 1.066 1.176 701 2.364 1.896 1.969 1.992 1.297 1.594 1.750 410

394 341 300 300 265 272 276 297 290 299 281 281 (e)

612.670 363.506 352.800 210.300 626.460 515.712 543.444 591.624 376.130 476.606 491.750 115.210 166.493 (f)

TOTAL GENERAL

837.704 524.826 534.692 307.654 987.982 804.756 825.548 880.632 559.422 701.164 739.930 187.126 238.231 8.129.667

En Francs Sources et observations (a) Calculé d'après tableau n° 27. Nous ne connaissons malheureusement pas le nombre d'équivalents-adultes embarqués sur tous les 44 convois ayant quitté l'Inde pendant la période référencée ici, mais sur 25 d'entre eux seulement. Ils ont emporté 12.104 passagers représentant 10.915 équivalents-adulte, soit 90,2 %. Nous appliquons ce ratio à tous les convois dont nous ne connaissons pas le nombre d' "adultes". (b) Cas particulier du Elliott (n° 73 du tableau 27). Nous ne connaissons pas le nombre de passagers embarqués, mais seulement celui des débarqués en Guadeloupe. Nous avons supposé que la mortalité en cours de route avait été du même niveau que celle ayant frappé tous les convois partis comme lui de Pondichéry entre 1863 et 1884, soit 2,49 % ; donc, pour 557 passagers arrivés, 571 embarqués. (c) Calculé d'après tableau n° 28 et note (b) sous tableau n° 43. (d) Tableau n° 29. (e) En l'absence de toute information sur le prix du fret en 1884-85, nous avons supposé qu'il était au même niveau que celui de l'année précédente. (f) AOM, Gua. 15/160, dossier du convoi, in fine, ensemble de pièces sur la facturation du voyage, février 1889 à février 1890.


737

En définitive, si l'on admet toutes les estimations qui précèdent, le total des frais d'introduction des immigrants de toutes provenances se monterait donc, sur l'ensemble de la période d'immigration, à une somme globale de 19.966.987 F : 5.079.005 pour les Indiens et 3.280.832 pour les immigrants d'autres provenances de 1854 à 1865 ; 3.527.433 de 1866 à 1873 ; et 8.129.667 de 1874 à 1899. Mais là ne se limite évidemment pas le coût total de l'immigration. Aux dépenses de recrutement et de transport viennent en effet s'ajouter toutes celles engagées en Guadeloupe même pour faire fonctionner l'institution ; nous allons les appréhender maintenant en examinant le budget de l'immigration, ses composantes et son évolution.

2.2. L'approche budgétaire a) Mesure des dépenses publiques en faveur de l'immigration Compte tenu du fait que, à quelques exceptions peu importantes près, la quasi-totalité des dépenses engagées en Guadeloupe pour y faire venir des travailleurs étrangers sont comptabilisées dans un budget particulier, reprendre les chiffres portés dans celui-ci constitue un moyen commode et sûr pour estimer globalement le coût de l'immigration. Tel est l'objet du tableau n° 45. Il repose sur les comptes définitifs de l'immigration, tels qu'ils sont publiés chaque année par la direction de l'Intérieur et approuvés par le Conseil Général. Cette méthode présente un double intérêt : elle est fiable comptablement, puisque ces comptes font l'objet d'une double vérification, à la fois administrative et politique ; et elle reflète bien la réalité économique du phénomène, dans la mesure où les chiffres en question font état, non pas de prévisions, mais de dépenses (et de recettes) effectives. Sur l'ensemble de la seconde moitié du XIXe siècle, et jusqu'à la veille de la guerre, le total des dépenses publiques engagées en Guadeloupe en faveur de l'immigration se monte donc à 32.945.251 F, dont 28.951.526 jusqu'en 1885, pendant tout le temps où l'introduction de travailleurs étrangers est subventionné par les finances coloniales. Sur ce dernier chiffre, 64,8 % = 18.760.588 F ont financé le recrutement et le transport des immigrants61, somme à laquelle il faut encore ajouter les dépenses destinées à ces deux mêmes objets et supportés directement par les engagistes, hors budget de l'immigration, soit 1.864.133 F62. Au total, les dépenses pour l'introduction stricto sensu calculées par l'approche budgétaire se montent donc à 20.624.721 F, un montant finalement très proche de celui dégagé précédemment, sur de toutes autres bases, en passant par les coûts unitaires (19.966.987 F).

61. Justification de ce pourcentage, tableau n° 46, p 743-744. 62. Dont 1.625.902 F en vertu de diverses conventions d'introduction conclues jusqu'en 1865, pour la portion de la prime immédiatement exigible par les introducteurs et le remboursement des avances faites par ceux-ci aux immigrants avant l'embarquement (Voir tableau n° 42). Et 238.231 F pour le convoi du Nantes-Bordeaux, pour lequel aucune subvention publique n'a été accordée (Tableau n° 44).


738

Tableau n° 45 EVOLUTION DES DEPENSES PUBLIQUES POUR L'IMMIGRATION DE 1855 A 1913 Année 1855 1856 1857 1858 1859 1860 1861 1862 1863 1864 1865 1866 1867 1868 1869 1870 1871 1872 1873 1874 1875 1876 1877 1878 1879 1880 1881 1882 1883 1884

Montant en F

Source et obs.

Année

Montant en F

Source et obs.

a b c DI c CG CG CG CG d CG CG CG CG DI DI DI DI DI DI DI DI DI CG CG CG DI DI DI DI

1885 1886 1887 1888 1889 1890 1891 1892 1893 1894 1895 1896 1897 1898 1899 1900 1901 1902 1903 1904 1905 1906 1907 1908 1909 1910 1911 1912 1913

565.000 425.000 207.000 322.000 360.000 395.057 182.434 162.991 313.877 297.943 188.000 131.145 80.088 84.000 78.208 76.279 75.307 77.000 64.000 61.653 64.482 55.608 49.263 47.939 40.556 41.074 36.767 39.636 36.418

e f f f f SL SL SL SL SL f SL SL f SL SL SL f f SL SL SL SL SL SL SL SL SL SL

400.000 403.007 399.000 1.170.754 1.558.000 1.338.224 1.053.894 612.708 711.003 648.000 358.747 866.950 1.992.189 1.300.757 805.598 668.972 592.889 654.016 615.335 1.072.174 730.426 916.827 799.649 1.565.750 1.193.866 1.308.669 1.273.483 901.488 1.181.196 1.292.955

Sources générales DI : Comptes définitifs de l'immigration, publiés l'année qui suit par la direction de l'Intérieur. C'est la source la plus précise et la plus complète, puisqu'elle donne le détail des recettes et des dépenses de chaque exercice, ainsi que le montant du reliquat reporté de l'année précédente. SL : Comptes définitifs du "Service local" (dans lequel sont incluses les dépenses de l'immigration), publiés l'année qui suit par la direction de l'Intérieur. Ils donnent le détail des dépenses de chaque exercice. CG :Années pour lesquelles les comptes détaillés ne nous sont pas parvenus. Les chiffres reproduits ici sont ceux des comptes de l'immigration, approuvés par le Conseil Général lors de sa session ordinaire de l'année suivante ; il s'agit de chiffres globaux des recettes et des dépenses, sans aucun détail sur leur structure interne Sources particulières à certaines années Les chiffres soulignés résultent d'approximation dont la nature est précisée ci-après. Ils sont arrondis aux 1.000 F les plus proches.


739 a. Année 1855 : aucune possibilité de connaître ou d'estimer le montant concerné. Nous faisons l'hypothèse qu'il est du même ordre de grandeur que ceux des deux années suivantes. b. Année 1856 : ce montant résulte de la somme de 272.278 dans le compte DI de l'immigration + 139.729 dans le compte définitif SL du budget colonial. Années correspondant aux notes c à f : les comptes définitifs de l'immigration ne nous sont pas parvenus, mais nous connaissons le montant des dépenses portées dans le budget prévisionnel. Pour pouvoir utiliser ces chiffres, et présenter ainsi une série complète, nous leur appliquons le taux moyen de réalisation des prévisions budgétaires, tel que nous pouvons le calculer pour les années les plus proches. c. Années 1857 et 1859 : taux moyen de réalisation calculé sur les trois années 1856, 1858 et 1860 = 72 % d. Année 1864 : taux calculé sur les quatre années 1860 à 1863 = 54 %. Impossible par contre d'utiliser celui de 1865 (= 27 %), complètement faussé par le très fort ralentissement de l'activité économique et du fonctionnement de l'administration résultant de l'épidémie de choléra. e. Année 1885 : taux moyen de réalisation calculé sur les quatre années 1881 à 1884 = 81 %. f. Années 1886 à 1889, 1895, 1898, 1902 et 1903 : taux calculé sur toutes les années où cela est possible entre 1890 et 1901 ; moyenne = 93 %.

Evidemment, toutes les hypothèses, suppositions et extrapolations que nous avons dû faire pour suppléer aux lacunes des sources avant de parvenir à ces différents montants, entachent nos résultats d'une certaine marge d'incertitude et réduisent d'autant leur fiabilité. Au moins peut-on arriver malgré tout à ce que Fernand Braudel appelait une "pesée globale" ; retenons en définitive le chiffre de 20 millions de F environ de dépenses publiques et privées pour l'introduction des immigrants et celui de 31 millions pour l'ensemble des dépenses de toutes natures occasionnées par l'immigration entre 1855 et 1885 63. La question qui se pose alors est de savoir comment situer exactement ces sommes dans l'ensemble de l'économie locale et quel est leur poids réel par rapport à celle-ci. L'idéal serait évidemment de pouvoir les comparer à divers grands agrégats significatifs de l'activité. Malheureusement, il est difficile de trouver des éléments fiables de comparaison susceptibles d'être retenus pour la période considérée ; nous ne disposons, semble-t-il, que de deux possibilités à cet égard. On peut tout d'abord rapporter les dépenses publiques de l'immigration à l'ensemble des dépenses de même origine et de toutes natures (y compris, naturellement, celles pour l'immigration elle-même) engagées en Guadeloupe à cette époque. Le montant en est obtenu en ajoutant les deux éléments suivants, ramenés en moyennes annuelles dans un souci d'homogénéité : 1) Le total des dépenses ordinaires et extraordinaires effectives du budget colonial général, telles qu'elles apparaissent dans les comptes définitifs du service local, et déduction faite, naturellement, de la subvention de celui-ci au budget particulier de l'immigration, qui, sinon, 63. Soit 28,9 MF d'origine publique + 1,8 M de dépenses privées non subventionnées.


740

ferait double emploi. Calculé sur les 24 années pour lesquelles l'information est disponible, la moyenne se situe à 3.639.627 F par an. 2) Les dépenses publiques effectives pour l'immigration, telles que nous les avons estimées précédemment, soit 933.920 F par an. TOTAL annuel moyen de l'ensemble des dépenses publiques en Guadeloupe de 1855 à 1885 = 4.573.547 F, sur lequel les dépenses pour l'immigration entrent donc pour 20,4 %. Cette proportion est tellement élevée qu'elle ne mérite pas de bien grands commentaires ; elle confirme simplement une constatation faite d'abondance à travers de multiples autres sources, notamment les débats du Conseil Général : entre l'abolition de l'esclavage et le déclenchement de la grande crise sucrière mondiale, en 1884, l'immigration constitue bien la première de toutes les priorités dans la politique économique mise alors en œuvre par les décideurs en Guadeloupe. Essayons, en second lieu, d'apprécier le coût de l'immigration au regard de l'activité sucrière, vers laquelle sont dirigés presque tous les nouveaux arrivants. Ici, il faut évidemment partir des 31 millions de F de dépenses totales (publiques + privées) engagées entre 1855 et 1885, soit un million par an. Ce chiffre représente 4,9 % de la valeur des exportations de sucre de la Guadeloupe pendant la période en question64, une proportion qui peut sembler relativement peu importante, mais dont nous verrons ultérieurement qu'elle correspond presque exactement au surcoût engendré pour les usines par le recours à l'immigration au lieu d'employer des Créoles, surcoût qui, à la longue, finit par entraîner des effets dévastateurs sur leur situation financière et leur capacité de financement65. Et ceci nous conduit au dernier grand agrégat auquel on peut comparer le coût de l'immigration en vue de mesurer son poids sur l'ensemble de l'économie guadeloupéenne dans la seconde moitié du XIXe siècle : l'endettement de celle-ci. On observer en effet que les 31 MF dépensés alors pour l'introduction, la gestion et le rapatriement de travailleurs étrangers dans l'île sont très proches (à plus de 90 %) du total des dettes contractées, d'une part par le secteur des plantations, principalement sucrières, grandes bénéficiaires de cette main-d'œuvre, auprès du Crédit Colonial/CFC entre 1861 et 1888 (26,3 MF), puis d'autre part par la Colonie à l'extrême fin du siècle, pour pouvoir faire face à la grande crise sucrières mondiale (6,7 MF)66. Ce n'est pas vouloir établir à tout prix une corrélation artificielle que de rapprocher ces deux séries de chiffres ; d'un point de vue macro-économique, l'engagement financier massif des

64. Sur l'ensemble des années 1855 à 1885, elles se montent à une moyenne de 20,4 MF par an ; Statistiques Coloniales, années citées. 65. Sur ce point, et sur les conclusions que l'on peut en tirer, voir infra, chap. XX. 66. Ibid, id°.


741

planteurs et des pouvoirs publics dans l'immigration entre 1855 et 1885 est directement à l'origine de leurs énormes difficultés financières par la suite.

b) Evolution Reprenons le tableau n° 45. L'évolution qu'il permet de retracer passe par cinq phases, elles-mêmes étroitement dépendantes du rythme des arrivées d'immigrants et accessoirement du fonctionnement du service de l'Immigration. 1. De 1855 à 1857, les dépenses sont encore peu importantes, autour des 400.000 F par an. C'est l'époque du démarrage de l'immigration. Le service administratif ad hoc se met lentement en place, ses fonctionnaires sont peu payés67, et il n'arrive qu'un relativement petit nombre d'immigrants, à peine 3.252 sur l'ensemble des trois années68. Il n'est donc pas besoin, pour le moment, d'engager beaucoup de frais. 2. Entre 1858 et 1861, les dépenses de l'immigration bondissent, dépassant chaque année le million de F ; en moyenne annuelle, elles sont multipliées par plus de trois par rapport à la période précédente. C'est évidemment la conséquence de la très forte accélération des introductions : 6.046 Congos, 429 Chinois et 5.813 Indiens ; moyenne annuelle = 3.072, contre 1.084 dans la période précédente. 3. La suite et fin de la décennie 1860 est globalement, comparée aux quatre années précédentes, une période de "basses eaux". L'immigration africaine a pris fin, les recrutements en Inde, désormais la seule source de main-d'oeuvre étrangère pour les planteurs antillais, sont très fortement entravés par l'obstruction des autorités coloniales britanniques jusqu'en 1864, puis l'épidémie de choléra de 1865-66 interrompt pratiquement les arrivées et paralyse à peu près totalement le fonctionnement de l'administration ; il n'est donc pas surprenant que, pendant cette période, le rythme des introductions se ralentisse très fortement69 et, avec lui, celui des dépenses70. Le bond brutal des arrivées et des dépenses de 1866 à 186971 n'est qu'un effet de rattrapage des conséquences de l'épidémie, faisant suite à la décision ministérielle d'orien-

67. Infra, p. 752-753 68. Six convois complets en provenance de l'Inde, plus les débris récupérés du Sigisbert Cézard, en tout 3.181 Indiens. Et 71 Cap-Verdiens. 69. 4.107 immigrants, tous Indiens, entre 1862 et mi-1866 ; convois nos 20 à 29 du tableau n° 27. Soit 912 par an contre 3.072 dans la période précédente. 70. Moyenne annuelle = 582.614 F de 1862 à 1865, contre 1.280.218 dans la période précédente. 71. Moyenne annuelle des arrivées = 2.128 Indiens sur les trois campagnes 1866-67 à 1868-69, dont 4.098 en 1866-67 ; des dépenses = 1.241.373 F de 1866 à 1869, dont 1.992.189 en 1867, le record pour toute l'histoire de l'immigration.


742

ter prioritairement les convois d'Indiens vers la Guadeloupe. En 1870, survient la rechute à des niveaux presque aussi bas que ceux du début de la décennie précédente72. 4. De 1871 à 1884, on assiste à une progression régulière des dépenses de l'immigration, qui passent, en moyenne annuelle, de 620.746 à 1.191.558 F entre le début des années 1870 et celui de la décennie suivante73. Cette augmentation est principalement la conséquence de celle du nombre des convois et des immigrants arrivant en Guadeloupe : 789 par an sur les trois campagnes 1870-71 à 1872-73, 1.263 de 1873-74 à 1876-77, 2.309 entre 1877-78 et 1880-81, et 1.738 de 1881-82 à 1883-84. Mais elle résulte également, pour une petite part, de l'accroissement des dépenses locales, en particulier celles du personnel du service de l'Immigration, qui est à la fois plus nombreux et mieux payé74. 5. Le fort repli de 188575, conséquence du déclenchement de la grande crise sucrière mondiale, inaugure la dernière phase de l'évolution des dépenses publiques consacrées à l'immigration, caractérisée par une baisse pratiquement continue jusqu'en 1913. L'introduction subventionnée d'immigrants cesse à partir de 188676, le nombre d'Indiens diminue77, l'administration s'occupe de moins en moins d'eux et le service de l'Immigration est progressivement "dégraissé" de ses fonctionnaires en surnombre. Quand elles disparaissent définitivement, en 1913, les dépenses spécifiquement en faveur de l'immigration ne représentent plus que 0,8 % du total du budget de la Guadeloupe.

2.3. Structure des dépenses Nous la connaissons pour toutes les années où les comptes définitifs détaillés de l'immigration, publiés par la direction de l'Intérieur, nous sont parvenus. Elle apparaît dans le tableau n° 46. Ce tableau confirme ce qui était déjà apparu en filigrane tout au long des développements qui précédent : les dépenses de l'immigration se répartissent en deux grandes catégories, celles engagées en Inde et celles effectuées localement.

72. Seulement 668.972 F de dépenses publiques et un seul convoi avec 421 immigrants pendant la campagne 1869-70. 73. Moyennes calculées respectivement sur 1871 à 1873 et 1880 à 1884. 74. Infra, p. 752-753. 75. Les dépenses publiques tombent à 565.000 F contre 1.293.000 l'année précédente ; et il n'arrive qu'un seul convoi avec 491 immigrants. 76. Le convoi du Nantes-Bordeaux en 1888-89 est financé intégralement par les usiniers bénéficiaires de cette main d'œuvre. 77. Le nombre total d'Indiens recensés en Guadeloupe passe d'un maximum de 21.805 en 1883 à 13.780 la dernière année pour laquelle ce chiffre est disponible.


Tableau n° 46 – STRUCTURE DES DEPENSES DE L'IMMIGRATION EN GUADELOUPE DE 1858 A 1913

1. Dépenses effectives, en F Année

1858 1869 1870 1871 1872 1873 1874 1875 1876 1877 1881 1882 1883 1884 Moyenne 1890-94 1896-01 1904-13

Dépenses en Inde (1)

Personnel

Matériel

(2)

Dépenses médicales (3)

Rapatriements

Autres

(4)

Primes de rengagement (5)

(6)

(7)

1.117.763 426.619 291.513 262.446 361.131 364.515 752.436 442.155 594.051 563.172 911.600 548.678 723.831 849.196

35.341 43.941 39.008 36.595 37.901 39.882 41.245 38.843 42.555 52.962 76.487 90.540 89.176 88.902

4.612 29.853 9.463 7.580 13.543 13.818 29.026 28.122 24.571 25.556 50.910 53.843 59.998 87.043

7.097 20.449 20.644 62.537 14.431 12.026 9.877 20.898 21.765 34.492 45.081 16.642 24.636 55.413

0 199.362 213.956 145.557 167.935 142.223 208.027 135.828 203.701 101.308 166.677 112.150 70.808 128.244

638 513 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 147.312 11.611

5.303 84.861 94.388 75.174 59.075 42.871 31.563 64.580 30.184 22.159 22.728 79.595 65.435 72.546

1.170.754 805.598 668.972 592.889 654.016 615.335 1.072.174 730.426 916.827 799.649 1.273.483 901.448 1.181.196 1.292.955

2.200 1.510 0

64.735 39.694 10.195

65.846 36.104

n.d. n.d.

78.870 3.000 0

43.353 2.436 0

15.438 5.461 0

270.442 88.205 47.339

36.076 (a)

TOTAL

(a) Toutes dépenses du dépôt des immigrants (personnel, matériel, nourriture, médicaments et soins, inhumations).


2. Répartition, en % Année

Dépenses en Inde (1)

Personnel (2)

Dépenses médicales (3)

Matériel (4)

Primes de rengagement (5)

Rapatriements

Autres TOTAL

(6)

(7)

1858 1869 1870 1871 1872 1873 1874 1875 1876 1877 1881 1882 1883 1884

95,5 53,0 43,6 44,3 55,2 59,2 70,2 60,5 64,8 70,4 71,6 60,9 61,3 65,7

3,0 5,4 5,8 6,7 5,8 6,5 3,8 5,3 4,6 6,6 6,1 10,0 7,5 6,9

0,4 3,7 1,4 1,3 2,1 2,2 2,7 3,8 2,7 3,2 4,0 6,0 5,1 6,7

0,6 2,5 3,1 10,5 2,2 1,9 0,9 2,9 2,4 4,3 3,5 1,8 2,1 4,3

0,0 24,7 32,0 24,5 25,7 23,1 19,4 18,6 22,2 12,7 13,1 12,4 6,0 9,9

0,1 0,1 0,0 0,0 0,0 0,0 0,0 0,0 0,0 0,0 0,0 0,0 12,5 0,9

0,4 10,6 14,1 12,7 9,0 7,1 3,0 8,9 3,3 2,8 1,7 8,9 5,5 5,6

100 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100

Moyenne 1858-84 1890-94 1896-01 1904-13

64,8 0,8 1,7 0,0

6,0 23,9 45,0 21,5

3,4 24,3 40,9

2,9 -

15,7 29,2 3,4 0,0

1,3 16,0 2,8 0,0

5,9 5,8 6,2 2,2

100 100 100 100

Source : Budgets de l'immigration, comptes définitifs.

76,3


745

a) Les dépenses de recrutement et de transport Ce sont celles engagées jusqu'à l'arrivée des immigrants en Guadeloupe, en y incluant diverses petites sommes peu importantes, de quelques milliers de F chacune : contribution aux frais de fonctionnement de l'agence française de Calcutta, gratifications au médecins et infirmiers-interprètes ayant accompagné les convois, parfois aussi aux capitaines des coolie ships dont le voyage s'est particulièrement bien passé, etc. Evidemment, ces chiffres ne sauraient être comparés, année par année, avec ceux du tableau n° 44 pour la période 1874-188978, qui ne sont que des estimations reconstituées par campagnes d'immigration alors que nous avons affaire ici à des flux budgétaires réels par années civiles. Cette rubrique constitue, et de très loin, le principal poste de dépenses pendant toute la période d'immigration proprement dite, avec 64,8 % du total entre 1858 et 1884. On observe d'autre part que, en laissant de côté le cas isolé de 185879, les frais d'introduction évoluent lentement à la hausse de longue durée entre le début des années 1870 et celui de la décennie suivante, que ce soit en valeurs absolues ou en pourcentage80 ; c'est évidemment la conséquence de la très forte augmentation du nombre d'arrivants, qui fait plus que doubler dans le même temps81. Enfin, après 1885, quand cessent les subventions publiques à l' "importation" d'immigrants (et bientôt ces "importations" elles-mêmes), les dépenses en Inde, qui ne recouvrent plus, désormais, que la participation de la Guadeloupe aux frais de fonctionnement de l'agence de Calcutta, s'effondrent brutalement et ne représentent pratiquement plus rien dans le total. Elles disparaissent au-delà de 1901. La procédure de règlement de ces dépenses varie selon que l'introduction des immigrants se situe avant 1865 ou après. Jusqu'en 1865, la situation est relativement simple à cet égard. L'immigration indienne aux Antilles repose sur le monopole de la Compagnie Générale Maritime, puis Transatlantique, installée dans son rôle d'introducteur unique par diverses conventions conclues avec le ministère de la Marine82. Les colonies destinataires ne connaissent qu'elle, ne se préoccupent pas de savoir où, comment et à quel coût elle se procure les coolies qu'elle leur apporte, et n'ont qu'une seule facture à payer, la sienne, selon un "prix" convenu dans les "traités" précités. La Compagnie fait donc l'avance de la totalité des frais d'introduction jusqu'à l'arrivée des con78. Voir supra, p. 736 79. Qui s'explique probablement par le nombre relativement élevé d'immigrants arrivés dans l'île au cours de l'année : 1.346 Africains et 2.376 Indiens ; par comparaison, pour l'exercice connu immédiatement suivant (1869), il n'est arrivé que 915 Indiens. 80. En valeurs absolues, 341.305 F par an sur la moyenne des années 1869-73, 758.326 en 1881- 84 ; en pourcentage, 51,1 et 65,2 % respectivement. 81. Moyenne de 697 par an entre les campagnes 1869-70 et 1872-73, et 1.738 de 1881-82 à 1883- 84 ; tableau n° 28. 82. Supra, chap. V.


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vois aux Antilles. D'abord ceux du recrutement proprement dit en Inde, qu'elle règle directement aux organismes recruteurs sur place, la Société d'Emigration de Pondichéry jusqu'en 1861, puis les deux agences officielles d'émigration de Pondichéry et Karikal à partir de 1862, quand la convention avec la Grande-Bretagne entre en vigueur83. Et d'autre part ceux du transport entre Pondichéry et les Antilles sur ses navires. A l'arrivée, elle récupère ces sommes, accrues de son bénéfice, en se faisant rembourser par la Caisse locale de l'immigration pour la plus grosse partie de la prime d'introduction, et par les planteurs pour le "complément de prime", ainsi que pour les avances consenties en Inde aux émigrants avant leur embarquement. Les paiements de la Caisse ne peuvent être effectués que dans la colonie et doivent survenir dans un délai de douze jours après le débarquement des immigrants ; ils doivent être faits en traites du Trésor ou en espèces métalliques françaises, ou encore, à partir de 1862, en mandats à 30 jours sur l'agence centrale des colonies à Paris84. Quant aux sommes dues par les planteurs, elles doivent impérativement être réglées avant la répartition des immigrants et leur départ du dépôt85, et directement à la Compagnie elle-même, sans que celle-ci ait le moindre recours contre la Caisse en cas de non paiement par les engagistes86. On constate donc que, dans ce système, c'est la CGM qui assure, sur ses ressources propres, la majeure partie de la trésorerie nécessaire au fonctionnement de la filière migratoire dans son ensemble, et pour des sommes qui ne sont pas minces87. Seule, évidemment, une grande compagnie comme elle, brassant un volume considérable d'affaires à l'échelle mondiale et soutenue par le second plus grand groupe financier de France88, peut disposer des moyens de financement nécessaires pour pouvoir accorder ainsi de telles avances à ses clients, surtout à une époque où la notion même de crédit-fournisseur est encore très loin d'être entrée dans les mœurs des milieux d'affaires. Mais en contrepartie, ceci constitue l'une des raisons parmi beaucoup d'autres qui expliquent que la CGM fasse chèrement payer ses services en matière d'immigration coloniale89. 83. Sur ces organismes et le passage de l'un à l'autre, voir J. WEBER, Ets français, t. II, p. 991-1019 et 1078-1082, et supra, chap. IX. 84. Possibilité rajoutée aux deux précédentes par l'art. 8 de la convention du 20 juillet 1862 ; GO Gpe, 3 octobre 1862. 85. "Nul engagiste ne peut être admis à la répartition s'il ne … s'est déjà acquitté envers (l'introducteur) des sommes dont le paiement direct incombe à l'engagiste" ; art. 14 de l'arrêté gubernatorial du 24 septembre 1859, reproduit dans Recueil immigration, p. 58-59. Une rédaction très proche dans l'art. 23 de l'arrêté du 19 février 1861, publié dans GO Gpe, 22 février 1861. 86. Art. 4 de la convention de 1858 et art. 9 de celle de 1862. 87. Le coût moyen d'introduction des convois CGM en Guadeloupe se monte à 182.928 F, selon les données du tableau n° 43 ; admettons que, sur cette somme (qui inclut aussi son bénéfice), la compagnie doive avancer 100.000 F. Or, jusqu'en 1862, elle expédie 40 navires d'émigrants indiens aux Antilles-Guyane, soit une moyenne de 5 par campagne ; ANOM, Géné. 118/1011, cahier "Immigration indienne", états statistiques. En estimant à environ 6 mois la durée d'immobilisation de ces avances, cela signifie qu'elle doit maintenir en permanence une moyenne de 250.000 F dans l'émigration uniquement à titre de trésorerie. 88. Le Crédit Mobilier des frères Péreire. 89. Voir supra, p. 725-728.


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Avec la fin du monopole de la CGM, en 1865, il n'est plus possible de conserver ce système. La puissante compagnie aux ressources apparemment illimitées est remplacée par une multitude de petits armateurs individuels90, qui ont déjà du mal à financer leurs mises-hors et seraient bien incapables d'attendre plusieurs mois supplémentaires pour se faire rembourser non seulement leurs propres dépenses mais en outre celles du recrutement prises indirectement en charge par eux ; il est fort à craindre que si l'on exige d'eux qu'ils règlent ses frais à l'agent d'émigration, on ne trouve personne pour transporter les émigrants, ou sinon à des prix prohibitifs. D'autre part, il est impossible de laisser les capitaines des navires introducteurs continuer à s'occuper eux-mêmes de recouvrer les sommes dues par les planteurs ; la CGM le faisait parce qu'elle disposait aux Antilles mêmes des structures administratives et comptables ad hoc, mais les petits armateurs qui vont lui succéder ne pourront pas laisser leurs navires immobilisés pendant des semaines dans le port de Pointe-à-Pitre en attendant d'être payés91. Le ministère des Colonies parvient donc très vite à la conclusion qu'il faut revoir entièrement les modalités du paiement effectif de l'immigration et qu'il appartiendra désormais aux colonies destinataires de prendre directement en charge le coût total des opérations en réglant immédiatement les différents prestataires intervenant à chaque stade de la filière, à charge pour elle de se faire rembourser ensuite en interne par les engagistes92. Ceci ne pose guère de problèmes pour le paiement des transporteurs, qui, comme antérieurement, continuent d'être réglés à leur arrivée au Antilles, et probablement selon les mêmes modalités, sauf que, désormais, ils sont payés intégralement par la Caisse de l'immigration. Pour ce qui concerne les agences d'émigration en Inde, les choses sont un peu plus compliquées. En effet, elles doivent faire l'avance des "frais et débours de toute nature qu'exigent les opérations à effectuer dans l'Inde … jusqu'à l'embarquement des émigrants"93. Or, ces dépenses peuvent rapidement atteindre des montants considérables. Pour ne prendre qu'un seul exemple, la convention de 1875 entre Lamouroux et la Guadeloupe a été conclue sur la base de 55 Rs par engagé pour les frais de recrutement stricto sensu et d'entretien au dépôt jusqu'à l'embarquement94 ; pour un convoi moyen de 450 "équivalents-adulte", il lui faut donc avancer 24.750 Rs, soit dans les 55.000 à 60.000 F selon le cours de la monnaie indienne en Francs, sans oublier qu'au plus fort de la campagne d'émigration, une même agence peut être amenée à préparer en même temps deux ou trois convois commandés par des colonies différentes. 90. Voir supra, chap. XI. 91. Sur tout ceci, ANOM, Géné. 125/1092, M. Col. à gouverneurs Antilles-Guyane, 4 juin 1861. 92. Ibid, rapport du directeur des Colonies au ministre sur les problèmes posés par l'exécution de la Convention de 1861 avec la Grande-Bretagne, 17 janvier 1862. 93. Selon la formule de la convention de 1875 entre Lamouroux et l'administration de la Guadeloupe, art. 12 ; GO Gpe, 31 août 1875. 94. Art. 13 ; ibid, id°.


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Dans ces conditions, il est bien évidemment impossible de faire attendre les agents d'émigration jusqu'au moment où les convois arrivent aux Antilles, alors qu'antérieurement le transporteur les remboursait intégralement de leurs frais au moment de l'embarquement. Pour les mettre en état de remplir la mission de recrutement qui leur est confiée, les administrations des colonies destinataires des convois doivent nécessairement mettre à leur disposition la trésorerie dont ils ont besoin en début de campagne. Pour effectuer ces opérations, le ministère fait le choix du Comptoir d'Escompte, qui lui parait spécialement désigné à un double titre : 1) Il est en relations suivies et régulières avec les vieilles colonies insulaires, puisqu'il est le correspondant en métropole des banques coloniales d'émission créées en 185195 ; 2) De tous les grands établissements parisiens de crédit, il est celui dont l'implantation outremer est de très loin la plus importante96, et en particulier en Inde où il ouvre plusieurs agences au début des années 186097. Il est donc parfaitement à même de fournir à tous les acteurs de la filière migratoire dispersés à travers la moitié de la planète tous les services bancaires dont ils auront besoin. Dans cette perspective, un accord est conclu en 1862 avec le Comptoir, selon lequel celui-ci, moyennant une commission de 1 % des sommes avancées, ouvre, au nom et pour le compte de chacune des banques coloniales des différents territoires d'immigration, un crédit sur lequel les agents d'émigration pourront tirer au fur et à mesure de leurs besoins pour la préparation des convois ; pour se couvrir, les agents tireront sur les banques coloniales des traites jusqu'à concurrence des crédits à eux ouverts par celles-ci ; ces traites seront présentées à acceptation par le Comptoir et négociées par lui à leurs échéances, tandis que les banques coloniales se couvriront de leur côté par le compte-courant qu'elles ont avec les Caisses de l'immigration98. Nous ne savons pas comment a fonctionné concrètement ce système dans la réalité. Pas trop mal, apparemment, puisque nous n'en entendons plus parler par la suite, mais il semble toutefois n'avoir couvert qu'une partie seulement des besoins de trésorerie des agences, au moins celles de Pondichéry et Karikal, comme le montre l'existence d'une Société des bailleurs de fonds, constituée par les anciens associés de la défunte Société d'Emigration, qui continue de jouer un rôle relativement important dans ce domaine99 ; créée en 1862 et 95. A. BUFFON, Monnaie et crédit, p. 188. 96. La stratégie ultramarine du Comptoir (National après 1889) d'Escompte de Paris, ainsi que sa comparaison avec celle des autres grandes banques françaises, est excellemment étudiée par H. BONIN, "Le Comptoir National d'Escompte de Paris, une banque impériale (1848-1940)", Revue Fse d'Hist. d'Outre-Mer, t. LXXVIII, 1991, p. 477-496, et "L'Outre-Mer, marché pour la banque commerciale de 1875 à 1985 ?", dans La France et l'Outre-Mer. Un siècle de relations monétaires et financières (Colloque tenu à Bercy les 13, 14 et 15 novembre 1996), Paris, Comité pour l'Histoire Economique et Financière de la France, 1998, p. 437-460, pour ce qui concerne plus particulièrement notre période. 97. A Calcutta en 1860, Madras et Pondichéry en 1861, Bombay en 1862. 98. Le texte complet de cet accord ne nous est malheureusement pas parvenu, mais nous connaissons l'essentiel de son contenu par une note interne des services ministériels, conservée dans ANOM, Géné. 137/1175, "Recouvrements opérés par les agents de l'émigration indienne sur les caisses d'immigration", s. d. (1862). 99. Voir supra, chap. IX.


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poursuivant son activité jusqu'en 1875 au moins, il est probable qu'elle n'aurait pas tenu aussi longtemps si ces deux agences n'avaient pas eu besoin d'elle. Est-ce en raison de sa complexité ou de ses insuffisances, mais lorsque l'agence de Calcutta est relancée, en 1873, l'ancien mode de financement de sa trésorerie, qui lui avait d'abord été appliqué comme à toutes les autres pendant sa première période d'activité, de 1861 à 1864, n'est pas remis en vigueur. Le ministère des Colonies négocie directement avec le Comptoir un nouveau système, beaucoup plus souple100. Dès qu'il est informé par le gouverneur de la Guadeloupe du nombre d'immigrants demandés par le Conseil Général, l'agent d'émigration le répercute auprès du ministère, qui, à son tour, ordonne au Comptoir d'Escompte de mettre à la disposition de celui-ci, par l'intermédiaire de son agence de Calcutta, la somme de X milliers de roupies, destinée à couvrir, à raison de Y Rs par tête, les frais de recrutement d'un convoi de Z centaines d'émigrants pour cette île, ce qui est alors fait immédiatement par voie télégraphique ; le ministère assure lui-même directement la contrepartie en Francs, accrue des frais et commissions, par virement du Trésor Public à la direction générale du Comptoir, et récupère ensuite ses avances auprès de la Caisse de l'immigration de la Guadeloupe101. Ce circuit semble fonctionner apparemment sans incident pendant toute la seconde période d'activité de l'agence de Calcutta, jusqu'en 1885. Toutefois, l'avance de trésorerie que reçoivent les agences d'émigration par l'intermédiaire du Comptoir d'Escompte, quoique très largement calculée, ne couvre jamais intégralement la totalité des frais engagés par eux102. Après le départ de chaque convoi, il reste donc un reliquat de quelques milliers de F à solder pour clôturer définitivement des comptes de l'opération. Pour ce faire, il n'est nul besoin d'attendre les trois mois, ou environ, nécessaires pour que le convoi en question arrive aux Antilles, puisque la responsabilité de l'agent d'émigration cesse au moment de l'embarquement ; le remboursement de ses frais et le paiement de sa rémunération lui sont dus pour tout émigrant monté définitivement à bord, quel que soit ensuite son devenir pendant le voyage. Le principe de base sur lequel repose toute la procédure, et que Lamouroux pose comme une exigence préalable à la reprise des opérations d'émigra100. Annonce de la conclusion de cet accord dans ANOM, Géné. 117/1008, M. Col. à Lamouroux, 11 juillet 1873. 101. Ce système n'est décrit nulle part de façon globale et synthétique. La présentation que nous en donnons ici résulte de divers documents de la pratique conservés dans ibid, gouverneur Gpe à Lamouroux, (n. d.) février 1873 ; M. Col. à Comptoir et réponse du directeur de celui-ci, 3 et 5 octobre 1874 ; Charriol à M. Col. et réponse de celui-ci, puis M. Col. à Comptoir et réponse du directeur, 15 janvier, 16, 18 et 23 février 1884 ; et beaucoup d'autres exemples d'échanges de correspondance du même type tout au long de cette liasse. 102. A Calcutta, elle est supérieure à 90 % du prix de revient total, tel qu'il est facturé au final, à 70 puis 75 Rs par émigrant, à l'administration de la Guadeloupe, rémunération de l'agent comprise ; ANOM, Gua. 25/238, dossier des convois, passim.


750

tion française à Calcutta, en 1873, est que "toutes les dépenses de recrutement (de l'agence) lui seront remboursées dès que les autorités compétentes, médicales et autres, auront constaté l'exécution fidèle des règlements relatifs aux engagements, le bon état sanitaire du convoi, l'aménagement convenable et l'approvisionnement du navire affecté à l'entreprise"103. Après le départ de chaque convoi, l'agent d'émigration adresse donc directement au ministère "un mémoire justificatif ... accompagné d'un certificat du protecteur des émigrants et des autorités médicales anglaises, assistées d'un docteur nommé par le consulat général de France à Calcutta, certifiant le nombre, l'identité et l'état des travailleurs composant ce convoi" ; sur le vu de ces différentes pièces, le ministère "fait procéder à la liquidation de la dépense au compte de la Caisse d'immigration de la colonie (destinataire) et mandater le montant" au compte de l'agence au Comptoir d'Escompte104. Ce règlement est effectué directement par le Trésor Public ; après quelques hésitations, la solution consistant à passer par l'intermédiaire de la Banque de la Guadeloupe est finalement écartée comme trop coûteuse105. A une petite modification près106, cette procédure demeure en vigueur jusqu'à la fin de l'émigration réglementée pour la Guadeloupe au départ de Calcutta, en 1885. Nous ne sommes malheureusement pas renseignés directement pour ce qui concerne les modalités de règlement des agences établies dans les comptoirs français de la Côte de Coromandel, mais il est probable qu'elles ne doivent pas être très sensiblement différentes ; on peut supposer que les états et certificats nécessaires à la mise en paiement par le ministère sont établis par les autorités administratives et médicales de Pondichéry et Karikal107, et que le règlement effectif est opéré de la même façon par le TPG des Etablissements Français de l'Inde.

b) Les dépenses effectuées en Guadeloupe Elles ont pour objet d'assurer localement le fonctionnement de l'institution une fois les Indiens arrivés dans l'île. Mesurée a contrario par rapport à celles engagées en Inde, leur importance relative, telle qu'elle apparaît à travers le tableau n° 46, tend à diminuer au cours de la quinzaine d'années comprises entre 1869 et 1884 sur lesquelles celui-ci nous renseigne108.

103. ANOM, Géné. 117/1008, M. Col. à gouverneur Gpe, 17 février 1873. 104. Ibid, M. Col. à Lamouroux et réponse de celui-ci, 8 mai et 12 août 1873. 105. Ibid, M. Col. à gouverneur Gpe, 17 février 1873 ; directeur de la Banque à directeur des Colonies au ministère, 28 mars 1873 ; gouverneur Gpe à M. Col., 5 avril 1873. 106. A la fin de 1874, le médecin de la Marine accompagnant chaque convoi remplace celui du consulat de France comme co-signataire du certificat d'embarquement sur le vu duquel l'agent d'émigration est remboursé de ses avances ; cette modification est introduite à la demande de Lamouroux pour mettre un terme aux continuels empiétements du consulat sur ses prérogatives à l'occasion de l'établissement de ce certificat. Sur toute cette affaire, voir ibid, Lamouroux à M. Col., 27 novembre et 11 décembre 1874, et consul de France au même, 24 décembre 1874. 107. Commissaire à l'émigration, directeur de l'Intérieur, médecins du service colonial de Santé. 108. 48,9 % du total sur la moyenne des années 1869-73, 34,8 % en 1881-84.


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Après 1885, quand l'immigration subventionnée a pris fin, elles représentent évidemment la quasi-intégralité des dépenses totales. Reprenons maintenant le tableau n° 46 pour examiner de plus près la composition de ce groupe de dépenses locales. Nous laisserons de côté la colonne (7), "Autres dépenses et divers", sur le contenu de laquelle nous ne sommes pratiquement pas renseignés et qui semble n'être pour l'essentiel qu'un solde destiné à permettre au chiffre du "Total" de "tomber juste". 1. Les dépenses relatives au devenir des immigrants à la fin de leur contrat. Elles consistent soit en primes de rengagement payées aux Indiens qui acceptent de prolonger leur séjour en Guadeloupe pour une nouvelle période de cinq ans, soit en diverses charges destinées à préparer et à assurer le rapatriement de ceux qui désirent retourner dans leur pays d'origine109. Ces deux possibilités sont alternatives et complémentaires, tant pour les Indiens eux-mêmes que pour les finances coloniales, et l'on observe, d'ailleurs, à travers les chiffres du début des années 1880 que les dépenses qui en résultent évoluent en sens inverses l'une de l'autre ; il n'est donc pas illégitime de les confondre dans un même développement et de réunir en une seule rubrique les deux colonnes (5) et (6) du tableau. Prises ensemble, elles constituent le principal poste de dépenses engagées localement pour l'immigration, avec 48,3 % de leur total entre 1858 et 1884 et 45,5 % de 1890 à 1894. Voyons de plus près comment évoluent, chacune pour ce qui la concerne, ces deux catégories de dépenses. S'agissant tout d'abord de la colonne (5), il est normal qu'aucune prime de rengagement ne soit payée en 1858, puisqu'aucun Indien n'a alors déjà achevé son premier contrat110. Par la suite, après avoir apparemment atteint son sommet en 1869 et 1870, le montant annuel de ces primes subit un lent tassement jusqu'en 1884, accompagné d'un très fort recul en pourcentage ; ce double mouvement s'explique, non pas par une quelconque diminution du nombre de rengagements (au contraire, ceux-ci sont, sous la double pression des planteurs et de l'administration coloniale, de plus en plus nombreux), mais par le fait que, pour réaliser des économies budgétaires, le Conseil Général tend à réduire progressivement le montant unitaire des primes de rengagement111. Pour ce qui concerne, d'autre part, les rapatriements, l'évolution de la colonne (6) ne laisse pas d'être surprenante. Passons rapidement sur les très faibles montants de 1858 et

109. Sur ces deux points, essentiels dans l'histoire de l'implantation définitive des Indiens en Guadeloupe, voir de plus longs développements, infra, chap. XVIII. 110. Rappelons que le premier convoi d'Indiens, celui de l'Aurélie, arrive en Guadeloupe en décembre 1854 ; le rapatriement de ceux qui le désirent ne peut donc intervenir avant début 1860 au plus tôt. 111. Sur tout ceci, voir infra, chap. XVIII.


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1869112. Par contre, on s'explique mal qu'aucune dépense n'ait été engagée entre 1870 et 1882, alors qu'au moins quatre convois de retours ont été organisés pendant cette période113. Où sont les financements ? Parmi les dépenses "autres et diverses" de la colonne (7) ? Et on peut se poser la même question à propos du dernier convoi de rapatriement ayant jamais quitté la Guadeloupe, celui de 1906, pour lequel aucun crédit n'est prévu au budget. Inversement, on peut se demander à quoi ont servi les 147.312 F dépensés en 1883 ou les 145.781 F de 1893, alors qu'aucun rapatriement n'est survenu au cours de ces deux années ; peut-être s'agit-il alors de solder des opérations antérieures. De toute évidence, un certain flou entoure ces comptes. 2. Les traitements et salaires du personnel du service de l'Immigration forment le second grand poste de dépenses locales, avec 17,0 % de l'ensemble de celles-ci de 1858 à 1884, 24,1 % en 1890-94 et 45,8 % en 1896-1901. L'évolution des dépenses de personnel dépend de deux éléments : le nombre de fonctionnaires du service et le traitement unitaire accordé à chacun d'eux. Or, les deux ne cessent d'augmenter jusqu'au début des années 1880. On le voit bien pour ce qui concerne les traitements sur le tableau n° 47. Quant au personnel de l'immigration, il passe de 3 agents en 1857 à 10 en 1859, en raison de la création des syndics cantonaux l'année précédente, puis s'élève lentement jusqu'à 13 en 1877. La suppression des syndics, par l'arrêté gubernatorial du 1er juin 1878, réduit provisoirement le nombre de fonctionnaires du service à 8 entre 1878 et 1880, puis il remonte à 15 en conséquence de l'arrêté du 21 février 1881, qui rétablit ces mêmes syndics et renforce les moyens administratifs affectés à l'immigration, alors à son apogée ; le maximum est atteint en 1884 avec 18 agents. Sur le tableau n° 46 on voit très nettement le bond correspondant des dépenses au début des années 1880. Enfin, au-delà, la disparition progressive des fonctions purement administratives du service114 et la concentration géographique des syndicats cantonaux115 entraînent un lent déclin du nombre de personnes affectées à l'immigration, qui passe à 14 en 1890, 10 en 1900, 6 en 1910 et 5 en 1915, dernière année pour laquelle l'information est connue116. 3. Les dépenses médicales sont de deux sortes. En premier lieu, les visites faites à l'arrivée et au débarquement des immigrants, ou éventuellement lors de possibles séjours ultérieurs au

112. Celui de 1858 concerne probablement le rapatriement des Madériens ; aucun autre groupe d'immigrants n'est alors déjà en mesure d'être rapatrié à ce moment. Quant à celui de 1869, il ne peut s'agir que du solde d'opérations engagées antérieurement, aucun convoi de rapatriement n'ayant été organisé dans l'année. 113. Tableau n° 84, p. 1075 et suiv. 114. Supra, p. 684 115. Infra, chap. XVI. 116. Sur tout ce qui précède, voir composition du service de l'Immigration, publiée dans Annuaire de la Gpe, années citées.


753

Tableau n° 47 EVOLUTION DES TRAITEMENTS DU PERSONNEL DE L'IMMIGRATION Fin des années 1850 (a) Chef du service Son ou ses adjoints immédiats Chef ou sous-chef de bureau Syndics cantonaux Personnel d'exécution

Fin des années 1860 (b)

5.000 2.500

7.595 4.220

2.700 à 3.100

3.200 à 3.600 720 à 1.800

Arrêté du 1-6-1878

Arrêté du 21-2-1881

(c)

(d)

12.500 5.000 à 9.000 3.980 à 5.595 supprimés n.d.

12.000 8.000 ou 9.000 4.000 à 6.000 4.000 à 5.000 1.500 à 3.000

Traitements annuels, en F Sources : (a) ADG, 5K 59, fol. 53, Conseil Privé du 9 juin 1855 ; et Recueil immigration, p. 43. (b) CG Gpe, SO 1867, p. 565-567, réexamen d'ensemble de la composition du service de l'Immigration et du traitement des fonctionnaires y affectés. (c) GO Gpe, 4 juin 1878. (d) Ibid, 22 février 1881.

dépôt, ou encore avant l'embarquement des rapatriés qui retournent en Inde ; sont réunis dans cette rubrique à la fois les vacations et/ou traitements du personnel médical (médecin et infirmiers) et l'achat des instruments et médicaments nécessaires. En second lieu, la colonne (3) intègre également les frais d'hospitalisation dans les hospices publics de la colonie des immigrants qui, à leur arrivée ou au cours de leur séjour, sont trop malades pour pouvoir être soignés au dépôt de Fouillole ou dans les hôpitaux d'habitations. On note que ces dépenses augmentent très fortement, tant en valeurs absolues qu'en pourcentages, dans les années 1880 et 1890117. C'est la conséquence de diverses mesures prises alors par l'administration locale pour améliorer le sort des Indiens118. 4. Les dépenses de matériel concernent presque uniquement le dépôt des immigrants. Ce sont les moins importantes de toutes celles engagées en Guadeloupe, avec 2,9 % seulement du total sur l'ensemble de la période d'immigration proprement dite, de 1858 à 1884. Nous ne savons pas ce qu'elles deviennent pendant la décennie 1890, où elles disparaissent complétement du budget de l'immigration ; peut-être sont elles alors comprises dans les dépenses "autres et diverses" de la colonne (7). Enfin, il n'est pas surprenant que, jointes aux dépenses médicales, elles représentent plus des trois quarts du total au début du XXe siècle, dans la me-

117. Moyenne annuelle = 20.170 F et 6,5 % du total des dépenses engagées localement de 1869 à 1877 ; 62.948 F en 1881-84 et 65.846 en 1890-94, soit respectivement 15,6 et 24,5 %. 118. Sur ce point, voir infra, chap. XVI.


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sure où, de toutes les activités jadis liées à l'immigration, il n'y a plus désormais que le dépôt des immigrants qui continue encore à fonctionner.

3. LES RECETTES 3.1. Les différentes ressources de la Caisse de l'immigration Nous les présentons dans le tableau n° 48 pour la quinzaine d'années où les comptes définitifs détaillés de l'immigration nous sont parvenus. Voyons successivement ce que recouvrent les différentes colonnes de ce tableau.

a) Les subventions métropolitaines Elles jouent un rôle essentiel dans le financement de l'immigration sous le Second Empire, constituant alors la seconde cause de recettes avec 22,0 % du total entre 1856 et 1869. Ce n'est, naturellement, pas seulement au cours des trois années de cette période portées dans le tableau que l'Etat subventionne ainsi l'introduction d'immigrants en Guadeloupe, mais pendant toutes celles comprises entre ces deux dates, et pour une somme atteignant au total 2.031.500 F119. Il est même certain que si l'on se place depuis les tous débuts de l'immigration coloniale, la part du financement métropolitain est encore supérieure à ce qui apparaît ici. En effet, notre tableau ne part que de 1856, alors que l'Etat a déjà fait un effort considérable au cours des deux années précédentes pour lancer le mouvement. La Guadeloupe reçoit ainsi du ministère de la Marine 179.000 F de subventions en 1854 et 200.000 en 1855120, qui permettent notamment de financer la totalité de l'expérience d'immigration madérienne réalisée par Mahuzié121 et la moitié du premier convoi d'Indiens expédié par le capitaine Blanc, celui de l'Aurélie122. D'autre part, en 1855, le ministre des Finances accepte, à la demande de l'administration de la Guadeloupe appuyée par son collègue des Colonies, d'attribuer à la Caisse de l'immigration, 119. 145.500 F en 1856, 150.000 en 1857 et 1858, 100.000 en 1859, 145.500 en 1860, 150.000 de 1861 à 1867, 145.000 en 1868 et 145.500 en 1869 ; ANOM, Géné. 141/1199, sous-liasse "Guadeloupe", et 141/1203, passim. 120. D'après CG Gpe, SO 1854, p. 80-81, rapport de la commission de l'immigration. 121. ANOM, Gua. 108/759, liasse n° 1, M. Col. à Mahuzié, 26 septembre 1853 : il lui accorde une prime de 180 F par adulte, devant en principe couvrir tous les frais de l'opération. 122. Recueil immigration, p. 14-15, décret du 27 mars 1852, qui accorde au capitaine Blanc une prime de 250 F par adulte, représentant la moitié du coût total (l'autre moitié en principe à la charge des planteurs).


Tableau n° 48 – ORIGINES DES RECETTES DU BUDGET DE L'IMMIGRATION

1. Recettes effectives, en F

1856 1858 1869 1870 1871 1872 1873 1874 1875 1876 1877 1881 1882 1883 1884

Subvention métropole (1)

Subvention budget colonial (2)

145.500 150.000 145.500 0

0 92.437 0 184.300 339.500 291.000 315.250 460.750 388.000 448.000 194.000 223.100 291.000 200.000 200.000

Droits sur les contrats et les salaires (3) 0 134.030 117.585 77.740 68.593 30.619 34.945 106.600 44.750 92.603 56.562 165.020 142.927 162.459 195.588

Remboursements des engagistes (4) 0 170.414 555.217 199.221 168.710 113.221 189.007 331.145 133.578 259.667 222.738 466.540 299.282 398.410 410.193

Décimes additionnels (5)

Autres

116.788 80.935 0 0 0 0 0 119.968 219.809 254.998 113.091 270.439 284.177 333.347 227.055

59.343 42.475 192.910 88.245 95.742 32.086 9.540 12.713 5.330 67.901 15.582 19.907 15.113 3.939 34.471

TOTAL (6) 321.631 670.291 1.011.212 549.506 672.545 466.926 548.742 1.031.176 791.467 1.123.169 601.973 1.145.006 1.032.499 1.098.155 1.067.307


2. Répartition, en % Subvention métropole (1) 1856 1858 1869 1870 1871 1872 1873 1874 1875 1876 1877 1881 1882 1883 1884 Moyenne 1856-69 1870-84

45,2 22,4 14,4

22,0 0,0

Subvention budget colonial (2)

13,8

Droits sur les con- Remboursements trats et les salaires des engagistes (3) (4)

33,5 50,5 62,3 57,4 44,7 49,0 39,9 32,2 19,5 28,2 18,2 18,7

20,0 11,6 14,1 10,2 6,6 6,4 10,3 5,6 8,2 9,4 14,4 13,8 14,8 18,3

25,4 54,9 36,3 25,1 24,2 34,4 32,1 16,9 23,1 37,0 40,7 29,0 36,3 38,4

4,6 34,9

12,5 11,6

36,2 31,5

Source : Budget de l'immigration, comptes.

Décimes additionnels (5) 36,3 12,1

Autres TOTAL (6)

11,6 27,8 22,7 18,9 23,6 27,5 30,4 21,3

18,5 6,3 19,1 16,1 14,2 6,9 1,8 1,3 0,7 6,1 2,5 1,8 1,5 0,3 3,3

100 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100

9,9 18,0

14,8 4,0

100 100


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nouvellement créée, le reliquat non réclamé de l'indemnité de l'Emancipation123, ce qui lui procure environ 800.000 F immédiatement disponibles pour former son fonds de roulement124. Soit en tout 1.179.000 F de financements supplémentaires, qui viennent s'ajouter aux 2 millions dont il a été question précédemment. En définitive, même si elle ne peut être calculée exactement, la participation de l'Etat aux recettes de l'immigration en Guadeloupe devrait se situer aux environs du tiers du total sur l'ensemble des deux décennies 1850 et 1860. Le principal inconvénient de ces subventions métropolitaines est leur caractère éventuel et aléatoire. Les colonies bénéficiaires ne savent jamais de façon certaine si elles pourront compter sur elles, ni pour quel montant. Ainsi en 1859 sont-elles diminuées de 150.000 à 100.000 F pour chacune des deux îles des Antilles et de 100.000 à 50.000 F pour la Guyane125, probablement pour pouvoir dégager les crédits nécessaires au financement de la guerre contre l'Autriche ; en 1867, pour des raisons d'économies budgétaires, l'immigration ne reçoit plus que 72.000 F à la Martinique et 48.000 en Guyane, contre 150.0000 et 100.000 respectivement l'année précédente, mais la Guadeloupe n'est pas concernée par cette diminution et continue à bénéficier de 150.000 F comme antérieurement126. D'autre part, le ministère refuse obstinément de s'engager durablement sur la pérennité des subventions à l'immigration ; périodiquement, au contraire, les colonies bénéficiaires sont averties qu'elles ne dureront pas éternellement127. Bien sûr, les intéressés font semblant de ne pas comprendre et préfèrent pratiquer la politique de l'autruche128, mais il est bien évident que, tôt ou tard, la situation finira par se retourner, ce 123. Sur tout ce qui précède, voir ANOM, Géné. 141/1202, M. Col. à gouverneur Guadeloupe, 7 février et 8 mars 1855 ; ainsi que CG Gpe, SO 1854, p. 80, rapport de la commission de l'immigration, et SO 1867, p. 581, rappel de l'historique de cette affaire. Rappelons que la loi du 30 avril 1849 avait accordé aux anciens propriétaires d'esclaves de la Guadeloupe une indemnité de 40.896.000 F pour les "dédommager" de la "perte" de leurs esclaves ; A. BUFFON, Monnaie et crédit, p. 141-145. Il était prévu en outre que les titres d'indemnité qui n'auraient pas été levés dans un délai de cinq ans seraient réunis au Domaine et affectés à une œuvre d'utilité publique. Cette affectation semble avoir provoqué quelques remous dans le milieu des planteurs, dont beaucoup estimaient que l'Etat n'avait pas le droit d'agir ainsi et qu'il commettait une "iniquité" au détriment des indemnitaires ; voir à ce sujet les réactions dont il est fait état dans CG Gpe, SO 1854, p. 81. 124. La somme en question n'est pas connue précisément. Le rapport précité de la commission de l'immigration du Conseil Général l'estime à 800.000 F ; ibid, p. 80. Mais quelques mois plus tard, le ministère des Colonies parle tantôt de 700.000, tantôt de 850.000 F ; ANOM, Géné. 141/1202, lettres au gouverneur de la Guadeloupe des 7 février et 8 mars 1855. 125. ANOM, Géné. 141/1203, note s. d. de la direction des Colonies sur les subventions à l'immigration au cours des trois années 1857 à 1859. 126. Ibid, M. Col. à gouverneurs Antilles-Guyane, 15 janvier 1866, 24 janvier et 28 octobre 1867. 127. CG Gpe, SO 1858, p. 264, rapport de la commission de l'immigration ; SO 1866, p. 494, intervention du directeur de l'Intérieur. 128. Ibid, SO 1854, p. 81, rapport de la commission de l'immigration, établissement des perspectives budgétaires pour les quatre prochaines années : "Ressources éventuelles. Subvention de l'Etat. Connaissant la haute impartialité qui préside à tous les actes de S. M. l'Empereur, et les dispositions sincèrement coloniales de S. Exc. le Ministre de la Marine, nous ne pouvons pas douter que la subvention, déjà accordée à la Guadeloupe pour l'immigration de 1854 et 1855, ne se renouvelle jusqu'en 1859, et nous croyons pouvoir la porter, pour chaque année à courir, à la même somme que pour 1855, soit 200.000 F, soit pour 4 ans, 800.000". En fait, nous l'avons vu, supra, note 127, la colonie ne recevra finalement que 545.500 F pour l'immigration au titre de ces quatre années. De même dans les prévisions


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qui survient finalement en 1870 ; supprimée au début du mois de Juillet, probablement en conséquence de la tension franco-prussienne croissante et dans la perspective d'un conflit pressenti désormais comme inévitable129, la subvention de l'Etat à l'immigration coloniale n'est plus rétablie par la suite.

b) Les subventions du budget colonial A l'exception de quelques sommes très peu importantes d'origines diverses130, les subventions locales proviennent presque exclusivement du budget colonial général. Votées par le Conseil Général lors de sa session ordinaire, elles prennent très généralement la forme de versements à la Caisse de l'immigration ; parfois, beaucoup plus rarement, elles passent par la prise en charge directe par le budget du service local de dépenses qui, normalement, devraient être payées par celui de l'immigration. Comme celles d'origine métropolitaine, ces subventions du budget colonial apparaissent très tôt dans l'histoire de l'immigration en Guadeloupe, pratiquement dès le début de celle-ci, et pour la même raison : favoriser le démarrage du mouvement131. Mais globalement, jusqu'à la fin de la décennie 1860, les finances publiques locales n'occupent qu'une place minime dans le total des recettes de l'immigration, à peine 4,6 % sur les trois années 1856 + 1858 + 1869 portées sur le tableau n° 48, et il est fort douteux que cette proportion soit très sensiblement plus élevée pour les autres, sur lesquelles nous ne sommes pas renseignés. Il semble bien, en effet, que pendant les deux décennies 1850 et 1860, la subvention coloniale n'intervienne qu'à titre simplement complémentaire dans le budget de l'immigration et seulement pour assurer à la marge l'équilibre de celui-ci. Certes, chaque année, lors de l'exa-

budgétaires élaborées en 1862 pour les cinq années suivantes, l'administration compte systématiquement 145.500 F de subventions métropolitaines, alors que l'exemple de la Martinique et de la Guyane en 1867 montre qu'elles peuvent être réduites très fortement d'une année sur l'autre. 129. Dépêche ministérielle du 4 juillet 1870, citée dans CG Gpe, SO 1871, p. 271. Rappelons que c'est le 2 juillet que débute le nouveau conflit diplomatique franco-prussien à propos de "l'affaire espagnole", qui, de plaintes en accusations réciproques et de menaces inutiles en provocations gratuites, finit par déboucher sur la fameuse "dépêche d'Ems" et la déclaration de guerre, le 19 du même mois ; P. RENOUVIN, Histoire, t. II, p. 630-637. 130. Tels les 56.194 F provenant du solde bénéficiaire de la liquidation de l'ancienne Banque de Prêts, que l'administration locale décide d'affecter au financement de l'immigration ; CG Gpe, SO 1854, p. 80, rapport de la commission de l'immigration. Sur l'histoire de cette banque et ses opérations, voir supra, chap. I. 131. En juillet-août 1854, au moment où le premier convoi d'Indiens à destination de la Guadeloupe, celui de l'Aurélie, va quitter Pondichéry, très peu de planteurs se sont encore faits inscrire pour prendre part à la répartition, parce qu'ils n'ont pas les moyens de payer le complément de prime de 250 F par adulte qui leur sera réclamé à l'arrivée ; pour débloquer la situation, le gouverneur Bonfils décide que le budget colonial prendra en charge 150 de ces 250 F, ce qui provoque alors un afflux de demandes.


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men du budget du service local, le Conseil Général vote en faveur de l'immigration une subvention importante, comprise le plus souvent entre 200.000 et 250.000 F, mais ensuite, lorsque vient le moment de l'utilisation effective, les fonds ne sont versés à la Caisse qu'en fonction des besoins, et uniquement pour compléter les autres ressources quand elles s'avèrent insuffisantes132. Or, pendant toute cette période, la subvention métropolitaine "tombe" régulièrement chaque année, les recettes sont abondantes et les budgets de l'immigration généralement excédentaires133. En conséquence, nous connaissons plusieurs années pour lesquelles la Caisse de l'immigration n'a finalement pas reçu le moindre franc de la subvention initialement prévue dans le budget général134 ; mais inversement, en 1858, quand les opérations de l'immigration se soldent par un énorme déficit135, la Caisse bénéficie de 92.437 F de subvention coloniale pour consolider sa trésorerie. La situation que nous venons d'exposer se modifie radicalement à partir de 1870. Désormais, la subvention coloniale constitue la première source de financement de l'immigration jusqu'à la fin de celle-ci, avec 34,9 % du total des recettes sur l'ensemble de la période 18701884. Le fait déclencheur de ce basculement est évidemment la suppression de la subvention métropolitaine, en 1870. Confronté brutalement à une situation nouvelle qu'il n'avait pas su ou pas voulu anticiper, le Conseil Général doit impérativement trouver de nouvelles recettes pour pouvoir continuer à financer l'immigration. Comme il se refuse tout d'abord à augmenter de façon drastique la prime payable par les engagistes, il ne reste dès lors plus qu'une seule solution : accroître la subvention coloniale. Et pour bien assurer la pérennité de cette ressource, l'assemblée locale se lie pratiquement les mains en votant que l'immigration bénéficiera d' "une somme de 4 millions à prélever pendant dix ans sur les ressources budgétaires par acomptes annuels de 400.000 F, lesquels seront inscrits par l'administration au budget de chaque exercice"136. On peut voir sur le tableau n° 48 les conséquences de cette décision : la subvention coloniale au budget de l'immigration bondit, représentant 51 % du total des recettes de 1871 à 1875. Elle diminue ensuite en conséquence de la création, en 1874, d'une nouvelle ressource sous forme de décimes additionnels sur d'autres impôts137, et surtout, six ans plus tard, de l'augmentation de la part des frais d'introduction supportée par les engagistes, 132. Cette nature essentiellement complémentaire de la subvention coloniale n'est exposée nulle part de façon claire et précise dans un document contemporain. Ce qui précède apparaît en filigrane à travers diverses interventions lors des débats du Conseil Général sur le financement de l'immigration, en particulier dans deux remarquables exposés de la commission de l'immigration à CG Gpe, SO 1854, p. 81-82, et SO 1858, p. 266-272 et 274-276. 133. Voir tableau n° 49, p. 765. 134. 1856 et 1869, qui apparaissent dans le tableau n° 49 ; 1861, 1864 et 1865, pour lesquelles les crédits initialement prévus sont annulés postérieurement, et 1867 où aucune aide directe du budget colonial n'est prévue dans les ressources de l'immigration ; CG Gpe, SO 1867, p. 586-587. 135. 500.463 F ; tableau n° 49. 136. Sur tout ce qui précède, CG Gpe, SO 1871, p. 283-289. 137. Infra, p. 763-764.


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augmentation votée par le Conseil Général dans le cadre de la grande offensive déclenchée par les élus républicains contre l'immigration à partir de 1880, quand prend fin l'application de la mesure de subvention automatique décidée dix ans plus tôt138 ; sur la moyenne des années 1881-84, le budget colonial n'apporte plus à l'immigration que 228.525 F par exercice, représentant alors 21 % des recettes totales, contre 358.900 F et 51 % respectivement en 187175. Ceci dit, même au début des années 1870, même au plus haut de sa contribution au financement de l'immigration, cette subvention coloniale conserve toujours son caractère fondamental de ressource complémentaire, qui n'est là que pour combler l'insuffisance des autres recettes. C'est là un principe essentiel que l'administration n'hésite pas, en diverses occasions, à rappeler discrètement mais clairement aux planteurs, qui auraient volontiers tendance à l'exiger au contraire comme un dû139. D'ailleurs, on voit bien sur le tableau n° 48 que tel est effectivement le mode concret de fonctionnement de la subvention coloniale pendant toute la période d'application de la décision de subvention automatique de 1871 : à aucun moment pendant les dix années suivantes, les 400.000 F prévus alors en faveur de l'immigration ne sont utilisés exactement, mais l'on n'hésite pas au contraire à dépasser cette somme les années où cela s'avère nécessaire, comme c'est le cas en 1874 et 1876. Et tant qu'il existe un budget particulier de l'immigration, c'est toujours ainsi qu'est réalisé l'équilibre140.

c) Les droits sur les engagements et les salaires Ils sont instaurés dans toutes les colonies "importatrices" d'immigrants par le décret du 13 février 1852. Payés par les engagistes, ils sont de deux sortes141. En premier lieu, un droit fixe de 30 F "d'enregistrement sur l'engagement de chaque immigrant introduit aux frais ou avec le concours de l'Etat ou de la colonie", ainsi que "sur chaque transfert ou renouvellement dudit engagement". Cet enregistrement doit être effectué à la mairie et le droit correspondant payé dans un délai maximum de dix jours après l'arrivée de l'immigrant sur l'habitation de son engagiste.

138. Infra, p. 778 et suiv. 139. Voir à ce sujet, les diverses interventions du directeur de l'Intérieur dans CG Gpe, SO 1875, p. 113-117, et SO 1880, p. 286-287. 140. Particulièrement claires à cet égard les décisions de 1884, lors de l'établissement du budget prévisionnel de l'immigration pour l'année suivante : on discute longuement et on vote séparément les dépenses puis les recettes, puis, comme toutes les réserves de la Caisse de l'immigration sont épuisées et qu'il manque 351.982 F pour équilibrer, on comble par une subvention de même montant du budget colonial votée sans débat ; ibid, SO 1884, p. 324-337. 141. Sur tout ce qui suit, voir art. 3 et 13 du décret du 13 février 1852 et arrêté gubernatorial du 3 avril 1855, publiés dans Recueil immigration, p. 2-4 et 20-21.


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D'autre part un droit proportionnel de 5 % du montant des salaires monétaires des immigrants, "abstraction faite des prestations en nature". Normalement, il ne devrait pas pouvoir être déterminé ex ante, puisqu'il dépend des salaires effectivement payés, or un même immigrant peut parfaitement compter un certain nombre de jours d'absence pour lesquels il n'est pas payé, ou décéder avant d'avoir fait ses cinq ans. Mais en pratique, l'administration ne s'embarrasse pas de ses subtilités, et fait comme si … : le montant du droit est calculé forfaitairement sur la base du salaire mensuel et du nombre de mois prévus par le contrat-type d'engagement des Indiens, soit 5 % de 12,50 F x 60 mois = 37 F. Il est payable tous les six mois, "dans les quinze premiers jours de chaque semestre pour le semestre précédent, sur la base des états, établis par le commissaire à l'immigration et transmis par lui au receveur de l'enregistrement, du nombre d'immigrants employés par chaque engagiste et des salaires prévus par leurs contrats". Bien que fixés en principe "provisoirement" au moment de leur création, ces droits demeurent finalement inchangés pendant toute la période d'immigration. Sur l'ensemble de la période 1856-1884, ils fournissent 11,8 % du total des recettes de l'immigration en Guadeloupe. On note, sur le tableau n° 48, que leur part dans ce total augmente assez sensiblement au début des années 1880. C'est, une fois de plus, la conséquence de l'offensive conduite alors par la gauche du Conseil Général contre l'immigration ; majoritaires à l'assemblée locale, les républicains décident de mettre un terme aux multiples exemptions et remises obtenues progressivement au fil des ans par un nombre croissant de planteurs, et de soumettre de nouveau tous les contrats d'engagement et rengagement, ainsi que tous les transferts des dits contrats, aux deux droits fixe et proportionnel prévus par le décret de 1852142. En outre, l'augmentation du nombre d'Indiens présents en Guadeloupe143 joue évidemment dans le même sens, en élargissant la "matière imposable".

d) Les remboursements des engagistes C'est la part des frais d'introduction des immigrants (la "prime") remboursée, en sus des droits d'enregistrement dont il vient d'être question, par les engagistes à la Caisse de l'immigration, qui a antérieurement réglé la totalité de ceux-ci aux agences d'émigration en Inde et aux armateurs des navires introducteurs au fur et à mesure de l'expédition des convois144. Initialement payable en deux puis trois annuités145, ce remboursement est finalement, à partir de 1863, étalé sur la durée théorique totale de l'engagement des Indiens, à raison de 20 % 142. CG Gpe, SO 1880, p. 309. 143. Pour nous limiter aux seules années portées dans le tableau n° 49, ils sont 14.482 en moyenne annuelle de 1874 à 1877 et 21.192 en 1881-84 ; tableau n° 53, p. 846. 144. Voir supra. 145. Arrêtés gubernatoriaux des 25 mai 1857 et 6 décembre 1858, reproduits dans Recueil immigration, p. 32 et 38.


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comptant "à la remise du travailleur" et le reste en quatre annuités de même montant au cours des années suivantes146. Cette prime est toujours fixée ex ante, en fonction du nombre et du coût prévisibles des arrivées pendant la période considérée, et non pas ex post, sur la base des frais réels par année ou par convoi, et le chiffre prévu au budget n'est plus modifié par la suite, quel que soit l'état des réalisations effectives ; si les prévisions initiales sont dépassées, c'est la Caisse de l'immigration qui prend la différence à sa charge. Jusqu'en 1865, à l'époque du monopole, le montant de la prime est stipulé dans les différentes conventions conclues entre le ministre de la Marine, au nom et pour le compte de la Colonie, et les introducteurs147. A partir de 1866, c'est le Conseil Général qui fixe le montant remboursable par immigrant, en tenant compte non seulement du coût prévisionnel des futures introductions, mais également de la situation de la Caisse de l'immigration et de la plus ou moins grande aisance de sa trésorerie, ainsi que des autres recettes prévisibles ; une même prime peut donc parfaitement rester en vigueur pendant plusieurs années tant que la situation qui avait initialement justifié son montant n'a pas varié sensiblement. Sur l'ensemble de la période 1856-1884, les remboursements des engagistes constituent apparemment la première des recettes du budget de l'immigration, du moins telles qu'elles sont présentées dans les publications de la direction de l'Intérieur et reproduites dans le tableau n° 48. Mais on observe déjà que, avec 32,3 % seulement, ils n'occupent qu'une place relativement peu importante dans le financement total ; cette place est même plus réduite que celle occupée par l'ensemble des subventions publiques, métropolitaines + locales148, dont bénéficient pendant le même temps les planteurs pour "acheter" des immigrants (3.917.343 F contre 4.068.247). Ceci n'est pas pour nous surprendre. Au fond, les remboursements des engagistes constituent un reliquat ; c'est ce qu'il leur reste à payer faute d'avoir réussi à le faire payer par d'autres. Cette conception du financement de l'immigration transparaît très nettement à travers pratiquement tous les débats du Conseil Général pendant plus d'un quart de siècle. A ce titre, elle place le problème de la fixation et de l'évolution du montant de la prime payable par les engagistes au cœur même de la question politique fondamentale soulevée par ce financement : en définitive, qui paye pour l'immigration ? Cette question n'étant évidemment pas de celles qui peuvent être réglées en quelques lignes au détour de développements essentiellement techniques, nous y reviendrons beau146. Arrêté gubernatorial du 5 janvier 1863, publié dans GO Gpe, 13 janvier 1863. Bien qu'initialement de pure circonstance, ce texte va finalement demeurer en vigueur, dans son principe, jusqu'à la fin de l'immigration. 147. Voir supra, p. 725-727, et tableau n° 42. 148. Qu'il n'est pas illégitime de comptabiliser ensemble ici, dans la mesure où, comme nous l'avons vu, elles sont très complémentaires chronologiquement, les secondes ne devenant réellement significatives qu'après la suppression des premières.


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coup plus longuement dans la suite de ce chapitre149, une fois achevée la présentation générale des recettes.

c) Les centimes et décimes additionnels Ce sont des surtaxes affectées au financement de l'immigration qui viennent s'ajouter au droit principal de certains impôts normalement non destinés à cela. Ils sont votés par le Conseil Général. Leur montant ne dépasse jamais un "décime" (10 %) du taux des impôts sur lesquels ils sont assis. Ces centimes ou décimes additionnels contribuent de façon significative au budget de l'immigration, participant pour 16,6 % au total des recettes sur l'ensemble de la période 18561884 et surtout pour 23,0 % entre le moment de leur rétablissement, en 1874, et la fin de l'immigration, dix ans plus tard. Mais plus importante encore que ces chiffres est l'origine de cette recette, qui ne constitue en réalité qu'un transfert déguisé de la charge du financement de l'immigration sur la masse des contribuables au profit des planteurs. Clairement, elle a pour but de procurer à la Caisse des ressources supplémentaires sans augmenter la subvention du budget colonial ni les remboursements des engagistes ; la chose est même tellement évidente que, en 1880, lorsque survient le premier grand affrontement entre élus républicains et représentants des planteurs au Conseil Général, le directeur de l'Intérieur lui-même, pourtant tenu, de par la nature même de ses fonctions, à une certaine neutralité lors des débats, surtout s'ils sont virulents, n'hésite pas à l'affirmer discrètement mais clairement face à la droite de l'assemblée qui se refuse à l'admettre150. Il est d'ailleurs significatif que, après avoir été supprimés au milieu des années 1860, quand la Caisse de l'immigration nageait dans l'abondance, les décimes additionnels soient rétablis à partir de 1874, au moment où le solde créditeur de celle-ci s'amenuise rapidement et dangereusement151. L'évolution de la liste des droits additionnels ainsi levés, telle qu'elle apparaît à travers les indications portées dans les comptes définitifs de l'immigration, confirme bien ce qui précède. En 1856, tous les impôts sont concernés, y compris les droits de sortie sur les exportations de sucre et autres productions locales ; mais il s'agit probablement d'une faute d'inattention des planteurs dominant alors le Conseil Général, car, deux ans plus tard, l'assemblée locale a déjà supprimé la surtaxe sur ces droits ; les centimes ne sont plus levés que sur l'octroi de mer (frappant toutes les importations) et sur le droit de licence des cabarets (donc, indirec149. Voir infra, paragraphe suivant. 150. CG Gpe, SO 1880, p. 287, au sujet des décimes : "Si le service de l'immigration peut être suffisamment assuré au moyen des seules ressources … indiquées par la commission" (qui, composée majoritairement de républicains, propose notamment une élévation importante des remboursements des engagistes), "l'inscription au budget de ces allocations supplémentaires devient sans objet". 151. Voir tableau n° 49.


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tement, sur la consommation de rhum, cette boisson désastreusement populaire entre toutes). Puis en 1873, lors du débat sur le rétablissement des droits additionnels, l'administration propose d'en exempter les contributions frappant "les denrées soumises au droit de consommation et destinées aux besoins de l'alimentation", mais le Conseil Général, dans lequel les planteurs continuent de demeurer majoritaires, ne suit pas et décide de créer "un décime sur les impôts", sans autre précision152. Mais au cours des années suivantes, les engagistes d'immigrants et leurs partisans réussissent un nouveau "tour de passe-passe". Les indications portées dans les comptes définitifs de l'immigration entre 1874 et 1880 montrent que les décimes affectés au financement de celle-ci portent uniquement sur les "contributions diverses", une catégorie composite d'impôts pesant essentiellement sur les classes moyennes (patentes, taxes sur les maisons, etc) et les milieux populaires (octroi de mer, droits de consommation divers, dont celui sur le rhum, le plus "juteux" de tous). Mais inversement, les droits de sortie sur les exportations de "denrées du crû de la colonie" ne sont pas cités ici, ce qui signifie donc qu'aucun décime ne vient s'ajouter à leur montant ; nous ne savons pas comment on est parvenu à une telle situation. C'est seulement à partir de 1881, après que la majorité du Conseil Général ait basculé à gauche, que tous les droits additionnels perçus jusqu'alors en faveur de l'immigration sont supprimés et remplacés par un décime unique sur les droits de sortie sur le sucre et le café153. Mais il est alors bien tard, et l'institution n'a plus que quelques années à vivre ; finalement, pendant la majeure partie de la période d'immigration, c'est l'ensemble de la population guadeloupéenne, y compris dans sa fraction la plus pauvre, qui, à travers ces surtaxes, a été ainsi "invitée" à participer à un financement qui ne bénéficiait qu'à une toute petite minorité de quelques centaines de personnes.

f) Les autres recettes Nous sommes assez mal renseignés sur le contenu de cette rubrique. C'est notamment là que figure le produit des retenues opérées sur les salaires des immigrants africains pour financer leur futur rapatriement (dont on sait qu'il n'aura jamais lieu) et rembourser la Caisse de l'immigration du prix de leur "rachat" en Afrique payé à Régis154. On y trouve également les intérêts et dividendes provenant des placements faits par la Caisse pour valoriser ses liquidités excédentaires155. Mais tout ceci ne suffit pas pour expliquer l'importance de ces recettes "autres et diverses" certaines années, comme en 1856 ou entre 1869 et 1871, où elles représentent très largement plus de 10 % du total des ressources du budget de l'immigration. Il n'est peut-être pas impossible que, comme pour son homologue des dépenses, les chiffres por-

152. Sur tout ceci, CG Gpe, SO 1873, p. 82 et 134. 153. Ibid, SO 1880, p. 303. 154. Sur ces deux retenues, plus de précisions supra, chap. VI. 155. Actions de la Banque de la Guadeloupe, compte rémunéré à la Caisse des Dépôts, rentes d'Etats ; voir par exemple CG Gpe, SO 1867, p. 588.


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tés dans la colonne (6) du tableau n° 48 aient été un peu "arrangés" pour compenser les erreurs et omissions des autres postes.

3.2. L'équilibre des recettes et des dépenses a) Evolution générale des recettes

Tableau n° 49 EVOLUTION DES RECETTES ET BALANCE DU BUDGET DE L'IMMIGRATION

1856 1858 1861 1862 1863 1865 1866 1867 1868 1869 1870 1871 1872 1873 1874 1875 1876 1877 1878 1879 1880 1881 1882 1883 1884

Report en début d'exercice

Recettes de l'exercice

Dépenses de l'exercice

(1)

(2)

(3)

(4)

321.631 670.291 1.351.273 737.482 619.607 692.494 627.105 2.174.004 1.657.604 1.011.212 549.506 672.545 466.926 548.741 1.031.176 791.467 1.123.169 601.973 1.649.981 1.560.856 1.675.537 1.145.006 1.032.499 1.098.155 1.067.307

403.007 1.170.754 1.053.894 612.708 711.003 358.747 866.950 1.992.189 1.300.757 805.598 668.972 592.889 654.016 615.335 1.072.174 730.426 916.827 799.649 1.565.750 1.193.866 1.308.669 1.273.483 901.488 1.181.196 1.292.955

- 81.376 - 500.463 + 297.379 + 124.774 - 91.396 + 337.747 - 239.845 + 181.815 + 356.847 + 205.614 - 119.466 + 79.656 - 187.090 - 66.594 - 40.998 + 61.041 + 206.342 - 197.676 + 84.231 + 366.990 + 366.868 - 128.477 + 131.011 - 83.041 - 225.648

460.953 643.304

1.213.734 1.063.926

346.392 386.811 267.345 347.001 159.911 93.317 52.319 113.360 319.702

366.868 238.391 369.302 286.261

Soldes des Situation de la opérations de Caisse de l'immigral'exercice tion en fin d'exercice (5)

379.577 142.841

1.063.926

386.811 267.345 347.001 159.911 93.317 52.319 113.360 319.702 122.026

238.391 369.402 286.261 60.613

En Francs Années n.d. : données manquantes ou inutilisables Sources : les mêmes que tableau n° 45, p 738, plus CG Gpe, SO, 1867, p. 584-586, pour des chiffres du "disponible en début d'exercice" et "situation en fin d'exercice" des deux années 1865 et 1866.


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Ces chiffres proviennent des comptes définitifs de l'immigration publiés chaque année par la direction de l'Intérieur et/ou approuvés par le Conseil Général. Rappelons que ces documents, qui nous ont déjà servi à établir le tableau n° 46 des dépenses, donnent des chiffres de recettes (et de dépenses) effectives. Dans ses grandes lignes, l'évolution des recettes en longue période se déroule sensiblement sur le même rythme et décrit sensiblement les mêmes phases d'accélération et de ralentissement que celle des dépenses, examinée précédemment, et évidemment pour les mêmes raisons156. On retrouve ici, mais de façon moins nette à cause du caractère incomplet des données disponibles, le lent démarrage des années 1850 et le premier sommet du début de la décennie 1860, le "boum" de 1867 et 1868, quand il faut réparer les dégâts de l'épidémie de choléra, et enfin la lente montée de la période comprise entre le début des années 1870 et 1884, indispensable pour répondre à un mouvement équivalent des introductions, et donc des dépenses. Après 1885, il n'y a plus de chapitre spécifique pour les recettes de l'immigration, qui sont désormais éparpillées à travers tout le budget colonial général, mais nul doute que le total de celles, de moins en moins nombreuses, qui continuent à être perçues diminue, lui aussi, progressivement jusqu'à disparaître totalement avant ou pendant la guerre.

b) Un système nécessairement équilibré Il faut distinguer ici le court du long terme. A court terme, tout d'abord, il peut parfaitement se produire que les opérations d'un exercice donné, voire même de plusieurs exercices consécutifs, se soldent par un déficit, soit parce que, mal calculées au moment de l'établissement du budget prévisionnel, les recettes effectives se sont révélées insuffisantes157, soit en raison de l'apparition, le long de la filière migratoire, de difficultés renchérissant le coût des introductions158, soit encore en raison d'accidents imprévus159. Une telle situation n'est pas rare, puisqu'elle se rencontre à l'issue de 12 des 25 années qui sont portées dans le tableau n° 49. Sur le long terme, par contre, on constate que la situation nette de la Caisse de l'immigration en fin d'exercice est toujours positive. Au vrai, il ne peut, en tout état de cause, en être autrement, même lors des années pour lesquelles nous ne sommes pas renseignés, de par la 156. Voir supra. 157. Comme en 1858. 158. Ainsi les 253.000 F de pertes cumulées sur les deux années 1872 et 1873 sont la conséquence indirecte des excellentes récoltes en Inde depuis 1871 ; il y a très peu d'émigrants, ce qui augmente sensiblement le coût du recrutement de ceux qui arrivent aux Antilles. 159. Comme le choléra de 1865-66, dont les effets se lisent à travers le solde des opérations de la seconde de ces deux années.


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nature même des mécanismes institutionnels que nous avons examinés précédemment. Rappelons en effet que la Caisse, sur laquelle est branché le budget de l'immigration, n'est qu'un simple compte-courant du Trésor Public, qui, en tant que tel, ne peut normalement jamais être débiteur. Par conséquent, quand survient un déséquilibre entre recettes et dépenses, il doit nécessairement être comblé avant que le solde de ce compte atteigne le zéro, ce qui signifierait alors la suspension de toutes les opérations d'immigration. Si ce déséquilibre n'est que passager, l'administration puise dans les disponibilités accumulées au cours des exercices bénéficiaires précédents et placées en attente d'emploi ; formée initialement des 800.000 F provenant du reliquat non réclamé de l'indemnité de l'Emancipation, cette réserve est ensuite reconstituée au fur et à mesure de son utilisation. Mais si la Caisse tend à s'installer dans le déficit, il appartient alors au Conseil Général de trouver les recettes supplémentaires permettant d'écarter le risque de cessation des paiements ; ainsi en 1874 : après six années de baisse pratiquement ininterrompues du disponible, l'assemblée locale vote un décime additionnel sur les contributions diverses, grâce auquel l'équilibre est rétabli et la situation nette de la Caisse repart à la hausse dès l'année suivante. Tout ce qui précède, ainsi que la subvention automatique, pouvant aller jusqu'à 400.000 F par an pendant dix ans, votée par le Conseil Général en 1871, explique que, sauf pendant de relativement brefs passages à vide, la Caisse de l'immigration dispose en permanence d'abondantes disponibilités, dans lesquelles l'administration n'hésite jamais à puiser en cas de besoin pour boucher en catastrophe des "trous" apparus par ailleurs dans divers autres comptes publics. Ainsi à la fin de 1863, comme la situation nette de la Caisse est excédentaire de près de 1.300.000 F, le gouverneur annule une somme de 150.000 F encore due par le budget général comme "reste à payer" au titre de la subvention de 1860160. Trois ans plus tard, "à cause de la situation du Trésor local", l'administration se dispense de verser à la Caisse 275.000 F de subventions pourtant régulièrement votées par le Conseil Général pour les exercices 1864 et 1865, et qui sont finalement annulées comme recettes en 1866161. Puis, l'année suivante, la Caisse accorde des prêts, d'un montant total d'au moins 112.000 F, à diverses communes, dont celles-ci, dans l'incapacité totale de rembourser, sont immédiatement dégrevées162. De telles opérations se poursuivent pratiquement jusqu'à la suppression de la Caisse de l'immigration163, mais nous sommes malheureusement très peu renseignés sur leur ampleur. Le seul chiffre postérieur connu à cet égard date de 1882 : "la Colonie reste (alors) débitrice envers la Caisse … d'une somme de 230.000 francs" ; cela n'empêche pourtant pas le Con160. ADG, 5K 85, fol. 159, 15 décembre 1863. 161. CG Gpe, SO 1866, p. 494. 162. Ibid, SO 1867, p. 577 et 587. 163. Ibid, SO 1887, p. 673, à l'occasion du dernier grand débat acharné sur le financement de l'immigration, l'usinier Souques lâche à l'intention du directeur de l'Intérieur, qui s'oppose à ses demandes, cette phrase pleine de venimeux sous-entendus : "Je pourrais même, si je cherchais bien, vous faire constater que le service local a eu quelquefois recours à la Caisse de l'immigration sans lui restituer ensuite les sommes employées". Pas de réaction de la part du représentant de l'administration.


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seil Général de voter un prêt de celle-ci au service local pour un montant de 100.000 F, destiné à compléter le budget des Ponts & Chaussées164. C'est dire à quel point l'habitude de "pomper" les recettes de l'immigration pour un objet autre que celui auquel elles sont destinées est alors solidement ancrée chez les décideurs guadeloupéens ! Tout ceci, il est vrai, demeure tout de même assez théorique dans la mesure où, comme le fait remarquer "un membre" de l'assemblée locale à un moment où les interventions sont encore anonymes, "les fonds de l'une et l'autre (caisses, celle du service local et celle de l'immigration) se confondent et ont la même origine, et qu'il ne s'agit en définitive que d'un virement de la main droite à la main gauche"165.

c) Un équilibre perturbé par les dettes des engagistes Reprenons le tableau n° 49, et plus précisément la dernière colonne. Normalement, la situation de la Caisse de l'immigration à la fin d'un exercice donné devrait être égale au montant de ses disponibilités au début de celui-ci ± le résultat des opérations effectuées pendant ce même exercice. Or, en comparant les résultats de l'application de cette formule avec la situation effective de la Caisse telle qu'elle apparaît dans la colonne (5) du tableau, on constate qu'il "manque" 487.555 et 165.195 F en 1865 et 1869 respectivement, alors qu'inversement 148.318 F sont en trop en 1866. L'existence de ces différences nous empêche tout d'abord de calculer la situation nette de la Caisse pour les années où elle n'est pas connue, par rétropolation à partir de celles où elle est connue, parce qu'une situation comparable peut très bien se retrouver à la fin d'autres exercices sur lesquels nous ne sommes pas renseignés166. Mais surtout, elle nous incite à chercher à savoir d'où proviennent ces différences et où sont passées les sommes en question. La réponse se trouve dans l'endettement des engagistes envers la Caisse de l'immigration. Dans la situation financière catastrophique qui est la leur au lendemain de l'Abolition et au cours des deux décennies suivantes, jusqu'à leur expropriation finale par le Crédit Foncier

164. Ibid, SO 1882, p. 706-708. 165. Ibid, SO 1866, p. 495. Dans le même sens, ADG, 5K 85, fol. 159, 15 décembre 1863, rapport du directeur de l'Intérieur au Conseil Privé sur l'annulation d'une dette de 150.000 F du budget général à la Caisse de l'immigration : cette dette est "une sorte de fiction, puisque c'est à proprement parler une dette de la colonie envers elle-même, dette qui disparaît dans le chiffre bien supérieur des subventions annuelles fournies à l'immigration par le service local". 166. Par exemple pour 1868. Si la situation de la Caisse à la fin de l'exercice est bien égale à 346.392 F (= disponible au début de 1869) avec un résultat de 356.847 F, cela signifierait que la situation au début de 1868 était négative de 10.455 F. Or nous savons bien que c'est impossible puisqu'il s'agit d'un compte-courant du Trésor.


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Colonial167, l'immense majorité des propriétaires d'habitations-sucreries sont dans l'incapacité de payer à la Caisse les sommes qu'ils lui doivent, ou sinon pour une très faible proportion seulement de celles-ci. L'immigration vient à peine de commencer que, déjà, un premier arrêté gubernatorial doit être pris "pour rendre plus régulière" la perception du droit fixe d'enregistrement des contrats, que les planteurs se dispensent massivement de payer168. Mais il faut croire que ce texte s'avère très insuffisant car, moins de trois ans plus tard, il est exigé des engagistes bénéficiant d'avances de la Caisse de l'immigration qu'ils consentent à celle-ci une inscription hypothécaire ou qu'ils présentent "une caution solvable et solidaire" à titre de garantie169. Naturellement, ce système se révèle complètement illusoire170. On oblige alors les planteurs qui reçoivent des immigrants à souscrire "l'obligation d'en subir le retrait lorsque, après mise en demeure, ils n'auront pas satisfait aux termes du remboursement dans le délai de vingt jours"171. Puis, pour renforcer encore les sûretés dont dispose la Caisse, un texte postérieur172, définitivement inclus dans le droit local de l'immigration173, dispose que, désormais, pour recevoir les immigrants auxquels leur ordre d'inscription sur la liste des demandeurs leur donne droit, les futurs engagistes devront présenter au commissaire à l'immigration, outre l'obligation dont il vient d'être question, une quittance du Trésor Public "pour la portion des frais d'introduction remboursable immédiatement", et une autre, délivrée par l'Enregistrement, "pour le montant du droit fixe sur les contrats d'engagement". Ces mesures sont toutefois très éloignées d'atteindre leur but. Au milieu de 1865, avant même le déclenchement de l'épidémie de choléra, les planteurs, complètement asphyxiés par la terrible sécheresse de la campagne précédente174 et par la tendance longue à la baisse du

167. Ch. SCHNAKENBOURG, Disparition, p. 265-270, 275-277 et 281-282. 168. Discussion sur ce point et arrêté pris en conséquence, dans ADG, 5K 58, fol. 130-133, Conseil Privé du 3 avril 1855. 169. Arrêtés gubernatoriaux des 10 novembre 1857 et 10 février 1858 ; Recueil immigration, p. 3437. 170. Toutes les habitations sont déjà surchargées d'hypothèques, et celle de la Caisse ne viendrait qu'en Xème rang ; quant à des cautions solvables, où en trouver dans un pays sans capitaux où les faillites se multiplient ? 171. Arrêté gubernatorial du 14 décembre 1858 ; Recueil immigration, p. 40-41. Ce texte semble avoir provoqué dans le milieu des planteurs pas mal de remous, dont les débats au Conseil Privé ayant précédé son adoption conservent la trace, dans ADG, 5K 71, fol . 162-168. 172. Arrêté gubernatorial du 15 mars 1859 ; Recueil immigration, p. 47. 173. Il est repris pratiquement sans changement par l'art. 24 du grand arrêté local du 19 février 1861, qui demeure en application sur ce point jusqu'à la fin de la période d'immigration ; GO Gpe, 22 février 1861. 174. Voir bulletins agricoles dans ibid, 18 septembre et 17 novembre 1863, 24 mai, 14 juin et 22 juillet 1864, 24 février 1865. Les exportations de sucre de l'île tombent de 30.266 tonnes en 1863 à 15.906 l'année suivante, et ne remontent qu'à 24.456 en 1865 ; Annuaire de la Guadeloupe, 1931, p. 358, Tableau des denrées coloniales exportées depuis 1816.


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prix du sucre175, ont déjà accumulé 843.771 F d'arriérés de droits et d'annuités, dont 397.291 au titre de 1864 ; pour les empêcher de couler tout à fait, l'administration leur fait remise de cette dernière somme, n'exige le paiement que de 209.450 F, soit à peine le quart de leur dette totale, et sursoit à tout recouvrement pour le reste176. Mais cette affaire est un véritable gouffre sans fond. Moins d'un an après cette série de mesures, l'épidémie de choléra et la nouvelle chute de la production sucrière qui s'en suit177 font de nouveau bondir l'endettement des engagistes ; les arriérés de remboursement de primes et annuités passent de 370.207 F au 1er janvier 1866 à 663.191 à une date non précisée de la fin 1867, malgré un certain nombre de dégrèvements, dont le montant total n'est pas connu, accordés entre ces deux dates178. Finalement, comme, de toutes façons, la situation de ces débiteurs est tellement désespérée qu'ils n'ont plus aucune capacité de se libérer, l'administration finit par leur faire remise de la moitié de leur dette, sous réserve expresse du paiement de l'autre moitié avant la fin de 1868179. Ce sont ces multiples dégrèvements, ainsi que les renonciations aux créances que la Caisse de l'immigration pouvait détenir sur le Trésor colonial et sur les communes180, qui expliquent les bizarreries comptables constatées dans l'évolution de la situation financière de celle-ci dans la seconde moitié des années 1860. Au-delà, il semble que le problème de l'endettement des engagistes perde la plus grande partie de son acuité. Il y a à cela deux explications. En premier lieu, le plus gros des difficultés de la Caisse est passé, parce que la structure de la demande d'immigrants est en train de se modifier. Elle était jusqu'alors essentiellement le fait de propriétaires d'habitations-sucreries noyés dans des difficultés financières croissantes, et qui sont maintenant en cours d'élimination181. Elle provient désormais de plus en plus majoritairement des usines, pour la mise en culture de leurs domaines fonciers182 ; or, les usines, pour le moment, n'ont pas encore de problèmes financiers, ou tout au moins ces problèmes ne sont pas tels qu'ils les empêchent de payer à la Caisse de l'immigration les annuités qu'elles lui doivent. 175. Le cours de la "bonne quatrième" (la qualité normalement produite par les habitationssucreries) à Pointe-à-Pitre passe de 55,54 F par quintal sur la moyenne des années 1858-1861, aux alentours des 45 F en 1862, 1863 et 1865 ; il est de 60,66 F en 1864, mais le manque de production empêche les planteurs d'en profiter ; ibid, id°. 176. Sur toutes ces opérations, voir le long rapport du directeur de l'Intérieur Le Dentu au gouverneur Lormel, ainsi que l'arrêté pris en conséquence par celui-ci, dans GO Gpe, 22 août 1865. 177. Voir sur ce point le rapport du même au même, publiée dans ibid, 10 mai 1867. Les exportations de sucre, qui étaient remontées à 33.942 tonnes en 1866, une fois dissipé le plus gros des effets de la sécheresse, retombent à 22.759 t. l'année suivante. 178. CG Gpe, SO 1867, p. 584-589, rapport et discussion sur le budget de l'immigration pour 1868. 179. Arrêté gubernatorial du 7 mai 1868, publié dans GO Gpe, 12 mai 1868. 180. Supra, p. 767 181. Ch. SCHNAKENBOURG, Disparition, p. 280-291. 182. Sur cette évolution structurelle, infra, chap. X.


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La seconde raison de cette amélioration réside dans la prise de conscience par le milieu des planteurs qu'il n'est plus possible de continuer encore très longtemps dans la voie des anciens errements, sous peine de compromettre à terme la poursuite de l'immigration ellemême. En 1870, confrontée à une nouvelle demande de dégrèvement, la commission de l'immigration du Conseil Général refuse tout net d'y faire droit, invitant au contraire l'administration, maîtresse du déclenchement des poursuites, "de tout faire pour arriver au recouvrement de l'arriéré". Et le rapporteur expose ainsi les raisons qui ont conduit la commission à adopter une telle position, en rupture complète avec toute la politique antérieurement suivie par l'assemblée locale en ce domaine : "La commission s'est trouvée en présence d'une somme considérable de restes à recouvrer, non-valeurs pour la plupart ; situation fâcheuse, car il faut de l'immigration à tout prix, mais pour l'obtenir il en faut également le moyen … Or, la Caisse est appauvrie et se compose en grande partie de valeurs qui ne sont pas réelles. (Le rapporteur) en donne la preuve en citant les noms de quelques débiteurs qui sont morts ou dans l'impossibilité de payer"183. Et pour bien montrer qu'il s'agit effectivement de la mise en œuvre d'une nouvelle politique, et non pas d'un simple mouvement d'humeur, le Conseil confirme sa position deux ans plus tard en décidant qu'à l'avenir, il n'accordera plus aucun dégrèvement aux engagistes endettés envers la Caisse de l'immigration, même à ceux qui sont "dans une pénible situation pécuniaire", car ce serait ouvrir de nouveau la voie à une foule d'abus184. Et effectivement, il tient à peu près parole ; à partir de 1873185, pratiquement toutes les demandes de planteurs endettés sont quasi-systématiquement rejetées, à quelques rares exceptions près portant sur de très petits reliquats186. Compte tenu de ce qui précède, il n'est évidemment pas surprenant que le niveau de l'endettement des engagistes envers la Caisse de l'immigration diminue lentement entre la fin des années 1860 et le début de la décennie 1880. Au milieu de 1868, l'arriéré se monte à 330.000 F environ187 , il est descendu à 275.000 F à la fin de 1872188 et 189.883 F en 1880. Sur cette dernière somme, 31.193 F sont éliminés, "soit que les débiteurs aient été reconnus insolvables, soit qu'ils aient justifié de payements dont le bureau de l'immigration n'avait pas tenu

183. CG Gpe, SO 1870, p. 162-163. 184. Ibid, SO 1872, p. 172. 185. Ibid, SO 1873, p. 152. 186. Quelques centaines de F au grand maximum ; voir par exemple, ibid, SO 1878, p. 106-107, et SO 1880, p. 316. Inversement, lors de cette même session, le Conseil rejette une demande de dégrèvement de 4.000 F ; ibid, p. 314-315. 187. Le chiffre exact n'est pas connu. L'arriéré était de 663.000 F à la fin de 1867, puis l'administration fait remise de la moitié de la dette en mai de l'année suivante. 188. CG Gpe, SO 1873, p. 153, rapport de la commission des comptes de l'immigration.


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compte" (!?), 31.772 F sont "annulés par suite de recouvrements", et 86.576 F sont considérés comme irrécouvrables en raison de l'insolvabilité des débiteurs ; restent finalement 40.342 F de "créances susceptibles de recouvrement"189, dont 15.000 sont recouvrés au cours des deux années suivantes et le reste considéré "comme définitivement perdu"190. Au-delà, la question disparaît des archives et du débat public, mais il est clair que la dette des planteurs a pesé longuement sur la situation de la Caisse de l'immigration, à en juger par la lenteur avec laquelle elle est "éclusée" au cours de la décennie 1870. Sur un plan plus politique, cette succession de dégrèvements, de remises de dettes, de créances irrécouvrables et d'incohérences administratives, signifie aussi, en dernière instance, que pratiquement jamais tout au long de la période d'immigration, les engagistes n'ont intégralement réglé la part du financement de celle-ci mise à leur charge par les textes, et qu'il a donc fallu trouver ailleurs les recettes correspondantes. Une fois de plus, nous voici ramenés à la question fondamentale : qui paye ?

3.3. L'évolution de la politique de financement de l'immigration : qui paye ? a) Réalité des chiffres et pétitions de principe Tout au long des développements qui précèdent, nous avons vu émerger progressivement comme en filigrane ce qui constitue le problème central en matière de financement de l'immigration : la répartition de la charge entre les différentes composantes de la société guadeloupéenne. Le tableau n° 48 montre en effet que, sur l'ensemble de la période 1856-1884, les planteurs n'ont supporté directement et ès qualités que 44,1 % du coût total de celle-ci, à travers les droits sur les engagements et les salaires et les remboursements des primes d'introduction des immigrants. A ces deux recettes, on pourrait éventuellement ajouter les 1.115.018 F provenant des décimes additionnels perçus à partir de 1881 sur les droits de sortie sur les sucres et les cafés, comme le réclame Ernest Souques, grand bénéficiaire et grand défenseur de l'immigration191. Admettons cette revendication, quoiqu'elle soit repoussée par l'administration et par les adversaires de l'Usine, mais même ainsi, cela ne fait finalement que 53,2 % du coût total à la charge des engagistes. Cela veut donc dire a contrario que l'autre moitié, en chiffres ronds, de ce coût a été supportée par des catégories d'agents n'ayant pas bénéficié, au moins directement, de l'immigration : la masse des contribuables guadeloupéens pour 37,4 %, à travers la subvention du budget colonial et les centimes et décimes additionnels jus-

189. Ibid, SO 1880, p. 241, rapport de la commission spéciale sur la question, et p. 318-319, quelques précisions complémentaires données par le directeur de l'Intérieur. 190. Ibid, SO 1882, p. 699, intervention Auguste Isaac et réponse du chef du service de l'immigration. 191. CG Gpe, SO 1887, p. 673-675.


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qu'en 1880, le contribuable métropolitain pour 3,6 % dans le tableau, en réalité probablement davantage, par l'intermédiaire des subventions du ministère de la Marine, et même les immigrants africains pour une toute petite proportion provenant des retenues opérées sans contrepartie sur leurs salaires et qui sont incluses dans la colonne des autres recettes. Mais pour les planteurs, cette façon de compter est inadmissible. Pour eux, l'immigration est bénéfique à toute la Guadeloupe et, dans l'intérêt général, il convient donc de la favoriser le plus possible, notamment en allégeant les charges pesant sur les engagistes. Formulée avant même l'arrivée des premiers immigrants dans l'île192, cette pétition de principe est ensuite répétée, ressassée, martelée inlassablement pendant toute la période d'immigration, et selon un mode qui va crescendo. Dans les décennies 1850 et 1860, quand l'introduction d'immigrants bénéficie d'un consensus unanime dans les milieux dirigeants, l'affirmation est proférée comme un évidence qui n'a pas besoin d'être démontrée193 ; puis à partir de la fin des années 1860, quand cette belle unanimité commence à s'effriter194, le propos se précise et s'affine195, 192. ADG, 5K 56, fol. 89, Conseil Privé du 13 juillet 1854, intervention Bonnet : "L'intérêt des grands propriétaires est aussi celui de tous". 193. CG Gpe, SO 1854, p. 79-80, rapport de la commission de l'immigration : "L'immigration est une entreprise d'utilité publique qui profite à chacun en particulier et au pays en masse" ; il faut donc n'imposer aux planteurs "qu'un faible déboursé" ; SO 1859, p. 242, la même : "Ces bras qui vont développer la prospérité générale doivent être payés par la colonie toute entière" ; il faut donc "alléger le fardeau" pesant sur les engagistes "pour le faire supporter plus équitablement par toute la colonie" ; SO 1862, p. 187, la même : "De tous les intérêts publics, l'immigration est aujourd'hui le plus considérable … Nul sacrifice ne nous coûtera pour la développer" ; SO 1863, p. 220 : "Un membre" estime que l'objectif à atteindre en matière de financement de l'immigration est la prise en charge intégrale par le budget colonial ; "il faut arriver, dût-on verser une subvention d'un million dans la caisse de l'immigration, à exonérer entièrement l'agriculture des charges qui l'accablent" ; SO 1866, p. 486, commission de l'immigration : "L'immigration est une charge publique … On ne peut aucunement considérer celui qui en use comme jouissant d'une faveur ou d'un avantage particulier" ; il faut donc alléger le plus possible les charges pesant sur les engagistes ; SO 1867, p. 579, le directeur de l'Intérieur : "L'immigration est un service public". 194. Voir infra, p. 778-782. 195. Ibid, SO 1870, p. 153-154, rapport de la commission de l'immigration : "L'immigration s'impose comme une question de vie ou de mort. Tous sans exception nous sommes intéressés à la production du sucre … Le grand propriétaire trouve dans l'introduction des travailleurs étrangers les bras nécessaires à la culture de ses vastes domaines ; le commerce (est) intéressé directement à la production de sucre, seule denrée qui facilite l'échange sur une grande échelle ; les ouvriers trouvent dans le travail des usines, impossible sans l'immigration …, l'emploi … et l'épargne ; les petits propriétaires …, grâce à ces mêmes usines, ont le placement avantageux de leurs produits". Tout cela n'est possible que grâce à l'immigration. SO 1871, p. 282, conclusion du rapport de la commission financière sur un projet d'emprunt pour la reconstruction de Pointe-à-Pitre, détruite quelques mois plus tôt par un incendie, et divers travaux d'équipement de l'île : "Un jour … la Guadeloupe régénérée, avec son télégraphe électrique, ses chemins de fer, ses bateaux à vapeur, ses usines, ses villes, son port … sera bien nommée la perle des Antilles. Mais pour que toutes ces richesses ne soient pas un rêve, il faut continuer d'augmenter nos récoltes, il faut l'immigration". SO 1873, p. 8, discours d'ouverture du gouverneur Couturier, grand défenseur des colons et de leurs revendications : sans l'immigration, "le revenu public s'évanouirait, le commerce verrait ses opérations languir …, le travail ne serait plus sollicité par l'industrie, le capital s'éloignerait d'une terre qui ne lui rendrait plus ses avances, les mille canaux par lesquels circulent l'activité, le bien-être et la richesse se dessécheraient …, la misère et l'ignorance (s')étendraient …, et le pays, voué à une rapide décadence, reculerait au rang de ces misérables contrées qui, jadis prospères, ne fournissent plus à leurs habitants qu'une chétive subsistance" (Haïti ?).


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mais sans changer d'un iota sur le fond196 ; enfin, au début des années 1880, lorsque l'ensemble du mode antérieur de financement de l'immigration est directement remis en cause par la nouvelle majorité républicaine du Conseil Général, les représentants des planteurs, Ernest Souques en tête, développent encore et toujours la même idée, mais, désormais, dans des interventions longuement et talentueusement argumentées197. Evidemment, sous sa forme la plus extrémiste d'une revendication de la gratuité totale, la demande des planteurs n'a aucune chance d'aboutir198. Par contre, leur action inlassable auprès des pouvoirs publics aboutit bien, finalement, à exercer une continuelle pression à la baisse sur la part du coût de l'immigration laissée à leur charge, et au-delà à faire financer une fraction très importante de celui-ci par les fonds publics, donc par l'ensemble des contribuables guadeloupéens. Pendant toute la période que dure l'immigration, par conséquent, la principale question que soulève la politique de financement de celle-ci est de savoir comment faire payer les engagistes. C'est là l'objet d'une longue bataille de trente ans pour passer progressivement de la quasi-gratuité des premiers temps à la prise en charge intégrale des frais par les bénéficiaires du dernier convoi.

b) Le temps de la "bonne immigration" (1854-1856) Au cours des trois premières années de l'immigration, tous les responsables de celle-ci en Guadeloupe s'accordent pour alléger le plus possible les charges pesant sur les engagistes, afin de favoriser son démarrage. Le tout premier convoi de travailleurs étrangers arrivé dans l'île, celui des Madériens introduits par Mahuzié en 1853-54, est même entièrement gratuit

196. Nombreux propos et interventions dans le même sens que ceux reproduits à la note précédente, et souvent dans les mêmes termes, dans ibid, SO 1874, p. 431-432 ; SO 1875, p. 101-102 et 113-117 ; SO 1876, p. 179-180 ; SO 1877, p. 83 ; SO 1878, p. 76, 97-98 et 171-173. 197. Voir, infra, chap. XX. 198. ADG, 5K 56, fol. 89, Conseil Privé du 13 juillet 1854 : le directeur de l'Intérieur Husson, qui n'est pourtant pas le dernier à soutenir les planteurs, n'hésite pas à affirmer à ce sujet : "Il ne faudrait pas habituer les habitants à l'idée qu'ils peuvent se procurer des travailleurs indiens à moins de 170 à 175 F" ; CG Gpe, SO 1854, p. 79, rapport de la commission de l'immigration : faire payer modérément les engagistes permettra d' "éloigner des entreprises agricoles hasardeuses et sans valeur auxquelles donnerait naissance une immunité complète" ; SO 1867, p. 539, alors que les ressources de la Caisse sont tellement abondantes que certains planteurs la verraient volontiers prendre en charge tous les frais, la commission de l'immigration n'hésite pas à répondre : "Si l'immigrant est livré gratuitement, n'est-il pas à craindre que l'on ne tienne pas assez compte de services qui ne vous auront rien coûté. Un immigrant de moins, qu'importe ! On en demande un autre, il est remplacé sans frais. Il faut que le propriétaire tienne aussi à son engagé, par la peine qu'il trouve à se le procurer et celle qu'il éprouvera à le remplacer".


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pour eux, puisqu'il est subventionné intégralement par l'Etat199. Aussi quand, quelques mois plus tard, le capitaine Blanc commence ses opérations d'émigration indienne vers les Antilles, les planteurs réclament comme une chose tout à fait normale que la Colonie les subventionne de nouveau massivement pour les aider à payer la part des frais d'introduction laissée à leur charge200. Le gouverneur Bonfils n'est pas très "chaud", craignant manifestement de créer un précédent dangereux201, mais il finit par céder aux pressions insistantes des membres colons de son conseil privé et accepte que le budget colonial prenne en charge la majeure partie de la prime payable par les engagistes ; au total, ceux-ci ne paient donc que 20 % du coût total de l'introduction des immigrants de l'Aurélie202. En principe, cette décision est expressément limitée à ce seul convoi et ne saurait constituer un précédent pour l'avenir203. Mais sur un sujet pareil, les mauvaises habitudes sont vite prises. A la fin de 1854, lorsqu'il examine son premier budget de l'immigration, le tout nouveau Conseil Général, rétabli depuis quelques mois seulement, n'envisage pas un instant de faire participer les planteurs aux frais d'introduction des 10.000 immigrants qu'il demande pour les quatre prochaines années. Mais comme son état prévisionnel est fortement déséquilibré, il fait alors la supposition "que les fonds du service local nous viendront en aide en temps opportun, et il compte sur eux pour la somme qui manque", inscrivant sans hésiter 543.000 F de subvention coloniale parmi les recettes éventuelles "pour rétablir l'équilibre" ; on comprend après cela que la commission de l'immigration puisse s'exclamer, en conclusion de son rapport : "C'est là de la bonne immigration, de l'immigration possible pour tous et, on ne saurait trop le répéter, utile à tous !"204. Le ministère n'est pas du tout d'accord avec cette façon de procéder. Pour lui, il est évident que les engagistes guadeloupéens doivent participer davantage au coût de l'immigration et supporter une partie au moins de la prime d'introduction des immigrants, à l'instar de ce qui se fait déjà à la Martinique et à la Réunion205. Mais il se heurte alors au sénatus-consulte du 3 mai 1854 et aux pouvoirs budgétaires étendus que celui-ci attribue au Conseil Général, qui est rendu maître de fait de la plupart des dépenses d'intérêt local et des taxes nécessaires pour les acquitter206 ; le financement de l'immigration entre directement dans ce domaine de 199. Voir supra. 200. Sur tout ce qui suit, ADG, 5K 56, fol. 87-91, Conseil Privé du 13 juillet 1854, et fol. 110-122, 4 août 1854. 201. "Si l'immigration est aussi nécessaire qu'on le dit, elle doit progresser et s'étendre d'ellemême avec une protection modérée". 202. Rappelons que le décret du 27 mars 1852 réglementant les opérations du capitaine Blanc accordait à celui-ci une prime de 500 F par adulte débarqué aux Antilles et 300 F par non-adulte, payable pour moitié par l'Etat et pour moitié par les engagistes ; Recueil immigration, p. 14-15. La Colonie paiera 150 F par adulte et 90 F par non-adulte. 203. ANOM, Gua. 186/1138, Bonfils à M. Col., 18 juillet 1854. 204. Sur tout ce qui précède, CG Gpe, SO 1854, p. 80-82 et 85, rapport de la dite commission. 205. ANOM, Géné. 141/1202, M. Col. à gouverneur Gpe, 7 février 1855. 206. Texte dans GO Gpe, 5 juin 1854.


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compétence. Par conséquent, tant que l'assemblée locale n'a pas modifié son point de vue, le coût pour les planteurs des Indiens introduits par la CGM en vertu de sa convention de 1855 avec le ministère207 se limite, indépendamment du remboursement des avances faites par elle en Inde, à 85 F exigibles directement des engagistes par l'introducteur, plus 30 F de droit fixe d'enregistrement des engagements, plus 37 F pour l'intégralité du droit proportionnel sur les salaires ; ensemble 152 F, soit 45 % seulement de la prime totale de 335 F prévue par la convention. Tout le reste du financement est pris en charge par les subventions publiques et par les centimes additionnels, baptisés pour la circonstance "taxe de l'immigration" ; on voit sur le tableau n° 48 qu'aucun remboursement supplémentaire n'est exigé des engagistes en 1856.

c) Un rééquilibrage brutal (1857-1865) A partir de 1857, les planteurs, au moins les plus lucides d'entre eux, commencent à prendre conscience qu'il n'est plus possible de persévérer encore très longtemps dans la politique suivie jusqu'alors, et que, à continuer dans cette voie, c'est l'immigration elle-même qui est menacée, faute de disposer de suffisamment de ressources pour la financer. Cette évolution se déroule en deux temps. C'est tout d'abord à propos du contrat Régis qu'elle débute. Saisi de la possibilité de recourir à cette nouvelle source de main-d'oeuvre, le Conseil Général est bien obligé de se poser la question du financement de la future immigration africaine ; peut-être même y est-il contraint par le ministère. Nous ne savons pas bien ce qui se dit à ce sujet lors de la session extraordinaire de mai 1857 au cours de laquelle est examiné le projet208, mais il est certain toutefois que la nécessité de modifier le système se fait très vite sentir, comme le montre l'un des "considérant" de l'arrêté gubernatorial du 25 de ce même mois, pris en conséquence et en application des délibérations des jours précédents de l'assemblée locale. "Considérant qu'en gardant à sa charge toutes les dépenses d'introduction et de rapatriement moins une somme de 85 francs, comme elle l'a fait pour les premiers essais d'introduction, la Caisse de l'immigration arriverait prochainement à avoir tari, pour le profit de quelques-uns seulement, des ressources qui proviennent, soit de la subvention de l'Etat, soit de la contribution de tous les citoyens, et qui, dès lors, doivent être réparties entre le plus grand nombre possible d'engagistes …."

207. Convention avec la maison Le Campion & Théroulde du 13 janvier 1855, à laquelle est substituée la CGM en décembre ; Recueil immigration, p. 116-118. 208. Le p. v. imprimé de cette session ne nous est pas parvenu, et les extraits des délibérations conservés dans ANOM, Gua. 189/1146, ne concernent pas le problème du financement.


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Et dans la foulée, il ordonne que la prime de 300 F payée à Régis par la Caisse sera remboursée intégralement par les engagistes à raison de 100 F comptant et deux annuités de 50 F au cours des deux années suivantes, et le surplus par le droit fixe d'enregistrement et le droit proportionnel sur les salaires. Le texte va même plus loin puisqu'il se penche également sur le financement de l'immigration indienne, bien qu'il n'ait pas du tout été question de celle-ci lors de la réunion du Conseil Général. Sans doute le gouverneur Touchard sent-il que le moment est favorable pour faire payer les planteurs, mais il avance toutefois très prudemment, n'exigeant pour le moment, outre les 152 F qu'ils payaient déjà, que deux annuités de 50 F chacune pour leur part de remboursement de la prime payée à la CGM, qui se monte toujours à 335 F209 ; il ne reste plus alors que 83 F à la charge de la Caisse de l'immigration210, et les engagistes supportent désormais 75 % du coût de l'introduction des Indiens. C'est la fin de l'immigration à bon marché en Guadeloupe. On voit sur le tableau n° 48 les effets de cet arrêté : en 1858 interviennent les premiers remboursements des engagistes. Mais il apparaît aussi que cela n'est pas suffisant ; ces remboursements ne représentent à peine que le quart des recettes de l'année, et surtout l'exercice se termine sur un énorme déficit de 500.000 F, le plus important de toute la période d'immigration (Tableau n° 49). Plus préoccupante encore est l'évolution prévisible de la situation à court et moyen terme. A la fin de l'année, quand elle établit les perspectives, notamment financières, de l'immigration pour les trois prochaines campagnes, la commission ad hoc du Conseil Général est affolée par le déséquilibre prévisible entre les dépenses et les recettes futures ; il va falloir financer non seulement l'introduction des Africains par Régis, mais aussi l'expérience d'immigration chinoise confiée à la CGM et surtout la nouvelle convention conclue le 22 juin 1858 avec cette même société, qui prévoit d'accroître assez sensiblement le nombre d'Indiens transportés chaque année par elle aux Antilles. Or, même en tenant compte des modifications apportées par l'arrêté du 25 mai 1857, les ressources correspondantes n'existent pas. C'est à une révision déchirante du système de financement de l'immigration qu'invite alors la commission : "Il est clair que si vous ne vous hâtez pas de proposer le changement des conditions de l'immigration, elle cessera … La colonie manquera forcément à ses engagements … Il faut faire ici ce qui se fait à la Réunion et à la Martinique. Les bases de votre système doivent être renversées. C'est le propriétaire, dont les revenus augmentent par les bras que l'immigration lui procure, qui doit en supporter les frais. Le budget de la colonie ne peut raisonnablement fournir qu'une subvention.

209. Sur tout ce qui précède, arrêté gubernatorial du 25 mai 1857 "qui détermine le concours de la colonie dans l'introduction de travailleurs étrangers", reproduit dans Recueil immigration, p. 31-32. 210. Voir à ce sujet le tableau préparé par la direction de l'Intérieur et reproduit dans ADG, 5K 67, fol. 125, Conseil Privé du 10 novembre 1857.


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L'opinion émise quelques fois … de toujours faire de l'immigration une charge de la colonie n'a pas rencontré de contradicteurs parce que le moment de la repousser n'était pas encore venu. Tant que l'immigration se bornait à consommer les centimes additionnels du budget local et la subvention de la métropole, il n'y avait pas à y prendre garde … Mais aujourd'hui, elle … menace d'engloutir toutes les ressources du budget pour un bon nombre d'années et de nous laisser … avec des routes inachevées, des hôpitaux et des hospices qui … (n'en) ont que le nom, des communes sans église et sans école, beaucoup de pauvres sans assistance. Les sacrifices publics doivent donc s'arrêter" 211. Adoptées difficilement par le Conseil en séance plénière après un débat houleux212, les propositions de la commission sont reprises immédiatement par l'arrêté gubernatorial du 6 décembre 1858, qui met désormais à la charge des engagistes l'intégralité de la prime accordée aux introducteurs d'immigrants213. En principe, ce régime demeure en vigueur jusqu'à la fin du monopole de la CGM, en 1865, mais l'administration n'hésite toutefois pas à moduler son application en fonction de considérations particulières propres à chacune des différentes immigrations et à leurs interactions mutuelles. Ainsi en 1860, la prime exigible pour les Indiens est diminuée de 31,50 F tandis que celle des Africains est accrue d'un montant équivalent, afin de les "égaliser"214 ; ou encore, l'année suivante, il est fait remise aux engagistes des immigrants chinois arrivés en 1859 des deuxième et troisième annuités encore dues à la Caisse de l'immigration, afin de leur éviter de supporter plus longtemps les frais de cette expérience ratée215.

d) L'offensive des planteurs pour l'abaissement des charges (1866-1876) Naturellement, les planteurs n'acceptent pas sans broncher de devoir, sauf, en quelques rares circonstances, supporter seuls la totalité des frais d'introduction des immigrants. Une première tentative en vue d'obtenir un allégement des sommes à rembourser à la Caisse échoue en 1860216, mais ce n'est que partie remise.

211. Sur tout ce qui précède, voir CG Gpe, SO 1858, p. 259-273 ; la citation est aux p. 270-271. 212. Ibid, p. 115-122. 213. Recueil immigration, p. 38. 214. Au début de 1860, au plus fort de l'engouement des planteurs pour l'immigration africaine, le "prix" de l'Indien est plus élevé de 63 F que celui du Congo, ce qui a pour conséquence de ralentir considérablement le placement des convois arrivés de Pondichéry. Pour mettre un terme à cette situation, qui menace l'avenir même de l'immigration indienne, mais sans pour autant grever la Caisse, l'arrêté du 18 février 1860 décide d' "égaliser" les deux primes à 316 F (hors droit fixe d'enregistrement et proportionnel sur les salaires) en abaissant le montant de la première et en diminuant celui de la seconde d'une même somme de 31,50 F ; ibid, p. 67-68. 215. Avis publié dans GO Gpe, 16 avril 1861. 216. CG Gpe, SO 1860, p. 187-198, et ADG, 5K 77, fol. 168-174, 9 janvier 1861.


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En effet, à partir de 1866, la fin du monopole de la CGM et le recours à la concurrence pour le recrutement et le transport des immigrants font cesser la pratique des "prix" fixés conventionnellement à l'avance. Les frais d'introduction des Indiens varient d'une année et d'un convoi sur l'autre. Ceci se répercute sur le mode de fixation de la part de la prime remboursable par les planteurs. Désormais, celle-ci ne consiste plus qu'en un seul chiffre global, incluant tous les droits, et dont le montant ne dépend plus ex ante du coût total, déjà fixé, de l'introduction, mais ex post du solde disponible de la Caisse de l'immigration, de l'évolution prévisible de ses autres recettes au cours d'une période future plus ou moins longue, et des choix de politique budgétaire faits par le Conseil Général217. Cette nouvelle situation incite les partisans d'un abaissement des charges de l'immigration à reprendre leur offensive218. La conjoncture s'y prête tout particulièrement. Il faut combler le plus rapidement possible les vides creusés dans les ateliers par l'épidémie de choléra de 1865-66219 ; la terrible famine de 1866-67 en Inde "rend les indigènes mieux disposés à accepter les engagements qu'on leur offre"220 et permet d'envisager un abaissement très important des frais d'introduction ; enfin, la situation financière de la Caisse de l'immigration est excellente et sa trésorerie abondante. Pour parvenir à leurs fins, les représentants des planteurs à l'assemblée locale commencent par placer très haut la barre de leurs exigences. Ils réclament tout d'abord que le droit proportionnel sur les salaires, fixé forfaitairement par l'administration à 37 F par immigrant, soit ramené à 20 F afin de tenir compte de tous ceux qui ne font pas la totalité des jours de travail portés par leur contrat, pour cause de maladie ou de décès prématuré221. Et surtout, par une lecture a minima de l'article 1er du décret du 13 février 1852, ils considèrent qu'il n'y a "aucune obligation légale pour l'engagiste à concourir aux charges d'introduction des travailleurs", et ils demandent en conséquence une très importante réduction du montant de la prime exigée d'eux222. Il faut que le directeur de l'Intérieur, qui craint "la ruine de la Caisse de l'immigration", s'engage très fortement contre ces revendications pour les empêcher d'aboutir.

217. Tout ceci apparaît très nettement à travers le grand débat que le Conseil Général consacre à ce problème de la prime, lorsque, après la fin du monopole de la CGM, il lui faut impérativement choisir un nouveau système de paiement des frais d'introduction des immigrants dans une situation de concurrence ; CG Gpe, SO 1866, p. 486-499. Sauf indication contraire, tout ce qui suit provient de cette source. 218. Voir à ce sujet l'article "Revue du mois", publié dans le n° du 11 juillet 1866 du Commercial, le porte-parole des planteurs modernistes sous le Second Empire. 219. En tout, 932 immigrants sont décédés, dont 555 Africains, 374 Indiens et 3 Chinois ; tableau publié par Dr WALTHER, Rapport, p. 270. 220. Selon le délicat propos du directeur de l'Intérieur Le Dentu. 221. Voir supra. 222. "Les émigrants … qui seront engagés dans les colonies pourront y être conduits, soit aux frais, soit avec l'assistance du Trésor Public ou des fonds du service local". Le texte ne cite certes pas les bénéficiaires parmi les sources potentielles de financement de cette immigration, mais l'emploi des termes "pourront" et "assistance" rend évidemment la chose parfaitement possible.


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Soutenu par plusieurs conseillers qui n'ont pas recours à l'immigration et partagent ses préoccupations quant au financement futur de celle-ci223, il parvient finalement à limiter l'abaissement de la part remboursable de la prime de 415 F par adulte ou équivalent, niveau auquel elle était demeurée fixée depuis 1858, à 200 F224. Il faut croire que cette décision est loin de donner satisfaction aux espérances initiales de ceux qui l'avaient suscitée, à moins que, même satisfaits, ils essaient de faire triompher la politique du "toujours plus", mais l'offensive pour l'abaissement des charges reprend dès la session suivante. Mais cette fois, elle échoue totalement. Les planteurs ne parviennent pas à faire réduire leur prime à 100 F225, puis ils développent en vain de subtiles arguties pour essayer de faire admettre à l'administration que l'expression "renouvellement des engagements" ne signifie pas la même chose que "rengagement", ce qui leur permettrait alors de se faire exempter du droit d'enregistrement lorsque les immigrants prolongent leur contrat226. Est-ce la conséquence de cet échec ? En tout cas on n'entend plus parler d'abaissement des charges pendant deux ans. Pire même, au début de la décennie 1870, quand ils relancent le débat sur le sujet, ils essuient une série d'échecs cuisants. Successivement, en 1870, le Conseil Général vote "à une grande majorité" le principe que l'administration pourra désormais refuser de confier des immigrants aux propriétaires débiteurs envers la Caisse de l'immigration pour des opérations antérieures227 ; puis il refuse d'accorder des dégrèvements pour arriérés d'annuités aux planteurs endettés228, refus qu'il renouvelle expressément deux ans plus tard229 ; enfin, il repousse un projet visant à affecter au financement de l'immigration la moitié des droits de sortie perçus sur les exportations des productions locales230. L'année suivante, les représentants des planteurs subissent un nouveau revers, encore plus lourd de conséquences : pour rétablir la situation financière de la Caisse, fortement compromise par l'abaissement à 200 F de la prime, au début de 1867, l'assemblée locale décide de rétablir celle-ci à 300 F ; en contrepartie toutefois, elle vote le principe d'une subvention à l'immigration de 4 millions, payable par annuités de 400.000 F, ce qui garantit à la Caisse une pérennité certaine de ses ressources pendant les dix prochaines années231.

223. "Un membre ne peut comprendre comment une caisse pourra subsister si (elle) vend 200 francs ce qui lui (en) aura coûté 300". 224. Sur tout ce qui précède, CG Gpe, SO 1866, p. 489-498. 225. Ibid, SO 1867, p. 538-543. 226. Ibid, p. 573-577 ; le Conseil Général vote initialement la mesure proposée, mais le gouverneur refuse de donner suite à une décision qu'il estime contraire au décret du 13 février 1852 ; les engagistes n'osent pas soutenir un procès et l'affaire en demeure là. 227. Ibid, SO 1870, p. 148-152. En fait, ce vote restera lettre morte, le gouverneur n'ayant pas, par la suite, pris l'arrêté local le rendant exécutoire. 228. Ibid, p. 162. 229. Ibid, SO 1872, p. 172. 230. Ibid, SO 1870, p. 155-170. 231. Ibid, SO 1871, p. 283-289.


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Nullement découragés, les partisans de l'abaissement des charges repartent à l'assaut deux ans plus tard ; jusqu'à la fin de la décennie 1870, le problème du partage du coût de l'immigration fait l'objet, à pratiquement chaque session du Conseil Général, d'une mêlée confuse dont les résultats varient en fonction du degré de mobilisation de chacun des deux camps s'affrontant sur ce problème, portes-parole des engagistes et élus républicains, ainsi que des majorités variables que l'administration parvient à réunir pour contrer les prétentions excessives des planteurs. Dans l'ensemble toutefois, même si l'immigration en tant que telle n'est encore formellement remise en cause par personne dans les milieux politiques guadeloupéens, le consensus unanime dont elle bénéficiait jusqu'alors tend à s'effriter et la cause de l'allégement des charges est maintenant plutôt sur la défensive232. Tout ceci explique l'évolution heurtée du débat entre partisans et adversaires des engagistes et les décisions parfois contradictoires prises d'une année sur l'autre par l'assemblé locale pendant toute cette période, mais finalement, sur le moyen terme des années 1873 à 1879, aucun des deux camps ne parvient réellement à imposer définitivement son point de vue. Pourtant, les grands propriétaires croyaient bien avoir marqué un avantage décisif en 1873 et au début de 1874 en obtenant du Conseil une série de votes allant entièrement dans le sens de leurs revendications : 1) Abaissement à 250 F de la prime des engagistes, et fixation de celle-ci, à l'avenir, "au maximum à 50 % du prix de revient de l'immigrant" ; 2) Classement de la subvention à l'immigration parmi les dépenses obligatoires du budget colonial, et fixation de son montant annuel minimum à 500.000 F233 ; 3) Affirmation du principe que, "à moins de circonstances extraordinaires, la part à exiger des engagistes dans les dépenses d'introduction des travailleurs ne sera pas augmentée"234. C'est peu dire que ces votes ne rencontrent pas l'approbation de l'administration235 ; elle va faire tout ce qui est légalement en son pouvoir (et même un peu au-delà) pour ne pas les appliquer. Seul point de satisfaction des planteurs : la prime est effectivement abaissée à 250 F par adulte, et demeure fixée par la suite à ce niveau jusqu'en 1880. Pour tout le reste, c'est l'échec. S'agissant tout d'abord des dépenses obligatoires, les deux directeurs de l'Intérieur qui gèrent successivement cette affaire, Gilbert-Pierre et Mazé, jouent tout en finesse. Après avoir rappelé que le Conseil Général ne peut émettre qu'un vœu sur ce point, parce que le classe232. Nous reviendrons plus longuement sur cette évolution de l'opinion publique guadeloupéenne au sujet de l'immigration, ainsi que sur le contexte politique général dans lequel elle s'inscrit, dans notre chap. XX. 233. CG Gpe, SO 1873, p. 134 et 156-159. 234. Session extraordinaire de Janvier 1874. Le p. v. imprimé de cette session ne nous est malheureusement pas parvenu. Nous ne connaissons ce vote que par le rappel qui en est fait dans le rapport de la commission de l'immigration, lors de la session ordinaire suivante ; ibid, SO 1874, p. 433. 235. Ibid, p. 10, discours d'ouverture de la session par le gouverneur : "Il est évident que, avec les ressources dont nous pouvons disposer pour l'immigration, la colonie recevrait un plus grand nombre de travailleurs si la quote-part de l'engagiste dans les frais de recrutement et de transport n'était pas réduite outre mesure".


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ment des dépenses des budgets coloniaux entre obligatoires et facultatives relève de la loi, le premier avertit que cela risque d'être long, en raison des hésitations du ministère "à saisir l'Assemblée Nationale d'une proposition de cette nature"236, et il profite de l'expectative dans laquelle se trouve le Conseil pour lui arracher un vote demandant que les dépenses de protection des immigrants soient rangées également parmi les dépenses obligatoires237. Puis l'année suivante, après que le ministère ait fait connaître très sèchement son refus pour les dépenses d'introduction238, son successeur parvient à convaincre l'assemblée locale, non seulement de renoncer à ses votes précédents sur ce point, mais même de confirmer celui sur les dépenses de protection des immigrants239. C'est en 1876 que se situe la dernière tentative des planteurs pour faire diminuer les charges de l'immigration, en réclamant une fois de plus l'abaissement de la prime à 200 F, mais leur demande est repoussée 240. Cet échec scelle définitivement la fin de leurs prétentions en ce domaine.

e) Vers la prise en charge intégrale du coût de l'immigration par ses bénéficiaires (18781888) A partir de 1878 commence la contre-offensive des élus républicains pour faire supporter une part croissante des coûts de l'immigration par les engagistes. Au vrai, ce débat tend de plus en plus à devenir, sinon secondaire, du moins subordonné au résultat d'un sujet autrement plus vaste d'affrontements à l'intérieur du Conseil Général : faut-il ou non continuer l'immigration réglementée (et donc subventionnée) ? C'est donc dire que le problème de savoir qui doit prendre financièrement en charge l'immigration ne peut plus, désormais, être traité isolément et pour lui-même, comme nous l'avons fait précédemment pour des périodes où l'immigration n'était pas encore remise fondamentalement en cause. Limitons-nous donc ici à rappeler les principales mesures prises sur ce point par le Conseil Général à l'époque qui nous retient : augmentation de la prime des engagistes de 250 à 285 F et abaissement concomitant de la subvention du budget colonial, en 236. Ibid, SO 1874, p. 433, rapport de la commission de l'immigration. 237. Ibid, id° : la commission accepte cette proposition "avec empressement". Le vote en séance plénière, renouvelant en même temps celui de l'année précédente sur les dépenses d'introduction, est à la p. 450. 238. Le ministère "ne saurait … imposer une obligation de ce genre à l'ensemble des habitants, qui ne participent pas tous au bénéfice de l'immigration" ; lettre reproduite dans ibid, SO 1875, p. 100, rapport de la commission de l'immigration. Le rapporteur s'en étrangle d'indignation : comment peuton affirmer une chose pareille? L'immigration est "une question de vie ou de mort" pour toute la colonie, elle est "un bienfait pour la généralité des habitants de la Guadeloupe", qui en bénéficient tous directement ou indirectement ; ibid, p. 101-102. 239. Ibid, p. 113-117 et 117-119. 240. Ibid, SO 1876, p. 172-175.


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1880 ; poursuite de ce mouvement de baisse du financement public au cours des années suivantes ; et enfin, en 1887, refus de subventionner le prochain convoi d'Indiens, prévu pour l'année suivante, dont il s'en suit que tous les frais de l'opération devront être supportés intégralement par les usiniers demandeurs de cette main-d'oeuvre. Nous reviendrons plus longuement sur ces différentes décisions, et surtout sur l'environnement politique et économique dans lequel elles s'inscrivent, dans des développements ultérieurs consacrés à la fin de l'immigration, dont elles constituent autant de signes avant-coureurs241.

241. Voir infra, chap. XX.


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CONCLUSION DU TITRE VI

Malgré leur aridité et leur apparent éloignement du terrain, les problèmes administratifs et financiers ne constituent pas de simples superstructures juridiques et comptables d'une réalité qui ne saurait être appréhendée que sur les habitations ; ils se situent au contraire au cœur même de notre propos, en posant la question du pouvoir dans la société créole. Dans la mesure, en effet, où l'immigration indienne dans l'île est une immigration réglementée, l'administration joue un rôle essentiel dans sa régulation, notamment pour ce qui concerne la répartition des flux d'arrivants entre les différentes parties prenantes, dont la somme des intérêts individuels dépasse et submerge l'intérêt collectif du groupe des planteurs considéré dans son unité. On peut même dire qu'elle est le garant de cette unité, en empêchant, par ses arbitrages à l'arrivée des convois, l'explosion du groupe sur ce problème, une explosion dont la vigueur de l'affrontement, en deux ou trois occasions, entre usiniers et propriétaires d'habitations pour le partage des recrues montre bien qu'elle demeure possible pendant la majeure partie de

notre période. L'intervention des pouvoirs publics n'est, d'autre part, pas moins

déterminante en matière de financement de l'immigration, en permettant aux planteurs de minimiser le coût de leur recrutement ; même si, naturellement, ils se plaignent qu'on ne fait jamais assez pour eux, les producteurs de canne et de sucre, par les positions stratégiques qu'ils occupent dans les instances et les processus de décisions, parviennent ainsi à renvoyer la moitié environ de la charge de l'immigration sur la collectivité c'est-à-dire, pour l'essentiel, sur la masse des contribuables. Finalement, ce "détour" gestionnaire nous permet de mieux prendre conscience que l'immigration constitue bien, au-delà de la perception immédiate que l'on peut en avoir, un enjeu de pouvoir extrêmement fort dans la Guadeloupe de la seconde moitié du XIXe siècle.


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TITRE SEPTIEME

LA VIE QUOTIDIENNE DES IMMIGRANTS

Pour pouvoir rentabiliser l'investissement très important que constitue pour eux le recrutement de ces travailleurs venus littéralement de l'autre côté du monde, les planteurs doivent absolument abaisser le plus possible le coût de leur emploi, tout en obtenant d'eux une quantité de travail aussi élevée que possible. On entrevoit déjà ce que cela signifie pour les Indiens. Venus dans l'espoir d'une vie meilleure, ils se trouvent confrontés brutalement à un enfer, qui transforme leur vie quotidienne en un interminable martyre : racisme, misère, violence, surexploitation, surmortalité, et absence pratiquement totale de protection, la situation qui leur est faite peut à bon droit être comparée à celle des esclaves avant 1848, dont elle s'approche de très près, sans, toutefois, la rejoindre complètement. Nous examinerons d'abord leurs conditions de vie et de travail sur les habitations (Chapitre XV), puis nous nous pencherons sur la protection, ou plus exactement son absence, dont ils devraient normalement bénéficier pendant leur séjour dans l'île (Chapitre XVI), et nous terminerons enfin par l'étude des réactions que les traitements iniques dont ils sont victimes déclenchent chez eux (Chapitre XVII).


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CHAPITRE XV

LES INDIENS SUR LES HABITATIONS

Autant la comparaison entre Indiens et esclaves n'a pas lieu d'être s'agissant du recrutement et du transport, autant elle s'impose irrésistiblement pour ce qui concerne la vie quotidienne des immigrants sur les habitations. Ici, la terrible expression de "new system of slavery" retrouve toute sa pertinence. Ce ne sont pas seulement les adversaires de l'immigration qui évoquent l'esclavage à son propos1, mais également des hommes "notoirement modérés" liés à la plantocratie coloniale2. Globalement, le coolie après 1848 n'est pas beaucoup mieux traité, ou plutôt pas beaucoup moins mal, que le Nègre avant. Enfermé dans le cadre oppressif de l'habitation et contraint à un travail excessif par un engagiste qui ne voit en lui que des bras à rentabiliser, il finit généralement par décéder après quelques mois ou quelques années de maladie et de souffrance.

1. LES CONDITIONS D'EXISTENCE : L'OPPRESSION Quatre mots caractérisent les conditions d'existence des Indiens sur les habitations : discrimination, misère, violence et maladie.

1. V. SCHOELCHER, Immigration aux colonies, p. 38 ; Polémique coloniale, t. I, p. 282 (reproduisant un art. publié dans le Rappel, 23 octobre 1880), et t. II, p. 243 (Moniteur des Colonies, 7 janvier 1885) ; Progrès, 1er décembre 1880, art. Gerville-Réache ; CG Gpe, SE 1885, p. 204, intervention Dufond ; ibid, SO 1887, p. 649, intervention Dorval ; P. LACASCADE, Esclavage et immigration, p. 105. 2. V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. II, p. 230, cite avec une certaine jubilation les propos d'un Blanc créole de la Réunion du nom de Thomas, pour qui "le régime de nos immigrants est presque l'esclavage" ; d'un certain Merruau, en 1877 : "Le régime auquel sont soumis les Indiens est une sorte d'esclavage temporaire" ; et surtout de Paul Leroy-Beaulieu, ce chantre de l'impérialisme colonial, dont le célèbre ouvrage "De la colonisation chez les peuples modernes" (1874) est si fort apprécié des colons antillais : "L'immigration … est un procédé qui (est) pire que l'esclavage". Plus révélateur encore, ce propos, accablant de spontanéité, de Renée Dormoy, la mère de Saint-John Perse, évoquant en 1937 ses souvenirs d'enfance sur l'habitation familiale Bois-Debout, à Capesterre, 60 à 70 ans plus tôt : l'Indien "appartenait" à son engagiste "comme un esclave" ; JOURDAIN/DORMOY, Mémoires, p. 150.


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1.1. Un statut juridique discriminatoire a) Le principe : un statut exorbitant du droit commun Du point de vue qui nous retient ici, un immigrant se définit d'abord par son statut juridique avant de l'être par son appartenance ethnique ou sa position sociale. A la qualité d'immigrant sont en effet attachés tout un ensemble de droits et d'obligations qui produisent quotidiennement des effets concrets. Et ces effets peuvent parfois se révéler surprenants. Ainsi en 1941, alors qu'il y a déjà plus d'un demi-siècle que le dernier convoi est arrivé de l'Inde (1889), l'administration est conduite à s'interroger sur le point de savoir qui, parmi les indigents malades d'origine indienne hospitalisés dans les hôpitaux publics de la Guadeloupe, est juridiquement un immigrant et qui ne l'est pas. La question a des incidences budgétaires directes ; les frais d'hospitalisation des premiers sont supportés par le budget colonial, alors que les seconds sont à la charge des communes3. L'enquête menée par la suite auprès des hôpitaux et hospices de la colonie révèle que, sur les quinze personnes dont le cas fait problème, deux seulement possèdent effectivement la qualité d'immigrant, tandis que les treize autres, toutes nées en Guadeloupe, ne sauraient évidemment y prétendre4 ; les dépenses de traitement les concernant sont par conséquent inscrites d'office au budget de l'assistance publique des communes concernées5. Définir ce qu'on appelle "immigrant" dans la Guadeloupe de la seconde moitié du XIXe siècle devrait donc constituer un préalable incontournable à toute décision en matière d'immigration. Or, de façon assez surprenante, pendant longtemps les milieux coloniaux ne se préoccupent guère de cette question. Les différents textes réglementant l'immigration édictent un certain nombre de dispositions destinées à assurer le fonctionnement concret de l'institution sur le terrain, mais on n'éprouve guère le besoin de théoriser à son sujet6. Des travailleurs étrangers débarquent en Guadeloupe, on les envoie sur les habitations, et voilà tout ! La première tentative de définition de l'immigrant se trouve dans "l'arrêté Husson" du

3. ADG, Cabinet 6294/1, chef du service colonial de Santé à gouverneur Sorin, 25 octobre 1941 : "Je pense que bon nombre de descendants d'Indiens ont été et continuent à être hospitalisés à titre d'immigrants abusivement, ce qui a pour effet d'exonérer les communes de toute participation aux frais de traitement". 4. Ibid, réponses des directeurs de l'hospice Saint-Hyacinthe (Basse-Terre), des deux hôpitaux de Pointe-à-Pitre et de l'hôpital du Camp-Jacob, 27, 29 et 30 octobre 1941. 5. Ibid, directeur de Saint-Hyacinthe à chef du service de Santé, 13 juin 1942, au sujet de l'admission d'un Indien de Capesterre. 6. En 1885 encore, le Conseil Général, consulté par le ministère, examine un projet de nouvelle réglementation d'ensemble de l'immigration ; le texte est très complet et aborde pratiquement tous les problèmes liés à celle-ci, … à l'exception de celui de la définition de l'immigrant, et personne, ni parmi les représentants de l'administration locale pendant les débats, ni au cours de l'examen en commission, ni pendant la discussion en séance plénière, ne s'interroge sur ce point ; CG Gpe, SE, Juin 1885, p. 189296.


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2 décembre 18577 et reprise seize ans plus tard dans le texte supprimant celui-ci8, mais elle est beaucoup trop générale pour être réellement opérationnelle. Comme souvent dans ce genre de situation, il faut attendre que l'institution soit contestée pour que s'impose la nécessité de la clarification. En 1890, deux ans après que la GrandeBretagne ait interdit l'émigration indienne vers les Antilles françaises, le ministère publie un très important décret, qui constitue le dernier grand texte réglementant l'immigration en Guadeloupe9 ; très complet et très détaillé (169 articles), il a essentiellement pour objet de montrer à quel point les Indiens sont, et seront plus encore à l'avenir, bien traités dans les colonies françaises, afin d'inciter Londres à revenir sur sa décision, et c'est en cette occasion que, pour la première et dernière fois, est publiée une définition formelle de ce qu'est un immigrant : Art. 6 : "Sont qualifiés immigrants les travailleurs africains et asiatiques introduits dans les colonies dans les conditions prévues par le décret du 27 mars 1852. Tous les autres travailleurs, quels que soient leur pays d'origine et leur nationalité, sont soumis aux principes du droit commun qui régissent le louage de service en France". Cet article fait clairement apparaître ce qui constitue la caractéristique structurelle fondamentale du statut des immigrants dans les colonies sucrières de la France : il est exorbitant du droit commun, parce qu'il se définit par référence à des textes spéciaux qui ne s'appliquent qu'à cette seule catégorie particulière de travailleurs. A quelques rares exceptions près10, pratiquement tous les contemporains sont unanimes sur ce point, aussi bien partisans11 qu'adversaires de l'immigration12, même s'ils n'en tirent évidemment pas les mêmes conclusions.

7. Art. 4 : "Est réputé immigrant tout individu qui, n'étant pas né dans la colonie ou n'y ayant pas sa famille, arrive, avec ou sans concours de l'Etat ou de la colonie, muni d'un engagement de travail d'au moins un an contracté hors de la colonie, ou vient y contracter un engagement de cette durée" ; GO Gpe, 8 décembre 1857. 8. Arrêté gubernatorial du 14 mars 1873, publié dans ibid, 21 mars 1873. 9. Décret du 30 juin 1890, publié dans JO Gpe, 15 août 1890 ; sauf exception, nous nous abstiendrons désormais de redonner systématiquement cette référence. 10. De Thoré, planteur de la Martinique, lors du grand débat à l'assemblée locale sur la suppression de l'immigration ; CG Mque, SO 1884, p. 167-168. 11. Ernest Souques lors de la séance de la Chambre d'Agriculture de Pointe-à-Pitre du 1er juillet 1882 ; Courrier, 11 août 1882. Les frères Isaac et l'usinier Le Dentu dans diverses interventions au Conseil Général ; CG Gpe, SO 1883, p. 149 et 150, et SE Juin 1885, p. 191 et 208. 12. Voir à ce sujet le remarquable rapport de la commission financière présenté en ouverture du grand débat martiniquais sur la suppression de l'immigration ; CG Mque, SO 1884, p. 158-160. Ainsi que l'article publié par V. Schœlcher dans le Moniteur des Colonies du 7 juin 1885, et reproduit dans Polémique coloniale, t. II, p. 242-243.


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Le texte de base en la matière est le décret du 27 mars 1852, concernant l'immigration colonial13. Bien que se limitant à définir un cadre réglementaire général et renvoyant, pour les modalités de sa mise en œuvre, à des arrêtés locaux d'application, il joue un rôle essentiel dans la mise en place d'un statut particulier pour les immigrants en posant le principe d'une différence juridique de traitement entre ceux-ci et les travailleurs indigènes. Il devient ainsi la référence fondamentale, et c'est très normalement à lui que l'on recourt quand il s'agit de savoir qui peut être considéré comme immigrant, et donc traité en conséquence, et qui ne l'est pas. On le voit bien en 1888, lorsque Souques, pour faire face à la crise sucrière qui menace d'engloutir Darboussier, fait venir, à ses frais et sans aucunement recourir au service de l'Immigration, des travailleurs barbadiens sous-payés et surexploités pour les employer sur ses habitations pendant la campagne en cours14 ; aux attaques virulentes de ses adversaires républicains, qui l'accusent de violer les dispositions du décret de 1852, il répond qu'il n'en est rien, parce qu'il s'agit là d'une immigration de proximité pour la durée de la récolte, et qu'à ce titre elle échappe donc à l'application de ce texte pour relever uniquement de l'arrêté gubernatorial du 14 mars 1873, réglementant notamment, parmi beaucoup d'autres choses, les conditions d'entrée et de séjour en Guadeloupe des étrangers relevant du droit commun15. La seconde grande référence de définition du statut des immigrants concerne spécifiquement les Indiens ; il s'agit de la convention franco-britannique du 1er juillet 186116. Elle est systématiquement visée dans tous les grands textes postérieurs sur le sujet. Elle réglemente très soigneusement tout ce qui concerne le recrutement, le transport, les conditions de travail, la rémunération, les prestations dues par les engagistes et le rapatriement en fin de contrat, indiscutablement dans un but de protection, mais qui aboutit de fait à une double discrimination au détriment de ceux qui en bénéficient : en tant qu'immigrants par rapport à la population créole, et en tant qu'Indiens par rapport aux autres immigrants. Une fois posé le principe général de la discrimination, il appartient à l'administration locale de définir plus précisément le contenu de celle-ci. Tel est l'objet des divers arrêtés gubernatoriaux relatifs à l'immigration, dont les principaux sont ceux des 16 novembre 1855 et 24 septembre 1859, et surtout celui du 19 février 186117, destiné plus particulièrement à transcrire les dispositions de la Convention dans le droit local18. Dès lors, le statut des immigrants, no13. Texte dans Recueil immigration, p. 6-14 ; sauf exception, nous nous abstiendrons désormais de redonner systématiquement cette référence. 14. Sur cet épisode et sur les conditions faites à ces travailleurs, voir infra, chap XXI. 15. Sur toute cette polémique, voir Progrès, 15 septembre et 17 octobre 1888, et Courrier, 12 et 23 octobre 1888. 16. Texte français dans GO Gpe, 31 décembre 1861 ; sauf exception, nous nous abstiendrons désormais de redonner systématiquement cette référence. 17. Publiés respectivement dans GO Gpe, 30 novembre 1855, 8 novembre 1859 et 22 février 1861 ; sauf exception, nous nous abstiendrons désormais de redonner systématiquement ces références. 18. Malgré les apparences, il n'y a pas contradiction entre la date de ce texte et celle de la Convention. Celle-ci est effectivement signée le 1er juillet 1861, mais on sait que l'accord politique avait été


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tamment indiens, est à peu près définitivement fixé ; ultérieurement, le décret du 30 juin 1890 codifie les diverses dispositions accumulées pendant près de trente ans dans une multitude de textes dispersés, leur apporte corrections, précisions et compléments sur de nombreux points non essentiels, mais il n'en modifie pas fondamentalement l'esprit ni la substance. Jusqu'au bout, et en 1941 encore, nous l'avons vu, les Indiens demeureront une catégorie particulière de résidents et de travailleurs, cantonnés juridiquement à l'écart du reste de la population guadeloupéenne. Pour les partisans de l'immigration, ce statut particulier a d'abord pour objet de protéger les immigrants contre eux-mêmes et contre les excès toujours possibles d'engagistes sans scrupules, qui profiteraient de l'inexpérience des coolies et de la méconnaissance où ils sont de leur existence future pour leur imposer des conditions abusives de vie et de travail une fois arrivés sur place ; ce statut particulier serait donc l'un des aspects de la "protection spéciale" due aux Indiens en vertu de la convention de 186119. Bien qu'il paraisse très discutable, admettons tout de même cet argument pour ce qui concerne le premier engagement, celui contracté en Inde, mais évidemment il devient totalement irrecevable s'agissant des rengagements postérieurs. Après un premier séjour de cinq ans au moins aux Antilles, nul doute que les immigrants soient parfaitement au courant de ce qui les attend s'ils "rempilent", et tout à fait capables de négocier eux-mêmes les conditions de leurs nouveaux contrats avec les propriétaires d'habitations. Or, c'est précisément ce dont ni les planteurs ni l'administration ne veulent entendre parler, ce qui les conduit alors à maintenir indéfiniment les immigrants dans leur statut particulier tant qu'ils demeurent en Guadeloupe. C'est en 1861 qu'est abordé pour la première fois ce problème. Il y a alors dans la colonie 700 à 800 Indiens parmi les plus anciennement arrivés qui ont achevé leur temps et, pour des raisons diverses, qui ne demandent pas immédiatement leur rapatriement, préférant demeurer sur place en contractant un nouvel engagement. La question se pose donc de savoir "quelle sera leur situation. Resteront-ils soumis à la réglementation spéciale qui régit les immigrants, ou … seront-ils placés sous le régime commun du travail … ? En d'autres termes, leur est-il loisible de contracter de tels engagements de travail qu'ils soient par le fait assimilés aux travailleurs créoles ?" Ce serait apparemment la solution la plus logique. "La tutelle administrative, rationnelle au début, (devient) à la longue un contresens, et il est indispensable de prévoir, son terme" ; cela faciliterait en outre l'intégration des Indiens dans la société créole. Mais en réalité, une telle solution ne serait pas raisonnable ; "On ne (tarderait) pas à la juger imprudente et peu compatible avec la situation des choses". Dans une telle hypothèse, en effet, endéfinitivement trouvé l'année précédente et que seuls des incidents de dernière minute avaient retardé le moment de la signature du côté britannique ; dès le 30 juillet 1860, le ministère donnait aux deux gouverneurs antillais les instructions nécessaires à la modification de leurs réglementations locales dans la perspective d'une signature "prochaine" de la Convention. Voir sur tout ceci, supra, chap. VIII. 19. CG Gpe, SE Juin 1885, p. 190-191, Auguste Isaac, introduction du rapport de la commission sur la nouvelle réglementation de l'immigration.


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gagés et engagistes ne renouvelleront pas l'ancien contrat d'immigrant, mais recourront à ce que l'on appelle le "contrat créole", qui conduira vite aux pires abus des deux côtés. Les planteurs, qui ne raisonnent qu'à court terme, verront là l'occasion de se débarrasser de leurs obligations de loger, nourrir, vêtir et soigner les immigrants ; ils leur concéderont une case, un jardin et le samedi pour le cultiver, mais devront aussi augmenter les salaires pour ne pas être abandonnés par leurs Indiens. Inversement, ceux-ci accepteront "avec empressement" une situation qui sera pour eux "un symbole de liberté", mais, comme ils sont "inexpérimentés et imprévoyants", ils n'emploieront par leur samedi à cultiver des vivres, mais "se livreront à leur passion désordonnée pour les boissons alcooliques", tomberont alors malades et, laissés sans soins, finiront par se suicider ; en fin de compte, on aura fait l'immigration pour rien. De toutes façons, les Indiens sont inassimilables, et "ce n'est ni la liberté des transactions, ni l'abdication de la protection (de l'administration), ni le contrat créole qui résoudront ce problème"20. C'est donc "pour protéger les Indiens contre eux-mêmes" que l'administration décide de ne pas les "abandonner" au droit commun ; les immigrants ayant fini leur contrat seront maintenus "dans la situation qui est faite aux engagés primitifs". En conséquence, l'arrêté gubernatorial du 6 juin 1861 déclare "applicable aux rengagements … toutes les dispositions qui régissent l'immigration, la situation des immigrants, leur travail, la protection et le patronage auquel ils ont droit, ainsi que les obligations des engagistes envers eux", nonobstant toutes stipulations particulières contraires entre les planteurs et leurs engagés ; la seule concession faite à ces derniers est de pouvoir changer d'engagiste à chaque nouvel engagement21. Cet épisode éclaire parfaitement la raison de fond pour laquelle les Indiens sont soumis à un statut exorbitant du droit commun : fournir aux planteurs "des engagés non libres, des individus qui ne sont pas aptes à discuter les clauses de leur contrat"22. L'examen du contenu de ce statut va nous le confirmer.

b) Le contenu : un statut infériorisant Le contenu du statut des Indiens se définit par trois éléments qui, pris globalement, les placent dans une position d'infériorité dans l'ensemble de la société guadeloupéenne : leur capacité juridique est restreinte, ils continuent d'être soumis à une législation spécifique du travail et ils sont dans une situation d'extrême dépendance envers les engagistes.

20. Sur tout ce qui précède, voir le long rapport du directeur de l'Intérieur au Conseil Privé dans ADG, 5K 79, fol. 22-24, 6 juin 1861. 21. Ibid, fol. 25 et BO Gpe, 1861, p. 278-279. 22. CG Gpe, SO 1887, p. 666, intervention Justin Marie ; c'est lui qui souligne.


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1. Une capacité juridique restreinte L'infériorité juridique des immigrants est telle que les contemporains n'hésitent pas à les assimiler à "des enfants tenus en tutelle", à des mineurs23 ; comme eux, en effet, ils sont frappés de diverses incapacités, ou restrictions à leur capacité, concernant essentiellement leurs droits civils. Si l'on devait résumer en peu de mots leur situation en ce domaine, on pourrait dire brutalement que le Code Civil n'est pas fait pour les Indiens. Les droits civils les plus élémentaires leurs sont refusés. Et tout d'abord, le plus élémentaire de tous, la possession d'un état-civil, ou tout au moins d'un état-civil "déterminé" 24. Pratiquement jusqu'à leur mort, les Indiens sont désignés, dans tous les actes civils, administratifs ou judiciaires les concernant, par le numéro matricule qui leur est attribué par le service de l'Immigration à leur arrivée en Guadeloupe25. Bien sûr, l'absence de nom patronymique "à l'européenne" et les nombreux cas, souvent inextricables, d'homonymie, particulièrement chez les Tamouls recrutés par Pondichéry et Karikal, compliquent singulièrement les choses à cet égard, mais il est vrai aussi que, pendant longtemps, l'administration ne fait aucun effort pour les rendre moins compliquées. Le problème n'est jamais abordé avant 188526, et c'est seulement avec le décret du 30 juin 1890 que l'on commence à se préoccuper d'établir clairement l'état-civil des immigrants27, mais, même alors, c'est encore le numéro matricule qui continue à jouer le rôle principal pour ceux d'entre eux résidant dans la colonie28. Autre droit élémentaire qui leur est refusé : celui de se marier librement ; ils ont pour cela besoin d'une autorisation de l'administration29. Pendant longtemps, les immigrants n'ont pas non plus de domicile en Guadeloupe, au sens de l'article 102 du Code Civil30. Considérés comme de simples résidents temporaires, ils sont "réputés non domiciliés pendant toute la durée de leur engagement", et si, "par suite de rengagements successifs", l'un d'eux restait "trente ans et plus dans la colonie, (il) serait tou23. ADG, 5K 60, fol. 3, Conseil Privé du 30 août 1855, intervention du gouverneur Bonfils ; 5K 79, fol. 23, 6 juin 1861, rapport du directeur de l'Intérieur ; V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. II, p. 242, reproduisant un article publié dans le Moniteur des Colonies, 7 juin 1885. 24. V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. I, p. 268 (art. publié dans l'Opinion, 3 septembre 1876). 25. Supra, p. 695-697. 26. Lors du grand débat de 1885 sur la nouvelle réglementation de l'immigration. Mais la question n'est manifestement pas de celles qui soulèvent les passions ; les trois articles du projet qui lui sont consacrés sont adoptés sans débat ; CG Gpe, SE Juin 1885, p. 276-277. 27. Art. 134 : "Les autorités chargées du recrutement des Indiens et … de leur embarquement doivent joindre au contrat passé dans l'Inde les renseignements sur l'état-civil des Indiens … (du) convoi, soit au point de vue de leur établissement par mariage, soit au point de vue de leur filiation". 28. Il doit être fait mention de celui des parents dans l'acte de naissance des enfants d'immigrants, et de celui des immigrants eux-mêmes dans leurs actes de mariage et de décès (art. 135). 29. Il s'agit là, semble-t-il d'une pratique de pur fait ; en tout cas, nous n'avons retrouvé aucun texte réglementaire à ce sujet. L'information nous a été aimablement communiquée par Raymond Boutin, qui a eu entre les mains plusieurs autorisations de cette nature. 30. "Le domicile … est le lieu (du) principal établissement".


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jours un étranger sans domicile" jusqu'à ce qu'il obtienne un permis de libre séjour ou soit naturalisé31. La question n'est pas abordée par l'arrêté du 19 février 1861 et demeure en l'état jusqu'à un arrêt de la Cour de cassation du 26 juin 187832 qui les assimile aux domestiques et autres gens de service33, en conséquence de quoi leur domicile légal se trouve être celui de leurs engagistes, en vertu de l'article 109 du Code Civil. Mais cette solution se heurte trop aux "spécificités locales" pour trouver une application effective en Guadeloupe. Les planteurs craignent qu'elle entrave la répression du vagabondage des Indiens. En effet, comme les immigrants arrivent dans l'île en étant déjà pourvus d'un engagement de cinq ans, il est impossible de leur appliquer l'article 16 du décret du 13 février 1852, réprimant spécialement le vagabondage dans les colonies34, du moins tant que cet article n'a pas été abrogé, en 187535 ; et si, en outre, ils sont réputés domiciliés sur les habitations de leurs engagistes, il n'est pas possible non plus de recourir à la définition métropolitaine du vagabondage, tel qu'il est défini par l'article 270 du Code Pénal36. Ce problème de la domiciliation des immigrants n'est pas que purement théorique ; il peut dans certains cas avoir des effets concrets lourds de signification. En 1883, un géreur d'habitation perd son portefeuille et soupçonne quatre Indiens de l'avoir retrouvé sans le lui restituer ; sur la plainte "un gendarme brutal" entre de force dans la case de ces Indiens et les frappe pour leur faire rendre ce portefeuille, en vain d'ailleurs. Apprenant cela, le procureur général Darrigrand, engagé alors dans un difficile combat en faveur du respect par les planteurs des droits des Indiens37, publie une circulaire rappelant aux différends services placés sous son autorité que les immigrants aussi bénéficient du principe de l'inviolabilité du domicile et que, par conséquent, "l'engagiste n'a pas le droit de s'introduire chez son engagé à l'aide de menaces ou de violences, en soutenant qu'il est chez lui et qu'il ne fait qu'user de son droit". Vives protestations du milieu usinier : l'immigrant n'a pas de domicile propre ; il n'est pas chez lui dans sa case mais chez son engagiste qui le loge et le nourrit. Par conséquent, le 31. ADG, 5K 73, fol. 172, Conseil Privé du 24 septembre 1859, examen de la réglementation locale de l'immigration, interventions du gouverneur, de l'ordonnateur colonial et du procureur général. 32. Recueil Dalloz, 1878, p. 343-344. 33. Un statut également très infériorisant ; au XIXe siècle, les domestiques anglais se rendant sur la Riviéra avec leurs maîtres étaient inscrits sur le passeport de ceux-ci, et parfois même assimilés purement et simplement aux bagages. Information aimablement communiquée par Philippe Hesse. 34. "Les vagabonds ou gens sans aveu sont ceux qui, n'ayant pas de moyens de subsistance et n'exerçant habituellement ni métier ni profession, ne justifient pas d'un travail habituel par un engagement d'une année au moins ou par leur livret (souligné par nous) ; Recueil immigration, p. 5. Sur l'élaboration de ce texte et les problèmes soulevés par son application, voir supra, chap. II. 35. Ibid, id°. 36. "Les vagabonds ou gens sans aveu sont ceux qui n'ont ni domicile certain, ni moyen de subsistance … " (Souligné par nous). Commentaire du rapporteur de la commission ad hoc lors du grand débat de 1885 sur la nouvelle réglementation de l'immigration : "Les termes d'une pareille définition peuvent-ils s'appliquer à l'immigrant indien … ? Le seul fait d'être inscrit sur les livres d'une habitation et de reparaître même de temps en temps dans sa case suffirait-il pour lui constituer logiquement un domicile et le mettre en garde contre les dangers du manque de moyens de subsistance … ? Evidemment non" (Souligné par lui). Sur tout ce qui précède, voir CG Gpe, SE Juin 1885, p. 196-197. 37. Voir infra, chap. XVI.


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principe de l'inviolabilité du domicile ne peut s'appliquer à lui, et s'il l'était, "il rendrait impossible les rapports de l'engagiste avec l'engagé, tant au point de vue du travail que le premier a le droit d'exiger que des soins et de l'assistance qu'il est tenu d'apporter à l'immigrant"38. Mais cette tentative n'a pas de suite. Malgré un nouvel arrêt de la Cour de cassation en date du 5 juillet 1886, confirmant le précédent39, les choses demeurent sans changement ; en tout cas, le décret du 30 juin 1890 demeure, comme toute la réglementation antérieure, muet sur le problème du domicile des immigrants. La plus grave limitation à la capacité civile des immigrants se situe sans aucun doute dans le domaine judiciaire. Ils ne peuvent, pour tout ce qui concerne "l'exercice de leurs droits envers leurs engagistes", ester directement par eux-mêmes en justice, mais doivent obligatoirement recourir à l'entremise des syndics de l'immigration, chargés en principe d'assurer leur protection. Posée dès le début par l'article 36 du décret du 27 mars 1852, cette règle est reprise régulièrement par tous les textes réglementant postérieurement l'immigration, et en des termes de plus en plus contraignants40. Evidemment, elle est édictée "dans l'intérêt des immigrants", d'autant plus que ceux-ci, "ne sachant pas le français, … n'ont même pas le moyen d'exprimer … leurs plaintes" ; mais en contrepartie, elle les rend complètement dépendants des syndics et de leur plus ou moins bonne volonté à affronter les engagistes41. Au fond, Bonfils et Schœlcher n'ont pas tort d'assimiler les Indiens à des mineurs ; c'est très exactement ce qu'ils sont. Cette incapacité s'accompagne d'une discrimination supplémentaire. L'administration considère "a priori que tous les coolies sont réputés indigents pendant le temps de leur engagement dans la colonie" et leur accorde donc automatiquement le bénéfice de l'assistance judiciaire ; cette indigence "est évidente puisqu'ils ne perçoivent par mois qu'un modique salaire de 12,50 F", et "c'est à juste titre qu'on peut … accorder l'assistance que réclame cette situation" à "un homme qui a fait 4000 lieues" pour venir gagner une somme aussi faible42. Cette solution est définitivement consacrée par l'article 51 de l'arrêté du 19 février 1861, qui en limite toutefois l'application aux cinq premières années du séjour des immigrants dans la colonie. Evi38. Sur toute cette affaire, voir la polémique de presse entre le Courrier et le Progrès, 4 et 8 septembre 1883 respectivement. 39. Recueil Dalloz, 1886, p. 463-464. 40. L'art. 36 du décret de 1852 ne dit pas expressément que les immigrants doivent passer par les syndics, mais seulement que ceux-ci sont "destinés … (à) ester pour eux en justice". Mais la pratique administrative en fait très vite une obligation ; voir notamment les interventions du gouverneur Bonfils dans ADG, 5K 60, fol. 2-3, Conseil Privé du 30 août 1855. Cette interprétation est définitivement consacrée par l'art. 47 de l'arrêté de 1861 ("Le syndicat est chargé de diriger les immigrants pour tout ce qui touche à l'exercice de (leurs) actions judiciaires … Il a seul qualité … pour ester en justice dans l'intérêt des immigrants") et, en des termes très proches, par l'art. 126 du décret du 30 juin 1890. 41. Voir sur ce point l'analyse de V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. I, p. 268, reproduisant un article publié dans l'Opinion, 3 septembre 1876. Nous reviendrons plus longuement sur cette question, infra, p. 42. ADG, 5K 60, fol. 2-3, Conseil Privé du 30 août 1855, intervention du gouverneur Bonfils.


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demment, il s'agit ici d'une discrimination positive, dont les effets ne peuvent être que favorables aux Indiens, mais outre qu'elle contribue à élargir encore davantage le fossé avec les Créoles43, on ne peut s'empêcher de penser qu'elle est sans doute aussi un peu humiliante quelque part pour ceux qui en bénéficient.

2. Le maintien d'une législation répressive du travail Nous savons que, après une dizaine d'années de mise en œuvre "musclée", la législation répressive du travail du Second Empire est progressivement abandonnée au cours des années 1860 ; le mouvement s'accélère avec le rétablissement de la République, et, dès le milieu de la décennie 1870, le décret du 13 janvier 1852 a définitivement cessé d'être appliqué en Guadeloupe44. Mais cette évolution ne concerne que les "cultivateurs" créoles. Ici, la discrimination au détriment des Indiens s'exerce pleinement. En 1890 encore, le décret du 30 juin continue de viser celui de 1852 dans son préambule et y fait expressément référence dans plusieurs de ses articles. Il en est fait application jusque dans les premières années du XXe siècle, quand prennent fin les ultimes engagements ; et dans l'entre-deux-guerres encore, l'Annuaire de la Guadeloupe continue de le citer parmi d'autres comme l'un de ceux réglementant toujours l'immigration dans l'île45. Les Indiens demeurent, tout d'abord, soumis aux règles de base de "l'organisation du travail", telles qu'elles sont portées par les articles 12 et 13 du décret du 13 février 1852, qui imposent à tous les "cultivateurs" des colonies, qu'ils soient indigènes ou immigrants, l'obligation de s'engager comme salariés sur les habitations, soit par contrat d'un an au moins, soit "au livret"46. Le choix entre l'une ou l'autre de ces deux formules n'existe évidemment pas pour les immigrants arrivant dans l'île, puisqu'ils sont déjà pourvus d'un contrat de cinq ans, ainsi que pour ceux qui se rengagent avant ou immédiatement après la fin de leur précédent engagement. Par contre, le problème se pose directement quand, ayant terminé leur temps, ils se trouvent dans une situation intermédiaire entre rengagement et rapatriement, soit parce qu'ils hésitent encore, auquel cas ils disposent d'un délai d'un an pour se décider, soit parce que, après avoir choisi de retourner en Inde et reçu l'autorisation administrative nécessaire, ils sont dans l'attente de la formation d'un convoi de rapatriement47. Sauf s'ils "justifient de moyens d'existence", ils doivent alors se rengager provisoirement, sous condition suspensive, 43. Infra, chap. XIX. 44. Voir supra, chap. II. 45. Annuaire, 1920, p. 190, et 1931, p. 249. 46. Lors du grand débat de 1885 sur la nouvelle réglementation de l'immigration, le rapporteur de la commission spéciale note : "Il y a dans la situation civile de l'Indien dans nos pays un fait particulier, caractéristique, c'est l'obligation de l'engagement" ; CG Gpe, SE Juin 1885, p. 197. 47. Sur ces deux situations, voir infra, chap. XVIII.


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par un contrat d'un an auprès d'un planteur (le même ou un autre), ou travailler "au livret" jusqu'à ce qu'ils aient fait leur choix ou soient convoqués pour s'embarquer48. Notons toutefois que l'hypothèse précédente est la seule qui puisse justifier le recours du travail "au livret" pour les Indiens ; leur situation normale est celle de l'engagement de longue durée49. Du maintien de "l'organisation du travail" pour les immigrants découle naturellement celui de la "police du travail". Les dispositions des article 6 et 7 du décret du 13 février 1852, relatifs aux retenues sur salaire en cas d'absence injustifiée50, s'appliquent aux Indiens, et de façon apparemment très "musclée"51, plus de vingt ans encore après qu'elles aient cessé de l'être aux Créoles. Il faut attendre 1885 pour que le Conseil Général, considérant que la législation répressive du Second Empire est "incompatible avec nos mœurs et notre esprit actuel", demande au ministère l'abrogation de ces deux articles52, tandis qu'un arrêt de la Cour d'appel de Basse-Terre pose des limites très étroites à leur application53. En conséquence, l'article 104 du décret du 30 juin 1890 fait rentrer ces retenues dans le droit commun en les limitant au salaire de la seule journée d'absence. Par contre, s'agissant de la répression du vagabondage des Indiens54, les décideurs locaux ne parviennent pas à se résoudre à aligner la définition locale sur celle du Code Pénal55. Ils proposent de réputer en état de vagabondage "tout immigrant qui ne justifie pas d'un engagement régulier ou d'une dispense d'engagement", ainsi que celui qui, "bien que régulièrement engagé, est en état de désertion et ne justifie pas d'un travail habituel depuis plus de vingt jours"56. Saisi par le ministère, le Conseil d'Etat rejette cette proposition et refuse d'admettre, "en ce qui concerne les immigrants, une définition de l'état de vagabondage différente de celle qui est donnée par l'article 270 du Code Pénal". Par contre, il admet l'introduction dans la réglementation de l'immigration d'une nouvelle "spécificité locale", celle de "désertion", qui, en métropole, ne concerne pas les relations contractuelles de travail entre employeurs et salariés57. C'est à la demande des planteurs, majoritaires à l'assemblée locale, que ce nouveau con48. Portées en termes rapides dans l'art. 72 de l'arrêté du 19 février 1861, ces dispositions sont reprises avec un luxe de détails par les art. 62 et 142 du décret du 30 juin 1890. 49. Circulaire ministérielle du 7 septembre 1891, publiée dans JO Gpe, 6 novembre 1891. 50. Art. 6 : dans ce cas "l'engagé subira … indépendamment de la privation du salaire pour cette journée, la retenue d'une seconde journée de salaire à titre de dommages-intérêts". Art. 7 : pourra être condamné à une amende de simple police, tout "cultivateur" qui aura subi "dans le cours de trois mois, trois fois la retenue prescrite par l'article 6". 51. Voir infra, chap. XVII. 52. CG Gpe, SE Juin 1885, p. 195 et 199, rapport de la commission, et p. 260, vote conforme de l'art. 96, al. 3, du projet. 53. Réquisitions du procureur général Carraud et arrêt du 11 août 1885, publiés dans JO Gpe, 18 août 1885. 54. Sur lequel voir infra, chap. XVII. 55. Voir supra, note 36 de ce chapitre. 56. CG Gpe, SE Juin 1885, p. 197 et 269, rapport de la commission et vote conforme de l'art. 124 du projet ; les mots soulignés le sont par nous. 57. Sur tout ce qui précède, CG Gpe, SO 1889, p. 19, discours d'ouverture du gouverneur.


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cept, déjà utilisé implicitement antérieurement, reçoit, lors du grand débat de 188558, une définition précise, reprise sans modification par le décret de 189059. Il en résulte que, alors qu'en métropole, l'ouvrier qui rompt unilatéralement son contrat de travail et abandonne son employeur sera passible seulement de dommages et intérêts60, en Guadeloupe au contraire, l'immigrant dans ce cas sera ramené sur l'habitation de son engagiste par les gendarmes61. Car c'est uniquement pour être là qu'on l'a fait venir, et il ne peut la quitter sans l'autorisation du planteur qui l'emploie.

3. Une situation d'extrême dépendance Elle est décrite dans toute sa brutale nudité par deux arrêts de la Cour de cassation en date des 26 juin 1878 et 5 juillet 1886, qui assimilent "les travailleurs immigrants d'un domaine situé aux colonies … aux serviteurs attachés" en métropole "à une exploitation rurale lorsqu'ils se livrent aux travaux de la campagne qui caractérisent la domesticité". La Cour motive la première de ses décisions par le fait que "ces hommes, engagés pour plusieurs années à raison de gages fixes, logés et nourris chez leur engagiste, qui leur doit en outre les soins médicaux et le rapatriement à la fin de l'engagement, se trouvent vis-à-vis du maître dans un état de véritable subordination ; qu'ils lui doivent tout leur travail, et qu'ils sont attachés à sa personne d'une façon telle que, changeant de résidence, il a le droit de les amener avec lui sur un autre domaine". Et le second arrêt, après avoir repris sous une forme légèrement différente l'essentiel du raisonnement qui précède, ajoute comme argument supplémentaire "qu'il s'agit de travailleurs … dont l'engagement peut, sans leur consentement, être cédé à un nouveau propriétaire avec l'exploitation elle-même"62. Ce faisant, la jurisprudence ne fait que consacrer en droit une situation de fait pratiquement aussi ancienne que l'immigration elle-même : l'immigrant est attaché à une habitation "comme le serf l'est à la glèbe"63. Bien sûr, il n'y a rien dans les textes sur ce point, mais, observe Souques, qui en est évidemment tout à fait partisan, "le principe est que l'immigrant qui s'engage passe un contrat qui l'oblige non envers une individualité mais envers la proprié58. Mêmes références que note 56, pour l'art. 123 du projet. 59. Art. 108 : "Tout immigrant qui s'absente pendant plus de huit jours et moins de trente jours de chez son engagiste est réputé en état de désertion". 60. Conformément à l'art. 1142 du Code Civil ("Toute obligation de faire ou de ne pas faire se résout en dommages et intérêts en cas de non exécution …"). L'art. 6 du décret du 30 juin 1890 cite expressément cet article comme l'un de ceux définissant "les principes du droit commun qui régissent le louage de services en France". 61. Art. 36 de l'arrêté du 19 février 1861 et art. 108 à 110 du décret de 1890. 62. Recueil Dalloz, 1878, p. 344, et 1886, p. 465 ; les mots soulignés le sont par nous. 63. L'expression revient très souvent sous la plume des adversaires de l'immigration, en particulier V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. I, p. 279 (art. publié dans L'Homme libre, 7 et 8 novembre 1876) et p. 282 (Rappel, 23 octobre 1880), et t. II, p. 230 (ibid, 22 et 23 novembre 1883) et p. 242 (Moniteur des Colonies, 7 juin 1885). Voir également Progrès, 1er décembre 1880 et 10 novembre 1883 ; CG Mque, SO 1884, p. 160, rapport de la commission financière ; et A. CORRE, Nos Créoles, p. 44.


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té à laquelle il est attaché"64. Et effectivement, dans les très nombreux avis de mise en vente d'habitation publiés dans la presse locale au cours des décennies 1860 et 1870, on observe que les immigrants, Indiens et Congos, sont énumérés parmi les autres actifs de la propriété, entre le moulin et les appareils de fabrication d'une part et les bœufs et autres bestiaux de l'autre65, ce qui fait dire à un adversaire de l'immigration au comble de la fureur que ces hommes ne sont même pas considérés comme des personnes mais comme des immeubles par destination66. A la longue toutefois, l'évolution des esprits et des mœurs fait que cette situation finit par se révéler gênante pour certains républicains partisans de l'immigration, mais d'une immigration "accomplie avec mesure et dans des conditions normales", comme Auguste Isaac67. Désigné rapporteur de la commission spéciale du Conseil Général chargée d'examiner le projet de nouvelle réglementation, en 1885, il tente de mettre en application ce beau principe en proposant d'ajouter au texte initial de l'article relatif aux transferts des contrats68 un alinéa permettant aux immigrants qui ne le souhaiteraient pas d'éviter d'être vendus avec l'habitation comme du bétail69 ; combattu vigoureusement par Souques, cet amendement est rejeté en séance plénière70, et le décret du 30 juin 1890 se contente finalement de reprendre le texte voté par l'assemblée locale71. Indépendamment même de ce problème du transfert des engagements, qui ne constitue en quelque sorte que la partie émergée d'un iceberg d'iniquités et de monstruosités juridiques72, les Indiens sont dans une dépendance complète envers leurs engagistes, "à leur merci" écrit Schœlcher, qui nous explique ainsi pourquoi : "Lui seul (l'engagiste) tient le livret de leurs journées de travail, de leurs manquements, de leurs absences, lui seul fait le règlement de leurs comptes. Le plus grand nombre des planteurs (sont) incapables de tenir ces écritures avec mauvaise foi, … mais il peut s'en trouver quelques-uns moins scrupuleux … et comme il n'y a pas de contrôle journalier possible, il n'y a aucune garantie pour l'engagé que son livret soit tenu avec régularité. Survient-il une contestation … ? Le livret tenu par l'engagiste faisant foi, et la 64. CG Gpe, SE Juin 1885, p. 256-257. 65. Voir tableau n° 57, p. 861. 66. CG Gpe, SE Juin 1885, p. 292, intervention Dufond. 67. Ibid, SO 1880, p. 278. 68. Art. 66 du projet : "L'engagiste au profit de qui a été passé un contrat de travail peut le transférer à qui bon lui semble … sans (le) consentement (de l'immigrant) quand le transfert est fait en faveur du nouveau détenteur de la propriété". 69. "Toutefois, il devra être fait droit à la réclamation de l'engagé qui le demanderait et trouverait un autre engagiste qui pût désintéresser l'ayant-droit de la portion des frais … (restant) à courir jusqu'à l'expiration du contrat". 70. Sur tout ceci, CG Gpe, SE Juin 1885, p. 256-258. 71. L'art. 52 reprend sans changement le texte du projet reproduit à la note 68. 72. A noter toutefois que l'alinéa 2 de ce même article 52 exige le consentement de l'immigrant dans le cas où le transfert n'est pas lié à la vente de l'habitation ; s'il refuse, il est alors remis à l'administration qui devra pourvoir à son placement auprès d'un nouvel engagiste. Cette disposition est manifestement inspirée par la volonté de ne pas donner prise aux critiques assimilant l'immigration à l'esclavage, mais il est difficile de savoir dans quelle mesure elle a été appliquée effectivement.


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détestable loi qui veut qu'en cas de contestation, l'employeur soit toujours cru sur parole, n'ayant pas encore été abolie dans nos colonies73, c'est toujours, à peu d'exception près, le pauvre engagé qui a tort"74 Conscient des problèmes que pose une telle situation, le décret du 30 juin 1890 réglemente très soigneusement la tenue du livret des immigrants, mais l'initiative est bien trop tardive pour produire à temps des effets significatifs pour la majorité des immigrants ayant débarqué en Guadeloupe depuis plus de trente ans. Et l'on peut faire la même remarque à propos d'une autre disposition de ce texte visant également à donner aux immigrants un petit espace de liberté supplémentaire vis-à-vis des planteurs, celle portée par les articles 35 et 103, qui limitent aux seuls jours ouvrables l'obligation d'obtenir l'autorisation de l'engagiste pour quitter l'habitation ; jusqu'alors, cette autorisation était nécessaire même les dimanches et jours fériés75. * *

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Pour clore "en beauté" ces développements sur le statut juridique des Indiens, nous ne pouvons faire mieux que donner la parole à un juriste local contemporain. Lors du grand débat au Conseil Général sur l'élaboration d'une nouvelle réglementation de l'immigration, le conseiller républicain Dufond, farouche adversaire de l'institution et par ailleurs notaire "dans le civil", prononce à l'encontre du projet soutenu par les planteurs et leurs alliés un véritable réquisitoire en forme de leçon de droit. Bon juriste, il commence par rappeler les "quatre conditions essentielles à la validité de tout contrat"76, puis il développe ainsi son argumentation : "Messieurs, demandez-vous si ces conditions se rencontrent dans le contrat qu'on fait passer à l'Indien. Demandez-vous si ce contrat est valide. La réponse n'est pas douteuse. Ce contrat est nul, radicalement nul ; puisque la première condition, la condition essentielle, y fait absolument défaut, je veux dire le consentement. Non ! il n'y a pas de consentement valable dans le contrat des Indiens ; car ce consentement est vicié par une erreur sur la nature de la convention ; l'Indien croit faire un louage de travail, et c'est une vente qu'on signe pour lui. On l'a expliqué hier, dans cette enceinte même, les 73. Schoelcher fait allusion ici au tristement célèbre art. 1781 du Code Civil, dans sa rédaction initiale de 1804 : "Le maître est cru sur son affirmation pour la quotité des gages (et) le paiement du salaire" ; il est abrogé par la loi du 2 août 1868 ; BRAUDEL-LABROUSSE, Hist. éco. soc. de la F, t. III, vol. 1, p. 121. Malheureusement, l'application de cette loi n'a pas été étendue aux colonies. 74. V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. I, p. 268, reproduisant un article publié dans l'Opinion du 3 septembre 1876 ; sur ce problème du "livret" des immigrants (qui n'a rien à voir avec celui du décret du 13 février 1852), voir infra, p. 886-889. 75. Ibid, t. II, p. 243 (Moniteur des Colonies, 7 juin 1885). 76. "Le consentement de la partie qui s'oblige, sa capacité de contracter, un objet certain qui forme la matière de l'engagement, enfin une cause licite de l'obligation". A un mot près ("de" à la place de "dans" dans l'énoncé de la quatrième condition), c'est littéralement le texte de l'art. 1108 du Code Civil.


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cultivateurs indiens doivent suivre le sort de l'habitation où ils travaillent, dans quelques mains que passe celle-ci. D'après ce système, le cultivateur indien, assimilé aux bœufs de labour, devient immeuble par destination. Eh bien ! Messieurs, qui m'expliquera cette convention entre un homme libre et cette chose morte, une habitation ? – Personne assurément. C'est pourquoi je ne puis, en présence de ce fait monstrueux, contenir l'indignation qui me gagne ; c'est pourquoi je vous dis : Ce que vous faites n'est pas permis ; ces contrats sont nuls, car un homme n'a pas le droit d'aliéner sa liberté et c'est ce qu'on demande à l'Indien ; ils sont nuls encore, parce que le consentement qu'il donne est vicié dans son principe ; ils sont nuls enfin parce que les mineurs ne s'engagent pas valablement et vous déclarez vous-même que l'Indien est un mineur"77

1.2. Des conditions matérielles misérables Les contrats d'engagement stipulent que les immigrants doivent être logés, nourris et vêtus par les engagistes ; naturellement, ceux-ci font tout pour s'affranchir le plus possible du respect de ces obligations.

a) Le logement Nous ne savons pratiquement rien à son sujet avant 1855. Il est probable que les planteurs ont commencé par loger leurs premiers immigrants dans d'anciennes cases d'esclaves abandonnées par leurs occupants78. Mais une telle solution ne pouvait évidemment être que provisoire, et il a donc très vite fallu envisager la construction de logements ad hoc. A partir de 1855, les arrêtés locaux sur l'immigration réglementent cette question. Les engagistes doivent fournir aux immigrants "des logements convenables au point de vue de la division et de la salubrité" ; le décret de 1890 ajoute une exigence supplémentaire, celle de la "décence". Hommes et femmes d'une part, célibataires et familles de l'autre, doivent être séparés, et les logements doivent comporter "des installations de couchage, élevées d'au moins 50 cm au dessus du sol". Le commissaire à l'immigration est chargé de s'assurer du respect de ces dispositions79. Les mêmes règles se retrouvent à la Martinique80.

77. CG Gpe, SE 1885, p. 292. 78. Sur l'habitation Bullock, à Petit-Canal, les Indiens sont logés dans d'anciennes "cases à cultivateurs" restaurées ; ANOM, Gua. 180/1116, rapport mensuel du commissaire à l'immigration du 9 avril 1858. La même politique est très généralement adoptée dans toutes les colonies de la Caraïbe, comme à Surinam ; P. EMMER, Indians into Surinam, p. 102. 79. Art. 1 et 2 de l'arrêté du 16 novembre 1855 ; art. 26 de l'arrêté du 24 septembre 1859 ; art. 28 de l'arrêté du 19 février 1861 ; art. 69 du décret du 30 juin 1890. 80. J.SMERALDA-AMON, Immigration Mque, p. 183.


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Le type dominant de "case à Zindien" semble être, comme à Surinam et dans les Antilles britanniques81, de grandes baraques de bois d'une vingtaine à une trentaine de pièces chacune, "where several married and single live under one roof, but occupy separate rooms or compartments of the building"82 ; c'est ainsi notamment que sont logés les immigrants sur la plupart des habitations de la Grande-Terre83, et notamment sur celles de Darboussier84. Mais on trouve aussi beaucoup de petites cases misérables de quelques m2 dans lesquelles s'entasse toute une famille85. L'aménagement intérieur est extrêmement sommaire. L'arrêté du 16 novembre 1855 prévoit que "chaque immigrant sera couché sur un lit de camp revêtu d'une couverture ou d'une natte et aura la jouissance d'un banc en bois", mais il faut croire que c'est beaucoup trop exiger des planteurs, car les textes postérieurs ne comportent plus aucune disposition en ce sens. Malgré quelques réticences initiales de l'administration, la natte finit par s'imposer dans tous les logements d'immigrants ; par contre, ceux-ci ne disposent pour dormir que de bas-flancs en bois, et, pour ce qui concerne le banc, il leur est refusé sous prétexte qu'il s'agit d'un objet de luxe (sic !), "dont l'usage serait regardé par le coolie comme une intolérable tyrannie"86. Enfin, les conditions d'hygiène sont mauvaises87 ; il est probable que, comme dans les autres colonies de la Caraïbe88, les immigrants n'accèdent que très difficilement à l'eau potable, mais il s'agit là d'un problème général qui concerne toute la population de la Guadeloupe89.

81. R. HOEFTE, In place of slavery, p. 140-141 ; K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 229-230. 82. IOR, P 2526, p. 419, J. Grant, protecteur des immigrants de Calcutta au gouvernement du Bengale, 31 mars 1885, rapport sur les conditions des Indiens en Guadeloupe d'après les déclarations des rapatriés par le British Peer, interrogés par lui. 83. Voir en particulier ANOM, Gua. 56/399, rapport mensuel du commissaire à l'immigration au directeur de l'Intérieur du 8 janvier 1859, c. r. de tournée sur les habitations du sud et de l'est de la Grande-Terre, qui consacre d'importants développements à la question. Peu de détail, par contre, sur l'aménagement intérieur de ces baraquements ; à l'usine Zèvallos et sur l'habitation Bellemare, à Moule, les immigrants sont logés par deux dans de minuscules chambres de 4 m2. 84. Arch. SIAPAP, dossier "Constitution de la SIAPAP" n° 1, rapports d'expertise du CFC sur l'usine et son domaine, 31 mai et 12 juin 1887. 85. ANOM, Gua. 56/399, "Humble pétition des habitants de l'Inde, actuellement immigrants … (en) Guadeloupe", 14 novembre 1884 ; ils annoncent une superficie de 9 pieds carrés, ce qui donnerait moins de 1 m2 ; si on lit plutôt 9 pieds en carré (= 2,7 x 2,7 m), on a 7,3 m2 ; c'est déjà minuscule pour toute une famille. Voir également IOR, P 3214, p. 993, mémorandum du consul Lawless au gouvernement de l'Inde sur l'immigration à la Martinique, 6 septembre 1887 ; le terme anglais utilisé par lui est "hut". 86. Voir sur tout ceci les extraits de la séance du Conseil Privé de la Martinique du 16 janvier 1859, reproduits par P. LACASCADE, Esclavage et immigration, p. 108. 87. Dr WALTHER, Rapport, p. 65 : les cases des immigrants sont généralement situées dans les endroits les plus insalubres des habitations. On peut sans doute reprendre ici ce qu'il écrit par ailleurs à propos du logement des travailleurs créoles : les cases sont construites en planches mal jointes ou en gaulettes, pas de plancher, les gens y vivent et parfois y dorment sur le sol nu, et il y règne "une humidité constante". Voir également IOR, P 3214, p. 993, mémorandum du consul Lawless au gouvernement de l'Inde, 6 septembre 1887 : les cases où sont logés les coolies "seldom respond to the hygienic requirements exacted in the English Islands (bien sûr !), and in many cases not even to those specified in the local ordinances". 88. R. HOEFTE, In place of slavery, p. 142 ; K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 231. 89. R. BOUTIN, Population de la Gpe, vol. 3, p. 573-574. En 1858, 15 des 44 Indiens de l'habitation Pointe d'Or (Abymes) meurent empoisonnés par l'eau de la mare ; en 1864, une épidémie de dysenterie


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Malgré ces conditions peu satisfaisantes, les incidents relatifs au logement semblent relativement rares, et ceux parvenus à notre connaissance se limitent, d'ailleurs, aux années 185090. A la fin de la période d'immigration, les Indiens seraient, dans l'ensemble, satisfaits de leur situation sur ce point, du moins à en croire les officiels britanniques91. Pourtant quand les immigrants ont l'occasion d'exprimer eux-mêmes leurs doléances, la médiocrité du logement constitue bien l'un des griefs qu'ils articulent contre leurs engagistes92, mais ce n'est manifestement pas le problème le plus important pour eux.

b) Le vêtement Les textes réglementaires font obligation aux engagistes de fournir chaque année à leurs immigrants deux pantalons, deux chemises et un chapeau de paille aux hommes, et deux robes ou jupes, deux chemises et quatre mouchoirs aux femmes93. Il s'en faut de beaucoup que ces dispositions soient observées strictement. En règle générale, les planteurs ne fournissent pas aux Indiens tous les vêtements auxquels ceux-ci ont droit 94, et ceux qu'ils leur distribuent sont "frequently of the cheapest description procurable"95. A en juger l'extrême faiblesse de ses réactions96, il semble bien que l'administration se désintéresse presque totalement de la question.

éclate en Grande-Terre, en raison du manque d'eau causé par la sécheresse ; ANOM, Gua. 180/1116, rapports du commissaire à l'immigration au directeur de l'Intérieur des 19 mai 1858 et 25 février 1864. 90. Ibid, rapports du même au même des 13 février 1856 et 11 juillet 1857 ; ANOM, Gua. 56/399, rapports des 8 décembre 1858, 8 janvier et 8 juillet 1859. En général, les critiques portent sur l'insuffisance des capacités de logement par rapport au nombre de personnes à loger, sur la saleté et sur la médiocrité des aménagements intérieurs. 91. IOR, P 2727, p. 301, consul Lawless à FO, rapport sur la situation des Indiens de la Martinique, 14 novembre 1885 : "House accomadation … I have never heard any complaint" ; P 2975, p. 110, Grant, protecteur des émigrants de Calcutta, au gouvernement du Bengale, 27 décembre 1886 : les rapatriés arrivés de la Guadeloupe par le Mont Tabor lui ont déclaré que les conditions de logement étaient "bonnes". 92. ANOM, Gua. 56/399, "Humble pétition" des Indiens de l'île, 14 novembre 1884. A la Martinique, certains engagistes font payer aux immigrants un loyer de 25 centimes par jour pour le logement qu'ils leur fournissent ; IOR, P 2526, p. 550, Grant au gouvernement du Bengale, 21 avril 1885, après avoir interrogé des rapatriés arrivés par le Ville de Saint-Nazaire. 93. Arrêtés des 24 septembre 1859 (art. 25) et 19 février 1861 (art. 30), et décret du 30 juin 1890 (art. 75). L'arrêté du 16 novembre 1855 ne prévoit pas de chapeau de paille mais une veste pour les hommes, et deux mouchoirs seulement pour les femmes. 94. GO Gpe, 25 septembre 1866, circulaire de l'administration ; certains engagistes laissent leurs immigrants "à peine vêtus". ANOM, Mar. 130/1176, document n° 2, mémoire du consul Lawless au gouverneur, 7 mars 1874. V. SCHOELCHER, Immigration aux colonies, p. 31, reproduisant une circulaire du directeur de l'Intérieur de la Martinique du 12 août 1880. 95. IOR, P 3214, p. 993, mémorandum du consul Lawless au gouvernement de l'Inde, 6 septembre 1887. 96. Les deux circulaires citées note 94, supra, sont les seules abordant le sujet qui soient parvenues à notre connaissance.


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c) La nourriture La ration quotidienne prévue par les textes à partir de 1859

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est de 214 grammes de

morue ou poisson salé, ou 200 gr de viande fraîche ou salée, 85 centilitres (soit environ 700 gr) de riz décortiqué ou de farine de manioc, et 20 gr de sel. La ration entière de morue peut être remplacée par 125 gr de morue et 200 gr de légumes secs (pois ou haricots). Celle de riz et manioc peut combiner les deux ingrédients, mais doit comprendre au moins la moitié de riz pour les Indiens ; toutefois, en cas de disette ou d'impossibilité de se procurer les approvisionnements nécessaires, l'engagiste peut la remplacer en totalité ou en partie, avec l'accord du commissaire à l'immigration, par des racines et autres vivres du pays, dans la proportion de 3 kg pour un litre. Pour les enfants de moins de dix ans, la ration est de moitié de celle d'un adulte98. Les mêmes quantités sont servies à la Martinique99 et sensiblement les mêmes dans les Antilles britanniques et à Surinam100. Les volumes alimentaires qui précédent représentent un apport quotidien d'environ 2600 calories101. Quantitativement, la ration réglementaire serait donc suffisante, peut-être un peu limite et avec diverses carences qualitatives, si elle était respectée. Mais d'une façon générale, elle ne l'est pas ; les abus dont sont victimes les Indiens dans ce domaine sont à la fois quantitatifs et qualitatifs. Quantitativement, c'est l'insuffisance qui domine. Sur beaucoup d'habitations, les rations effectivement distribuées sont loin de respecter les prescriptions des textes. Le phénomène est particulièrement important dans les premiers temps de l'immigration, où il revient comme une litanie dans les rapports mensuels du commissaire à l'immigration102. Les plaintes diminuent ensuite en fréquence et en intensité, mais sans toutefois disparaître complétement, mettant en cause tantôt la rapacité et/ou l'inhumanité des engagistes103, tantôt leur indifférence104.

97. Elle était légèrement supérieure dans l'arrêté de 1855. 98. Arrêtés des 24 septembre 1859 (art. 24) et 19 février 1861 (art. 29), et décret du 30 juin 1890 (art. 71 à 73). 99. J. SMERALDA-AMON, Immigration Mque, p. 182. 100. Dans la plupart des cas, 1,5 lb de riz (= 680 gr.) et 16 onces de morue (= 214 gr.) ; voir le tableau des conditions offertes par les agences d'émigration de Calcutta, publié dans Rapport Grierson, 3e partie, p. 3-4. 101. Chiffre calculé à partir du tableau publié par J. WEBER, Ets français, t. II, p. 1042. 102. ANOM, Gua. 180/1116, rapports au directeur de l'Intérieur des 9 mars, 5 septembre et 5 octobre 1855, 5 août et 8 octobre 1856, 1er février et 8 mai 1857, 25 mars et 19 mai 1858, 26 février et 15 août 1862 ; Gua. 56/399, rapports des 8 juillet et 10 octobre 1859, 10 novembre 1860, 15 août 1862 ; Gua. 186/1138, gouverneur Frébault à M. Col., 11 janvier et 25 mars 1860. 103. ANOM, Gua. 59/411, chef du service de l'Immigration à directeur de l'Intérieur, 22 mars 1882 ; Gua. 56/399, "Humble pétition" des Indiens de la Guadeloupe, 14 novembre 1884. 104. Circulaire du directeur de l'Intérieur de la Martinique du 12 août 1880, reproduite dans V. SCHOELCHER, Immigration aux colonies, p. 31 : "Sur un grand nombre de propriétés, … les balances, poids et mesures réglementaires pour la distribution des vivres aux engagés (sont) dans un état de vétusté et d'usure qui en altèrent l'exactitude ; sur d'autres, ces instruments n'existent même pas".


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Il est difficile de savoir si cette évolution traduit une réelle amélioration. Pour partie en tout cas, elle n'est qu'une simple apparence archivistique105, mais il semble qu'elle traduise aussi un certain changement d'attitude de la part des planteurs, au moins chez ceux d'entre eux qui sont les plus conscients de leurs intérêts106. Les autres, par contre, ont de plus en plus tendance à "évacuer" le problème en se débarrassant sur les engagés du soin de trouver eux-mêmes leur nourriture. Au début, l'abus le plus fréquent à cet égard consiste à leur donner une portion de terre et un jour par semaine, généralement le samedi, pour y cultiver des vivres107. Cette pratique est généralisée à Surinam et dans les British West Indies, où elle semble même constituer la règle108 ; en Guadeloupe, elle disparaît à la fin de la décennie 1860. A sa place apparaît un autre abus, apparemment inconnu dans les premiers temps de l'immigration mais qui se développe rapidement à partir de 1870 : remplacer les distributions de "nourriture apprêtée" par une allocation monétaire, généralement d'un franc par jour. En général, les Indiens ne paraissent pas trop s'en plaindre, parce qu'ils peuvent ainsi consacrer une partie des sommes reçues à acheter du rhum ou à arrondir le pécule qu'ils se constituent pour leur retour au pays. Pourtant, bien que cette pratique soit tout à fait contraire à l'esprit de la réglementation et contribue gravement à la malnutrition des immigrants, l'administration refuse d'intervenir, sous prétexte que les intéressés seraient d'accord109. Au total, les Indiens ne meurent certainement pas de faim sur les habitations de leurs engagistes, mais ils y souffrent en permanence de la faim, ce qui les pousse à manger un peu n'importe quoi de ce qu'ils trouvent dans la nature ; par exemple le paroka, ou "pomme couli" ou "pomme zindien", un fruit importé par eux pour un usage médicinal et norma-

105. Les rapports mensuels détaillés du commissaire à l'immigration, faisant état de façon souvent très précise de tous les incidents survenus au cours du mois précédent, ne sont plus conservés après 1864 ; nous ne disposons plus que de documents intermittents et rédigés en des termes beaucoup plus généraux, donnant une information très sensiblement moins abondante. Si l'on se réfère, par exemple, aux deux notes 102 et 103, supra, on voit qu'aucune plainte sur le sujet n'est parvenue à notre connaissance pour toute la période comprise entre 1862 et 1882 ; mais il serait bien surprenant qu'il n'y en ait eu effectivement aucune pendant ces vingt ans. 106. Du moins si l'on en croit certains rapports officiels britanniques : ANOM, Mar. 32/276, consul Lawless à gouverneur Aube, 14 juillet 1880 ; IOR, P 2975, p. 110, protecteur des immigrants de Calcutta à gouvernement du Bengale, 27 décembre 1886, après avoir interrogé des rapatriés de Guadeloupe revenus par le Mont Tabor : les rations leur étaient fournies "according to Government scale". 107. ANOM, Gua. 56/399, rapport mensuel du 8 janvier 1859, et Gua. 180/1116, rapport du 22 février 1859 : intervention du commissaire à l'immigration sur des habitations de Sainte-Anne et PetitCanal pour faire cesser cette pratique ; Commercial, 10 mars 1869 : avis de l'administration rappelant cette interdiction, sous peine de mesures "rigoureuses". 108. P. EMMER, Indians into Surinam, p. 102 ; K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 232-233. 109. Sur tout ce qui précède, ANOM, Mar. 130/1176, document n° 2, mémoire du consul Lawless au gouverneur, 7 mars 1874 ; Mar. 32/276, le même au même, 14 juillet 1880 ; CG Gpe, SO 1880, p. 308, intervention Rollin et réponse du directeur de l'Intérieur ; IOR, P 2727, p. 301, Lawless à FO, 14 novembre 1885 ; Rapport Comins, sur la situation des Indiens aux Antilles françaises (1893), p. 15.


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lement incomestible, mais dont une autre dénomination créole ("mangé couli") dit assez l'utilisation qu'ils pouvaient éventuellement en faire en situation de grande détresse alimentaire110. Les problèmes qualitatifs ne sont pas moindres. Les immigrants se plaignent énormément, et pendant toute la période, de la mauvaise qualité de la nourriture qui leur est servie, parce que, le plus souvent, élaborée à partir d'ingrédients bas de gamme111, ou qui ne correspondent pas à leurs habitudes alimentaires112. En outre, dans certains cas, viennent se greffer des embarras liés à une préparation culinaire inadaptée113. La principale difficulté ici est celle de la distribution de riz. On en importe en Guadeloupe pour la nourriture des esclaves dès la seconde moitié du XVIIIe siècle114 et quelques tentatives de culture sont faites sous la Restauration115, mais jusqu'à l'Abolition, il n'intervient encore dans le régime alimentaire local que de façon très marginale116. Tout bascule à partir de 1854 avec l'arrivée des Indiens. Elle place le problème du riz au cœur même de celui de l'immigration, ne serait-ce que parce que, sauf disette ou autre circonstance exceptionnelle, celui-ci doit entrer pour la moitié au moins de la ration en céréales et féculents des "immigrants asiatiques"117. On mesure parfaitement son importance à l'espèce de panique qui saisit les planteurs et les autorités coloniales à la fin de 1859 et au début de 1860,

110. J. L. LONGUEFOSSE, Cent plantes médicinales de la Caraïbe, Trinité, Gondwana Editions, 1995, p. 170-171. Originaire de l'Asie du Sud-Est et portant un nom tamoul, le paroka est utilisé contre certains troubles cutanés superficiels en cataplasmes et en bains, ainsi que sous forme d'infusion contre les états grippaux ; par contre, "l'usage du fruit par voie interne est à décourager, compte tenu de sa toxicité démontrée". 111. ANOM, Gua. 180/1116, rapports mensuels des 6 février, 9 juin et 5 octobre 1855, 10 octobre 1857 ; Mar. 130/1176, document n° 2, consul Lawless à gouverneur, 7 mars 1874 ; Gua. 56/399, "Humble pétition" des Indiens de la Guadeloupe, 14 novembre 1884 ("Ce qu'on (nous) donne n'est bon que pour des prisonniers") ; IOR, P 3214, p. 993, mémorandum du consul Lawless au gouvernement de l'Inde, 6 septembre 1887 ; Rapport Comins, p. 15. 112. ANOM, Gua. 56/399, rapport mensuel du 8 juillet 1859 : les Indiens refusent de consommer du riz caroline importé des Etats-Unis ; ils ne veulent que du "riz couli" importé de l'Inde, bien qu'il soit de qualité inférieure. 113. ANOM, Gua. 180/1116, rapport mensuel du 26 septembre 1857 : les Indiens de l'habitation Belin, à Port-Louis, se plaignaient de la qualité de la nourriture préparée pour eux par une femme créole ; on l'a remplacée par une Indienne et les plaintes ont cessé. Nouvelles plaintes du même genre sur une habitation de Trois-Rivières quelques années plus tard ; Gua. 56/399, rapport du 10 novembre 1860. 114. En provenance presque uniquement des Treize Colonies/Etats-Unis, en vertu de diverses décisions royales et locales dérogatoires aux principes généraux de l'Exclusif prises au cours des années 1760 et 1770, et surtout du célèbre arrêt du Conseil du 30 août 1784 sur le commerce étranger aux colonies ; voir sur tout ceci les développements définitifs de J. TARRADE, Le commerce colonial de la France à la fin de l'Ancien Régime. L'évolution du régime de "l'Exclusif" de 1763 à 1789, Paris, PUF, 1972, t. I, p. 175, 366, 381, et t. II, p. 540. 115. R. BOUTIN, Population de la Guadeloupe, vol. III, p. 557. 116. En 1846, les importations nettes se limitent encore à 521 tonnes, soit une consommation moyenne par habitant de 4,3 kg ; Statistiques coloniales, à sa date. 117. Art. 24 de l'arrêté du 24 septembre 1859.


806

lorsque les importations de riz en provenance de France diminuent très fortement, entraînant un bond de son prix et menaçant directement l'alimentation des immigrants ; immédiatement, le gouverneur décide d'admettre en franchise les riz de toutes provenances et par tous pavillons118, puis diverses mesures sont prises pour combler le déficit119. Un an plus tard, avec l'instauration du libre-échange aux colonies, les droits de douane sur les importations de riz sont définitivement supprimés120. Dès le début de l'immigration, des dispositions strictes sont prises pour assurer l'approvisionnement de la Guadeloupe. Tous les navires emportant des Indiens vers les colonies américaines doivent embarquer, indépendamment des provisions nécessaires à la traversée, une quantité de 375 kg de riz par émigrant, destinée à être vendue aux engagistes au prix de la mercuriale du port de débarquement121. En général, armateurs et capitaines exécutent d'autant plus volontiers cette obligation que la revente du riz ainsi importé contribue à accroître le bénéfice total de l'expédition, sauf lorsque l'Inde est frappée par la famine, auquel cas il devient évidemment impossible de composer entièrement la cargaison122. Mais de toutes façons, à partir de la fin des années 1870, les quantités apportées par les seuls navires introducteurs des convois ne sont plus suffisantes pour nourrir tous les Indiens de l'île ; on doit alors mettre en place un courant spécifique d'importations depuis le "grenier" bengali (Calcutta et Chittagong), par des bâtiments qui ne transportent pas des immigrants mais uniquement des chargements de plusieurs milliers de sacs de riz123. Tout ce qui précède explique donc la très forte croissance des importations dans le troisième quart du siècle, où elles évoluent corrélativement à l'augmentation du nombre d'Indiens résidant en Guadeloupe (Voir graphique n° 6). On passe de 972 tonnes nettes en 1854, 118. ADG, 5K 74, fol. 167-175, décision du Conseil Privé du 21 janvier 1860 ; en temps normal, les importations de riz étaient frappées d'un droit de douane de 4 F par quintal. 119. GO Gpe, 24 février 1860, avis de l'administration : 3.200 balles viennent d'être expédiées du Havre pour la Guadeloupe et 1.800 partiront prochainement ; en outre, la CGM a affrété en Inde un navire destiné à porter directement aux Antilles 7 à 8.000 balles. 120. Loi du 3 juillet 1861, publiée dans ibid, 23 juillet 1861, et R. RENARD, La Martinique, p. 164168. 121. Voir conventions du ministère avec la maison Le Campion & Théroulde (26 octobre 1854 et 13 janvier 1855), transférées ensuite à la CGM, puis avec celle-ci le 22 juin 1858 ; Recueil immigration, p. 113, 117 et 136. Et arrêté du gouverneur des Ets français de l'Inde du 3 juillet 1862, art. 63 ; BO des Etablissements, 1862, p. 123. 122. C'est en particulier le cas du Hambourg (n° 2 du tableau n° 27) qui effectue son voyage au cours du premier trimestre 1855, juste au lendemain de la terrible famine qui a ravagé la présidence de Madras l'année précédente ; au lieu des 2215 balles qu'il aurait dû introduire, il n'en a apporté que 1000 ; ADG, 5K 59, fol. 50, Conseil Privé du 9 juin 1855. 123. Bulletins maritimes publiés dans GO Gpe, 3 janvier 1879 (Louise, 8700 sacs), 4 juin 1880 (Palais Gallien, 9500 sacs), 25 octobre 1881 (Marie-Louise, 8500 sacs), 27 décembre 1881 (Jessie Renwick, 8700 sacs) ; JO Gpe, 14 mars 1882 (Frédéric Suzanne, 6000 sacs), 2 janvier 1883 (Joinville, 10.700 sacs), 20 février 1883 (Berryer, 7000 sacs), 17 juillet 1883 (Palais Gallien, 8600 sacs), 27 novembre 1883 (Esbrouf, 7400 sacs), 11 janvier 1884 (Georges Ville, 5800 sacs), 28 mars 1884 (Franklin, 10.000 sacs), 17 avril 1885 (Turgo, 10.200 sacs), etc.


Graphique n° 6 – EVOLUTION COMPAREE DES IMPORTATIONS DE RIZ ET DE LA POPULATION INDIENNE DE 1854 A 1905

Sources : Statistiques coloniales et tableau n° 53, p. 846.


808

dernière année avant le démarrage de l'immigration en provenance du sous-continent, à un maximum de 6.832 tonnes en 1885 ; entre-temps, la consommation moyenne par habitant bondit de 7,4 à 38 kg par an124. Puis, après la très forte chute de la seconde moitié des années 1880, découlant probablement de la crise sucrière et des difficultés financières qui en résultent pour les engagistes, les importations de riz reculent lentement jusqu'à la fin du siècle, parallèlement à la diminution de la population indienne ; en 1900, la consommation moyenne par habitant est retombée à 22 kg. Pour les planteurs, cette obligation d'importer à grands frais du riz pour nourrir les Indiens constitue une insupportable sujétion, dont ils essaient très tôt de s'affranchir. A peine les premiers convois en provenance de Pondichéry sont-ils arrivés en Guadeloupe que, déjà, les engagistes mettent une énorme pression sur les coolies pour les obliger à changer leurs habitudes alimentaires et à accepter des "vivres du pays" à la place du riz dans la composition de leurs rations ; l'un d'eux, qui prend manifestement ses désirs pour des réalités, se vante même d'avoir réussi à leur faire abandonner le curry ! Naturellement, les Indiens refusent, se rebellent, manifestent leur mécontentement, en appellent à l'autorité, et finalement obtiennent généralement satisfaction ; c'est avec regret que l'administration doit bien constater qu'il est impossible de leur faire accepter autre chose que du riz125. Pour autant, ces pressions ne diminuent pas par la suite. Au contraire, on saisit toutes les occasions pour substituer de la farine de manioc et des racines au riz, comme en 1859, quand, en raison d'une récolte déficitaire en Inde, il n'arrive plus qu'en quantités insuffisantes et à des prix excessifs126. A partir de la décennie 1870, les planteurs semblent avoir réussi à imposer la présence d'une proportion plus ou moins importante de vivres du pays dans la ration des immigrants ; c'est la chose dont les Indiens se plaignent le plus vivement pour ce qui concerne la nourriture127. Il est difficile d'apprécier l'ampleur exacte du phénomène, en raison de l'extrême subjectivité des sources, qui vont de "souvent" à "très rarement" et de quelques habitations à une majorité d'entre elles ; mais un chose est certaine : jamais pendant toute la période d'immigration, les Indiens n'ont reçu la quantité de riz à laquelle ils avaient droit.

124. Chiffres calculés d'après Statistiques coloniales, années citées. 125. Sur tout ce qui précède, voir ANOM, Gua. 180/1116, rapports mensuels des 21 août et 7 novembre 1855, 7 septembre 1858, 4 mai et 10 septembre 1859. 126. ANOM, Gua. 63/450, gouverneur Bontemps à M. Col., 12 novembre 1859. 127. ANOM, Mar. 130/1176, mémoire du consul Lawless au gouverneur, 7 mars 1874 ; Gua. 56/399, "Humble pétition" des Indiens de la Guadeloupe, 14 novembre 1884 ; IOR, P 2526, p. 419, protecteur des immigrants de Calcutta à gouvernement du Bengale, 31 mars 1885, après avoir interrogé un groupe de rapatriés par le British Peer ; P 3214, p. 993, mémorandum du consul Lawless au gouvernement de l'Inde, 6 septembre 1887 ; Rapport Comins, p. 15.


809

1.3. Une immense violence physique Sur l'habitation, les Indiens sont en permanence soumis à une situation de violence ; violence institutionnelle, avec le maintien d'une législation répressive spécifique à leur encontre, violence de leurs conditions de vie, avec notamment une nourriture inadaptée et insuffisante, violence de leurs conditions de travail, avec des horaires excessifs et des engagements interminables qui semblent ne jamais devoir prendre fin128, violence physique, enfin, dans leurs relations avec les engagistes et leurs subordonnés. C'est à celle-ci que nous allons nous intéresser maintenant.

a) Les sources et leurs insuffisances Dans le tableau suivant, nous faisons figurer tous les cas de violences parvenus à notre connaissance jusqu'en 1887, dernière année du XIXe siècle pour laquelle les jugements du tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre sont conservés. Ces jugements forment la base des développements qui suivent ; les autres sources (rapports du commissaire à l'immigration, correspondance gubernatoriale, arrêts de la cour d'assises, presse …) n'interviennent qu'à titre secondaire et complémentaire. Ce que ce tableau nous révèle ne constitue manifestement qu'une toute petite partie d'une énorme réalité, dont l'essentiel nous échappe faute d'avoir laissé des traces dans les archives. Plusieurs facteurs convergents contribuent à expliquer nos méconnaissances. En premier lieu, les lacunes des sources. Ainsi les rapports mensuels du commissaire à l'immigration au directeur de l'Intérieur129 ne sont à peu près complètement conservés qu'entre 1855 et 1860 ; il y a d'énormes "trous" de 1861 à 1864, et plus rien au-delà. De même, les jugements correctionnels de Pointe-à-Pitre ont été versés aux ADG, en dates extrêmes, de 1856 à 1887, mais seuls 46 des 64 semestres concernés nous sont parvenus ; dans certains cas, il arrive que la presse fasse état de condamnations pour violences à Indiens dont nous ne pouvons pas retrouver trace dans les archives parce que les registres d'audiences correspondant ont disparu130. Dans d'autres cas, l'explication est essentiellement "technique". C'est notamment le cas pour ce qui concerne les arrêts de la Cour d'assises de Pointe-à-Pitre. Les originaux ont disparu, et les doubles conservés aux ANOM ne sont que des extraits, dans lesquels les arrêts prononçant un acquittement ne donnent jamais d'indication sur la nature des faits, quelle que soit 128. Voir infra, paragraphe 2 de ce chapitre. 129. Conservés dans ANOM, Gua. 180/1116, passim. 130. Trois exemples dans Progrès, 12 juin 1880.


Tableau n° 50 - LES VIOLENCES CONTRE LES INDIENS SUR LES HABITATIONS N° Année Auteurs 1 1856 Econome de l'hab. Marquisat (Capesterre) 2 1856 Pptaire d'une hab. de Petit-Bourg 3

1856

4

1857

5

1857

6

1857

7

1858

8

1858

9

1859

10

1860

11 12

1860 1861

13

1861

14

1862

Econome de l'hab. Dolé (Gourbeyre) Pptaire de l'hab. Hurel (Moule)

Géreur de l'hab. Trianon (Marie-Galante) Pptaire de l'hab. Moulin-à-Eau (Capesterre) Hurel, planteur au Moule

Mestry de l'hab. Navarre (SainteRose) sur l'ordre du pptaire Econome de l'hab. Agapy (Marie-Galante) Géreur, économe et commandeur sur l'hab. Renéville (Saint-François) Géreur hab. Eusèbe (Moule) De Gaalon, pptaire d'une hab. à Petit-Canal Géreur d'hab. à Petit-Canal et son frère Géreur de l'hab. La Source (Capesterre)

Nature "Sévices" contre 2 Indiens

Suites Enquête ouverte, suites n. d.

Faits "que leur singularité ne me permet pas Victime changée d'engagiste de consigner dans mon rapport" A frappé un Indien qui l'insultait Apparemment aucune "Si les griefs articulés par les Indiens sont re- Enquête sans résultat connus exacts, ils ne manqueront pas d'une certaine gravité" A frappé plusieurs Indiens 1 mois A frappé plusieurs Indiens, traces de coups

Amende de montant n. d.

"Se livre à la boisson avec excès", maltraite ses Mis dans l'obligation de céder les contrats de Indiens ses engagés, sinon poursuites pour résiliation d'office Accusé d'avoir frappé une Indienne Enquête, accusation infondée Coups & blessures graves, victime hospitali- En fuite dans les îles anglaises sée Coups & blessures et séquestration Respectivement 48 h, 15 jours et 100 F d'amende A "amarré et frappé" deux Indiens Affaire transmise au parquet, suite inconnue Accusé par un Indien de l'avoir "maltraité, On n'a rien pu prouver ; pas de traces de frappé et assomé" coups C. & bl. 1 mois ; 15 jours A frappé trois Indiens Poursuivi devant le tribunal de simple police, résultat inconnu


N° Année 15

1863

16 17 18 19

1867 1868 1869 1870

20

1871

21

1872

22

1872

23

1872

24

1873

25

1874

26 27

1875 1875

28

1875

29

1876

30

1877

Auteurs

Nature

Cavelier de Mocomble, pptaire de l'hab. Marchand (Morne-à-l'Eau) et 2 mestrys accusés de complicité Pptaire d'une hab. à Morne-à-l'Eau Pptaire d'une hab. à Saint-François Géreur d'une hab. de Morne-à-l'Eau Econome d'une hab. en Grande-Terre Géreur et surveillant sur l'hab. Sainte-Elise (Petit-Canal) Pptaire de l'hab. Néron (Moule), un commandeur et un cultivateur créole Pptaire d'une hab. à Petit-Bourg, et un Dominiquais Pptaire d'une hab. à Moule

1) C. & bl. à un Indien avec incapacité de plus de 20 jours 2) Homicide involontaire d'un autre Indien C. & bl. à 2 Indiens C. & bl. à plusieurs Indiens C. & bl. et séquestration C. & bl. à 5 Indiens

Acquittés

C. & bl.

4 et 6 mois

Id°

Respectivement 8 mois, 2 ans, 1 an et 1 jour

Contremaître sur une usine de Sainte-Anne De Gaalon, pptaire de l'hab. Chateaubrun (Sainte-Anne) 2 co-pptaires d'une hab. à Pt-Canal Ernest Dagomel, fils du pptaire de l'hab. Gentilly (Sainte-Anne) Géreur et sous-géreur de l'hab. Sylvain Montalègre (P-Louis) Pptaire d'une hab. à Petit-Canal et un Indien de l'habitation Pptaire de l'hab. Cayenne (SaintFrançois), son économe, un cultivateur créole

Suites

Cavelier, 1 mois, co-accusés acquittés 25 F d'amende 3 mois et 200 F 200 F 20 jours + 101 F

Id°

50 F Relaxe A porté "un ou plusieurs coups de pied" à un 16 F Indien C. & bl. 200 F C. & bl. à 13 Indiens, séquestration de 16 6 mois et 200 F autres Déchu du droit d'avoir des immigrants C. & bl. Relaxe C. & bl. 6 jours Séquestration Relaxe C. & bl. 6 et 5 jours Séquestration Complicité Séquestration de 2 Indiens

2 ans Relaxe 3 mois 3 mois 1 mois


N° Année 31 32

1877 1879

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1880

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1880

35

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1882

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1882

40

1882

41

1882

42

1882

43

1882

44

1882

45

1882

46

1882

Auteurs

Nature

Suites

Roulet-Dugazon, géreur d'hab. Econome de l'hab. Blachon (Lamentin) Pptaire de l'usine Bonne-Mère Chapp et de Retz, pptaires de l'hab. La Coulisse (Baillif)

C. & bl. C. & bl.

50 F 50 F

C. & bl. Violences légères Manquements graves à leurs obligations légales envers leurs engagés

Dormoy, pptaire de l'hab. Bois-Debout (Capesterre) Géreur de l'hab. Châteaubrun (Sainte-Anne) Géreur de l'hab. Ffrench (Sainte-Anne) Géreur de l'hab. Ravine-Chaude (Lamentin) Pptaire d'une hab. de Saint-Francois Adrien Coureau, géreur de l'hab. Sainte-Marie (Lamentin) Géreur de l'hab. Montmein (Sainte-Anne) Gaston Dagomel, pptaire de l'hab. Basmont (Petit-Canal) Ernest Dagomel, pptaire de l'hab. Bory (Moule) Géreur de l'hab. Marchand (Morne-à-l'Eau) Pptaire de l'hab. Delisle (Petit-Canal) Pptaire d'hab. à Saint-François

Homicide involontaire

Relaxe 10 F Radiation définitive de la liste des répartitions d'immigrants. Retrait administratif des Indiens de l'habitation Classement sans suite

C. & bl. à 2 Indiens

10 jours + 100 F

C. & bl.

16 F

Id°

16 F

Id°

8 jours + 100 F

Id°

25 F

Id°

16 F

Id°

5F

Id°

25 F

Id°

Relaxe

Id°

16 F

Id°

50 F


N° Année 47

1882

48

1882

49

1882

50 51

1882 1883

52

1883

53

1883

54

1883

55 56

1883 1883

57

1883

58

1883

59

1883

60

1883

61

1883

62

1883

Auteurs François Coureau, géreur de l'hab. Sainte Marie (Lamentin) Econome de l'hab. PetitPérou (Abymes) Econome de l'hab. Gentilly (Sainte-Anne) Géreur d'une hab. de Petit-Bourg Fernand Dagomel, géreur de l'hab. Durival (Moule) Econome de l'hab. Deville (Petit-Canal) Dupuy, économe de l'hab. Clugny (Petit-Canal) Géreur de l'hab. Sainte-Marie (Anse-Bertrand) Directeur de l'usine Clugny Géreur de l'hab. Saint-Charles (Saint-François) et un mestry sur cette hab. Econome de l'hab. Larchevesque (Morne-à-l'Eau) Bonnardel, géreur de l'hab. Dutau (Morne-à-l'Eau) Econome d'une hab. à Lamentin Le Terrier d'Equainville, géreur de l'hab. Schalkwick (Moule) Pptaire d'une hab. de Baie-Mahault Géreur de l'hab. Garnier (Morne-à-l'Eau)

Nature

Suites

Id°

25 F

Id°

16 F

Id°

25 F

Id° Id°

50 F 25 F

C. & bl.

16 F

Meurtre

Acquitté

C. & bl.

25 F

Homicide par imprudence C. & bl.

300 F 2 jours + 50 F

Id°

1 jour + 16 F 16 F

Id°

100 F

Coups (sans blessure)

Relaxe

Id°

50 F

Id°

16 F

Id°

16 F


N° Année 63

1883

64

1883

65

1883

66

1883

67

1883

68

1883

69

1883

70

1883

71

1884

72

1884

73 74

1884 1884

75 76

1884 1884

77

1884

78

1884

Auteurs Duchesne, géreur de l'hab. Dutau (Moule) Géreur de l'hab. Bellemare (Moule) Econome d'une hab. de Morne-à-l'Eau Géreur de l'hab. Balin (Petit-Canal) Econome de l'hab. Bel-Air (Petit-Bourg) Géreur de l'hab. Claret (Moule) Cayrol, contremaître à l'usine Courcelles, et un Martiniquais complice Dubois, économe de l'hab. Balin (Petit-Canal) Géreur de l'hab. Jaula (Lamentin) Bonnardel, géreur de l'hab. Dutau (Moule) Econome d'une hab. de Lamentin Econome de l'hab. Paquereau (Baie-MahaultEconome d'une hab. de Sainte-Rose Cayrol, contremaître à l'usine Courcelles Matignon, économe de l'hab. Balin (Petit-Canal) Géreur de l'hab. Cinq Etangs (Sainte Anne)

Nature

Suites

Id°

5F

Coups (sans blessure)

10 F

C. & bl.

Relaxe

Id°

1 mois par défaut

Id°

10 F

Id°

Relaxe

Id°

5F

Id°

16 F 16 F

Id°

25 F

Id°

50 F

Id° Id°

25 F 16 F

Id° Id°

100 F Relaxe

Id° à 2 Indiens

Relaxe 40 F Relaxe

C. & bl.


N° Année 79

1884

80 81

1884 1884

82 83

1884 1884

84

1885

85 86

1886 1886

87

1886

88

1886

89

1886

90

1886

91

1886

92

1887

93

1887

Auteurs Amédée Pauvert, pptaire de l'usine Sainte-Marthe Mignard, pptaire d'hab. Econome de l'hab. Belvédère (Moule) Econome d'une hab. de Moule Econome de l'hab. Gentilly (Sainte-Anne) Géreur de l'hab. Paquereau (Baie-Mahault) Géreur d'une hab. de Petit-Canal Le Terrier d'Equainville, géreur d'une hab. de Moule Checkmodine, économe de l'hab. l'Ilet (Moule) De Closmadeuc, économe de l'hab. Golconde (Abymes). Récidiviste Couppé de Kervenou, géreur de l'hab. Caillebot (Moule). Récidiviste Econome de l'hab. Mahaudière (Port-Louis) Econome de l'hab. Acomat (Moule) De Poyen Bellisle, géreur d'hab.

Nature

Suites

Homicide par imprudence

200 F

Homicide volontaire C. & bl.

Acquitté 10 F

Id° Id°

50 F 50 F

Id°

16 F

Menaces de voies de fait C. & bl.

5F Relaxe

Id°

10 jours

Id°

Relaxe

Id°

16 F

Id° à 2 Indiens

Relaxe 15 jours 40 F

C. & bl. C. & bl. à l'aide d'un fouet

Relaxe. "La prévention n'est pas suffisamment établie" Relaxe

Trois cultivateurs créoles des hab. C. & bl. à trois Indiens Bel-Etang (Sainte-Anne) et Caillebot (Moule) Couppé de Kervenou, géreur de Complicité par abus d'autorité en provoquant Relaxe cette hab. les 3 autres à commettre ce délit


N° Année 94

1887

Auteurs Sinaï, géreur d'une hab. de

Nature

Suites

C. & bl.

25 F

Id°

50 F

Saint-François 95

1887

Géreur d'une hab. de Moule

Observations relatives à l'établissement de ce tableau Colonne 3 : dans un souci de simplification, nous n'avons pas reproduit systématiquement les noms des auteurs des faits relatés, sauf s'il s'agit de récidivistes ou d'affaires particulièrement graves ou intéressantes. Colonne 4 : quand aucune indication n'est donnée sur la victime des faits relatés, il s'agit toujours d'un Indien de l'habitation.


817

Sources : 1. ANOM, Gua. 180/1116, rapport du commissaire à l'immigration au directeur de l'Intérieur, 9 janvier 1856. 2. Ibid, id°. 3. Ibid, 10 juin 1856. 4. ANOM, Gua.180/1116, rapports des 1er février et 6 mars 1857. 5. Ibid, 8 mai 1857. 6. Ibid, 9 juin et 11 juillet 1857. 7. Ibid, 25 mars 1858 et gouverneur à M. Col., 12 avril 1858. 8. Ibid, rapport du 7 septembre 1858. 9. Ibid, rapport du 7 juillet 1859. 10. ADG, T. Corr. PAP, c. 6980, audience du 4 octobre 1860. 11. ANOM, Gua. 56/399, rapport du 10 novembre 1860. 12. ANOM, Gua. 180/1116, rapport du 8 novembre 1861. 13. ADG, T. Corr. PAP, c. 6980, 7 décembre 1861. 14. ANOM, Gua. 56/399, rapport du 15 août 1862. 15. ANOM, Gua. 536/1807, rapport du gouverneur général au gouverneur Frébault, 10 janvier 1863, et Frébault à M. Col., 10 février 1863 ; et C. d'Ass. PAP, Gr. 1400, 1er février 1863. 16. ADG, T. Corr. PAP, c. 6983, 2 mars 1867. 17. Ibid, c. 6984, 22 octobre 1868. 18. Ibid, 28 octobre 1869. 19. Ibid, c.6985, 8 janvier 1870. 20. Ibid, 4 novembre 1871. 21. Ibid, c. 6997, 17 février 1872. 22. Ibid, 20 avril 1872. 23. Ibid, 18 mai 1872. 24. Ibid, 12 juillet 1873. 25. Ibid, c. 6998, 21 décembre 1874 ; et ANOM, Gua. 188/1144, gouverneur Couturier à M. Col., 9 juin 1875. 26. ADG, T. Corr. PAP, c. 6999, 10 juillet 1875. 27. Ibid, 9 septembre 1875. 28. Ibid, 30 novembre 1875. 29. Ibid, c. 7000, 19 novembre 1876. 30. Ibid, 13 janvier 1877. 31. Ibid, 31 août 1877. 32. Ibid, c. 6986, 4 janvier 1879. 33 Ibid, c. 6987, 19 juin 1880. 34. ANOM, Gua. 56/399, dossier "Chapp-de Retz", mai à Octobre 1880. 35. Echo, 1er juin 1880, et Progrès, 12 juin 1880. 36. ANOM, Gua. 56/399, dossier "Doëns", jugement du tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre du 21 octobre 1880. 37. ADG, T. Corr. PAP, c. 6987, 11 février 1882. 38. Ibid, 25 février 1882. 39. Ibid, 8 avril 1882. 40. Ibid, 6 mai 1882. 41. Ibid, 20 mai 1882. 42. Ibid, 27 mai 1882. 43. Ibid, 17 juin 1882. 44. Ibid, id°. 45. Ibid, c. 6988, 1er juillet 1882. 46. Ibid, 2 septembre 1882. 47. Ibid, 5 octobre 1882. 48. Ibid, 9 décembre 1882. 49. Ibid, id°. 50. Ibid, 30 décembre 1882. 51. Ibid, c. 6989, 3 janvier 1883.


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52. Ibid, 7 avril 1883. 53. Arrêt de la Cour d'assises de Pointe-à-Pitre du 25 avril 1883 ; ANOM, Gua. 56/398, chemise "Affaire Dupuy", 1883. 54. ADG, T. Corr. PAP, c. 6989, 12 mai 1883. 55. Ibid, 28 juin 1883. 56. Ibid, 7 juillet 1883. 57. Ibid, 28 juillet 1883. 58. Ibid, 25 août 1883. 59. Ibid, 4 octobre 1883. 60. Ibid, 11 octobre 1883. 61. Ibid, id°. 62. Ibid, id°. 63. Ibid, id°. 64. Ibid, id°. 65. Ibid, 3 novembre 1883. 66. Ibid, 1er décembre 1883. 67. Ibid, id°. 68. Ibid, 8 décembre 1883. 69. Ibid, 15 décembre 1883. 70. Ibid, 29 décembre 1883. 71. Ibid, c. 6990, 12 janvier 1884. 72. Ibid, 15 mars 1884. 73. Ibid, id°. 74. Ibid, 20 mars 1884. 75. Ibid, 29 mars 1884. 76. Ibid, id°. 77. Ibid, 12 avril 1884. 78. Ibid, id°. 79. Ibid, 26 avril 1884. 80. Progrès, 26 avril 1884. 81. ADG, T. Corr. PAP, c. 6990, 17 mai 1884. 82. Ibid, id°. 83 Ibid, 14 juin 1884. 84. Ibid, 7 février 1885. 85. Ibid, 20 mars 1886. 86. Ibid, 3 avril 1886. 87. Ibid, 10 avril 1886. 88. Ibid, 29 mai 1886. 89. Ibid, c. 6992, 3 juillet 1886. 90. Ibid, 31 juillet 1886. 91. Ibid, 14 août 1886. 92. Ibid, 5 avril 1887. 93. Ibid, c. 6993, 29 septembre 1887. 94. Ibid, 12 novembre 1887. 95. Ibid, 31 décembre 1887.

l'affaire ; il est simplement porté que l'accusé "n'est pas coupable du ou des faits qui lui était ou étaient imputés". Si nous ne sommes pas informés sur l'affaire par d'autres sources (articles de presse, correspondance gubernatoriale, etc), celle-ci nous échappe complètement, et il est alors impossible de l'inclure dans notre tableau, même si nous sommes pourtant certains qu'elle y a sa place. Par exemple, quand un planteur, son économe et l'un des commandeurs de son habitation sont traduits ensemble devant la cour et acquittés ensemble pour un motif


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qui n'est pas précisé, rien ne permet objectivement de dire qu'il s'agit d'une affaire de violences à Indiens, mais ce que nous savons par ailleurs des poursuites devant le tribunal correctionnel dans ce genre de situation, et pour ce type de prévenus comparaissant ensemble, laisse à penser que c'est bien de cela dont il s'agit ; pour autant, il n'est évidemment pas possible d'en faire état dans les développements qui suivent. Mais là ne sont toutefois pas les causes majeures de nos lacunes. Pour l'essentiel, cellesci résultent d'abord des carences des institutions chargées de la protection des Indiens contre les abus de leurs engagistes, au premier rang desquelles l'institution judiciaire elle-même. Nous reviendrons plus longuement sur ce point dans le chapitre suivant, mais on peut d'ores et déjà en apprécier les conséquences pour ce qui nous retient immédiatement ici. On observe tout d'abord que, à une ou deux exceptions près131, tout ce qui concerne la petite maltraitance "ordinaire", quotidienne, pas nécessairement très violente, d'ailleurs, nous échappe presque entièrement, alors que c'est très probablement là que se situe l'essentiel, quantitativement, des mauvais traitements que subissent les Indiens sur les habitations. Mais de tels faits sont tellement communs, tellement considérés comme "normaux" dans les milieux locaux dominants, que personne ne s'en occupe, ni même ne s'y intéresse, ni l'administration, ni la justice, et qu'il n'en reste par conséquent aucune trace écrite dans les archives. Les carences de la justice dans son devoir de protection des immigrants ne se manifestent pas seulement dans le cas de la petite maltraitance, mais également et surtout pour des faits beaucoup plus graves, qui, dans un contexte autre que colonial et migratoire, enverraient immédiatement leurs auteurs en correctionnelle. On peut en mesurer l'étendue par un simple décompte chronologique des affaires dont il est fait état dans le tableau n° 50, à partir de 1860, quand les jugements du tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre deviennent notre source principale, pour ne pas dire pratiquement unique. Du premier semestre 1860 au premier semestre 1880, ces jugements nous sont parvenus pour un total de 32 semestres. Entre ces deux dates, nous connaissons par cette source, et celle-là seulement132, 21 cas de violences à Indiens, soit 0,65 cas par semestre. A partir de 1880, arrive en Guadeloupe un procureur général "de choc", bien décidé à appliquer, et à faire appliquer par ses subordonnés du parquet, les textes relatifs à la protection des Indiens133. Conséquence : sur les cinq semestres de son séjour qui nous sont parvenus, du I-1882 au I-1884, 59 affaires de cette nature sont examinées par le tribunal, soit 11,80 par semestre. Puis, pendant les six semestres compris entre I-1885 et II-1887, on retombe à 2,33 affaires par semestre, parce que, entre-temps, le chef de la magistrature locale a changé. Conclusion : ce n'est pas l'absence de violences envers les Indiens qui "fait" l'absence de sources, mais l'absence de réaction des autorités face à ces violences. Tout au long des déve131. Sur lesquelles voir infra. 132. Dans un souci de cohérence et d'homogénéité, nous laissons ici, très provisoirement, de côté les affaires parvenues à notre connaissance par d'autres sources. 133. Infra, chap. XVI.


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loppements qui suivent, nous devrons nous rappeler que le phénomène est infiniment plus étendu et plus grave que tout ce que nous pouvons en savoir par les maigres traces laissées par les sources écrites134.

b) Les auteurs des violences Dans les développements qui suivent, nous nous intéresserons uniquement aux violences dont les Indiens sont les seules victimes. Celles dont ils sont les auteurs, soit uniques, soit réciproques, nous paraissent relever de leur résistance face à la situation inique à laquelle ils sont quotidiennement confrontés et seront donc étudiées dans le chapitre XVII. Le tableau n° 50 permet de recenser 112 auteurs de violences appartenant à l'encadrement de l'habitation, ou ayant agi sur ordre de celui-ci ; un même fait peut évidemment avoir plusieurs auteurs. Comme on pouvait le supposer, la violence envers les Indiens est très majoritairement le fait des échelons intermédiaires de la hiérarchie ; on compte ici 67 géreurs ou économes135 et trois contremaîtres d'usines136, en tout 61,9 % du total. Ceci n'est pas particulièrement surprenant dans la mesure où, comme au temps de l'esclavage, ce personnel moyen d'encadrement est directement au contact des travailleurs et se trouve donc plus souvent qu'à son tour en situation d'adopter à leur égard des comportements brutaux. Dans leur immense majorité (59 cas sur 65) ce sont des Créoles guadeloupéens ; un Martiniquais (n° 41), trois métropolitains (nos 13, 24, 91) et deux Indiens (!) (n° 87 et 94) complètent l'effectif. L'appartenance ethnique des Créoles n'est évidemment pas indiquée dans les jugements, mais, à en croire leurs noms et divers autres documents consultés par ailleurs, tous ou pratiquement tous sont des Blancs jusqu'au début des années 1880 ; c'est seulement à partir de 1883 ou 1884 que l'on commence à voir quelques patronymes qui semblent être ceux de Nègres ou de mulâtres, mais ils font encore figure d'exception. A la fin du siècle toutefois leur nombre a sensiblement augmenté sur les habitations137, ce qui ne veut d'ailleurs pas dire que les Indiens soient mieux traités pour autant ; d'après le major Comins, qui visite la Guadeloupe en 1892, les géreurs nègres ou mu134. Dans la suite de ce paragraphe, nous laisserons volontairement de côté le problème de la répression de ces violences, telle qu'on peut l'appréhender notamment à travers la dernière colonne du tableau n° 50. Nous y reviendrons dans des développements plus complets chap. XVII. 135. Nos 1, 3, 5, 9, 10 x 2, 11, 13, 14, 18, 19, 20, 28 x 2, 30, 31, 32, 36, 37, 38, 40, 41, 44, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 54, 56, 57, 58, 59, 60, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 77, 78, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 94 et 95. Nous incluons en outre dans ce groupe Ernest Dagomel du n° 27, fils du propriétaire mais dont on peut supposer qu'il seconde son père dans la gestion de l'habitation familiale, ainsi que le géreur du n° 93, qui n'a pas personnellement porté des coups à la victime mais a provoqué leurs auteurs à le faire. 136. Nos 24, 69, 76. 137. E. LEGIER, La Martinique ou La Guadeloupe, p. 18.


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lâtres seraient même encore plus brutaux envers eux que les Blancs138. Par contre, le petit personnel des habitations et des usines est très peu impliqué dans les violences contre les Indiens, et n'y participe, semble-t-il, le plus souvent, que sur ordre. On ne trouve ici que trois commandeurs nègres (nos 10, 20, 21) et quatre mestrys indiens (nos 8, 15 x 2, 56) ; parmi les "cultivateurs" de base ou ouvriers d'usine, sept Créoles (nos 21, 22, 30, 69 et 93 x 3) et un Indien (n° 29). S'agissant maintenant des propriétaires d'habitations et d'usines, on ne peut pas dire qu'ils se contentent seulement d'ordonner des violences à leurs subordonnés ; eux aussi y participent largement, fournissant 29 mis en cause, soit 25,6 % du total139. On observe toutefois que, pour l'essentiel, cette participation s'arrête en 1882, au n° 51 ; au-delà, on ne les rencontre plus que quatre fois, dont deux pour homicide par imprudence. Il est probable que l'offensive déclenchée alors par le parquet général en vue de mieux protéger les Indiens140 rend les engagistes plus prudents, et qu'ils préfèrent sans doute se décharger de ces "opérations" sur leurs sous-ordres. Mais antérieurement à cette date, jusqu'au n° 46 compris, avec 25 faits à eux imputés, ils sont très largement plus violents que les géreurs, économes et contremaîtres, qui ne sont impliqués "que" dans 22 cas. Pour autant, n'allons pas nous imaginer que tous les planteurs et leurs adjoints soient des brutes épaisses et des sadiques qui passent leur temps à infliger des souffrances aux Indiens. Sur l'ensemble des trente années couvertes par le tableau n° 50, on rencontre moins d'une centaine de noms faisant partie de l'encadrement des habitations et des usines, alors que, pendant ce même temps, peut-être 2 à 3000 personnes, compte tenu de la succession des propriétaires et des générations, ont, à un moment ou à un autre, appartenu à cette catégorie socio-professionnelle. Même en 1882 et 1883, qui sont pourtant les deux années où le parquet a poursuivi le plus constamment les auteurs de violences à Indiens, ils ne sont finalement que, respectivement, 14 et 22 impliqués, quand il existe en Guadeloupe dans les 500 à 600 habitations en canne (sucreries ou non) employant des immigrants et une vingtaine d'usines141 ; même en tenant compte des énormes lacunes de nos sources et de toutes les affaires qui, pour une raison ou une autre, ne sont pas parvenues à notre connaissance, on est encore très loin d'une violence universelle et généralisée à travers toute la Guadeloupe, au moins pour ce qui concerne les faits de nature délictuelle ou criminelle grave du type de ceux qui apparaissent dans le tableau n° 50.

138. Rapport Comins, p. 14. 139. Nos 2, 4, 6, 7, 8, 13, 15, 16, 17, 21, 22, 23, 25, 26 x 2, 29, 30, 33, 34 x 2, 35, 39, 42, 43, 45, 46, 55, 61, 79, 80. 140. Voir supra, p. 819. 141. Statistiques coloniales, 1882 : 662 "habitations rurales en canne à sucre", mais dans ce chiffre se trouvent probablement comprises un certain nombre de terres de moyennes dimensions appartenant à des propriétaires nègres qui n'emploient pas d'immigrants. Chiffres de 1883 n. d.


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Les violences les plus graves à l'égard des Indiens ne sont donc le fait que d'une minorité de cadres d'habitations, engagistes ou subordonnés, et ce ne sont pas toujours ceux auxquels on pourrait penser a priori qui s'y livrent le plus volontiers. Ainsi Ernest Souques, le principal usinier de l'île et leader incontesté du milieu blanc créole en général et des planteurs en particulier. Compte tenu de ce que nous savons par ailleurs de son personnage, du mépris d'acier qu'il voue à tous ceux qui ne sont pas de ce milieu, surtout s'ils sont colorés, de la brutalité de ses méthodes de gestion de ses entreprises et de son absence totale de scrupules dans la défense des usines en général et des siennes en particulier142, on l'imaginerait assez volontiers ordonnant à ses géreurs de "pousser" les Indiens, de les harceler, les bousculer et de ne pas hésiter à exercer des violences plus ou moins graves à leur endroit, afin d'en tirer le maximum. Et effectivement, le tableau n° 50 nous révèle quelques affaires survenues sur quelques habitations faisant alors partie du domaine de Beauport ou de Darboussier143, mais il semble qu'il s'agisse là de dérapages ponctuels de sous-ordres et non pas d'une politique systématique de l'usinier, du moins si l'on en croit le témoignage d'anciens coolies de Souques rapatriés en Inde à la fin de leur temps ; interrogés par le protecteur des émigrants de Calcutta à leur arrivée, ils n'hésitent pas à affirmer que "those who have served on the estates of Madame Touchimbert and Monsieur Souques … have been well paid and well treated during their residence in the colony"144. Il est vrai que Souques a certainement beaucoup plus les moyens financiers de respecter ses obligations à l'égard des Indiens travaillant sur ses immenses domaines fonciers145 qu'un petit habitant-sucrier s'obstinant à utiliser les méthodes obsolètes "du père Labat" et au bord de la ruine. Pour la plupart des auteurs de violences portés dans le tableau n° 50, il est impossible de savoir si un tel comportement est accidentel et exceptionnel, sous l'effet, par exemple, de la fatigue, de l'énervement, de difficultés financières ou de problèmes familiaux, qui conduisent tel ou tel engagiste à "disjoncter" brutalement pour le plus grand malheur d'un pauvre type dont le principal tort est de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment, ou bien s'il s'agit au contraire d'une pratique régulière et habituelle. On peut toutefois considérer cette dernière hypothèse comme la bonne s'agissant de tous les récidivistes, dont les implications répétées dans des affaires de mauvais traitements à Indiens disent assez que cogner constitue pour eux un mode normal de "gestion des ressources humaines"146, et même, plus largement, 142. Ch. SCHNAKENBOURG, Grand industriel, p. 106-127 et 133-134 ; Darboussier, p. 209-217. 143. Nos 28, 48, 62, 74, 84, 88. 144. IOR, P 2526, p. 419; rapport du protecteur J. Grant au gouvernement du Bengale sur la situation des Indiens de la Guadeloupe, d'après les déclarations des "returned" par le British Peer, 31 mars 1885. 145. En 1883, celui de Darboussier s'étend sur 22 habitations et 3.765 ha et celui de Beauport sur 16 habitations et 2.795 ha. 146. De Gaalon (nos 13 et 25), Coureau (nos 40 et 47), Bonnardel (nos 58 et 72), Le Terrier d'Equainville (nos 60 et 86), Cayrol (nos 69 et 76), Couppé de Kervenou, avec deux mentions comme auteur de violences (n° 89 et 93), mais impliqué par ailleurs comme victime dans une affaire de coups et blessures réciproques avec l'un des Indiens de l'habitation dont il était le géreur ; celui-ci prend deux ans de pri-


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un moyen normal de "communiquer" avec les autres147. En outre, il existe manifestement dans certaines familles une tradition lourde de violence, qui ne se limite pas aux relations avec les seuls Indiens. Ainsi les Le Terrier d'Equainville148 ou, pire encore les Dagomel. Anthénor, le père, propriétaire de l'habitation-sucrerie Gentilly, à Sainte-Anne, et futur fondateur de l'usine créée ultérieurement sur celle-ci, est vu en 1857 ou 1858 frappant "à coups redoublés … avec un gourdin" sur un Indien faible et maladif qui avait osé se plaindre des mauvais traitements à lui infligés par l'économe, et avec une telle violence que ce malheureux tombe "assommé" ; quand il revient à lui, il va se pendre149, sans, apparemment, que cette affaire ait aucune suite administrative ou judiciaire150. Dix ans plus tard, il est impliqué, avec Amédée Pauvert, le propriétaire de Sainte-Marthe, et quatre autres Blancs, dans une affaire sur la nature de laquelle nous ne sommes pas informés, tous les accusés ayant été acquittés, mais suffisamment grave pour les envoyer en cour d'assises151 ; puis, encore deux ans après, il se retrouve de nouveau en correctionnelle pour coups et blessures152. Elevés dans une telle ambiance, il n'est pas surprenant que, à la génération suivante, les fils prennent le relais : à quatre reprises en quelques années, ils sont condamnés, dont une fois à de la prison, pour coups et blessures à leurs engagés153, et l'un d'eux tourmente tellement un de ses Indiens que celui-ci menace de lui couper le cou154. En matière de violences aux Indiens, toutefois, personne n'égale, ni même n'approche, les "performances" des différents membres successifs de la famille Pauvert, propriétaire de l'usine Sainte-Marthe, qui, s'exclame à leur sujet le procureur de la République dans un réquison pour avoir occasionné à Kervenou une incapacité permanente ("Privation de l'usage du doigt annulaire de la main gauche", probablement en essayant de se protéger), mais, ajoute l'arrêt, "il existe des circonstances atténuantes en faveur de l'accusé" ; on devine aisément lesquelles ; ANOM, C. d'Ass. PAP, Gr. 1405, 17 octobre 1877. Nota : nous laissons ici de côté Hurel (n° 4 et 7), dont le comportement semble, nous le verrons, relever d'une autre logique que celle de la violence pure. 147. De Closmadeuc (n° 88, qualifié de récidiviste dans le jugement) avait déjà été condamné à une amende une vingtaine d'années plus tôt pour coups et blessures à un "sieur" (probablement un Blanc) ; ADG, T. Corr. PAP, c. 6984, 4 juillet 1868. De Gaalon prend 5 jours de prison et 100 F d'amende pour avoir insulté et menacé le sous-commissaire à l'immigration qui lui reprochait de ne pas bien s'occuper de ses Indiens ; ibid, c. 6998, 18 juillet 1874. 148. Outre les deux cas nos 60 et 84 du tableau n° 51, deux autres membres de la famille avaient déjà été condamnés à des amendes relativement lourdes (100 et 150 F respectivement) sous le Second Empire pour coups et blessures ; ADG, T. Corr. PAP, c. 6980, 27 juillet 1861, et c. 6981, 24 mai 1862. 149. ANOM, Gua. 56/399, lettre à Schœlcher d'un Français du Vénézuela nommé Emile Avril, de passage en Guadeloupe, 28 octobre 1879. L'histoire lui a été racontée par le notaire J. F. Guilliod. Cette lettre ayant été transmise au ministère, celui-ci ordonne une enquête qui confirme entièrement les faits ; voir ibid, p. v. de l'interrogatoire de J. F. Guilliod par le procureur de la République de Pointe-à-Pitre, 9 janvier 1880. 150. Il est vrai que les jugements du tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre de 1857 et 1858 ne nous sont pas parvenus, mais il n'y a rien non plus sur cette affaire dans les rapports mensuels du commissaire à l'immigration au directeur de l'Intérieur, qui, eux, sont presque entièrement conservés pour ces deux années. 151. ANOM, Gr. 1402, C. d'Ass. PAP, 16 avril 1867. 152. ADG, T. Corr. PAP, c. 6984, 17 juillet 1869 (150 F d'amende). 153. Nos 27, 42 ,43 et 51 du tableau n° 50. 154. ADG, T. Corr. PAP, c. 6989, 22 décembre 1883 (un mois de prison).


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sitoire particulièrement "musclé" du début du XXe siècle, "ignorent que la révolution a passé sur le monde, qu'il n'y a plus de maîtres … Ils ont fait de Saint-François un fief ; ils y règnent en bandits féodaux, en seigneurs absolus, foulant aux pieds la loi et le droit"155. Certes, le véritable climat de terreur qu'ils font régner dans la commune ne se limite pas aux seuls immigrants ; les Créoles noirs aussi en ont très largement leur part156, et même, plus généralement, tous ceux, quelle que soit leur couleur, qui ont l'audace de s'opposer à eux157. Mais pour ce qui concerne plus particulièrement les Indiens, on atteint véritablement des sommets, et les Pauvert ne cessent de "s'illustrer" à cet égard d'un bout à l'autre de la période d'immigration. Celle-ci vient à peine de commencer que, déjà, les premiers incidents éclatent sur les habitations de la famille158. Dix ans plus tard, en plein milieu du Second Empire, qui n'est pourtant pas le régime le plus défavorable aux planteurs, le procureur général Baffer, qui n'est certes pas le fonctionnaire le plus hostile aux engagistes, dénonçant le comportement de ceuxci, qui poussent littéralement les engagés au crime, n'hésite pas à présenter les habitations Pauvert comme l'un des endroits où les Indiens sont le plus mal traités de toute la Guadeloupe. Les plaintes, précise-t-il, ne portent ni sur la nourriture, ni sur les salaires, car sur ce point Pauvert semble "irréprochable", mais sur le travail excessif et surtout sur les violences dont ils sont l'objet de la part de l'encadrement. Mais, avoue Baffer, toutes les investigations faites jusqu'à présent à Sainte-Marthe, que Pauvert dénonce d'ailleurs comme de l' "inquisition judiciaire", n'ont pas permis de réunir des preuves convaincantes contre lui mais seulement des soupçons, "soupçons que justifierait le caractère violent de Mr Pauvert". En fait, celui-ci fait tellement peur à ses engagés que les Indiens n'osent pas témoigner contre lui ; ils 155. La Démocratie, 3 janvier 1903 156. Voir à ce sujet les divers articles qui lui sont consacrés dans ibid, 10 janvier 1903 ; Amédée, le patriarche, aurait déclaré au sujet des élections : "Quand je parle à Saint-François, c'est 10.000 têtes qui se courbent devant moi". Le conditionnel et la prudence s'imposent ici ; la presse de l'époque, et pas seulement en Guadeloupe, n'est pas toujours un modèle d'exactitude en matière d'information, surtout quand elle rapporte les propos d'adversaires politiques, ni un modèle de prudence pour ce qui concerne la vérification des informations. Mais ce que l'on sait par ailleurs de cette famille rend le propos crédible. Les archives judiciaires fourmillent de leurs "exploits" et de ceux de leurs sous-ordres : un mestry de l'habitation Sainte-Marthe condamné à huit mois de prison pour arrestation, détention illégale, violences et coups volontaires à l'encontre de deux "cultivateurs" créoles (ADG, T. Corr. PAP, c. 6979, 3 mars 1860) ; Amédée I traduit en cour d'assise avec cinq autres co-accusés pour une affaire sur la nature de laquelle nous ne sommes pas informés (ANOM, Gr. 1402, C. d'Ass. PAP, 16 avril 1867) ; Amédée II et son fils Louis en correctionnelle en 1880 pour voies de fait et violences (ADG, T. Corr. PAP, c. 6987, 28 février 1880) en 1886 pour coups et blessures (ibid, c. 6992, 10 juillet 1886). En 1903, Louis s'exclame : "Il est temps qu'on rétablisse l'esclavage pour flanquer des coups de pied aux Nègres et aux mulâtres" ; La Démocratie, 28 mars 1903. 157. En 1867, échanges d'injures publiques entre Amédée I et le secrétaire de mairie de SaintFrançois ; ADG, T. Corr. PAP, c. 6983, 29 juin 1867. Voir également avec quelle extraordinaire brutalité, sur le fond et en la forme, Amédée II répond au vice-consul britannique qui était intervenu pour se plaindre des mauvais traitements infligés aux Indiens de Sainte-Marthe, dans PRO, FO 27/3522, Pauvert à de Vaux, 8 janvier 1900. 158. ANOM, Gua. 180/1116, rapport mensuel du commissaire à l'immigration du 6 février 1855 : "mutinerie" des Madériens placés à Sainte-Marthe ; ibid, 7 avril 1855 : mouvements de protestation parmi les Indiens de l'habitation Malgré-Tout.


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n'osent même pas allumer des incendies pour se venger, car, disent-ils, "si nous mettions le feu chez Mr Pauvert, il ne nous livrerait pas aux tribunaux, il se ferait justice lui-même". Et Baffer de conclure : "Il y a dans cette unanimité des plaintes quelque chose de saisissant"159. C'est ce qui explique que, sauf une fois pour homicide par imprudence160, les Pauvert ne soient jamais traduits devant les tribunaux de la Guadeloupe pour mauvais traitements à Indiens. La terreur qu'inspire "le terrible Monsieur Pauvert"161 est telle que les bouches restent cousues. Dans les premières années du XXe siècle, les violences continuent à Sainte-Marthe. Des Indiens sont frappés par les "employés supérieurs" de l'usine pour les obliger à se rengager162 et l'un d'eux finit même par décéder sous les coups163. Et c'est encore sur le domaine des Pauvert que surviennent les derniers drames sanglants de l'histoire de l'immigration indienne en Guadeloupe : en 1903, un journal républicain peut affirmer sans être démenti ni traîné en justice pour cela que des Indiens auraient été assassinés sur l'habitation Labarthe et leurs corps jetés dans un puits164, tandis qu'une tradition orale encore vivace à Saint-François un siècle plus tard rapporte que, pendant la grande grève de 1910, des Indiens cachés dans un champ de canne d'une habitation de Sainte-Marthe y auraient été brulés vifs sur ordre de Pauvert165. Il y a alors plus de soixante ans que l'esclavage a été aboli !

c) Les causes de la violence Trois facteurs explicatifs semblent pouvoir être invoqués ici. Le premier est d'ordre purement comptable. Pour les planteurs, l'Indien n'est qu'un investissement qui doit être rentabilisé à tout prix ; il leur faut récupérer à la fois les 250 à 300 F par tête déboursés pour obtenir des immigrants et les surcoûts par rapport aux travailleurs 159. ANOM, Gua. 188/1144, rapport du procureur général Baffer au gouverneur sur les dernières sessions d'assises, 20 juin 1865. 160. N° 79 du tableau n° 50. 161. Rapport d'un procureur de la République vers 1900 dont nous avons malheureusement égaré la référence. En 1910, au moment des grandes grèves de la canne, le gouverneur Gautret écrit à propos des Pauvert : "Ils passent pour être d'une énergie qui va parfois jusqu'à la violence" ; ce n'est certainement pas un hasard si l'incident le plus grave au cours de cette grève se produit devant SainteMarthe (la gendarmerie ouvre le feu sur des grévistes massés devant l'usine, faisant neuf morts) ; sur tout ceci, J. ADELAIDE-MERLANDE, Troubles sociaux, p. 52-53. 162. PRO, FO 27/3522, vice-consul de Vaux à Pauvert, faisant état de plaintes reçues des Indiens, 4 janvier 1900. Dans sa lettre d'envoi au Foreign Office de cet échange de correspondance, le consul britannique à la Martinique, qui a lui-même longtemps habité en Guadeloupe antérieurement, note qu'il n'a aucun doute que les plaintes des Indiens soient "well founded in the main, as I have personally had considerable experience of Mr Pauvert and his ways, of which, on several occasions, I had to complain" ; ibid, Japp à FO, 26 janvier 1900. 163. PRO, FO 27/3737, de Vaux à FO, rapport sur la situation des Indiens de la Guadeloupe en 1901, décembre 1902. 164. La Démocratie, 10 janvier 1903. Aucune autre mention de cette affaire dans les archives. 165. Information aimablement communiquée par Jean Hira en janvier 2004.


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créoles qu'entraîne leur emploi166. Dans ces conditions, il n'est pas surprenant qu'ils aient tendance à "pousser" leurs coolies comme ils "poussaient" déjà leurs esclaves avant 1848 ; "quand la récolte presse", avoue sans honte "un grand propriétaire" poursuivi pour mauvais traitements à Indien, "je force mes travailleurs. Il en meurt DIX s'il le faut, je les remplace par le prochain convoi, mais j'ai gagné 20.000 F"167. Naturellement, tous les engagistes ne sont pas aussi cyniques, mais la logique de l'abaissement des coûts peut éventuellement conduire au même résultat. Ainsi sur le domaine de Blanchet, qui, jusqu'alors, ne s'était guère fait remarquer à cet égard, on note une brusque poussée de violence concernant plusieurs habitations au cours des années 1880168. On peut sans doute la relier au changement de propriétaire survenu en 1881169 et aux diverses mesures de restructuration prises probablement par la nouvelle direction170 ; il est possible que les géreurs aient alors reçu comme instruction de "pousser" les Indiens en vue d'en obtenir une meilleure productivité et soient tombé dans l'excès pour y parvenir. Et même chez les Pauvert, où la violence est pourtant habituelle et "normale" pendant plus de cinquante ans, il est révélateur qu'une nouvelle série d'affaires de mauvais traitements à Indiens apparaisse dans les toutes premières années du XXe siècle, au plus bas de la grande crise qui ravage le marché mondial du sucre depuis 1884. Toutefois, l'explication purement économique trouve assez rapidement ses limites. Souques aussi subit les effets de la crise sur ses usines, et pourtant, non seulement il n'est jamais impliqué dans la moindre affaire de ce type171, mais au contraire, les Indiens portent sur le traitement qu'ils ont reçu sur ses habitations des appréciations élogieuses172. Mais Souques est un vrai capitaliste, qui sait qu'investir "dans" les coolies est encore la meilleure façon d'en

166. Voir Infra, chap. XX. 167. Progrès, 12 juin 1880 ; le mot souligné et celui en majuscules le sont dans le texte. 168. Une affaire de violences à Indiens sur l'habitation Marchand en 1882 (N° 44 du tableau n° 50), deux sur l'habitation Dutau en 1883 (Nos 58 et 63) et une en 1884 (N° 72), une sur l'habitation Acomat en 1886 (N° 91), et sans doute une autre encore en 1883 sur une habitation dont le nom n'est pas indiqué dans le jugement, mais qui, à en juger par le contexte, semble appartenir également à Blanchet (N° 65). Plus une affaire de coups et blessures réciproques entre un Indien et l'économe sur l'habitation Blanchet elle-même en 1885 ; ADG, T. Corr. PAP, c. 6991, 7 novembre 1885. 169. La Compagnie Marseillaise de Sucrerie Coloniale rachète l'usine et son domaine à la famille Monnerot ; Ch. SCHNAKENBOURG, Blanchet, p. 23-25. 170. En apparence, rien ne devrait avoir changé. René Monnerot, qui administrait déjà le centre pour le compte de sa famille jusqu'en 1881, continue de le faire comme directeur général des exploitations pour celui de la Compagnie Marseillaise. Certes, mais il est maintenant soumis à la tutelle, et éventuellement à la pression, d'un Conseil d'administration et d'actionnaires qui ne vont pas tarder à se montrer exigeants ; ibid, p. 26 et 30. 171. Sauf une fois, dans une affaire de coups et blessures entre deux Indiens de l'habitation Blachon, à Lamentin, en tant que gérant de la Compagnie Sucrière de la Pointe-à-Pitre, civilement responsable des Indiens engagés sur son domaine. Mais le tribunal ayant jugé que l'auteur des coups "n'était pas dans l'exercice de ses fonctions de mestry … lorsqu'il a commis le délit qui lui est imputé, que par suite il n'a pu engager la responsabilité de son commettant, met MM. E. Souques & Cie hors de cause" ; ADG, T. Corr. PAP, c. 6990, 26 avril 1884. 172. Voir supra, p. 822.


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tirer du profit, tandis que Pauvert se conduit en grand féodal, d'abord soucieux d'exhiber sa puissance et son pouvoir sur les sous-hommes qui dépendent de lui. Ceci nous conduit au second ordre de causes de toute cette violence, de nature essentiellement idéologique cette fois : certains planteurs n'ont toujours pas "digéré" l'Abolition, même un demi siècle après ; "il faut avouer, note pudiquement, le directeur des Colonies à l'intention du ministre, que nos propriétaires ont donné lieu à un grand nombre de plaintes de la part des agents britanniques chargés de la protection des immigrants, (parce qu'ils n'ont) pas assez oublié les habitudes de l'esclavage"173. Persistance des mauvaises habitudes, voire même nostalgie du "bon vieux temps" d'avant 1848, chez les plus âgés, transmission familiale du mépris chez les plus jeunes n'ayant pas connu cette époque174, beaucoup d'engagistes font preuve d'une mentalité passéiste qui peut rapidement les conduire aux pires excès. Bien sûr, leur violence ne s'exerce pas seulement à l'encontre des Indiens ; les Créoles aussi en sont souvent victimes175, et même éventuellement les Madériens qui, pourtant, sont des Blancs176. Mais envers les Indiens, elle prend des formes extrêmes et parfois hallucinantes. Le cas le plus hallucinant de tous, parce que le plus chargé symboliquement, est celui de ce géreur d'habita-

173. ANOM, Géné. 122/1078, note sur le fonctionnement des agences d'émigration en Inde, 31 juillet 1872 ; le passage souligné l'est par nous. En 1889, alors que l'esclavage est aboli depuis quarante ans, le Dr CORRE, dont le moins que l'on puisse dire est qu'il est loin d'être un anti-raciste convaincu, n'hésite pas à écrire à l'issue d'un séjour de deux ans en Guadeloupe : "les antiques traditions de la période esclavagiste ne sont pas complètement étouffées … Il se rencontre des engagistes qui s'imaginent encore être les maîtres d'autrefois (et) s'arrogent des droits arbitraires … Les attentats (contre les immigrants) … sont commis avec une sorte d'inconscience qui marque un retard dans l'évolution psychique de certaines fractions du milieu le plus entiché de ses prérogatives ancestrales" ; Le crime, p. 90. 174. Ainsi en 1874, les deux frères jumeaux, âgés de 16 ans et demi, Alfred et Henri de Faucompré sont condamnés à quelques mois d'intervalle à huit et quinze jours de prison respectivement pour coups et blessures à Indiens ; ADG, T. Corr. PAP, c. 6998, 14 janvier et 24 septembre 1874. Comment des gamins, nés dix ans après l'abolition de l'esclavage, pourraient-ils se conduire de la sorte s'ils n'avaient pas assisté depuis leur plus tendre enfance à des violences contre les Indiens sur l'habitation familiale ? 175. Nous avons déjà observé supra, note 156 de ce chapitre, le comportement des Pauvert à leur endroit, mais bien d'autres exemples se rencontrent dans les sources. Ainsi en 1859, le tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre relaxe Manin Selvice, accusé de coups et blessures sur la personne de François Vassort, directeur de l'usine Duval, mais "après avoir été frappé plusieurs fois avec un bâton par le dit sieur Vassort" ; le tribunal estime que, "en ripostant aux coups qui lui étaient portés, Manin Selvice se trouvait dans un cas de légitime défense" ; ADG, T. Corr. PAP, c. 6979, 23 juillet 1859. Pour qu'un tribunal colonial prenne une décision pareille en faveur d'un Nègre contre un Blanc en plein Second Empire, il fallait que ce dernier ait vraiment fait preuve d'une violence sauvage ! L'année suivante, un planteur du nom de Dupré est condamné à huit jours de prison par ce même tribunal pour avoir infligé à un de ses salariés créoles des coups et blessures ayant entraîné plus de 20 jours d'incapacité de travail ; ibid, c. 6980, 25 août 1860. Trente ans plus tard, E. Souques qui n'est certainement pas un nostalgique, ni, nous l'avons vu, le plus violent à l'encontre de "ses" Indiens, n'hésite pas à affirmer tout tranquillement qu'il lui arrive parfois de frapper ses employés de Darboussier ; CG Gpe, SO 1888, p. 119. En 1900, un Blanc créole nommé Grainville, qui vient d'être condamné pour l'assassinat d'un Nègre, s'exclame à l'issue de son procès, alors qu'on lui demande s'il éprouve quelque remords : "Allons donc, estce qu'on peut éprouver du remords à tuer un Nègre ?" ; La Vérité, 20 mai 1900. 176. Un cas signalé dans ANOM, Gua. 180/1116, rapport mensuel du commissaire à l'immigration du 10 octobre 1857.


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tion qui continue de mener ses engagés au fouet près de quarante ans après l'Emancipation177, mais on pourrait tout aussi bien parler de cette propriétaire condamnée à une peine de réclusion pour avoir "exercé sur la personne de ses immigrants des tortures renouvelées du vieux temps"178, ou des diverses affaires d'Indiens morts sous les coups, et pas seulement chez Pauvert179. Enfin, une troisième explication peut éventuellement être trouvée à la violence des engagistes envers les Indiens, mais à titre évidemment secondaire et marginal : le statut juridique théoriquement protecteur dont ils bénéficient, qui peut, dans certaines situations, se retourner contre eux. Etant engagés pour cinq ans "fermes" à un salaire fixé une fois pour toutes, devant être logés, nourris et vêtus en tout état de cause (au moins en principe), et ne pouvant être licenciés si leurs employeurs sont mécontents de leurs services, il n'existe aucun moyen légal et licite de les contraindre à travailler bien s'ils veulent le faire mal, et même à travailler tout court s'ils s'y refusent absolument. Après un certain nombre de condamnations pénales, ils seront envoyés à l'atelier de discipline des Saintes, éventuellement même au bagne de Cayenne180, mais, même dans cette hypothèse, ils ne travailleront toujours pas pour le compte des planteurs auxquels ils avaient été attribués à leur arrivée en Guadeloupe. "Je défie l'engagiste de tirer aucun ouvrage de l'immigrant de caractère énergique qui lui déclarera ouvertement : Je me refuse à faire quoi que ce soit à votre service", affirme Schœlcher, auquel nous empruntons le fond des développements qui précédent181 ; le grand homme est bien optimiste, ou il faut, sinon, que cet immigrant ait un caractère bien énergique, car il y a toujours un moyen ultime d'en tirer un ouvrage : lui taper dessus jusqu'à ce qu'il cède … ou qu'il meure.

d) Typologie des violences Toutes les formes possibles et imaginables de violences sont pratiquées contre les Indiens. Dans les développements qui suivent, nous irons des plus légères aux plus graves. Au niveau le plus élémentaire se trouve ce que l'on peut appeler, faute d'une expression plus appropriée, la petite maltraitance "ordinaire". Elle est tellement commune qu'elle ne laisse guère de traces dans les archives ; aussi n'avons-nous pas fait figurer dans le tableau n° 50 les quelques cas parvenus exceptionnellement à notre connaissance, afin d'éviter de 177. De Poyen Bellisle, n° 92 du tableau n° 50. 178. Progrès, 12 juin 1880 ; nom de la coupable et durée de la peine n. d. En 1873, l'agent général de l'immigration de Trinidad, de passage à la Martinique, voit un Indien mis à la barre sur une habitation, un châtiment régulièrement infligé aux esclaves avant 1848 ; IOR, P 693, p. 2 179. Infra, p. 831-833. 180. Voir infra, chap. XVII. 181. V. SCHOELCHER, Immigration aux colonies, p. 36-37.


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donner l'impression que le phénomène est peu important. Deux exemples pour lesquels les sources livrent quelques détails permettent de mieux saisir en quoi elle consiste. Le premier est celui de l'habitation Danjoy, aux Abymes. Les Indiens vont en cortège à Pointe-à-Pitre se plaindre tout à la fois du travail excessif, de la nourriture insuffisante, et surtout de "l'humeur tracassière" du propriétaire, qui, nous apprend le commissaire à l'immigration, "avant de recevoir des Indiens, avait fait fuir tous les travailleurs créoles attachés à son habitation" ; il n'est pas question de violences physiques ici, mais on peut imaginer Danjoy houspillant sans cesse ses travailleurs, hurlant continuellement après eux, les insultant, les rudoyant, parce qu'ils ne comprennent pas ce qu'il leur dit, ne vont pas assez vite, s'arrêtant de temps à autre pour souffler … , en tout cas leur rendant la vie tellement impossible que l'administration finit par l'obliger à céder la gestion de son habitation à son fils182. Autre exemple, celui de l'habitation Reizet, également aux Abymes : les Indiens ne sont pas brutalisés, certes, mais l'hôpital et les logements sont en mauvais état, sales, boueux, pas achevés, très insalubres, les salaires sont payés avec retard ; il faut "une surveillance particulière" et plusieurs interventions de l'administration pour que ces abus prennent fin183. De telles situations se rencontrent probablement à des dizaines d'exemplaires chaque année en Guadeloupe184 ; elles font l'ordinaire des relations entre engagistes et engagés sur les habitations. Même si elles ne sont pas physiquement violentes, même si elles ne se traduisent que par des actes qui peuvent sembler insignifiants à ceux qui les commettent, elles créent une atmosphère détestable et placent les victimes dans une position humiliante et psychologiquement blessante dont aucun document d'archives ne peut rendre compte185. Ceci dit, il n'est pas nécessaire qu'un comportement soit physiquement violent pour être grave. Ainsi sur l'habitation Hurel, à Moule (n° 8 du tableau n° 50), le propriétaire, qui "se livre à la boisson avec excès et … n'a pas l'appréciation de ses actes pendant plus de la moitié de la journée", est incapable de gérer convenablement son habitation. Les immigrants ne se plaignent pas de violences physiques de sa part, mais de l'insuffisance de nourriture, de paiement incomplet des salaires, et surtout "de les repousser et quelquefois de les maltraiter lorsqu'ils se 182. ANOM, Gua. 180/1116, rapport mensuel du commissaire à l'immigration du 19 mai 1858, et gouverneur Touchard à M. Col., 12 janvier 1859. 183. Ibid, rapports des 13 février et 23 juillet 1856, 1er février 1857 et 19 mai 1858 ; Gua. 186/1138, gouverneur Bonfils à M. Col., 12 août 1856. 184. C'est vraisemblablement à ce type de comportement que se rattachent des affaires dans lesquelles des Indiens se plaignent de mauvais traitements, mais sans autre précision ; par exemple ANOM, Gua. 180/1116, rapport mensuel du 9 avril 1858 (habitation Terrail, Capesterre) ; Gua. 56/399, rapports des 10 octobre 1859 (habitation Roche, Saint-François), 15 août 1862 (habitation La Rosière, Lamentin) et 6 novembre 1862 (habitation Darluc, Goyave : les Indiens se plaignent de "l'administration tracassière de l'engagiste"). 185. V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. II, p. 243, reproduisant un article publié dans le Moniteur des Colonies du 7 juin 1885, fait observer que l'Indien "n'est pas le maître chez lui ; son propriétaire peut entrer (dans sa case) quand il lui plait et lui interdire d'y recevoir un camarade qui vient le voir" ; la violence n'est pas physique ici, mais elle n'en est pas moins insupportable pour celui qui est victime de cette intrusion et de l'interdiction qui s'en suit.


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disent malades" ; leur situation matérielle est tellement mauvaise que, sur 73 Indiens arrivés sur l'habitation en trois ans, 24 sont déjà morts de maladies diverses et 4 se sont suicidés. Enfin, dans "l'affaire Chapp-de Retz", sur l'habitation La Coulisse, à Baillif (n° 34), la maltraitance matérielle atteint un tel niveau que le ministère n'hésite pas à parler de "faits inqualifiables" à son sujet, mais c'est plutôt de véritables sévices dont il s'agit, même s'il n'est pas question de coups186. C'est à propos de cette affaire que l'on peut vérifier à quel point certains planteurs sont encore gangrenés par leur passé esclavagiste plus de trente ans après l'Abolition. Les propriétaires de cette habitation ayant été, en application des arrêtés du 19 février 1861 et 16 juin 1877, définitivement radiés de la liste des répartitions d'immigrants, avec retrait immédiat de ceux à eux confiés, par décision gubernatoriale, ils n'ont absolument aucune pudeur à introduire un recours pour excès de pouvoir contre celle-ci, d'abord devant le Conseil colonial du contentieux administratif, puis, après rejet, en appel devant le Conseil d'Etat, où leur requête est de nouveau définitivement rejetée en des termes sévères187. Si l'on excepte le n° 85, où le géreur se contente "seulement" de menacer un Indien qui a égaré un veau confié à sa garde, toutes les autres affaires recensées dans le tableau n° 50 sont relatives à des violences physiques. Pour onze d'entre elles (nos 8, 33, 59, 60, 61, 62, 63, 64 et sans doute aussi n° 3, 11 et 14), ces violences semblent pouvoir être qualifiées de légères, au moins par comparaison avec celles dont il sera question par la suite, puisqu'il s'agit de coups sans blessures188 ; encore que, ici aussi, il ne soit pas toujours indispensable que les blessures 186. ANOM, Gua. 56/399, dossier "Chapp-de Retz", interrogatoire, par le chef du bureau de l'Immigration à Basse-Terre, de divers Indiens de l'habitation, hors de la présence des propriétaires, 26 mai et 28 septembre 1880. Les engagés se plaignent de : 1) Nourriture insuffisante : moins d'un litre de riz par jour, parfois des bananes, un peu de morue, pas de sel, rien d'autre ; 2) Pas de rechange de vêtements après ceux reçus à l'arrivée, pas de chapeau ; 3) Aucun soin quand ils sont malades, pas de remèdes ; un médecin vient une fois par semaine pour une visite sommaire et c'est tout ; 4) Ils sont volés sur le décompte de leurs salaires ; il y toujours un prétexte pour dire qu'ils n'ont pas fait leurs 26 jours par mois, on ne leur compte pas les jours de maladie ; 5) Les salaires sont toujours payés en retard ; 6) On ne leur a pas délivré leurs carnets d'engagement pour y inscrire les jours de travail et les salaires ; 7) La journée de travail dure 9 h à 9 h 30 par jour, et ils doivent en outre apporter des herbes pour le bétail en fin de journée ; le dimanche, ils n'ont que l'après-midi de libre ; le matin, ils doivent "faire des herbes" pour le bétail et divers menus travaux, sans salaire supplémentaire ; 8) Les mères d'enfants en bas âge ne reçoivent aucune nourriture pour eux jusqu'au moment où ils peuvent commencer à rendre des services ; pas de supplément de nourriture non plus pour les femmes en couches ; 9) Pas de plaintes pour violences, à l'exception d'un seul Indien qui dit avoir été frappé par le propriétaire, mais il s'est rétracté par la suite. Toutes ces plaintes ont été recoupées et vérifiées par l'inspecteur en personne. 187. Ibid, même dossier, gouverneur Couturier à M. Col., 28 octobre 1880, et diverses pièces relatives au recours des propriétaires, notamment décision du Conseil du contentieux du 25 novembre 1880 et arrêt du Conseil d'Etat du 2 mars 1883 ; voir également V. SCHOELCHER, Immigration aux colonies, p. 111-113, qui fait évidemment ses choux gras de cette décision. Par contre, elle suscite protestations et inquiétudes dans le milieu des planteurs ; voir la réaction du Courrier, 20 avril 1883. 188. On constate que six de ces affaires (nos 59 à 64) se concentrent sur deux audiences du tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre, les 4 et 11 octobre 1883, alors qu'il est probable que des violences légères de cette nature étaient monnaie courante sur les habitations ; ici aussi, on se demande pourquoi le parquet s'est mis tout d'un coup à poursuivre, avant de s'arrêter tout aussi brusquement de le faire une semaine plus tard.


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soient physiques pour être douloureuses, et certains comportement des planteurs peuvent être d'une violence extraordinaire sans nécessairement que le sang coule189. Au-delà, commence l'insupportable, et qui va crescendo au fur et à mesure que l'on avance dans la recherche. Pour trois affaires (nos 1, 2, 4), nous ne savons pas en quoi consistent exactement les faits, mais dans la première, il est question de "sévices", dans la seconde, ils sont suffisamment graves pour que l'administration décide de changer la victime d'habitation, et dans la troisième, ils "ne manquent pas d'une certaine gravité". Puis vient le "gros morceau" des violences à Indiens, les coups et blessures volontaires, qui, avec 67 cas, représentent 70 % des affaires répertoriées dans le tableau n° 50. Sauf quelques rares exceptions, nous ne sommes malheureusement pas renseignés sur la nature exacte de ces coups, mais nul doute que, dans certains cas, il s'agisse de véritables tortures190. Pas d'information non plus sur les types de blessures infligées aux victimes, mais seulement sur leur degré pénal de gravité191 pour 55 affaires ; dans 16 d'entre elles, soit 30 %, elles ont occasionné une incapacité de travail de plus de vingt jours, nouvelle preuve, s'il en était besoin, de l'extrême violence dont sont l'objet les coolies sur les habitations. A cette catégorie, nous pouvons joindre les séquestrations. Nous n'en connaissons que six cas192, mais, à en juger par certains témoignages, il semble que cette pratique ait été beaucoup plus répandue que le montre le tableau n° 50. Plus loin encore dans la violence, nous atteignons le domaine de l'abominable ; et encore, nous ne savons pas tout, faute de disposer toujours de sources aussi complètes et précises qu'il serait souhaitable. Ainsi en 1880, la presse républicaine fait état de diverses affaires antérieures, survenues à des dates non précisées, dans lesquelles trois engagistes, dont elle ne 189. Ainsi sur l'habitation Bois-Debout, à Capesterre, Paul Dormoy trouve tout à fait normal de flanquer "une raclée sur les fesses" à coups de cravache à un Indien particulièrement fugueur toutes les fois où il part en marronnage. Telle que sa fille raconte la scène à travers ses souvenirs d'enfance, il ne semble pas que Coutoumoutou soit blessé physiquement, et pourtant cette description est atroce ; voici un homme libre traité comme une bête fauve ("on le ramenait ligoté"), humilié publiquement par une fessée, dont les réactions de rage impuissante indiquent bien le caractère dégravant du traitement dont il fait l'objet ("Son air féroce" ; "il rugissait lorsqu'il voyait apparaître mon père sa cravache à la main") ; JOURDAIN/DORMOY, Mémoires, p. 155. Dans le même sens, voir CG Gpe, SO 1892, p. 210, intervention Taillandier, qui cite l'exemple d'un Indien travaillant au colonage sur une habitation de TroisRivières. Pour une raison non précisée, "il a été victime d'un acte de brutalité inouïe. Il a été chassé de sa maison, on a déménagé ses meubles, forcé sa porte, on l'a dépouillé de ses plantations". 190. Ainsi dans la première inculpation valant à Cavalier de Mocomble de se retrouver en cour d'assises (N° 15). Un Indien nommé Viranin, qui s'était enfui de l'habitation, est ramené de force sur celle-ci, attaché nu à une échelle et frappé à coups de corde pendant une heure et demie par deux mestrys se relayant ; puis, il est enfermé, toujours attaché, dans l'hôpital de l'habitation pendant trois nuits et deux jours ; plus de 20 jours d'incapacité ; "cette affreuse scène rappelle les plus mauvais jours de l'esclavage", note le procureur général ; ANOM, Gua. 536/1807, rapport au gouverneur sur cette affaire, 10 janvier 1863. 191. La loi du 13 mai 1863 distingue deux types de coups et blessures volontaires qualifiés de délit, et relevant donc du tribunal correctionnel, selon qu'ils entraînent ou non une incapacité de travail de plus de vingt jours. Dans le premier cas, la peine prévue est de 2 à 5 ans d'emprisonnement ET 16 à 2.000 F d'amende, dans le second 6 jours à 2 ans ET/OU 16 à 200 F ; Recueil Dalloz, 1863, p. 104. 192. Nos 10, 18, 25, 27, 29, 30.


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cite pas les noms, ont été condamnés, le premier à la réclusion criminelle (durée n. d.) pour avoir "exercé sur la personne des immigrants des tortures renouvelées du vieux temps", le second, un usinier de Marie-Galante, à 20 jours de prison pour "sévices graves" envers une Indienne, et le dernier, un autre propriétaire de cette même ile, à 10 jours pour la même raison193. Quatre ans plus tard, un groupe d'Indiens, dans une pétition aux autorités britanniques, se plaignent des véritables tortures qui sont infligées aux immigrants ; on les emprisonne plus ou moins longtemps "dans des chambres noires", parfois ils sont "fustigés avec des rotins", pire encore, il arrive même qu'on les enferme "dans des tonneaux remplis d'aiguilles dans lesquels on les roule"194. Bien que ce texte mette formellement en cause les syndics de l'immigration, nous croyons plutôt que ces actes de barbarie doivent en réalité être attribués à des planteurs, dont nous allons voir maintenant qu'ils sont capable de faire bien pire encore195. Si nous nous limitons uniquement à ce que révèle le tableau n° 50, nous pouvons classer dans cette catégorie de violences trois homicides qualifiés d' "involontaires" ou "par imprudence" dans les archives judiciaires, mais dont un seul (n° 35, affaire Dormoy) semble l'être effectivement196. Les deux autres sont probablement des accidents industriels survenus dans les usines Clugny (n° 55) et Sainte-Marthe (n° 79), sur la nature desquels nous n'avons aucune information. Nul doute que les directeurs de ces deux établissements n'ont pas poussé volontairement leurs ouvriers à la mort, mais on peut supposer toutefois qu'ils les ont obligés à se placer dans une situation risquée ou à remplir une tâche dangereuse dans ou à propos de laquelle la probabilité d'un accident grave était élevée ; en tout cas, ce que nous savons par ailleurs du climat de terreur imposé par les Pauvert à Sainte-Marthe197 ou du comportement de

193. Progrès, 12 juin 1880 ; nous n'avons malheureusement trouvé aucune trace de ces trois affaires dans les archives que nous avons consultées, mais il est possible que la première soit celle de cette propriétaire "de souche aristocratique" du Moule ("Madame de V…") condamnée en 1874 à six ans de réclusion criminelle par la cour d'assises de Basse-Terre pour avoir torturé au fer rouge des Indiens soupçonnés de vol à son encontre (Peine qu'elle effectue d'ailleurs "dans une salle confortable de l'hôpital militaire") ; A. CORRE, Le crime, p. 92. 194. ANOM, Gua. 56/399, "Humble pétition" des Indiens de la Guadeloupe, 14 novembre 1884. 195. Ce document est le seul dans lequel il soit fait état de pratiques pareilles de la part des syndics ; bien sûr, ceux-ci ne protègent pas les Indiens comme ils devraient le faire, ils sont complices des planteurs et quelques-uns sont même corrompus (Voir infra, paragraphe 1 du chap. suivant), mais de là à se livrer à de telles abominations, il y a une marge qu'aucun document ne permet de franchir. Bien que le texte de la pétition soit tout à fait clair et ne laisse place à aucune ambiguïté (ce passage s'inscrit dans un paragraphe consacré entièrement à se plaindre des syndics), nous croyons plutôt que ceux qui ont tenu la plume, probablement des Créoles instruits (le texte est calligraphié et rédigé en français parfait), ont mélangé (involontairement ?) deux catégories de plaintes exprimées, sans doute pas très clairement, par les Indiens ayant recouru à eux pour la rédaction : les unes contre les syndics qui ne les protègent pas, les autres contre les engagistes et les sévices qu'ils leur font subir. 196. Et même pour celui-là, il demeure encore un léger doute ; le Progrès, 12 juin 1880, rappelle que Dormoy "a été autrefois l'objet de recherches de la justice" pour mauvais traitements à Indiens. 197. Voir supra.


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certains engagistes face aux dangers menaçant leurs engagés198 rend une telle hypothèse tout à fait plausible. Enfin, c'est carrément d'horreur dont il convient de parler dans les trois affaires les plus graves parvenues à notre connaissance : un homicide soi-disant involontaire (n° 15, affaire Cavalier de Moncomble) mais qui n'est rien d'autre qu'un assassinat pur et simple199, un meurtre (n° 53, affaire Dupuy) et un homicide volontaire (n° 80, affaire Mignard). Il n'est pas nécessaire de beaucoup s'y étendre tant les faits parlent d'eux-mêmes : dans les trois cas, la victime est morte d'un éclatement de la rate causé par de violents coups de pied au ventre. Pour une fois, sortons ces malheureux de l'anonymat dans lequel les documents contemporains, et –avouons-le à notre grande honte- nous-même, les enfermons trop souvent par l'emploi de qualificatifs généraux ("Un Indien", "un immigrant" … ) analogues à ceux que l'on utilise par ailleurs pour désigner du bétail ("Un bœuf") : ils s'appelaient respectivement Singalrayen, Moutoussamy et Bahadoursing.

1.4. Une situation sanitaire désastreuse a) Un système de soins déficient Bien qu'il n'y ait rien à ce sujet dans les textes avant 1859, c'est très tôt que l'administration se préoccupe de faire assurer aux immigrants un minimum de couverture sanitaire ; en 1856, par exemple, le commissaire à l'immigration contraint un planteur dont l'hôpital d'habitation n'est pas convenablement installé à faire les travaux nécessaires200. L'obligation faite aux engagistes de fournir gratuitement des soins médicaux aux immigrants qui leur ont été attribués est portée pour la première fois en droit interne par l'article 27 de l'arrêté gubernatorial du 24 septembre 1859, puis en droit international par la convention franco-britannique du 1er juillet 1861 (art. 8) ; reprise ensuite par les divers textes postérieurs réglementant l'immi-

198. Le Progrès, 21 août 1880, relate ainsi le cas d'une petite indienne de 14 ans morte du tétanos à la suite d'une blessure qu'elle s'était faite en marchant sur des débris de bouteille "en exécutant un ordre donné par sa maîtresse, à laquelle elle servait de cuisinière" ; mais elle n'a été soignée que très tardivement, alors que son cas était déjà pratiquement désespéré. L'enquête a établi que cette dame (nom n. d.) et son fils frappaient très souvent leurs Indiens pour les faire travailler davantage ; le fils a été (date n. d.) condamné à 50 F d'amende pour coups à ses travailleurs. 199. ANOM, Gua. 536/1807, rapport du procureur général au gouverneur sur cette affaire, 10 janvier 1863 : accusé de vol, un jeune Indien de 16 ans est frappé par Mocomble d'un coup de pied au ventre si fort "qu'il a rendu ses excréments" ; puis il est conduit à la sucrerie, attaché à une échelle et "flagellé" ; 48 heures après, il décède des suites de ses blessures. 200. ANOM, Gua. 180/1116, rapports mensuels des 13 février et 23 juillet 1856 ; le planteur en question est Reizet, propriétaire de l'habitation Union, aux Abymes.


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gration en Guadeloupe201, elle constitue le principe de base sur lequel repose l'existence d'un système spécifique de santé pour les immigrants dans l'île jusqu'à la fin du XIXe siècle. L'étendue de cette obligation est très vaste. Ratione personae, elle concerne tous les immigrants de l'habitation et leurs familles. Il n'existe que deux cas dans lesquels l'engagiste est dispensé de la respecter : 1) Lorsque la maladie "est le résultat de l'ivrognerie ou si elle a été contractée en état de désertion ou de vagabondage" ; 2) Lorsque les immigrants "ont été envoyés d'office à l'hôpital" au moment du débarquement "avant d'avoir pu être effectivement mis à sa disposition". Par contre, il doit continuer à fournir logement, nourriture et soins aux immigrants frappés d'invalidité jusqu'à l'expiration de leur contrat ou à leur rapatriement. Ratione materiae, cette obligation couvre tous les soins médicaux et tous les frais occasionnés par les maladies des immigrants, y compris les dépenses d'hospitalisation et de traitement de ceux admis dans les hôpitaux publics lorsque cela s'avère nécessaire. Pour procurer aux immigrants les soins médicaux auxquels ils ont droit, les engagistes doivent installer sur leurs habitations une infirmerie "convenablement installée et approvisionnée". Les arrêtés de 1859 et 1861 la rendent obligatoire pour "toute habitation ayant vingt immigrants au moins", puis le décret de 1890 étend la mesure à toutes les habitations employant des immigrants, quel que soit leur nombre. Mais lorsque celui-ci atteint les vingt, ce même texte impose aux engagistes d'avoir un "hôpital". Il doit être établi dans des bâtiments complètement séparés du reste de l'exploitation et divisé en deux compartiments distincts, l'un pour les hommes, tenu par un infirmier, l'autre pour les femmes et les enfants, avec une infirmière ; il doit comprendre un lit par tranche de vingt immigrants, disposer d'une cuisine et d'une réserve d'eau particulières, et "avoir une pharmacie contenant les médicaments indiqués par le médecin traitant". Pour pouvoir disposer des services d'un tel praticien, les engagistes souscrivent auprès de lui un "abonnement" afin qu'il visite périodiquement l'habitation pour donner les soins nécessaires aux immigrants malades et assurer le suivi de ceux qui sont hospitalisés. Apparu initialement à l'initiative de quelques planteurs202, ce système se généralise rapidement203, puis l'arrêté de 1859 le rend obligatoire pour toutes les habitations employant vingt immigrants ou plus ; il doit y avoir au moins une visite par semaine, "sans préjudice de celles que des circonstances extraordinaires rendraient nécessaires". Enfin, dans certains cas, les Indiens peuvent être admis et soignés dans le plus proche hôpital public, soit à la demande du médecin de l'habitation, lorsque celui-ci se trouve confronté à une situation qui le dépasse, soit lorsqu'il s'agit d'habitations comptant moins de vingt immigrants, et qui ne sont donc pas soumises à l'obligation de l'abonnement médical, soit enfin sur décision admi201. Art. 31 de l'arrêté gubernatorial du 19 février 1861, et chap. VII (art. 94 à 101) du décret du 30 juin 1890. 202. Cas le plus anciennement connu dans ANOM, Gua. 180/1116, rapport mensuel du 5 octobre 1855. 203. Ibid, rapport du 22 février 1859 : "la plupart" des engagistes ont un abonnement avec un médecin.


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nistrative, quand le propriétaire ne remplit ses obligations relatives à la santé de ses engagés ; les frais d'hospitalisation et de traitement sont mis à la charge des engagistes. Ces diverses dispositions réglementaires pourraient sans doute assurer aux Indiens un niveau convenable de soins si elles étaient appliquées effectivement. Malheureusement, c'est loin d'être toujours le cas. Le système de santé mis en place pour les immigrants est jugé peu satisfaisant par les fonctionnaires britanniques chargés de près ou de loin de suivre la situation des Indiens engagés aux Antilles françaises204 ; et certaines sources créoles, quoiqu'avec moins de virulence, ne sont pas loin de penser la même chose205. D'une façon générale, les infirmeries et hôpitaux d'habitations sont trop petits206, mal disposés, mal équipés, hommes et femmes ne sont pas toujours séparés, enfin la literie y est insuffisante207 et l'hygiène douteuse ; circonstance aggravante, ils sont souvent employés comme "lieu d'enfermement" pour les mesures disciplinaires208. La situation n'est guère plus satisfaisante pour ce qui concerne, d'autre part, la façon dont sont soignés aux immigrants. Pendant longtemps, les planteurs se désintéressent de la question et laissent leurs sous-ordres s'en occuper. Ceux-ci, qui n'ont aucune compétence, tardent à intervenir ou font n'importe quoi, jusqu'à ce que la situation devienne catastrophique et se répercute sur les résultats de l'exploitation ; ainsi en 1860, sur l'habitation Roujol (Petit-Bourg), les soins donnés aux Indiens sont "si peu intelligents" qu'ils aggravent leur état au lieu de les soulager, et le commissaire à l'immigration doit finalement en faire hospitaliser d'office 36 sur les 58 que compte la propriété. A partir de la fin des années 1850, les grandes habitations souscrivent un abonnement avec le médecin de la commune, mais, outre que toutes les communes n'ont pas de médecin, les visites ne sont pas toujours

204. Sur tout ce qui suit, ANOM, Mar. 130/1176, document n° 2, mémoire du consul Lawless au gouverneur, 7 mars 1874 ; Mar. 32/276, le même au même, 14 juillet 1880 ; IOR, P 2526, p. 419, Grant, protecteur des immigrants de Calcutta, au gouvernement du Bengale, 31 mars 1885, et p. 550, le même au même, 21 avril 1885, résultats de l'interrogatoire de rapatriés revenus respectivement de la Guadeloupe par le British Peer, et de la Martinique par le Ville de Saint-Nazaire ; P 2727, p. 301, consul Lawless à FO, 14 novembre 1885 ; P 2975, p. 110, protecteur Grant à gouvernement du Bengale, 27 décembre 1886, interrogatoire des rapatriés par le Mont Tabor ; Rapport Comins, p. 16. Sauf exception, nous nous abstiendrons désormais de redonner systématiquement ces références jusqu'à la fin de ces développements. 205. Voir notamment les comptes rendus des visites faites par le commissaire à l'immigration sur de nombreuses habitations des deux îles principales de l'Archipel, dans ANOM, Gua. 56/399, rapport des 8 décembre 1858, 8 janvier, 8 juillet et 10 octobre 1859, 10 novembre 1860. Et CG Gpe, SO 1880, p. 291, intervention Sébastien. Nous nous abstiendrons également de redonner systématiquement ces références. 206. IOR, P 693, p. 2, R. Mitchell, agent général de l'immigration à Trinidad au gouverneur de cette île, 22 aout 1873 : sur une habitation de la Martinique, l'hôpital consistait en une pièce de 20 pieds sur 12 (6 x 4 m) dans laquelle se trouvaient onze patients "huddled together". 207. "Dans les infirmeries les mieux installées, il n'existe … qu'une sorte de lit de camp commun en planches" (Lawless, mémoire de 1874). 208. Divers exemples dans ANOM, Gua. 180/1116, rapport mensuel du 7 avril 1857 ; Gua. 536/1807, rapport du procureur général sur l'affaire Cavalier de Mocomble, 10 janvier 1863 ; IOR, P 693, p. 2, R. Mitchell à gouverneur Trinidad, 22 août 1873 ; ANOM, Gua. 56/399, dossier "Chapp-de Retz", plainte de l'Indien Bhola au chef de bureau de l'immigration de Basse-Terre, 28 septembre 1880.


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faites avec toute la régularité et toute l'application qui seraient souhaitables209 ; en outre, les Indiens ont parfois du mal à accéder aux soins et à se faire hospitaliser quand ils sont malades, parce que les propriétaires ne veulent pas perdre les journées de travail qu'ils représentent et les médecins sont souvent complices210. En principe, l'exécution des dispositions réglementaires relatives à la santé des immigrants est placée sous le contrôle des agents du service de l'Immigration, qui peuvent notamment faire admettre d'office à l'hôpital public les engagés auxquels leurs engagistes ne fournissent pas les soins nécessaires. Mais en pratique, ce contrôle semble assez évanescent211. Globalement, les conditions médicales faites aux immigrants aux Antilles françaises semblent se situer parmi les plus mauvaises de la Caraïbe212.

b) Une population lourdement frappée par la maladie Les conditions de vie détestables sur les habitations, auxquelles viennent s'ajouter les effets d'un travail fréquemment excessif213 ainsi que ceux des germes pathogènes dont ils peuvent être porteurs, se répercutent fortement sur la santé des Indiens dans les colonies sucrières en général et en Guadeloupe en particulier. Globalement, les immigrants forment une population de malades. Dans les Antilles britanniques, à propos desquelles nous disposons de données médicales chiffrées d'ensemble pour la fin du siècle, chaque engagé est, statistiquement, admis 3,2 fois par an en moyenne dans les hôpitaux des habitations de la Guyana entre 1875 et 1914 et 2,4 dans ceux de Trinidad de 1898 à 1914214. Nous ne sommes malheu209. Ainsi à Petit-Canal au début des années 1860, le seul médecin résidant dans la commune "a mis tant d'irrégularités et de négligences dans ses visites, il s'est absenté si fréquemment … que les engagistes ont suspendu leur abonnement et se sont déterminés à l'appeler seulement en cas de maladie ayant quelque gravité. Cette détermination a été préjudiciable aux immigrants parce que (ce médecin) n'a pas mis plus d'exactitude à se rendre aux appels qui lui ont été adressés" ; cité par R. BOUTIN, Population de la Gpe, vol. 2, p. 235. 210. ANOM, Gua. 180/1116, rapport mensuel du 25 mars 1858, visite de l'habitation Hurel, à Moule : les Indiens reprochent au propriétaire "de les repousser et quelquefois de les maltraiter quand ils se disent malades" ; IOR, P 2526, p. 550, Grant à gouvernement du Bengale, 21 avril 1885 : "The treatment of the sick is not properly attended to, and no one listens to their complaints" ; PRO, FO 881/3627, p. 34, Commission internationale sur la situation des Indiens à la Réunion, 1877-78, "Separate report of the British Commissioner" : les médecins, payés par les propriétaires, n'hésitent pas à déclarer aptes des gens qui sont, de toute évidence, très malades et incapables de travailler ; bien que la situation des Indiens soit globalement moins mauvaise en Guadeloupe qu'à la Réunion, on peut imaginer que de telles situations s'y rencontrent également. 211. CG Gpe, SO 1880, p. 291, intervention Sébastien. 212. Elles sont certainement meilleures à Trinidad et surtout en Guyane britannique, où elles s'améliorent sensiblement après 1880 ; K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 197-199 et 204-211. Par contre, elles sont mauvaises à Surinam, mais, semble-t-il, pas pires qu'en Guadeloupe ou en Martinique ; P. EMMER, Indians in Surinam, p. 103-106, et R. HOEFTE, In place of slavery, p. 150-151. 213. Voir infra, paragraphe 2 de ce chapitre. 214. Calculé à partir des chiffres relatifs aux "indentured immigrants" publiés par K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 222-223.


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reusement pas aussi bien renseignés pour ce qui concerne la Guadeloupe, mais il est significatif que l'administration estime "satisfaisante" une situation dans laquelle cinq Indiens sur six sont en état de travailler215, ce qui, a contrario, signifie tout de même que près de 17 % d'entre eux sont suffisamment malades pour que leurs employeurs doivent accepter qu'ils s'arrêtent ; quand la situation est "normale", 20 % des immigrants sont incapables de fournir le moindre travail216, et quand elle est mauvaise, ils sont entre le quart et la moitié dans ce cas217. En principe, les immigrants doivent 26 jours de travail par mois, mais ce chiffre n'est atteint que sur un très petit nombre d'habitations seulement ; ici aussi, l'administration se contente de beaucoup moins, considérant une moyenne de 18 jours pour l'ensemble de la colonie comme un

Tableau n° 51 L'ABSENTEISME DES IMMIGRANTS SUR LES HABITATIONS

Année

Mai 56 Déc. 56 Oct. 57 Nov. 57 Mai 58 Sept. 58 Oct. 58 Nov. 58 Août 59 Oct. 61 Année 91 Année 96 Année 97 Année 98

Nbre mensuel moyen de jours de travail fournis par les immigrants (a) 18

Nbre d'hab. sur lesquelles est effectué le calcul 60 60 93 93

dont nbre sur lesquelles les immigrants ont fourni 26 jours 12 7 4 4

20 11 4 4

107 144 114

16 7 4

15 5 3

%

21 18 19 18 18 19 19 18 18

Sources

(b) 10-6-56 (b) 25-1-57 (b) 9-12-57 id° (b) 26-6-58 (b) 6-10-58 (b) 8-11-58 (c)

(b) 10-9-59 (b) 8-11-61 (d) (e) (f) (g)

(a) Tous immigrants en mai et décembre 1856, mai et septembre 1857 ; Indiens seulement les autres périodes. (b) ANOM, Gua. 180/1116, rapport mensuel du … (c) ANOM, Gua. 56/399, rapport mensuel du 8 décembre 1858. (d) PRO, FO 27/342, Immigration Report, annexée à lettre du vice-consul Japp à consul Martinique du 22 juillet 1892. (e) PRO, FO 27/3447, le même au même, 23 août 1897, idem. (f) Ibid, le même à FO, 27 septembre 1898, idem. (g) PRO, FO 27/3486, vice-consul De Vaux à FO, 2 août 1899, idem.

215. ANOM, Gua. 180/1116, rapports mensuels du commissaire à l'immigration des 12 avril 1856 et 8 avril 1859. 216. Ibid, rapport du 26 juin 1858. 217. Ibid, rapport du 13 février 1856.


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résultat "très satisfaisant"218. Malgré le peu de données sur lesquelles il repose, le tableau suivant permet d'avoir une idée de l'importance de l'absentéisme219. Les statistiques dont nous disposons pour étudier le mouvement des hospitalisations ainsi que les différentes maladies frappant les immigrants de la Guadeloupe sont extrêmement limitées. Elles ne portent que sur quelques années et concernent uniquement les admissions d'office dans les hôpitaux publics220 ; en outre, les états à partir desquels elles sont élaborées sont publiés selon des périodicités très irrégulières (entre un et trois par mois), ils sont incomplets pour certaines années, ce qui oblige alors à procéder à des extrapolations toujours hasardeuses, et enfin ils n'indiquent que les dates des admissions, mais non les durées d'hospitalisation. Les enseignements que l'on peut en tirer sont donc forcément limités et approximatifs ; les données disponibles apparaissent dans le tableau n° 52. Pour ce qui concerne tout d'abord le nombre des hospitalisations, on est surpris par son extrême faiblesse, à peine 395 par an en moyenne sur l'ensemble de la période ; rapporté au total de la population indienne de l'île pendant ces mêmes années221, cela représente à peine 0,02 hospitalisation par immigrant et par an ; mais il ne faut pas oublier qu'il ne s'agit ici que des admissions d'office dans les seuls hôpitaux publics, qui n'interviennent que dans un nombre limité de situations222. La comparaison avec la Guyana et Trinidad n'a donc pas de sens, dans la mesure où les hospitalisations dont il est question pour ces deux colonies britanniques sont celles effectuées dans les hôpitaux d'habitations, où sont traités tous les malades déclarés sur celles-ci. On observe en second lieu que le mouvement des hospitalisations est extrêmement contrasté. L'augmentation très rapide de leur nombre de 1879 à 1884 semble pouvoir s'expliquer en partie par celle de la population indienne totale de la Guadeloupe entre ces deux dates223, mais surtout par les mesures prises par l'administration locale au début de la décennie 1880 en vue d'améliorer le sort des immigrants224. Par contre, les causes de la chute brutale des effectifs en 1886 sont plus difficiles à percevoir. Peut-être est-ce une conséquence de la crise sucrière qui ravage les Antilles depuis 1884. Confronté à la fois à des difficultés budgétaires et à l'augmentation des impayés de la part d'engagistes défaillants, le service colonial de la Santé aurait alors durci les conditions d'admission des immigrants dans les hôpitaux publics ; mais 218. ANOM, Gua. 56/399, rapport du 10 novembre 1860. 219. Absentéisme que les rapports du commissaire à l'immigration attribuent presque uniquement à la maladie ; très rares sont les cas dans lesquels d'autres causes sont invoquées. 220. A Basse-Terre, Saint-Hyacinthe ; à Pointe-à-Pitre, Saint-Jules jusqu'en 1884, Hôtel-Dieu à partir de 1885, et Sainte-Elizabeth (Abymes) à partir de 1887 ; plus Capesterre et Marie-Galante pour quelques années isolées. 221. Telle quelle apparaît dans le tableau n° 53, p. 846 222. Voir supra. 223. De 18.161 à 20.743, après avoir atteint un maximum de 21.805 en 1883. 224. Voir infra, chap. XVI.


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nous n'avons rien trouvé en ce sens dans les archives. Puis la lente diminution du nombre d'hospitalisations après 1886 est probablement à mettre en parallèle avec celle de la population indienne totale de l'île au même moment225.

Tableau n° 52 IMMIGRANTS ADMIS DANS LES HOPITAUX PUBLICS DE LA GUADELOUPE DANS LES ANNEES 1880 1. Evolution du nombre d'hospitalisations Période Total des états publiés 2e semestre 79 7 quinzaines 80 Mai à déc. 82 Année 1883 1884 1885 1886 1887 1888 1889 1890 1891

195 139 343

Année complète 390 (a) 476 (a) 515 (a) 677 998 860 252 156 113 116 103 90

Source : "Etat(s) des immigrants admis d'office dans les hôpitaux de la colonie" du … au …, publiés dans GO puis JO Gpe, années citées , passim. (a) Extrapolation

2. Les principales causes d'hospitalisation de 1886 à 1889 (a) Pathologies Nombre de cas

%

Blessures graves et fractures "Fièvres" Anémie Plaies Gale et autres maladies de peau (b) Ulcères cutanés Maladies vénériennes Diarrhée et dysenterie Bronchite et autres maladies respiratoires Maladies des yeux Rhumatisme Autres et non identifiées

6 61 88 26 50 125 47 68 29 17 22 47

1,0 10,4 15,0 4,5 8,5 21,3 8,0 11,6 5,0 2,9 3,8 8,0

TOTAL

586

100

(a) Autres années : n. d. ou information très incomplète. (b) Incl. abcès et lepre. 225. De 19.200 en 1886 à 15.939 en 1891.


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Le mouvement des hospitalisations ne dépend pas seulement de macro-facteurs, comme l'évolution de la conjoncture politico-administrative et/ou économique ou celle du nombre total d'immigrants, mais également, à l'intérieur d'une même année, de la saison, comme le montre globalement le graphique n° 6226. Malgré le caractère éminemment variable des fluctuations du nombre d'admissions dans un même mois d'une année sur l'autre, il confirme bien ce que notent de leur côté les engagistes de façon purement empirique : le nombre de malades parmi les Indiens augmente pendant la saison des pluies227, qui favorisent le développement des maladies infectieuses, et inversement diminue pendant le Carême228, réserve faite, naturellement, de quelques moments exceptionnels où la pluviosité évolue à contresaison, comme les premiers semestres 1887 et 1888. La seconde partie du tableau n° 52 nous livre d'autre part quelques informations, malheureusement limitées à quatre années et 586 cas seulement, sur les principales affections dont souffrent les Indiens hospitalisés dans les hôpitaux publics de la Guadeloupe. Elles peuvent s'analyser à trois points de vue. L'idéal serait évidemment de pouvoir procéder à une comparaison avec l'état général de santé de la population créole. Bien sûr, celui-ci est globalement mauvais229, mais nous n'avons malheureusement aucun moyen de l'apprécier de façon détaillée, maladie par maladie. Il semble toutefois qu'Indiens et Nègres ne soient pas toujours affectés de la même façon par les mêmes pathologies ; ainsi, les premiers paraissent beaucoup plus fortement sujets aux affections cutanées, en particulier la gale, que les seconds. C'est surtout à propos des maladies contagieuses que se manifestent des différences entre les deux groupes. Ainsi la fièvre jaune, endémique dans la Caraïbe alors qu'elle est encore relativement peu répandue en Asie ; en 1856, une petite poussée épidémique se fait sentir à Marie-Galante, sur l'habitation Trianon, qui tue cinq Indiens et deux Européens arrivés dans la colonie l'année précédente, mais pas un seul Créole230. Plus grande encore est la différence, mais cette fois dans l'autre sens en faveur des Indiens, lors de l'épidémie de choléra de 1865-66. D'après les statistiques publiées par le Dr Walther231, le taux de la mortalité provoquée spécifiquement par celle-ci serait de 8,27 % pour 226. En laissant de côté 1885 et 1886, au cours desquelles se produit un véritable effondrement du nombre d'admissions ; pendant ces deux années, la baisse pratiquement continue efface presque totalement les fluctuations saisonnières. 227. ANOM, Gua. 180/1116, rapports mensuels du commissaire à l'immigration des 5 septembre 1855, 8 octobre 1856 (à Duval, 18 immigrants sur 34 sont à l'hôpital), 9 décembre 1857, 9 décembre 1859. 228. Ibid, rapport du 8 avril 1859. 229. On peut s'en faire une petite idée par la présentation très atténuée qu'en fait le Dr WALTHER, Rapport, p. 19-20, 64-67 et 107-108. On sait qu'une première version, beaucoup plus "musclée", avait été rédigée initialement par l'auteur en 1866-67, mais qu'elle avait été censurée par le gouvernement impérial en raison de son contenu accablant pour l'administration coloniale ; même la version finalement publiée en 1885 et utilisée ici n'est pas tout à fait complète ; voir à ce sujet D. TAFFIN, Choléra, p. 16-17. 230. ANOM, Gua. 180/1116, gouverneur Bonfils à M. Col., 13 février 1856. 231. Rapport, p. 270.


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Graphique n° 6 EVOLUTION SAISONNIERE DE L'HOSPITALISATION DES INDIENS

Source : la même que le tableau n° 52.


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la population créole en général, dont 9,45 % pour le seul groupe nègre, contre 3,86 % "seulement" pour les Indiens. Il ne semble pas que l'on puisse expliquer cette différence par l'utilisation de médicaments traditionnels de la médecine ayurveda que les Indiens auraient emportés en émigration avec eux ; l'hypothèse est séduisante, malheureusement elle ne tient pas232. Outre leur immense isolement géographique, social et culturel233, qui, paradoxalement, les a protégés de la contagion, la principale cause de cette moindre mortalité indienne réside probablement dans une relative accoutumance/immunité face à une maladie traditionnellement endémique en Inde, alors que, d'importation récente aux Antilles234, elle a frappé de plein fouet la population autochtone. Il est par contre davantage possible de comparer les maladies frappant les Indiens de la Guadeloupe avec celles dont sont affectés leurs compatriotes dans d'autres colonies de la Caraïbe235. On retrouve sensiblement les mêmes pathologies, mais pas dans le même ordre ni dans la même importance relative. Si les proportions se situent dans des "fourchettes" relativement resserrées pour ce qui concerne les maladies respiratoires et gastro-intestinales236, on observe par contre d'énormes différences, au détriment des territoires britanniques s'agissant de la malaria237 et au détriment de la Guadeloupe pour l'anémie238 et les ulcères cutanés239. Elles s'expliquent sans doute en partie par des conditions topographiques et sanitaires très divergentes entre les premiers et la seconde, au moins à propos de la malaria240, ainsi que par 232. Il est vrai que les médecins traditionnels indiens connaissaient depuis longtemps le caractère astringent de l'eau de riz mélangée avec du lait caillé, qu'ils utilisaient notamment pour combattre la dysenterie ; de même administraient-ils habituellement à leurs patients frappés par le choléra des mélanges de drogues et d'herbes connues pour leur caractère astringent. Mais tous ces médicaments, de même d'ailleurs que ceux essayés au XIXe siècle par la médecine européenne (les célèbres pilules du Dr Segond, par exemple), étaient évidemment sans aucun effet curatif, puisqu'ils ne soignaient que les symptômes de la maladie et non ses causes ; les malades "se vidaient" peut-être moins vite, mais ils finissaient tout de même par mourir. Il faut attendre la découverte du vibrion cholérique, en 1885, et la mise au point d'un vaccin ad hoc, cinq ans plus tard, pour qu'un traitement vraiment efficace existe contre cette maladie. Sur tout ceci, voir notamment P. PLUCHON, Histoire des médecins de la Marine, p. 59-60 et 153 ; et D. ARNOLD, Colonizing the body. State medicine and epidemic disease in NineteenthCentury India, Delhi, Oxford U. P., 1993, p. 159-199. 233. Voir infra, chap. XIX. 234. D. TAFIN, Choléra, p. 4 235. A Trinidad et en Guyane britannique ; tableaux publiés par K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 222-223. 236. Pour les premières, 5,0 % en Guadeloupe, 10,0 % en Guyana, 3,5 % à Trinidad ; pour les secondes, 11,6 %, 8,9 et 15,8 % respectivement. 237. 60,1 % des cas en Guyana et 42,0 % à Trinidad, contre 10,4 % seulement pour les "fièvres" en Guadeloupe. 238. 15,0 % en Guadeloupe, contre 0,8 % en Guyana et 6,5 % à Trinidad. 239. C'est la principale cause d'hospitalisation en Guadeloupe, avec 21,3 % des cas ; par contre, ils ne jouent qu'un rôle peu important à Trinidad (10,0 %) et pratiquement négligeable en Guyana (0,8 %). 240. La plupart des sugar estates sur lesquelles sont concentrés les Indiens à Trinidad et en Guyana se situent non loin de zones marécageuses ou sur des rivières à débit lent débouchant elles-mêmes sur de telles zones ; voir les cartes publiées par K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 652-654. En Guadeloupe, seule une minorité d'habitations-sucreries, celles situées dans les environs immédiats des


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le fait que les masses statistiques à partir desquelles ces proportions sont calculées ne peuvent absolument pas être comparées241. Mais la principale raison de ces divergences réside probablement dans le fait que les maladies dont il est question ici se situent à des stades différents de leur évolution selon les colonies concernées. En Guyana et à Trinidad, les statistiques enregistrent les admissions dans les hôpitaux des habitations. Dans la plupart des cas, il s'agit d'affections courantes et légères, relevant de traitements plus ou moins routiniers délivrés par un médecin abonné ; quelques remèdes et soins simples, à effet plus ou moins retardant mais pas définitivement curatifs s'ils ne sont pas suivis sérieusement sur longue période, permettent de soulager provisoirement et de renvoyer au travail un coolie atteint de malaria ou couvert d'ulcères ; plus tard, quand il se sentira de nouveau mal en point, il reviendra à l'hôpital de l'habitation recevoir encore les mêmes remèdes et/ou les mêmes soins, contribuant ainsi à gonfler les statistiques. En Guadeloupe au contraire, les immigrants malades du tableau n° 52 sont ceux admis dans les hôpitaux publics. Ce sont généralement des cas "lourds", voire même désespérés, dont les médecins d'habitations se débarrassent en les envoyant à Saint-Hyacinthe ou à l'Hôtel-Dieu, parce que les pathologies concernées ont, faute d'avoir été traitées convenablement quand il était encore temps, atteint maintenant un stade trop avancé pour pouvoir être soignées sur place ; ainsi s'expliquerait notamment la proportion relativement élevée des cas d'anémie ou d'ulcères, ou encore celle des maladies vénériennes, qui représentent 8 % du total en Guadeloupe alors qu'elles ne sont même pas comptabilisées en tant que telles en Guyana et Trinidad. La statistique relative au paludisme dans le tableau n° 52 semble relever également de la même logique, mais à effets inverses. La proportion des admissions pour "fièvres" dans les hôpitaux publics de la colonie est relativement faible (10,4 % du total) parce qu'il s'agit d'une maladie à évolution lente, dont les symptômes sont rarement spectaculaires et dont les médecins d'habitations sont généralement capables d'atténuer les effets s'ils disposent d'un peu de quinine ou d'un médicament "traditionnel" à base de quinquina242 ; elle ne nécessite par conséquent que très rarement l'hospitalisation dans des structures publiques. Mais en réalité, l'immense majorité des immigrants sont tous plus ou moins gravement atteints par le paludisme, et les contemporains n'hésitent pas à établir un lien direct de cause à effet entre morbidité et proximité des zones marécageuses ; ainsi à Petit-Bourg, au fond du Petit Cul-de-Sac, les Indiens souffrent en permanence de "fièvres intermittentes", tandis que trois habitations de la commune voisine de Baie-Mahault situées en bordure des palétuviers, Belcourt, Birmingham et Houëlbourg "sont de vrais tombeaux pour les immigrants"243. D'une manière Culs-de-Sac, sont placées dans des conditions sanitaires aussi défavorables ; voir à ce sujet la carte reproduite par R. BOUTIN, Population de la Gpe, vol. 2, p. 421, et infra, p. 241. Elles portent sur 515.676 cas pour la Guyana et 179.794 pour Trinidad, contre … 586 pour la Guadeloupe. 242. ANOM, Gua. 56/399, rapport mensuel du 8 janvier 1859 : sur les habitations Pauvert, à Saint-François, il y a beaucoup de fièvres, mais "elles cédent généralement à l'action de la quinine". 243. ANOM, Gua. 56/399, rapport mensuel du 10 octobre 1859.


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Carte n째 13 INSALUBRITE ET MORBIDITE DANS LES COMMUNES DE LA GUADELOUPE


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plus générale, la carte n° 13 fait apparaître la corrélation existant entre la situation géographique et la situation sanitaire des communes. Quatre parmi les six où les immigrants ont travaillé moins de 18 jours sur les 26 mensuels prévus par leur contrat se situent sur les Culsde-Sac (Goyave, Petit-Bourg, Morne-à-l'Eau, Petit-Canal) ; inversement, trois des quatre communes sur lesquelles le nombre de jours fournis par les Indiens est le plus élevé (plus de 20) se caractérisent par la salubrité de leur climat et leur éloignement des zones marécageuses (Moule, Saint-François, Sainte-Anne). Il existe toutefois un certain nombre de cas aberrants pour lesquels, compte tenu du climat et de la situation géographique des communes concernées, le nombre de jours travaillés devrait être tantôt plus élevé (Baillif, Marie-Galante), tantôt plus bas (Lamentin) que ceux enregistrés ici ; ils tiennent sans doute à des erreurs de transcription de données244, mais quoi qu'il en soit, le paludisme constitue probablement la première cause de mortalité dans la Caraïbe en général et en Guadeloupe en particulier245. Enfin, le tableau n° 52 incite à quelques réflexions sur l'origine et les causes structurelles des principales affections dont souffrent les Indiens. Evidemment, toutes n'ont pas été contractées pendant leur séjour en Guadeloupe. Plusieurs d'entre elles, à évolution lente, ont été emportées en émigration au départ de l'Inde : la gale, les maladies vénériennes, la lèpre, sans doute aussi une partie des cas de paludisme ; mais toutes réunies, elles ne représentent guère qu'une minorité des causes d'hospitalisation, peut-être autour des 20 % compte tenu des incertitudes qui entourent la définition et le contenu du mot "fièvres". Ce qui signifie donc a contrario que la plupart des autres sont plus ou moins liées aux conditions de vie et de travail auxquelles sont soumis les immigrants sur les habitations depuis leur arrivée dans l'île : l'anémie et les deux cas de "misère physiologique" renvoient à la malnutrition et à l'épuisement de gens surexploités physiquement depuis des années ; les ulcères et les plaies à une insuffisance de soins débouchant sur des infections cutanées graves ; les maladies gastrointestinales (diarrhée et dysenterie) à une nourriture de mauvaise qualité et parfois même frelatée ; la bronchite, les autres maladies respiratoires et les rhumatismes à l'insalubrité de certaines habitations et/ou des logements attribués aux immigrants ; ajoutons à tout cela, deux cas de folie et d'alcoolisme, qui découlent probablement de conditions insupportables faites à ceux qui en sont atteints, ainsi que les blessures graves et fractures, que l'on peut sans doute classer dans la catégorie des accidents "normaux" du travail, et on arrive finalement, pour l'ensemble des pathologies dont il vient d'être fait état, à un total de 366 causes d'hospitalisation sur les 586 connues, soit 62,4 %, pas loin des deux tiers. La principale conclusion qui 244. Ainsi pour Trois-Rivières, où, d'après les données ayant servi pour établir la carte n° 13, les Indiens ne fourniraient que 19 jours de de travail par mois, alors que, selon le commissaire à l'immigration, le climat y est tellement sain que, sur huit habitations employant des immigrants, cinq n'ont pas jugé bon de prendre un abonnement avec un médecin ; ANOM, Gua. 56/399, rapport du 10 octobre 1859. 245. Voir sur ce point R. BOUTIN, Population de la Gpe, vol. 2, p. 420-424. A Surinam, la malaria et les fièvres "pernicieuses" constituent ensemble la première cause de mortalité dans la population indienne sur la période 1876-1901, avec 22,5 % du total ; P. EMMER, Indians into Surinam, p. 105.


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se dégage de ce tableau est accablante pour les planteurs employant des Indiens sur leurs habitations : l'immigration tue littéralement à petit feu ceux qui ont eu le malheur de s'y engager. L'étude des conditions de travail va maintenant le confirmer.

2. LES CONDITIONS DE TRAVAIL : L'EXPLOITATION 2.1. Statistique et géographie de la population indienne de la Guadeloupe a) Présentation statistique d'ensemble

Tableau n° 53 EVOLUTION DE LA POPULATION IMMIGRANTE EN GENERAL ET INDIENNE EN PARTICULIER DE 1854 A 1905

1854 1855 1856 1857 1858 1859 1860 1861 1862 1863 1864 1865 1866 1867 1868 1869 1870 1871 1872 1873 1874 1875 1876 1877 1878 1879

Population totale (a)

Tous immigrants (b)

%

Indiens

% pop.

% immgrts

b/a

(c)

c/a

c/b

131.397 132.757 135.520 138.247 141.468 141.097

142.341 145.037 138.948 142.419 142.569

495 855 1.803 3.094 5.264 9.061 10.410 12.378 12.421 12.812 13.183 13.025 12.804 16.131 16.585

0,4 0,6 1,3 2,2 3,7 6,4

313 690 1.660 2.882 3.999 5.403 5.761 7.192 7.591 8.572 8.781 8.489 9.382 11.591 11.628 11.725 12.190 12.384 12.352 13.240 14.257 14.723 15.708 16.109 16.905 18.161

0,2 0,5 1,2 2,1 2,8

5,8 6,7 8,1 8,1

63,2 80,7 92,0 93,1 75,9 59,6 55,3 58,1 61,1 66,9 66,6 65,1 73,3 71,8 70,1

9,2 9,0 9,2 11,3 11,6

142.296 148.517 151.521 155.154 158.936 160.843 164.765 169.149 173.373 176.053

16.730 15.480 15.210 16.034 17.426 17.711 19.348 20.665 19.892 20.338

11,7 10,4 10,0 10,3 10,9 11,0 11,7 12,2 11,5 11,5

8,6 8,3 8,1 8,5 9,0 9,1 9,5 9,5 9,3 10,3

72,8 80,0 81,2 82,6 81,8 83,1 81,2 77,9 85,0 89,2


847

1880 1881 1882 1883 1884 1885 1886 1887 1888 1889 1890 1891 1892 1893 1895 1896 1897 1898 1899 1900 1901 1902 1903 1904 1905

Population totale (a)

Tous immigrants (b)

%

Indiens

% pop.

% immgrts

b/a

(c)

c/a

c/b

182.145 183.955 180.799

23.675 23.604

13,0 12,8

19.985 21.704 21.276 21.805 20.743 20.157 19.200 18.172 17.911 16.799 16.580 15.939 15.836 15.161 15.087 15.391 15.399 15.353 15.269 15.435 15.610 15.115 14.952

11,0 11,8 11,7

84,4 91,9 100,0

183.715 181.098 182.619 182.188 181.237 181.456

1912 1913 1914

11,3 11,1 10,5 10,0 9,9 9,2

13.780 11.585 11.476 11.421

(Situation au 31 décembre de chaque année). Sources et observations Col. (a) et (b) : Statistiques coloniales, années citées. Les chiffres de 1860 à 1863 et 1869, aberrants, n'ont pas été reproduits. Ceux de 1883 et à partir de 1890 n'ont pas été publiés. Les chiffres de la population totale de 1865 à 1884 ont été rectifiés en déduisant de ceux publiés les fonctionnaires, les troupes et la population flottante, qui sont comptés deux fois (une dans la "population sédentaire" et une dans celle "comptée à part") ; voir les indications portées à ce sujet dans le vol. de 1885, p. 71. Enfin, en 1888 et 1889, le chiffre des immigrants a été soustrait de celui de la population sédentaire pour calculer la population totale, au lieu d'y être ajouté ; nous avons rectifié. Col. (c) : Jusqu'en 1892, tableau publié par SINGARAVELOU, Indiens de la Gpe, p. 50 ; l'auteur ne cite pas sa source et nous n'avons pas retrouvé le document original, mais il provient très probablement du service de l'Immigration. Pour cette même période, R. BOUTIN, Population de la Gpe, vol. 2, p. 243, publie un autre tableau, avec des chiffres légèrement différents. Nous avons finalement choisi de reproduire ici et de nous appuyer sur celui de Singaravélou, qui nous a semblé, sans doute très subjectivement, présenter une plus grande cohérence interne. 1895, 1897, 1903 : Etats semestriels envoyés par le gouverneur au ministère, dans ANOM, Gua. 57/405, passim. 1896 et 1898 : Immigration Reports du vice-consul britannique en Guadeloupe, annexés à PRO, FO 27/3447, James Japp à FO, 23 août 1897, et FO 27/3486, De Vaux à FO, 2 août 1899.


848

1899 à 1902 : Annuaire de la Gpe, année suivante de celle citée, notice préliminaire, art. "Régime du travail". 1905 : Chiffre cité dans ADG, Cabinet 6272/1, gouverneur Gautret à M. Col., 26 juillet 1910. 1912 à 1914 : Chiffres reproduits par R. BOUTIN, Population de la Gpe, vol. 2, p. 243 ; origine n. d.

La prudence s'impose dans l'utilisation de ces chiffres et des pourcentages que nous en avons déduits. Beaucoup d'erreurs et d'incohérences entachent manifestement ces statistiques : doubles emplois, données aberrantes, erreurs de signe, etc. Nous avons essayé de rectifier toutes les fois où c'était possible, mais nous n'avons certainement pas détecté tous les cas où il aurait été nécessaire de le faire, et des chiffres discutables demeurent vraisemblablement encore d'une année sur l'autre. Ce tableau souffre d'autre part de l'hétérogénéité des sources utilisées. En principe, tous ces chiffres proviennent d'une origine unique, le service de l'Immigration, qui, seul, possède les moyens administratifs et l'implantation territoriale nécessaires pour pouvoir effectuer des comptages exacts. Puis, entre leur première élaboration sur le terrain et leur publication, ils sont normalement passés par le double "tamis" de la direction de l'Intérieur puis du ministère, qui auraient dû procéder à un travail d'harmonisation destiné à éliminer les erreurs et les contradictions pouvant exister entre deux résultats supposés décrire une même réalité. Manifestement, ce travail n'a été fait ni en Guadeloupe, ni à Paris. Comment justifier, par exemple, l'existence de deux séries différentes jusqu'en 1892 et les divergences souvent fortes existant entre celle publiée par Singaravélou et celle reproduite par Raymond Boutin246 ; ou comment, s'agissant toujours de ces deux mêmes séries, expliquer que les données de la première soient toujours supérieures à celles de la seconde jusqu'en 1885, avant de devenir inférieures ensuite ? De même, pour certaines années de la fin de la décennie 1880 et du début de la suivante, nous possédons trois chiffres de la population indienne totale de la Guadeloupe, ceux des deux auteurs précité et celui des états semestriels envoyés par le gouverneur au ministère247 ; or, ils sont tout à fait contradictoires248. Enfin, il n'y a aucune cohérence entre la série du nombre total d'immigrants de toutes origines publiée dans les Statistiques coloniales et celle, de provenance non précisée, des seuls Indiens, surtout après 1880, quand ceux-ci demeurent 246. Avec un écart maximum à l'avantage de la première de 2.632 unités pour 1880 et 2.704 pour 1881, soit une différence de 13 et 12 % respectivement ; à un niveau pareil, on ne peut plus mettre cela sur le compte des classiques et bien commodes "erreurs et omissions". 247. ANOM, Gua. 57/405, passim. 248. Situation au 31 décembre Singaravélou Boutin Gouverneur 17.885 19.485 19.200 1886 16.196 18.457 18.172 1887 16.084 18.096 17.911 1888 14.483 17.764 16.580 1890 15.700 16.201 15.939 1891 16.177 15.947 15.836 1892


849

le seul groupe auquel est encore appliqué le statut d'immigrant en Guadeloupe249 ; on ne comprend pas comment il peut y avoir une différence, parfois très importante250, entre les colonnes (b) et (c) du tableau n° 53, alors qu'il n'y a plus désormais d'immigrants autres qu'Indiens dans l'archipel. Plus aberrant encore, en 1882 et de 1885 à 1889, le nombre d'Indiens est supérieur à celui des immigrants de toutes origines ; pour éviter le ridicule, nous avons préféré arrêter cette dernière série à 1881 et considérer qu'au-delà, les Indiens représentent dans tous les cas 100 % des immigrants. C'est donc dire que, pris isolément d'une année sur l'autre, les chiffres du tableau n° 53 ainsi que ceux du n° 63 qui suit

251

-"il y a tant d'Indiens telle année en Guadeloupe, où ils

forment tel pourcentage, à la virgule près, de la population, et il en est né et mort tant et tant, donnant tels taux de natalité et de mortalité, etc"- n'ont guère de signification en eux-mêmes ; seules peuvent en être déduites des tendances longues, des évolutions lourdes, et c'est donc essentiellement à celles-ci que nous allons nous attacher maintenant.

b) Un apport essentiel à la croissance démographique de la Guadeloupe Il apparaît que les immigrants en général ont joué un rôle quantitatif fondamental dans l'évolution d'ensemble de la population guadeloupéenne au cours du troisième quart du XIXe siècle, comme le montre l'élévation pratiquement continue de la part occupée alors par eux dans celle-ci, atteignant, en chiffres ronds, autour des 13 % au début des années 1880, à l'apogée de ces flux migratoires. Pendant plus de trente ans après l'Abolition, la population créole demeure stable autour des 130.000 personnes, en raison d'un accroissement naturel pratiquement nul252, et c'est presque uniquement l'immigration qui, avec l'appoint d'une population "flottante" variant de 10.000 à 15.000 personnes selon les années, permet à la population totale de la Guadeloupe de s'accroître de 50.000 unités environ entre 1854 et 1889 ; pour être tout à fait complet, d'ailleurs, il faudrait en outre prendre en compte ses effets induits sur la natalité, ce qui renforcerait encore son impact sur l'évolution démographique générale de la colonie, malheureusement nous n'avons aucune information sur ce point. A l'intérieur du groupe des immigrants en général, ce sont évidemment les Indiens qui contribuent majoritairement, et de très loin, à l'évolution dont il vient d'être fait état, comme le montre la dernière colonne du tableau n° 53. La courte inflexion que l'on observe à la charnière des décennies 1850 et 1860 s'explique par le fait que, pendant quatre campagnes au 249. Rappelons que ce statut cesse d'être appliqué aux Africains au cours des années 1870. Quant aux autres petits groupes d'immigrants portugais ou asiatiques, il y a belle lurette qu'ils ont disparu en tant que tels. 250. 3.690 unités en 1880. 251. Infra, p. 894. 252. Nombre total de naissances de 1850 à 1882 : 135.123 ; de décès : 134.461.


850

cours de cette période, il arrive en Guadeloupe plus d'immigrants d'autres provenances que depuis l'Inde253. Mais il s'agit là d'un moment exceptionnel ; à partir de 1862, seuls les Indiens continuent de débarquer dans l'île, et leur part dans le nombre total d'immigrants ne cesse d'augmenter au cours des vingt années suivantes, jusqu'à représenter 100 % au début de la décennie 1880. Par rapport à la population totale, leur place relative atteint son maximum à la même époque, avec plus de 11 % de l'ensemble des habitants de la Guadeloupe. Puis, avec le démarrage de la croissance de la population créole, à partir du milieu des années 1880254, l'arrêt de l'immigration et la multiplication des rapatriements au cours des décennies 1880 et 1890255, cette place diminue progressivement jusqu'au début du XXe siècle. Elle se situe vraisemblablement un peu en dessous des 6 % à la veille de la guerre256, mais en ne comptant que les personnes nées en Inde ; pour connaître l'importance réelle de la population d'origine indienne, il faudrait pouvoir y rajouter la seconde, et éventuellement la troisième, génération issue de cette immigration, mais les Statistiques coloniales, on le sait, ne font pas apparaître les appartenances ethniques des Créoles de diverses provenances, au moins dans les vieilles colonies, et nous ne disposons donc d'aucun chiffre à cet égard, pas même la plus approximative des estimations.

c) Répartition géographique Nous pouvons l'étudier à partir des tableau n° 54, graphique n° 7 et carte n° 14. Il apparaît clairement que la répartition des Indiens entre les différentes communes de la Guadeloupe257 est très directement et très étroitement fonction de la localisation de l'activité sucrière. La corrélation est extrêmement forte et la concentration qui en résulte également. Si l'on excepte Capesterre (qui compte tout de même 1.100 ha de canne et deux usines modernes), les cinq communes dans lesquelles la population indienne est la plus importante (plus de 1.300 personnes) sont aussi celles qui, avec plus de 2.000 ha, possèdent la superficie de canne la plus étendue (Petit-Canal, Moule, Sainte-Anne, Saint-François, Marie-Galante) ; elles concentrent 40,4 % des Indiens, 48,3 % de la superficie de canne et la moitié exactement

253. De 1857-58 à 1860-61, 6.046 Congos, 428 Chinois et 71 Cap-Verdiens, total = 6.545 personnes, contre 5.763 Indiens. 254. De 1885 à 1889, 19.393 N pour 17.466 D ; n. d. ensuite. 255. Voir infra, chap. XVIII. 256. En chiffres ronds, il y a encore 11.500 Indiens en Guadeloupe de 1912 à 1914. Etendons ce chiffre à 1911, année pour laquelle nous disposons des résultats d'un recensement officiel ; il comptabilise 212.000 habitants, en réalité probablement moins compte tenu des multiples erreurs et fraudes ayant accompagné son élaboration ; voir sur ce point INSEE, Annuaire statistique de la Gpe (1963-1967), p. 10, et G. STEHLE, "Petit historique des grands recensements antillo-guyanais, et en particulier de la Guadeloupe", Bull. Sté d'Hist. Gpe, n° 115, 1998, p. 44-47. 257. Marie-Galante étant considérée ici comme formant une seule commune.


851

Tableau n° 54 REPARTITION GEOGRAPHIQUE DES INDIENS EN 1884 Communes et régions

Nombre d'Indiens

Répartition entre les communes %

% pop. totale (1)

Sup. de canne Ha

Sup. de café + cacao Ha

Deshaies Pointe-Noire Bouillante Vieux-Habitants Baillif Saint-Claude

3 87 187 539 501 1.166

0,01 0,38 0,82 2,38 2,21 5,14

0,3 1,8 5,2 13,4 15,9 23,7

5 36 38 28 350 304

130 2.191 766 481 94 438

COTE-SOUS-LE-VENT

2.483

10,94

11,6

761

4.100

Basse-Terre Gourbeyre Vieux-Fort

133 505 2

0,59 2,23 0,01

1,3 15,8 0,2

0 0 0

0 297 98

B-TERRE ET ENVIRONS

640

2,83

4,5

0

395

Trois-Rivières Capesterre Goyave

818 2.004 105

3,60 8,83 0,46

13,9 20,6 8,4

250 1.100 120

415 140 20

COTE-AU-VENT

2.927

12,89

17,4

1.470

575

Petit-Bourg Baie-Mahault Lamentin Sainte-Rose

1.005 669 856 1.279

4,43 2,95 3,77 5,64

21,3 14,0 15,7 20,6

1.900 910 983 1.450

140 11 80 59

NORD DE LA B-TERRE

3.809

16,79

18,5

5.243

290

Pointe-à-Pitre Gosier

343 30

1,51 0,13

1,9 0,6

0 80

PAP ET ENVIRONS

373

1,64

1,7

80

Abymes Morne-à-l'Eau Petit-Canal Port-Louis Anse-Bertrand

712 874 1.403 1.140 536

3,14 3,85 6,18 5,02 2,36

8,9 12,2 19,8 22,7 12,8

1.850 1.050 2.827 1.785 1.000

OUEST ET NORD G-TERRE

4.665

20,55

14,5

8.512

Moule Sainte-Anne Saint-Francois

2.910 1.515 2.011

12,82 6,68 8,86

25,5 16,5 30,8

2.136 3.000 2.000

EST GDE-TERRE

6.436

28,36

23,7

7.136

7

MARIE-GALANTE

1.346

5,93

8,5

2.476

0

15

0,07

0,1

40

2

22.694

100,00

12,4

25.718

5.384

Petites dépendances (2) TOTAL

0

15

Source : Statistiques coloniales, 1884, p. 73 et 112; Notes : 1. Population totale = population sédentaire (Créoles) + immigrants. Ne sont pas comprises ici trois catégories de population "comptée à part", les fonctionnaires et leurs familles (1.032 personnes), la garnison (849 personnes) et la population "flottante" (15.574 personnes), pour lesquelles nous ne disposons que d'un chiffre global pour toute la Guadeloupe, sans détail par communes. 2. Désirade, Terre de Haut et Terre de Bas des Saintes, Saint-Martin (p. f.) et Saint-Barthélemy.


Graphique n° 7 – CORRELATION PAR COMMUNES ENTRE SUPERFICIE DE CANNE ET POPULATION INDIENNE


853

Carte n째 16 REPARTITION GEOGRAPHIQUE DES INDIENS EN 1882

Source : G Lasserre


854

des usines modernes en activité dans l'Archipel258. C'est à Moule, Saint-François et Capesterre que le nombre d'Indiens est le plus élevé, avec 2.910, 2.011 et 2.004 personnes respectivement, représentant 25,5, 30,8 et 20,6 % de la population communale totale. Dans cinq autres communes (Saint-Claude, Petit-Bourg, Sainte-Rose, Petit-Canal, Port-Louis), la proportion des Indiens dépasse ou approche de très près les 20 % ; toutes font partie du pays sucrier259. Inversement, sept des neuf communes sans ou pratiquement sans activité sucrière (120 ha de canne ou moins et pas d'usine moderne) ont moins de 200 Indiens (Deshaies, Pointe-Noire, Bouillante, Basse-Terre, Vieux-Fort, Goyave, Gosier) ; toutes ensemble, elles ne rassemblent que 2,4 % du nombre total d'immigrants et 1,1 % de la superficie de canne. Dans ses grandes lignes, cette répartition est demeurée pratiquement inchangée pendant près d'un siècle260 Evidemment, le lien entre population indienne et superficie de canne n'est ni linéaire ni rigoureusement proportionnel, parce que d'autres facteurs de répartition des immigrants peuvent intervenir localement. Les cultures "secondaires" d'exportation jouent un certain rôle dans la plupart des communes de la Côte-sous-le-Vent et du sud de la Basse-Terre (Gourbeyre, Trois-Rivières), mais pas complètement, comme le montre le cas de Pointe-Noire qui, avec plus de 2.000 ha de café et de cacao261 ne compte même pas 100 Indiens. Si nous considérons maintenant les communes du pays sucrier s'écartant sensiblement du ratio moyen (pour l'ensemble de l'Archipel) de 0,88 Indien par ha de canne, on ne sait, par exemple, comment expliquer qu'il soit de 1,82 à Capesterre (2.004 Indiens pour 1.100 ha) alors qu'il est de 0,53 seulement (1.005 Indiens pour 1.900 ha) à Petit-Bourg, alors que leurs conditions topographiques et climatiques sont très proches. Le nombre d'immigrants rapporté à la superficie de canne est également très faible aux Abymes (712 Indiens, 1.850 ha, ratio = 0,38), Morne-à-l'Eau (874, 1.050, 0,47) et Sainte-Anne (1.515, 3.000, 0,51), alors que les deux premières de ces communes constituent le cœur même de l'aire d'approvisionnement en matière première des deux plus grosses usines de la Guadeloupe, Darboussier et Blanchet262, et que la troisième compte quatre usines modernes sur son territoire. C'est probablement parce que ces trois communes se situent en bordure des Grands-Fonds, qui constituent un véritable réservoir de maind'œuvre pour la "grande culture" des habitations voisines ; il est donc beaucoup moins nécessaire de recourir à l'immigration que dans les autres régions du pays sucrier de la GrandeTerre. Enfin, la présence de 133 et 343 Indiens à Basse-Terre et Pointe-à-Pitre respectivement

258. Petit-Canal : Clugny et Duval ; Moule : Duchassaing, Zévallos, Gardel ; Sainte-Anne : Marly, Courcelles, Gentilly, Montmein ; Saint-François : Sainte-Marthe ; Marie-Galante : Grande-Anse. 259. Il convient de se rappeler ici que, jusqu'à la fin du XIXe siècle, la commune de Saint-Claude s'étend jusqu'à la mer, englobant tout l'actuel quartier, aujourd'hui rattaché à Basse-Terre, de la Rivière des Pères, avec en particulier Bologne et les habitations situées autour d'elle. 260. Voir sur ce point les tableau, carte et développements de SINGARAVELOU, Indiens de la Gpe, p. 85-88, sur la répartition communale de cette population en 1967 ; on y retrouve sensiblement les mêmes chiffres et les mêmes proportions dans les mêmes communes qu'en 1884. 261. Mais il est probable que ce chiffre est très largement surévalué. 262. Voir tableau des productions en 1883, publié dans Courrier, 11 novembre 1884.


855

résulte essentiellement de leur affectation comme domestiques au profit de la bourgeoisie de ces deux villes, à laquelle vient s'ajouter, pour ce qui concerne la seconde, l'emploi de beaucoup d'entre eux comme manœuvres par Darboussier263.

2.1. L'Indien comme force de travail "Ce ne sont pas des immigrants que vous allez chercher en Inde", s'écrie Schœlcher à l'adresse des planteurs antillais et réunionnais, "ce sont des bras", et c'est un abus de langage d'appeler ainsi des gens venus dans les conditions faites aux Indiens dans les colonies ; "un immigrant est un étranger venant s'établir sous la loi du droit commun dans le pays qu'il adopte. Vous donnez ce nom à vos engagés pour cacher que ce sont des mercenaires que vous allez soumettre à un régime qui n'a rien de semblable à celui du travail libre"264. "Ce qu'on attend de lui, c'est du travail matériel, … de la force productive, comme à la vapeur"265. Ces quelques mots du grand homme définissent parfaitement le statut de l'immigrant au travail sur les habitations coloniales : c'est un prolétaire à l'état brut, au sens le plus complètement marxien du terme, qui vend sa force de travail pour (sur)vivre et n'est considéré que comme cela par celui qui l'emploie.

a) Une affectation presque exclusive au secteur sucrier Les immigrants en général et les Indiens en particulier ont été introduits aux Antilles avant tout pour travailler dans la filière canne-sucre ; pendant longtemps, l'idée même qu'ils puissent faire autre chose est apparue comme une parfaite incongruité266. Le contenu même du contrat qu'on leur fait signer, tant avant l'embarquement en Inde267 qu'après leur arrivée en Guadeloupe268, est d'ailleurs révélateur à cet égard : il est prévu que l'intéressé s'engage avant tout "pour les travaux de culture et de fabrication sucrière" ; éventuellement toutefois,

263. Voir infra, chap. XIX. 264. V. SCHOELCHER, Immigration aux colonies, p. 40 ; les mots soulignés le sont par lui. 265. Ibid, p. 36. 266. C'est l'une des raisons pour lesquelles en 1861, quand prennent fin les premiers engagements des Indiens les plus anciennement arrivés en Guadeloupe, l'administration décide que ceux qui se rengageront continueront à être soumis au statut d'immigrants ; on ne veut pas qu'ils puissent s'établir hors de la "grande culture" ; voir ADG, 5K 79, fol. 23-24, Conseil Privé du 6 juin 1861. En 1868, le rapporteur sur le projet de budget de l'immigration se déclare opposé à ce qu'on accorde aux Indiens ayant achevé leur engagement le droit de libre résidence dans la colonie ; ce n'est pas pour cela qu'on les a fait venir en Guadeloupe ; CG Gpe, SO 1868, p. 410. 267. Voir par exemple le contrat-type d'avant la Convention de 1861, reproduit dans Recueil immigration, p. 157. Puis celui rédigé en application de celle-ci, dans BO des Ets Français de l'inde, 1862, p. 127 et 132, annexes n° 2 et 3 de l'arrêté gubernatorial du 3 juillet 1862. 268. Voir le contrat-type établi par décision gubernatoriale du 15 avril 1882, publié dans JO Gpe, 25 avril 182.


856

mais seulement en second rang, il pourra être affecté à "tous autres (travaux) d'exploitation agricole et industrielle auxquels l'engagiste jugera convenable de l'employer, et généralement pour tous les travaux quelconques de domesticité". Et effectivement, c'est bien ainsi que les choses se passent, comme le montre le tableau n° 55. Il apparaît clairement que l'industrie sucrière est pratiquement la seule bénéficiaire de l'immigration indienne. Sur l'ensemble de la période couverte par le tableau, usines et habitations-sucreries ou en cannes reçoivent 92,2 % des immigrants ; cette proportion est supérieure à 95 % pour 16 convois sur les 52 recensés, comprise entre 90 et 94,9 % pour 23 convois et inférieure à 90 % pour 13 convois seulement. On note toutefois une légère tendance à la baisse de la part de la filière sucrière dans les répartitions à partir de l'extrême fin des années 1870, quand la pression de la demande de nouvelles catégories de bénéficiaires potentiels de l'immigration oblige les grands propriétaires à leur céder un minium d'engagés à l'arrivée des convois269. A côté, les autres catégories d'engagistes font forcément pâle figure. A l'exception de quelques grandes caféières de la Côte-sous-le-Vent, les habitations en cultures "secondaires" n'ont généralement pas les moyens de prendre des immigrants ; les quelques unités comptabilisées ici ne reçoivent finalement, à raison de cinq immigrants par convoi, parfois dix, jamais plus, que 5,6 % du total. Quant à la domesticité et la "petite culture", qui ne sont admises que tardivement à l'immigration, à partir de 1878 et 1881 respectivement, elles n'y participent ensemble que pour 2,2 %.

269. Voir supra, chap. XIII.


Tableau n° 55 - EVOLUTION DE LA REPARTITION DES CONVOIS D'INDIENS ENTRE LES DIFFERENTES CATEGORIES DE BENEFICIAIRES

N° et nom du navire 33. Glenduror 39. Aliquis 40. Indus 43. Jumna 44. John Scott 45. Peckforton Castle 46. Contest 1 47. Contest 2 48. Marchionness of L. 49. Medusa 50. Cartsburn 51. K. Companion 52. Daphné 53. Père de Famille 54. Daphné 56. Jumna 58. Surrey 59. Brechin Castle 60. Killochan 61. Gainsborough 62. Botanist 63. Jumna 64. Palais Gallien 65. Essex 66. Bann 67. Brechin Castle 68. Jorawur 69. Foyle

Usines (a) 3 2 2 3 6 6 12 9 9 9 7 6 7 7 6 2 5 6 7 9 10 7 10 8 9 8 8 6

Nombre de bénéficiaires Hab. Autres TOTAL sucr. (b) (c) (d) 25 60 41 17 37 39 31 28 23 29 30 26 26 33 36 36 35 30 27 23 22 29 21 18 25 26 32 35

1 5 11 2 1 3 4 6 2 1 2 2 0 1 0 4 4 2 8 11 3 7 5 3 7 1 28 26

29 67 54 22 44 48 47 43 34 39 39 34 33 41 42 42 44 38 42 43 35 43 36 29 41 35 68 67

Nombre d'immigrants attribués à Usines Hab. Autres TOTAL sucr. 60 45 30 100 95 60 155 145 205 135 130 180 120 125 110 20 75 135 130 155 180 110 175 175 165 135 100 80

326 530 335 197 335 360 270 275 235 310 310 255 260 320 340 355 340 295 270 220 220 280 195 175 260 260 310 340

5 35 90 10 10 20 25 35 15 5 15 15 0 5 0 25 30 15 50 75 25 40 25 20 45 5 40 30

391 610 455 317 440 440 450 455 455 450 455 450 380 450 450 400 445 445 450 450 425 430 395 370 470 400 450 450

% Source : ind. su- GO, puis crière (e) JO Gpe du 98,7 94,2 80,2 93,7 97,7 95,4 94,4 92,3 96,7 98,9 96,7 96,6 100,0 98,9 100,0 93,7 93,2 96,6 88,9 83,3 94,1 90,7 93,6 94,6 90,4 98,7 91,1 93,3

7-02-67 24-03-68 19-05-68 18-06-69 12-04-70 27-10-70 12-01-71 3-11-71 12-03-72 17-01-73 5-08-73 14-11-73 18-11-73 13-03-74 18-08-74 9-04-75 25-04-76 25-04-76 19-12-76 15-05-77 12-10-77 12-10-77 1-01-78 11-01-78 26-02-78 15-03-78 8-11-78 8-11-78


N° et nom du navire 70. Jumna 71. Lee 72. Neva 73. Elliott 74. Artist 75. Jorawur 76. Bride 77. Lee 78. Latona 79. Bruce 80. Syria 81. Copenhagen 82. Jura 83. Bruce 84. Copenhagen 85. Hereford 86. Bruce 87. Epervier 88. White Adder 89. Hereford 90. Boyne 91. Jumna 92. Neva 93. Nantes-Bordeaux

Nombre de bénéficiaires Usines Hab. Autres TOTAL (a) sucr. (b) (c) (d) 5 6 7 8 7 7 10 7 10 9 10 8 11 12 10 11 12 7 8 14 11 11 10 16

35 35 29 36 29 38 17 28 20 24 19 19 24 22 30 33 30 22 14 22 32 11 22 0

28 30 29 31 34 36 27 33 22 37 21 25 25 12 11 8 9 8 15 12 19 12 7 0

68 71 65 75 70 81 54 68 52 70 50 52 60 46 51 52 51 37 37 48 62 34 49 16

Nombre d'immigrants attribués à Usines Hab. Autres TOTAL sucr. 90 120 80 130 90 150 290 178 218 152 227 249 240 233 170 179 145 165 297 335 125 260 185 550

345 345 285 345 279 320 125 229 145 206 140 160 200 233 243 280 250 170 105 130 270 885 200 0

40 55 50 75 110 95 35 70 38 74 44 41 41 16 11 19 31 21 36 33 45 62 64 0

475 520 415 550 479 565 450 477 401 432 411 450 481 427 424 478 426 356 438 498 440 407 449 550

% Source : ind. su- GO, puis crière (e) JO Gpe du 91,5 89,4 87,9 86,3 77,0 83,2 92,2 85,3 90,5 82,8 89,3 90,9 91,4 96,2 97,4 96,0 92,7 94,1 91,8 93,3 89,7 84,7 85,7 100,0

14-02-79 6-05-79 30-12-79 13-01-80 9-03-80 14-05-80 2-11-80 24-12-80 22-03-81 15-03-81 20-05-81 28-10-81 16-12-81 24-03-82 12-12-82 5-12-82 3-04-83 29-05-83 18-01-84 4-04-84 4-04-84 16-05-84 24-02-85 30-11-88

Source : Etats de répartition des convois, publiés dans GO puis JO Gpe. Ils sont établis par habitations, avec indication du nom du propriétaire et du nombre d'immigrants attribués à chacune d'elles. Une multitude d'autres documents consultés par ailleurs lors de nos recherches antérieures sur les usines, et dont le détail est impossible à donner ici, nous permettent de savoir, parmi les habitations ainsi listées, celles qui font partie d'un grand domaine usinier, celles qui sont encore indépendantes (au moins juridiquement) et celles, rares, exploitées en cultures secondaires. A partir du convoi n° 68, un état séparé est publié pour la domesticité jusqu'au n° 82 compris ; n. d. au-delà. A partir du convoi n° 78 et jusqu'au n° 92, un état séparé est également publié pour la "petite culture".


859 Notes a. Dans cette colonne sont portés les domaines fonciers des usines, considérés dans leur unité économique, quel que soit le nombre d'habitations qui les composent. Chaque usine est donc comptée pour un seul engagiste, même si des immigrants d'un même convoi sont attribués à plusieurs habitations en dépendant. Nous considérons comme faisant partie du domaine d'une usine toutes les habitations exploitées en FVD ou par colonage partiaire sous la responsabilité finale du propriétaire ou du directeur général de celle-ci, indépendamment de leur statut juridique (propriété de l'usine elle-même, ou propriété personnelle du propriétaire de celle-ci, louée, etc). N'entrent dans cette colonne que les usines modernes, c'est-à-dire dans lesquelles l'évaporation et la cristallisation se font sous vide. Les usines dites "bourbonniennes" (partiellement modernisées mais qui continuent de fabriquer à l'air libre) sont considérées comme des habitations, sauf quand on sait par ailleurs qu'elles ont été complètement modernisées par la suite (ex. Blanchet). Sur l'historique propre des différentes usines de la Guadeloupe et l'évolution de leur technologie jusqu'à la fin du XIXe siècle, voir Ch. SCHNAKENBOURG, Création des usines, passim. b. Bien qu'elle soit intitulée "habitations-sucreries", cette colonne rassemble toutes les habitations juridiquement autonomes (= n'appartenant pas au domaine foncier d'une usine) de la filière cannesucre-rhum, qu'elles fabriquent encore du sucre (habitations-sucreries stricto sensu), ou seulement du rhum (distilleries agricoles) ou se soient reconverties en simples plantations de canne vendant toute leur récolte à une usine. Chaque habitation est comptée ici pour un bénéficiaire, même quand un même engagiste est propriétaire de plusieurs habitations, car leur exploitation est généralement menée séparément. c. Habitations en cultures "secondaire", domesticité, "petite culture" d. Ces chiffres n'incluent pas les "états supplémentaires" ou "complémentaires" publiés pour quelques convois à partir du n° 81. e. Part cumulée des usines + habitations-sucreries dans le total des immigrants répartis.

Compte tenu de ce qui précède, l'immigration tend évidemment à favoriser une part de plus en plus importante de la force de travail mobilisée dans le secteur de la canne, comme le montre le tableau n° 57. Malgré le caractère parfois un peu surprenant270 et approximatif271 de ces chiffres, et le fait que les immigrants dont il est question ici soient manifestement comptabilisés sur des bases très différentes de ceux des Statistiques coloniales272, ces séries font immédiatement apparaître le rôle déterminant joué par l'immigration dans l'évolution de l'économie guadeloupéenne en général, et du secteur sucrier en particulier, pendant le tiers de siècle qui suit l'abolition de l'esclavage. En fait, c'est uniquement elle qui fournit aux habitations et aux usines tout le supplément de main-d'oeuvre indispensable à la croissance de leur production de 270. Notamment la baisse très importante du nombre d'immigrants en 1862 et 1871 ; manifestement, ces deux chiffres sont incomplets. 271. Dans un souci de simplification, nous faisons ici l'hypothèse que tous les immigrants introduits dans l'île ont été affectés à la culture de la canne, alors que ce n'est pas vrai pour 8 % d'entre eux. Les chiffres de la troisième colonne sont donc très légèrement surévalués, mais sans, naturellement, que cela change quoi que ce soit à la tendance générale. 272. En comparant ce tableau et le n° 53 (supra, p. 846), on constate que le nombre donné ici pour les seuls immigrants âgés de dix ans et plus est, pour plusieurs années, supérieur à celui du total des immigrants de tous âges porté dans la colonne (b) de ce même tableau, ce qui n'a évidemment aucun sens. Cette incohérence s'explique en réalité par le fait que les deux séries n'ont pas la même origine. Celle-ci provient du service de l'Agriculture et celle des Statistiques coloniales du service de l'Immigration ; manifestement, les deux administrations n'ont pas adopté la même définition de l'immigrant.


860

Tableau n° 56 LA FORCE DE TRAVAIL IMMIGRANTE EN GUADELOUPE Nombre d'immigrants de 10 ans et plus

% de l'ensemble des travailleurs agricoles

% des travailleurs de la canne

1861 1862 1863

13.023 11.929 12.505

18,8 16,3 16,5

29,6 27,6 29,1

1868 1869 1870 1871 1872 1873 1874 1875 1876 1877 1878 1879 1880 1881 1882 1883

13.599 15.106 16.164 13.025 15.008 15.714 16.951 17.006 17.836 18.244 19.381 19.715 21.016 21.488 22.521 21.329

19,1 20,1 21,5 17,8 18,9 19,6 20,5 20,4 20,3 21,3 21,9 22,3 23,1 23,7 24,2 23,9

34,8 39,4 40,7 37,7 36,1 35,9 37,8 35,2 36,4 39,7 39,3 39,6 41,1 41,8 42,2

Origines des immigrants n. d. Sources : Annuaire de la Gpe, statistiques agricoles, pour les deux premières colonnes ; Statistiques coloniales pour la troisième.

canne et de sucre ; entre 1861 et 1882, le nombre total de travailleurs employés à la canne s'élève, en tendance, de 44.000 à 53.000 "cultivateurs", en chiffres ronds, mais celui des Créoles demeure pratiquement inchangé légèrement en dessous des 31.000, et c'est des immigrants, qui passent entre-temps de 13.000 à 22.500, que provient toute l'augmentation273. Nous verrons que ce problème de la contribution des immigrants en général, et des Indiens en tout premier lieu, à la croissance de l'industrie sucrière constitue l'un des principaux points d'affrontement entre partisans et adversaires de l'immigration lors du grand débat politique sur le bilan et l'avenir de celle-ci au début des années 1880274. * **

Quittons maintenant le niveau macro-économique pour descendre jusqu'à celui des habitations et des usines prises individuellement. Ici aussi, l'impact de l'immigration sur la mo273. Voir tableau n° 9, p. 123. 274. Infra, chap. XX.


861

bilisation du "facteur travail" est considérable, ainsi que le montrent les deux tableaux qui suivent.

Tableau n° 57 LA FORCE DE TRAVAIL IMMIGRANTE SUR LES HABITATIONS Habitation 1. Acomat 2. Baimbridge 3. Basmont 4. Beauplaisir 5. Beaupland 6. Bebel 7. Bel Air 8. Belle Allée 9. Belle Alliance 10. Bellevue 11. Bellevue-Lacroix 12. Besnard 13. Bien Désirée 14. Blachon 15. Bois Debout 16. Bois Riant 17. Bourdon 18. Bouvier 19. Bovis 20. Boyvinière 21. Calebassier 22. Le Camp 23. Changy 24. Clairefontaine 25. Clugny 26. Clugny 27. Dampierre et Dunoyer 28. Desmarais 29. Douville 30. Espérance-Dupuy 31. Espérance-Ste-Marie 32. Gélas 33. Golconde 34. Grand Case 35. Grande Rivière 36. Gruet 37. Le Héleu 38. La Henriette 39. Houdan 40. Houé-Monplaisir 41. Houëlbourg

Commune Mou. Lam. PC PL PL Ste-R Lam. St-Fs Cap. PC Mou. Cap. St-Fs Lam. Cap. Cap. PC Baill. Lam. Aby. MG 3R Cap. Baill. MàE PC Gos. St-Cl. Ste-A BM Cap. PC Aby. MG Cap. PC Ste-A Ste-A MàE Mou. BM

Source et année

Nbre de travailleurs sous contrat

Ha de canne

Echo, 19-8-79 Cou., 29-12-82 Comm., 25-4-66 Comm., 27-11-69 Echo, 15-6-77 GO, 31-5-78 Echo, 7-7-75 Comm., 6-4-70 GO, 10-1-73 Echo, 22-8-79 Echo, 8-8-74 GO, 3-9-67 Cou., 10-2-82 Comm., 19-12-66 GO, 19-4-70 GO, 30-6-68 Comm., 8-2-68 JO, 30-5-84 Echo, 2-2-76 Echo, 20-9-76 Echo, 20-5-76 GO, 2-1-72 Echo, 17-12-73 GO, 19-9-65 Echo, 10-12-73 Echo, 11 + 15-5-77 Echo, 7-6-73 GO, 22-3-72 Echo, 27-5-74 Comm., 8-4-68 Comm., 8-6-67 Comm., 1-5-69 Comm., 31-10-68 Echo, 21-12-72 GO, 25-7-71 Comm., 23-11-70 Echo, 23-4-72 Comm., 16-9-63 Echo, 18-9-72 Comm., 13-4-64 GO, 9-2-72

9A 11 I, 15 C 35 I, 10 C 24 I, 24 A, 25 C 28 I, 2 A, 2 C 26 A 12 I, 2 A 20 C 5 I, 6 A 23 I 10 I, 3 A 15 immigrants 35 I 33 I, 9 A, 43 C 43 I 50 I, 3 C 22 I, 5 A, 4 C 15 I 28 I, 6 A 20 I 5 I, 18 C 2 I, 1 C 75 I, 30 C 42 I, 5 A, 33 C 24 I, 24 A 10 I, 19 A, 10 C 60 C 2 I, 30 C 8 I, 23 A 14 I, 7 A, 3 Ch., 56 C 33 I, 20 A, 2 Ch. 20 C 60 C 5C 26 I, 6 A, 4C 1 I, 7 C 28 I 41 I, 5 P 9 immigrants 39 I, 8 A, 24 C 21 I, 12 A

35 40 45 61 54 11 31 11 5 20 18 12 55 31 58 35 22 24 55 69 12 12 64 50 60 42 105 16 51 32 48 7 15 23 38 22 44 15 20 56 80


862

Habitation

Commune

42. L'Ilet 43. L'Islet 44. Lauréal 45. Leschaloupé 46. Lestiez ou Jaula 47. Lubeth 48. Marchand 49. Marquisat 50. Mayombé et Gd Bassin 51. Métivier 52. La Mineure 53. Montourment 54. Moulin à Eau 55. La Moustique 56. Néau ou Gros Cap 57. Néron 58. Nogent 59. Le Pelletier 60. Pérou 61. Pierre Ferrayre 62. Pirogue 63. Le Piton 64. Pointe à Raie 65. Pointe d'Or 66. La Retraite 67. La Réunion et l'Espérance 68. Richer ou Bellecour 69. Richeval 70. Routa 71. Saint-Guillaume 72. St-Julien Bellevue 73. St-Louis (Desmarais) 74. St-René ou Maudet 75. Saint-Sauveur 76. Sainte-Madeleine 77. La Sarcelle 78. La Sarcelle 79. Sylvain Montalègre 80. Van Schalkwyck, Leteil et Fonds d'Or 81. Vx Fort de Clugny

Mou. Aby. Mou. PL Lam. PC MàE Cap. MG Ste-R Mou. Mou. Cap. Ste-R Mou. Mou. Ste-R St-Cl. PB PL MG Ste-R MàE Aby. BM St Fs BM MàE Lam. PL PC MG Mou. Cap. St-Fs BM Goy. PL Mou. Ste-R

Nbre de travailleurs sous contrat

Ha de canne

Echo, 22-8-79 Cou., 31-1-82 Echo, 22-8-79 Comm., 3-10-68 Cou., 1-2-81 Cou., 19-4-81 Comm., 29-1-68 GO, 13-2-66 Echo, 20-5-74 Echo, 25-3-76 Echo, 7-3-74 Comm., 9-1-67 GO, 4-5-66 Echo, 20-5-76 Cou., 19-4-81 GO, 15-12-71 Comm., 1-5-67 Cou., 6-12-81 Cou., 25-8-82 Comm., 28-2-63 Cou., 1-5-83 Echo, 24-7-75 Echo, 11-10-76 Comm., 27-6-66 Comm., 13-11-67 Cou., 20-6-82 Comm., 7-12-64 GO, 29-8-71 Echo, 15-4-76 Cou., 19-9-84 GO, 5-3-80 Echo, 2-1-80 Comm., 27-4-70 Comm., 13-4-64 Comm., 13-4-64 Comm., 22-3-65 GO, 21-11-71 Comm., 10-9-70

22 I 31 immigrants, 31 C 27 I 21 I, 8 A 6C 34 I 24 immigrants 110 I, 22 C 44 I, 6 A, 66 C 13 I 4A 16 immigrants 133 I 20 I, 19A 7I 7I 20 I, 8 A 30 I, 4 A, 30 C 19 I, 7 C 39 A, 57 C 40 I, 40 C 27 I 52 A 34 I, 16 A 2C 90 I, 16 C 16 I 42 I, 8 C 6 I, 3 A 36 I 8 immigrants 34 I, 10 C 40 I, 20 C 27 I, 28 A 12 I, 26 C 17 I 10 A, 30 C 28 I

20 49 25 34 2829 30 64 52 26 28 13 129 75 17 23 35 23 33 75 50 56 34 34 10 98 32 104 19 45 26 52 39 37 25 28 28 38

GO, 1-10-80 Echo, 19-11-78

68 I, 4 C 35 I, 1 A, 20 C

Source et année

93 70

Source : Avis de mise en vente publiés dans la presse locale (Cou. = Courrier de la Gpe, Comm. = Le Commercial de PAP) ; ventes volontaires, licitations, expropriations forcées à la requête du CFC ou d'autres créanciers, reventes sur folle-enchère, etc. Nota : N'ont été utilisés ici que les avis complets (nombre d'immigrants et de Créoles sous contrat, sup. de canne cultivée). Quand, pour une même habitation, nous disposions de plusieurs avis publiés à des dates différentes, nous avons retenu le premier chronologiquement s'il était complet. Abréviations : I = Indiens, A = Africains, C = Créoles, Ch = Chinois, P = "Portugais" (Cap-Verdiens).


863

Tableau n° 58 LA FORCE DE TRAVAIL IMMIGRANTE SUR LE DOMAINE FONCIER DE DARBOUSSIER EN 1884-87 Habitation Espérance-Jobity Germillac Mamiel Petit Pérou Golconde Belle Espérance Houdan Garnier Espérance-Tamarin La Jaille Trioncelle Pérou Trinité Convenance Birmingham Cannenterre Blachon Boisripeaux St-Pierre ou Léonie L'Islet Boyvinière Dothémare TOTAL

Commune

Indiens engagés

Indiens non engagés

Créoles casés

Lam. Lam. Aby. Aby. Aby. MàE MàE MàE MàE BM BM PB PB BM BM Lam. Lam. Aby. Aby. Aby. Aby. Aby.

53 42 56 60 74 49 45 39 29 16

7 12

2

37 14 8

4 4

8 8 28 15 35 35 14

32 80 25 3 12 22 16

8 12 2 4

665

225

99

3 3 3

2

Colons

7 10

4 3 5 14 25

80 85

12

30 30 53

5

Nbre n. d.

Nbre n. d. 295+

TOTAL 62 54 66 73 78 55 50 39 45 121 85 41 60 38 53 40 93 + 53 26 59 59 + 34 1284+

Source : Arch. SIAPAP, dossier "Constitution de la SIAPAP" n° 1, rapports de l'expert du CFC sur les garanties offertes par E. Souques à l'appui de ses demandes de prêt, 3 octobre 1884 (pour les neuf premières habitations) et 31 mai et 12 juin 1887 (pour les treize autres).

Dans les deux cas, la proportion des immigrants dans le volume total de la maind'oeuvre est énorme. Sur les 81 habitations encore autonomes275 portées dans le tableau n° 57, 61 emploient une majorité d'immigrants, 17 seulement une majorité de Créoles, et trois autant des uns que des autres ; parmi les 3.211 "cultivateurs" travaillant sur ces habitations, 2.328 sont des immigrants, soit 72,5 %, dont un minimum de 1.824 Indiens276. A Darboussier (tableau n° 58), au moins 1.300 travailleurs fixés sur le domaine277 sont employés sur les habitations de l'usine ; les Indiens, seuls immigrants présents, en représentent probablement plus des deux 275. Qui ne font pas encore partie du domaine foncier d'une usine au moment de la publication de l'avis ; nous ne distinguons pas ici entre les habitations-sucreries et celles qui ne sont déjà plus que de simples plantations de canne. 276. Sur 6 habitations, il est simplement indiqué dans l'avis qu'il y a des immigrants, sans préciser leurs origines. 277. Sur deux habitations (Blachon et Boyvinière), le document indique simplement qu'il y a "des colons", mais sans préciser leur nombre.


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tiers278. On constate que, engagés et non engagés pris ensemble, ils sont très largement majoritaires sur la plupart des habitations de l'usine, à l'exception de cinq d'entre elles (La Jaille, Trioncelle, Trinité, Convenance, Birmingham), pour lesquelles Souques a manifestement préféré la voie du "casement" des Créoles et du colonage partiaire pour assurer le développement de la production de canne279. Malgré l'écart qui les sépare d'eux, ces résultats ne sont pas pour autant contradictoires avec ceux du tableau n° 56280. Celui-ci concerne l'ensemble des travailleurs de la canne, journaliers compris, et, sur cette base, une proportion d'environ 40 % d'immigrants, telle qu'on peut la calculer pour le début des années 1880, représente déjà un niveau considérable, plus élevé, même, que celui atteint en France dans les secteurs employant le plus d'étrangers à l'apogée des Trente Glorieuses281. Au contraire, la main-d'oeuvre sucrière dont il est question dans les deux tableaux qui précèdent est seulement celle fixée de façon stable sur les habitations et les domaines fonciers des usines, et demeurant à disposition permanente des propriétaires : immigrants en cours d'engagement, ou ayant achevé leur temps, mais qui, n'ayant pas pu ou pas voulu se faire rapatrier, sont demeurés sur place, Créoles engagés par contrat d'un an au moins, "gens casés" et colons partiaires ; les journaliers en sont expressément exclus282. Dans ces conditions, compte tenu de l'extrême répugnance des Créoles à s'enfermer dans des situations qui leur rappelleraient un peu trop le temps de l'esclavage283, il n'est pas surprenant que les immigrants forment jusqu'à 70 % des effectifs stables.

b) Caractéristiques structurelles du travail immigrant La production sucrière est grosse utilisatrice de main-d'œuvre. Pour respecter les contraintes du calendrier des travaux agricoles, assurer le continuité des façons culturales et fournir aux moulins un approvisionnement régulier en canne pendant la récolte, les grands propriétaires ont absolument besoin de disposer en permanence d'un nombre suffisant et pérenne de travailleurs, capables de faire face à tout moment aux multiples tâches indispen-

278. 69,3 % des 1284 travailleurs comptabilisés dans le tableau n° 58 ; avec les colons des deux habitations dont il est fait état à la note précédente, cette proportion est évidemment moindre. 279. Sur ces deux modes de gestion de la main-d'œuvre créole, dont le développement est très fortement encouragé par les usines pour fixer celle-ci sur leurs habitations, voir supra, chap. III. 280. Supra, p. 860. 281. En 1971, 32 % des ouvriers du BTP et 23 % du secteur de la production des métaux étaient des étrangers ; B. GUIBERT et alii, "La mutation industrielle de la France. Du traité de Rome à la crise pétrolière", Collections de l'INSEE, série "Entreprises", E 32-32, Novembre 1975, t. II, p. 32. 282. Ainsi que cela apparaît très clairement dans les rapports d'expertise du CFC cités en source du tableau n° 58. 283. Sur ce rejet des Créoles du travail sur les habitations et de tout ce qu'il symbolise à leurs yeux, voir, pour ce qui concerne la période postérieure à 1860, supra, chap. III.


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sables à l'activité des habitations284 ; "ce qu'il nous faut, martèle inlassablement Souques, ce sont des bras disponibles à chaque instant, … des hommes travaillant journellement et d'une manière assidue"285. Or, après deux siècles d'esclavage et plus de dix ans d' "organisation du travail", les Créoles ne sont plus disposés à jouer ce rôle de fournisseurs de "main-d'œuvre facile"286 dans lequel les grands planteurs voudraient bien les enfermer ; c'est en des termes pratiquement comparables qu'un conseiller général nègre et un usinier blanc lucide décrivent "cette révolte contre tout assujettissement, cette passion d'indépendance absolue", qui leur font refuser le travail sur les habitations287. Bien sûr, les usiniers sont parfaitement incrédibles quand ils dénoncent la "désertion" de leurs domaines par les "cultivateurs indigènes"288, mais il demeure que, à partir de 1870, ceux-ci manifestent une tendance croissante à s'éloigner de la "grande culture" pour mener une vie de liberté comme petits planteurs de canne ; ils fuient le travail salarié sur les habitations, où ils ne reviennent que pour se procurer le minimum de revenu monétaire indispensable à la vie familiale, et uniquement au jour le jour, en évitant de s'engager pour une longue période289, ce qui explique notamment le peu de succès remporté auprès d'eux par le "casement" et le colonage partiaire jusqu'au déclenchement de la crise sucrière290. Il résulte de tout ceci que le travail des Créoles est irrégulier et peu suivi291, parce qu'il dépend non point tant de leur "fantaisie", comme le leur reprochent si souvent les grands propriétaires292, mais de leurs besoins, de la nature des tâches qu'on leur propose, du montant du 284. "Pour lutter contre l'envahissement des (herbes) parasites qui étouffent nos plantations, il faut un travail permanent et régulier" ; CG Gpe, SO 1880, p. 261, intervention Souques. "Sur une propriété, il faut pourvoir chaque jour à la nourriture des animaux, au gardiennage des troupeaux, aux fourrages, aux charrettes, enfin à ces mille nécessités de la vie agricole qui ne sauraient souffrir un retard sans compromettre l'existence de l'exploitation" ; ibid, SO 1887, p. 672-673, le même. 285. Ibid, SO 1883, p. 172 et 179. 286. Selon la formule particulièrement cynique mais significative de E. LEGIER, La Martinique et la Guadeloupe, p. 21 : les grands propriétaires cherchent à "avoir constamment sous la main une maind'œuvre facile". 287. CG Gpe, SO 1880, p. 255, intervention Dubos, et SO 1883, p. 155, intervention Jean-Louis. 288. Pour de plus longs développements sur ce point, voir infra, chap. XX. 289. Sur tout ce qui précède, voir supra, chap. III. 290. Comme on peut le voir à propos de Darboussier dans le tableau n° 58 ; prises ensemble, ces deux catégories ne représentent que 31 % des 1.284 travailleurs recensés sur le domaine en 1884-87 (en réalité un peu plus, compte tenu du fait que le nombre de colons sur les habitations Blachon et Boyvinière n'est pas connu). C'est seulement à la fin du siècle que, avec l'aggravation de la crise et la montée du chômage dans le pays sucrier, ces deux institutions se développeront, fournissant alors de très loin la majeure partie de la main-d'œuvre sur les habitations des usines en général et de la CSPAP en particulier ; Ch. SCHNAKENBOURG, Darboussier, p. 85. 291. CG Gpe, SO 1880, p. 255, intervention Dubos : il n'est pas facile "d'obtenir du cultivateur créole, si bien doué par ailleurs, l'assiduité indispensable pour les travaux et les soins de toutes natures qu'exige une exploitation agricole" ; ibid, SO 1883, p. 181, intervention Souques : "On ne peut compter sur leur concours lorsqu'il s'agit d'un travail régulier ; aujourd'hui ils sont à la coupe des cannes, demain vous les verrez cassant des pierres sur la route". 292. Ibid, p. 179, le même : "Le cultivateur créole, s'il fait beau, s'il fait sec, va au travail ; si le lendemain le temps a changé, c'est fini, il vous quitte".


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salaire qu'on leur offre293 et du temps dont ils disposent en fonction de l'état d'avancement de leurs propres travaux294. * *

*

Ce qui précède éclaire a contrario les causes de la préférence manifestée par les planteurs pour l'emploi d'immigrants sur leurs habitations : le travail fourni par ceux-ci est disponible et il est flexible. La disponibilité, tout d'abord ; la main-d'œuvre indienne est "plus appréciée" que la créole, note le gouverneur Pardon, "parce qu'elle est plus dépendante et par cela plus régulière et plus docile"295. C'est évidemment la conséquence du statut même de l'immigrant ; logé et en principe nourri sur l'habitation, il peut à tout moment être requis pour effectuer immédiatement un travail quelconque pour le compte de son engagiste, qui, sans cela, serait obligé de chercher plus ou moins difficilement des salariés créoles et négocier plus ou moins longuement avec eux leurs conditions d'emploi et de rémunération. "Il faut absolument ces immigrants sur les propriétés pour certains travaux réguliers auxquels les cultivateurs créoles ne veulent pas s'astreindre et qui ne peuvent attendre", justifie Souques296, qui, ultérieurement, s'exclame avec emphase : "Le dimanche, quand il s'agit sur les propriétés de pourvoir à la nourriture des animaux, on ne trouve personne (chez les Créoles) pour cela … On ne peut avoir dans la semaine que quelques hommes pour le travail des instruments, et encore pas toujours ; on ne trouve que peu de travailleurs (créoles) pour couper les cannes", alors qu'on peut toujours compter sur les Indiens, et c'est pour cela qu'ils sont indispensables297 ; le propos est excessif, certes, comme souvent chez Souques, mais la réalité qu'il décrit n'est, par contre, guère douteuse. Et ceci nous conduit à la seconde caractéristique du travail immigrant : il est flexible. La flexibilité est même prévue par le contrat d'engagement que l'Indien signe tant avant son embarquement qu'après son arrivée en Guadeloupe : il pourra être affecté à "tous (travaux) d'exploitation agricole et industrielle auxquels l'engagiste jugera convenable de l'employer". Et effectivement, celui-ci ne s'en prive pas ; "vous pouvez le mettre au four et au moulin, à la charrue ou à l'étable", fait observer le rapporteur lors du grand débat de 1884 sur l'immigra293. Ibid, SO 1883, p. 123, rapport de la commission de l'immigration : "De nos jours, le cultivateur créole n'accepte plus la discipline de l'atelier, il n'accepte que le travail à l'entreprise, qui lui permet d'augmenter son salaire suivant ses forces et de travailler à sa guise … Il choisit son travail"; 294. Ibid, SO 1880, p. 261, intervention Souques : les cultivateurs créoles "ne donnent qu'un travail essentiellement intermittent, parce qu'ils ont aussi leurs terres à cultiver". 295. ANOM, Gua. 101/720, c. r. de sa première tournée générale dans la colonie après sa prise de fonctions, 1er octobre 1894. 296. CG Gpe, SO 1887, p. 672 ; c'est nous qui soulignons. 297. Ibid, SO 1889, p. 526.


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tion à la Martinique298. En règle générale, les immigrants font tous les travaux que refusent les Créoles299, les plus pénibles, les plus sales300, les plus dangereux301. Evidemment, cette flexibilité s'étend également à la durée du travail sur la journée, la semaine et même les mois et les années de l'engagement ; les planteurs tirent dessus tant et aussi longtemps qu'ils peuvent302. Disponibilité et flexibilité expliquent que l'activité soit plus soutenue sur les habitations où les immigrants fournissent l'essentiel de la main-d'œuvre stable, comme le montre le tableau suivant :

Tableau n° 59 PRODUCTIVITE COMPAREE DES TRAVAILS CREOLE ET IMMIGRANT SUR LES HABITATIONS Groupe dominant sur les habitations Créoles Immigrants

Nbre d'hab.

Nbre total de travailleurs stables

% du groupe dominant

Sup. totale de canne, ha

Ha par travailleur

17 61

717 2.304

72,6 88,4

532 2.539

0,74 1,10

Sources : les mêmes que tableau n° 57. Les trois habitations employant autant de Créoles que d'immigrants (nos 25,43,62) ne sont pas prises en compte ici.

Le propriétaire employant essentiellement des Indiens n'hésitera pas à étendre le plus largement possible ses plantations, parce qu'il sait qu'il disposera toujours du volant minimum de main-d'œuvre nécessaire, quitte à compléter par des journaliers, pour effectuer tous les travaux agricoles pendant les 18 mois sur lesquels s'étend le cycle cultural de la canne ; et il peut en outre utiliser à leur égard les moyens que l'humanité et la loi réprouvent pour leur faire "rendre" une quantité de travail supérieure à celle qui devrait normalement résulter de la 298. CG Mque, SO 1884, p. 160. 299. CG Gpe, SO 1880, p. 254, intervention Dubos : "Il est sur les habitations des services auxquels le Créole ne veut pas s'astreindre, certains travaux qu'il refuse d'exécuter le plus souvent, et que, pour ce motif, celui qui … prend des Indiens le fait toujours parce qu'il ne peut s'en dispenser" ; Courrier, 13 juin 1884 : "Tout le monde sait que l'immigrant est surtout employé à un travail que le Créole ne ferait à aucun prix". 300. JO Gpe, 8 avril 1890, c. r. de la séance de la Chambre d'agriculture de Pointe-à-Pitre du 29 mars 1890, spécialement consacrée à l'immigration, interventions Boureau et Pauvert : "Les Créoles ne veulent pas sortir le fumier des parcs, ils ne veulent pas le mettre aux pieds des cannes, ils ne veulent pas garder les animaux". 301. A Zévallos en 1859, un Indien qui nettoyait le générateur est asphyxié par des émanations mortelles ; ANOM, Gua. 180/1116, rapport mensuel du commissaire à l'immigration du 10 septembre 1859. A Clugny en 1883 et à Sainte-Marthe l'année suivante, deux Indiens meurent dans ce qui est probablement un accident industriel ; voir supra, p. 813-815, tableau n° 50, affaires nos 55 et 79, et précisions complémentaires p. 832. 302. Voir infra, point 2.3. de ce paragraphe.


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stricte application de leur contrat. Il n'est donc pas surprenant que la superficie moyenne de canne par travailleurs soit plus élevée sur les habitations où les immigrants sont majoritaires. Inversement les habitations disposant majoritairement de Créoles pour former le fond de leur main-d'œuvre stable sont relativement handicapées à cet égard, parce que leurs propriétaires ne sont jamais tout à fait certains de disposer, dans six mois, dans un an, des bras indispensables à la poursuite des travaux entrepris aujourd'hui. Il n'y a, en effet, aucun moyen de contraindre un Créole, même fixé à long terme, à rester sur une habitations s'il a décidé de partir ; alors qu'on ramène entre deux gendarmes l'immigrant ayant rompu son engagement, le "cultivateur" autochtone dans la même situation sera seulement susceptible d'être poursuivi en rupture abusive de contrat devant le tribunal civil et condamné à des dommages et intérêts303, que, de toutes façons, il ne paiera pas, et qui, même s'il les paye, ne remplaceront pas la force de travail perdue par son ancien employeur. Dans ces conditions, les propriétaires de ces habitations limitent l'étendue de leurs plantations au volume minimum de travail dont, compte tenu de leur expérience des années précédentes, il sont à peu près certains de pouvoir disposer d'une campagne sur l'autre, et, par conséquent, leur superficie moyenne de canne par salarié est plus restreinte.

c) Répartition des tâches et spécialisation Au moment de leur recrutement, les Indiens sont engagés exclusivement comme manœuvres pour être affectés à des tâches n'exigeant aucune qualification. L'immense majorité d'entre eux sont envoyés sur les habitations comme ouvriers agricoles pour y effectuer tous les travaux de la canne (plantation, fumure, entretien, coupe), ainsi que pour diverses autres activités périphériques de la culture (soin et nourriture des animaux, entretien des bâtiments, des chemins, des canaux, de l'habitation, éventuellement défrichement et désempierrage de nouvelles parcelles, etc) ; une petite minorité est employée comme manœuvre sur les usines modernes ; et quelques-uns seulement parviennent à échapper à la triste condition du coolie "de base" pour trouver à l'intérieur même de l'habitation des possibilités plus ou moins étendues de promotion socioprofessionnelle. A côté, on trouve également un petit nombre de domestiques et quelques rares anciens engagés désormais libérés qui exercent des activités extérieures au secteur sucrier ; ces deux groupes ne nos concernent pas dans l'immédiat. Les statistiques en notre disposition confirment ce qui précède. Sur les 4.764 Indiens arrivés à Moule entre 1861 et 1889 dont nous connaissons la première affectation304, environ 300

303. CG Mque, SO 1884, p. 159-160, rapport de la commission sur le projet de suppression de l'immigration. 304. ADG, Matr. Moule, passim.


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sont employés sur les trois usines de la commune305 et 127 comme domestiques ; tous les autres, soit 91 %, sont sur les plantations. A Pointe-à-Pitre de 1880 à 1887, 3.152 Indiens ont été traduits devant le tribunal correctionnel pour des délits divers306; sur ce total, 3.095 (=98 %) sont qualifiés de "cultivateurs", 3 remplissent d'autres fonctions sans qualification sur des habitations (gardien, palefrenier, colon partiaire) et 11 sont manœuvres sur des usines, dont 6 à Darboussier ; il y a en outre 14 domestiques, 10 prévenus hors du secteur sucrier et 19 possédant une certaine qualification dans celui-ci, sur lesquels nous allons revenir. Enfin, nous possédons pour 1891 un recensement complet de toutes les activités professionnelles des 12.479 Indiens alors en Guadeloupe, préparé spécialement par le service de l'Immigration pour le major Comins lors de sa visite dans l'île307. Ils ne sont plus "que" 10.386 (= 83 %) pouvant encore être classés dans la catégorie des "cultivateurs"308, ce qui n'est guère surprenant compte tenu du fait que c'est le moment où l'institution commence à se déliter et les Indiens à sortir des habitations309 ; en outre 115 "travailleurs sur les chemins de fer, les routes et les rues" peuvent également, au moins pour la majorité d'entre eux, être rattachés à la catégorie des immigrants sans qualification employés sur les habitations310, et 771 autres, sur lesquels nous allons revenir, détiennent une qualification ; en définitive, 11.272 Indiens travaillent dans le secteur sucrier. Enfin, 554 domestiques et servantes et 653 personnes implantées hors de la filière canne-sucre complètent l'effectif total de la population active indienne de la Guadeloupe en 1891. Les développements qui précèdent nous ont déjà permis de mesurer à quel point les possibilités de promotion socioprofessionnelle des immigrants sont limitées dans le secteur sucrier. Hors domesticité et professions extérieures à celui-ci, les titulaires d'une qualification quelconque ou d'une position hiérarchique supérieure, même de peu, à celle du simple coolie 305. Nous en connaissons précisément 102 envoyés à Duchassaing. Pour ce qui concerne les deux autres centres, Zévallos et Gardel (Sainte-Marie), les documents ne font pas, la plupart du temps, la distinction entre les Indiens affectés à la production industrielle et ceux employés sur les deux habitations du même nom ; nous avons supposé que le nombre d'immigrants recrutés comme manœuvres industriels par chacune d'elles était le même qu'à Duchassaing. En 1859, l'usine Zévallos emploie en même temps 55 Indiens à la fabrication ; ANOM, Gua. 56/399, rapport mensuel du commissaire à l'immigration du 8 janvier 1859. 306. ADG, T. Corr. PAP, c. 6987 à 6993, passim. Renseignements incomplets ou imprécis avant 1880. Dans la suite de ces développements, nous nous abstiendrons de redonner systématiquement cette référence. 307. Rapport Comins, appendice B. Dans la suite de ces développements nous nous abstiendrons de redonner systématiquement cette référence. 308. Soit 5.842 "agriculteurs" (encore sous engagement et soumis au statut spécial des immigrants) et 4.544 "journalier", libres d'engagement et rentrés dans le droit commun, mais qui, manifestement, continuent à travailler sur les habitations. 309. Nous reviendrons, infra, chap. XIX, sur les professions de ceux qui sont sortis des habitations et exercent désormais des activités non agricoles. 310. Rappelons que les seuls chemins de fer existant alors en Guadeloupe sont ceux des réseaux de transport des cannes des usines. Pour ce qui concerne les travailleurs sur les routes et les rues, il est probable par contre que la très grande majorité d'entre eux soient employés par le service colonial des Ponts & Chaussées et les municipalités ; mais le document ne permet pas de savoir dans quelle proportion.


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"de base" forment 0,6 % des employés indiens des usines et habitations traduits devant le tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre entre 1880 et 1887311 et 6,8 % de ceux recensés dans le Rapport Comins312. Mais dans la plupart des cas, cette qualification est bien limitée et cette position hiérarchique bien peu élevée. L'une des responsabilités que les engagistes confient le plus volontiers aux Indiens est de s'occuper des animaux de l'habitation, en particulier des bœufs, indispensables aux multiples charrois nécessités par la culture et la coupe de la canne. Le Rapport Comins fait état de 515 "bergers" parmi les immigrants, ce qui constitue le second groupe le plus important dans le secteur sucrier après les "cultivateur" ; on peut y adjoindre le charretier et le "camionneur" traduits devant le tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre en 1880 et 1882 respectivement, dans la mesure où, traditionnellement, les cabrouetiers doivent prendre soin eux-mêmes des bœufs qui leur sont attribués pour leurs transports. Est-ce parce que les planteurs "s'étaient rendus compte de l'amour que les Indiens portaient aux bœufs et aux vaches", comme le croit Antoine Tangamen313, ou seulement en raison du refus des Créoles d'accomplir une tâche sans doute moins fatigante que les travaux de la canne mais exigeant en contrepartie une présence continue sur l'habitation, y compris le dimanche, et que, pour cette raison, ils fuient absolument314. En tout cas, la spécialisation des Indiens dans l'élevage bovin n'est pas liée uniquement à leur situation d'immigrants ; une fois leur engagement terminé, ils persévèrent dans cette voie, n'hésitant pas à placer leurs économies dans l'achat d'animaux315. On sait que leur supériorité dans ce domaine demeurera inentamée pendant près d'un siècle, jusqu'à l'avènement du tracteur, dans les années 1960316. L'autre grand groupe d'Indiens pourvus de responsabilités sur les habitations est celui des agents de maîtrise, quel que soit le nom sous lequel ils sont désignés (mestrys, sirdars, commandeurs, chefs d'ateliers, conducteurs de travaux). Ils forment l'encadrement immédiat des "cultivateurs" et dirigent l'exécution des différents travaux dans les champs et les usines317 ; mais il arrive aussi qu'ils soient chargés d'exécuter des basses besognes pour le

311. Soit les 19 précités sur 3.128 (3.152 de total, moins les 14 domestiques et les 10 hors du secteur sucrier). 312. 771/11.272. 313. L'ETANG-PERMAL, Zwazo, p. 176. 314. Voir sur ce point les propos de Souques cités supra, note 285. 315. Rapport Comins, p. 16-17 ; en 1891, les Indiens possèdent 1.043 bovins, 286 chevaux, 21 mulets et ânes et 1.400 cochons. Dans le même sens, PRO, FO 27/3112, Immigration Report du vice-consul Japp, 22 juillet 1892. 316. Voir les développements de G. LASSERRE, La Guadeloupe, t. II, p. 523. 317. Antoine Tangamen : "La responsabilité de la coupe revenait au premier commandeur. Il était assisté de commandeurs subalternes qui supervisaient diverses sections : tibann, cabrouets, approvisionnement de l'usine, etc. Il avait l'œil sur tout. Il parcourait les traces de canne assis sur son mulet, constamment insatisfait, stimulant les bons travailleurs, sermonnant ceux dont le rendement était insuffisant. De toute la plantation on n'entendait que lui" ; L'ETANG-PERMAL, Zwazo, p. 175.


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compte des planteurs318, ce qui explique qu'ils aient parfois des problèmes avec leurs compatriotes319. Ils constituent de très loin la majorité du groupe des prévenus à responsabilités traduits devant le tribunal de Pointe-à-Pitre (15 sur 20, dont 14 sur des habitations et le dernier à Darboussier), par contre nous ne savons pas combien ils sont dans la statistique du Rapport Comins, étant mélangés avec les géreurs et économes d'habitations dans un chiffre unique de 195 salariés ; nul doute toutefois que, ici aussi, ils représentent la plus grosse part de cet ensemble. C'est très tôt dans l'histoire de l'immigration que les planteurs commencent à recourir à des commandeurs indiens pour diriger les ateliers d'immigrants320 ; cette pratique se généralise assez rapidement sur pratiquement toutes les habitations321. Nous ne savons pas comment ils sont recrutés, ni s'il s'agit des mêmes mestrys que ceux choisis par les médecinsaccompagnateurs des convois pour surveiller les émigrants pendant le voyage322, et dont les noms auraient ensuite été communiquées aux engagistes ; ou de gens qui, pour des raisons diverses, ont acquis, une certaine influence sur leurs compagnons d'infortune et dont les planteurs utilisent le charisme pour mieux contrôler les coolies323 ; ou encore de membres de castes supérieures324. A moins qu'il s'agisse tout simplement d'une question d'âge et d'expérience ; sur les 15 mestrys traduits devant le tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre entre 1880 et 1887, 10 ont 30 ans et plus, et la moyenne est supérieure à 31 ans, des âges qui, compte tenu de 318. Dans le tableau n° 50, p. 810 et suiv., on trouve quatre affaires dans lesquelles des mestrys sont condamnés pour coups (et éventuellement blessures) donnés à des immigrants, sur ordre ou non du propriétaire (nos 8, 15, 29, 56). 319. A Trois-Rivières, la case d'un mestry qui était "entièrement dévoué" à son engagiste et avait notamment fait échec à plusieurs tentatives de fuite vers la Dominique a été incendiée ; on ne sait s'il s'agit d'un accident ou d'un acte de malveillance, mais cette dernière hypothèse est évoquée ; ANOM, Gua. 56/399, rapport mensuel du commissaire à l'immigration du 10 novembre 1860. 320. Le cas le plus anciennement attesté, à notre connaissance, se trouve dans ANOM, Gua. 180/1116, rapport du commissaire à l'immigration du 19 juin 1857 : un mestry frappé et blessé par un "cultivateur" indien sur l'habitation Bois-Riant, à Capesterre. 321. Ainsi sur celles de l'usine du Galion, à la Martinique, où les listes des Indiens du domaine foncier révèlent l'existence de plusieurs mestrys sur chacune d'elles ; ANOM, 188 AQ 348, "Etat collectif des Indiens des habitations" en 1883. 322. Supra, chap. XII. 323. ANOM, Gua. 25/238, dossier Syria, rapport du commissaire à l'immigration au directeur de l'Intérieur, 20 juin 1881 : il y avait dans ce convoi "deux sirdars très influents" envoyés l'un à Darboussier, l'autre à Zévallos, qui ont déclaré ne pas vouloir se séparer de leurs "fidèles", au nombre de 25 à 30 ; il a été très difficile de leur faire "entendre raison". D'une façon générale, "les Indiens de Calcutta ont une grande confiance et obéissent aveuglément au chef … qu'ils ont choisi parmi leurs congénères. Sur les habitations, ces protecteurs sont dépositaires de leur argent, … ils les dirigent de leurs conseils …". Il vaut mieux les avoir de son côté, car ils peuvent complètement paralyser une habitation ; "j'ai vu plusieurs fois les Indiens de Calcutta résister en masse aux ordres qui leur étaient donnés sur un seul signe de ce chef". Sur l'habitation Bois-Debout, à Capesterre, "Arnasalon … était le grand prêtre. Il exerçait une véritable autorité sur tous les Indiens de la région … (Il) avait été choisi par mon père pour être le chef de tous les Indiens de Bois-Debout. C'était le mestry" ; JOURDAIN/DORMOY, Mémoires, p. 153. 324. Hypothèse néanmoins peu vraisemblable, compte tenu de l'indifférence manifestée par les engagistes envers le système des castes et de l'effacement très rapide de celui-ci aux Antilles françaises. Mais même à Trinidad, où ce système a pourtant résisté plus longtemps aux conséquences abrasives de l'immigration, les planteurs n'ont jamais hésité à nommer mestrys des gens de relativement basses castes.


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l'extrême brièveté de la survie des Indiens en immigration325, peuvent être considérés comme relativement avancés. Quoiqu'il en soit, être nommé mestry constitue indiscutablement une promotion dans le cadre de l'habitation, et une promotion qui se voit parce qu'elle assure à celui qui en bénéficie, monté sur son mulet, une position physiquement prééminente sur ceux, courbés vers le sol, qu'il est chargé de diriger et de contrôler ; et inversement, rétrograder un mestry au rang de simple "cultivateur" constitue une sanction terriblement humiliante326. En dehors du mestry de Darboussier précité, les promotions dans le domaine industriel semblent extrêmement rares. D'après Comins, certains Indiens de la Martinique gagnent jusqu'à 4 et 5 F par jour comme ouvriers dans les usines de l'île327, ce qui, sur l'échelle des rémunérations industrielles du temps, correspond déjà à un niveau relativement élevé de qualification328 ; l'auteur ne parle pas de la Guadeloupe, mais il serait toutefois bien surprenant qu'on n'y rencontre pas quelques cas comparables. A ce groupe, nous pouvons adjoindre les 61 "conducteurs de machines agricoles ou de locomotives" recensés dans ce même rapport, et qui concernent uniquement les domaines fonciers des usines, dans la mesure où elles sont les seules en Guadeloupe à posséder de tels équipements ; bien qu'il ne s'agisse pas d'ouvriers industriels à proprement parler, le niveau de connaissances mécaniques qu'ils doivent nécessairement posséder permet tout de même de les considérer comme tels. Enfin, une poignée d'immigrants semblent être parvenus à se hisser jusqu'au sommet de la hiérarchie de l'habitation. A Saint-François dès 1859, "c'est un Indien qui dirige les travaux de l'habitation Sainte-Marthe et qui remplit les fonctions de géreur sous la surveillance du propriétaire"329. Un quart de siècle plus tard, les Indiens ne se contentent plus seulement de "faire fonction de …", ils le sont "pour de bon". Nous connaissons les cas d'un économe et d'un géreur traduits devant le tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre en 1886 et 1887 respectivement330, et il en existe sans doute encore quelques autres mais la présentation du Rapport Comins ne nous permet pas de savoir combien exactement331 ; ils ne doivent toutefois pas être bien nombreux. Nous ne savons pas selon quels critères ils sont choisis. Sans doute faut-il 325. Voir infra, point 2.4 de ce paragraphe. 326. Nous en connaissons deux exemples, signalés dans ANOM, Gua. 56/399, rapports du commissaire à l'immigration des 8 janvier (hab. Sainte-Madeleine, Moule) et 8 juillet 1859 (hab. Bouvier, Baillif) ; dans les deux cas, d'ailleurs, cette décision a été la source de quelques difficultés pour les planteurs concernés, parce que les intéressés n'ont pas accepté la sanction de gaieté de cœur et ont cherché à provoquer "du désordre" dans l'atelier. 327. Rapport Comins, p. 17. 328. Voir dans E. LEGIER, La Martinique et la Guadeloupe, p. 104-106, l'état du personnel et des salaires de Darboussier. Seul un petit nombre d'ouvriers atteint ou dépasse les 4 F par jour. 329. ANOM, Gua. 56/399, rapport mensuel du 8 janvier 1859. 330. ADG, T. Corr. PAP, c. 6991, 10 avril 1886 (Checkmodine, économe de l'habitation l'Ilet, à Moule), et c. 6993, 12 novembre 1887 (Sinaï, géreur d'une habitation à Saint-François). Plus : ANOM, Gr. 2008, J. Paix St-Fs, audience du 15 mai 1888 (Vingadassamy, économe d'une habitation à SaintFrançois). 331. Géreurs, économes et conducteurs de travaux sont confondus dans un chiffre unique de 195 travailleurs indiens.


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qu'ils aient déjà atteint un certain âge et résident en Guadeloupe depuis déjà longtemps332. Mais surtout, il faut qu'ils soient absolument "sûrs" pour leur engagiste et exécutent ou fassent exécuter sans états d'âme tous les ordres qu'il leur donne ; ce n'est sans doute pas un hasard si les deux dont il est question ici sont jugés pour coups et blessures volontaires donnés à des "cultivateurs" indiens !

2.3. "L'extorsion du surtravail" Evidemment empruntée à Karl Marx pour décrire une situation dont, s'il en avait eu connaissance, il eut sans doute pu s'inspirer dans sa dénonciation des tares du capitalisme dans sa version coloniale, cette formule particulièrement "musclée" résume caricaturalement le régime auquel sont soumis les Indiens au travail sur les habitations de la Guadeloupe dans la seconde moitié du XIXe siècle : contrats violés, journées de travail interminables, temps de repos écourtés, salaires systématiquement rognés et irrégulièrement payés, engagements arbitrairement prolongés bien au-delà de la durée réglementaire. Pour la plupart des engagistes, "gérer" la main-d'oeuvre immigrante consiste uniquement à la pressurer jusqu'à l'extrême limite de ses forces.

a) Des journées et des semaines interminables Dans les premiers temps, on se contente de reprendre les durées quotidienne et hebdomadaire du travail de l'époque esclavagiste ; le premier arrêté local réglementant l'immigration dispose que l'immigrant devra travailler "six jours par semaine, depuis le lever jusqu'au coucher du soleil, (avec) dans cet intervalle …. deux heures et demie de repos"333. Cette durée présentant l'inconvénient de varier selon les époques de l'année, elle est rapidement écartée lors des négociations sur la future convention de 1861334 et définitivement fixé à 9 h 30 par jour par l'article 10. Celui-ci est ensuite transposé dans le droit interne des Etablissements de l'Inde335 et de la Guadeloupe336, puis reproduit ne varietur dans les contrats d'engagement337. Les dimanches et jours de fêtes légales françaises sont chômés, et les immigrants bénéficient 332. C'est le cas de Checkmodine. Agé de 38 ans, il est arrivé en Guadeloupe vingt ans plus tôt. Pas d'information sur Sinaï. 333. Art. 8 de l'arrêté du 16 novembre 1855. 334. PRO, FO 425/37, n° 57, F. Rogers à FO, 26 janvier 1858 + p. j., mémorandum de l'India Office sur les conditions d'engagement des coolies pour les colonies françaises, notamment les conditions de travail ; accord des Français sur les propositions britanniques concernant celles-ci. 335. Arrêté gubernatorial du 3 juillet 1862 et livret annexé portant les conditions d'engagement faites aux émigrants, publié dans BO des Ets Fs de l'Inde, 1862, p. 103 et 127. 336. Art. 32 de l'arrêté local du 19 février 1861 et art. 87 du décret du 30 juin 1890. 337. Annexe n° 3 à l'arrêté pondichérien du 3 juillet 1862, p. 132. Et contrat-type que doivent signer de nouveau les immigrants à leur arrivée en Guadeloupe, publié dans JO Gpe, 25 avril 1882.


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en outre en début d'année de quatre jours de congé pour Pongal, la grande fête du riz du pays tamoul338. En elle-même, cette journée de travail est déjà excessivement longue ; dans son rapport de 1892, le major Comins note que, dans plus aucune colonie britannique ni à Surinam, elle ne dure aussi longtemps, se situant généralement autour des 7 h 30 à 8 h 30339. Mais même ainsi, les dispositions de la Convention ne sont pas respectées ; les Indiens se plaignent amèrement de journées qui s'étendent souvent sur dix heures340 et parfois même davantage encore341. Surtout, les planteurs essaient par tous les moyens d'accroître encore la durée du travail de leurs engagés, mais sans augmenter pour autant leur rémunération. Ainsi pour les heures supplémentaires. En principe, elles doivent être payées342, mais, au début, les grands propriétaires parviennent à imposer aux immigrants d'en faire trois, trois jours par semaine pendant la récolte "sans augmentation de salaire", l'argument invoqué pour "justifier" cette mesure étant que, à la différence des Créoles343, les immigrants sont nourris par leurs engagistes et peuvent donc consacrer davantage de temps à leur travail ; d'ailleurs, s'ils avaient droit à une rémunération supplémentaire, ce serait dans leur contrat344. Il faut croire que, lors des négociations sur la future convention de 1861, la partie française n'a pas osé présenter une telle énormité à son homologue britannique, car on n'en trouve aucune trace dans le cours des discussions, même pas pour la rejeter sans examen. En tout cas, cette disposition a disparu dans l'arrêté gubernatorial du 19 février 1861 et on n'en entend plus parler par la suite ; mais ce texte ne dit rien non plus au sujet des heures supplémentaires, ni de l'obligation pour les engagistes de les 338. Sur ce point voir infra, chap. XIX. 339. Rapport Comins, p. 11. Effectivement, elle est de neuf heures à Trinidad, "including a meal break of at least half an hour", et de sept heures "exclusive of stoppages" en Guyana ; K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 168. A Surinam, où le travail est fixé à la tâche, les Indiens travaillent sept heures par jour, et le samedi après-midi est libre ; R. HOEFTE, In place of slavery, p. 114, et P. EMMER, Indians into Surinam, p. 101. 340. ANOM, Gua. 56/399, "Humble pétition des habitants de l'Inde, actuellement immigrants (en) Guadeloupe", 14 novembre 1884 : debout à 4 h – 4 h 30, retour à midi pour préparer le repas à la hâte, de nouveau aux champs vers 13 h – 13 h 30, fin du travail à 18 h – 18 h 30 ; en admettant qu'ils commencent à travailler à 6 heures, cela fait bien 5 heures le matin et autant l'après-midi ; IOR, P 2975, p. 110, protecteur des émigrants de Calcutta, J. Grant, à gouvernement du Bengale, 27 décembre 1886, après avoir interrogé des rapatries arrivés de la Guadeloupe par le Mont Tabor : de 6 à 18 heures, avec une pause de deux heures en milieu de journée. 341. IOR, P 2526, p. 419, le même au même, 31 mars 1885, après interrogatoire des rapatriés par le British Peer : "Coolies at Guadeloupe had to work form 5 to 11 a. m. and after an hour's leave, from noon to 6 p. m." ; de son côté, le consul Lawless, dans son grand mémoire de 1887 sur la situation des Indiens de la Martinique, n'hésite pas à faire état de journées de travail de 12 heures, mais ce chiffre semble inclure les pauses ; P 3214, p. 993. 342. Art. 9 de l'arrêté gubernatorial du 16 novembre 1855. 343. Pour ceux-ci, en effet, les planteurs considèrent que leur rémunération se compose à la fois d'un salaire en argent et de la concession d'une parcelle de terre pour y cultiver des vivres. Si on les retient pour des heures supplémentaires, ils ne peuvent plus se livrer à cette activité, et il est donc normal de compenser par un salaire additionnel. 344. Sur ce qui précède, voir l'art. 8 de l'arrêté du 16 novembre 1855, ainsi que le rapport présenté par le directeur de l'Intérieur Husson au Conseil Privé lors de l'examen du projet, ce même jour, dans ADG, 5K 60, fol. 91.


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rémunérer. Ce qui n'empêche évidemment pas les planteurs d'en exiger de leurs Indiens, mais sans toujours les payer pour cela, sauf toutefois "on the estates of Monsieur Souques", où ils reçoivent régulièrement "extra pay for extra work"345. Il faut attendre le décret du 30 juin 1890 pour que soient rappelées aux engagistes leurs obligations sur ce point ; et encore, les taux de salaire prévus par lui sont ridiculement faibles (5 à 7 centimes de l'heure pour les hommes adultes !). D'autres moyens sont mis en œuvre pour augmenter le temps de travail des engagés sans rémunération supplémentaire. Par exemple, passer du salaire à la journée au salaire à la tâche346, mais en fixant celle-ci à un niveau tel qu'il est pratiquement impossible de l'effectuer entièrement en une journée347. Ou encore, sur beaucoup d'habitations, les engagistes parviennent à imposer l'habitude de travailler jusqu'à midi les dimanches et jours fériés "without any increase of pay" ; en cas de refus, les Indiens perdent une journée entière de salaire348. Pour mettre fin à cet abus, le décret du 30 juin 1890 limite le travail du dimanche "aux soins que nécessitent la bonne tenue et la propreté des établissements, l'entretien des animaux et le service de la vie habituelle", en précisant qu'il "ne doit pas excéder trois heures et doit se terminer au plus tard à neuf heures du matin" ; mais il n'oblige toujours pas les propriétaires à payer leurs immigrants pour cela. Nous ne savons pas comment ce texte a été appliqué. Enfin, le problème de la nourriture des animaux en dehors des jours et heures ouvrables donne lieu à un véritable scandale. C'est un travail que les Créoles refusent absolument de faire et pour lequel les planteurs se sont par conséquent rabattus entièrement sur les immigrants349. Dès 1855, ils essaient d'obliger ceux-ci à "faire des herbes" à tour de rôle pour les bestiaux le dimanche et le soir après le travail des champs, sans les payer ; mais l'administration commence par refuser au motif qu'une telle obligation ne figure pas dans les contrats

345. IOR, P 2526, p. 419, protecteur Grant à gouvernement du Bengale, 31 mars 1885, reproduisant les déclarations de rapatriés revenus de la Guadeloupe par le British Peer. 346. La possibilité de faire travailler les Indiens à la tâche est expressément prévue par l'article 10 de la Convention, qui précise toutefois qu'elle devra être "librement débattue" avec l'engagé. Quelques planteurs y recourent dès la fin des années 1850 (ANOM, Gua. 56/399, rapport mensuel du 8 janvier 1859, habitation l'Ilet, aux Abymes), mais la formule ne semble guère répandue avant le milieu des années 1880, où son développement est probablement lié à la crise sucrière ; IOR, P 2975, p. 110, Grant à gouvernement du Bengale, interrogatoire des rapatriés de Guadeloupe par le Mont Tabor, 27 décembre 1886, et P 3214, p. 993, mémoire du consul Lawless sur la situation des Indiens de la Martinique, 6 septembre 1887. 347. IOR, P 2976, p. 979, Grant à gouvernement du Bengale, 23 mai 1887, plaintes de 45 immigrants revenus de la Martinique par l'Avocat. A Surinam, où le système du travail à la tâche est très largement répandu, il donne également lieu à de nombreux abus ; R. HOEFTE, In place of slavery, p. 114115. 348. ANOM, Gua. 56/399, "Humble pétition" des Indiens de la Guadeloupe, 14 novembre 1884 ; IOR, P 3214, p. 993, consul Lawless à gouvernement de l'Inde, 6 septembre 1887 ; il précise toutefois que les travaux qui leur sont alors imposés se situent "outside field culture". 349. ANOM, Gua. 180/1116, rapport mensuel du commissaire à l'immigration du 20 septembre 1858 ; CG Gpe, SO 1887, p. 672, et SO 1889, p. 526, interventions Souques.


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d'engagement350. Malheureusement, elle ne tient pas bien longtemps ses bonnes résolutions ; deux ans plus tard seulement, puis de nouveau en 1858, quand des Indiens viennent se plaindre à ce sujet, le commissaire à l'immigration n'hésite pas à donner raison aux engagistes351. En tout cas, cette obligation est très vite consacrée en coutume, puisque les négociateurs français parviennent, nous ne savons comment, à la faire intégrer dans la convention de 1861352 ; jusqu'au bout, les Indiens continuent de protester contre cette corvée353. Finalement, si l'on met bout à bout tous les moments grappillés, de ci, de là, par les engagistes, combien d'heures atteint la semaine de travail des immigrants au lieu des 57 réglementaires ? 60, 70, davantage encore au moment de la récolte ? Il y a déjà là largement de quoi épuiser de fatigue des hommes pas très solides, pas très motivés et pas très bien nourris. Si, au moins, ils étaient correctement payés pour cela, mais même pas ! Dans bien des cas, ils ne parviennent même pas à obtenir le règlement du simple salaire de base qu'on leur avait fait miroiter en Inde pour obtenir leur engagement.

b) Des salaires irrégulièrement et incomplètement payés C'est un domaine dans lequel les abus sont innombrables et systématiques ; nous ne disposons malheureusement pas de statistiques pour les Antilles, mais, bien que la comparaison avec une île aussi différente ne soit pas toujours pertinente, les problèmes de paiement des salaires constituent de très loin la première cause de plainte des Indiens de la Réunion auprès du consulat britannique (Tableau n° 60). Dans les premières années de l'immigration, le montant du salaire des Indiens introduits aux Antilles est entièrement laissé à la "volonté des parties", pour reprendre ici une expression classique du Code Civil354 ; il dépend donc uniquement des contrats d'engagement conclus en Inde au moment du recrutement355. Il en résulte parfois des distorsions surprenantes selon les ports d'embarquement ; en 1856, les immigrants originaires de Karikal manifestent dans toute 350. Rapport du directeur de l'Intérieur au Conseil Privé sur le projet d'arrêté local du 16 novembre 1855 ; ADG, 5K 60, fol. 90. 351. ANOM, Gua. 180/1116, rapports mensuels des 7 avril 1857 et 20 septembre 1858. 352. Art. 10 : "N'est pas considéré comme travail l'obligation de pourvoir les jours fériés aux soins que nécessitent les animaux" ; cette disposition est reprise, sous une forme légèrement différente ("l'entretien des animaux") par l'art. 32 de l'arrêté gubernatorial du 19 février 1861 et l'art. 89 du décret du 30 juin 1890. 353. Il en est notamment question dans ANOM, Gua. 56/399, "Humble pétition" des Indiens de la Guadeloupe, 14 novembre 1884, et IOR, P 3214, p. 993, consul Lawless à gouvernement de l'Inde, 6 septembre 1887. L'expression "corvée" est employée par le décret de 1890. 354. Il n'y a aucune indication à ce sujet dans les grands textes réglementaires et conventionnels relatifs à l'immigration avant 1858. 355. Voir par exemple le contrat-type de 1853. Dans l'exemple reproduit dans Recueil immigration, p. 157, le montant du salaire est laissé en blanc ; dans celui publié dans GO Gpe, 15 mai 1853, il est de 12,50 F par mois.


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Tableau n° 60 TYPOLOGIE DES PLAINTES DES INDIENS DE LA REUNION AU CONSULAT BRITANNIQUE Paiement des salaires

Violences physique

242 227 621 319 49 177 79 109 1.535

75 96 422 230 6 42 8 183 107 1.169 18,4

Autres (b)

TOTAL

Sources

108 142 318 222 61 40 106 178 662

425 465 1.361 771 116 259 193 470 2.304

(c) (c) (d) (d) (d) (d) (d) (d) (e)

1.837 28,8

6.364 100

Y

1868 1869 1870 1871 1873 1876 1879 1882 1887-90 (a) Y

TOTAL %

3.358 52,8

(a) (b) (c) (d)

Total pour les quatre années ensemble ; détail par années n. d. Détail n. d., ou hétérogène, ou incomplet. Rapport Geoghegan, p. 139-140. "Immigration Reports", conservés respectivement dans PRO, FO 27/2288, consul à FO, 26 janvier 1871 et 8 février 1872 ; 27/2291, IO à FO, 3 mars 1875 ; 27/2295, consul à FO, 12 avril 1877 ; 27/2478, le même au même, 11 septembre 1880 ; 27/2657, le même au même, 15 mars 1883. (e) Rapport Muir-Mackenzie, p. 41.

la Grande-Terre pour obtenir l'alignement de leur salaire, alors de 10 F par mois, sur celui de leurs compatriotes venus de Pondichéry (12,50 F), et ils obtiennent satisfaction dans la plupart des cas356. A en croire le commissaire à l'immigration, cette divergence proviendrait des contrats différenciés que leur a fait signer la CGM avant leur départ de l'Inde357. C'est probablement ce qui explique que, dans les deux "traités" suivants avec cette compagnie, le ministère impose d'office les taux de 12,50 F pour les hommes, 10 F pour les femmes, et 5 F pour les "nonadultes" âgés de 10 à 14 ans358. La convention de 1861 ne contient rien sur ce point, mais ces chiffres sont repris par l'arrêté pondichérien du 3 juillet 1862 et imposés ensuite sans discussion aux recrues au moment de la conclusion de leur engagement. Enfin, ils sont définitivement consacrés par l'article 50 du décret du 30 juin 1890, à la seule différence que les garçons âgés de 10 à 14 ans touchent désormais 6,25 F par mois au lieu de 5 F antérieurement ; mais on sait que ce texte est pris plus d'un an après l'arrivée du dernier convoi d'Indiens en 356. ANOM, Gua. 186/1138, gouverneur Bonfils à M. Col., 12 août 1856. 357. ANOM, Gua. 180/1116, rapport du 10 juin 1856. 358. Celui du 22 juin 1858 ; Recueil immigration, p. 133. Et celui du 20 juillet 1862 ; GO Gpe, 3 octobre 1862.


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Guadeloupe, et il est donc douteux que cette dernière disposition ait reçu une application effective. En elles-mêmes, ces sommes sont extrêmement faibles. Appréciés en termes uniquement monétaires, les salaires proposés par les colonies françaises sont mêmes les plus bas de tous ceux offerts par les agences d'émigration de Calcutta, comme on le voit sur le tableau n° 61.

Tableau n° 61 SALAIRES COMPARES OFFERTS PAR LES AGENCES D'EMIGRATION DE CALCUTTA Colonie de recrutement Guyane britannique Trinidad Jamaique Maurice Natal St-Vincent Grenade, Ste-Lucie Fidji Colonies francaises Surinam

Salaire de l'homme adulte Par jour Par mois (a) (b) 0.8.0 0.8.4 0.8.0 --0.6.8 0.8.0 0.8.0 -0.8.0

11.6 13.8 11.6 5 à 7.0 (c) 5 à 7.0 (c) 10.13 11.6 11.6 5.0 11.6

Temps pendant lequel il est nourri par l'engagiste après son arrivée 3 mois 2 mois 3 mois 5 ans 5 ans 1 mois 3 mois 1 an 5 ans 3 mois

Source :Rapport Grierson, 3e partie, p. 3-4, appendice III, "Statement of terms offered to intending emigrants by the Colonial Emigration Agencies in Calcutta". (a) En roupies, anas et pies (1 Rs = 16 A ; 1 A = 12 P). (b) Quand le document ne donne que le salaire journalier, nous avons converti sur la base de 26 jours de travail par mois et arrondi, si besoin, à l'ana le plus proche. (c) Salaire augmenté de 8 anas par mois chaque année.

Il faut évidemment tenir compte de tous les aspects indirects, positifs ou négatifs, de la rémunération. Dans toutes les colonies "importatrices" de coolies, ceux-ci sont logés et reçoivent des soins médicaux, mais pour tout le reste, des différences importantes existent d'un territoire à l'autre. On le voit notamment pour la nourriture ; dans les trois colonies où les immigrants sont le plus mal payés, ils sont nourris pendant toute la durée de leur engagement, alors qu'inversement, là où les salaires sont les plus élevés, les engagés doivent commencer à se nourrir eux-mêmes quelques mois seulement après leur arrivée. A Trinidad, les Indiens reçoivent la même rémunération monétaire que les travailleurs créoles, ce qui explique qu'elle y soit plus importante que partout ailleurs, mais en contrepartie ils sont traités comme eux : non seulement les planteurs ne sont pas tenus de nourrir leurs engagés plus de deux mois, ni de les vêtir, mais en outre ceux-ci doivent acquérir et renouveler à leurs frais leurs instruments de travail ; une telle situation fait baver d'envie les grands propriétaires de


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la Guadeloupe, qui se verraient bien avoir à la fois le beurre de dispositions comparables dans leur île et l'argent du beurre en ne payant leurs immigrants que 12,50 F par mois359. Compte tenu de tout ce qui précède, il apparaît donc que le revenu réel des Indiens des Antilles françaises est beaucoup plus élevé que ce qui semble ressortir du tableau n° 61, et on peut même se demander s'il n'est pas un des plus élevés de la Caraïbe. Si on les compare maintenant avec le salaire versé aux Créoles, qui se situe aux environs des 1 F par jour pour l'homme adulte pendant la majeure partie de la période d'immigration360, on constate que ces 12,50 F représentent approximativement la moitié de ce que gagnent ceux-ci en un mois361, à condition toutefois qu'ils aient du travail pendant un mois complet ; mais compte tenu du caractère saisonnier très fortement marqué de l'emploi dans le secteur de la canne et des besoins relativement peu importants de main-d'oeuvre des usines et des habitations pendant l'intercampagne362, il n'est pas certain que cela soit toujours le cas pour tous les "cultivateurs indigènes", même aux époques où les grands propriétaires se plaignent le plus du manque de travailleurs. Si l'on tient compte en outre du fait que les immigrants sont nourris, logés, vêtus et soignés pendant toute la durée de leur engagement, et qu'en théorie, ils pourraient donc épargner la totalité de leur salaire monétaire 363, il n'est peutêtre pas aussi paradoxal qu'il y paraît de soutenir que, dans les années 1860 et 1870 364 le revenu réel des Indiens pourrait finalement être plus élevé que celui des Créoles. Mais une telle conclusion est tellement contraire à l'image misérabiliste que le sens commun se fait de l'immigrant, quel que soit le lieu et le moment, que nous n'osons l'avancer qu'avec infiniment de conditionnels et de précautions. Encore faudrait-il, d'ailleurs, pour qu'elle soit entièrement recevable, que les 12,50 F stipulés dans les contrats d'engagements des Indiens leur soient entièrement et régulièrement payés. Or, c'est très loin d'être le cas. Retenues abusives et retards constituent l'ordinaire des relations monétaires entre les planteurs et leurs engagés. 1. Les Indiens sont, tout d'abord, victimes de retenues arbitraires et abusives sur leurs salaires. Les prétextes les plus divers, et souvent les plus scandaleux, sont invoqués pour "justifier" cette pratique ; en général, il s'agit d'amendes infligées par les planteurs eux-mêmes ou leurs sous-ordres afin de "punir" les immigrants pour des petits larcins, pour insuffisance de

359. Sur tout ce qui précède concernant Trinidad, voir le compte rendu de la mission effectuée dans les colonies anglaises par deux membres de la Chambre d'agriculture pour y étudier la situation de l'immigration, publié dans Commercial, 9 novembre 1861. 360. Voir supra, chap. II. 361. Sur la base de 26 jours ouvrés par mois. 362. Voir sur ce point les développements de G. LASSERRE, La Guadeloupe, t. II, p. 514. 363. Sur ce problème de l'épargne des Indiens, voir infra, chap. XIX. 364. Avant les augmentations relativement importantes des salaires agricoles du début de la décennie 1880, à l'apogée de la croissance sucrière du XIXe siècle.


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travail ou pour "manquements de toutes sortes" dont ils les jugent coupables365. Ces retenues sont doublement iniques, d'abord parce qu'elles sont prononcées en dehors de toute décision administrative ou judiciaire, ensuite parce que leur montant est fixé souverainement par l'engagiste seul366 ; même quand elles reposent sur une base légale, elle engendrent chez ceux qui en sont victimes un profond sentiment d'injustice367. Il faut attendre l'extrême fin de l'immigration pour que la question soit enfin réglementée ; l'article 81 du décret du 30 juin 1890 énumère très précisément les cas dans lesquels les engagistes peuvent opérer une retenue sur les salaires de leurs engagés368 et prohibe expressément toutes les autres. Nous ne savons pas si ce texte a été mis en œuvre de façon satisfaisante. C'est surtout l'application de l'article 6 du décret du 13 février 1852 qui soulève le plus de protestations. Rappelons que ce décret n'est globalement plus appliqué aux Créoles depuis la fin des années 1860, mais qu'il n'est pas abrogé formellement, notamment parce que les planteurs souhaitent pouvoir continuer à l'utiliser dans leurs relations avec les immigrants, et en particulier son article 6, si commode pour eux pour diminuer un peu leurs coûts ; celui-ci dispose en effet que "pour chaque jour d'absence ou de cessation de travail sans motif légitime", les travailleurs subiront, "indépendamment de la privation du salaire pour cette journée, la retenue d'une seconde journée de salaire à titre de dommages-intérêts"369. On se souvient que, très tôt, les difficultés pratiques soulevées par l'exécution de cette disposition et la résistance acharnée des affranchis au cours de la décennie 1850 avaient conduit beaucoup de planteurs à renoncer d'eux-mêmes à en faire application aux "cultivateurs" créoles370 ; mais en contrepartie, ils vont en faire subir pleinement les effets aux immigrants. Certes, il n'y a rien à ce sujet dans la convention de 1861 ni dans l'arrêté local du 19 février de

365. ANOM, Gua. 180/1116, rapports mensuels du commissaire à l'immigration des 9 mars 1855, 8 mai, 26 septembre et 10 octobre 1857, 7 juin 1859 ; Gua. 59/411, chef du service à directeur de l'Intérieur, 22 mars 1882 ; Progrès, 8 septembre 1883. 366. Ibid, id°. Par exemple, le propriétaire de l'habitation Trianon, à Marie-Galante, inflige une retenue de 3 F à sept Indiens pour avoir mangé des cannes ; rapport précité du 9 mars 1855. 367. Ainsi en 1859, deux Indiens se plaignent que leur engagiste procède à des retenues indues sur leur salaire. Enquête faite, il apparaît que c'est parce qu'il avait payé pour eux des amendes judiciaires auxquels ils avaient été condamnés et dont il ne parvenait pas à se faire rembourser. Comme ils continuent à protester, le commissaire à l'immigration les envoie en prison pendant quelques heures pour les faire changer d'avis ; ANOM, Gua. 180/1116, rapport mensuel du 22 février 1859. 368. 1) Pour le remboursement des amendes et frais de justice mis à la charge des engagés et acquittés à leur place par les engagistes ; 2) Pour les journées d'hôpital, à raison de six septième (85 %) d'une journée de salaire par jour de maladie ; 3) Pour les journées d'absence au travail ; 4) Pour le remboursement des avances en argent faites en Inde par les recruteurs au moment de l'engagement ; 5) Pour le remboursement des rations reçues en avance pour des jours de travail qui n'ont pas été faits ; 6) Pour le paiement des dommages et intérêts auquel l'engagé a été condamné envers l'engagiste pour diverses raisons. En général, ces retenues ne peuvent être opérées qu'à raison d'un maximum du tiers du salaire mensuel. 369. Recueil immigration, p. 2. 370. Supra, chap. II.


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la même année, mais la clause figure en toutes lettres dans le contrat-type d'engagement que les émigrants doivent signer avant de quitter Pondichéry371. Pendant pratiquement vingt ans, on n'entend pas parler de cette question. Il n'y a absolument rien dans les archives au sujet de l'article 6, ce qui ne veut pas dire pour autant que les employeurs n'en font pas application ; au contraire, la suite va montrer qu'ils l'exécutent avec un grand zèle. Mais à la fin de la décennie 1870, le problème réapparaît. Saisi de plaintes venant probablement de la Réunion, le gouvernement de l'Inde et celui de Madras, estimant que cette clause est contraire à l'article 9 de la Convention, demandent qu'elle soit supprimée du contrat-type pondichérien372. Saisi, le ministère des Colonies donne très vite satisfaction à la revendication britannique : en cas d'interruption volontaire du travail, une seule journée de salaire sera retenue ; les contrats des émigrants partant des Etablissements français de l'Inde seront désormais rédigés dans ce sens, et des instructions précises sont adressées aux gouverneurs des Antilles et de la Réunion pour faire appliquer cette décision373. Et effectivement, peu de temps après, le contrat de travail que les immigrants doivent signer de nouveau à leur arrivée en Guadeloupe est modifié dans le sens souhaité374. En principe, tout est donc réglé et il ne devrait plus y avoir de problème sur ce point. Et pourtant, c'est à partir de ce moment que le problème se transforme carrément en scandale ; les planteurs continuent de pratiquer la double retenue en cas d'absence de leurs immigrants, et l'administration ne parvient pas à faire cesser cet abus, au grand dam des Indiens qui en sont victimes375. Saisie, la justice estime que cette retenue, qui a été instaurée par un décret, ne saurait être supprimée par une simple circulaire ministérielle et qu'elle peut donc toujours être opérée par les engagistes, mais limite sa mise en œuvre à un nombre si restreint de cas et l'entoure de conditions tellement restrictives qu'elle en devient pratiquement inapplicable376. Enfin, le décret du 30 juin 1890, en limitant expressément à une journée la perte de salaire des immigrants en cas d'absence au travail377, met un point final à cet abus ; le silence du Rapport Comins à son sujet semble montrer que cette disposition a, enfin, été normalement exécutée.

371. BO des Ets Français de l'Inde, 1862, p. 127, annexe n° 2 à l'arrêté pondichérien du 3 juillet 1862. 372. Voir sur ce point la correspondance échangée entre les autorités anglo-indiennes et le gouverneur de Pondichéry en décembre 1879 et août 1880, dans respectivement IOR, P 1348, p. 544-545, et P 1502, p. 379-381. 373. Ibid, p. 599-600, Laugier, gouverneur des Etablissements, à son homologue de Madras pour l'informer de la décision de Paris, 11 août 1880. 374. Voir sur ce point la décision de l'assemblée locale du 10 janvier 1881 supprimant la double retenue, dans CG Gpe, SO 1880, p. 304, ainsi que la nouvelle version du contrat d'engagement, où il n'est plus question de celle-ci, publiée dans JO Gpe, 25 avril 1882. 375. ANOM, Gua. 59/411, chef du service de l'Immigration à directeur de l'Intérieur, 22 mars 1882 et 17 mars 1885 ; Gua. 56/399, "Humble pétition" des Indiens de la Guadeloupe, 14 novembre 1884. 376. Arrêt de la Cour d'appel de Basse-Terre du 11 août 1885, publié dans JO Gpe, 18 août 1885. 377. Articles 103 et 104.


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2. Les salaires des immigrants sont, d'autre part, payés irrégulièrement et incomplètement. Les incidents sont continuels378 ; à la fin de la période d'immigration, c'est le problème qui suscite le plus de plaintes chez les Indiens379. Les retards se comptent le plus souvent en mois380 et ils tendent généralement à s'aggraver avec le temps381. La principale raison de cette situation réside évidemment dans les difficultés financières croissantes des propriétaires d'habitations, qu'elles soient encore en sucrerie ou déjà converties en simples plantations de canne, qui, tout au long des décennies 1860 et 1870, se noient progressivement dans leurs dettes382. Mais il y a une autre explication : pour soulager leur trésorerie, les planteurs imposent aux engagés un paiement fractionné de leurs salaires, une moitié à la fin de chaque mois et l'autre en bloc à la fin de l'année ; mais lorsqu'arrive celle-ci, la campagne est déjà terminée depuis trois ou quatre mois, le prêt sur récolte accordé pour l'intercampagne par la Banque de la Guadeloupe est épuisé, et, faute de ressources disponibles, les engagistes font alors attendre les immigrants jusqu'au moment où ils encaissent les premières recettes de la campagne suivante, en février ou mars383. Cette façon de procéder, qui ne repose sur aucun texte, est une source permanente d'abus et de problèmes ; elle est prohibée en 1881 par le Conseil Général, qui décide que, désormais, le salaire des immigrants devra être payé intégralement à la fin du mois384. L'article 78 du décret du 30 juin 1890 reprend cette disposition, mais on est alors en 378. ANOM, Gua. 180/1116, rapports mensuels du commissaire à l'immigration des 5 août 1856 (plaintes continuelles pendant tout le mois de juillet), 25 janvier 1857 (retard des salaires de décembre sur une habitation), 1er février 1857 (paiement incomplet sur l'habitation Reizet, aux Abymes), 26 septembre 1857 ("désordres" à Trianon au sujet des salaires d'août), 27 mars 1858 (paiement incomplet sur l'habitation Hurel), 8 avril 1859 (contestations sur deux habitations), 26 février 1862 (irrégularité des paiements sur une habitation de Petit-Bourg et à Houelbourg), 15 août 1862 (paiements très irréguliers pendant tout le mois de juillet), 16 août 1864 (très nombreuses plaintes ; beaucoup d'habitations ont plus de six mois de retard). Autres plaintes du même genre dans Gua. 56/399, rapports des 7 juillet 1859 (15 jours à un mois de retard sur diverses habitations), 8 juillet 1859 (un à deux mois sur deux habitations de Gourbeyre et Capesterre ; arriérés dus par l'ancien propriétaire de Bois-Riant qui a fait faillite), 10 octobre 1859 (deux mois sur une habitation de Saint-François-, 15 août 1862 (retards sur deux habitations de Lamentin et Goyave), 6 novembre 1862 (nombreux retards, dont certains pouvant atteindre six mois, dans plusieurs communes). 379. IOR, P 3214, p. 1003, mémorandum de James Japp, vice-consul britannique à Pointe-à-Pitre, "respecting Indian immigration in Guadeloupe", reproduit et transmis au gouvernement de l'Inde par le consul Lawless, 6 septembre 1887. 380. Voir rapport du 16 août 1864, cité note 378, ainsi que ANOM, Gua. 56/399, dossier "Chappde Retz", interrogatoire des Indiens de l'habitation La Coulisse, 26 mai 1880, et "Humble pétition" des Indiens de la Guadeloupe, 14 novembre 1884. 381. IOR, P 3214, p. 1003, mémorandum Japp, 1887 : sur un grand nombre d'habitations, les salaires ne sont pas payés du tout pendant l'intercampagne ; on rattrape plus ou moins à la récolte suivante, mais pas toujours et pas entièrement. Les Indiens ont ainsi perdu énormément d'argent, surtout quand des faillites sont intervenues entre-temps. 382. Ch. SCHNAKENBOURG, Disparition, p. 273-291, pour ce qui concerne les premières ; Darboussier, p. 61-66, et Beauport, p. 76-79, pour les secondes. Par contre, les habitations appartenant aux domaines fonciers des usines semblent avoir beaucoup moins de difficultés à cet égard, et les Indiens y travaillant sont payés régulièrement, au moins jusqu'au début de la crise sucrière ; IOR, P 2526, p. 419, protecteur J. Grant à gouvernement du Bengale, après interrogatoire des rapatriés revenus de Guadeloupe par le British Peer, 31 mars 1885. 383. ANOM, Gua. 56/399, rapport mensuel du 6 novembre 1882. 384. CG Gpe, SO 1880, p. 305.


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pleine crise sucrière et il serait bien surprenant que le paiement des sommes dues aux Indiens en soit sensiblement amélioré.

c) Des engagements indéfiniment prolongés Du début à la fin de l'émigration indienne, la durée théorique de l'engagement des coolies venant travailler dans les colonies sucrières en général, et en Guadeloupe en particulier, est limitée à cinq années maximum ; initialement purement contractuel385, ce nombre d'années est consacré par l'article 9 de la convention de 1861 et repris en dernier lieu par l'article 41 du décret du 30 juin 1890. A l'intérieur de ce cadre général, les immigrants doivent 26 jours "effectifs et complets" de travail par mois pour remplir leurs obligations et percevoir l'intégralité de leur salaire386. La relative imprécision des termes qui précédent et la volonté des planteurs d'exploiter la force de travail des immigrants le plus longtemps possible pour un salaire fixe vont très vite déboucher sur d'extraordinaires abus, dont la principale conséquence sera de repousser sans fin le moment où les Indiens auront complété leurs engagements et de les bloquer ainsi pendant des années et des années, éventuellement même pendant des décennies, sur les habitations de leurs engagistes. Ces abus sont au nombre de trois. 1. La définition des "journées perdues". L'article 9 de la Convention est parfaitement clair sur ce point : "En cas d'interruption volontaire du travail régulièrement constaté, l'immigrant devra un nombre de jours égal à celui de la durée de l'interruption"387 ; il en résulte a contrario que lorsque cette interruption n'est pas volontaire, les immigrants n'ont pas à rattraper les jours non travaillés. Mais ce texte n'est pas encore signé que, déjà, les planteurs cherchent à en restreindre l'application. L'arrêté gubernatorial du 19 février 1861388 édicte en effet, dans son article 33, que "les jours d'absence au travail pour quelque cause que ce soit doivent être remplacés par au-

385. C'est celui qui est porté dès le début dans le contrat-type de 1853 ainsi que dans les conventions de 1854-55 avec Le Campion & Théroulde et 1858 avec la CGM ; Recueil immigration, p. 113-117, 133 et 157. Par contre, il n'apparaît ni dans les décrets des 13 février et 27 mars 1852, ni dans les arrêtés gubernatoriaux des 16 novembre 1855, 24 septembre 1859 et 19 février 1861. 386. Comme pour la durée de l'engagement, ce nombre de jours est d'abord purement contractuel ; voir contrat-type de 1853 et conventions de 1854-55 et 1858 cités dans la note précédente. Il n'y a rien à ce sujet dans la convention de 1861. C'est seulement l'arrêté du 19 février 1861 qui, dans son article 33, donne une base réglementaire à cette obligation des 26 jours. 387. Le mot souligné l'est par nous. 388. La Convention n'est effectivement signée que le 1er juillet 1861, mais rappelons que l'accord entre les deux parties sur son contenu s'était définitivement fait depuis plus d'un an.


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tant de journées supplémentaires"389. Evidemment contraire à la lettre même de la Convention, cette disposition soulève très vite entre engagistes et engagés des contestations qui conduisent l'administration à préciser son contenu par une circulaire du directeur de l'Intérieur du 16 juin 1864390 : "Les journées d'absence au travail provenant du fait de l'engagé … peuvent avoir trois causes : 1) Le refus de travail, sans motif autre que la paresse et le mauvais vouloir. 2) L'incapacité de travail résultant de l'inconduite de l'immigrant … 3) La détention dans les prisons ou les ateliers publics pour cause de crimes, délits ou insubordination". Il résulte sans discussion possible de ce texte que les journées de maladie et/ou d'hospitalisation ne sauraient évidemment être comptées parmi celles d'interruption volontaire du travail, sauf si la maladie est "simulée, ou si, … étant réelle, la cause en doit être attribuée à l'inconduite de l'immigrant". Une quinzaine d'années plus tard, d'ailleurs, à la suite de nouvelles contestations survenues à ce sujet, une circulaire ministérielle aux gouverneurs des Antilles et de la Réunion vient rappeler fermement le principe de base : les journées de maladies "dûment constatées" ne doivent pas entraîner "réparation" de la part des engagés391. Mais en pratique, sur le terrain, c'est exactement le contraire qui est fait : "every day's absence on account of sickness (is) … added to the term of indentured service"392. Il y a même pire : certains planteurs exigent même que, pour toute journée d'absence sans autorisation pour un motif autre que médical, les engagés en fournissent deux en remplacement393 ; c'est un dévoiement supplémentaire de l'article 6 du décret du 13 février 1852, pourtant déjà suffisamment détestable en lui-même394. Pendant longtemps, l'administration ne parvient pas à faire cesser ces pratiques scandaleuses. Au début de 1881, alors que les républicains viennent pourtant d'y conquérir la majori389. Les mots soulignés le sont par nous. 390. Publiée dans BO Gpe, 1864, p. 210-212. 391. IOR, P 1502, p. 600, gouverneur Pondichéry à gouverneur Madras, 11 août 1880, l'informant de la publication de ce texte. 392. IOR, P 2526, p. 419, protecteur Grant à gouvernement du Bengale, 31 mars 1885, après interrogatoire des rapatriés de Guadeloupe par le British Peer. Dans le même sens, PRO, FO 881/3076, p. 4, consul Lawless à FO, rapport sur les services de l'Immigration aux Antilles, 1877 ; ANOM, Gua. 56/399, dossier "Chapp-de Retz", interrogatoire des Indiens de l'habitation La Coulisse, 26 mai 1880, et "Humble pétition" des Indiens de la Guadeloupe, 14 novembre 1884 ; IOR, P 2976, p. 979, Grant à gouvernement du Bengale, 23 mai 1887 ; P 3214, p. 993, consul Lawless à gouvernement de l'Inde, 6 septembre 1887. 393. IOR, P 2526, p. 419, Grant à gouvernement du Bengale, 31 mars 1885 : "Each day of absence without leave (is) counted as two days' absence". 394. Rappelons que cet article ne prévoyait "que" la double retenue sur le salaire, et rien d'autre ; voir supra.


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té, le Conseil Général, saisi de la question de savoir si les jours de maladie doivent ou non "continuer à n'être point comptés dans la durée de l'engagement", décide finalement, après un débat confus, de ne rien décider395 ; on continue donc dans la voie des anciens errements. Pour mettre un terme à ceux-ci, le décret du 30 juin 1890 détaille très précisément les cas d' "absence légale" au travail, qui entraîne la perte du salaire mais sans obligation pour les immigrants de remplacer les journées perdues, tandis que l' "absence illégale", définie a contrario de la précédente, entraîne pour l'engagé, outre la perte du salaire, l'obligation de fournir une journée de travail supplémentaire à la fin de son contrat396. En outre, pour qu'il n'y ait aucune ambiguïté, l'article 88 précise que, sauf la "corvée spéciale" pour la nourriture des animaux397, les dimanches et jours fériés "sont compris dans la durée (de) l'engagement et ne comportent pas de journée de remplacement à fournir par l'engagé". Manifestement, ces dispositions, pourtant tout à fait explicites, ne sont pas encore suffisantes pour faire cesser les agissements coupables des engagistes. Deux ans plus tard, lors de sa mission aux Antilles françaises, le Dr Comins décrit un système complètement arbitraire, qui continue à donner lieu à des abus sans nombre : il n'y a aucun critère pour définir les "jours perdus" ; ce sont les jours où l'immigrant n'a pas fait une "journée complète" de travail, mais comme aucune règle ne précise en quoi consiste exactement celle-ci, chaque planteur décide ce qu'il veut398. Il est très probable que ce genre d'exactions a duré jusqu'à la fin du dernier engagement du dernier Indien engagé en Guadeloupe. 2. Le mode de comptabilisation des journées de travail et le problème des "1560 jours". C'est directement la conséquence des abus relatifs aux "journées perdues" dont il vient d'être question, et en particulier de l'article 33 de l'arrêté local de 1861. A partir du moment, en effet, où l'immigrant doit 26 jours de travail par mois pendant cinq ans, et remplacer en outre tous ses jours d'absence, quelle qu'en soit la cause, même en cas de maladie et/ou d'hospitalisation, même ceux du congé de Pongal399, son engagement ne peut évidemment se terminer que lorsqu'il a accompli 26 jours par mois, 12 mois par an pendant cinq ans, soit 1560 jours ; ceux qui manquent sont ajoutés à l'issue de la fin théorique de son contrat, afin de parvenir à ce total. Et telle est bien, effectivement, la pratique observée par les planteurs ; elle apparaît en Guade395. CG Gpe, SO 1880, p. 307. 396. Art. 103 : "L'absence légale est celle qui se produit : 1) Sur la demande de l'engagé et avec l'autorisation de l'engagiste ; 2) En cas de force majeure constaté par le syndic ; 3) Pour cause de maladie …, hors les cas d'ivrognerie, de vagabondage ou de désertion ; 4) Pour obéir aux ordres, citations et mandements de la justice ; 5) Pour se rendre au syndicat sur l'appel du syndic ; 6) Pour se rendre au syndicat, au consulat ou au parquet, y porter des plaintes ou des réclamations … " (bel optimisme !). Art 104 : "L'absence illégale est celle qui se produit en dehors des conditions prévues pour l'absence légale". 397. Voir supra. 398. Rapport Comins, p. 7. 399. La lecture a contrario d'une brève allusion à cette fête dans Progrès, 25 avril 1883, montre bien en effet que les jours de congé pris par les Indiens pour Pongal leur sont comptés comme jours d'absence et doivent être remplacés.


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loupe à partir de 1859400, et il est probable qu'elle explique la rédaction extrêmement perverse de l'article 33 de l'arrêté de 1861, qui rend une telle interprétation possible mais sans l'autoriser explicitement. Naturellement, elle se retrouve exactement dans les mêmes termes en Guyane401 et à la Martinique402. Bien qu'il soit "énorme" et manifestement contraire à la Convention, et même à l'article 37 du décret du 27 mars 1852403, ce mode abusif de comptabilisation des journées de travail des immigrants ne soulève pourtant aucune objection de la part de l'administration pendant près d'un quart de siècle. Il faut attendre 1883 pour qu'une circulaire du directeur de l'Intérieur en date du 12 juillet404 vienne interdire cette lecture de l'arrêté de 1861 et rappeler le principe que seules les journées d'absence volontaire doivent être rattrapées. Ce texte, qui s'inscrit dans le cadre plus vaste de l'offensive déclenchée par les milieux républicains antillais contre l'immigration, au début des années 1880, entraîne une énorme polémique dans la presse locale405, mais son application demeure extrêmement limitée dans le temps ; moins d'un an plus tard, après qu'Alexandre Isaac, son auteur, ait quitté la direction de l'Intérieur, l'administration a déjà cessé de le faire exécuter406. Pour éviter le retour au statu quo ante, le décret du 30 juin 1890 prend le problème de la durée du travail des immigrants sur une toute autre base. La règle des 26 jours par mois disparaît. Le texte rappelle le principe de la durée maximum d'engagement de cinq ans (art. 41), puis définit les cas dans lesquels les engagés doivent compenser leurs journées d'absence en fin de contrat (art. 104 à 107), et c'est tout ; une fois cette compensation effectuée, l'engagé a fini son temps. Les développements précités du Rapport Comins laissent à penser que ces dispositions ont eu du mal à recevoir leur parfaite application. 3. Le décompte des journées de travail. Malheureusement pour les Indiens, il repose presque uniquement sur les planteurs. En principe, certes, diverses précautions sont prises pour s'assurer de son exactitude et éviter les contestations au moment du paiement des salaires et surtout de la fin de l'engagement. L'article 28 de l'arrêté gubernatorial du 24 septembre 1859 fait obligation aux engagistes de tenir un registre des immigrants, sur lequel sont indiqués "le chiffre des journées de travail fournies et des sommes payées, le nombre des journées dont 400. Progrès, 28 juin 1884. 401. Arrêté local du 28 décembre 1860, cité dans PRO, FO 27/2478, consul brit. Cayenne à FO, 30 septembre 1880. 402. Arrêté local du 15 janvier 1861, cité par J. SMERALDA-AMON, Immigration Mque, p. 180-181, et note 1. 403. "Le droit au passage de rapatriement (des immigrants) aux frais de la caisse coloniale … sera ouvert à l'expiration de la cinquième année de séjour dans la colonie" (souligné par nous). 404. Publié dans JO Gpe, 17 juillet 1883. 405. Nous reviendrons plus longuement sur ces différents points, infra, chap. XVI. 406. Progrès, 5 novembre 1884 : "Aujourd'hui, on ne tient plus la main à la libérale circulaire … du 12 juillet 1883" ; Alexandre Isaac avait démissionné de son poste en mai.


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l'engagement se trouvera prolongé par suite d'absences, et les avances faites"407 ; tous les semestres, ils doivent remettre à chaque engagé un extrait du règlement de son compte, arrêté d'un commun accord avec lui

408.

Les syndics cantonaux sont chargés de veiller à l'exécution

de ces dispositions, mais en pratique, la relative imprécision de celles-ci, l'absence de sanctions prévues à l'encontre des planteurs se refusant à les appliquer, l'intervalle trop important (six mois) entre chaque arrêté de compte, et les difficultés rencontrées pour vérifier les plaintes des Indiens en cas de contestation, rendent leur tâche pratiquement impossible409. En outre, les registres des habitations sont fréquemment mal tenus et, même lorsqu'ils le sont correctement, n'offrent aucune réponse satisfaisante lorsque survient un désaccord entre un engagiste et un engagé, particulièrement pour ce qui concerne "la légitimité des réductions" dans le décompte du nombre de journées de travail de celui-ci ; en conséquence, c'est presque toujours les propriétaires que l'on croit410. Pour essayer de mettre un peu de clarté dans tout cela et de mieux protéger les immigrants contre les déclarations inexactes de leurs employeurs, un nouvel arrêté gubernatorial, en date du 29 mars 1875, ordonne que "tout immigrant sera pourvu d'un carnet … sur lequel l'engagiste sera tenu d'inscrire chaque mois … le nombre de journées de travail fournies …., le montant des salaires acquis, les payements effectués et les retenues exercées sur les salaires, pour quelque cause que ce soit" ; les infractions sont passibles d'une amende de 5 à 20 F411. L'importance de ces livrets412 est encore accrue par la circulaire du directeur de l'Intérieur du 12 juillet 1883, portant notamment qu'en cas de contestation judiciaire sur le nombre de journées faites par un immigrant, les mentions portées sur son carnet auront la même force probante que celles des registres de l'habitation413. L'application de ces dispositions ne semble manifestement pas mettre fin aux abus. D'abord parce que tous les Indiens ne reçoivent pas leur carnet414, sans compter que l'obligation qui leur est faite de payer pour l'obtenir décourage certains d'entre eux de le prendre, 407. Texte reproduit dans Recueil immigration, p. 62. 408. Ibid, id°, et art. 34 de l'arrêté du 19 février 1861. 409. Circulaire du Directeur de l'Intérieur du 13 avril 1875, publiée dans GO Gpe, 16 avril 1875. 410. ANOM, Mar. 130/1176, document n° 2, mémoire du consul Lawless au gouverneur sur la situation des immigrants de l'ile, 7 mars 1874 ; Mar. 32/276, le même au même, 14 juillet 1880. 411. Texte publié dans GO Gpe, 16 avril 1875. 412. Bien que le texte parle de carnet, le vocabulaire commun à propos de ce document n'emploie pratiquement que l'expression de livret pour le désigner, probablement par assimilation à celui que les "cultivateurs" créoles devaient prendre en application de l'art. 12 du décret du 13 février 1852, à l'époque de l'organisation du travail", alors qu'il s'agit en réalité de tout à fait autre chose. Mais telle est la force de l'habitude que la dénomination de livret finira même par s'imposer à l'administration, qui la reprend dans le décret du 30 juin 1890. 413. Publiée dans JO Gpe, 17 juillet 1883. 414. ANOM, Gua. 56/399, dossier "Chapp-de Retz", interrogatoire des Indiens de l'habitation La Coulisse, 26 mai 1880. Il semble toutefois que de tels cas aient été relativement peu nombreux ; au contraire, de multiples indications dans les sources paraissent indiquer que les carnets ont été remis à une immense majorité d'immigrants.


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même s'il ne s'agit que de 25 centimes415. D'autre part, l'administration ne met visiblement aucun empressement à contrôler les mentions portées par les employeurs416, ni même simplement à utiliser les livrets comme moyen élémentaire de vérification des déclarations des Indiens en cas de désaccord sur le décompte de leurs journées417. Par ailleurs, c'est la conception même de ces carnets qui laisse à désirer, parce qu'ils ont été créés en vue de faciliter l'application de la règle abusive des 1560 jours. "Les livrets actuels ne peuvent … fournir aucun renseignement sur le nombre exact des jours qui comptent dans l'engagement", protestent les adversaires républicains du système ; "ils ne contiennent que l'inscription du nombre des journées effectives de travail et des paiements mensuels effectués par les engagistes ; ils n'indiquent pas le nombre de journées d'absence légitime qui doivent aussi entrer en ligne de compte pour parfaire la durée de l'engagement"418. Enfin et surtout, le système demeure arbitraire, puisque c'est toujours l'engagiste qui, comme antérieurement, continue seul à remplir les livrets, mais ici aussi, sans aucune garantie de régularité et d'exactitude ; il en résulte donc que, malgré l'instauration des carnets, "c'est toujours, à peu d'exception près, le pauvre engagé qui a tort" en cas de contestation419. Il n'est donc pas surprenant que, malgré ce grand effort réglementaire des années 1875-1883, les plaintes au sujet du décompte des journées de travail se poursuivent jusqu'à la fin des années 1880420. Dans une ultime tentative de redresser ce qui peut encore l'être, le décret du 30 juin 1890 consacre tout un chapitre (le quatrième, art. 32 à 39) au livret des immigrants et au livre415. Circulaire d'application de l'arrêté du 29 mars 1875, publiée dans GO Gpe, 16 avril 1875. 416. Dans sa circulaire aux syndics du 16 avril 1881, le directeur de l'Intérieur Alexandre Isaac leur "rappelle une obligation qui semble avoir été perdue de vue pendant ces dernières années ; je veux parler du relevé de travail" ; GO Gpe, 19 avril 1881. Dans le même sens, voir la correspondance échangée entre le consul britannique à Cayenne et le commissaire à l'immigration de la Guyane au sujet de la fin de l'engagement de Narayanin, jointe à PRO, FO 27/2478, consul à FO, 30 septembre 1880. Selon le commissaire, qui envoie au consul son livret comme preuve, Narayanin doit encore 192 jours. Mais en vérifiant, le consul constate qu'on a "oublié" de lui décompter 189 jours faits en 1877 ; il ne lui en reste donc plus que trois à faire. Réponse du commissaire : "Je n'avais pas vérifié le livret … avant de vous l'envoyer (???), me reportant à la lettre de l'engagiste et aux additions erronées de l'employé qui l'avait additionné" (souligné par nous). 417. Ibid, id°, consul brit. Cayenne à FO, 30 septembre 1880, p. j., échange de correspondance entre les mêmes au sujet de Marimoutou. Celui-ci se plaint qu'on lui impute encore 255 jours, alors qu'il estime avoir fini son temps. C'est, répond le commissaire à l'immigration, un "mauvais sujet", condamné à deux mois de prison pour vagabondage et qui a complètement abandonné l'habitation de son engagiste. Réponse du consul : Marimoutou a été très assidu pendant tout le temps de son contrat, mais après la fin de celui-ci, quand il a voulu quitter l'habitation, il a été condamné à deux mois de prison pour vagabondage, et il en a même fait sept. Pour arriver à ce chiffre de 255 jours, l'administration a "accepté implicitement les indications du livre-journal de l'engagiste", sans chercher à vérifier, et on n'a pas décompté les jours de maladie. Le commissaire annonce qu'il va étudier le cas de plus près. Nous ne savons pas comment s'est terminée cette affaire. 418. Progrès, 25 avril 1883. 419. V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. I, p. 268, reproduisant un article publié dans L'Opinion du 3 septembre 1876. 420. ANOM, Gua. 59/411, chef du service de l'Immigration à directeur de l'Intérieur, 22 mars 1882 et 17 mars 1885 ; Gua. 56/399, "Humble pétition" des Indiens de la Guadeloupe, 14 novembre 1884 ; IOR, P 3214, p. 993, consul Lawless à gouvernement de l'Inde, 6 septembre 1887.


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contrôle des engagistes, à leur tenue, à leur contrôle par l'administration, à leur production en justice. Mais, semble-t-il, en vain. Deux ans seulement après la publication de ce texte, le Dr Comins est extrêmement sévère ; il n'y a toujours aucun contrôle administratif ou judiciaire du décompte des journées de travail des immigrants ; il suffit qu'un engagiste proclame que tel Indien a tant de "jours perdus" à rattraper pour qu'on le croie et que l'Indien soit obligé de les faire421. 4. Enfin, nous connaissons au moins un cas où un planteur se livre à la fabrication d'un véritable faux pour contraindre un immigrant ayant terminé son temps chez lui et désirant changer d'engagiste à rester sur son habitation. A la fin de son engagement chez Lapierre de Mélinville, propriétaire à Morne-à-l'Eau, Manginy se voit refuser son congé d'acquit au motif qu'il aurait déjà contracté avec ce même planteur un rengagement de cinq ans. L'affaire ayant été, après diverses péripéties, portée devant le tribunal de Pointe-à-Pitre, le comportement de Mélinville y est stigmatisé en des termes dont la dureté est d'autant plus remarquable que ce jugement est rendu au début de 1870, en un temps où, pourtant, la justice n'est guère tendre envers les Indiens ni guère sévère envers leurs tourmenteurs : "Attendu que le contrat donc excipe le sr Lapierre de Mélinville n'est point un acte en règle mais un simple projet d'acte ; qu'il n'a point été fait en autant de double que de parties … ; qu'il porte la date du 28 juillet 1869 et qu'il fait étrangement remonter ses effets au 28 septembre 1867 ; qu'il a été fait quatre jours seulement avant celui projeté au Moule avec le sr Fidélis et semble ainsi avoir été fait tout exprès pour empêcher un accord entre Fidélis et Monginy ; que … connaissance du dit acte … n'a point été donnée … au commissaire de l'immigration", en violation des dispositions de l'art. 39 de l'arrêté du 19 février 1861 ; "Attendu qu'il est dit dans une lettre du maire de Morne-à-l'Eau que le défaut de papier timbré a retardé pendant deux ans la rédaction du contrat, argument inouï, imaginé pour donner valeur à un acte informe", et que Lapierre de Mélinville n'a payé ni les primes de rengagement ni les droits d'enregistrement ; "Attendu qu'un acte vicié de tant de manières ne saurait passer pour un contrat sérieux et régulier" ; Par ces motifs, le tribunal déclare l'acte en question nul et de nul effet, et que, par conséquent, Monginy n'a jamais contracté un nouvel engagement auprès de Mélinville, condamné en outre à 400 F de dommages et intérêts envers le demandeur. Celui-ci est donc libre de s'engager auprès de qui il lui plaira422. Au passage, bien que le tribunal s'abstienne d'insister particulièrement sue ce point, notons la complicité du maire de Morne-à-l'Eau dans cette triste tentative de dol. Cette affaire est la seule de cette nature qui soit parvenue à notre connaissance,

421. Rapports Comins, p. 11. 422. ADG, TPI PAP, c. 6994, audience du 25 janvier 1870.


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mais on ne peut exclure que d'autres planteurs se soient à leur tour rendus coupables de manœuvres du même genre sans que la justice en eut connaissance. * *

*

Conséquence des multiples errements qui précédent : les engagements traînent interminablement en longueur, ils n'en finissent pas de finir. Pour mieux apprécier leur durée réelle, nous avons la chance de disposer de deux sources quantitatives423. La première concerne les Indiens engagés sur le domaine foncier de l'usine du Galion, à la Martinique, en 1883424. Ils sont au nombre de 366, mais sur ce total, 310 seulement sont présents sur les habitations425 ; parmi ceux-ci, 63, soit 20,3 % des présents, sont arrivés au terme de leurs cinq années initiales, mais, comme il leur reste encore des journées à faire, leur engagement se poursuit. Intéressons-nous de plus près à ce groupe. Globalement, ceux qui le composent sont encore lourdement engagés envers l'usine : 8 seulement ont moins d'un mois à faire et autant de 31 à 90 jours, soit ensemble à peine 25,4 % ; à 22 autres il reste 91 à 180 jours et à 18 de 181 à 365 jours, soit 34,9 et 28,6 % respectivement ; enfin, ils sont 7 (= 11,1 %) à devoir plus d'un an, dont deux plus de deux ans426. En elles-mêmes, toutefois, ces durées n'ont pas grande signification. La semaine supplémentaire, par exemple, d'un engagé qui dépasse tout juste ses cinq années initiales ne pèse pas d'un même poids d'exploitation et de désespoir que celle d'un autre dont le contrat est théoriquement expiré depuis un, deux ans, voire même plus, mais qui n'arrive toujours pas à se libérer par suite d'une énorme accumulation de journées "perdues". Il faut donc combiner les durées qui précédent avec l'intervalle de temps séparant la date à laquelle chaque contrat aurait dû normalement prendre fin du jour auquel le document a été établi (22 mars 1883). En faisant la somme de cet intervalle et du nombre de jours restant à accomplir, on obtient pour chaque Indien la durée du dépassement minimum théorique de son engagement427 ; "mini-

423. Nous ne pouvons nous contenter ici de reprendre les indications des Indiens sur la longueur de leur séjour en Guadeloupe au moment où ils sont rapatriés, et qui atteint fréquemment les 20, 25 ans, et parfois davantage encore. En effet, cette longueur ne résulte pas seulement de malversations, tromperies et "erreurs" des engagistes dans le décompte des journées de travail de leurs engagés, mais également de divers autres facteurs qui peuvent conduire ceux-ci à rester dans l'île bien plus longtemps qu'ils l'avaient imaginé initialement : conclusion d'un ou plusieurs rengagements, attente interminable de leur rapatriement, en raison du nombre insuffisant de convois organisés par l'administration, etc. Sur ces différents points, voir infra,p. chap. XVIII. 424. ANOM, 118 AQ 348, "Etat collectif des Indiens des habitations au 22 mars 1883". 425. Les autres sont partis en marronnage, en prison ou à l'hôpital. 426. Respectivement, 403, 411, 445, 612, 634, 752, et 894 jours. 427. Par exemple, Latchoumy, engagée sur l'habitation Fonds-Galion. Son contrat est expiré depuis le 10 février 1881, soit depuis 770 jours au 22 mars 1883, et il lui reste encore 894 journées à faire (le


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mum" parce que, pour correspondre ultérieurement au dépassement réel, cette durée théorique suppose, d'une part que l'intéressé effectue désormais toutes les journées dont il est encore redevable sans aucune interruption ni absence, à raison de six jours, et même six jours et demi, par semaine jusqu'à l'achèvement de son temps, et d'autre part, seconde supposition, que, selon la formule consacrée, toutes choses demeurent égales par ailleurs, c'est-à-dire, ici, que le géreur de l'habitation à laquelle il est affecté ne lui rajoute pas d'autres journées supplémentaires indues. Il découle de ce calcul que chacun des 63 Indiens du Galion en dépassement devra effectuer en moyenne 565 jours supplémentaires (1 an et 7 mois en arrondissant au mois supérieur) pour achever son engagement. Globalement, la répartition de ces résultats ne revêt pas la forme gaussienne qu'on s'attendait a priori à trouver, mais plutôt celle d'un chameau à deux bosses, correspondant à deux groupes d'engagés dans des situations très contrastées au regard de leur libération définitive. Pour un premier groupe de 32, le dépassement minimum devrait être, sous les deux hypothèses précitées, inférieur à un an ; ce sont très majoritairement des gens dont le contrat aurait dû s'achever depuis quelques mois seulement et qui, pendant les cinq premières années, n'ont "perdu" qu'un relativement petit nombre de journées ; le minimum minimorum se situe légèrement en dessous des cinq mois (135 à 138 jours) pour six d'entre eux dont l'engagement s'achevait théoriquement le 28 novembre 1882. Pour tous les engagés de ce premier groupe, il est probable qu'ils devraient parvenir à se libérer complètement dans un délai relativement raisonnable, même s'il est vrai qu'ils auront tout de même dû passer six à sept ans sur les habitations du Galion avant de pouvoir rentrer chez eux. Par contre, il est difficile d'être aussi optimiste s'agissant de l'autre groupe, celui des 21 engagés pour lesquels le dépassement minimum prévisible est supérieur à deux ans. Ce sont manifestement des gens qui ont connu de gros problèmes d'absence pendant leurs cinq années initiales, pour des raisons que le document ne permet pas de connaître (maladie, évasion, prison …), et dont on peut prévoir qu'ils sont encore coincés sur le domaine du Galion pour très longtemps, avec bien peu de chances de pouvoir en partir un jour après un séjour total de sept, huit, dix ans, plus encore peut-être. Les deux cas les plus désespérés en sont à 2.008 et 2.150 jours (toujours a minima) respectivement (5 ans et 6 mois, 5 ans et 11 mois) ; au 22 mars 1883, il leur reste encore à faire 178 et 320 jours respectivement, alors que leurs contrats sont en principe expirés depuis le 12 mars 1878 ; ils sont donc arrivés à la Martinique au début de mars 1873. A supposer que tout aille bien pour eux à l'avenir, ils seront donc restés plus de quinze ans sur la même habitation pour achever un seul engagement. Enfin, entre les deux groupes qui précédent, ceux qui s'en sortiront sans doute et ceux sans beaucoup d'espoir, vient un petit nombre de dix engagés, dont le dépassement minimum se situe entre un et deux ans, auxquels il est bien difficile d'imaginer un destin commun tant leurs situations sont

record pour l'ensemble du domaine foncier de l'usine) ; total du dépassement minimum = 1664 jours, soit 4 ans et 7 mois (en arrondissant au mois supérieur).


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contrastées pour ce qui concerne la date de leur arrivée et le nombre de jours leur restant à faire au 22 mars 1883. Les registres matricules du Moule constituent la seconde source sérielle permettant de mesurer, mais de façon plus globale cette fois, la durée réelle de l'engagement des Indiens sur les habitations. A partir des dates d'arrivée dans la commune, puis des rengagements postérieurs et/ou des rapatriements, nous pouvons la calculer pour 1200 contrats ; ils se répartissent ainsi qu'il apparaît dans le tableau suivant.

Tableau n° 62 DUREES MOYENNES DES ENGAGEMENTS DES INDIENS DU MOULE 1. Ensemble de la période, 1861-1885 Rangs des contrats

Nombre de contrats dont la durée est connue

Durée moyenne en mois

1 2 3 4 5

854 272 63 10 1

79,6 76,2 68,6 60,2 --

TOTAL

1200

78,0

Nombre de contrats de tous rangs dont la durée est connue

Durée moyenne En mois

2. Evolution dans le temps Périodes 1861-65 1866-70 1871-75 1876-80 1881-85

218 451 309 194 26

78,7 80,5 79,5 72,1 65,9

TOTAL

1200

78,0

Source : ADG, Matr. Moule, passim. Traitement informatique par notre collègue Jean-Louis Girard auquel nous adressons nos vifs remerciements.

Globalement, la durée moyenne des engagements des Indiens de Moule est supérieure de 18 mois (30 %) aux cinq années (60 mois) portés par la Convention. Il y a dépassement pour tous les contrats, quel que soit leur rang ou le moment de leur conclusion, mais en observant que, dans les deux cas, la tendance est assez nettement et logiquement orientée à la baisse. S'agissant, tout d'abord, du rang, il n'est pas surprenant que les contrats de rang 1 (l'engage-


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ment initial souscrit en Inde) aient la durée la plus longue ; plongés dans un monde inconnu et hostile, manquant de repères et d'éléments de comparaison, et pas toujours très au courant de leurs droits, les Indiens fraîchement débarqués et accomplissant leurs cinq premières années constituent des proies idéales pour des planteurs sans scrupules qui repoussent le moment de leur libération le plus longtemps possible par tous les moyens possibles. Puis, au fur et à mesure que leur séjour en Guadeloupe se prolonge, qu'ils connaissent mieux leurs droits et qu'il sont de plus en plus capables de résister à la pression des employeurs, les immigrants parviennent à faire diminuer la durée effective de leurs rengagements (contrats de rang 2 et suivants), pour parvenir finalement à une observation presque totale des cinq années réglementaires pour ceux d'entre eux, très peu nombreux, il est vrai, qui signent un quatrième engagement428. Pour ce qui concerne, d'autre part, l'évolution dans le temps, il semble que les différents textes des années 1875-1883 visant à mieux protéger les coolies contre les abus des engagistes429 aient malgré tout porté des fruits, même si leur application s'est révélée lente, difficile et imparfaite ; on ne voit pas comment expliquer autrement la baisse de 17 % de la durée des engagements dans les dix dernières années de l'immigration, entre les quinquennats 1871-75 et 1881-85, mais même alors le dépassement demeure très élevé (+ 10 %).

2.4. Conséquences démographiques : un mouvement naturel très négatif a) Une surmortalité terrifiante Une nourriture insuffisante et de mauvaise qualité, des logements souvent insalubres, un état de santé généralement catastrophique et mal suivi par un système médical médiocre, un travail excessif et le plus souvent sans rapport avec l'activité antérieure, fréquemment accompagné de violences physiques, tous facteurs auxquels viennent s'ajouter la nostalgie et le désespoir, voici qui explique l'énorme surmortalité qui frappe la population indienne des Antilles en général430 et de la Guadeloupe en particulier. Elle apparaît sur le tableau n° 63 et le graphique n° 8.

428. Mais cette durée moyenne des contrats de rang 4 dans le tableau n'est peut-être pas représentative, en raison du très petit nombre de données sur lesquelles repose le calcul. 429. Arrêté du 20 mars 1875 sur le carnet des immigrants, décision gubernatoriale du 25 avril 1882 sur la forme des contrats, circulaires du directeur de l'Intérieur des 16 avril 1881 sur la réorganisation du service de l'Immigration et les obligations de ses fonctionnaires et 12 juillet 1883 sur la durée des contrats ; voir infra, chap. XVI. 430. "Many of these labourers … found themselves put to field work to which they were wholly unaccustomed and usually quite unfitted by their previous habits. That nostalgia, sickness and swelled death-rate … were the consequence can be readily conceived" ; IOR, P 3214, p. 991, memorandum du consul Lawless au gouvernement de l'Inde sur la situation des Indiens de la Martinique, 6 septembre 1887.


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Tableau n° 63 STRUCTURES DEMOGRAPHIQUES DE LA POPULATION INDIENNE DE LA GUADELOUPE Tx N Indiens ‰ (a) 1855 1856 1857 1858 1859 1860 1861 1862 1863 1864 1865 1866 1867 1868 1869 1870 1871 1872 1873 1874 1875 1876 1877 1878 1879 1880 1881 1882 1883 1884 1885 1886 1887 1888 1889 1890 1891 1892 1893 1895

3,9 6,8 11,0 5,8 9,5 11,8 9,2 12,4 9,3 12,3 22,0 13,1 16,9 12,4 12,0 14,9 16,1 16,8 14,8 15,2 18,2 18,9 17,8 12,9 13,3 15,9 16,5 13,0 17,2 15,0 16,1 17,3 15,5 15,5 15,8 14,1 19,4 16,4 15,9

Tx M Indiens ‰ (a) 123,6 92,7 70,9 91,2 79,5 92,4 77,6 81,0 71,7 61,5 74,9 51,3 106,1 94,0 82,1 50,0 48,4 38,8 35,4 33,1 39,9 40,9 50,8 72,0 64,4 60,4 73,1 54,9 51,9 57,0 44,9 31,6 27,3 21,0 26,2 27,2 19,4 22,9 23,1 22,0

Tx M Créoles ‰ (b)

% de femmes dans la pop. indienne (c)

% d'enfants dans la pop. indienne (c)

28,0 31,6 25,5 21,0 34,4

25,8 73,3 34,7 25,3 35,2 28,1 29,9 28,4 25,3 25,4 26,3 27,1 30,0 32,9 29,6 30,9 38,7 30,2

21,0 23,0 23,1 24,1 22,3 24,4

17,1 18,2 19,4 18,7

24,7 22,3 21,6 21,2 20,2 21,1

24,0 24,5 25,2 23,9 23,6 22,8

19,6 19,4 19,1 20,3 21,4 22,1

24,1

24,0

18,3


895

Tx N Indiens ‰ (a) 1896 1897 1898 1899 1900 1901 1902 1903

17,5 11,9 13,8 16,0

1912 1914

13,7 10,2

11,3

Tx M Indiens ‰ (a) 21,3 25,4 19,4 21,3 24,5 25,5 23,7 18,8

Tx M Créoles ‰ (b)

% de femmes dans la pop. indienne (c)

% d'enfants dans la pop. indienne (c)

25,2 25,3 25,5 26,1

24,6 23,3 23,7 23,0

26,1

22,4

21,9 15,0

Sources : Colonnes (a) : Jusqu'en 1892, taux calculés par nous à partir des données publiées par SINGARAVELOU, Indiens de la Gpe, p. 50. 1896 à 1901, Immigration Reports du vice-consul britannique, annexés à PRO, FO 27/3447, James Japp à FO, 23 août 1897 et 27 septembre 1898 ; FO 27/3486, De Vaux à FO, 2 août 1899 ; FO 27/3522, le même au même, 30 octobre 1900 ; FO 27/3737, le même au même, (?) décembre 1902. Autres années, chiffres des naissances et des décès publiés par R. BOUTIN, Population de la Gpe, vol. 2, p. 243, et population indienne totale comptabilisée dans notre tableau n° 54, p. 851. Col. (b) : taux relatifs à la population "sédentaire" (= population totale – immigrants ; col. a – b du tableau n° 54, et observations sous celui-ci) ; le chiffre des décès est celui publié pour cette même population dans Statistiques coloniales, années citées. Col. (c) : 1877 à 1889, Statistiques coloniales, années citées ; pas de données pour 1883 ; en 1881, hommes et enfants sont comptabilisés ensemble dans un chiffre unique. 1891 à 1901, Immigration Reports du vice-consul britannique. Observations 1) Toutes les fois où c'était possible, les taux ont été calculés par rapport à la population moyenne de l'année considérée (pop. au 1-1 + pop. au 31-12/2) 2) Le nombre de décès de 1888 dans le tableau publié par SINGARAVELOU (= 262) est manifestement erroné ; ramené à la population indienne totale, il correspondrait à un taux de mortalité de 14,5 ‰, complètement incohérent pour cette population et cette époque ainsi que par rapport à ceux des années précédentes et suivantes. Pour cette raison, nous l'avons remplacé par celui de 379, provenant de la statistique semestrielle des décès d'immigrants établie par l'administration de la Guadeloupe ; ANOM, Gua. 57/405, gouverneur à M. Col., 25 aout 1888 et 22 mars 1889.


Graphique n° 8 – EVOLUTION DE LA NATALITE ET DE LA MORTALITE DU GROUPE INDIEN


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Les données qui précédent semblent pouvoir conduire à trois ensembles de conclusions. 1) Pendant toute la période d'immigration proprement dite, la population indienne est ravagée par la surmortalité : plus de 120 ‰ de maximum, entre 80 et 90 ‰ au cours des premières années, 61,4 % en moyenne annuelle sur l'ensemble de la période 1855-1885. Même au XIXe siècle, des taux pareils ne se rencontrent que dans des pays frappés de catastrophes gravissimes, politiques et/ou sanitaires et/ou naturelles, et pour de très courtes périodes seulement, quelques mois, un an, deux au grand maximum ; ici, c'est trente ans. Bien qu'une telle comparaison n'ait pas grand sens, on prend encore mieux conscience de l'ampleur du phénomène en observant que cette surmortalité indienne de la Guadeloupe est, proportionnellement au chiffre total de la population concernée, près de deux fois supérieure à celle de tous les pays européens réunis pendant la seconde Guerre Mondiale, y compris l'URSS avec ses 18 millions de morts ! On voit donc que Schœlcher est très loin de l'exagération que lui prêtent avec mauvaise foi ses adversaires lorsqu'il affirme que "l'immigration consomme presque autant de créatures humaines qu'en consommait l'esclavage"431, et son propos est d'ailleurs confirmé par la statistique des durées de survie des Indiens immatriculés à Moule après leur arrivée dans la commune432 ; sur les 2.126 immigrants pour lesquels le calcul est possible433, 34 % décèdent au cours des trois premières années et 45 % au cours de cinq premières. Notons enfin que cette mortalité indienne de la Guadeloupe est assez sensiblement supérieure à celle des autres colonies sucrières de la Caraïbe : de l'ordre des 17 ‰ par rapport à la Martinique sur l'ensemble de la période d'immigration proprement dite434, entre 5 et 10 ‰ de plus qu'en Guyana, à Trinidad ou à Surinam435, selon les périodes ; nous ne savons pas comment expliquer cette différence. 2) Par comparaison avec celle de la population créole, la mortalité indienne se caractérise par trois particularités qui lui donnent son originalité propre. En premier lieu, évidemment, son niveau très sensiblement plus élevé, environ trois fois plus dans les premières années, plus de deux fois plus sur l'ensemble de la période 1855-1885 (61,4 contre 28,7 ‰).

431. V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. II, p. 225, et développements qui suivent jusqu'à la p. 228; extraits d'un article publié dans le Rappel des 22 et 23 novembre 1883. 432. ADG, Matr. Moule, passim ; nous remercions très vivement notre collègue J. L. Girard pour son aide précieuse dans le traitement informatique des données. 433. Parce que nous connaissons à la fois la date de leur arrivée à Moule et celle de leur décès. 434. Taux annuel moyen de mortalité de la population indienne de la Martinique de 1855 à 1883 = 44,3 ‰ ; calculé d'après les données publiées par B. DAVID, Population martiniquaise, p. 120. Par comparaison, rappel Guadeloupe 1855-85 = 61,4 ‰. 435. Voir tableau de la mortalité dans ces trois territoires, publiés respectivement par K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 218 et 219, et P. EMMER, Indians into Surinam, p. 91.


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En second lieu, la très grande amplitude de ses fluctuations. Alors que, à l'exception du "pic" de 1865 (épidémie de choléra), la mortalité créole demeure confinée à l'intérieur d'une fourchette relativement étroite (entre 25 et 35 ‰), celle du groupe indien connaît d'une année sur l'autre ou d'un groupe d'années sur l'autre, et indépendamment même des "pics" de 1855 et 1867-69, des "bonds" et des "chutes" d'une ampleur considérable qui peuvent la faire augmenter ou diminuer brutalement en très peu de temps dans d'énormes proportions : - 23 % en 1857, puis + 29 % l'année suivante, - 33 % entre 1860 et 1864, + 117 % de 1874 à 1878 … Ces fluctuations erratiques sont la preuve d'un régime démographique profondément perturbé et sans aucune perspective de stabilisation à court terme. Enfin, jusqu'au milieu des années 1880, la mortalité indienne est complètement déconnectée de celle de son homologue créole. Les deux courbes sont complètement autonomes l'une par rapport à l'autre et n'obéissent manifestement pas aux même déterminants. Ceci est particulièrement net dans la seconde moitié de la décennie 1860 : la grande épidémie de choléra de 1865 fait tripler le taux de mortalité de la population créole, pendant que celui des Indiens, qui sont relativement peu touchés436, n'augmente que très faiblement ; mais inversement, entre 1867 et 1869, alors que la mortalité créole retrouve lentement son niveau antérieur, celle du groupe indien bondit, pour des raisons sur lesquelles nous allons revenir. Autre moment de décrochage spectaculaire entre les deux courbes : les dix années comprises entre 1874 et 1884 ; nous allons y revenir également. 3) Sur la longue période demi séculaire, toutefois, la tendance est à la baisse lente de la mortalité indienne et à la convergence avec celle de la population créole. Naturellement, cette évolution n'est pas linéaire ; on distingue à cet égard quatre phases successives, concernant tant son déroulement que ses déterminants. La première est celle des tous débuts de l'immigration, jusqu'en 1860. Les convois se succèdent, faisant rapidement augmenter la population indienne, mais, comme celle-ci est tout juste en train de s'implanter dans l'île et n'est pas encore acclimatée, elle est donc littéralement "moissonnée" ; la mortalité atteint les 123 ‰ la première année (1855) et se situe en moyenne à 87 ‰ au cours des cinq années suivantes. Le même phénomène se retrouve, mais beaucoup plus concentré chronologiquement, à Surinam, où le taux de mortalité atteint 185 ‰ lors de la première année complète d'immigration indienne (1874) et encore 63 % l'année suivante437.

436. Rappelons la statistique de la surmortalité provoquée par l'épidémie, publiée par le Dr WALTHER, Rapport, p. 270 : ensemble de la population = 79,3 ‰, Créoles de toutes couleurs = 82,7 ‰, immigrants de toutes origines = 54,9 ‰, Indiens seuls = 38,6 ‰. 437. P. EMMER, Indians into Surinam, p. 91.


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Puis, au fur et à mesure qu'un nombre croissant d'Indiens s'implantent et s'acclimatent438, le poids relatif de la surmortalité des nouveaux arrivants sur la mortalité générale du groupe diminue, et avec lui le taux d'ensemble de la population originaire du sous-continent. C'est alors la seconde phase de l'évolution, marquée par une baisse de près des deux tiers en tendance entre 1860 et 1874. Mais dès que les convois reviennent en grand nombre dans l'île, multipliant celui des nouveaux arrivants non acclimatés, la tendance s'inverse et le taux de mortalité de toute la population indienne recommence à augmenter ; c'est probablement la principale cause du "pic" de la fin des années 1860, car les archives ne permettent pas de déceler une autre explication à ce bond brutal439. Le troisième moment de cette évolution de la mortalité indienne se situe dans les dix dernières années de l'immigration proprement dite, de 1874 à 1884. Après avoir plus que doublé entre 1874 et 1878 (33,1 à 72,0 ‰ ) le taux s'installe sur une sorte de plateau en pente légèrement déclinante, mais qui se situe encore, pour l'essentiel, autour du niveau très élevé des 55 à 60 ‰. Les causes de cette forte reprise de la mortalité nous échappent presque entièrement. Est-ce parce que l'immense majorité des immigrants arrivant alors sont originaires du Nord de l'Inde440 et se révéleraient "à l'usage" plus fragiles que les Tamouls de Pondichéry et Karikal ? En tout cas, ce ne sont pas les appréciations subjectives des planteurs qui pourront nous renseigner sur ce point441. Peut-être aussi ce surcroît de mortalité est-il la conséquence de la conjoncture sucrière très favorable de cette période, qui marque l'apogée de la phase d'expansion post-esclavagiste et de la pénurie de main-d'œuvre qui affecte alors la Guadeloupe442 ; pour en profiter au maximum, les engagistes auraient "poussé" leurs Indiens avec une telle "ardeur" que ceux-ci seraient décédés en grand nombre. A ces possibles causes structurelles viennent probablement s'ajouter, de façon plus ponctuelle, les conséquences des pluies diluviennes de 1879 et 1880443, dont les effets sur la santé publique se font sentir jusqu'en 1881 et que l'on observe également, quoique de façon plus atténuée, sur la courbe de mortalité de la population créole. La dernière phase débute en 1884. elle se traduit d'abord par une très forte baisse jusqu'au début de la décennie 1890 (de 57,0 à 19,4 ‰ en 1891), puis le mouvement se poursuit de façon 438. Les planteurs estiment généralement qu'il faut attendre environ six mois avant que les Indiens s'acclimatent et qu'on puisse les affecter à tous les travaux de l'habitation ; ANOM, Gua. 56/399, rapport du commissaire à l'immigration du 22 août 1861. Mais il n'est pas certain que tous aient la possibilité ni d'ailleurs l'envie d'attendre ce délai. 439. Rappelons que, pour combler les vides creusés dans les ateliers par l'épidémie de choléra de 1865-66, le ministère ordonne de diriger prioritairement vers la Guadeloupe les convois au départ de l'Inde. Conséquence : alors qu'entre les campagnes 1860-61 et 1865-66, il n'était arrivé en moyenne que 1.008 immigrants par an, ils sont 4.098 en 1866-67. 440. Voir supra, chap. IX. 441. Après avoir commencé par trouver les immigrants venus par Calcutta "meilleurs" que les Tamouls, ils ne tardent pas à se plaindre de leur "mauvaise qualité" ; supra, p. 442. Supra, chap. III, et Ch. SCHNAKENBOURG, Darboussier, p. 40-41 et 130-131. 443. Ibid, p. 53


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plus ralentie jusqu'aux premières années du XXe siècle ; le taux moyen de mortalité, qui était de 61,4 ‰ de 1855 à 1885, tombe à 25,1 en 1886-91 et 24,4 entre 1892 et 1903. C'est tout d'abord la conséquence de l'arrêt de l'immigration ; il y a, certes, de moins en moins d'Indiens en Guadeloupe444, mais ils sont désormais complètement installés et acclimatés, et donc de plus en plus résistants aux agressions de toutes natures, microbiennes et autres, qui, antérieurement, décimaient les nouveaux arrivants. D'autre part, la seconde génération indienne, celle née dans l'ile, est encore considérée, juridiquement et statistiquement, comme immigrante jusqu'à sa majorité, mais elle est déjà totalement créole pour ce qui concerne l'ampleur et les causes des décès qui la frappent. Mais surtout, le phénomène le plus remarquable auquel on assiste au cours de cette dernière phase réside dans le mouvement de convergence des deux taux de mortalité, l'indien et le créole, le régime démographique des immigrants rejoignant celui du reste de la population dans un modèle guadeloupéen unique vers la fin des années 1880. C'est une évolution qui s'observe également à Surinam et dans les British West Indies à la même époque445, ou que l'on retrouvera beaucoup plus tard, au cours du dernier quart du XXe siècle, dans les populations issues de l'immigration en Europe ; elle constitue la preuve de l'enracinement et de la normalisation démographiques définitives des immigrants dans le pays d' "accueil".

b) Une natalité insuffisante pour compenser On mesure cette insuffisance à l'écart considérable qui existe sur le graphique n° 8 entre les deux courbes de la natalité et de la mortalité dans le groupe. Au moment où il est le plus important, en 1867 et 1868, il meurt respectivement 6,2 et 7,5 fois plus d'Indiens en Guadeloupe qu'il en naît446 ; il est vrai qu'il s'agit là d'années exceptionnelles sur le plan de la mortalité, et la différence est évidemment beaucoup moins grande sur l'ensemble de la période couverte par le graphique, mais entre 1855 et 1885, le nombre de décès est tout de même 4,2 fois plus élevé que celui des naissances447. Ce décalage est d'abord la conséquence de l'énorme surmortalité qui frappe cette population, certes, mais aussi du fait que la structure par sexes et par âges de celle-ci est totalement déséquilibrée, comme on peut le voir à travers les deux dernières colonnes du tableau n° 63. Avec une proportion moyenne de 24,2 % seulement dans la population indienne totale entre 1877 et 1901, il n'y a tout simplement pas assez de femmes pour assurer la reproduction du

444. De 20.157 en 1885 à 13.780 en 1905 et autour des 11.500 à la veille de la guerre. 445. Voir les statistiques des taux comparés de mortalité publiées respectivement par P. EMMER, Indians into Surinam, p. 91, pour cette colonie néerlandaise, et K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 218-219, pour la Guyana et Trinidad. 446. En 1867, 178 N et 1.113 D ; en 1868, 144 N et 1.091 D. 447. 23.087 D et 5.488 N ; tx M = 61,4 %, tx N = 14,6.


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groupe dans la génération des arrivants448, et avec 20,6 % d'enfants, il n'y a pas non plus suffisamment de futurs géniteurs pour l'assurer dans la génération suivante449, même s'il est vrai que sur l'ensemble de cette période, ces deux proportions tendent à s'élever lentement. Par comparaison, entre 1877 et 1889, le sex ratio de la population créole est équilibré, et il y a 33 % d'enfants. Une question se pose toutefois ici, à laquelle nous avouons ne pas être capable de répondre : à Surinam, où la proportion de femmes dans la population indienne est à peine moins déséquilibrée qu'en Guadeloupe, le taux de natalité au sein du groupe est très vite supérieur à celui de la mortalité450 ; comment expliquer cette différence ? Une fois l'immigration terminée, à partir de 1885, l'écart entre mortalité et natalité se réduit rapidement451. Il n'y a plus "que" 1,4 décès pour une naissance de 1888 à 1893, 1,6 entre 1896 et 1901 et 1,5 en 1912-14, contre 2,8 en 1885 ; et en 1891, pour la seule et unique fois pendant les soixante années comprises entre le commencement de l'immigration et la guerre, le nombre des naissances est même, exceptionnellement, très légèrement supérieur à celui des décès (335 contre 315). Ce mouvement de convergence des taux sur le long terme se retrouve dans toutes les autres colonies de la Caraïbe452. Mais malgré tout, jusqu'à la guerre, la natalité demeure constamment inférieure à la mortalité, preuve que cette population est encore très loin d'être stabilisée sur le plan démographique. Au-delà de 1914, nous ne disposons plus de la moindre information certaine sur le mouvement naturel de la partie indienne ou d'origine indienne de la population guadeloupéenne, mais il est probable qu'il est demeuré négatif pendant de longues années encore. Compte tenu de tout ce qui précède, de l'extrême viscosité des évolutions structurelles en matière de population et des extraordinaires difficultés rencontrées par les descendants de ces immigrants dans leur double projet d'ascension sociale et de créolisation et francisation453, on peut supputer que cette période de "basses eaux" s'est étendue sur deux générations après l'arrivée des derniers convois, soit jusqu'aux années 1930 ; c'est la durée habituelle nécessaire pour effacer les effets d'une catastrophe démographique, et tel est bien le cas de figure ici. Il est en tout cas significatif que le regretté Guy Lasserre, après une enquête extrêmement minutieuse sur le terrain et des comptages pratiquement famille par famille, ait estimé le nombre d' "Indiens" de la Guadeloupe à "une quinzaine de mille" au début des années 1950454, soit pas 448. Rappelons que plus de 70 % des immigrants arrivant à Moule dans les décennies 1860 à 1880 sont de sexe masculin ; supra, p. 514-516. 449. Ce qui explique probablement l'extrême faiblesse du taux de natalité en 1912 et 1914 (13,7 et 10,2 ‰ respectivement). 450. Voir tableau publié par P. EMMER, Indians into Surinam, p. 91. 451. De 1855 à 1885, tx M = 14,6 ‰, tx M = 61,4 ; de 1886 à 1893, tx N = 16,6, tx M = 25,5 ‰. 452. Très net à Surinam (P. EMMER, Indians into Surinam, p. 91) ainsi qu'en Guyana (L. POTTER, Population Trends, p. 65-67), il est par contre plus atténué à la Martinique (B. DAVID, Population martiniquaise, p. 163, annexe XV); 453. Infra, chap. XIX. 454. G. LASSERRE, Les "Indiens", p. 141.


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plus en chiffres absolus qu'un demi siècle plus tôt, mais certainement beaucoup moins proportionnellement à la population totale de l'île455 ; entre ces deux moments, il y a d'abord eu poursuite du mouvement de baisse pendant une trentaine d'années environ, avant que survienne une reprise qui s'est poursuivie ensuite régulièrement au cours des décennies suivantes456. * *

*

De 1854 à 1906, date du départ du dernier convoi de rapatriement, 42.900 Indiens sont arrivés en Guadeloupe et environ 10.500 y sont nés457. En face, 9.700 seulement ont été rapatriés458 et 13.300 sont encore présents dans l'île. La différence, soit environ 30.400 personnes, correspond à autant de décès. Tel est le bilan quantitatif accablant de l'immigration indienne en Guadeloupe ; ce n'est pas une statistique, c'est une hécatombe !

455. Rappelons qu'ils sont encore 15.610 en 1901 pour une population totale officiellement de 182.112 habitants, soit 8,6 % ; rapportés au chiffre du recensement de 1954 (229.120 h), les 15.000 "Indiens" comptabilisés par G. LASSERRE ne représenteraient plus que 6,5 % de la population guadeloupéenne. 456. SINGARAVELOU, Indiens de la Gpe, p. 82-86, par l'exploitation méthodique du recensement de 1967, arrive au chiffre de 23.165 personnes, soit 7,6 % de la population totale. Des estimations plus récentes, peut-être moins fondées scientifiquement mais reposant sur une excellente connaissance du milieu, porteraient la population d'origine indienne aux alentours des 40.000 à 50.000 personnes au début des années 1990, soit environ 10 à 12 % du total. 457. Soit 8.836 jusqu'en 1901, recensés dans les sources citées sous le tableau n° 63, p. 895 ; pour les années suivantes manquantes, nous avons supposé 220 naissances par an, moyenne des années 1896 à 1901, soit 1.760 en tout. 458. Justification de ce chiffre, infra, p. 1093-1094.


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CHAPITRE XVI

L'ABSENCE DE PROTECTION

L'une des principales raisons de l'immense souffrance des Indiens sur les habitations, des violences de toutes natures qu'ils subissent, du travail excessif qui les accable, de la surmortalité qui les ravage, réside dans le fait qu'ils sont pratiquement seuls face à leurs tourmenteurs/exploiteurs. Sauf en de très rares moments, ils ne peuvent compter sur la protection ni de l'administration, ni de la justice, ni du consulat britannique.

1. LES CARENCES DE LA PROTECTION ADMINISTRATIVE 1.1. Les organes et leurs fonctions a) La mise en place de la protection (1852-1859) La nécessité d'assurer aux immigrants une protection spéciale contre de possibles abus de leurs engagistes se fait sentir très tôt dans l'histoire de l'immigration, puisque dès 1852, l'article 36 du décret du 27 mars1 prévoit la création de syndicats ad hoc, chargés notamment de représenter les engagés dans leurs relations avec l'administration et la justice. En pratique toutefois, leur instauration effective est laborieuse. On rencontre, certes, des "syndics des immigrants" dans certaines communes dès la fin de 18542, mais aucun texte ne permet de savoir comment et par qui ils ont été instaurés. Il faut attendre l'arrêté gubernatorial du 28 août 18553 pour qu'il soit officiellement procédé aux premières nominations, mais sans pour autant créer les postes budgétaires correspondants ; on décide simplement que le commissaire à l'immigration et ses deux commis, plus tard sous-commissaires, instaurés quelques mois auparavant4, "sont nommés syndics de l'immigration". Mais on se demande à

1. Qui constitue, rappelons-le, le texte de base du droit interne français en matière d'immigration coloniale ; reproduit dans Recueil immigration, p. 6-14. 2. ANOM, Gua. 180/1116, rapports mensuels du commissaire à l'immigration des 5 décembre 1854 et 5 janvier 1855 ; il est notamment question du syndic de Saint-François. 3. Recueil immigration, p. 21-22 4. Respectivement par l'arrêté du 14 juin 1854 (ibid, p. 17-18) et la décision du Conseil Privé du 9 juin 1855 (ADG, 5K 59, fol. 53).


904 quoi ils peuvent bien servir, car, sur le terrain, ce sont uniquement les secrétaires de mairie qui, dans leurs communes respectives, font le travail, en application de l'arrêté local du 16 novembre 18555. Ces syndics communaux ne font pas partie du service de l'Immigration ; ils exercent leurs fonctions "sous la surveillance et la direction des maires", le commissaire à l'immigration n'a sur eux aucun pouvoir hiérarchique et ne correspond même pas directement avec eux. Il est clair toutefois qu'un tel système ne pouvait être que provisoire. Au cours des trois campagnes 1855-56 à 1857-58, 4.736 immigrants débarquent en Guadeloupe6, et les secrétaires de mairie, déjà fort occupés par la mise en œuvre de "l'organisation du travail"7, sont vite complètement débordés par l'ampleur de la tâche. L'administration supérieure de la colonie doit bien, alors, constater que "le développement donné à l'introduction des travailleurs étrangers … nécessite la création d'agents spéciaux uniquement affectés à la surveillance des immigrants". Tel est l'objet d'un nouvel arrêté gubernatorial, en date du 28 décembre 18588, qui décharge les secrétaires de mairie de leurs précédentes fonctions dans ce domaine et crée à leur place sept syndics de l'immigration, répartis en autant de circonscriptions comprenant "un certain nombre de communes contiguës suivant l'importance du nombre de travailleurs étrangers agglomérés dans ces localités"9. Enfin, l'arrêté du 24 septembre 1859 rattache ces syndics au service de l'Immigration et les place sous l'autorité du commissaire dirigeant celuici10.

b) Les syndics cantonaux, cheville ouvrière de la protection administrative des immigrants De 1858 à la fin de la décennie 1900, et sauf pendant la brève période de 1878 à 1881 où ils sont provisoirement supprimés11, l'action de l'administration en matière de protection des immigrants repose presque entièrement sur les syndics dits "cantonaux". Ce qualificatif leur

5. Art. 13 : "Indépendamment des syndics institués par l'arrêté du (28) août dernier, les secrétaires de mairie de chaque commune rempliront … les fonctions de syndics des immigrants telles qu'elles sont définies par l'article 36 du décret du 27 mars 1852" ; Recueil immigration, p. 26. 6. Dont 3.113 Indiens, 1.552 Congos et 71 Cap-Verdiens. 7. Voir supra, chap. II. Leur charge de travail est encore alourdie à partir de la fin 1857, en conséquence de "l'arrêté Husson" du 2 décembre de cette même année, qui renforce le contrôle de l'administration sur les travailleurs créoles et aggrave la répression à leur encontre. 8. Sur tout ceci, ADG, 5K 72, fol. 47-50, Conseil Privé du 28 décembre 1858 ; texte de l'arrêté dans Recueil immigration, p. 42-43. 9. 1) Basse-Terre, Saint-Claude, Gourbeyre, Baillif, Vieux-Habitants ; 2) Communes de la Côte-auVent comprises entre Vieux-Fort et Goyave ; 3) Lamentin, Sainte-Rose, Baie-Mahault ; 4) Petit-Bourg, Abymes, Gosier, Morne-à-l'Eau ; 5) Port-Louis, Anse-Bertrand, Petit-Canal ; 6) Moule, Sainte-Anne, Saint-François ; 7) Marie-Galante. 10. Art. 18 ; Recueil immigration, p. 59. 11. Sur cet épisode, voir supra, chap. XIII.


905 est attribué par l'arrêté gubernatorial du 19 février 186112, par opposition aux syndicats d'arrondissement créés par ce même texte, qui interviennent dans la protection judiciaire des immigrants et ne nous concernent donc pas ici13. En principe, il y a un syndicat par justice de paix, mais en fait leur nombre et leur étendue dépendent de l'importance de la population immigrante résidant dans les différentes communes. Les modifications sont assez fréquentes au cours de la décennie 1860, avant que l'administration se fixe définitivement à huit entre 1871 et 187814. Puis l'arrêté gubernatorial du 21 février 1881, rétablissant les syndicats cantonaux supprimés trois ans auparavant15, en recrée sept16, et leur nombre est finalement porté à huit à la fin de la décennie17, sans doute pour pouvoir mieux faire face aux conséquences des arrivées massives du début des années 188018. Au-delà, avec l'arrêt de l'immigration, le déclin de la population indienne de la Guadeloupe19 et bientôt celui du service de l'Immigration lui-même20 commence le repli ; après être demeuré à six pendant la majeure partie de la décennie 1890, le nombre de syndicats diminue progressivement par regroupements et suppressions, et les deux derniers disparaissent en 190821. En même temps, il y a de moins en moins de syndics titulaires ; pour économiser des postes budgétaires, leurs fonctions sont exercées, à Basse-Terre et Pointe-à-Pitre par les deux inspecteurs d'arrondissement22, et dans les petites circonscriptions où il y a peu d'immigrants,

12. Publié dans GO Gpe, 22 février 1861 ; dans la suite de ces développements, nous nous abstiendrons désormais de redonner systématiquement cette référence. 13. Nous y reviendrons dans le paragraphe suivant. 14. De 1858 à 1860, les sept énumérés supra, note 9. En 1861, la circonscription de l'Est de la Grande-Terre est démembrée, et Moule reçoit un syndic particulier. Deux ans plus tard, un nouveau syndicat est créé pour les communes de la Côte-sous-le-Vent, qui n'en avaient pas jusqu'alors. En 1867, les deux circonscriptions de Moule et Saint-François + Sainte-Anne sont de nouveau réunies en une seule. En 1869, le syndicat de la Côte-sous-le-Vent est supprimé et les communes dépendant antérieurement de lui sont rattachées à Basse-Terre. Enfin, en 1871, Deshaies, Pointe-Noire et Bouillante cessent de dépendre du syndic de Basse-Terre pour être de nouveau constituées en une circonscription particulière. Sur tout ceci, voir Annuaire de la Guadeloupe, 1859 à 1877, rubrique "Immigration", ainsi que CG Gpe, SO 1867, p. 565. 15. GO Gpe, 22 février 1881 ; dans la suite de ces développements, nous nous abstiendrons désormais de redonner systématiquement cette référence. 16. 1) Pointe-à-Pitre, Abymes, Gosier, Morne-à-l'Eau ; 2) Moule, Sainte-Anne, Saint-François ; 3) Capesterre, Trois-Rivières, Goyave ; 4) Lamentin, Baie-Mahault, Petit-Bourg, Sainte-Rose ; 5) PortLouis, Petit-Canal, Anse-Bertrand ; 6) Marie-Galante ; 7) Basse-Terre, Gourbeyre, Saint-Claude, VieuxFort, Baillif, Vieux-Habitants, Bouillante, Pointe-Noire, Deshaie. Les six premières sont dirigées par un syndic, celui de Basse-Terre par le sous-inspecteur de l'arrondissement. 17. Par création d'un syndicat particulier pour Saint-François ; arrêté gubernatorial du 7 janvier 1889, publié dans JO Gpe, 11 janvier 1889. 18. Entre les campagnes 1881-82 et 1884-85, 5.706 Indiens arrivent en Guadeloupe. 19. Qui passe de 21.805, son maximum, en 1883 à 11.421 en 1914 ; tableau n° 53, p. 20. Voir supra, chap. XIII. 21. Celui de Saint-François et un second, créé par regroupements successifs, rassemblant les cantons de Pointe-à-Pitre, Lamentin et Port-Louis ; il en est fait état dans l'Annuaire de la Gpe, 1906, p. 87, et ils ont disparu dans l'édition de 1909. 22. Sur ces deux inspecteurs et leurs fonctions principales, voir supra, chap. XIII.


906 comme Pointe-Noire et Marie-Galante, par de simples commis pendant quelques années avant d'être supprimées23. Les syndics cantonaux constituent l'échelon de bas du service de l'Immigration et l'élément moteur de la fonction essentielle de protection des immigrants qui lui est dévolue. Directement au contact des engagés, ils assurent l'interface entre ceux-ci, les planteurs et l'administration supérieure. Leurs attributions sont réglementées par les deux arrêtés gubernatoriaux des 19 février 1861 et 21 février 188124, et longuement explicitées dans la grande circulaire d'application de ce dernier texte, publiée deux mois plus tard par le directeur de l'Intérieur25 ; elles répondent à un double objectif, administrer et protéger. 1. Les syndics cantonaux participent tout d'abord à l'administration des immigrants quand ils sont sur les habitations. Leur intervention se situe ici dans quatre domaines. C'est, en premier lieu, par leur intermédiaire que les immigrants reçoivent divers documents administratifs prévus par les textes : au moment de leur arrivée en Guadeloupe, bulletin d'immatriculation et exemplaire leur revenant du contrat d'engagement ; ultérieurement, remise du "carnet de travail" de l'arrêté du 20 mars 1875, convocations devant la justice ou "l'autorité", etc. Il leur revient, d'autre part, de "veiller … à ce qu'aucun fait relatif à l'état des immigrants de leur circonscription ne leur reste étranger". Pour cela, ils doivent tenir et mettre à jour "avec le plus grand soin" les registres matricules particuliers de leur syndicat, en y inscrivant notamment les journées de travail effectuées par chaque immigrant, qu'ils doivent relever tous les trois mois au moins sur les registres des habitations, ainsi que "les différentes mutations qui se produisent dans l'effectif des ateliers", dont ils informent les maires des communes concernées. Tous les six mois, ils font parvenir à l'inspecteur de l'arrondissement dont ils dépendent un état numérique des immigrants de leur circonscription, accompagné d'un état nominatif des décès, ainsi qu'un relevé des journées de travail fournies par eux au cours du semestre.

23. Sur tout ce qui précède, voir l'évolution de la composition du service de l'Immigration telle qu'elle est publiée chaque année dans Annuaire de la Gpe, rubrique "Immigration". 24. Par contre, le décret du 30 juin 1890 (JO Gpe, 15 août 1890) ne contient rien de vraiment nouveau à cet égard ; il prévoit, certes, l'intervention des syndics dans de nombreux articles, mais pour ce qui concerne leur statut et le détail de leurs attributions, il se contente de reprendre les dispositions des deux arrêtés précités. 25. "Instructions générales pour l'exécution du service de l'immigration", 16 avril 1881, pu-bliées dans GO Gpe, 19 avril 1881.


907 En troisième lieu, les syndics cantonaux interviennent auprès ou aux côtés des immigrants dans tout un ensemble d'actes, de formalités et de démarches liées à leur engagement : ils reçoivent les déclarations d'option entre rapatriement et rengagement de ceux qui ont fini leur temps ; ils les assistent dans la passation des contrats de rengagement ou dans leur acceptation de transfert entre engagistes ; "ils valident par leur présence … les paiements faits par les caisses publiques aux immigrants illettrés" ; ils donnent aux engagés l'autorisation de s'absenter pour "faire valoir des droits hors des limites de leurs circonscriptions, soit en justice, soit auprès du commissaire à l'immigration" ; enfin, ils délivrent, "de concert avec l'engagiste", leur congé d'acquit aux travailleurs ayant terminé leur engagement. La dernière fonction administrative des syndics cantonaux consiste à surveiller "les irrégularités quelconques qui peuvent entraver le fonctionnement des ateliers". Ils doivent notamment s'assurer que les propriétaires n'emploient pas "des immigrants attachés par contrat sur des habitations étrangères" et qu'ils ont malgré tout recruté pour travailler chez eux ; dans ce cas, ils procèdent à la réintégration des travailleurs concernés "sur les propriétés aux ateliers desquelles ils appartiennent". Ils veillent d'autre part à ce que les immigrants qui, ayant fini leur engagement, ne sont pas en attente de rapatriement ou n'ont pas été autorisés à résider librement dans la colonie ont bien souscrit un contrat de rengagement. Toutefois, les syndics ne peuvent ici que constater les infractions dans ces deux domaines et en informer l'inspecteur d'arrondissement dont ils dépendent, à charge pour celui-ci de donner les suites judiciaires qui lui paraîtraient les plus appropriées. 2. La mission essentielle des syndics cantonaux consiste toutefois à assurer, conjointement avec le commissaire à l'immigration, pour une toute petite part, et les syndicats d'arrondissements, la protection des immigrants. Parce qu'ils sont des hommes de terrain, ce sont eux qui jouent le rôle principal à cet égard, par les renseignements qu'ils recueillent auprès des intéressés et qui constituent le plus souvent la base de l'information, et éventuellement de l'intervention, des autres instances chargées par ailleurs de cette protection. Le principal de leur fonction protectrice tient dans la surveillance qu'ils doivent exercer pour s'assurer que les planteurs remplissent exactement leurs obligations envers leurs engagés. Pour cela, ils doivent effectuer de "fréquentes tournées" sur les habitations. A chacune de ces tournées, ils entendent les immigrants, s'inquiètent de leurs besoins et reçoivent leurs plaintes. Ils se font communiquer les registres de l'habitation, afin de vérifier que toutes les indications relatives au paiement des salaires, aux journées effectuées et aux retenues autorisées y sont régulièrement portées. Ils s'assurent que chaque immigrant est bien pourvu d'un carnet de travail et qu'il est régulièrement mis à jour tous les mois ; ils s'appliquent par ailleurs à faire disparaître "l'habitude vicieuse" contractée par un grand nombre d'engagistes de conserver par devers eux les carnets de leurs travailleurs. Ils vérifient que les immigrants reçoivent une nourriture "abondante et saine" ainsi que les soins médicaux ad hoc en cas de ma-


908 ladie ; en particulier, ils tiennent la main à ce que les habitations soient munies d'une infirmerie "convenablement installée et approvisionnée", qu'elles aient souscrit un abonnement avec un médecin et que celui-ci effectue régulièrement les visites prévues. Sur tous ces points, les syndics remplissent d'abord une "mission de conciliation". En cas de contestation, ils doivent s'efforcer "avec fermeté mêlée de modération, … de maintenir l'harmonie entre le propriétaire et ses travailleurs", de façon à parvenir à une solution amiable. Mais si cela s'avère impossible, il leur appartient de saisir alors, selon les cas, le juge de paix, le syndicat protecteur de l'arrondissement ou le chef du service de l'Immigration, pour suite administrative et/ou judiciaire à donner. Surtout, il leur appartient de transmettre au parquet les plaintes portées par les immigrants à l'encontre des engagistes pour les délits et contraventions commis par ceux-ci à leur préjudice ; ici, ils doivent toutefois agir "avec discernement" et ne saisir les tribunaux "qu'après s'être assurés de la réalité, ou tout au moins de la probabilité", des actes en question26.

c) Les pouvoirs très limités du chef du service de l'Immigration Le chef du service de l'Immigration, commissaire jusqu'en 1878, protecteur à partir de 188127, participe également à la protection des immigrants, mais son intervention dans ce domaine est secondaire pour lui et accessoire pour eux. En effet, bien qu'il dispose théoriquement d'une compétence générale sur toutes matières relatives à l'immigration, ses pouvoirs réels d'intervention sont extrêmement limités. Sa principale mission est d'effectuer, mais selon une périodicité qui n'est pas précisée, des tournées sur les habitations, afin de "veiller à ce que les règlements sur l'immigration reçoivent partout leur exécution (et) s'assurer que les engagistes s'acquittent de toutes leurs obligations envers les engagés, et réciproquement que ceuxci satisfont aux obligations qu'ils ont consenties". C'est à ce simple rôle d'observateur que se bornent ses compétences en matière de protection des immigrants. Il n'a pas la possibilité de sanctionner directement et immédiatement les infractions et abus constatés. L'arrêté du 19 février 1861 dispose expressément qu' "il ne peut exercer par lui-même aucune action de police administrative ou judiciaire sur les immigrants"28. Quant à ce qui concerne les manquements des engagistes, il n'a même pas le pouvoir de saisir les tribunaux des faits dont il a eu connaissance ; il doit seulement en informer le syndicat protecteur d'arrondissement territorialement compétent, qui, seul, peut déclencher l'action publique29.

26. Sur tout ce qui concerne l'intervention des tribunaux dans les relations entre engagistes et engagés, voir paragraphe suivant de ce chapitre. 27. Sur cette évolution, voir supra, chap. XIII. 28. Sur tout ce qui précède, voir art. 45 de cet arrêté. 29. Art. 50 de ce même texte.


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1.2. Les Indiens sans protection Que ce soit au début ou à la fin de la période d'immigration, avant 1878 ou après 1881, le système de protection administrative des immigrants en vigueur dans les colonies sucrières en général et en Guadeloupe en particulier donne lieu à des critiques nombreuses, continuelles et convergentes ; deux mots suffisent à résumer tous les propos tenus à ce sujet : négligence et indifférence.

a) L'administration négligente Les fonctionnaires du service de l'Immigration, et plus particulièrement les syndics cantonaux, ne mettent aucune espèce d'ardeur à l'accomplissement des nombreuses missions que leur confient les textes. Et tout d'abord, ce que la circulaire de 1881 considère comme leur tâche fondamentale, car constituant la base même de toute leur activité : la tenue des registres matricules. Le texte leur recommande de le faire "avec le plus grand soin", puisque c'est à partir de ces documents que pourront par la suite être établis de façon incontestable les droits des Indiens30. Or, c'est tout le contraire qui se produit, et divers rapports de l'inspection des Colonies à l'extrême fin du siècle donnent à ce propos des informations accablantes31. D'une façon générale, les registres conservés au siège des syndicats sont non seulement mal tenus, mais même mal conçus ; certains font double emploi, d'autres au contraire laissent des vides entre eux. L'enregistrement des faits qui devraient y être portés est très incomplet, irrégulier et approximatif ; il est effectué avec retard, beaucoup d'évènements importants pour la "carrière" administrative des immigrants n'y figurent pas ; enfin, aucun effort n'est fait pour contraindre les engagistes à effectuer les déclarations qu'ils devraient faire sur le devenir des Indiens résidant sur leurs habitations (naissances, décès, rengagements, congés, etc). Conséquence : ces matricules sont le plus souvent inutilisables pour faire postérieurement une recherche précise ; ceux de BasseTerre, en particulier, sont si mal tenus que "l'on se trouve aujourd'hui dans l'impossibilité d'établir la situation des Indiens résidant dans le syndicat". A tout ceci viennent s'ajouter les effets de la destruction par un incendie de cinq registres du syndicat de Pointe-à-Pitre, dans lesquels figuraient 7.660 Indiens dont on ne peut plus rien savoir. A côté, les matricules généraux ne donnent pas plus satisfaction. Il y a souvent défaut de concordance entre celui de 30. GO Gpe, 19 avril 1881. 31. ANOM, Gua. 59/412, rapports de l'inspecteur des Colonies Phérivong sur les syndicats de Capesterre (n° 32A) et de Pointe-à-Pitre (n° 32B), ainsi que sur la direction du service, à Basse-Terre (n° 32C), janvier à mars 1897 ; Gua. 56/397, rapport d'ensemble de l'inspecteur général des Colonies Espeut sur le service de l'Immigration de la Guadeloupe, 27 mars 1897, résumant les principales observations et conclusions des rapports Phérivong précités.


910 Pointe-à-Pitre et les matricules syndicaux, avec comme conséquence que "toutes sortes de lacunes existent dans les actes individuels". On a ouvert à la direction du service, à Basse-Terre, un second matricule général, mais, outre le fait qu'il fait double emploi avec le précédent, il est tellement mal conçu et mal tenu qu'il ne permet aucun contrôle. Compte tenu de ce qui précède, il n'est pas surprenant que les autres tâches administratives du service soient également très mal remplies. Les documents que les syndics doivent établir et/ou transmettre à leur hiérarchie sont souvent erronés, incomplets ou expédiés avec retard32. Les relevés semestriels des journées de travail et d'absence se contentent le plus souvent de reprendre les chiffres fournis par les engagistes33, sans aucune vérification de la part de l'administration34 ; il semble même que cette obligation ait été totalement négligée au cours de la décennie 187035, puis, après une brève période d'observation stricte en conséquence de la circulaire de 1881, elle est de nouveau très mal respectée à la fin du siècle36. Il en va apparemment de même pour ce qui concerne les rapports semestriels des syndics, dont on ne peut pratiquement rien tirer de précis et d'utile ; il est clair que l'administration n'y attache aucune importance37. Enfin, les habitations des engagistes ne sont que trop rarement inspectées, et souvent même pas du tout, que ce soit avant de recevoir des immigrants, pour s'assurer que les engagistes sont bien en mesure de remplir leurs obligations à leur égard38, ou après, pour surveiller la façon dont les engagés sont traités39. Nous ne sommes pas renseignés sur l'ampleur des défaillances de l'administration dans ce domaine pour ce qui concerne la Guadeloupe, mais à la Martinique, où un arrêté local du 7 juin 1875 institue des inspecteurs pour visiter les habitations au moins deux fois par an, sept visites seulement sont effectuées en 1876 et 76 en 1877, alors qu'on compte plus de 560 plantations de canne dans l'île40 ; en outre, les registres de ces tournées sont mal conservés, mal tenus et insuffisamment précis41.

32. CG Gpe, SO 1871, p. 297, "un membre" anonyme ; ANOM, Gua. 55/395, liasse "Organisation du service", rapport de la commission sur la réforme du service de l'Immigration, 15 septembre 1874. 33. CG Gpe, SO 1867, p. 549, et SO 1868, p. 412, rapports de la commission de l'immigration. 34. Voir par exemple l'incident survenu en Guyane à propos du décompte de Narayanin, en 1880, relaté supra, note 419 du chap. XV. 35. La circulaire du 16 avril 1881 parle pudiquement à ce propos d' "une obligation qui semble avoir été perdue de vue pendant ces dernières années". 36. ANOM, Gua. 59/412, rapports de l'inspecteur des Colonies Phérivong sur les syndicats de Capesterre et Pointe-à-Pitre, janvier et mars 1897. 37. Ibid, id°. 38. ANOM, Mar. 32/276, consul Lawless à gouverneur Aube, 14 juillet 1880. 39. CG Gpe, SO 1872, p. 178, "un membre" ; IOR, P 2975, p. 110, et P 2976, p. 979, J. Grant, protecteur des émigrants de Calcutta, à gouvernement du Bengale, 27 décembre 1886 et 23 mai 1887, après avoir interrogé deux groupes de rapatriés à leur retour des Antilles. 40. Statistiques coloniales, années citées. Evidemment, toutes ne sont pas de grandes propriétés employant des Indiens, mais même si la moitié seulement d'entre elles sont dans ce cas, on mesure toute l'étendue des carences du service dans ce domaine. 41. ANOM, Mar. 41/345, 1er rapport de l'inspecteur des Colonies Michaud sur le service de l'Immigration de la Martinique ("Observations au sujet des tournées … par les inspecteurs mobiles"), 1878.


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b) Indifférence et passivité Ce n'est pas dans les colonnes de quelque journal radical sous la Troisième République triomphante que l'on trouve la dénonciation la plus virulente des carences de l'administration en matière de protection des immigrants, mais sous la plume du comte de ChasseloupLaubat, ministre de la Marine et des Colonies de Napoléon III, dans une lettre particulièrement courroucée aux gouverneurs concernés42. Après leur avoir rappelé qu'il a déjà attiré à plusieurs reprises leur attention sur cette question, il laisse brutalement tomber une condamnation sans appel : "Des faits graves qui se sont récemment produits dans certaines colonies me donnent lieu de craindre que ces recommandations ne soient pas partout observées avec une vigilance suffisante. J'ai le regret de constater que dans (ces) colonies …, les sévices les plus graves exercés fort longtemps par des propriétaires sur leurs travailleurs n'ont été révélés à l'administration locale que par l'intervention de la justice, tandis qu'avec les moyens d'information dont elle dispose, l'administration aurait dû être immédiatement informée de ces actes odieux et en prévenir au moins le renouvellement". Bien sûr, il entre dans cette lettre une bonne part d'opportunisme. Sa date même n'est pas innocente ; nous sommes alors au moment où, en Inde, l'administration de Pondichéry éprouve les pires difficultés à faire démarrer l'application effective de la convention de 1861 face à l'obstruction des autorités anglo-indiennes43. Cette missive a donc aussi pour objectif de montrer en cas de besoin aux Anglais à quel point la France se préoccupe du sort de "leurs" Indiens émigrés dans ses colonies. Mais il reste que, ce faisant, le ministre met le doigt sur l'un des aspects les plus détestables de l'inaction des administrations coloniales relativement à la protection des immigrants qui se trouvent sous leur juridiction : l'indifférence et la passivité. D'ailleurs, à supposer que son intervention soit destinée aussi à impressionner favorablement le gouvernement britannique, c'est raté ; par ses propres canaux d'information, celui-ci arrive exactement aux mêmes conclusions que son homologue français44. Globalement, en effet, les Indiens ne sont que très faiblement protégés contre les excès et abus de toutes sortes de leurs engagistes. Pourtant, l'administration dispose des moyens nécessaires pour le faire. L'engagiste qui ne remplit pas ses obligations peut, dans un premier

42; ANOM, Géné. 125/1093, M. Col. à gouverneur Antilles, Guyane et Réunion, 13 septembre 1865. 43. Supra, chap. VIII. 44. IOR, P 2727, consul Lawless à FO, 14 novembre 1885, rapport sur la situation des Indiens à la Martinique. "Most of the faults then complained of in the Immigration Service … (are) to be imputed less to … the Immigration Laws in force here, than to the laxity of their application and to the insufficiency, if not to the wilful inaction, of the present Immigration staff".


912 temps, être mis en demeure par le chef du service de l'Immigration de se mettre en règle dans un délai déterminé ou de céder son contrat ; s'il ne s'exécute pas, le commissaire à l'Immigration jusqu'en 1860, puis le syndicat protecteur de l'arrondissement au-delà, peuvent alors, avec l'approbation du directeur de l'Intérieur, poursuivre d'office la résiliation de l'engagement devant les tribunaux45, et les immigrants sont redistribués à d'autres planteurs. Eventuellement, cet engagiste peut même être radié, temporairement ou définitivement, de la liste des demandeurs d'immigrants46. Mais en pratique, ces textes sont peu et mal appliqués. Non, certes, que les réclamations des engagés contre leurs employeurs ne reçoivent jamais satisfaction, mais il s'agit soit, très généralement, de petits problèmes auxquels une simple observation verbale de l'administration suffit pour apporter une solution47, soit au contraire de bien grands scandales susceptibles de provoquer des troubles graves au sein de la population immigrante. Mais, même si les archives sont incomplètes, les interventions de ce second type semblent extrêmement rares. Nous n'avons trouvé trace que d'un très petit nombre d'affaires dans lesquelles l'administration a fait usage jusqu'au bout des moyens réglementaires à sa disposition à l'encontre d'engagistes ne respectant pas leurs obligations48 ; ceci paraît tristement révélateur de l'étendue des carences des pouvoirs publics locaux en matière de protection des Indiens49. Au cœur même des critiques adressées à l'administration à ce sujet se trouvent les syndics cantonaux. A en croire les nombreuses plaintes dont ils font l'objet, ils ne remplissent pas leur mission, ne protègent pas les immigrants, ou mal, repoussent leurs réclamations, n'interviennent pas en leur faveur ; en conséquence, les Indiens n'ont aucune confiance en eux, et, lorsqu'ils veulent se plaindre, préfèrent se rendre directement auprès du commissaire ou du

45. Art. 21 de l'arrêté du 16 novembre 1855 ; art. 29 de l'arrêté du 24 septembre 1859 ; art. 48 de l'arrêté du 19 février 1861 ; art. 127 du décret du 30 juin 1890. 46. Art. 7 de l'arrêté de 1859, art. 8 de l'arrêté de 1861, art. 12 du décret de 1890. 47. Souvent de simples affaires d'insuffisance ou de mauvaise qualité temporaires de la nourriture ou du logement ; ANOM ; Gua. 180/1116, rapports des 8 juillet 1855, 13 février et 23 juillet 1856, 26 septembre 1857 ; Gua. 56/399, rapports des 8 février 1859, 15 août 1862 ; Gua. 59/411, chef du service de l'Immigration à directeur de l'Intérieur, 22 mars 1882. 48. ANOM, gua. 56/399, rapport du 10 octobre 1859 (on a obligé un propriétaire de Sainte-Rose qui, faute de moyens, ne fournissait plus aucune prestation à ses immigrants, à les céder à deux autres planteurs) ; Gua. 180/1116, rapports des 11 octobre 1859 (on va poursuivre en justice la résiliation du contrat d'un engagiste de Marie-Galante qui n'a plus les moyens de remplir ses obligations), 26 février 1862 (idem un planteur des Abymes qui ne peut plus payer ses immigrants), 25 février 1864 (on a retiré ses Indiens à un engagiste de Petit-Canal qui se trouvait dans la même situation). Plus les trois affaires Hurel, Danjoy et Chapp de Retz, sur lesquelles voir supra, p. 829-831. 49. Notons toutefois que tout ceci ne se limite évidemment pas au seul service de l'Immigration, ni à la seule Guadeloupe. Le même genre de comportement se retrouve pratiquement à l'identique dans toutes les administrations du XIXe siècle chargées d'assurer une protection aux "petits" contre les "grands". Ainsi, par exemple, l'inspection du travail pour ce qui concerne l'application des lois sociales en métropole, au moins jusqu'en 1892 ; voir à ce sujet V. VIET, Aux origines de l'inspection du travail au XIXe siècle. L'inspection de 1892 à 1914, thèse d'Histoire contemporaine, IEP Paris, 1992, p. 237-270.


913 sous-commissaire, quelle que soit la longueur du trajet, car ils pensent que là, au moins, on les écoutera. Multipliées au cours des décennies 1860 et 187050, ces attaques contre l'institution syndicale sont, nous le verrons, en grande partie excessives et suspectes, dans la mesure où elles s'inscrivent dans une vaste campagne des planteurs visant à obtenir sa suppression51, qui interviendra effectivement en 1878, mais la réalité de fond de ce qu'elles révèlent n'est, par contre, guère douteuse : globalement, les syndics cantonaux sont inefficaces. D'ailleurs, après leur rétablissement, trois ans plus tard, les plaintes à leur encontre ne tardent pas à reprendre et se poursuivent pratiquement jusqu'à la disparition du statut d'immigrant52. Toutefois, les syndics sont loin d'être seuls responsables de ce manque de protection dont se plaignent les Indiens. De 1878 à 1881, il n'y en a plus en Guadeloupe, et pourtant la situation ne s'améliore pas, bien au contraire53 ; à la Martinique, où le système a beaucoup varié et où on a expérimenté plusieurs formules très différentes au cours du quart de siècle ayant suivi l'entrée en vigueur de la Convention54, les immigrants ne sont pas mieux protégés ni les plaintes moins vives55. Quant au commissaire à l'immigration, puis l'inspecteur et le protecteur des immigrants qui lui succèdent à la tête du service en 1878 et 1881 respectivement, il ne semble pas que, quoiqu'en disent les détracteurs des syndics, ils soient beaucoup plus réceptifs qu'eux aux doléances des Indiens. Pour eux, les immigrants sont en général bien traités sur les habitations de la Guadeloupe, les planteurs respectent leurs obligations et les réclamations à leur encontre sont le plus souvent infondées56 ; si certains se plaignent, malgré 50. Sur tout ce qui concerne le débat à propos des syndics cantonaux et leur avenir dans les années 1860 et début de la décennie 1870, voir CG Gpe, SO 1864, p. 294-299, ensemble de la discussion ; SO 1867, p. 547-551, rapport de la commission de l'immigration, et p. 551-560, discussion ; SO 1868, p. 412, rapport de la commission de l'immigration ; SO 1870, p. 94, renvoyant à une discussion de l'année précédente ; SO 1871, p. 296-297, ensemble du débat ; SO 1872, p. 178, idem ; SO 1874, p. 438-444, rapport de la commission de l'immigration ; SO 1875, p. 121-130, ensemble de la discussion. Ainsi que ANOM, Gua. 55/395, liasse "Organisation du service", rapport de la commission sur la réforme du service de l'Immigration, 15 septembre 1874. 51. Voir infra, p. 918-823. 52. Progrès, 29 août 1883 ; ANOM, Gua. 56/399, "Humble pétition" des Indiens de la Guadeloupe, 14 novembre 1884 ("Nous n'avons aucune confiance dans les syndics") ; IOR, P 2526, p. 419, J. Grant, protecteur des émigrants de Calcutta, à gouvernement du Bengale, 31 mars 1885, après interrogatoire des rapatriés par le British Peer ; IOR, P 3214, p. 1001, mémorandum Japp sur la situation des Indiens de la Guadeloupe, 1887 ; La Vérité, 12 mars 1893 ; Rapport Comins, p. 10 ; CG Gpe, SO 1907, p. 46, intervention Saverdat, et SO 1908, p. 154, intervention Jean-François. 53. CG Gpe, SO 1878, p. 74-75, intervention Souques ; SO 1879, p. 167/168, rapport de la commission de l'immigration ; Progrès, 1er décembre 1880 54. De 1861 à 1871, syndics cantonaux ; de 1871 à 1875, la protection des Indiens est confiée aux commissaires de police ; de 1875 à 1881, création de deux inspecteurs mobiles ; en 1881, rétablissement des syndics. 55. ANOM, Mar. 130/1176, document n° 2, mémoire du consul Lawless à l'administration locale sur la situation des Indiens de l'île, 7 mars 1874 ; IOR, P 3214, p. 996, rapport du même au gouvernement de l'Inde sur le même sujet, 6 septembre 1887. 56. ANOM, Gua. 180/1116, rapports mensuels du commissaire à l'immigration des 9 juin 1855, 7 et 23 juillet 1856, 5 août 1856 (les planteurs respectent "religieusement" leurs obligations), 22 février 1859 ("En général, on pourrait plutôt reprocher aux engagistes trop de faiblesse que de la sévérité dans leur administration"), 4 mai 1859 (les engagés bénéficient d'une "direction paternelle" et de "soins éclai-


914 tout, c'est soit qu'ils sont fainéants et font preuve de mauvaise volonté57, soit qu'ils subissent l'influence délétère de "meneurs", et il est alors normal de leur envoyer la police ou la gendarmerie pour mettre fin à leur "insubordination"58. C'est donc, en réalité, essentiellement l'indifférence au sort de ceux qu'ils sont théoriquement chargés de protéger qui domine chez les agents du service de l'Immigration, et il se produit parfois que cette indifférence ait des conséquences graves pour des malheureux dont le seul tort a été de leur faire confiance. Bien sûr, il y a le cas de ces Indiens torturés et assassinés par leurs engagistes sans que l'administration s'en émeuve, mais il n'est pas nécessaire d'aller jusqu'à des événements aussi dramatiques pour mesurer toute l'étendue des effets de sa passivité ; même quand il n'est pas question de mauvais traitements, de pauvres vies peuvent basculer brutalement parce que quelques fonctionnaires n'ont pas fait leur travail. Voici l'exemple de Taylamé, une Indienne arrivée en Guadeloupe en décembre 1881 et dont les tribulations sont exposées en plein Conseil Général par un élu républicain à l'appui d'une attaque en règle contre les pratiques de l'administration dans ce domaine59. Attribuée à Pauvert, l'usinier de Sainte-Marthe, Taylamé effectue ses cinq années d'engagement sans encombres ni, dit-elle, sans absences et, à partir de décembre 1886, attend donc sa libération. Mais comme elle ne voit rien venir, elle va, deux mois plus tard, voir le syndic de Moule, dont dépend alors encore Saint-François, pour lui demander son congé. Mais celui-ci lui répond qu'il ne peut rien faire pour elle sans son carnet d'immigrante, mais comme Pauvert l'a conservé par devers lui, elle est "renvoyée à son propriétaire pour faire constater si elle avait fourni le temps nécessaire pour sa libération". Mais l'usinier se contente de lui répondre : "C'est bon, nous réglerons cela plus tard", et il la renvoie sur son habitation. En juillet, comme Pauvert prétend l'obliger à se rengager, elle déserte et se rend à Pointe-à-Pitre, où quelques jours plus tard, sur plainte de celui-ci, elle est arrêtée pour vagabondage et reconduite à Saint-François. Un peu plus tard, on

rés"), 15 août 1862 ; Gua. 56/399, rapports des 8 janvier 1859 ("Administration paternelle"), 10 octobre 1859, 10 novembre 1860, 15 août et 6 novembre 1862 ; Gua. 56/398, gouverneur Laugier à M. Col., 9 décembre 1884 (les Indiens sont très bien traités en Guadeloupe et l'administration surveille de près les engagistes) ; Gua. 59/411, chef du service de l'Immigration à directeur de l'Intérieur, 17 mai 1890 ("Les engagistes s'ingénient à les satisfaire"), 13 juillet 1892, 31 août 1893. 57. ANOM, Gua. 56/399, gouverneur Bontemps à M. Col., 26 décembre 1859 : "Le moindre prétexte se traduit chez eux par des réclamations contre l'engagiste" ; Gua. 56/398, gouverneur Laugier à M. Col., 9 décembre 1884. exemple de ce que l'administration considère comme de la mauvaise volonté : ces Indiens qui osent se plaindre qu'on leur donne des vivres du pays à la place du riz, comme prévu par leurs contrats ; ANOM, Gua. 180/1116, rapport du 4 mai 1859. au même moment, le commissaire à l'immigration de la Martinique n'hésite pas à écrire : "En général, ces plaignants ne sont que le rebut des ateliers, des gens fainéants ou malades, qui désertent les habitations sans motif ; leurs plaintes, examinées avec soin (!?), ne sont presque jamais fondées" ; ANOM, Mar. 130/1170, rapport au directeur de l'Intérieur du 10 mars 1859. 58. ANOM, Gua. 180/1116, rapports des 6 février, 7 avril et 5 octobre 1855, 1er février, 8 mai, 26 septembre et 10 octobre 1857, 7 septembre 1858, 22 février, 8 avril et 7 juin 1859, 15 août et 6 novembre 1862, 27 août 1863 ; Gua. 56/399, rapports des 8 janvier et 8 juillet 1859. 59. Sur tout ce qui suit, CG Gpe, SO 1887, p. 656-658, intervention Danaë.


915 apprend que, dans des circonstances sur lesquelles nous ne savons rien, elle a signé un contrat de rengagement au profit de Pauvert. Pour le conseiller Danaë, tous les échelons du service de l'Immigration sont mouillés dans cette histoire : le syndic de Moule, qui aurait dû s'assurer que Taylamé détenait bien son livret au lieu de la laisser entre les mains de son engagiste, celui de Pointe-à-Pitre qui a ordonné son arrestation sans aucune vérification à peine reçue la plainte de Pauvert, et l'inspecteur de l'arrondissement qui l'a rendue à son employeur sans même prendre la peine de l'interroger auparavant. Surpris de cette attaque, le directeur de l'Intérieur bredouille quelques explications confuses, dont il ressort que l'intéressée n'avait, en réalité, pas fini son engagement60, qu'elle a beaucoup varié dans ses déclarations tout au long de l'affaire, et que, finalement, elle s'est rengagée de son plein gré ; connaissant les pratiques des Pauvert à l'égard de "leurs" Indiens61, on peut en douter. Venue théoriquement pour cinq ans en Guadeloupe, Taylamé a-t-elle revu l'Inde un jour ? Sans doute la Guadeloupe n'est-elle pas un cas unique en matière d'absence de protection des immigrants. Ceux-ci ne sont réellement bien protégés dans aucune colonie sucrière de la Caraïbe, mais ailleurs, on a au moins essayé ; ainsi en Guyane britannique et à Trinidad, des efforts sérieux sont entrepris tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle pour améliorer leur situation à cet égard, et sur le long terme ces efforts sont globalement couronnés d'un certain succès62. Nous n'avons malheureusement rien décelé de comparable en Guadeloupe ; les Indiens ne sont pas mieux protégés dans les années 1890 que quarante ans plus tôt. Finalement, sauf en de rares moments et pour de rares fonctionnaires, l'ensemble de l'administration coloniale, du gouverneur en personne jusqu'au dernier commis, en passant par le directeur de l'Intérieur et tous les échelons intermédiaires du service de l'Immigration, s'est rendue entièrement et sciemment complice par omission du calvaire subi par les Indiens en Guadeloupe, et donc, ce faisant, coupable quelque part de non-assistance à personnes en danger.

1.3. Les causes : l'obstruction des planteurs a) Le rejet de principe de toute protection spécifique des immigrants La raison de fond de la situation que nous venons de décrire réside dans l'obstruction totale et bornée des planteurs ; ils ne veulent tout simplement pas entendre parler de protection particulière en faveur des immigrants, sous quelque forme que ce soit. A leurs yeux, d'ail-

60. Il lui restait, dit-il, 69 jours à faire. La façon dont il présente ce temps et le contexte de son intervention montrent clairement que, malgré les instructions formelles de la circulaire de 1883, on continue, sur les habitations de Sainte-Marthe, à imposer aux Indiens 1560 jours de travail effectif au lieu des 5 ans de date à date prévus par la Convention, et que le syndic laisse faire. 61. Supra, p. 823-825. 62. K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 167-196.


916 leurs, une telle protection est inutile ; l'esprit de charité qui les anime et les mœurs patriarcales simples qu'ils affectionnent les conduisent tout naturellement à traiter "leurs" Nègres et "leurs" Indiens avec le plus grand soin63. Le système en vigueur aux Antilles françaises est donc excellent64, et toute intervention de l'administration pour faire respecter les droits des immigrants n'est donc que la manifestation déplacée d'un détestable esprit tracassier65, voire même d'une véritable inquisition judiciaire66. Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que les relations entre les fonctionnaires du service de l'Immigration et les engagistes "accusent une certaine aigreur"67. Le plus souvent, cette opposition aux contrôles de l'administration demeure dans les limites du raisonnable68,

63. Car telle est bien, effectivement, la vision que les Grands-Blancs sucriers ont d'eux-mêmes plus d'un quart de siècle après l'Abolition, comme le montre ce passage complètement surréaliste du "roman de mœurs coloniales" publié en 1885 par un membre proche de l'entourage de Souques. Sur l'habitation L'Espérance, à Petit-Bourg, la marquise de Téméricourt, descendante d'une des plus anciennes familles blanches de la Guadeloupe, ordonne qu'on lui amène "ses" Nègres et "ses" Indiens malades pour les soigner ; son fils lui ayant fait remarquer "encore une fois qu'(elle n'a) plus ni Nègres ni Indiens", elle répond que c'est vrai "par la loi et par M. le procureur général", mais qu'ils lui "appartiennent toujours par l'affection et la charité". Pendant ce temps "ses Nègres et ses Indiens … défilaient devant son fauteuil" ; ne reculant devant aucun geste propre à soulager leurs souffrances, "elle défaisait les bandes, examinait les plaies, les lavait et les pansait elle-même" ; on imagine les délicates mains fines et diaphanes de Mme la marquise manipulant sans sourciller les plaies répugnantes et les ulcères purulents de ces pauvres diables, noirs comme du charbon évidemment pour augmenter encore l'effet de contraste ! Et ainsi de suite pendant encore une pleine page pour les fiévreux, les anémiés, les négrillons, etc. "Il est regrettable, Madame, s'exclame un visiteur, lui-même créole, que les philanthropes d'Europe, qui nous jugent si mal, n'assistent pas à ce que nous venons de voir : une grande dame soignant elle-même les malades et les enfants de son habitation" ; R. DE BEAUVALLON, Hier ! Aujourd'hui ! Demain ! ou les agonies créoles, Coulommiers, Impr. Brodard et Gallois, 1885, p. 14-15. 64. Rapport Comins, p. 2. "The majority of French planters … are firmly persuaded that their system is as nearly perfect as possible, and … would be opposed to any innovation … calculated to give the immigrant any independence of action". 65. Voir par exemple la façon indignée dont l'Echo, 1er juin 1880, rend compte de l'enquête ouverte à l'encontre de Paul Dormoy, propriétaire de l'habitation Bois Debout, à Capesterre. Comment peut-on faire cela à un homme qui "appartient à l'une des familles les plus honorables du pays", qui "est riche et traite exceptionnellement ses Indiens" et qui a "l'estime sinon l'affection de tout le pays" ? En réalité, derrière lui, ce sont tous les grands propriétaires de la Guadeloupe que l'on cherche à atteindre. Rappelons malgré tout que, même si l'enquête se termine par un non-lieu, Dormoy est un moment soupçonné d'homicide. 66. Ainsi que s'en plaint Amédée Pauvert, le propriétaire de Sainte-Marthe, lorsque le parquet ouvre une enquête pour mauvais traitements à Indiens (qui ne donnera rien en raison de la peur qui règne sur les habitations du domaine); ANOM, Gua. 188/1144, rapport du procureur général Baffer au gouverneur, 20 juin 1865. 67. Comme l'écrit par euphémisme le commissaire à l'immigration à propos des rapports entre le syndic de Saint-François et Pauvert ; ANOM, Gua. 180/1116, rapport du 5 janvier 1855. 68. Ibid, rapport du 13 février 1856 : sur l'habitation Reiset, aux Abymes, "cet habitant m'a déclaré formellement qu'il ne me reconnaissait pas et qu'il ne reconnaissait pas à l'administration le droit de surveiller ses travailleurs" ; néanmoins, il n'a pas empêché le commissaire Huguenin de faire son inspection.


917 mais il arrive parfois que les choses tournent mal69. Les planteurs peuvent à la rigueur admettre qu'un dispositif spécifique de protection des immigrants ait été justifié aux tous débuts de l'immigration70, mais à partir de la fin des années 1860, "maintenant que des Indiens … résident ici (depuis) douze ans, que cette population, en grande partie, connaît notre langue, ses droits et ses devoirs …, qu'elle sait parfaitement à qui s'adresser quand elle se croit opprimée, le besoin d'une protection spéciale devient moins nécessaire … En résumé, l'immigrant n'a pas besoin de protecteur spécial en l'état actuel"71, et le mieux est de le replacer "dans le droit commun"72, en clair de supprimer toute protection. Sous cette forme extrême, l'opposition des planteurs au contrôle de l'administration sur les conditions de vie et de travail des immigrants disparaît presque totalement après 1870 ; son dernier avatar se situe en 1887, quand le conseiller général Lignière, dur entre les durs et réactionnaire entre les réactionnaires, propose, mais sans succès, de supprimer le service de l'Immigration, inutile et coûteux, et de ne plus conserver, pour la protection des Indiens, que trois ou quatre fonctionnaires en service actif, rattachés directement à la direction de l'Intérieur et en nombre bien suffisant pour le peu qu'ils auront à faire73. Mais l'opposition elle-même demeure, comme en filigrane, dans les propos et les actes des grands propriétaires jusqu'à la fin de l'immigration. Elle est notamment formulée discrètement entre les lignes tout au long de la violente campagne de presse menée au début des années 1880 contre deux circulaires d'Alexandre Isaac, le nouveau directeur de l'Intérieur, rappelant les fonctionnaires du service de l'Immigration à leurs devoirs en matière de protection des immigrants ; les Indiens sont "trop" protégés, déplore la presse usinière74, ce qui revient indirectement à réclamer qu'ils ne le soient plus, ou sinon de manière purement symbo-

69. ADG, T. Corr. PAP, c. 6998, audience du 18 juillet 1874, condamnation de Charles de Gaalon, propriétaire (blanc créole) de l'habitation Chateaubrun, à Sainte-Anne, à cinq jours de prison et 100 F d'amende, pour outrage par parole et par geste et menaces envers un fonctionnaire public, le souscommissaire à l'immigration Ravel, qu'il a accueilli par les propos suivants alors que celui-ci venait inspecter son habitation : "Ah, ça, dites donc ! Est-ce que, foutre, vous croyez que vous vous permettrez de vous vous occuper longtemps de mes affaires avec mes Indiens … Je trouve bien extraordinaire de vouloir protéger mes Indiens contre moi … Alors ce sera une lutte entre nous deux, je la soutiendrai et vous verrez qu'il vous en cuira … Qui m'a foutu de sacrés syndics comme ça", tout ceci "en approchant son poing d'un air menaçant de la figure du dit M. Ravel". Effectivement, ce dernier n'avait pas tort de vouloir inspecter cette habitation ; à la fin de cette même année, de Gaalon est de nouveau condamné par contumace à six mois de prison et 200 F d'amende pour coups et blessures à 13 indiens et séquestration de 16 autres (Ibid, audience du 21 décembre 1874). 70. Il était alors nécessaire "d'accorder à ces arrivants une protection efficace ; étrangers à notre langue, à nos mœurs, ayant un contrat rédigé en termes dont ils ne pouvaient se rendre compte, peu nombreux, perdus au sein d'une population peu sympathique (à leur venue), il était tout naturel de penser … qu'il fallait leur créer des protecteurs chargés de recevoir leurs plaintes, de les diriger dans leurs réclamations et de leur indiquer les moyens de se faire rendre justice" ; CG Gpe, SO 1867, p. 548, rapport de la commission de l'immigration. 71. Ibid, p. 548-549. 72. Ibid, SO 1872, p. 178, proposition d' "un membre" anonyme. 73. CG Gpe, SO 1887, p. 449-453. 74. Sur tout ceci, voir infra, p. 926-929.


918 lique. De la même façon, c'est également ce que Souques a manifestement derrière la tête quand il propose, en 1882, de remplacer l'immigration réglementée indienne par une autre en provenance de Chine, qui serait, certes, soigneusement organisée, mais régie par le droit commun75 ; et c'est, enfin, encore la même pensée qui l'anime quand il organise, en 1888, un recrutement libre et direct, en dehors de toute intervention administrative, de salariés originaires de Barbade pour venir travailler sur les habitations de Darboussier76. Pour essayer d'imposer cette revendication, la stratégie des planteurs va évoluer : après avoir d'abord essayé de faire supprimer formellement la protection particulière accordée aux Indiens, ils parviendront finalement à empêcher la mise en œuvre effective des textes réglementaires sur le sujet, au besoin par une épreuve de force victorieuse contre l'administration.

b) L'offensive contre les syndics (1864–1875) Pendant la majeure partie des décennies 1860 et 1870, le sort des syndics cantonaux fait l'objet de vifs débats en Guadeloupe77. Ne reculant pas devant les contradictions, le milieu des planteurs n'hésite pas à se poser en défenseur des Indiens et à dénoncer en des termes souvent outrageants78 l'inefficacité des fonctionnaires chargés de leur protection, afin d'en obtenir plus facilement la suppression ; ce serait, s'exclame un conseiller général en 1864, "une mesure de bonne administration commandée … par les exigences de la situation" (??). Il s'agit manifestement d'une campagne très soigneusement orchestrée ; les procèsverbaux des délibérations du Conseil Général sont malheureusement anonymes jusqu'en 1876, et il est donc impossible de savoir quels sont ceux de ses membres qui interviennent le plus souvent dans ce débat, mais on ne manque malgré tout pas d'être frappé par le caractère répétitif des arguments avancés, qui sont repris pratiquement à l'identique d'une année et d'une session sur l'autre et que l'on retrouve presque mot pour mot dans le rapport de la commission gubernatoriale de 1873-7479. De toute évidence, cette proposition de suppression

75. Proposition faite initialement lors de la séance de la Chambre d'agriculture de Pointe-à-Pitre du 1er août 1882 ; c. r. dans Courrier, 11 août 1882. Voir les commentaires faits à son sujet par Progrès, 25 novembre 1883 et 8 mars 1884, qui a parfaitement vu la manœuvre et la dénonce vigoureusement. 76. Voir infra, chap. XX. 77. Sur tout ce qui suit, mêmes références que celles portées note 56 de ce chapitre ; dans la suite de ces développements, nous nous abstiendrons, sauf exception, de les redonner systématiquement. 78. ANOM, Gua. 55/395, liasse "Organisation du service", rapport de la commission sur la réforme du service de l'Immigration, 15 septembre 1874 : "Leur action (des syndics) est nulle … Ils sont irrémédiablement atteints de déchéance morale". 79. Commentant le rapport de cette commission, le rapporteur de la commission de l'immigration du Conseil Général, qui est personnellement hostile à la suppression proposée, observe que, "dans (ce) travail … nous n'avons trouvé aucune raison nouvelle pour supprimer le syndicat actuel. Ce sont les mêmes griefs reproduits en termes plus vifs" ; CG Gpe, SO 1874, p. 443.


919 des syndics cantonaux n'est pas une vague idée ou un propos en l'air, émis sans trop de réflexion dans la chaleur communicative des discours au sein de l'assemblée locale ; c'est un projet soigneusement mûri et soutenu avec persévérance pendant dix ans. D'ailleurs, pour parvenir à leur but, les partisans de la suppression n'hésitent pas à se livrer à de véritables opérations de désinformation. Ainsi, l'un de leurs principaux arguments est que, faute de trouver auprès des syndics cantonaux la protection qui leur est due, "les immigrants sont constamment sur les grands chemins" pour aller porter leurs réclamations au commissaire ou au sous-commissaire de l'immigration, ce qui constitue une cause de désordre et désorganise le travail sur les habitations. Certes, il est bien vrai que, de l'aveu même du commissaire Huguenin, certains Indiens soient capables de faire 25 à 30 km (à pied) dans ce but80, mais de là à en faire une situation générale, permanente et systématique, il y a un gouffre par-dessus lequel certains soutiens de la plantocratie n'hésitent pas à sauter allégrement81. Au contraire, les rapports du commissaire à l'immigration au directeur de l'Intérieur, qui sont presque intégralement conservés entre 1855 et 1860, et partiellement en 1861 et 1862, montrent que, au moins pendant cette période, les immigrants de toutes origines n'hésitent pas à recourir à l'entremise des syndics quand ils ont un problème avec leurs engagistes, et inversement que les syndics n'hésitent pas à intervenir de leur propre mouvement sur les habitations si nécessaire82 ; et pendant ces huit années, nous ne connaissons finalement que six cas où des immigrants se sont rendus en cortège à Basse-Terre ou Pointe-à-Pitre pour se plaindre directement auprès du commissaire ou du sous-commissaire83, outre deux ateliers qui ont porté leurs protestations à la mairie de la commune84. En tout état de cause, nous sommes très loin des espèces d'embouteillages paralysant quasiment tout le réseau routier de la Guadeloupe, décrits sans aucun sens de la mesure par quelques conseillers généraux peu regardants sur le choix des moyens de convaincre. Non seulement les partisans de la suppression des syndics manipulent l'information, mais en outre ils font tout pour que ceux-ci ne puissent pas remplir correctement leur mission. Jamais en effet, entre le moment de leur création et celui de leur suppression, ces fonction-

80. ANOM, Gua. 180/1116, rapport mensuel au directeur de l'Intérieur du 10 septembre 1859. 81. CG Gpe, SO 1867, p. 563 : "L'orateur précédent, dit un membre, a avancé que les immigrants étaient toujours sur la voie publique … Une seule fois l'atelier de l'opinant est parti ; mais c'était un fait isolé. Si l'on supprime les syndics, c'est pour le coup que les immigrants seront toujours en voyage". 82. ANOM, Gua. 180/1116, rapports des 5 janvier, 9 mars, 8 juillet, 5 septembre 1855, 9 janvier et 7 juillet 1856, 8 mai et 9 décembre 1857, 7 juin et 9 septembre 1859. 83. Ibid, rapports des 8 octobre 1856 (atelier de l'habitation Lamoisse ou Cannenterre, à Lamentin, jusqu'à PAP), 10 octobre 1857 (hab. Beauvallon, à Basse-Terre, jusqu'à la ville), 9 avril 1858 (hab. Bullock, à Petit-Canal, jusqu'à PAP), 19 mai 1858 (hab. Danjoy, aux Abymes, jusqu'à PAP), 7 septembre 1858 (hab. Navarre, à Sainte-Rose, jusqu'à PAP), 6 novembre 1862 (hab. Capitaine, à Capesterre, jusqu'à Basse-Terre). 84. Ibid, rapports des 8 mai 1857 (hab. Grande-Rivière, à Capesterre) et 8 avril 1859 (hab. Pombiray, à Saint-François).


920 naires ne reçoivent du Conseil Général, maître du budget de l'immigration, les moyens matériels nécessaires pour faire correctement leur travail. Leur traitement est médiocre, dans les 3.200 à 3.600 F par an à la fin des années 186085, alors qu'ils sont accablés de multiples tâches très lourdes86 et qu'on exige d'eux des qualités morales hors du commun87. Surtout, ils n'ont pas de moyens propres de déplacement ; il leur faudrait un cheval pour faire leurs tournées, mais l'assemblée locale refuse de leur accorder les indemnités nécessaires à l'acquisition et à l'entretien d'une monture88. "Privés pour la plupart de tous moyens de transport, ils ne se rendent sur une habitation qu'en recourant à la complaisance de l'engagiste qu'ils sont chargés de contrôler, ou bien … ils sont obligés d'entreprendre pédestrement le trajet qu'ils ont à parcourir", et ce triste état de choses se répercute alors sur leurs relations avec les immigrants, qui comprennent "que cet égard ne peut pas être indépendant (et) préjugent que la décision de celui qui est appelé à les protéger sera rendue en faveur de l'habitant"89. Puis, après avoir mis les syndics dans l'incapacité matérielle de remplir leurs fonctions, il devient très facile aux partisans de leur suppression de venir "detract from the inefficiency of the Immigration Service"90, ou déclarer que "les agents protecteurs ne (trouvent) dans leur situation administrative ni la force morale ni l'indépendance nécessaires pour accomplir scrupuleusement leur mission"91, voire même qu'ils sont "irrémédiablement atteints de déchéance morale"92. L'offensive des planteurs débute en 1864 et se poursuit avec opiniâtreté jusqu'au milieu de la décennie suivante. Pratiquement à chacune de ses sessions, le Conseil Général aborde la

85. CG Gpe, SO 1867, p. 566-567, réexamen d'ensemble du traitement des fonctionnaires du service de l'Immigration ; à cette occasion, le directeur de l'Intérieur fait observer qu' "on se plaint des syndics, mais on ne remarque pas qu'ils ne sont pas suffisamment payés" ; quatre ans plus tard, un conseiller général note que "l'exiguïté de leur solde" place les syndics "dans une position précaire" (SO 1871, p. 96), tandis que la commission de 1873-74 sur la réforme du service estime que "les appointements qui leur sont alloués suffisent à peine à leur entretien". 86. Supra, p. 904-908. 87. CG Gpe, SO 1874, p. 443, rapport de la commission de l'immigration : "Leurs fonctions sont extrêmement délicates, elles exigent du tact, un sentiment profond des convenances à ménager, un sens droit et une autorité personnelle incontestée". 88. Ainsi en 1870, après avoir réuni le syndicat de Pointe-Noire à celui de Basse-Terre, le Conseil refuse d'allouer une indemnité de 1.000 F au syndic de cette ville pour ses frais de déplacement le long de la Côte-sous-le-Vent ; CG Gpe, SO 1870, p. 160. L'année suivante, nouveau refus de voter une "indemnité de cheval" en faveur des syndics de l'immigration ; ibid, SO 1871, p. 297. 89. Ibid, id°, et rapport de la commission de 1873-74. 90. Ainsi que l'observe le consul Lawless à propos de la Martinique, où se rencontre alors le même problème ; PRO, FO 881/3076, p. 5, rapport du 7 février 1877. 91. CG Gpe, SO 1879, p. 142, le directeur de l'Intérieur 92. Comme l'écrit si élégamment le rapport précité de la commission de 1873-74. Ce propos déclenche une très vive réaction de la part d'une adversaire de la suppression des syndics, qui stigmatise ces termes "trop vifs". Pourquoi traite-t-on ainsi ces agents, qui essaient pourtant de bien faire leur travail, se demande-t-il ? "parce que leur traitement insuffisant ne leur permet pas de se vêtir avec recherche, parce que n'ayant ni chevaux, ni voitures, ils en empruntent aux engagistes chez lesquels ils sont appelés, et deviennent dès lors suspects aux immigrants" ; CG Gpe, SO 1874, p. 443, le rapporteur de la commission de l'immigration du Conseil.


921 question, mais la revendication des engagistes échoue devant l'opposition de l'administration, inquiète des réactions anglaises qu'elle pourrait susciter. En effet, même si elle n'est inscrite que de manière indirecte dans la convention de 186193, l'obligation de fournir aux Indiens une protection particulière résulte bien, avant tout, des demandes pressantes du gouvernement britannique, qui, pendant les négociations, refusait de laisser partir ses sujets indiens pour les colonies françaises sans de très sérieuses garanties sur ce point94. L'instauration d'une telle protection constituait en fait le moyen d'éviter ce que le Royaume-Uni va demander inlassablement pendant toute la période d'immigration et que la France refusera avec la même obstination95, le droit pour les consuls britanniques de venir inspecter directement les conditions de vie et de travail sur les habitations96. Ce n'est évidemment pas un hasard si la création des syndics survient entre 1858, en Guadeloupe, et 1860, dans les autres colonies97, au moment des ultimes discussions précédant la conclusion de la Convention. Et au cours des années suivantes, périodiquement, l'administration est obligée de rappeler aux conseillers généraux, qui auraient facilement tendance à les oublier, les obligations nées de la Convention, les risques qu'il y aurait à ne pas les assumer98, et la nécessité de toujours prendre garde à "éviter toute réclamation et toute difficulté de la part du gouvernement anglais"99. A la longue, pourtant, il apparaît qu'il est de plus en plus difficile de tenir cette position ; la suppression des syndics cantonaux à la Martinique, en 1871-72100, et l'aggravation des critiques au Conseil Général mettent sur l'administration une pression croissante qui l'oblige à sortir de son immobilisme. D'autre part, le contexte international pousse également dans le même sens. Outré par les informations reçues sur la situation abominable des Indiens de la

93. Assez curieusement, en effet, celle-ci ne fait nulle part obligation positive au gouvernement français de mettre en place un système spécifique de protection en faveur des Indiens dans les colonies sucrières ; il est simplement porté par l'art. 26 que le gouvernement de l'Inde pourra suspendre l'émigration pour une ou plusieurs colonies françaises "dans les cas où il aurait lieu de croire que … les mesures convenables n' (y) ont pas été prises … pour la protection des émigrants immédiatement après leur arrivée ou pendant le temps qu'ils y ont passé". Et c'est tout ! Formellement, la base juridique de la création d'un système spécifique de protection des Indiens repose sur l'art. 36 du décret du 27 mars 1852 : "Les gouverneurs pourvoiront, par des règlements particuliers, à toutes les mesures de protection que pourra réclamer la situation des immigrants". 94. Voir l'abondante correspondance échangée à ce sujet en 1858 et 1859 entre sir Frederic Rogers, le négociateur britannique, et Londres, dans PRO, FO 425/37, n° 57, 83, 123, 130. 95. Voir infra, paragraphe suivant de ce chapitre. 96. Le rapport de la commission de l'immigration l'avoue très simplement en réponse à la proposition d'un conseiller général visant à supprimer les syndics : "Le syndicat est la garantie la plus sûre à donner au gouvernement britannique … (Sa) création a eu pour but d'empêcher l'ingérence des consuls anglais dans les affaires des engagés avec leurs engagistes. Ce but est trop avantageux pour (ne pas maintenir) le syndicat de l'immigration tel qu'il existe" ; CG Gpe, SO 1864, p. 299. 97. En 1859 à la Martinique ; J. SMERALDA-AMON, Immigration Mque, p. 199. En 1860 à la Réunion ; S. GOVINDIN, Engagés indiens, p. 102. 98. CG Gpe, SO 1869, p. 432 ; SO 1870, p. 94. 99. ANOM, Géné. 125/1093, M. Col. à gouverneurs Antilles, Guyane et Réunion, 17 décembre 1873. 100. J. SMERALDA-AMON, Immigration Mque, p. 200 et 204.


922 Réunion, le Royaume-Uni exige avec insistance, à partir de 1872, la création d'une commission conjointe franco-britannique d'enquête sur la question101, ce qui conduit alors le gouvernement français à envisager de réformer le système de protection des Indiens non seulement à la Réunion, mais plus largement dans l'ensemble des colonies sucrières102. En Guadeloupe, l'administration est donc conduite à changer son fusil d'épaule ; il lui faut bien se rendre à l'évidence : même si elle n'est pas aussi nulle et inutile que le proclament les planteurs, l'institution syndicale est désormais trop contestée et les résultats de son action sont trop peu satisfaisants pour qu'il soit possible de continuer à le soutenir103. En décembre 1873, en réponse à une nouvelle demande du Conseil Général, le gouverneur Couturier accepte de nommer une commission "pour rechercher les modifications à introduire dans l'organisation actuelle du personnel du service de l'Immigration". Cette commission rend son rapport dix mois plus tard ; compte-tenu de sa composition, dans laquelle les planteurs, sans être majoritaires, détiennent de fortes positions104, ses propositions sont évidemment sans surprises : suppression des syndics cantonaux et remplacement par trois fonctionnaires de niveau hiérarchique plus élevé et bénéficiant de traitements conséquents et de frais de tournée élevés, un inspecteur, chef du service, en résidence à Pointe-à-Pitre, et trois sous-inspecteurs, un par arrondissement, à Pointe-à-Pitre, Basse-Terre et Marie-Galante105. Voici donc qui devrait normalement donner entière satisfaction aux engagistes. Et pourtant, surprise : par deux fois au cours des deux sessions suivantes, l'assemblée locale rejette la proposition, au double motif que le nouveau système ne ferait pratiquement pas faire d'économies au budget colonial, et que, de toutes façons, on ne voit pas bien en quoi il serait meilleur que l'ancien. En fait, il semble bien que ce soit surtout la crainte de voir l'administration leur imposer des métropolitains "ne connaissant pas le pays" –en clair, trop peu sensibles aux spécificités locales"- qui a motivé le vote négatif des conseillers généraux ; mieux vaut, à tout prendre, un syndic discrédité et sans moyens qu'un inspecteur bien payé et disposant de toutes les facilités nécessaires pour faire son travail, sur lequel il sera beaucoup plus difficile

101. Sur tout ceci, voir de plus longs développements infra, chap. XXI. 102. ANOM, Géné. 125/1093, M. Col. à gouverneur Antilles, Guyane et Réunion, 17 décembre 1873. 103. Le directeur de l'Intérieur le reconnaît formellement lors des débats de CG Gpe, SO 1875, p. 126-127, mais en fait, sa position avait déjà commencé à changer dès l'année précédente. 104. Elle est composée du maire de Pointe-à-Pitre, du procureur de la République près le tribunal de cette même ville, de deux membres du comité d'immigration et d'un conseiller général, tous trois propriétaires d'habitation (de Chazelles, Picard et Valleton), du conservateur des hypothèques de Pointe-à-Pitre, Bonneterre, lui-même très étroitement lié à la plantocratie par diverses liaisons familiales, et le sous-commissaire à l'immigration à Pointe-à-Pitre, Ravel, qui est sans doute "l'œil" de l'administration dans cette instance. 105. Sur tout ce qui précède, voir le rapport de la commission de l'immigration du Conseil Général, dans CG Gpe, SO 1874, p. 441-442, historique et principales conclusions ; le rapport de la commission gubernatoriale elle-même se trouve dans ANOM, Gua. 55/395, liasse "Organisation du service".


923 de faire pression, surtout s'il n'est pas créole. Finalement, ne sachant trop que faire et soumis aux pressions de l'administration, le Conseil laisse celle-ci libre de prendre le parti qui lui paraîtra le plus approprié106. Ainsi s'achève en queue de poisson cette grande offensive des planteurs contre les syndics cantonaux.

c) L'administration tente en vain de s'imposer (1877-1884) Dans les années qui suivent, il s'opère un curieux renversement de fronts dans le débat sur la protection des Indiens. Les représentants des planteurs, qui réclamaient jusqu'alors à cors et à cris la suppression des syndics, ne manifestent désormais plus aucun enthousiasme à l'endroit de cette mesure107, tandis que l'administration, antérieurement hostile à cette idée, la reprend au contraire à son compte108. C'est, en effet, qu'il y a urgence. L'évolution de la situation à la Réunion oblige désormais à faire "quelque chose" aux Antilles, ou tout au moins à faire semblant. Le rapport de la commission internationale sur la situation des Indiens de l'île, enfin réunie en 1877, est accalant pour les planteurs, coupables de véritables abominations, et pour l'administration locale, complice109. Devant le tollé provoqué par cette affaire à Londres, la France adopte un profil bas. Non seulement le service de l'Immigration de la Réunion est épuré, réorganisé et diverses mesures sont prises, au moins sur le papier, pour assurer désormais une protection effective aux Indiens de l'île, mais ce mouvement de réforme est étendu aux Antilles. Pendant un moment, en effet, on craint manifestement, en Guadeloupe, que la Grande-Bretagne n'étende ses exigences à toutes les autres colonies sucrières de la France et ne réclame qu'y soient aussi envoyées des commissions d'enquête110 ; s'appuyant sur cette crainte, l'administration obtient du Conseil Général qu'il lui laisse les mains libres, et, par l'arrêté gubernatorial du 1er juin 1878, met en œuvre la réforme dont il ne veut plus111. Les syndics sont donc supprimés. Très vite, il apparaît que cette suppression constitue une énorme erreur. Comme le demandait en substance avec bon sens le rapporteur de la commission de l'immigration du Conseil Général lors du premier examen du projet, comment imaginer que quatre hommes (l'inspecteur et trois sous-inspecteurs) pourront faire le travail de neuf (le commissaire, le sous-

106. Discussions, brèves d'ailleurs, de la proposition de la commission gubernatoriale et votes négatifs, respectivement dans CG Gpe, SO 1874, p. 448-467, et SO 1875, p. 121-130. 107. Voir par exemple l'intervention de Souques dans CG Gpe, SO 1878, p. 74. 108. Voir dans ANOM, Gua. 55/395, liasse "Organisation du service", la correspondance échangée sur ce point entre le ministère et le gouverneur Couturier, lettres des 27 janvier, 8 février, 19 mars et 25 mai 1877. 109. Plus de précisions sur ce rapport, son contenu et ses suite, infra, chap. XXI. 110. CG Gpe, SO 1879, p. 157-161, rapport de la commission de l'immigration. 111. GO Gpe, 4 juin 1878.


924 commissaire et sept syndics)112. Et effectivement, ils ne le peuvent pas. La réforme déclenche immédiatement à travers toute la Grande-Terre une énorme pagaille que Souques, qui n'est évidemment pas désintéressé, décrit ainsi avec son talent habituel : "Je vois dans le système … adopté de sérieux dangers pour l'immigration. En effet, quand l'immigrant a besoin de voir son protecteur, il est obligé de se rendre … jusqu'à la Pointe-à-Pitre ; si l'inspecteur ou le sousinspecteur sont en tournée ou malades, il a fait inutilement 20 ou 30 kilomètres, sans parler du risque qu'il court d'être arrêté comme vagabond s'il n'est muni d'une autorisation de celui contre lequel il va porter plainte. De là accumulation et encombrement d'immigrants à la Pointe-à-Pitre … ; les prisons s'emplissent, et le trop plein se déverse dans les hospices. Ainsi, d'une part, difficulté pour les engagés de se mettre en rapport avec leur protecteur ; d'autre part, désorganisation des ateliers ; enfin, impossibilité pour un fonctionnaire seul d'exercer un contrôle sérieux sur toutes les habitations d'un arrondissement"113. Dans ces conditions, les immigrants, qui n'étaient déjà pas beaucoup protégés auparavant, ne le sont plus du tout, désormais114. Il est clair que cette réforme est un coup pour rien ; mais, comme le note Schœlcher avec une ironie cruelle, il s'agissait de "rendre sérieux" le système de protection des immigrants115, autrement dit de montrer aux Anglais, si nécessaire, que la commission de la Réunion avait produit des effets dans toutes les colonies sucrières de la France116. Pour les planteurs, il apparaît vite que les inconvénients de ce nouveau système sont supérieurs à ceux pouvant éventuellement résulter d'un rétablissement des syndics. La proposition en est faite dès la fin de 1878 ; immédiatement acceptée dans son principe117, elle est mise en forme par le Conseil Général lors de la session suivante, en même temps qu'une réorganisation d'ensemble du service de l'Immigration118, et rendue exécutoire par l'arrêté gubernatorial du 21 février 1881119. Pour répondre aux attentes du ministère, lui-même soumis à une discrète mais réelle surveillance britannique, et éviter que les nouveaux syndics ne con-

112. CG Gpe, SO 1874, p. 444. 113. Ibid, SO 1878, p. 74-75. 114. Ibid, SO 1879, p. 167-168, rapport de la commission de l'immigration ; Progrès, 1er décembre 1880. 115. V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. I, p. 218, reproduisant un article publié dans Le Rappel du 15 septembre 1880. 116. Et la meilleure "preuve" de ce "sérieux", c'est que le service ne s'appelle plus, maintenant, "de l'Immigration" mais "de protection des immigrants". 117. CG Gpe, SO 1878, p. 103-120 et 106-166. 118. Ibid, SO 1879, p. 135-210. 119. Publié dans GO Gpe, 22 février 1881. Rappelons que ce texte établit de façon pratiquement définitive l'organisation du service jusqu'à la disparition de celui-ci. Il instaure un "protecteur", chef du service, assisté d'un inspecteur, un sous-inspecteur, six syndics et divers agents sédentaires dans les bureaux ; plus de détails sur tout ceci supra, chap. XIII.


925 naissent les mêmes difficultés et ne fassent l'objet des mêmes débats que les anciens, le Conseil n'hésite pas à relever sensiblement leurs traitements120 et à leur accorder des indemnités de tournées afin qu'ils puissent visiter périodiquement les habitations. Et de fait, jusqu'à leur disposition, il n'y a pratiquement plus de discussions en Guadeloupe sur le rôle, les moyens et l'efficacité des syndics cantonaux, ce qui, nous le savons, ne signifie pas qu'ils aient été efficaces pour autant121. A ce stade de l'histoire, il apparaît que, depuis 1875, l'administration n'a pratiquement jamais eu l'initiative sur ce dossier. Ballote au gré des exigences successives et contradictoires des engagistes, elle s'est contentée de suivre, réagissant toujours avec retard, refusant de supprimer les syndics quand ils le demandaient, et inversement les supprimant quand ils ne le demandaient plus. En somme, une mobilité réduite faute de pouvoir rester dans l'immobilisme. Ce manque de réactivité semble être la conséquence de la situation politique de plus en plus contradictoire dans laquelle se trouvent enfermés les hauts responsables de l'île. Nommés par le Second Empire ou par l'un des gouvernements "d'ordre moral" qui succèdent à celui-ci au début de la Troisième République122, ils sont pris en étau entre, en métropole, un régime républicain qui s'affermit progressivement à partir de 1875, et, localement, un Conseil Général dominé par les éléments les plus réactionnaires du groupe blanc-créole, qui en conservent sans coup férir le contrôle jusqu'en 1880123 ; l'inconfort de leur situation se répercute dans tous les domaines de l'activité administrative, et en particulier dans celui de l'immigration, où ils se heurtent à la fois aux instructions gouvernementales en vue d'améliorer le sort des immigrants, de peur que le Royaume-Uni n'interrompe l'émigration indienne vers les colonies françaises, et à l'obstruction des planteurs, refusant par principe tout contrôle et toute surveillance de l'administration. Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que celle-ci prenne le moins d'initiatives possible et réagisse avec retard aux évènements immédiats comme aux évolutions plus lentes ; mais en attendant, ce sont les planteurs qui mènent le bal et les Indiens qui "trinquent". Tout bascule autour de 1880. Maintenant qu'elle est définitivement installée en France, la République peut commencer à se projeter outre-mer. En quelques mois, les trois plus hauts responsables politico-administratifs de la Guadeloupe sont remplacés par des républicains, Alexandre Isaac comme directeur de l'Intérieur en mars 1879, Darrigrand comme procureur 120. Ils se situent désormais dans une "fourchette" de 4.000 à 5.000 F, contre 3.200 à 3.600 F avant 1878, soit 25 et 39 % d'augmentation respectivement aux extrêmes. 121. Voir supra, p. 911-915. 122. Le gouverneur Couturier est nommé en avril 1870 et demeure en fonctions jusqu'en novembre 1880 ; A. Eggimann est directeur de l'Intérieur de 1869 à mars 1879 ; le poste de procureur général est occupé successivement par Conquérant de juin 1870 à octobre 1875, puis par de Sigoyer jusqu'en novembre 1879. Or, c'est concrètement sur ces trois hauts fonctionnaires que repose en dernière instance le pouvoir colonial. Voir listes chronologiques publiées dans Annuaire de la Gpe, 1931, p. 128, 134 et 141 ; nous nous abstiendrons désormais de redonner systématiquement cette référence. 123. Infra, chap. XX.


926 général en janvier suivant et Laugier comme gouverneur en novembre 1880 ; si l'on ajoute à cela que, pratiquement au même moment, les républicains s'emparent enfin de la majorité au Conseil Général124, le terrain semble enfin dégagé pour orienter la politique migratoire de la colonie dans une direction nouvelle, moins défavorable aux Indiens et davantage respectueuse de leurs droits. De ces trois nominations, la plus importante sur le plan symbolique est celle d'Alexandre Isaac125. Bien qu'il soit peut-être un peu jeune (né en 1845, il est âgé alors de 34 ans) et que son expérience administrative soit peut-être un peu courte pour remplir une telle fonction (il est licencié en droit, certes, mais en 1879 n'est encore que receveur de l'Enregistrement à Basse-Terre), il doit sa désignation essentiellement à l'influence de Schœlcher, qui n'hésite pas à le recommander au ministre de la Marine, un peu en raison de ses convictions ardemment républicaines, et beaucoup parce qu'il est un mulâtre ; le grand homme estime en effet que, maintenant que la République l'a définitivement emporté, elle doit s'engager résolument contre le "préjugé de couleur" aux colonies par des mesures de discrimination positive en faveur de ceux qui en ont été trop longtemps victimes126. C'est la première fois qu'un homme de couleur occupe un poste d'un tel niveau de responsabilités aux Antilles. C'est peu dire que cette nomination ne rencontre pas l'approbation du milieu des planteurs127. Dès le début, le nouveau directeur de l'Intérieur fait l'objet d'attaques à boulets rouges contre toutes ses décisions, et en particulier en matière d'immigration ; on se plaint du nouveau mode de "distribution" des immigrants à leur arrivée128, de la désorganisation du service, de l'indiscipline des Indiens, de la protection excessive dont ils bénéficient et de l'agressivité gratuite dont l'administration fait preuve à l'encontre des engagistes129. Et de fait, la suite va confirmer leurs pires craintes. Alexandre Isaac, en effet, est bien décidé à reprendre la main en ce qui concerne la situation des Indiens sur les habitations. A l'occasion de la promulgation de l'arrêté du 21 février 1881 sur la réorganisation du service de l'Immigration, il publie, peu de temps après, une longue circulaire d'application dans laquelle il rappelle avec force leurs devoirs à tous les fonctionnaires créés par le texte, détaille très précisément leurs attributions et les incite très fermement à utiliser sans hésiter les pouvoirs dont ils disposent ; en particulier, il s'adresse plus spécialement aux syndics nouvellement rétablis pour leur recommander de veiller avec la plus grande attention au respect de leurs obligations par les engagistes et de combattre, avec tous les moyens que leurs donnent les textes, les abus dont 124. Résultats des élections cantonales dans Progrès, 27 octobre et 3 novembre 1880. 125. Nous reprenons ici les principaux éléments de sa biographie telle que résumée par J. P. SAINTON, Nègres en politique, vol. I, p. 177-178, et Encyclopédie Désormeaux, t. V, p. 1457-1458. 126. V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. I, p. 112-124, reproduisant un discours prononcé le er 1 février 1880. 127. Voir par exemple l'article venimeux que lui consacre l'Echo, 28 mai 1880, plus d'un an après. 128. Ibid, 2 janvier 1880 : "avant" il fallait quatre à cinq jours, "depuis environ un an" (Isaac a été nommé en mars 1879), quinze jours ; dans le même sens, ibid, 23 mars 1880. 129. Deux articles au vitriol dans ibid, 1er et 11 juin 1880.


927 ceux-ci pourraient se rendre coupable à l'encontre de leurs immigrants130. L'année suivante, il "aggrave son cas" en suscitant une décision gubernatoriale rendant obligatoire, à l'arrivée des immigrants dans l'île, le renouvellement individuel de leur engagement, selon des formes codifiées strictement et destinées à mieux assurer le respect de leurs droits131. Enfin, en 1883, c'est carrément le scandale, avec la circulaire du 12 juillet132 sur la comptabilisation des journées de travail des immigrants et la limitation de la durée de leur engagement à cinq ans, de date à date, comme prévu par la convention de 1861, et non pas à 1560 jours ainsi que s'en était progressivement imposé localement la coutume, sans aucune base légale133. A tout cela viennent s'ajouter quelques décisions spectaculaires, histoire de bien montrer aux planteurs qu'il ne plaisante pas, comme celle consistant à infliger aux propriétaires de l'habitation La Coulisse, à Baillif, la sanction administrative suprême en cas de mauvais traitements à immigrants : la radiation définitive de la liste des demandeurs et le retrait des Indiens qui leur avaient déjà été attribués134. Et pour couronner le tout, la justice, sous l'impulsion du nouveau procureur général, Prosper Darrigrand, commence enfin à réprimer sérieusement les mauvais traitements infligés par les planteurs à leurs engagés135. De l'aveu même d'anciens immigrants interrogés par le protecteur du Bengale au moment de leur retour en Inde, toutes ces mesures se traduisent par une amélioration notable de la situation des Indiens en Guadeloupe136. Mais en face, c'est la guerre. La presse de l'Usine déclenche contre Alexandre Isaac et Darrigrand une campagne d'une violence extraordinaire, dont le contenu est ainsi résumé avec une ironie mordante par Luc Dorval, l'un des principaux "ténors" du camp républicain dans l'île ; ces circulaires, pronostique-t-il, pastichant cruellement les plaintes des engagistes, vont produire les conséquences catastrophiques suivantes : "Le dépérissement de l'agriculture, L'effondrement de la fortune publique, La ruine progressive de la fortune privée, L'anéantissement de la valeur foncière, La destruction des propriétés urbaines, La suppression du commerce et de l'industrie, L'abandon des voies de communication, La suspension des travaux d'intérêt général, La réduction des traitements administratifs, Le retrait des subventions d'intérêt public, L'abaissement du salaire de l'ouvrier, La stagnation du sang artériel du commerce, 130. Circulaire du 16 avril 1881, publiée dans GO Gpe, 19 avril 1881. 131. Décision gubernatoriale du 15 avril 1882, publiée dans JO Gpe, 25 avril 1882. 132. JO Gpe, 17 juillet 1883. 133. Plus de précisions sur cette question, supra, p. 885-886. 134. ANOM, Gua. 56/399, dossier "Chapp-de-Retz". 135. Infra, p. 946-957. 136. Voir les déclarations des rapatriés par le British Peer et le Mont Tabor, en 1885 et 1886 respectivement, rapportées dans IOP, P 2526, p. 419, et P 2975, p. 110.


928 La faillite coloniale, La mort du pays" 137. Plus que par les arguments utilisés, au demeurant assez médiocres138, c'est surtout par son caractère lancinant et répétitif que cette campagne impressionne139 ; Souques inaugure ici une méthode de combat qu'il utilisera avec succès à de nombreuses reprises par la suite jusqu'à la fin de sa vie toutes les fois qu'il se heurtera à des mesures défavorables à ses intérêts, ou au contraire qu'il voudra obtenir des mesures en sa faveur140. Et finalement, l'acharnement des engagistes et de leurs alliés l'emporte. En avril 1884, Darrigrand est muté en métropole et le mois suivant Alexandre Isaac démissionne de son poste, victime à la fois de la campagne de ses adversaires et de la division du camp républicain, qui commence alors à se manifester en Guadeloupe141. Dans la foulée, les circulaires qu'il avait eu tant de mal à imposer cessent rapidement de recevoir application142 et les immigrants perdent le peu de protection dont ils avaient bénéficié pendant ces quelques années ; pire même, les planteurs préparent mainte137. Progrès, 1er-5 septembre 1883, art. "Les pronostics du Courrier". 138. Le principal argument est que ces circulaires aboutissent à la rupture de "l'équilibre" (?) qui existait jusqu'alors entre engagistes et engagés, au détriment des premiers, traités pratiquement en ennemis, et au bénéfice des seconds, qui ont désormais tous les droits, surtout celui de ne pas travailler. L'indiscipline et le vagabondage s'étendent, contre lesquels l'administration et la justice ne font rien, menaçant l'industrie sucrière dans son existence même. Dans son compte-rendu à l'AG des actionnaires de Darboussier sur les opérations de l'exercice 1882, E. Souques, en tant que gérant de la CSPAP, déclare : "L'insubordination de beaucoup d'(Indiens) jointe à de nouvelles idées administratives au point de vue de l'exécution des contrats et de la discipline des ateliers ont jeté la désorganisation dans le travail", augmenté le coût de la canne et accru les pertes des habitations ; ANOM, Notaires Gpe, minutes L. Guilliod, 10 mai 1883. Le cocasse dans cette déclaration est que le résultat de l'exercice 1882 est le meilleur depuis la création de la société (1867) et constituera le troisième meilleur de toute son histoire. 139. Voici la liste des numéros du Courrier de la Gpe jusqu'à la fin de 1883 contenant des attaques contre les circulaires Isaac et/ou leur auteur : 13 et 17 mai, 15 juillet, 19 août, 23 septembre, 15, 22 et 25 novembre 1881, 24 et 31 janvier, 11 juillet, 8, 11, 29 août et 31 octobre 1882, 23 et 30 mars, 14, 17, 21,24 et 28 août, 2 octobre 1883. Plus, 20 avril 1883, très vive protestation contre l'arrêt du Conseil d'Etat du 2 mars de la même année, rejetant le pourvoi formé par les époux Chapp contre les sanctions administratives les frappant. Nota : dans la liste qui précède, nous n'avons pas inclus les numéros contenant des attaques contre le procureur général Darrigrand, "coupable" lui aussi de trop bien vouloir protéger les Indiens. Nous les séparons de celles contre Al. Isaac pour des raisons de clarté de l'exposé, mais en fait il s'agit ici d'une seule et même campagne de presse à but unique : "avoir la peau" des deux hommes. 140. Outre la grande campagne de 1884 et 1885 sur la "réglementation" de l'immigration, sur laquelle nous allons revenir, les principales sont celles de ces deux mêmes années sur l'extension de la garantie de remboursement accordée par le budget colonial aux prêts du CFC, de 1884-86 et 1893 sur l'abaissement des droits de sortie sur le sucre, de 1894 à 1897 sur l'établissement d'une détaxe de distance en faveur des sucres coloniaux, de la fin des années 1890 pour la hausse du change de la monnaie locale, et surtout l'énorme et mensongère campagne de désinformation contre ses adversaires politiques nègres et mulâtres de 1898 à 1901 ; sur tout ceci, Ch. SCHNAKENBOURG, Darboussier, p. 192, p. 162-164, 197-202 ; Crise de change, 1ère partie, p. 51-60, et 2e partie, p. 5 ; Grand industriel, p. 106-117. 141. C'est le moment où se manifestent les premiers signes de la désunion, qui s'achèvera sur une rupture totale, en 1889, entre Gerville-Réache, qui se situe alors au centre-gauche, et Alexandre Isaac, qui s'inscrit clairement dans le camp des républicains conservateurs et va très vite se comporter en allié de fait de la droite usinière ; il suffit de voir, à cet égard, les éloges dont le couvre le journal de Souques lorsqu'il démissionne et la satisfaction affichée par celui-ci après son élection comme sénateur, l'année suivante ; Courrier, 13 mai 1884 et 3 mars 1885. Sur tout ceci, voir L. ABENON, Vie politique, p. 289-295. 142. Progrès, 5 novembre 1884.


929 nant leur revanche en lançant une nouvelle campagne, bientôt couronnée de succès, en faveur de la "réglementation" de l'immigration, en clair le renforcement de la répression à l'encontre des Indiens143. C'est la fin de la tentative de l'administration pour reprendre l'avantage en matière de protection des immigrants, et le retour aux anciens errements. Quelques années plus tard, les propos accablants et accablés du Rapport Comins montrent à l'évidence que les pouvoirs publics ont définitivement baissé les bras face aux abus des engagistes.

1.4. Les causes structurelles L'obstruction des planteurs à l'encontre de tout mode de protection des immigrants, quel qu'il soit, est d'autant plus efficace qu'elle peut s'appuyer sur des facteurs structurels, tenant à la fois à la nature même du système appliqué dans les colonies et au choix des hommes chargés de le mettre en œuvre.

a) Les critiques de fond à un système mal conçu A la base même du manque de protection administrative dont souffrent les Indiens se trouve une contradiction fondamentale, soulignée en des termes très proches par deux hommes que pourtant tout oppose, Victor Schœlcher, grand adversaire de l'immigration, et l'usinier Emile Le Dentu, évidemment grand partisan de celle-ci. Cette contradiction est celle existant entre le principe même d'une immigration réglementée, donc forcément attentatoire, quelque part, à la liberté de l'employeur comme de l'employé, d'une part, et d'autre part la mise en place d'un système de protection. "Pour protéger (les Indiens) d'une manière sérieuse (et) efficace …, fait observer Schœlcher, il faudrait une … constante ingérence du pouvoir qui ne laisserait plus l'engagiste maître chez lui. Que devient son autorité, si ses engagés sont libres de porter leurs réclamations aux agents du pouvoir … et de les débattre devant lui ? Et s'ils n'ont pas cette liberté, à quoi bon l'intervention de ces agents" ?144 ; à quoi Le Dentu ajoute, quelques années plus tard, comme en écho : "Tout immigrant est un individu soumis à certaines restrictions de sa liberté … Augmentez sa liberté, vous diminuerez pour l'engagiste les profits matériels et moraux" (sic !) de l'immigration145. Le problème n'est pas nouveau. La contradiction avait déjà surgi avant 1848 toutes les fois que le pouvoir métropolitain avait voulu "améliorer" la situation des esclaves ; il s'était avéré impossible de protéger efficacement 143. Voir infra, chap. XVII. 144. V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. I, p. 279, reproduisant un article publié dans Le Rappel, 7 et 8 novembre 1876. 145. CG Gpe, SO 1883, p. 150.


930 ceux-ci sans "saper l'autorité des maîtres"146. Elle réapparaît après l'Abolition à propos de la mise en œuvre de la protection des Indiens. Ainsi dans l'affaire Hurel. L'administration est très hésitante sur la conduite à tenir. Si elle lui retire ses immigrants, elle risque d'être désavouée par le tribunal en cas de contestation de cette mesure, car "il n'y a pas de motif suffisant" pour la prendre (sic !) ; "il faudrait une plainte portée par les immigrants, mais les démarches à faire pour les y déterminer produiraient peut-être un effet fâcheux sur les autres ateliers de la commune" (Moule) et risqueraient d'entraîner d'autres plaintes en cascade. Finalement, pour contourner l'obstacle, on force Hurel à céder les contrats de ses engagés "dans des conditions convenables" avant de poursuivre judiciairement leur résiliation d'office147. Dans ces conditions, le système mis en place ne peut être que bâtard et insatisfaisant pour tout le monde. Les critiques qu'il suscite portent sur la place occupée par le service de l'Immigration au sein de l'organisation administrative en vigueur dans les colonies françaises, ainsi que sur ses relations avec les autres institutions locales ; c'est donc bien de critiques de nature structurelle dont il s'agit ici. Chose intéressante et significative, à l'exception d'un seul article publié dans un journal mulâtre à la pointe du combat contre l'Usine, elles proviennent toutes d'agents de l'administration britannique en résidence ou en mission aux Antilles françaises et que la nature même de leurs fonctions ont conduit à se pencher sur les problèmes d'immigration dans les deux îles ; leur analyse n'en est donc que plus crédible148. A leurs yeux, le principal défaut structurel du service de l'Immigration tel qu'il existe en Guadeloupe et en Martinique réside dans le fait qu'il n'est pas indépendant, "as the importance of its several suties and their nature seem to demand" et tels que le sont les Immigration Departments dans les colonies britanniques. Ce n'est qu'un "sub-office" de la direction de l'Intérieur, qui est soumise dans son action quotidienne à toutes sortes de pressions, politiques et autres, résultant notamment de la nécessité de travailler en étroite liaison avec le Conseil Général. C'est en effet lui qui, en vertu du sénatus-consulte du 4 juillet 1866, tient les cordons de la bourse, et son pouvoir en ce domaine est même d'autant plus grand que, à l'exception du rapatriement des immigrants à l'expiration de leur contrat, qui relève des dépenses obligatoires, tous les autres engagements de la colonie en matière d'immigration sont classés parmi les dépenses facultatives et dépendent donc uniquement des décisions de l'assemblée locale, y compris tout

146. Ainsi pour les ordonnances des 3 décembre 1784, 23 décembre 1785 et 15 octobre 1786 ; A. GISLER, L'esclavage aux Antilles françaises (XVIIe–XIXe siècle). Contribution au problème de l'esclavage, Fribourg, Editions Universitaires, 1965, p. 45-47 et 111-127. Et naturellement pour la loi de Mackau des 1819 juillet 1845 ; V. SCHOELCHER, Histoire de l'esclavage, t. I, passim. 147. Sur tout ceci, ANOM, Gua. 180/1116, rapport mensuel du commissaire à l'immigration du 25 mars 1858, et gouverneur Touchard à M. Col., 12 avril 1858. 148. PRO, FO 881/3076, p. 5, consul William Lawless, "Report on Immigration Services in Martinique and Guadeloupe", 1877 ; IOR, P 3214, p. 994-996, rapport du même au gouvernement de l'Inde sur la situation des Indiens à la Martinique, 6 septembre 1887 ; ibid, p. 1001-1002, vice-consul James Japp, "Memorandum respecting Indian immigration in Guadeloupe", 1887 ; Rapport Comins, p. 10. Dans les développements qui suivent, nous nous abstiendrons de redonner systématiquement ces références.


931 ce qui concerne la composition et le traitement du personnel. "Si un syndic, un inspecteur, un chef du service de l'Immigration, allait s'oublier au point de rendre la justice selon les règles de l'équité, de donner tort à un engagiste sur une plainte ou une réclamation fondée de l'engagé … ou de le poursuivre devant les tribunaux, il serait impitoyablement brisé par le Conseil Général, dont la majorité (… formée de réactionnaires ou agents du parti usinier, autrement dit partisans de l'immigration …) supprimerait le crédit affecté à son poste … (au) budget. Cela s'est vu plus d'une fois"149. En règle générale, les procès-verbaux des délibérations du Conseil Général ne permettent malheureusement pas de savoir pourquoi tel poste de fonctionnaire colonial est créé ou supprimé, ni, sauf exception, quels arrière-plans politiques se dissimulent derrière telle ou telle décision budgétaire, et nous n'avons donc pas pu repérer de cas précis d'un tel vote pour ce qui concerne la Guadeloupe. Mais, par chance, le rapport de 1887 du consul Lawless vient nous donner un exemple martiniquais particulièrement significatif de la situation d'extrême dépendance envers les "spécificités locales" dans laquelle se trouvent les fonctionnaires du service de l'Immigration : en 1875, dans le cadre d'une réforme plus vaste de celui-ci, on crée à la Martinique deux inspecteurs d'arrondissements dotés de pouvoirs élargis, spécialement chargés de la protection des immigrants. On choisit pour ce poste deux anciens officiers en retraite ; mais ceux-ci ont la mauvaise idée de prendre leur mission au sérieux et de faire très consciencieusement leur travail, ce qui le rend alors "especially distasteful to the planters". Conséquence, en 1881, le Conseil Général réforme de nouveau le Service et, malgré l'opposition du gouverneur et les protestations du consulat britannique, supprime ces deux inspecteurs, pour les remplacer par des syndics aux pouvoirs restreints dont le nombre est rapidement réduit à deux. Du coup, les Indiens n'ont plus aucune protection. C'est sans doute à cette affaire que fait allusion l'année suivante un rapport de l'inspection coloniale qui propose de réformer l'ensemble du système de financement de l'immigration, afin de supprimer aux assemblées locales toute possibilité de faire pression sur les agents du service de l'Immigration lorsqu'ils constatent des abus de la part des engagistes150 Pour mettre fin à cette subordination dans laquelle l'administration de l'immigration se trouve envers la direction de l'Intérieur et l'assemblée locale contrôlée par les planteurs, et assurer ainsi aux Indiens la protection à laquelle ils ont droit, Lawless propose de s'inspirer du système en vigueur dans les colonies britanniques : "the immigration service should be made a separate department, with a sufficiently paid staff unexposed to local revision" ; et pour cela, transférer le pouvoir de réglementer l'immigration du Conseil Général au gouvernement métropolitain et reclasser comme obligatoires toutes les dépenses, notamment de protection, liées à celle-ci. 149. La Vérité, 12 mars 1893. 150. ANOM, Géné. 122/1078, rapport sur les services de l'Immigration en Guadeloupe et en Martinique, 6 juin 1882.


932 Le consul britannique se fait manifestement des illusions sur la détermination du pouvoir central à mettre fin aux abus. En réalité, c'est la volonté politique même qui fait défaut, tant en métropole que dans les différentes colonies, l'exemple de la Réunion en étant ici l'illustration caricaturale151. Le major Comins observe à ce propos que le ministère n'exerce pratiquement aucun contrôle sur l'activité des conseils généraux ; ceux-ci obtiennent systématiquement l'approbation de toutes les mesures qu'ils votent, même quand elles sont "obviously one-sided and unfair". De fait, il ne semble pas que, jamais pendant tout le temps où des Indiens ont résidé aux Antilles, une autorité française quelconque se soit interrogée sur la philosophie et la nature du système mis en place dans les colonies pour administrer l'immigration en général et protéger les immigrants en particulier, ni sur les liens de causalité pouvant éventuellement exister entre les défectuosités de cette organisation et les résultats peu satisfaisants de son fonctionnement. Tout au long de son rapport, le Dr Comins critique discrètement mais sévèrement l'administration locale pour ses insuffisances et sa mauvaise volonté, mais aussi pour son autosatisfaction et son incapacité à se remettre en question ; les réactions indignées que suscitent ses propos en Guadeloupe soulignent cruellement à quel point il est dans le vrai152.

b) Un personnel médiocre et trop étroitement lié à la plantocratie Le peu que nous savons à ce sujet semble montrer que le service de l'Immigration de la Guadeloupe ne brille pas particulièrement par la qualité des fonctionnaires qui le composent. A commencer par les chefs de ce service eux-mêmes ; sur les quatre titulaires qui se succèdent à sa tête en quarante ans153, trois au moins font l'objet d'appréciation très défavorables de la part de leur hiérarchie. Noirtin "n'inspire aucune confiance à l'administration ni au public" et "n'a pas les qualités nécessaires pour diriger le service de l'Immigration"154 ; pourquoi le lui avoir confié, alors ? Mais la pagaille et les dysfonctionnements ne s'arrêtent pas avec lui ; un rapport de 1897 de l'Inspection des Colonies vise manifestement une situation qui s'est poursuivie sous ses deux successeurs, quand il écrit que "le service de l'Immigration est un de ceux 151. Une fois apaisés les remous suscités sur place par le rapport de la commission mixte de 1877-78 et le coup de balai donné en conséquence dans l'administration locale, les abus reprennent et le ministère ne fait pas grand chose pour les empêcher ; voir infra, chap. XXI. 152. ANOM, Gua. 56/398, chemise "Affaires gles et diverses", directeur de l'Intérieur à gouverneur, 25 juin 1894, envoi du rapport du chef du service de l'Immigration en réponse au Rapport Comins : Rejet indigné des accusations contenues dans celui-ci ; "l'administration est très bien armée vis-à-vis des engagistes par les droits que lui reconnaissent les décrets relatifs à l'immigration" et elle les applique très soigneusement. 153 Huguenin, de 1855 à 1864 ; Eugène Noirtin, de 1865 à 1877 ; intérim de 1878 à 1880 ; Charles Télèphe, de 1881 à 1887 ; Saint-Victor Daven, de 1888 à 1894 ; le poste est supprimé en 1895, et la direction du Service est confiée au chef du 3e bureau du secrétariat général du gouvernement colonial ; Annuaire de la Gpe, rubrique "Immigration", années citées. 154. ANOM, Gua. 186/1138, chemise "Service de l'Immigration. Notes confidentielles" du directeur de l'Intérieur et du gouverneur sur les fonctionnaires du service, 1873, 1876 et 1877.


933 dont le fonctionnement laisse le plus à désirer. La direction et la surveillance semblent y avoir fait constamment défaut, et les employés des bureaux ainsi que les syndics paraissent avoir toujours été livrés à eux-mêmes"155. D'ailleurs, l'année précédente, le syndic du Moule a détourné près de 50.000 F au préjudice des Indiens de sa circonscription156, et selon ce même rapport, ce forfait n'a été possible qu'en raison du "manque complet de surveillance de la part de l'administration", c'est-à-dire, clairement, du chef du service. En fait, dans les échelons les plus élevés de la hiérarchie du service, un seul fonctionnaire trouve grâce aux yeux de ses supérieurs, Edgar Ravel, commissaire adjoint puis sous-inspecteur de 1865 à 1880. Le directeur de l'Intérieur déclare "apprécier de plus en plus son concours" : intelligent, actif, c'est le meilleur agent du service et il mériterait amplement une promotion157 ; pourquoi, alors ne pas la lui avoir donné, au lieu de laisser l'immigration entre les mains d'un incapable ? S'agissant maintenant des syndics, les critiques multipliées à leur encontre dans le Conseil Général au cours des décennies 1860 et 1870 sont trop intéressées pour être toujours crédibles ; globalement, s'ils ont failli à leur mission, c'est sans doute autant le manque de moyens que la médiocrité des hommes qui en est responsable, et nous savons que ce manque de moyens n'est pas accidentel158. Par contre, tous n'ont peut-être pas été aussi honnêtes qu'il eut été souhaitable qu'ils le fussent. Bien que l'article 64 de l'arrêté du 19 février 1861 leur interdise "expressément … de rien percevoir des immigrants ou des engagistes, sous quelque prétexte ou dénomination que ce soit", certains n'ont manifestement pas su résister à la tentation. Deux affaires particulièrement graves de détournements, portant sur des sommes considérables, surviennent à Moule en une vingtaine d'années. Dans la première159, Louis Remolon, parvient pendant dix ans (1868-1878), grâce à de multiples faux en écritures publiques160 à détourner environ 20.000 F161 au détriment d'au moins 120 Indiens162 ; il est condamné d'abord aux travaux forcés à perpétuité par contumace, puis, étant revenu se présenter devant ses juges, à dix ans de réclusion criminelle. La seconde se situe en 1896. Le syndic du Moule est révoqué pour avoir détourné 34.000 F d'économies à lui confiées par des Indiens et 22.000 F de fonds publics ; il a pris la fuite avant d'être arrêté et nous ne savons pas comment se termine 155. ANOM, Gua. 56/397, dossier I. 20, rapport de l'inspecteur général Espeut, 27 mars 1897 ; les mots soulignés le sont par nous. 156. Sur cette affaire, voir infra. 157. ANOM, Gua. 186/1138, chemise "Service de l'Immigration. Notes confidentielles" sur les fonctionnaires du service, 1873 à 1877 158. Voir supra, p. 920 159. Sur tout ce qui suit, voir ANOM, C. d'Ass. PAP, Gr. 1406, arrêt par contumace du 25 avril 1879, et Gr. 1408, arrêt contradictoire du 24 octobre 1883. 160. Il a détourné à son profit les droits payés par les engagistes pour l'enregistrement des contrats, les primes dues aux Indiens souscrivant un rengagement et plusieurs sommes à lui confiées par l'administration pour des règlements à faire à d'autres immigrants pour diverses raisons. 161. Les deux arrêts précités énumèrent des préjudices individuels dont le total se monte à 19.307 F pour l'un et 19.753 F pour l'autre, auxquels viennent s'ajouter "diverses sommes" pour le premier et 407 F pour l'autre. 162. L'arrêt de 1879 énumère nommément 120 victimes et celui de 1883, 117 ; mais ils font état en outre de "divers immigrants indiens" dont le nombre n'est pas précisé.


934 cette affaire163. Mais il est très probable que, dans les deux cas, les Indiens spoliés n'ont jamais revu leur argent. Sans doute s'agit-il là d'évènements exceptionnels, mais bien davantage par leur ampleur que par leur nature. De temps à autre, en effet, des affaires malodorantes remontent à la surface. En 1884, trois fonctionnaires du service sont accusés nommément d'avoir détourné de l'argent à eux remis par des coolies, soit pour le transmettre à leurs familles en Inde, soit pour le garder jusqu'au moment de leur rapatriement164 : Edgar Ravel, dont la culpabilité semble ne faire aucun doute et qui finit ainsi bien mal sa carrière165, Edouard Noirtin, fils de l'ancien commissaire à l'immigration et lui-même syndic cantonal de Pointe-à-Pitre, apparemment accusé injustement166, et Charles Valeau, ancien syndic de Capesterre dans les années 1870, sur la culpabilité duquel nous ne disposons d'aucun élément d'appréciation. Et en tirant peutêtre un peu sur le sens des mots, on peut se demander si les doutes émis par le major Comins sur la fiabilité des fonctionnaires de l'Immigration de la Guadeloupe, en raison de la faiblesse de leurs appointements, ne vise pas aussi, très discrètement, l'honnêteté de certains d'entre eux167. Ce problème de la qualité et de la compétence des fonctionnaires n'est certes pas particulier au service de l'Immigration168, ni même, probablement, à l'administration coloniale en général. Par contre, celui de l'appartenance raciale de ses agents et de ses possibles répercussions sur leur comportement professionnel relève typiquement des "spécificités locales" de la fonction publique antillaise du XIXe siècle. Toute la haute administration est presque exclusivement blanche, la moyenne très majoritairement blanche et accessoirement mulâtre, et c'est 163. PRO, FO 27/3447, vice-consul James Japp à consul brit. FDF, 23 août 1897, Immigration Report de 1896. 164. ANOM, Gua. 56/399, "Humble pétition" des Indiens de la Guadeloupe, 14 novembre 1884. 165. ANOM, Gua. 59/411, chef du service de l'Immigration à directeur de l'Intérieur, 22 mars 1882 : "un fait grave" s'est produit avant le départ du convoi de rapatriement par le Copenhagen. Deux Indiens, Poinin et Andriapin, se sont présentés au bureau de l'immigration de Pointe-à-Pitre pour y récupérer respectivement 440 et 1.000 F avant de s'embarquer, sommes qu'ils avaient confiées à Ravel quand il était encore sous-inspecteur de l'arrondissement et dont ils détenaient un reçu signé de lui. Ils ont été "surpris" d'apprendre que ce papier ne valait rien et que l'administration "ne reconnaissait pas cette dette". Andriapin est quand même parti, mais Poinin non, et il refuse de contracter un nouvel engagement tant qu' "on" ne lui aura pas rendu son argent. Il est à craindre que cette affaire ne prenne de l'ampleur ; en effet, "d'après les renseignements qui me sont parvenus, beaucoup d'autres immigrants ont en leur possession des billets signés par le sr Ravel, et formant une somme assez considérable". Nous ne savons pas comment s'est terminée cette affaire. Pas devant la justice, en tout cas ; nous n'en avons trouvé aucune trace dans les archives judiciaires que nous avons consultées. 166. En 1885, l'Indien Sinacharia est condamné à quatre mois de prison pour dénonciation calomnieuse (lettre au procureur général) à l'encontre de Noirtin ; ADG, T. Corr. PAP, c. 6990, 23 mai 1885. Nous ne connaissons pas le contenu de cette lettre, mais nous faisons l'hypothèse qu'elle contient des accusations de détournement d'argent. 167. Rapport Comins, p. 10. 168. Ainsi en 1859, un ancien percepteur du Moule (décidément !) est condamné à dix ans de travaux forcés et 4.500 F d'amende pour détournement de deniers publics et faux en écritures publiques, portant sur un total de 53.000 F ; ANOM, C. d'Ass. PAP, Gr. 1399, 29 janvier 1859.


935 seulement aux échelons inférieurs de la hiérarchie qu'apparaissent les premiers Nègres, d'ailleurs en position encore très minoritaire169. S'agissant plus particulièrement du service de l'Immigration, jusqu'en 1877, tous les fonctionnaires du commissariat et tous les syndics cantonaux sauf deux sont des Blancs créoles170 ; puis en 1880, après qu'il ait été réorganisé, il se compose toujours de douze Blancs et deux mulâtres171 ; enfin, à la fin du siècle, le service a été un peu "noirci", puisque, sur les six syndics, se trouvent désormais deux Nègres à côté de deux mulâtres et deux Blancs, mais, avec les agents sédentaires, ceux-ci demeurent encore majoritaires172. Evidemment, ce n'est pas une preuve d'incompétence ou de malhonnêteté. Le souscommissaire Ravel est un Blanc créole, et pourtant il joue si sérieusement son rôle dans le décompte des journées de travail des Indiens, qu'il s'attire les critiques du journal de l'Usine173. Inversement, le fait pour un fonctionnaire d'être noir ne constitue pas automatiquement un gage de douceur pour les Indiens soumis à son autorité, et nous verrons que les relations entre les deux groupes sont particulièrement mauvaises à la fin du siècle174. En outre, le major Comins soulève un "lièvre" de gros calibre, fort déplaisant pour l'administration locale en ces temps de tensions raciales exacerbées175 : tous les syndics ont de grosses difficultés pour s'imposer face aux engagistes, mais les syndics nègres en ont tout particulièrement, et on peut douter qu'ils soient en mesure d'exercer un contrôle réellement efficace sur les grands propriétaires blancs influents176 ; comment, par exemple, imaginer que, sur la propriété familiale de Beauport, Souques puisse accepter les observations d'un fonctionnaire noir qui pourrait être le fils d'un des anciens esclaves de son père ? Mais il reste que la solidarité, évidente et naturelle pour le lieu et l'époque, entre les Blancs qui emploient des Indiens et ceux qui sont chargés de les contrôler, aboutit le plus souvent, sinon à l'impunité, du moins à un manque d'impartialité et à une indulgence pouvant parfois confiner au laxisme. "The protectors of the immigrants, note 169. Voir sur ce point les tableaux et développements de J. FALLOPE, Esclaves et citoyens, p. 443450. 170. Ibid, p. 444, tableau de la composition raciale de l'administration locale en 1859 : sur les 7 syndics, on compte 5 Blancs et 2 mulâtres. Pour les années suivantes, l'Annuaire de la Gpe, rubrique "Immigration", donne pour chaque année de publication la liste complète des fonctionnaires du service ; évidemment, leur couleur n'est pas indiquée, mais nous sommes renseignés sur ce point, au moins pour ce qui concerne la très grande majorité d'entre eux, par divers autres documents rencontrés par ailleurs et dont il serait trop long de donner le détail ici. Les années 1878 à 1880 de l'Annuaire ne nous sont pas parvenues, mais d'après V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. I, p. 116 (discours du 1er février 1880), le service ne compterait plus que des Blancs en 1879. 171. Dont, toutefois, le directeur du Service, Charles Télèphe ; ibid, t. I, p. 108 et 218 (articles publiés respectivement dans L'Opinion, en mars 1876, et le Rappel, 15 septembre 1880). 172. Rapport Comins, p. 10. 173. Courrier, 1er mars 1881. 174. Infra, chap. XIX. 175. Le début de la décennie 1890, au moment où Comins visite la Guadeloupe, est en effet le moment où un mouvement politique nègre se constitue, sous la direction de Légitimus, et commence à interférer de façon "musclée" dans un débat politique jusqu'alors feutré et confiné à des cercles restreints blancs et mulâtres ; J. P. SAINTON, Nègres en politique, t. II, p. 209-252. 176. Rapport Comins, p. 10.


936 le major Comins en voulant sans doute parler des syndics, are enirely local in their ideas and training, and thoroughly imbued with the tradition and views of the planters with whom they act in concert. Unless some very grave complaint is made, they do not attempt to ascertain the treatment of labourers by their employers , and even then they do not take an impartial view of the case"177. En termes plus diplomatiques, c'est exactement ce dont les Indiens, avec leurs mots simples, ne cessent de se plaindre depuis toujours178. Une telle situation se retrouve dans toutes les îles sucrières "importatrices" de coolies179.

2. L'INEFFICACITE DE LA PROTECTION JUDICIAIRE ET CONSULAIRE 2.1. Une justice complice a) La saisine des tribunaux : un parcours du combattant En dérogation aux principes généraux du droit français, les immigrants victimes d'abus, de mauvais traitements ou de violation de leur contrat par les engagistes ne peuvent saisir eux-mêmes directement les tribunaux pour obtenir réparation. Ils sont considérés comme des mineurs180. Leur statut juridique est assimilé à celui "des enfants tenus en tutelle et que la loi frappe d'incapacité", dont il découle logiquement qu' "ils ne peuvent ester en justice sans l'assistance d'un (tuteur)" ; ce tuteur, c'est le syndic181. Les syndics constituent donc le premier échelon de la protection judiciaire des immigrants, mais leur capacité personnelle d'action varie selon la nature, civile ou pénale, des faits182.

177. Ibid, id. 178. "Les syndics sont plutôt les amis du maître que les nôtres" ; ANOM, Gua. 188/1144, procureur général Baffer au gouverneur, 20 juin 1865, rapportant les propos d'Indiens de Sainte-Marthe. "Ils sont de la même classe d'hommes que nos maîtres ; ils sont leurs parents ou leurs amis intimes ; (ils) exercent toujours leur partialité" en leur faveur ; Gua. 56/399, "Humble pétition" des Indiens de la Guadeloupe, 14 novembre 1884. Quand des abus leur sont signalés, ils interviennent pour les corriger, certes, "but not so impartially and carefully" ; IOR, P 2975, p. 110, protecteur J. Grant à gouvernement du Bengale, 27 décembre 1886, après avoir interrogé un groupe de rapatriés de Guadeloupe par le Mont Tabor. 179. A la Réunion, note, avec un sens très anglais de l'understatement, le major Goldsmid, membre britannique de la commission internationale de 1877, le commissaire à l'immigration "is not unconnected with the Creole families in the island" ; PRO, FO 881/3627, Separate Report, note de la p. 15. A la Martinique, selon le consul Lawless, la plupart des syndics cantonaux nommés entre 1861 et 1871 étaient des "local whites", anciens gérants d'habitations ou planteurs ruinés, qui, pour cette raison, ne mettaient aucun zèle dans l'accomplissement de leurs fonctions ; IOR, P 3214, p. 944, rapport du gouvernement de l'Inde du 6 septembre 1887. 180. Supra, chap. XV. 181. Longue discussion à ce sujet dans ADG, 5K 60, fol. 1-5, Conseil Privé du 30 août 1855. 182. Sur tout ce qui suit, voir décret du 27 mars 1852, art. 36 ; arrêté du 24 septembre 1859, art. 18 ; arrêté du 19 février 1861, art. 46 à 50 ; arrêté du 21 février 1881, art. 6, et circulaire d'application du 16 avril 1881 ; décret du 30 juin 1890, chap. XI, art. 125 à 133.


937 1. En matière civile, c'est-à-dire dans le cas où un engagiste ne respecte pas ses obligations réglementaires et contractuelles envers ses immigrants, la procédure peut être comparée à une fusée à plusieurs étages, avec mises à feu successives (Planche n° 3). Au point de départ se trouve la plainte d'un immigrant contre son engagiste auprès du syndic cantonal dont il dépend. Le syndic essaie tout d'abord de régler le problème par voie de conciliation, puis, s'il n'y parvient pas, passe à la phase contentieuse. Jusqu'en 1860, il lui appartient, le cas échéant, de saisir lui-même le tribunal, mais uniquement avec l'autorisation du directeur de l'Intérieur, accordée sur rapport du commissaire à l'immigration. Puis, l'arrêté de 1861, repris sur ce point par le décret de 1890, vient complexifier la procédure en intercalant un échelon supplémentaire dans celle-ci. Ce texte crée dans chaque arrondissement un "syndicat protecteur des immigrants", composé du procureur impérial/de la République ou d'un de ses substituts, d'un avocat ou d'un avoué, désigné chaque année, initialement par le président de la Cour d'appel, puis, à partir de 1890, par le gouverneur, et d'un membre du conseil municipal du chef-lieu, désigné initialement par le gouverneur, puis, à partir de 1877, élu par l'assemblée communale en son sein ; cette composition est légèrement modifiée en 1890 pour ce qui concerne le troisième membre : désormais c'est un conseiller général, élu par le Conseil. Saisi par les syndics cantonaux ou par le commissaire à l'immigration, ce syndicat "est chargé de diriger les immigrants pour tout ce qui touche à l'exercice des actions judiciaires qu'ils auraient à intenter ; il a seul qualité … pour ester en justice dans l'intérêt des immigrants", pouvant soit suivre les affaires par lui-même, soit les faire suivre par le syndic cantonal territorialement compétent. Les poursuites engagées par les syndicats protecteurs d'arrondissement sont de deux sortes. Ils peuvent tout d'abord poursuivre d'office la résiliation des engagements lorsque les conditions sous lesquelles ceux-ci ont été contractés ne sont pas respectées par les engagistes ; mais dans ce cas, ils ne peuvent agir que sur avis motivé du commissaire à l'immigration, approuvé par le directeur de l'Intérieur. Ils agissent d'autre part sur plaintes ou réclamations des immigrants, "après avoir appelé l'engagiste à fournir ses explications" ; ici, ils "se constituent seuls", intervenant à titre de mandataire légal des immigrants, et n'ont donc pas besoin de l'accord de l'administration.

2. Au pénal, la procédure est plus simple. En cas de violences envers les immigrants, il appartient aux syndics cantonaux de saisir directement le procureur, mais seulement, "après s'être assurés de la réalité, ou tout au moins de la probabilité des actes qui auront motivé le recours à l'autorité judiciaires". En outre, le parquet peut toujours (et doit même en matière criminelle) déclencher de son propre mouvement l'action publique après avoir été informé (éventuellement par une plainte des immigrants eux-mêmes) de faits de nature délictuelle survenus sur une habitation.


Planche n° 3 – SCHEMA GENERAL DE LA SAISINE DES TRIBUNAUX PAR LES IMMIGRANTS

Commissaire à

Directeur

l'immigration

de l'Intérieur

IMMIGRANT

Syndicat protecteur de

TRIBUNAL DE PREMIERE

l'arrondissement

INSTANCE

Procureur de

TRIBUNAL

la République

CORRECTIONNEL

Syndic

ou COUR D'ASSISES


939

Toute cette construction est extrêmement lourde. Là où une seule démarche suffit au justiciable ordinaire (il se présente au greffe du tribunal compétent), il en faut entre deux et quatre à l'Indien, en sachant en outre que tout est fait pour qu'il ne puisse pas aller jusqu'au bout ; la procédure peut être interrompue à chacune de ses étapes par l'instance chargée alors de la mettre en œuvre et de la faire suivre vers l'échelon suivant, sans que le plaignant dispose d'une quelconque voie de recours contre cette décision. C'est en effet un véritable parcours du combattant qui attend l'immigrant qui désire se plaindre de son engagiste ou porter réclamation contre lui. Pour commencer, il lui faut déjà pouvoir accéder au syndic cantonal dont il dépend. En principe, les textes lui garantissent toute liberté à cet égard ; le décret de 1890 précise même qu'est réputée légale, et ne doit donc pas donner lieu à remplacement en fin d'engagement, l'absence dont l'objet est de "se rendre au syndicat, au consulat ou au parquet (pour) y porter des plaintes ou des réclamations" pouvant "donner lieu à une action administrative ou judiciaire". Mais en pratique, pour que cette journée d'absence soit considérée comme régulière, il faut qu'elle soit portée comme telle, avec les raisons qui la justifient, sur le livret de l'immigrant, ce qui revient à dire que celui-ci doit recevoir l'autorisation de son engagiste pour aller porter plainte contre lui ; une telle absence est donc forcément irrégulière et clandestine, et devra par conséquent être remplacée en fin d'engagement, et ceci sans même évoquer les risques de représailles au moment du retour, quand le planteur ou ses sous-ordres, informés par radio bwa patate, apprendront que tel Indien a osé s'absenter irrégulièrement pour se plaindre d'eux. Premier obstacle, donc : l'opposition pour employer un terme minimal, de l'engagiste. Et immédiatement après surgit le second : l'attitude du syndic. En principe, celui-ci ne peut, aux termes de l'article 56 de l'arrêté de 1861, "refuser de … transmettre (la) … plainte ou réclamation … à l'autorité compétente", mais encore faudrait-il d'abord qu'il accepte d'entendre ce que les immigrants ont à lui dire, ce qui, nous le savons, est rarement le cas ; en outre, la circulaire du 16 avril 1881 lui prescrit, avant de procéder à cette transmission, de faire un premier tri parmi les plaintes, de façon à ne faire suivre vers le syndicat d'arrondissement ou le parquet que "les cas douteux ou qui affectent un caractère de gravité particulière", ce qui limite sensiblement leur nombre. Le plus souvent, par conséquent, la procédure s'arrête là ; sans doute le conseiller général républicain Dorval, emporté par ses sentiments vivement hostiles à l'immigration183, est-il dans l'excès quand il s'exclame qu' "on n'a jamais vu un syndic ester en justice pour les engagés"184, mais il n'en traduit pas moins une réalité très largement dominante. Si, par extraordinaire, l'affaire arrive tout de même devant le syndicat protecteur de l'arrondissement, après avoir éventuellement surmonté victorieusement l'épreuve du double fil-

183. Infra, chap. XX. 184. CG Gpe, SO 1887, p. 709.


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trage par le commissaire à l'immigration et le directeur de l'Intérieur, c'est donc qu'elle commence à être sérieuse. Nous sommes mal renseignés sur l'activité de cette instance. Un témoignage tardif l'accuse même de n'avoir jamais fonctionné, au moins sous l'emprise du décret de 1890185, mais nous allons voir186 qu'il existe tout de même la preuve d'un petit contraire en matière civile ; en pratique l'immense majorité des affaires parvenues à ce stade de la procédure s'arrêtent là parce que le syndicat d'arrondissement décide de ne pas les porter au tribunal. Quant au pénal, il ne peut, par définition, être question de l'intervention des syndics cantonaux dans les jugements du tribunal correctionnel ou de la cour d'assise puisqu'elle s'efface derrière celle du parquet, qui est seul compétent pour soutenir l'action publique. Enfin, quant à ce qui concerne le parquet, son zèle dépend non seulement de la nature de l'affaire, mais également de la personne de ceux qui l'ont portée à sa connaissance. Si c'est le syndicat protecteur d'arrondissement, dans lequel le procureur est présent ou représenté ès qualités, il a déjà participé à la décision au sein de cette instance, et s'il a été alors d'accord pour poursuivre, il n'a qu'à se contenter de continuer à le faire dans le même mouvement. S'il est saisi par un syndic cantonal, sa décision de poursuivre est sans doute déjà beaucoup moins automatique. Enfin, si la plainte provient omisso medio d'un immigrant, c'est vraisemblablement l'indifférence qui domine, et on peut imaginer que, comme les fonctionnaires du service de l'Immigration, les membres du parquet ne prennent guère la peine d'écouter les immigrants, se contentant généralement de les renvoyer à leurs engagistes, au risque de les exposer alors à de graves représailles ; c'est ce qui arrive notamment à Viranin, l'un des deux Indiens torturés par Mocomble, qui, après s'être enfui de l'habitation pour aller porter plainte auprès du procureur impérial, se retrouve entre les mains de son employeur et soumis au supplice de l'échelle avec une telle violence qu'il obtient plus de 20 jours d'incapacité de travail187.

b) Inefficacité, partialité et racisme Comme pour la protection administrative, les Indiens sont donc, ici aussi, complétement dépendants de ceux qui sont en principe chargés de les protéger et de la façon dont ils s'acquittent de leur mission. Hélas ! en cette matière, la justice ne donne pas plus satisfaction que le service de l'Immigration ; elle est inefficace, partiale et raciste.

185. Ibid, SO 1908, p. 157, intervention Jean-François : "Le syndicat protecteur des Indiens, dont l'organisation est régie, si je ne me trompe, par un arrêté de 1890, ne fonctionne pas" (Il se trompe, il s'agit d'un décret). "Cet arrêté n'est pas observé dans la colonie. Si le syndicat fonctionnait, les iniquités disparaîtraient (Bel optimisme !). J'ai demandé le rétablissement de ce syndicat, je me suis heurté à des obstacles" (Il ne dit pas lesquels). 186. Infra. 187. ANOM, Gua. 536/1807, rapport du procureur général au gouverneur sur cette affaire, 10 janvier 1863. Encore Viranin a-t-il, si l'on peut dire, de la chance : estropié mais vivant ; Singalrayen, l'autre Indien victime des sévices de Mocomble, est décédé.


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L'inefficacité de la justice locale dans l'accomplissement de sa mission de protection des immigrants se lit statistiquement à travers le bilan de l'activité des tribunaux chargés d'assurer celle-ci. Et tout d'abord celle du tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre, telle qu'elle apparaît à travers le tableau n° 50188. De 1860 à 1887, il n'a eu à connaître que 94 cas seulement de violences à Indiens, répartis entre les 43 semestres pour lesquels ses jugements nous sont parvenus, soit une moyenne de 2,18 par semestre et 4,36 par année théorique. Et encore ces chiffres incluent-ils la période de volontarisme répressif à l'encontre des engagistes violents mis en œuvre de 1880 à 1884 par le procureur général Darrigrand et qui se traduit par une multiplication des poursuites189 ; en excluant les cinq semestres la composant sur lesquels nous sommes informés, on tombe à tout juste à 0,47 cas par semestre même pas un par an. Comme il paraît difficile de croire que le parquet n'ait eu connaissance que d'un aussi petit nombre d'affaires de violences à Indiens chaque année (son activité fébrile pendant l'ère Darrigrand démontre même tout à fait le contraire), cela signifie donc que, dans l'immense majorité des cas, il n'a pas jugé bon de poursuivre. Ces résultats sont accablants pour les procureurs, qu'ils soient impériaux ou de la République ; ils montrent l'indifférence totale de ces magistrats pour le sort des immigrants et les violences que ceux-ci subissent. Les difficultés que rencontrent les Indiens pour se faire rendre justice ne sont pas moins grandes au civil, en raison de l'immense passivité dont fait preuve l'institution syndicale dans la défense de leurs intérêts. En témoigne ce que l'on peut appeler "l'affaire Manginy" en 1870190. Cet immigrant, engagé sur l'habitation Lapierre de Mélinville, à Morne-à-l'Eau, ayant achevé son contrat, se voit refuser son congé au motif qu'il aurait entre-temps souscrit en faveur de son employeur un rengagement de cinq ans, qui se révélera après coup n'être qu'un faux grossier. D'abord débouté de sa demande en nullité par le juge de paix de Pointe-à-Pitre, il ne se décourage pas, fait appel de cette sentence devant le tribunal de première instance, et obtient finalement satisfaction par un jugement qui, non seulement stigmatise le comportement de Mélinville en des termes extrêmement sévères191, mais surtout jette un éclairage cru sur les pratiques du syndicat "protecteur" dans les affaires opposant les Indiens aux planteurs. Mélinville ayant fait valoir que les immigrants ne peuvent ester en justice directement par eux-mêmes, mais seulement par l'intermédiaire du syndicat protecteur, le tribunal balaie l'objection en notant dans ses attendus "que le syndicat réuni au sujet de Monginy s'étant séparé sans prendre aucune détermination à son sujet, l'a pour ainsi dire abandonné et lui a ainsi donné le droit de pourvoir lui-même à sa défense", et, par conséquent, décide de recevoir l'appel et de se prononcer sur le fond. Il est probable que, dans ce cas, le trouble apporté à "l'ordre public" par les manœuvres délictueuses de Mélinville a été estimé supérieur à celui

188. Supra, p. 810 et suiv. 189. Plus longs développements sur cet épisode, voir infra. 190. Sur tout ce qui suit, ADG, TPI PAP, c. 6994, audience du 25 janvier 1870. 191. Voir supra, p. 889.


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pouvant résulter d'un jugement donnant, sans doute exceptionnellement, raison à un immigrant contre son engagiste. Cette affaire est tout à fait révélatrice de l'extrême réticence de l'institution syndicale à saisir la justice "dans l'intérêt des engagés", et ce quel que soit le niveau de la hiérarchie judiciaire auquel on se place. Pour ce qui concerne tout d'abord le tribunal de première instance de Pointe-à-Pitre, sur les 67 mois compris entre 1864 et 1878 pour lesquels ses jugements nous sont parvenus192, cette juridiction n'a pas été saisie une seule fois d'une demande en résiliation d'engagement par le syndicat de l'arrondissement. S'agissant, d'autre part, du niveau cantonal, nous avons dépouillé les jugements des quatre justices de paix de la Grande-Terre entre 1882 et 1888193 à la recherche des instances introduites par les syndics, et le résultat est édifiant : à peine deux affaires sont portées devant le juge de Pointe-à-Pitre194, et aucune devant les trois autres, alors que, selon les années, 10 à 12.000 Indiens résident dans cette île de l'archipel guadeloupéen. La même carence des syndics s'observe également à propos de l'assistance par eux due aux immigrants plaidant, que ce soit en tant que demandeurs ou comme défendeurs, dans des affaires personnelles, indépendantes de leur contrat d'engagement et de leurs relations avec les engagistes (une dette, une vente, un contrat quelconque). Seul celui de Saint-François remplit ses obligations à cet égard, comparaissant en qualité de conseil devant le juge de paix du canton aux côtés des Indiens statutairement engagés, et encore n'est-ce seulement que dans neuf instances en quatre ans (1885 à 1888) ; les trois autres s'en dispensent totalement. Au final, on peut donc conclure que, en matière civile également, les institutions judiciaires locales n'ont absolument pas rempli en faveur des Indiens le rôle qui aurait normalement dû être le leur, et que ces syndicats soit-disant protecteurs ont bien davantage servi à

192. ADG, TPI PAP, c. 6994, 6995, 7001 et 7002, passim. Il est malheureusement pratiquement impossible de combler les "trous" pour les mois manquants par le recours aux registres conservés aux ANOM, dont l'utilisation est très difficile et prendrait probablement un temps considérable, en raison de la façon dont ils ont été constitués à l'époque. Mais notons que ces 67 mois représentent tout de même 37 % de l'intervalle total de temps (180 mois) compris entre les deux années extrêmes de la série ; c'est donc un peu plus qu'un gros sondage. 193. ADG, J. Paix PAP, c. 7008 et 7009 ; ANOM, Gr. 1935 à 1938, J. Paix Moule ; Gr. 1990 et 1991, J. Paix P. Louis ; Gr. 2007 et 2008, J. Paix St-Fs. Justification du choix des dates : ce sont les seules années de la période d'immigration pour lesquelles les jugements de la justice de paix de Pointe-à-Pitre, la plus importante de la Guadeloupe, sont conservés aux ADG. Dans un souci de cohérence, nous nous sommes aligné sur cette période pour les trois autres, en recourant aux doubles conservés dans le fond des greffes des ANOM. 194. ADG, J. Paix PAP, c. 7008, audiences des 10 octobre 1883 et 10 juin 1885. Dans les deux affaires, J. Noirtin, syndic de l'immigration de Pointe-à-Pitre, "délégué par le syndicat protecteur à l'effet d'ester en justice dans l'intérêt des nommés …", actionne la Compagnie Sucrière de la Pointe-à-Pitre au nom de, respectivement, trois et deux Indiens engagés sur des habitations de Darboussier, dans le premier cas pour faire dire qu'ils ont terminé leur engagement (ainsi jugé), et dans le second pour retenues illégales sur les salaires (déboutés).


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paralyser qu'à initier la répression à l'encontre des engagistes indélicats. Mais il est vrai toutefois que, dans certains cas, l'intervention directe de l'administration en amont des poursuites judiciaires, ou la simple menace de déclencher celles-ci, peut se révéler plus praticable et plus efficace pour sanctionner les manquements des planteurs ou les contraindre à remplir correctement leurs obligations195. Pour la plus large part, cette inefficacité de la justice est d'abord le reflet de l'immense partialité dont les tribunaux locaux font preuve en faveur des engagistes accusés de violences à Indiens. C'est évidemment lors des grandes affaires criminelles jugées en cour d'assises que cette partialité se manifeste de la façon la plus éclatante. Qu'ils soient nommés par le gouverneur pour "éclairer" les magistrats professionnels, comme c'est le cas jusqu'en 1880, ou désignés par les maires pour juger avec eux, à partir du moment où les lois des 21 novembre 1872 et 24 janvier 1874 sur le jury criminel sont étendues aux vieilles colonies, les jurés d'assises sont toujours des notables –et dans les Antilles de la seconde moitié du XIXe siècle, les notables sont forcément blancs ou faiblement colorés-, qui se rangent spontanément aux côtés de ceux des leurs qu'ils ont à juger. De là quelques énormes scandales comme les affaires Mocomble, en 1863, Dupuy, en 1883, et Mignard, l'année suivante196. Dans les trois cas, les victimes, après avoir été rouées de coups, sont décédées d'un éclatement de la rate consécutive à de violents coups de pied au ventre ; les faits étaient parfaitement établis et les preuves surabondantes, et pourtant, les trois fois, il s'est trouvé un jury, que l'on n'ose qualifier de "populaire", pour acquitter les accusés. Ce ne sont d'ailleurs pas seulement les magistrats et les jurés qui, ce faisant, se rendent complices de ces meurtres, mais l'ensemble des intervenants, à un titre ou un autre, dans la procédure, et en particulier les deux médecins ayant effectué l'autopsie de Moutoussamy, la victime de Dupuy, et Bahadoussing, celle de Mignard ; après avoir diagnostiqué un éclatement de la rate, ils reviennent sur leurs conclusions, sous la pression des magistrats eux-mêmes d'après le Progrès, pour certifier que les deux hommes sont morts, respectivement, d'une crise d'épilepsie et d'une congestion cérébrale (!!). Un scandale comparable, mais discrètement étouffé, survient une quinzaine d'années plus tard sur l'une des habitations de Pauvert, le tyran de Saint-François, où un Indien meurt sous les coups d'un géreur qui voulait l'obliger à se rengager. A force de démarches auprès du gouverneur, le consul britannique parvient à faire ouvrir une instruction criminelle ; le cadavre est déterré mais l'affaire est classée, au motif que, malgré le témoignage de nombreux Indiens (donc forcément de mauvaise foi ?) ayant assisté à la scène, l'examen médico-légal conclut que les coups reçus ne sont pas la cause du décès197. Pour les contemporains, outrés, il est clair que, dans des cas

195. Voir les quelques exemples connus supra, p. 912 196. Affaires nos 15, 53 et 80 du tableau n° 50 ; voir p. 833. Plus de détails sur l'affaire Dupuy, infra, p. 954-955. 197. PRO, FO 27/3131, vice-consul De Vaux à FO, décembre 1902, Immigration Report pour 1901.


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comme ceux-là, les solidarités sociales, raciales et idéologiques l'emportent sur toute autre espèce de considération, et en particulier sur le souci de rendre justice198. La partialité des tribunaux en faveur des engagistes ne se manifeste pas seulement à l'occasion des grandes affaires criminelles à fort retentissement médiatique (au moins après 1870), mais également à travers des jugements de moindre portée sur les relations habituelles entre engagistes et engagés. Voici par exemple un planteur des Abymes qui, estimant que ses immigrants ne travaillent pas assez à son goût, les traduit devant le juge de paix, afin que celui-ci les menace de condamnation s'ils continuent, ce qu'il fait très volontiers ; apparemment, la menace est efficace199, mais outre que ce magistrat n'est certainement pas compétent pour agir ainsi, on peut se demander si c'est bien le rôle d'un juge de s'impliquer aussi unilatéralement dans les relations de travail entre un employeur et ses salariés. Plus scandaleux encore, le comportement du tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre à la suite de l'affaire de la petite servante indienne morte du tétanos faute d'avoir été soignée à temps après s'être coupée sur des tessons de bouteille en exécutant les ordres de sa maîtresse ; le père de la fillette ayant osé porter plainte contre celle-ci, il est condamné à trois mois de prison pour dénonciation calomnieuse200. Mais bien davantage que ces quelques exemples ponctuels glanés au hasard des sources, c'est l'analyse statistique de l'activité du tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre, telle qu'elle apparaît à travers le tableau n° 50, qui est révélatrice de cette immense et excessive mansuétude des juges créoles envers les violences des planteurs et de leurs sous-ordres à l'encontre des Indiens.

198. Frébault à M. Col. après le verdict Mocomble : "Je comprends … les regrets que … Mr le Procureur général ne peut s'empêcher de manifester encore une fois au sujet de la composition des cours d'assises lorsqu'elles sont appelées à juger des conflits entre employeurs et employés" ; ANOM, Gua. 536/1807, lettre du 10 février 1863 ; les mots soulignés le sont par nous, ils semblent montrer que ce genre de verdict n'était pas exceptionnel. De même après le procès Mignard, le Progrès, 26 avril 1884, souhaite qu'à l'avenir, les affaires de ce type soient correctionnalisées " pour les soustraire à certaines influences". Voir également l'affaire rapportée dans PRO, FO 27/3075, consul brit. Réunion à FO, 16 octobre 1891 : il y a quelques semaines, un Indien est venu se plaindre au consulat de mauvais traitements et séquestration par son engagiste. A la demande du consul, une enquête criminelle a été ouverte ; la culpabilité ne fait aucun doute, et l'auteur encourt une peine de cinq ans de prison. Mais le procureur général l'a averti de ne pas se faire d'illusions : aucun jury créole ne condamnera l'engagiste "however strong the evidence might be" ; dans un tel cas, il vaut mieux demander à l'administration d'annuler l'engagement. De toutes façons, ajoute le consul, désabusé, les influence personnelles, familiales et politiques jouent déjà dans les affaires entre Créoles, alors a fortiori avec les Indiens … 199. ANOM, Gua. 180/1116, rapport du commissaire à l'immigration du 10 juillet 1858. 200. Sur cette affaire, voir Progrès, 21 août 1880.


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Examinons d'abord les affaires de coups et blessures201 infligés par des propriétaires d'habitations ou d'usines, leurs géreurs, sous-géreurs, économes et contremaîtres202. De 1860 à 1887, le tribunal a jugé 70 prévenus dans 63 affaires de cette nature ; 16 ont été condamnés à une peine de prison, seule ou accompagnée d'amende, 40 à une amende seule et 14 relaxés, soit 22,9, 57,1 et 20,0 % respectivement. Les peines de prison prononcées contradictoirement s'échelonnent de 2 à 20 jours, moyenne = 10 ; celles par défaut sont beaucoup plus lourdes, de un à six mois, moyenne 115 jours, mais il est toujours possible de revoir cela à la baisse si l'accusé fait opposition ou se présente lui-même devant les juges après s'être enfui. Le montant des amendes varie de 5 à 200 F, dont sept seulement (sur 40 = 17,5 %) égales ou supérieures à 100 F et inversement 27 (= 67,5 %) inférieures à 50 F ; les deux amendes de 200 F ont été prononcées par défaut, la moyenne des autres se situe à 40 F. Voyons maintenant les affaires de séquestration, accompagnées ou non de coups et blessures, commises par les mêmes, qui se situent à un niveau de gravité sensiblement plus élevé que les précédentes. Elles sont au nombre de six, impliquant sept personnes ; à l'arrivée, cinq peines de prison, dont quatre par défaut, une amende seule et un relaxe. Les peines de prison les plus lourdes, respectivement deux ans, six mois, et deux fois trois mois sont toutes prononcées par défaut ; le seul accusé envoyé en prison après s'être présenté à l'audience l'est pour deux jours (!!). Si l'on ajoute à tout cela que l'on ne rencontre pas un seul cas d'action en résiliation d'office d'engagement poursuivie par le syndicat protecteur de Pointe-à-Pitre devant le tribunal de première instance de cette ville entre 1864 et 1878203, la seule conclusion qui s'impose est que, sauf violences extraordinaires, les planteurs peuvent, ici aussi, se livrer tout tranquillement aux abus, excès et brutalités les plus graves à l'encontre de leurs immigrants dans une impunité judiciaire pratiquement totale ; après l'administration, voici maintenant que la justice apparaît à son tour complice du martyrologue des Indiens. De la partialité au racisme, il n'y a qu'un pas ; dans bien des cas précédemment évoqués, d'ailleurs, il apparaît clairement que celui-ci est souvent la cause de celle-là. Les Indiens en sont tout particulièrement victimes dans les affaires, soumises à des juges blancs les opposant aux membres blancs de l'encadrement des habitations ; ceux-ci sont systématiquement favori-

201. Affaires dans lesquelles les coups et blessures constituent le seul chef d'accusation ; les coups et blessures accompagnant une séquestration, par exemple, ne sont pas pris en compte ici ; sont également exclues les violences légères et les coups sans blessures. 202. Sont exclus les commandeurs et "cultivateurs" ordinaires ayant participé à ces violences sur ordre ou en tant que complices. 203. Nous ne connaissons qu'un seul cas où un planteur est déchu judiciairement du droit d'avoir des immigrants, celui de Gaalon (n° 25 du tableau n° 50), dont nous savons par ailleurs à quelles extrémités il était parvenu (supra, p. 917, note 69). Mais c'est par le tribunal correctionnel dans le cadre d'une condamnation pénale, et non par le tribunal civil sur poursuite du syndicat d'arrondissement.


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sés, pendant que leurs adversaires font systématiquement l'objet de lourdes peines. Nous reviendrons plus longuement sur ce point, qui constitue l'un des aspects du problème plus large de la réaction des Indiens face à la situation de violence qui leur est faite par leurs employeurs204.

c) L'échec du procureur général Darrigrand (1880-1884) En provenance du Sénégal, où il avait successivement présidé la cour d'appel puis réorganisé le service judiciaire, Prosper Darrigrand a déjà derrière lui une longue carrière de magistrat colonial205 quand il prend ses fonctions de procureur général de la Guadeloupe le 22 janvier 1880. Le pays et ses problèmes sont loin de lui être inconnus, puisqu'il y a déjà fait deux séjours, l'un comme substitut du procureur général, de janvier 1869 à mai 1870, l'autre comme procureur de la République de Basse-Terre, de septembre à décembre 1871206. Est-ce la raison pour laquelle il y est renvoyé pour occuper ce poste sensible entre tous, et qui a proposé sa nomination ? Nous ne savons, mais il est certain qu'il n'a pas été placé là par hasard. Comme nous l'avons noté précédemment, c'est le moment où, après s'être définitivement imposée en France, la République commence à s'étendre aux colonies, ce qui se traduit, en Guadeloupe notamment, par la nomination de hauts-fonctionnaires sur lesquels le régime puisse compter207 ; or, Darrigrand est ardemment républicain208. Lorsqu'il arrive dans l'île, celle-ci est plongée dans une véritable "guerre des races" politique opposant les Blancs créoles, qui détenaient jusqu'alors un quasi-monopole du pouvoir local, aux mulâtres, qui cherchent à accéder à leur tour à celui-ci. Principaux bénéficiaires de l'établissement des institutions républicaines, en 1870, et des progrès de l'instruction dans l'île, ces derniers sont encore très loin d'occuper, dans la vie politique et l'administration, une place en rapport avec leur nombre ni avec la montée de leur influence dans la société créole. Mais leurs revendications en faveur de l'égalité se heurtent au refus crispé et intransigeant des Blancs locaux, qui craignent de perdre leur suprématie politique et les accusent de propager la

204. Voir infra, chap. XVII. 205. Commencée à Cayenne en 1862 ; il passe ensuite successivement à Pondichéry, Saïgon, Fortde-France puis Saint-Pierre, premier séjour en Guadeloupe, retour à la Martinqiue, et enfin Sénégal depuis 1874. 206. ANOM, EE 596 (1), état de ses services coloniaux jusqu'en 1883. 207. Rappelons que, pratiquement en même temps que lui, Alexandre Isaac est nommé directeur de l'Intérieur (mars 1879) et Laugier gouverneur (novembre 1880) ; leurs sentiments républicains ne sont pas moins affirmés que les siens. 208. Cette nomination se situe dans un contexte général d'épuration du parquet, mise en œuvre par le ministère Waddington en 1879 ; tous les anciens procureurs et procureurs généraux nommés par le Second Empire ou par les gouvernements d'ordre moral des années 1870 sont révoqués et remplacés par des hommes "sûrs" aux idées républicaines solidement ancrées ; J. P. ROYER, Histoire de la justice en France, de la monarchie absolue à la République, Paris, PUF, 2001, p. 635-636.


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"haine des races" et de vouloir les éliminer, les évincer (d'où le nom d' "évictionnistes" qu'ils donnent à leurs adversaires), non seulement du pouvoir, mais même, plus largement, des Antilles elles-mêmes, à l'instar de ce qui s'était produit en Haïti au début du siècle209. D'où l'extraordinaire agressivité dont la presse blanche fait preuve à l'égard d'Alexandre Isaac, dont la nomination à la direction de l'Intérieur constitue, à elle seule, le symbole même de cette menace, et qui, non content de protéger les Indiens, ose même favoriser la promotion des hommes de couleur dans l'administration locale210. Or, à peine débarqué, Darrrigrand n'hésite pas à plonger "tout nu" dans ce nid de guêpes. Dans le discours qu'il prononce lors de l'installation dans ses fonctions, après s'être déclaré "partisan convaincu" de la République, il annonce sa volonté de "tenir la balance rigoureusement égale entre tous les justiciables" et de veiller plus particulièrement à l'impartialité des magistrats ainsi qu'à l'application "ponctuelle" des règlements relatifs à la protection des immigrants211 ; dans le contexte politique tendu de sa nomination, de tels propos, sous leur apparente neutralité, sont parfaitement clairs, et d'ailleurs ceux qu'ils visent ne manquent effectivement pas de se sentir visés et marquent par avance une discrète réprobation212. Mais très vite, celle-ci se transforme en colère puis en haine. En novembre 1880, il met lourdement et, à n'en pas douter, volontairement les pieds dans le plat. A l'audience solennelle de rentrée judiciaire, il annonce sa volonté de lutter fermement contre le préjugé de couleur véhiculé dans la société coloniale par "les passions et les rivalités locales … encore bien vivaces dans nos Antilles", parce que résultant d'une histoire douloureuse dont celles-ci ne sont pas complètement dégagées ; puis, devant un auditoire composé presque uniquement de magistrats blancs créoles médusés, il poursuit : "L'impartialité des magistrats est facilement soupçonnée dans les colonies … Les fils des anciens esclaves ont une tendance pour ainsi dire native à se défier des fils de leurs anciens maîtres lorsqu'ils les ont pour juges ; ils sont instinctivement portés à croire qu'il faudrait aux magistrats de race créole 209. Sur tout ceci, J. FALLOPE, Esclaves et citoyens, p. 429-471, et R. ACHEEN, Blancs-Créoles, p. 35-60. L'expression la mieux élaborée, quoique modérée en la forme, de cette idéologie "antiévictionniste" blanche se trouve dans les cinq derniers chapitres de G. SOUQUET-BASIEGE, Préjugé de race, p. 167-511 (le préjugé qu'il dénonce étant celui dont, d'après lui, seraient victimes les Blancs de la Martinique de la part des mulâtres) ; sous une forme plus extrémiste, on peut trouver d'énormes "perles" comme celle-ci : "A l'heure qu'il est, c'est la race blanche qui est l'esclave de la race noire" ; Courrier, 10 août 1883. 210. Nombreux articles très hostiles à celui-ci dans le Courrier, tout au long des années 1881, 1882 et 1883 ; voir en particulier ceux publiés dans les numéros des 4 octobre, 4 et 15 novembre 1881, 24 et 31 janvier 1882, spécialement consacrés à ce problème de "l'évictionnisme". 211. GO Gpe, 27 janvier 1880 : "Tous les justiciables sans exception trouveront auprès de moi non seulement l'appui auquel ils ont droit, mais encore un appui constamment bienveillant. J'exercerai d'autant plus ponctuellement la partie de mes attributions relatives au patronage des immigrants, qu'en cette matière la question de la justice et de l'humanité est intimement liée à l'intérêt de l'agriculture et que le recrutement des travailleurs indiens serait sérieusement compromis si ces engagés ne trouvaient chez nous la protection que les règlements ont entendu leur assurer". 212. Echo, 13 février 1880.


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blanche … une vertu presque surhumaine pour faire complètement abstraction du passé et ne jamais incliner du côté où se trouvent leurs traditions, leurs sympathies et leurs étroites relations de famille". Et pour mettre fin à cette suspicion, il propose que, désormais, les tribunaux aux Antilles soient tripartites, composés pour un tiers de Créoles blancs, pour un tiers de Créoles noirs ou mulâtres et pour un tiers de métropolitains, qui "serviraient de trait d'union entre les deux autres et jouerait un rôle pondérateur"213. Immédiatement, c'est l'agression à son encontre dans le milieu blanc local214. On peut, à la rigueur, comprendre qu'un Alexandre Isaac, un Créole, lui aussi, cherche à favoriser l'ascension des mulâtres ; après tout, c'est un compatriote. Mais qu'un métropolitain, un "sôti rivé" tout juste débarqué, vienne donner des leçons et dire aux gens d'ici ce qu'ils doivent faire n'est pas admissible ; même s'il a déjà exercé en Guadeloupe, "Monsieur le procureur général" ne connaît pas les Créoles, et ses propositions de tribunaux "tricolores" sont une insulte pour eux : "Nous croyons nos populations assez morales, pour se conduire par la raison comme des hommes et non par l'instinct comme des bêtes", conclut le Courrier dans un éditorial qui, rétrospectivement, paraît d'un extraordinaire cynisme quand on sait comment va se conduire le jury "populaire" dans l'affaire Dupuy, deux ans plus tard215. Imperturbable, Darrigrand poursuit son offensive. Peu de temps après, lors de l'installation du premier jury "populaire", il stigmatise de nouveau les dérives de la magistrature locale216 et les liens qu'elle entretient avec ceux qu'il appelle "les adorateurs exclusifs du boucaut de sucre et du millier de café"217.

213. Texte reproduit dans Progrès, 13 novembre 1880 qui approuve hautement ses propos, tout en lui faisant néanmoins remarquer que la défiance des fils d'esclaves envers les magistrats blancs n'est pas "native", mais résulte "d'une longue accumulation d'actes significatifs blessant le sentiment public" à l'époque du Second Empire ; mais grâce à la République et à des fonctionnaires comme lui, la confiance est maintenant revenue. 214. Quelques jours après ce discours, Darrigrand est très violemment attaqué par le Courrier ; les numéros du second semestre 1880 de ce journal ne nous sont pas parvenus, mais on peut se faire une idée du contenu de cet article à travers la réponse que lui apporte le Progrès, 20 novembre 1880. Puis la campagne du journal de Souques se poursuit au cours des mois suivants ; voir Courrier, 11 janvier et 4 février 1881. 215. Voir infra. 216. "Que l'on regarde un peu nos magistrats ! L'un préside un tribunal et appartient à une famille de la ville qui a soulevé dans le pays de nombreuses inimitiés politiques ; un autre préside parfois la cour (d'appel) pendant que son propre fils y porte la parole comme avocat ; un autre ancien président du tribunal, aujourd'hui à la cour, est allié à la famille d'un de nos usiniers les plus militants ; un autre … (sic !). Dans quel pays trouve-t-on une magistrature formée dans des conditions pareilles ?". 217. Sur tout ceci, Courrier, 30 août et 9 septembre 1881. C'est malheureusement la seule source par laquelle ces différents propos nous sont parvenus, mais, en général, quand ce journal fait une citation, il la reproduit avec exactitude ; la date de ce discours n'est pas donnée, mais elle se situe probablement au début de l'année civile.


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Le propos est sans doute maladroit en la forme, mais très clair sur le fond : le temps de l'impunité est fini pour les grands propriétaires, et particulièrement pour ceux qui emploient des immigrants. Dans une série de circulaires à ses subordonnés du parquet, il rappelle donc que les Indiens sont des êtres humains, qu'en tant que tels ils ont un certain nombre de droits, notamment celui à la sécurité et à l'intégrité physique, et qu'il appartient à la justice de leur en assurer la jouissance en les protégeant contre tous les abus, excès, violences et violations de la part des engagistes. Nous ne connaissons pas directement le texte de ces circulaires, mais nous pouvons toutefois en deviner le contenu par la lecture a contrario du commentaire au vitriol que fait le journal de l'Usine sur "ce nouveau système, qui enlace le (planteur) dans ses mailles invisibles, le prive de tout moyen d'action et a conduit en quelques mois l'immigration indienne à deux doigts de sa perte"218. Si un engagiste porte plainte contre un engagé, avant de s'occuper du bien fondé de cette plainte, il faut rechercher, dans une instruction ouverte contre le propriétaire, si ses agissements n'ont pas provoqué les faits qu'il articule. Ses registres sont-ils régulièrement paraphés par le Maire ? Dans le cas de la négative, la plainte, comme la constatation du délit par procès-verbal, sont annulés de droit (cas de M. des Vouves). Il faut un certain délai, un nombre déterminé de jours d'absence du travail pour établir le vagabondage contre l'immigrant qui a quitté l'habitation de son engagiste … On ne peut plus arrêter l'Indien en promenade illicite, ni le recevoir à la geôle, les fameuses circulaires le défendent. Si un Indien frappe les autres ou commet des désordres plus graves, ou menace de mettre le feu à la propriété, l'engagiste ne peut pas le réduire à l'impuissance jusqu'à l'arrivée des agents de la police, en l'attachant ou en l'enfermant. Dans le premier cas, il y a violence et attentat contre la liberté individuelle ; dans le second il y a séquestration. Si l'Indien entre chez le propriétaire et l'insulte en présence de sa femme et de ses enfants, il est défendu à celui-ci de le prendre par le bras et de le faire sortir de force de sa maison. S'il le fait, il est condamné à l'amende pour violence (cas de M. Aulus de La Roche). Si un immigrant manque au travail et s'enferme dans sa case se disant malade, le propriétaire ou son représentant ne peut y entrer pour vérifier le fait sans qu'il y ait violation de domicile (cas de M. Boulogne). Faut-il parler enfin du cas de M. de Rosières faisant la tournée de son habitation il dit à un Indien qui gâche sa tâche : vous travaillez comme un cochon. L'Indien répond en lui déchargeant sur la tête un coup de sa houe qu'il est assez heureux pour parer avec son parasol. Il porte naturellement plainte. Après des lenteurs indéfinies, le juge de paix lui fait savoir de la part du parquet que, s'il ne se désiste pas de sa plainte, il sera poursuivi à son tour pour avoir appelé un de ses travailleurs cochon. M. de Rosières n'en peut croire à ses oreilles, il lui a bien fallu se rendre à l'évidence en recevant, peu de jours après, une citation en bonne forme. Le but était atteint. M. de Rosières, l'engagiste, et le plaignant, s'asseyait sur le même banc que son engagé et, quoique qu'il fût acquitté, son autorité n'en était pas moins diminuée. 218. Courrier, 30 août 1881.


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Nous n'en finirons pas si nous voulions citer tous les faits ridicules ou monstrueux qui composent le dossier que nous possédons et dont copie a été du reste envoyée au ministère. En même temps, le parquet accentue très fortement la répression à l'encontre des engagistes violents. Les plaintes exprimées dans ce texte sont révélatrices de cette nouvelle politique, et la statistique de l'activité du tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre, telle qu'elle apparaît à travers le tableau n° 50219, vient le confirmer. De 1871 à 1880, pour 15 semestres connus, cette juridiction n'a eu à connaître que 15 affaires de mauvais traitements à Indiens, soit une par semestre ; les jugements de 1881 ne nous sont malheureusement pas parvenus, mais en 1882, on est déjà passé à huit pour le premier semestre et six pour le second, autrement dit, en une seule année, autant qu'au cours des dix précédentes. Pour les planteurs c'est d'un véritable tremblement de terre dont il s'agit. Le traumatisme est même d'autant plus violent que, ne l'oublions pas, c'est à peu près au même moment qu'Alexandre Isaac sort sa circulaire du 16 avril 1881 visant, elle aussi, à accroître les garanties dont bénéficient les immigrants, mais du côté de l'administration, cette fois220. Mais le directeur de l'Intérieur, soutenu par Schœlcher, est intouchable pour le moment. C'est donc sur Darrigrand que Souques et l'ensemble du milieu des grands propriétaires employeurs d'Indiens vont concentrer leurs attaques. Et celles-ci ne se font pas à fleuret moucheté, comme le montrent les véritables cris de haine saluant le départ du procureur général en congé de convalescence, en août 1881221. "Nous ne pouvions donner une plus heureuse nouvelle à nos lecteurs. Le sucre remonté au cours fabuleux de 50 francs (NB : contre environ 40 depuis le début de l'année), le travail rétabli dans nos ateliers, la sécurité revenue au foyer domestique, rien ne pouvait produire pareille joie ! … La Guadeloupe a tressailli longuement, délicieusement, sur ses assises volcaniques. Un soupir immense est sorti des poitrines soulagées. Elles ont poussé à l'unisson … un de ces cris que savent seuls pousser les peuples délivrés … Nous renaissons … tout meurtris des coups reçus … On nous dit (qu'il est parti) en congé ; nous disons, nous, que c'est pour toujours … Lui revenir, grand Dieu ! Il vaudrait mieux pour nous que notre Soufrière, se transformant en Vésuve, nous couvrît de cendres et de laves". Il est clair que, pratiquement dès l'arrivée de Darrigrand en Guadeloupe, Souques et les Grands-Blancs sucriers ont cherché à "avoir sa peau" à tout prix. La stratégie mise en œuvre pour y parvenir apparaît dans toute sa brutalité à travers deux articles particulièrement agres-

219. Supra, p. 810 et suiv. 220. Voir supra. La date des différentes circulaires Darrigrand aux procureurs de la République du ressort n'est malheureusement pas connue, ces circulaires n'ayant pas fait l'objet d'une publication à la Gazette Officielle, mais elles se situent nécessairement au cours du premier semestre 1881. 221. Courrier, 30 août 1881.


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sifs publiés dans le Courrier à l'occasion de ce départ : la calomnie et la division de l'adversaire222. La calomnie, tout d'abord. Le procureur général est accusé d'avoir non seulement insulté la magistrature locale et les producteurs de sucre et de café, "qui font vivre le pays", mais surtout d'avoir volontairement entrepris la "désorganisation de l'immigration", en menant une véritable "chasse aux engagistes", en tolérant des faits qui, antérieurement, étaient sévèrement réprimés, assurant ainsi "l'impunité" aux immigrants qui n'exécutent pas leurs obligations, "refusent le travail" ou vagabondent sans qu'on puisse les arrêter, en accueillant leurs plaintes "sans examen préalable", en amoindrissant systématiquement "le prestige du propriétaire", en faisant de l'Indien un "objet de faveur" de la justice. Naturellement, une telle politique mène "le pays" à la ruine. Essayer, ensuite, de diviser la haute administration locale, en opposant systématiquement Darrigrand, "un homme néfaste", au gouverneur Laugier, "un sauveur" dont on attend qu'il mette "un terme rapide et nécessaire" au "système condamné" du procureur général. Effectivement, il semble bien que Laugier, sérieusement "travaillé" par les planteurs à son retour de congé223, ait dans un premier temps prêté une oreille complaisante à leurs plaintes, mais peut-être davantage pour calmer le jeu que dans l'intention de leur donner satisfaction sur le fond224 ; il est d'ailleurs significatif que la répression judiciaire à l'encontre des engagistes violents se soit poursuivie sans faiblir pendant tout le premier semestre 1882, alors pourtant que Darrigrand était en congé en métropole. Cette première phase de l'offensive anti-Darrigrand échoue lamentablement. Non seulement la "désorganisation" dont se plaignent si fort Souques et son journal est une pure invention225, mais, au contraire, avec 57.501 tonnes, les exportations sucrières de 1882 sont les plus hautes de tout le XIXe siècle226. Et pour couronner le tout, Laugier ne lâche pas Darrigrand ; alors que le Courrier avait si fort espéré qu'il était parti "pour toujours", il apparait clai222. Ibid, id, et 9 septembre 1881. 223. Voir à ce sujet l'éditorial plein de louanges que lui consacre le Courrier, 12 juillet 1881, au moment de son retour. Bien qu'en poste en Guadeloupe depuis novembre 1880 seulement, Laugier avait obtenu un congé pour raison de santé pendant le premier semestre 1881 ; l'intérim avait alors été assuré par l'ordonnateur colonial Mazé, qui, d'après Scholecher, était loin d'avoir les mêmes convictions républicaines que lui. 224. Il avait institué une commission chargée, d'après la Chambre d'agriculture de Basse-Terre, haut lieu de la réaction locale, "de prévenir, par de sages règlements, le retour des abus" introduits par Darrigrand ; V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. II, p. 94, reproduisant un article publié dans Le Rappel du 31 août 1882. Cette commission semble n'avoir rien donné. 225. V. SCHOELCHER, ibid, t. II, p. 97-98 (Rappel, 1er septembre 1882), cite le compte-rendu d'une tournée d'inspection effectuée en juillet dans l'arrondissement de Basse-Terre par le chef du service de l'Immigration ; celui-ci conclut son rapport : "J'affirme sans crainte d'être démenti par personne que la désorganisation complète des ateliers dont on parle n'existe pas ; et cela d'après les déclarations mêmes des chefs d'usines, des propriétaires et des gérants d'habitations que j'ai (rencontrés)". 226. Annuaire de la Gpe, 1931, p. 356-360, état des denrées coloniales exportées depuis 1816.


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rement, vers la fin du premier semestre 1882, que celui-ci va tout normalement revenir en Guadeloupe à la fin de son congé. C'est la catastrophe ! A partir de ce moment, la situation commence véritablement à déraper. Des deux côtés, on se précipite tête baissée et avec délectation dans un conflit frontal où tous les coups sont permis. Pour les adversaires de Darrigrand, la reprise des hostilités est encore plus violente, s'il est possible, et encore moins regardante sur le choix des moyens qu'en 1881, comme le montrent les deux opérations de déstabilisation engagées à son encontre alors qu'il est encore en congé en vue d'empêcher son retour. En juin 1882, les deux Chambres d'agriculture de Pointeà-Pitre et Basse-Terre (dont les membres, écrit Schœlcher, "sont à la Guadeloupe ce que sont les incorrigibles à la Martinique, il n'ont rien appris ni rien oublié") renouvellent leurs virulentes attaques contre la "désorganisation" de l'immigration, la seconde accusant même Darrigrand, sans le nommer mais de façon transparente, d'envoyer "des agents occultes parcourir les campagnes, prêchant la révolte contre les propriétaires et l'abandon du travail"227. Pour se livrer à de tels excès, il est probable qu'elles se sentent confortées par la véritable agression judiciaire dont le procureur général vient de faire l'objet de la part de "sa" cour d'appel, celle de Basse-Terre. Un mois plus tôt, en effet, les magistrats de cette compagnie avaient été visés par un "article désagréable" paru dans le Progrès, article que le Courrier, faisant état de "la voix publique", avait immédiatement attribué à Darrigrand, bien que sachant très bien qu'il n'en était pas l'auteur. L'intéressé n'ayant pas pris la peine de démentir, la cour se réunit en chambre du conseil (c'est-à-dire uniquement entre juges, hors de la présence du représentant du parquet) et, le 3 mai 1882, prend contre lui une délibération l'accusant de trahir tous ses devoirs et demandant au ministère de le sanctionner pour cela228. Mais cette double tentative échoue ; en juillet au grand dépit de ses adversaires, Darrigrand revient prendre son poste en Guadeloupe229. De son côté, Darrigrand ne fait rien pour calmer le jeu, bien au contraire. Vivement encouragé par les milieux républicains de l'île230, avec lesquels il entretient d'étroits rapports politiques, il reprend, à peine rentré de congé, ce qui s'apparente de plus en plus à une sorte de croisade. Et très vite, il sombre dans l'activisme. Dans un long rapport à son sujet231, le gouverneur l'accuse de susciter "une tension extrême … avec tous les membres de la magistrature" locale, même avec ceux qui appartiennent au "parti de couleur" ou qui sont "sincèrement libéraux et républicains" ; il dénonce "son caractère bizarre, son manque de tact, ses visées 227. Citée par V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. II, p. 98-99 (Rappel, 1er septembre 1882). 228. Sur toute cette affaire, V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. II, p. 100-103 (Rappel, 15 septembre 1882). 229. Voir dans Courrier, 28 juillet 1881, l'éditorial fielleux consacré à son retour. 230. Progrès, 6 janvier, 3, 7 et 24 février, 7 mars, 2, 5, 9 et 12 mai 1883. 231. ANOM, EE 596 (1), Laugier à M. Col., 26 septembre 1882.


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ambitieuses, ses relations intimes et fréquentes avec la rédaction du journal (républicain) Le Progrès", et plus largement "le rôle politique qu'il s'est attribué à la Guadeloupe", proclamant "très haut que, fort de l'appui de la représentation coloniale, il … est à l'abri de toutes les entreprises dirigées contre lui" ; et par conséquent, estimant que la "tranquillité publique" est mise en cause, que "la personnalité de ce chef d'administration suscite dans la presse et dans le Conseil Général des luttes passionnées" et qu'il a "oublié sa dignité professionnelle au point d'encourager des manifestations malsaines en sa faveur", le gouverneur demande au ministère de le "rappeler de la Colonie". Dans l'immédiat, toutefois, il est loin d'obtenir satisfaction ; bien au contraire, grâce à l'appui de Schœlcher et des parlementaires guadeloupéens qui se réclament de lui, Darrigrand triomphe d'abord sur toute la ligne. En août 1882, les Chambres d'agriculture sont dissoutes et reconstituées "sur des bases qui permettent d'attendre d'elles plus d'honnêteté"232, puis, le 19 mars 1883, la Cour de cassation, saisie par le ministère, annule pour excès de pouvoir la délibération précitée de la cour d'appel de Basse-Terre, et enfin, peu de temps après, le président de celle-ci est mis à la retraite d'office et remplacé par "le seul conseiller qui n'ait pas voulu participer au procès de tendance fait par ses collègues au procureur général"233. L'influence et le pouvoir de Darrigrand sont alors à leur apogée. Encouragé par sa victoire, il peut même se payer le luxe de baisser le ton234, tout en poursuivant avec encore plus d'ardeur dans la voie de la répression à l'encontre des engagistes violents. Le second semestre 1883 constitue le sommet de son activité dans ce domaine. De nouvelles circulaires sont mises en application pour protéger les Indiens235, tandis que quinze planteurs, venant s'ajouter à quatre autres au cours du premier semestre, sont poursuivis devant le tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre pour mauvais traitements à immigrants236.

232. En fait, cette dissolution ne change pas grand chose. La composition des deux Chambres concernées, telle qu'elle est publiée dans l'Annuaire de la Gpe, n'est pas modifiée sensiblement sur le fond ; c'est davantage une épuration qu'une modification de leurs bases de recrutement. On s'est contenté d'éliminer les éléments les plus réactionnaires, mais ce sont toujours les grands propriétaires qui dominent, et parmi eux, à Pointe-à-Pitre, les usiniers, et parmi ceux-ci Souques lui-même, qui avant, comme après cette dissolution, en est toujours le "patron" incontesté. 233. Sur tout ceci, V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. II, p. 103-108 (art. publié dans le Rappel, 24 juillet 1883). 234. ANOM, EE 596 (1), note confidentielle du gouverneur Laugier, 1er avril 1883 : "Il m'est agréable de signaler que, débarrassé de ces difficultés, M. Darrigrand, de son côté, a heureusement modifié ses allures et son attitude. Observant les formes les plus courtoises à l'égard des magistrats sous ses ordres, animé d'un esprit conciliant, apportant au gouverneur un concours empressé et dévoué, évitant les occasions de mettre sa personnalité en avant, il s'applique à prévenir tous nouveaux incidents, et je n'ai aujourd'hui qu des attestations favorables à donner sur son compte". 235. Comme celle du 27 août 1883, rappelant aux procureurs de la République du ressort que le principe de l'inviolabilité du domicile s'applique également aux cases des immigrants. Voir les protestations du Courrier, 4 septembre 1883, et les explications complémentaires du Progrès, 8 septembre 1883. 236. Tableau n° 50.


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Pour autant, le conflit entre Darrigrand et les planteurs n'est évidemment pas terminé. Quoique probablement "sonnés" par les décisions de Paris, les adversaires du procureur général ne désarment pas. Au début de l'année, il est actionné personnellement en dommages et intérêts devant le tribunal civil de Basse-Terre à la suite d'une erreur peu importante de procédure dans une affaire de détournement de mandat où il avait tenu en personne le ministère public237. En même temps, les juges du siège sabotent systématiquement ses efforts pour faire assurer un minimum de protection judiciaire aux Indiens, en faisant preuve, à l'égard des engagistes traduits devant eux pour mauvais traitements envers les immigrants, d'une indulgence scandaleuse238. Et surtout, il y a l'affaire Dupuy239. En soi, cette affaire est extrêmement simple. Noël Dupuy, un Blanc créole, économe sur l'habitation Clugny, dépendant de l'usine du même nom, à Petit-Canal, est traduit devant la cour d'assises de Pointe-à-Pitre pour meurtre sur la personne de Moutoussamy, l'un des Indiens du domaine. Dans n'importe quel pays et dans n'importe quel contexte autre que colonial et migratoire, il y aurait là largement de quoi l'envoyer au bagne pendant de longues années. Mais cette affaire devient tout de suite un symbole. L'ensemble de la communauté blanche de la Guadeloupe se mobilise en sa faveur. Conséquence : l'ambiance est détestable, tant pendant les jours précédant l'audience qu'au cours de celle-ci. Les partisans de Dupuy mènent une vigoureuse campagne, accusant le juge d'instruction, un homme de couleur, de partialité et de l'avoir injustement fait placer en détention préventive ; le Courrier met de l'huile sur le feu en reprenant ces propos et en accusant en outre le Progrès, qui avait le premier révélé l'affaire, de l'avoir montée en épingle dans un but politique. L'atmosphère n'est pas moins surchauffée, à tous les sens du terme, à l'intérieur du palais de Justice. La présidence est assurée par le conseiller Cabre, beau-frère de Souques, alors fermier et directeur général des exploitations du centre Clugny240. En face, c'est Darrigrand en personne qui soutient l'accusation. On imagine qu'avec tout ce qui s'est passé depuis deux ans dans les annales judiciaires de la Guadeloupe, l'ambiance doit être électrique ! Cabre n'a visiblement pas digéré les propos peu amènes du procureur général sur la magistrature locale, 237. Progrès, 6 janvier 1883. 238. V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. II, p. 109 (Rappel, 24 juillet 1883). 239. Sur tout ce qui suit, l'essentiel de notre information provient, d'une part de la très vive polémique de presse provoquée par cette affaire entre Courrier, 1er et 4 mai 1883, et Progrès, 2, 5, 9 et 12 mai 1883. Et d'autre part par le dossier constitué au ministère, conservé dans ANOM, Gua. 56/398, chemise "Affaire Dupuy", 1883, passim. 240. L'usine Clugny a été créée en 1863 par le marquis de Rancougne, un métropolitain marié à une Créole, qui n'a jamais mis les pieds en Guadeloupe. Ses ressources propres étant insuffisantes et ses talents de gestionnaire médiocres, il est conduit à s'endetter lourdement auprès du Crédit Foncier Colonial, auquel il emprunte 2.725.000 F en six contrats entre 1861 et 1880. A la fin de 1881, menacé d'expropriation, il donne le domaine en location-gérance à Ernest Souques, qui le gère pendant quatre ans, mais finalement, il est tout de même exproprié en 1885, lors de la première phase de la crise sucrière mondiale de la fin du siècle ; Ch. SCHNAKENBOURG, Grand industriel, p. 87-88, et notes correspondantes.


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dont certains le visaient de manière directe et transparente241, et il est venu là pour régler des comptes ; non seulement il n'a même pas la décence de se déporter, mais au contraire il dirige les débats avec une grande partialité, acceptant sans broncher les manifestations et applaudissements continuels du public en faveur de l'accusé, car, manifestement, les amis de celui-ci ont très soigneusement "fait" la salle. En outre, le jury lui est largement acquis. Nous ne savons pas comment il est composé pour cette affaire-là précisément, mais au mois de mars, lorsqu'avaient été désignés l'ensemble des jurés pour toute la session d'assises 1883, on comptait 19 propriétaires, géreurs ou économes d'habitations blancs sur 36 titulaires242, et il serait bien surprenant qu'une proportion comparable ne se retrouve pas dans le jury chargé de juger Dupuy. Dès que commencent les débats, il apparaît que le jeu est truqué. Dupuy est accusé d'avoir porté à Moutoussamy de violents coups au ventre (coups de poings et de bâton selon certaines versions journalistiques, coups de pieds selon d'autres) ayant entraîné la mort par éclatement de la rate. C'était du moins la première version du rapport d'autopsie, mais, apparemment après avoir reçu d'amicaux conseils, le médecin ayant examiné la victime modifie ses conclusions : Moutoussamy est bien mort d'un éclatement de la rate, certes, mais celui-ci doit être attribué à une chute causée par une attaque d'épilepsie (!!). De toutes façons, Dupuy nie avoir porté des coups à la victime ; il n'était même pas à côté d'elle au moment où s'est produit ce malheureux accident. Et tout ce que Petit-Canal compte de notabilités locales vient témoigner que, au grand jamais, il ne serait capable d'une chose pareille. En outre la défense produit le témoignage, certainement très spontané, d'une dizaine d'Indiens de l'habitation qui viennent assurer la cour que Dupuy ne frappait jamais les immigrants. En face, l'accusation ne peut citer qu'un seul témoin à charge, un Créole qui accuse Dupuy de "frapper habituellement les Indiens", mais son témoignage est tourné en ridicule par le président. Progressivement, Darrigrand se noie, tant par manque de munitions pour soutenir l'accusation que face à l'agressivité de la défense, qui multiplie les attaques personnelles, voilées et perfides contre lui. Finalement, l'inévitable se produit : Dupuy est acquitté. La seule sanction qui le frappe est son licenciement par la direction de l'usine sous la pression du directeur de l'Intérieur, Alexandre Isaac, et encore ce n'est pas sans que Souques ose venir protester directement auprès du ministre contre l'attitude de l'administration : puisque Dupuy a été acquitté, c'est donc qu'il est innocent, et il n'y a aucune raison de lui infliger une sanction administrative. Mais le ministère soutient la décision prise, et le licenciement est maintenu. L'affaire Dupuy constitue manifestement une douce revanche pour les grands propriétaires, en même temps que l'apogée de leur offensive publique contre Darrigrand. Une sorte de reflux commence ; le procureur général disparaît de la première page des journaux, même celui qui le soutient inconditionnellement, tandis que d'autres sujets de mécontentement 241. Voir supra, note 224. 242. Liste publiée dans Courrier, 23 mars 1883.


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prennent place au premier rang des préoccupations des planteurs, notamment la seconde circulaire Isaac, celle du 12 juillet 1883, sur la durée des engagements243. Mais en réalité, l'offensive contre lui se poursuit de façon souterraine. Il est probable que souques, avec son immense intelligence politique, a compris qu'il ne parviendrait pas à amener Laugier à se dissocier publiquement du procureur général, et qu'il a donc décidé de remplacer les agressions verbales par un travail de sape. C'est sans doute à cela que correspond le changement de ton du Courrier au sujet de la "désorganisation de l'immigration" ; on ne dénonce plus Darrigrand, on demande une "nouvelle réglementation", évidemment plus répressive, à l'encontre de laquelle de simples circulaires, même émanant d'un procureur général, ne pourront plus prévaloir244. L'un des principaux temps forts de cette nouvelle orientation se trouve être la séance du 17 décembre 1883 du Conseil Général, où, à l'issue d'une série de brillantes manœuvres, Souques obtient le vote à l'unanimité d'une motion "reconnaissant en l'état actuel l'utilité de l'immigration" et manifestant sa confiance "dans les dispositions de l'autorité supérieure pour assurer le fonctionnement normal de l'immigration, conformément (à) … la convention internationale du 1er juillet 1861"245. Le mot important, ici, est "normal", puisque, pour les planteurs, l'immigration ne fonctionne plus normalement depuis l'arrivée de Darrigrand. D'ailleurs, la presse usinière ne s'y trompe pas qui, dès le lendemain, analyse ce vote comme une motion demandant indirectement "le report" des circulaires du procureur général246. On est, par contre, extrêmement surpris de constater que même les éléments les plus avancés parmi les élus républicains ont donné leur approbation à un tel texte, alors qu'ils ne pouvaient pas ne pas savoir ce qui se cachait derrière ; autre sujet d'étonnement : le silence assourdissant du Progrès après ce vote et l'article de son confrère usinier mettant en cause Darrigrand au sujet de la motion votée. Il n'y a qu'une seule conclusion possible : la gauche locale vient de "lâcher" le procureur général. Pourquoi, pour quelles raisons et sous quelles influences se produit ce renversement ? Et est-ce seulement le résultat d'évolutions locales ou Paris joue-t-il un rôle ? Nous ne savons. Mais on peut se demander si, à la longue, Darrigrand n'a pas fini par "gonfler" tout le monde avec son activisme judiciaire en faveur des Indiens. Pour Laugier, dont, en bon gouverneur, la première préoccupation est d'éviter tous les problèmes susceptibles de "faire des vagues", le comportement du procureur général crée "une situation … de plus en plus inquiétante … pour le calme de la colonie", susceptible de mettre en cause "la tranquillité publique"247 ; à son sens, il est manifestement temps d'en finir avec ce débat pourri qui empoisonne l'actualité depuis trois ans, aggrave les clivages politiques et raciaux, et paralyse, ou tout au moins entrave, le fonctionnement de la justice, et tout cela pour de simples coolies ! Tant pis pour eux, mais la cause de leur défense ne vaut pas toutes 243. Voir supra, p. 927. 244. Voir infra, chap. XVII. 245. CG Gpe, SO 1883, p. 160 ; nous reviendrons plus longuement sur l'environnement politique et le déroulement de cette séance, ainsi que sur les circonstances de vote de ce texte, infra, chap. XX. 246. Courrier, 18 décembre 1883. 247. ANOM, EE 596 (1), rapport à M. Col. du 26 septembre 1882.


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les perturbations qu'elle a entraînées. Quant à Alexandre Isaac, républicain modéré dont la suite de la carrière politique ne va pas tarder à passer par une alliance avec l'Usine248, la disparition de Darrigrand de la scène locale lui permettrait d'éliminer un obstacle au soutien de celle-ci en même temps qu'un concurrent éventuel à ses ambitions électorales249. Dès lors, le sort de Darrigrand est scellé. Rappelé en métropole250, puis nommé conseiller à la cour d'appel de Lyon, il quitte la Guadeloupe en avril 1884, accompagné de regrets qui ressemblent beaucoup à des larmes de crocodile251. Lui parti, son œuvre ne peut évidemment lui survivre. Certes, onze planteurs sont encore poursuivis en 1884 devant le tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre pour mauvais traitements à Indiens, plus un douzième pour homicide volontaire252, mais il s'agit manifestement de procédures lancées avant son départ ; ensuite, le rythme se ralentit très sensiblement : avec douze poursuites seulement au cours des trois années 1885 à 1887, on est pratiquement revenu à la situation de l'avant-Darrigrand. Bientôt, la victoire des planteurs sera complète ; avec l'adoption par le Conseil Général, en juin 1885, d'une nouvelle "réglementation" de l'immigration renforçant la répression à l'encontre des Indiens253, il ne reste plus rien de cette unique tentative d'assurer à ceux-ci la protection à laquelle ils ont droit.

2.2. Des consuls impuissants a) Une situation bâtarde Conformément aux principes de base du droit international, l'article 20 de la convention de 1861 dispose que les Indiens immigrés dans les colonies françaises bénéficient, "au même titre que tous les autres sujets relevant de la Couronne britannique", de l'assistance des agents consulaires de la Grande-Bretagne. Pour l'application de cette disposition, Londres nomme, au début de la décennie 1860, des consuls ou vice-consuls, ou les confirme lorsqu'ils existaient déjà, dans chacune des quatre colonies concernées ; le choix du niveau hiérarchique de ces 248. Sa démission du poste de directeur de l'Intérieur, en mai 1884, est le résultat de dissensions apparues au sein du camp républicain et non pas des attaques de ses adversaires usiniers ; d'ailleurs, quelques jours après il part en délégation en France avec Souques et Monnerot pour y défendre les intérêts de l'industrie sucrière ; il est élu sénateur en mars 1885 avec le soutien affiché de l'Usine ; L. ABENON, Vie politique, p. 289-291. 249. En 1885, Darrigrand effectue une tentative de retour politique en Guadeloupe en essayant de poser sa candidature à l'élection sénatoriale de mars, mais il échoue devant les réactions violemment hostiles de la droite et peu enthousiastes des républicains qui, pour des raisons diverses, soutiennent la candidature d'Alexandre Isaac ; ibid, id°. 250. Manifestement, à la suite d'une nouvelle démarche gubernatoriale en ce sens ; lire entre les lignes ANOM, EE 596 (1), Laugier à M. Col., 23 février 1884. 251. Progrès, 5 avril 1884, art. "Nos adieux à un vaillant". Pas un mot dans le Courrier, par contre. 252. Tableau n° 50. 253. Infra, p. 1011-1014.


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personnels254 dépend principalement de l'importance de la colonie de résidence et de celle de sa population indienne, ainsi que de diverses autres considérations organisationnelles et financières. La Réunion, qui compte la plus forte communauté indienne de toutes les colonies françaises (entre 40 et 45.000 en permanence dans les décennies 1860 et 1870), et la Martinique, considérée par les Britanniques comme la principale des îles françaises aux Antilles, ont un consul en titre pendant toute la seconde moitié du XIXe siècle ; la Guyane a un consul jusqu'au début des années 1880, puis un vice-consul seulement, dépendant du consulat de Surinam ; en Guadeloupe, enfin, sauf pendant quelques années de la décennie 1860 où se trouve un consul de plein exercice à Pointe-à-Pitre, le Foreign Office, pour des raisons d'économies budgétaires, n'entretient qu'un vice-consulat, subordonné au consul de la Martinique255. Le statut de ces agents dépend de l'importance du poste, mais également de l'état des finances publiques du Royaume-Uni. Le consul de la Réunion est, pendant toute cette période, un diplomate professionnel256 ; aux Antilles, par contre, il n'y a que des "trading consular officers", auxquels le Foreign Office se contente de verser une petite allocation au lieu d'un traitement entier. Ce sont des négociants, généralement "English born", installés pratiquement à demeure dans le pays, où ils ont tissé de nombreux liens. A la Martinique, William Lawless est déjà consul en 1851257 et semble le demeurer pendant une quarantaine d'années258 ; il est marié "dans une famille puissante" de la colonie259 et, outre sa propre affaire de négoce, y détient divers autres intérêts, notamment cent actions de l'usine de Basse-Pointe260. En Guadeloupe, James Crawford est négociant à Pointe-à-Pitre ; il a épousé une demoiselle Brefford, "propriétaire", probablement de l'habitation Chantilly, à Lamentin261. N. Nesty, son successeur, est associé à H. Lauzainghein dans l'une des principales maisons de commerce de la place, et il fait même avec lui une tentative, d'ailleurs catastrophique, d'implantation dans l'industrie sucrière262 ; il est complètement créolisé, à tous les sens du terme263. James Japp, qui le rem254. Tel qu'il apparaît à travers leur titre dans leur correspondance avec le Foreign Office, conservée dans PRO, FO 27/… 255. Plus d'informations sur l'organisation consulaire britannique en Guadeloupe, et sur les hommes qui la composent, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, infra. 256.On peut même se demander si les consuls professionnels désignés pour occuper ce genre de poste n'étaient pas plus ou moins spécialisés dans les problèmes d'immigration indienne ; George Annesley, consul à la Réunion de 1879 à 1883, est nommé ensuite à Surinam, où sa principale activité est encore de défendre les Indiens ; R. HOEFTE, In place of slavery, p. 86. 257. Il est cité en tant que tel dans une lettre du MAE au M. Col. du 4 juillet 1864 ; BO Gpe, 1864, p. 331. 258. Sa signature disparaît des registres de correspondance du Foreign Office après 1896. 259. V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. I, p. 268, reproduisant un article publié dans L'Opinion du 3 septembre 1876. 260. E. EADIE, Emile Bougenot, p. 77. 261. ADG, TPI PAP, c. 6994, audience du 1er août 1865. 262. En un peu plus de deux ans, ils prêtent 330.000 F aux époux Boissel, fondateurs de l'usine Montmein, à Sainte-Anne ; en 1874, ils les obligent à leur céder le domaine, mais deux ans plus tard, ils sont expropriés à leur tour à la requête du CFC ; ANOM, Notaires Gpe, minutes Thionville, 22 avril 1872, et minutes L. Guilliod, 21 août 1874 et 4 septembre 1876. 263. Voir infra.


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place ensuite, réside dans l'île depuis "quelques années" au moment où il est nommé et il est "well acquainted with the French language and with the pecularities of (the) inhabitants"264 ; il est "in business" à Pointe-à-Pitre, où il représente notamment plusieurs compagnies anglaises de navigation265. Pour tous ces hommes, le fait d'appartenir au corps consulaire est un facteur supplémentaire d'honorabilité et de prestige, et facilite sans aucun doute considérablement leurs affaires par les diverses relations que cela leur permet d'entretenir avec l'administration locale et l'ensemble du milieu négociant. Il n'est pas certain, par contre, que, quels que soient leur bonne volonté et leur dévouement, ils constituent pour la Grande-Bretagne le meilleur moyen d'assurer aux Indiens la protection à laquelle ils ont droit, et le Foreign Office lui-même manifeste à leur égard un sérieux scepticisme quant à leur efficacité266. C'est là un premier aspect de la situation un peu bâtarde qui est la leur : leur propre hiérarchie ne croit pas beaucoup en eux. Le second aspect de cette situation réside dans la nature même de leurs fonctions. Selon le major Goldsmid, commissaire britannique de la commission internationale sur la Réunion de 1877, le consul en poste dans l'île se trouve dans une "undefined position". Certes, il est un consul de plein exercice et remplit absolument toutes les missions normalement attachées à sa fonction, état-civil, délivrance de documents administratifs, protection et assistance auprès des autorités locales, etc, mais en réalité, l'essentiel de son activité se rapporte à l'immigration et aux immigrants ; il y a bien 45.000 sujets britanniques dans l'île, mais si on enlève les Indiens, il n'en reste plus que deux ou trois, et la position du consul devient alors purement honorifique. Conclusion : "The immigration and the consul are inseparable. Where there are no immigrants, there would be no consul, and vice-versa"267. Cette analyse peut être étendue pratiquement sans changement aux agents consulaires britanniques des Antilles. Bien sûr, ils n'ont pas à s'occuper que des Indiens. Entre 1859 et 1887, il se produit parfois, mais exceptionnellement, que le vice-consul en Guadeloupe assiste des sujets britanniques autres qu'indiens cités à comparaître devant le tribunal de Pointe-àPitre268, et trente ans plus tard, le recensement des étrangers dénombrera 482 originaires des 264. PRO, FO 27/3075, Lawless à gouvernement de l'Inde, 20 mai 1891. 265. ANOM, Gua. 61/437, gouverneur Le Boucher à M. Col., 19 août 1887. 266. Commentant une "boulette" faite par De Vaux, le nouveau vice-consul en Guadeloupe, les services de Whitehall notent à l'intention du secrétaire d'Etat : "I am very much afraid that, so long as we have only trading consular officiers in Martinique and Guadeloupe …, we can hardly hope to deal effectively with the coolie questions there" ; PRO, FO 27/3522, note interne et projet de réponse à l'intention du consul à la Martinique, 19 février 1900. 267. PRO, FO 881/3627, Separate Report, p. 13-14. 268. Pas plus d'une dizaine de cas sur l'ensemble de la période ; il s'agit soit de négociants que leurs affaires ont appelé temporairement dans l'île, soit d'officiers de navires marchands en escale. Pas de matelots, pas d'Indiens, pas de Nègres des West Indies.


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British West Indies (mais pas un seul Anglais métropolitain) résidant dans l'ile269. Mais globalement, ici aussi, ce sont également les immigrants venus du sous-continent indien qui forment le gros de la "clientèle" du consulat. Et, comme à la Réunion, on peut supposer que cette situation constitue "a source of constant annoyance" dans les relations de celui-ci avec l'administration locale270, qui se permet parfois de lui répondre sur un ton et d'une façon qu'elle n'oserait peut-être pas employer avec un "vrai" consul271. Il est probable que, dans l'esprit des responsables coloniaux français, ces agents britanniques ne sont que les consuls "des coolies" et bénéficient donc à leurs yeux d'un prestige infiniment moins grand que s'ils étaient principalement ceux "des Anglais".

b) Des pouvoirs limités S'il est un point qui fait l'unanimité dans tous les milieux français, aussi bien métropolitains que coloniaux, c'est bien le refus absolu de voir les Anglais interférer directement dans la gestion de l'immigration et dans la situation des Indiens sur les habitations. Des organes les plus réactionnaires de la presse coloniale272 à Schoelcher lui-même273, l'accord est total à ce sujet. Déjà pendant les négociations sur la future convention de 1861, une très sévère épreuve de force avait opposé les deux pays sur l'étendue de la protection consulaire britannique aux Indiens immigrés dans les colonies françaises. Le gouvernement de Londres exigeait que ses consuls disposent des mêmes pouvoirs étendus que les protecteurs des immigrants dans les colonies britanniques, et notamment qu'ils puissent inspecter librement les habitations pour faire assurer par les planteurs le respect des textes relatifs au traitement et à la protection des Indiens, au besoin en pouvant porter eux-mêmes les violences constatées devant les tribu269. ADG, Cabinet 6272/2, dossier "Recensement des étrangers", 1917 ; pas de données antérieures. 270. Observation du consul Perry au major Goldsmid, reproduite par celui-ci dans PRO, FO 881/3627, Separate Report, p. 13. 271. Ainsi quand, dans son mémorandum de 1880, Lawless se plaint que, à la différence de ce qui se passe dans les colonies britanniques, rien ne soit fait à la Martinique pour améliorer les "moral conditions" des immigrants pendant leur séjour, et demande en conséquence qu'on leur fournisse un minimum d'instruction, l'administration lui répond brutalement que le système d'éducation en vigueur dans les colonies britanniques ne doit certainement pas être aussi bon qu'il le prétend, parce que pratiquement tous les coolies qui arrivent de l'Inde sont complètement illettrés ; ANOM, Mar. 32/276, gouverneur Aube à M. Col., 21 août 1880, envoi du mémorandum de Lawless à Aube, 14 juillet 1880, et réponse jointe de l'administration. 272. Voir par exemple les violentes attaques de l'Echo, 23 décembre 1876, contre le projet de création d'une commission mixte sur la situation des Indiens de la Réunion ; ou encore deux articles publiés dans le Moniteur de la Réunion, 14 et 21 mars 1877, commentant l'interdiction des rengagements anticipés prise par l'administration française sous la pression britannique, joints à PRO, FO 27/2295, consul Perry à FO, 21 mars 1877. 273. Dans une lettre adressée en avril 1882 à un ami, anglais semble-t-il, il écrit, au sujet de l'exigence britannique que les consuls puissent visiter les habitations : "Vous le savez, je hais l'immigration, … mais si le gouvernement voulait obliger nos colons à subir que leurs propriétés fussent inspectées par un étranger, je serais le premier à m'y opposer" ; V. SCHOELCHER, Immigration aux colonies, p. 24.


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naux. Au contraire, la France refusait d'aller au-delà du droit commun international : liberté d'accès des immigrants aux consuls et intervention de ceux-ci auprès des autorités locales pour qu'elles répriment elles-mêmes les abus. Finalement, après un long bras de fer de vingt mois, les Anglais avaient fini par céder274. Une quinzaine d'années plus tard, quand, informé de la situation catastrophique de ses sujets indiens à la Réunion, le gouvernement britannique réitère sa demande, son homologue français lui oppose de nouveau un refus catégorique275. Par conséquent, les pouvoirs des consuls sont extrêmement limités ; la Convention exclut tout système particulier de protection consulaire en faveur des Indiens. Les seules dispositions spécifiques à leur sujet sont celles de l'article 19, qui prévoit qu'à l'arrivée des convois, l'administration remettra à l'agent consulaire britannique un état nominatif des travailleurs débarqués et des naissances et décès survenus pendant le voyage ; cet agent pourra en outre s'entretenir librement avec les engagés avant leur "distribution" aux planteurs. Ces dispositions semblent très généralement appliquées, au moins aux Antilles276. Par contre, nous ne savons pas, faute d'indications dans les archives, comment sont appliqués les alinéas suivants de ce même article, relatifs aux informations à communiquer aux consuls sur l'engagement des immigrants et sur les divers évènements pouvant survenir pendant leur séjour dans la colonie d' "accueil"277. Pour tous les autres aspects de l'intervention des consuls britanniques, la Convention se contente de renvoyer "aux règles ordinaires du droit international". Les engagés ont donc théoriquement la possibilité de se rendre librement chez les agents consulaires et d'entrer en rapport avec eux sans qu'il y soit apporté "aucun obstacle" (art. 20) ; cette disposition est reprise dans les contrats d'engagement et dans les divers textes du droit interne guadeloupéen sur la condition des immigrants, et le décret de 1890 précise même qu'il s'agit là d'un cas d'absence légale, ne devant donc pas donner lieu à remplacement à la fin de l'engagement. Puis, s'il apparaît que la plainte est justifiée, il appartient au consul de saisir l'administration française pour qu'elle fasse cesser, et éventuellement qu'elle réprime, la violation du texte en question. Mais en aucun cas, il ne peut intervenir lui-même directement auprès de l'engagiste ; ainsi en 1900, De Vaux, le nouveau vice-consul en Guadeloupe, se fait "taper sur les doigts" par le Foreign Office pour avoir adressé directement à Pauvert un certain nombre de reproches sur la façon dont il traitait ses Indiens, au lieu de passer par l'administration, rendant ainsi plus difficile une éventuelle intervention diplomatique auprès du gouvernement français278. 274. Sur tout ce qui précède, voir supra, chap. VII. 275. IOR, P 694, p. 163-165, longue lettre du MAE à ambassade brit. Paris, 28 décembre 1874. 276. Voir les références citées supra, p. 665, note 2. 277. "Une copie de l'état de distribution (des immigrants) sera remise à l'agent consulaire. Il lui sera donné avis des décès et naissances (survenus) durant l'engagement, ainsi que des changements de maîtres et des rapatriements. Tout rengagement ou … renonciation au droit de rapatriement … (lui) sera communiqué. 278. PRO, FO 27/35622, FO à consul Martinique pour transmission à l'intéressé, 23 février 1900.


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Cette question de l'accès des Indiens au consulat britannique est extrêmement sensible, particulièrement à la Réunion ; les autorités locales multiplient les obstacles279, et il suffit qu'un immigrant ose "soupirer" ("breathe") le mot de "consul" pour être immédiatement envoyé à l'atelier de discipline. Le gouvernement de l'Inde, qui, profitant d'un rapport des forces favorables, a réussi à imposer la juridiction des consuls britanniques dans la convention de 1872 avec les Pays-Bas sur l'émigration vers Surinam280, voudrait bien obliger la France à accepter une disposition comparable à la Réunion, ce qu'elle refuse absolument. Aux Antilles, par contre, il semble que les choses se passent nettement moins mal à cet égard ; nous n'avons pas trouvé dans les archives la preuve de difficultés particulières sur ce point. C'est peut-être parce que les consuls en poste dans les deux îles mettent moins de zèle dans l'accomplissement de leur mission que celui de la Réunion, mais voici pourtant James Japp, alors en Guadeloupe, qui n'hésite pas à écrire : "Although I have no authority to visit the estates and question the immigrants as to their conditions, I must say that the principal proprietors have frequently invited me to proceed to their estates, and have expressed their willingness to allow me to make such enquiries as I may think proper"281. Ceci dit, texte de la Convention ou pas, bonnes relations avec les consuls ou pas, l'impression dominante que l'on retire des documents sur la question est que les autorités coloniales françaises mettent toujours beaucoup de mauvaise volonté pour laisser les agents britanniques exercer le peu de pouvoir dont ils disposent. Ceux-ci n'ont jamais eu les moyens suffisants "to become recording offices so far as immigration is concerned" et dépendent par conséquent entièrement pour leur information, notamment statistique, "upon the varying goodwill of the Local Government offices", qui, généralement, font beaucoup traîner leurs réponses282. D'autre part, l'administration s'en tient le plus souvent à une lecture a minima de la Convention, afin d'éviter de donner aux consuls la moindre opportunité d'extension de leur domaine d'intervention. Ainsi en 1886, à l'occasion de la formation d'un convoi de rapatriement par le

279. PRO, FO 881/3627, Separate Report du commissaire britannique, p. 177 : tout immigrant désirant se rendre au consulat doit demander au commissariat de police un permis de circulation sans lequel il risque d'être arrêté pour vagabondage et envoyé à l'atelier de discipline. En principe, la police n'a pas le droit de refuser. En pratique, non seulement elle refuse, mais le demandeur est renvoyé sur son habitation, où il est puni pour son "impertinence". Le consul Perry lui déclare : "I have myself heard Creoles laugh at the very idea of an Indian asking permission … of a commissaire de police in order that he may come and complain to the consul". 280. Les Pays-Bas n'ont pas de comptoirs en Inde et doivent donc passer par les conditions britanniques s'ils veulent recruter des immigrants ; politiquement, en outre, ils se situent plus ou moins dans l'orbite du Royaume-Uni et constituent un beaucoup moins "gros morceau" à convaincre que la France et ses sentiments anti-anglais primaires. En conséquence, le consul britannique à Surinam peut inspecter librement les habitations, mais sans pouvoir, toutefois, déclencher lui-même les poursuites devant les tribunaux. Naturellement, il se heurte, ici aussi, à l'obstruction et à la mauvaise volonté de l'administration néerlandaise ; R. HOEFTE, In place of slavery, p. 85-87. 281. PRO, FO 27/3075, Japp à Lawless, 30 septembre 1890 ; mais il précise toutefois, comme pour atténuer la portée de ces surprenants propos, qu'il n'est pas "in the habit of going often into the country". 282. IOR, P 3214, p. 977-978, mémorandum Lawless au gouvernement de l'Inde, 6 septembre 1887.


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Hereford, quelques demandes mal fondées283 et remarques maladroites

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de Lawles au direc-

teur de l'Intérieur dégénèrent vite en escalade verbale et se terminent par une rupture qui laisse le consul seul face au gouverneur comme unique interlocuteur285 ; on n'est pas certain que, dans la réaction outragée du haut-fonctionnaire français, il n'y ait que de l'indignation : le renvoyer au seul gouverneur revient en fait à compliquer considérablement sa tâche286. Trois ans plus tard, à la Réunion, le consul demande que lui soit communiquée chaque mois la liste des Indiens détenus dans les différents dépôts de la colonie, ainsi que les raisons pour lesquelles ils le sont ; bien que conforme aux dispositions du droit commun international sur l'assistance consulaire aux personnes détenues dans un pays étranger, cette demande est rejetée par le gouverneur, au motif qu'elle n'est pas prévue par la Convention287. Finalement, pour bien faire leur travail en faveur des Indiens, les agents consulaires britanniques doivent plus ou moins s'imposer en force aux autorités. Enfin, à tout ce qui précède, s'joute souvent un manque criant des moyens matériels et humains nécessaires pour accomplir leur mission, particulièrement en Guadeloupe, où il n'y a qu'un vice-consul tout seul, sans personne pour l'assister et avec des émoluments ridiculement insuffisants288. L'un des principaux problèmes auxquels doivent faire face les consuls est celui du manque d'interprètes. C'est seulement à partir du milieu des années 1870 que le gouvernement de l'Inde commence à se préoccuper d'en nommer un dans chaque consulat, mais ils doivent connaître non seulement l'anglais mais également l'hindi, le tamoul et le telugu, et de tels "oiseaux rares" sont très difficiles à trouver289. Néanmoins, le gouvernement de Madras

283. Il lui demande la liste nominative des immigrants rapatriés par ce convoi, ainsi qu'un état des sommes emportées par eux, pour les transmettre en Inde ; le directeur de l'Intérieur lui répond que ceci n'est pas prévu par la Convention et que les documents en question seront envoyés directement en Inde par l'administration française. Lawless demande également de joindre à ce convoi le fils d'un des rapatriés et le petit frère d'un autre, bien qu'ils soient encore sous contrat ; le directeur lui répond très sèchement que le premier n'a pas de fils et que le second ne s'est jamais occupé de son frère, qui est élevé par "une dame honorable" créole. 284. Il lui demande de bien vouloir s'assurer que le Hereford "réunit bien toutes les conditions désirables au double point de vue des aménagements, provisoires et médicaments, ainsi que l'espace … à réserver à chaque adulte" ; sèchement, le directeur de l'Intérieur lui répond en substance qu'il n'a que faire de ses conseils et qu'il n'a pas besoin d'eux pour appliquer la Convention. 285. Directeur à Lawless : "Pour ne plus être exposé à recevoir du représentant d'une nation étrangère des observations que M. le Gouverneur aurait seul le droit de me faire, j'ai l'honneur de vous prier … de bien vouloir lui adresser désormais toutes les communications provenant de votre consulat qui intéresseraient l'immigration indienne à la Martinique". Normalement, en effet, quelle que soit la question soulevée par eux, les consuls devraient ne s'adresser qu'au seul chef de la colonie, qui leur répondrait après avoir consulté ses services, via le directeur de l'Intérieure. Mais en pratique, la coutume est de s'adresser directement à celui-ci, dans un souci de simplification et de gain de temps. 286. Sur toute cette affaire, voir IOR, P 2728, p. 981-989, onze lettres échangées entre les deux hommes entre le 1er et le 21 mai 1886. 287. PRO, FO 27/2991, gouverneur à consul, 27 février 1889, et consul à FO, 5 mars 1889. 288. Voir infra. 289. Sur tout ceci, IOR, P 872, proceedings du 1er semestre 1876, p. 3, gouvernement de l'Inde à celui du Bengale, 20 avril 1875, et P 932, proceedings de 1877, p. 75-88, ensemble de pièces et correspondances sur la question, 1875-77.


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parvient, en 1876, à en recruter deux, pour Cayenne et Surinam290, mais aux Antilles, par contre, le problème n'est toujours pas réglé une dizaine d'années plus tard291 ; compte tenu du déclin de l'immigration dans les deux îles à partir de la fin des années 1880, il serait bien surprenant qu'il le soit par la suite.

c) Les préoccupations tardives du gouvernement de l'Inde et l'inertie des consuls en poste aux Antilles dans la décennie 1870 Pendant longtemps, les autorités coloniales britanniques de l'Inde n'ont absolument pas cherché à savoir ce que devenaient leurs sujets partis vers les colonies françaises. Alors que la Réunion recrute des immigrants indiens plus ou moins clandestinement depuis 1849, les Antilles depuis 1853, et toutes légalement depuis 1861, c'est seulement en 1874 que le gouvernement de l'Inde commence à se préoccuper de leur sort et demande que les consuls en poste dans ces territoires lui envoient des rapports réguliers à ce sujet292 ; il reçoit immédiatement satisfaction : dès la fin de l'année, un système ad hoc est mis en place, avec l'accord de la France et des Pays-Bas, qui s'engagent à fournir toutes les informations nécessaires à la rédaction de ces documents293. A sa décharge, il faut bien dire que les consuls dans les différentes colonies concernées n'ont pas mis, jusqu'alors, une bien grande ardeur à envoyer à Calcutta des informations sur le sujet ; les plus anciennement conservées dans les archives du Foreign Office datent de 1870 seulement294. Au cours de la décennie qui suit, seuls ceux en poste à la Réunion295 et, dans une moindre mesure, en Guyane296 font parvenir à Londres, pour transmission en Inde, des rapports réguliers et généralement complets sur la situation des coolies placés sous leur protection théorique. Ces documents révèlent un souci soigné de l'information et une très grande cons-

290. Madras Adm. Report, 1876-77, p. 294. 291. IOR, P 3214, p. 992, mémorandum de Lawless au gouvernement de l'Inde, 6 septembre 1887 : faute d'interprètes, l'interrogatoire par le consul des immigrants débarquant à la Martinique a lieu en anglais par l'intermédiaire de ceux d'entre eux connaissant cette langue. 292. IOR, P 693, p. 4-5, gouvernement de l'Inde à India Office, 2 janvier 1874. 293. Ibid, p. 371-378, ensemble de correspondance sur ce point entre IO, FO, ambassades brit. à Paris et La Haye, et MAE français et néerlandais, Septembre et octobre 1874. 294. PRO, FO 27/2286, consul Segrave (Réunion) à FO, 7 mars 1870, long rapport de 25 folios + 10 d'annexes. 295. PRO, FO 27/2287, le même, 15 juin 1870, rapport général, 18 folios ; FO 27/2288, le même, 26 janvier 1871, Emigration Report de 1870 et 8 février 1872, id° 1871 ; FO 27/2289, le même, 19 janvier 1873, id° 1872 ; FO 27/2291, consul p. i. Blunt, 3 mars 1875, id° 1873, et Perry, 19 avril 1875, id° 1874 ; FO 27/2293, le même, 20 mars 1876, id° 1875 ; FO 27/2295, le même, 12 avril 1877, id° 1876 ; FO 27/2478, Annesley, 11 septembre 1880, id° 1879. Etc. 296. Nous n'en connaissons directement qu'un seul sous la forme prescrite, celui de 1873, conservé dans IOR, P 693, appendice A d'avril 1874 (pagination discontinue du volume) ; mais il est fait allusion à plusieurs autres dans la correspondance "respecting the dicontinuance of coolie importation from India to French Guiana", 1876-1878, dans Parl. Papers, 1878, vol. 67 (C 20053), 40 p.


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cience dans l'accomplissement de la mission confiée à leurs auteurs. De Cayenne, les rapports du consul Woolridge ne vont pas tarder à jouer un rôle décisif dans l'interdiction par le gouvernement de l'Inde de l'émigration vers la Guyane297 ; à la Réunion, ceux de Segrave révèlent une situation tellement abominable qu'ils sont à l'origine de la création de la commission internationale de 1877298, tandis que Perry, son successeur, met à essayer de protéger les Indiens une telle ardeur que le gouvernement français émet à son encontre une protestation diplomatique officielle, l'accusant nommément d'apporter à "l'exercice de la surveillance qui lui a été prescrite … infiniment plus de zèle que d'impartialité", et lui reprochant d'accueillir trop facilement les plaintes des immigrants299, alors qu'il est pourtant le premier à dire, dans ses Immigration Reports, que la plupart d'entre elles sont infondées. Rien de tel, par contre, s'agissant des consuls aux Antilles. Il est exceptionnel, comme par accident et à travers d'autres sources que le gouvernement de l'Inde entende parler des coolies qui sont dans les deux îles300, et ce n'est pas sans de sérieuses raisons que Schœlcher accuse, en 1876, Lawless de "ne s'être jamais cru obligé de s'occuper des immigrants"301. De fait, celui-ci n'adresse son premier rapport sur la situation des Indiens de la Martinique qu'en 1874302, et le suivant en 1880 seulement303 ; de Guadeloupe, le vice-consul Nesty envoie coup sur coup trois rapports en 1875, 1876 et 1877304, puis plus rien jusqu'en 1882305. Cette irrégularité irrite au plus haut point le gouvernement de l'Inde, qui, périodiquement, demande à Londres de "bousculer" un peu les consuls aux Antilles pour qu'ils soient plus sérieux306. Mais 297. Infra, chap. XXI. 298. Ibid, id°. 299. PRO, FO 881/3071, p. 1, ministre des AE à amb. de F à Londres pour transmission au Foreign Secretary, 2 janvier 1877. 300. Comme cette longue lettre envoyée le 22 août 1873 par l'agent général des immigrants de Trinidad au gouverneur de cette île à l'occasion d'un voyage à la Martinique, et transmise par celui-ci à Calcutta ; IOR, P 693, p. 1-2. 301. V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. I, p. 268 (article publié dans L'Opinion du 3 septembre 1876). 302. IOR, P 693, appendice D de juillet 1874, 4 p. ; et encore ce n'est pas à proprement parler un rapport au Foreign Office, mais la copie du mémoire adressé le 7 mars 1874 au gouverneur de la Martinique, et transmise ensuite à Calcutta pour calmer l'impatience du gouvernement de l'Inde. Original français, accompagné de la réponse de l'administration, dans ANOM, Mar. 130/1176, document n° 2. 303. PRO, FO 27/2478, mémoire au gouverneur Aube, 14 juillet 1880 ; ici aussi, il ne s'agit pas à proprement parler d'un rapport au FO mais de la longue réponse (20 fol.) à une demande préalable de l'administration de la Martinique sur instruction de Paris au sujet des modifications qui lui paraîtraient souhaitables dans le régime de l'immigration et des immigrants (Voir ibid, Aube à Lawless, 25 juin 1880). Original français dans ANOM, Mar. 32/276, annexé à la lettre de Aube au ministère du 21 août 1880. Nota : nous sommes certains que Lawless n'a envoyé aucun rapport un peu consistant à Londres entre 1874 et 1880, puisqu'une lettre du gouvernement de l'Inde à India Office du 19 décembre 1879 se plaint de n'avoir plus eu aucune nouvelle de lui depuis son rapport de 1874 ; IOR, P 1348, p. 501. 304. IOR, P 932, p. 153-159, "Conditions of Indian immigrants in Guadeloupe", 25 février 1876, qui fait en outre allusion à celui envoyé l'année précédente ; et PRO, FO 27/2295, Nesty à FO, 26 février 1877 305. IOR, P 2057, p. 99-101, 6 mai 1882, adressé à Lawless pour transmission au Foreign Office. 306. IOR, P 694, p. 303, et P 1862, p. 835, plaintes à l'India Office, 23 août 1875 et 29 juillet 1882 ; PRO, FO27/2550, FO à IO, 20 avril 1881 : comme demandé, des "pressing instructions" ont été envoyées dans ce sens en Guadeloupe et Martinique ; FO 27/2768, IO à FO, 13 août 1885 : le gouvernement de


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il est vrai toutefois que, si les deux hommes n'envoient plus de grands rapports d'ensemble après le début des années 1880, ils multiplient désormais les dépêches ponctuelles sur toutes sortes de faits, d'évènements et de problèmes concernant les Indiens vivant en Guadeloupe et en Martinique307, à travers lesquelles les autorités de Calcutta sont maintenant parfaitement à même de suivre la situation de ceux-ci jusqu'aux premières années du XXe siècle. A partir de ce moment, Lawless prend enfin son rôle au sérieux et inaugure une période d'activité débordante en faveur des Indiens confiés à sa protection, s'impliquant en particulier beaucoup dans les rapatriements en fin d'engagement ; l'incident, retracé précédemment308, qui l'oppose en 1886 au directeur de l'Intérieur à propos du convoi du Hereford traduit bien l'agacement que, au-delà de cette seule affaire, son engagement croissant suscite dans l'administration locale309. Et son grand rapport de 1887 sur la situation des Indiens de la Martinique310 joue un rôle décisif dans la suppression de l'émigration vers les Antilles françaises par le gouvernement de l'Inde311. S'il est vrai que Lawless n'a pas fait grand chose en faveur des immigrants jusqu'à la fin des années 1870, comme le lui reproche justement Schœlcher, du moins s'est-il bien rattrapé par la suite ; on ne peut malheureusement pas en dire autant des vice-consuls britanniques en Guadeloupe.

d) Les Indiens de la Guadeloupe particulièrement mal protégés Le Royaume-Uni n'est pas le seul pays représenté officiellement par un agent ad hoc en Guadeloupe dans la seconde moitié du XIXe siècle. Pendant toute cette période existe à Pointeà-Pitre un petit corps consulaire, dont la présence dans ce port puise à des explications très l'Inde se plaint qu'il n'a toujours pas reçu les rapports de 1882 et 1883. Notons toutefois que ce silence n'est pas toujours de la faute des consuls ; il doit probablement y avoir des "cafouillages" bureaucratiques entre l'India Office et le gouvernement de l'Inde, voire même entre services de celui-ci, puisque nous savons que le rapport Nesty de 1882 a été envoyé à temps et examiné par l'Emigration Department de Calcutta. 307. Convois arrivés de l'Inde et interrogatoire des immigrants en débarquant ; inversement, organisation et problèmes des convois de rapatriement ; interrogatoire des rapatriés et sommes emportées par eux ; décision du Conseil Général et de l'administration relatives à l'immigration et aux immigrants ; relations du consul avec l'administration ; plaintes des Indiens contre les engagistes et l'administration ; recherches et enquêtes particulières à la demande de Londres ; à la fin du siècle, quelques Immigration Reports annuels ; etc. Tous ces documents sont conservés soit dans les Proceedings du gouvernement de l'Inde (IOR, P), soit dans la correspondance consulaire (PRO, FO 27). Notons toutefois que ceci concerne essentiellement Lawless, à la Martinique, et Japp et De Vaux, en Guadeloupe, mais beaucoup moins Nesty, vice-consul dans celle-ci, qui, nous allons le voir, ne met aucun zèle dans l'accomplissement de sa mission. 308. Supra, p. 962-963. 309. IOR, P 2728, p. 984, directeur de l'Intérieur à Lawless, 13 mai 1886 : il l'accuse de "parti pris" contre les décisions de l'administration. 310. IOR, P 3214, p. 977-999, 6 septembre 1887 ; un exemplaire manuscrit dans PRO, FO 2782893, à sa date, 124 p. 311. Infra, chap. XXI.


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diverses312 : les Etats-Unis, déjà, dans le cadre de la "doctrine Monroe", s'intéressent de très près à tout ce qui se passe dans la zone de Caraïbes313 ; le Royaume-Uni, indépendamment même des Indiens, les Pays-Bas et le royaume de Suède et de Norvège314, cette dernière surtout, possèdent de puissantes marines marchandes, actives sur toutes les mers du globe ; l'Espagne entretient un consulat jusqu'en 1898, tant qu'elle possède encore des colonies dans la caraïbe (Cuba, Porto-Rico, Santo-Domingo) ; le Venézuela et la Belgique en ouvrent un au cours de la décennie 1890, lié sans doute, pour ce qui concerne plus particulièrement cette dernière, à la remarquable expansion commerciale qu'elle connaît alors ; enfin, dans les premières années du XXe siècle, apparaissent les consulats de Turquie et d'Italie, destinés à assister les communautés originaires de ces deux pays en cours d'installation dans l'île315. Tout au long de la période qui nous retient, la représentation consulaire britannique en Guadeloupe connaît un certain nombre de variations, concernant à la fois les structures et les hommes. Entre 1860 et 1865, elle est confiée à un consul nommé James Crawford, sur lequel nous ne savons pratiquement rien. Pas d'information de 1866 à 1869, puis, à partir de 1870 et jusqu'en 1912, il n'existe plus qu'un vice-consul, subordonné au consulat de la Martinique, par lequel il passe pour toute sa correspondance avec Londres et qui détient sur lui un pouvoir d'inspection et de supervision. Trois hommes se succèdent sur ce poste : N. Nesty de 1870 à 1884 ou 1885, James Japp de 1886 à 1897, date à laquelle, comme ses affaires l'appellent à la Martinique, il est nommé consul à Saint-Pierre316, et enfin De Vaux de 1899 à 1912 ; ajoutons en outre que, de 1862 à 1894, la Grande-Bretagne possède également un agent consulaire à Basse-Terre. Les deux vices-consuls successifs au moment où l'immigration et la communauté indienne sont les plus importantes en Guadeloupe, Nesty et Japp, sont très loin de valoir Lawless, tout au moins celui d'après 1880, ou encore moins les consuls professionnels de la Réunion. Pour des raisons très différentes, l'efficacité du premier est nulle et celle du second faible.

312. Sur tout ce qui suit, voir Annuaire de la Gpe, 1860 (pas de données antérieures) à 1912, rubrique "Consulats". 313. On sait le rôle trouble joué par le consul des Etats-Unis lors de la crise de 1898-99 et le soutien discret donné alors par celui-ci à un rêve de complot séparatiste de la Guadeloupe fantasmé alors par certains Blancs créoles ; Cl. THIEBAUT, Guadeloupe 1899. Année de tous les dangers, Paris, L'Harmattan, 1989, p. 63-122. 314. Les deux pays sont alors réunis dans un même Etat au sein d'une union personnelle sous le roi de Suède ; la Norvége prend son indépendance en 1905. 315. En 1917 (pas de données antérieures), on compte en Guadeloupe 106 originaires de Syrie et du Liban (comme tout le Moyen-Orient, ces deux pays font alors partie de l'Empire ottoman) et 48 Italiens ; ADG, Cabinet 6272/2, dossier "Recensement des étrangers". 316. Où il meurt probablement dans l'éruption de la Pelée du 8 mai 1902 ; à partir de 1904, un nouveau consul pour la Martinique et la Guadeloupe, Meagher, apparaît dans l'Annuaire de la Gpe.


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L'inefficacité totale de Nesty dans l'accomplissement de sa mission théorique de protection des Indiens est avant tout le résultat de ses choix idéologiques et de ses pratiques sociales. Nous ignorons depuis quand il est installé en Guadeloupe, ni jusqu'où -très profondément, sans aucun doute- va son immersion dans la société blanche locale, mais ce qui suit va montrer qu'il en a adopté toutes les "spécificités", même les plus détestables, repris toutes les névroses et copié toutes les attitudes. L'analyse qu'il fait de la situation des Indiens, de leur comportement et de celui des engagistes décalque très exactement et très étroitement celle des planteurs. Et cela apparaît dès son premier rapport connu, celui de 1876317. Après avoir rapidement présenté les derniers convois arrivés dans l'île et donné quelques statistiques très générales sur l'immigration depuis ses débuts, il passe à la situation des immigrants. C'est la vacuité totale ; Nesty se contente de gloser autour des textes officiels, en assurant qu'ils sont parfaitement respectés et que les Indiens sont très bien traités et très heureux en Guadeloupe. Pour le gouvernement de l'Inde, habitué aux véritables brûlots que lui adressent régulièrement ses consuls à la Réunion depuis des années, c'est une immense déception ; "this report cannot be considered satisfactory. It contains no real information as to the conditions and treatment of the immigrants", il est trop vague, et les chiffres qu'il donne sont imprécis et suspects318. Nous ne savons pas s'il est informé de cette réaction très défavorable du principal destinataire de son rapport, mais, dès l'année suivante, il récidive319, puis de nouveau cinq ans après dans son rapport de 1882320. Jusqu'ici, on pourrait à la rigueur mettre de tels propos sur le compte de l'ignorance ou de l'aveuglement ; Nesty aurait ainsi tellement bien intégré "l'esprit créole" qu'il aurait perdu tout recul par rapport à la situation qu'il était chargé d'analyser pour informer Calcutta. Mais la suite de ce rapport montre que c'est en réalité de mauvaise foi dont il faut parler à son propos. Pour bien apprécier toute la saveur de ce passage, il faut se rappeler qu'il est écrit exactement au plus fort du violent conflit opposant le procureur général Darrigrand à l'ensemble du milieu des planteurs, qui l'accusent d'avoir, par son zèle et ses circulaires, complétement "désor-

317. IOR, P 932, p. 153-159, 25 février 1876. 318. Ibid, p. 159-160, gouvernement de l'Inde à India Office, 24 juillet 1876. 319. PRO, FO 27/2295, Nesty à FO, 26 février 1877 : "The French adminsitration here neglected nothing to protect the immigrants (and) they evince the greatest solicitude for their welfare". 320. IOR, P 2057, p. 100, Nesty à Lawless pour transmission à Londres, 6 mai 1882 :"The immigrants find nowhere else a more suitable position when they behave themselves well, and I must add that they are protected by the country laws". Bien sûr, il s'est parfois produit, très rarement, que certains employeurs aient commis des abus, mais dans ce cas "the administration had never failed to have the offender prosecuted by a Court of Justice, and when found guilty, they were punished …, in some cases very severely" (Mais il ne donne aucun chiffre ni aucun exemple).


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ganisé" l'immigration, favorisé l'indiscipline et accru le vagabondage321. Et voici comment Nesty présente la situation322. Après avoir d'abord rappelé que, jusqu'en 1880, il n'y avait eu aucun problème avec les immigrants, il regrette de devoir signaler que, depuis cette date, la situation s'est beaucoup dégradée et que le vagabondage des Indiens s'est très fortement accru. Dans 90 % des cas, les employeurs n'y sont pour rien ; au contraire, les immigrants sont très bien traités et très bien soignés sur les habitations. Le problème vient de ce que "some malignant people, … ennemies of the rural properties" ont répandu d'énormes mensonges dans la population afin d'obtenir l'interruption de l'immigration. "The secret war to the immigration began … in 1880, when … a new Chief Justice arrived from France, through the assistance of occult committees which where then misleading the immigrants in urging them in denunciations against their employers, who were then charged with fictitious deliquencies. They were immediately prosecuted, and some of the recommandable planters belonging to the high gentry were seen … dragged on the benches of the court of justice. But for the honour of the court, they were tried by honnest and incorruptible judges, and … 99 times upon 100 they were acquitted". Résultat : les Indiens abandonnent les habitations en masse pour aller se plaindre et les cultures étaient négligées ; heureusement, un nouveau gouverneur est arrivé depuis qui a remis de l'ordre, et "both the employers and the immigrants … found in him a real protector". Dénonciation de Darrigrand et de sa politique, affirmation de l'existence d'un complot destiné à détruire l'immigration et à ruiner les grands propriétaires, tentative d'opposer le "mauvais" procureur général au "bon" gouverneur, mensonges énormes, tout y est ; on a l'impression de lire le Courrier de la Guadeloupe. Mais cette fois, Nesty en a trop fait ; bien que siégeant aux antipodes, le gouvernement de l'Inde n'accorde aucune crédibilité à ce rapport323. "It is true that Mr Nesty declares himself to be generally content with the existing position of the affairs. But … others have not taken an equally favorable view … Complaints against employers appear to be very prevalent, but 99 per cent are dismissed … It is within the limits of possibility that Mr Nesty may be right in praising the integrity of the courts in connection with these figures ; but (in) … Réunion, … similar statistics are known to be dues to the prejudice and corruption of the local tribunals. We also learn from Mr Nesty that vagrancy prevails … (This) is ascribed to indolence and insubordination ; but without stronger evidence, we hesitate to accept an explanation so opposed to the experience of English colonies … On the contrary, we … believe that abuses exist similar … to those which have lead to the supension of emigration to Réunion". 321. Voir supra. 322. IOR, P 2057, p. 100-101. 323. PRO, FO 27/2657, gouvernement de l'Inde à India Office, 23 janvier 1883.


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Pour en avoir le cœur net, les autorités de Calcutta demandent donc que soit envoyé en Guadeloupe "some competent and unprejudiced person" pour y effectuer une enquête complète sur la situation des Indiens. Pour des raisons d'économies, cette enquête est confiée à Lawless, mais nous ne savons pas si, finalement, elle a été effectuée ou non. A partir de ce moment, on n'entend plus parler de Nesty. L'Annuaire de la Guadeloupe porte son nom comme vice-consul britannique à Pointe-à-Pitre jusqu'en 1886, mais nous savons par ailleurs que cette publication était fréquemment en retard dans la mise à jour de ses informations administratives, et que, d'autre part, à ce moment-là, James Japp l'avait déjà remplacé comme représentant de la Grande-Bretagne en Guadeloupe ; il aurait donc cessé ses fonctions en 1884 ou 1885. Nous ne savons pas dans quelles conditions (parti, décédé, limogé ?), mais Lawless pensait manifestement si peu de bien de la façon dont il s'acquittait de ses obligations en matière d'immigration324 que nous pencherions volontiers pour la dernière hypothèse. Pour les Indiens, de toutes façons, être débarrassés d'un tel "protecteur" ne pouvait que contribuer à l'amélioration de leur situation. Ce ne sont ni le manque d'intérêt ni la mauvaise volonté qui expliquent les médiocres résultats obtenus par James Japp dans sa mission de protection des Indiens, mais l'insuffisance des moyens mis à sa disposition par le Foreign Office. Il est probable, d'ailleurs, que Nesty n'en avait pas plus que lui, mais comme il ne faisait rien à part envoyer sporadiquement des rapports mensongers, il en avait toujours assez ; ce n'est pas le cas de son successeur, manifestement beaucoup plus soucieux que lui de ses devoirs envers les immigrants, mais dont les interventions sont alors forcément limitées par le manque de ressources. Le major Comins, qui le rencontre lors de son passage en Guadeloupe, en 1891, le décrit comme "most energetic in ascentaining and, as far as possible, improving the condition of the immigrants", mais, ajoute-t-il, son action se limite à Pointe-à-Pitre et ses environs ; "he has no allowance or means of travelling, and his emoluments are extremely small"325 ; Japp lui-même avoue qu'il se rend assez rarement dans l'arrière-pays et que l'essentiel de ce qu'il sait sur la situation des Indiens vient de ce que ceux rencontrés à Pointe-à-Pitre ont pu lui raconter326. A plusieurs reprises, Lawless, relayé par le Foreign Office, essaie d'obtenir en sa faveur une allocation spéciale du gouvernement de l'Inde, afin de le dédommager du travail considérable que lui occasionnent les immigrants. Il doit s'occuper de 20.000 Indiens et ne touche pas un penny de plus que son traitement pour cela, alors que le consul de la Réunion reçoit 500 £ par an spécialement pour les coolies ; il demande donc qu'on lui attribue au moins 100 £327. En réponse, le gouvernement de l'Inde fait savoir

324. Ibid, Lawless à FO, 27 mai 1883 : "The vice-consul hardly sufficiently appreciates the course that his action should assume in regard to immigration". 325. Rapport Comins, p. 3. 326. PRO, FO 27/3075, Japp à Lawless, 22 septembre 1890. 327. Ibid, Lawless à gouvernement de l'Inde, 20 mai 1891 ; FO 27/3167, FO à IO, mars 1893.


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qu'il ne s'y oppose pas, à condition que ce ne soit pas lui qui paye328. Nous ne savons pas si Japp a ou non obtenu ultérieurement satisfaction. Ce qui précède ne signifie pas pour autant que Japp se désintéresse du sort des Indiens confiés à sa protection. Son rapport de septembre 1887, bien que moins complet et moins précis que celui de Lawless329, contient suffisamment de faits accablants pour contribuer lui aussi, quoique dans une moindre mesure, à l'interdiction de l'émigration indienne vers les Antilles françaises. Et pendant toute la période où il exerce ses fonctions de vice-consul britannique en Guadeloupe, il n'hésite pas à intervenir fréquemment auprès de l'administration locale et tient très soigneusement Londres et Calcutta au courant de tout ce qui concerne l'immigration et les immigrants dans l'île. Après lui, son successeur, De Vaux, continue dans la même voie. Mais tout cela un peu en vain, au moins pour ce qui concerne l'amélioration du sort des Indiens. Les deux hommes n'ont pas la même poigne ni, semble-t-il, la même persévérance obstinée que le Lawless d'après 1880 à la Martinique ; ce sont davantage des administrateurs que des hommes de terrain. Finalement, si les Indiens veulent se protéger contre les abus de leurs engagistes, ils ne peuvent guère compter que sur eux-mêmes et sur la résistance qu'ils sont capables de leur opposer.

328. PRO, FO 27/3168, IO à FO, 3 août 1893. 329. IOR, P 3214, p. 1001-1003, "Memorandum respecting Indian immigration in Guadeloupe", adressé à Lawless pour transmission à Londres.


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CHAPITRE XVII

LES REACTIONS DES INDIENS

Traités comme des esclaves sur les habitations et dépourvus de protection administrative, judicaire ou consulaire, les Indiens réagissent comme le faisaient les esclaves avant 1848, protestant, partant en marronnage, pratiquant la résistance passive, luttant comme ils peuvent malgré une répression sans cesse plus sévère, et sombrant souvent dans la délinquance, voire même la criminalité, pour lesquelles les tribunaux ne les "ratent" pas.

1. UNE APPROCHE SERIELLE ET PENALISTE 1.1. La méthode a) Problématique Notre démarche se situe dans le prolongement de celle inaugurée en 1889 par le Dr Armand Corre. Après un séjour de deux ans en Guadeloupe, de février 1885 à mars 1887, ce médecin de la Marine publie, à son retour en métropole, un ouvrage intitulé "Le crime en pays créole", reposant sur l'examen de 106 dossiers criminels de l'année 1860 et 218 pour la période 1879-1884 qu'il doit à son amitié avec le procureur de la République de Pointe-à-Pitre d'avoir pu consulter et dont il tire, sur la nature des affaires et les origines des accusés, tout un ensemble de statistiques permettant d'approcher de près la réalité du phénomène1. Bien que son propos soit clairement raciste2, la méthode utilisée paraît insuffisamment intéressante pour être reprise et appliquée aux réactions des Indiens face aux détestables conditions de vie et de

1. A. CORRE, Le crime, p. 85-86 et 138-140. 2. Comme le montre également le sous-titre de son livre, "Esquisse d'ethnographie criminelle". Bien qu'il accorde une grande importance aux facteurs sociaux, toute son étude vise d'abord à démontrer l'influence de "la race" sur la criminalité ; voir, par exemple, ce passage où il est question de "l'âpreté (des) instincts ethniques" des Indiens, ou, plus surréaliste encore, celui dans lequel il s'interroge sur "la forme cérébrale du Noir" (c'est lui qui souligne) comme un facteur de sa criminalité ; ibid, p. 127 et 293. Sur le racisme des milieux "savants" européens de la fin du XIXe siècle en général et du Dr Corre en particulier (car il en est un, malgré tout, dans son domaine), voir les excellents développements de Cl. THIEBAUT, dans sa longue présentation de A. CORRE, Nos Créoles, p. VII-XXXV, ainsi que E. JENNINGS, "Thermalisme et climatisme à la Guadeloupe", Bull. Sté d'Hist. Gpe, n° 133, 2002, p. 11-18.


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travail qui leur sont imposés sur les habitations, mais en élargissant nos observations à la fois dans le temps et quant aux faits sur lesquels elles reposent. Dans les développements qui suivent, nous nous appuierons donc sur les jugements prononcés à l'encontre des Indiens par les juridictions pénales de l'arrondissement de Pointeà-Pitre, non seulement la cour d'assises mais également le tribunal correctionnel, sur une longue période de plus d'un quart de siècle3, afin de les soumettre à un traitement sériel, en faisant la supposition que les infractions commises par les immigrants constituent un bon moyen d'apprécier leurs réactions face à l'oppression dont ils sont victimes. Avant de poursuivre plus avant dans cette approche pénaliste, il est indispensable de s'interroger sur ses limites et d'essayer de répondre aux objections qu'elle soulève. On doit, tout d'abord, constater qu'elle ne permet pas de couvrir la totalité du champ à étudier. Toutes les réactions des Indiens ne passent pas nécessairement par la délinquance et encore moins par la criminalité. En privilégiant les sources judiciaires, on connait parfaitement celles considérées comme les plus graves et les plus dangereuses pour l' "ordre" de l'habitation par les planteurs et les autorités coloniales ; c'est précisément la raison pour laquelle elles donnent lieu à répression pénale. Mais a contrario, l'inconvénient est que tout l'extra et l'infrajudiciaire nous échappe presque entièrement ; c'est notamment le cas de tous les phénomènes de résistance passive qui, sauf exception, ne viennent pratiquement jamais devant les tribunaux. Nous essaierons d'y remédier, au moins en partie, par le recours aux sources dites "littéraires", rapports administratifs, correspondance gubernatoriale, articles de presse, débats au Conseil Général et autres témoignage contemporains. Elles apportent souvent une touche de "vraie vie" à l'énumération parfois desséchante et simplificatrice des chiffres, et surtout elles permettent dans certains cas d'atteindre le qualificatif et l'inquantifiable, dont, sans cela, nous ignorerions tout ; mais par leurs origines hétérogènes, leur caractère discontinu et leur côté fréquemment impressionniste, elles ne peuvent jouer ici qu'un rôle second. L'approche pénaliste peut, en second lieu, sembler excessivement large dans la mesure où tous les comportements délictueux ou criminels des Indiens ne constituent pas nécessairement une réaction à la violence dont ils font l'objet ; leur propre violence peut parfaitement résulter des causes autonomes. Lorsque, par exemple, Virapin et Moutousamy, tous deux engagés sur l'habitation Bois-Debout, à Capesterre, s'étripent joyeusement à coups de coutelas pour l'amour de la belle Aïma, et que celle-ci est ensuite brûlée vive par vengeance par le soupirant éconduit4, il n'y a apparemment là rien de particulier à leur situation d'immigrants ; cette histoire tragique aurait tout aussi bien pu se produire dans les rues de Calcutta, Madras ou Pondichéry. 3. Plus de précisions sur le contenu et les composantes de ces choix, infra. 4. JOURDAIN/DORMOY, Mémoires, p. 156-157.


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Quoique … Nous devons au sociologue Jean-Paul Charnay une méthode d'exploitation "de la jurisprudence" –nous préférons employer ici l'expression, techniquement plus neutre, "des décisions de justice"- permettant de dégager de celles-ci, "non plus la règle qu'elles recèlent, mais la vie qu'elles révèlent". Il montre bien comment, dans une population soumise à une énorme violence institutionnelle et sociale, des affaires apparemment anodines et politiquement neutres dissimulent en réalité une réaction immédiate et directe de ses membres à cette situation. Appliquée aux Musulmans algériens à l'époque coloniale, cette méthode aboutit à mettre pleinement en lumière les énormes tensions qui travaillent souterrainement cette société dans ses profondeurs, et dont on sait comment elles finiront par exploser en 19545. On se dit qu'il peut valoir la peine d'essayer de l'étendre aux Indiens de la Guadeloupe. Bien sûr, ni la méthode dans son intégralité6, ni les résultats auxquels elle permet de parvenir ne sont directement transposables ici ; nous sommes face à une autre histoire, une autre société et d'autres normes. Mais il y a là une source d'inspiration. Dans le cas précité de Virapin vs Mousousamy, ce n'est peut-être pas seulement la jalousie qui les conduits à s'affronter, mais aussi le manque de femmes, une caractéristique particulière aux populations indiennes émigrées7. Et voici comment on repasse de l'intemporalité des sentiments amoureux "éternels" à une situation historiquement déterminée. On pourrait d'ailleurs imaginer facilement d'autres cas analogues : quand un Indien rudoyé ou humilié par son engagiste se "venge" en tapant à son tour sur sa femme ou sur un autre Indien, nous ne sommes de toute évidence pas face à un délit quelconque, socialement neutre. Et ceci, sans même parler des comportements que le droit de l'époque considère comme délictueux uniquement, ou presque, quand ils sont le fait des immigrants, comme la fuite hors des habitations et le vagabondage, au moins après le milieu des années 1870. En "'ratissant large", nous avons au moins la certitude de n'oublier aucun fait significatif. Au total, s'il est donc vrai qu'il n'y a certainement pas coïncidence parfaite entre la délinquance et la criminalité des Indiens, d'une part, et leurs réactions face au traitement inique dont ils font l'objet, d'autre part, il demeure que les deux phénomènes se recouvrent pour une très large part ; on peut donc admettre, comme point de départ de cette étude, que le premier constitue un reflet fiable du second. Sur ce fondement, nous essaierons, tout au long de ce chapitre, de répondre aux questions suivantes : 1) Quelles sont la nature et le contenu de la 5. J. P. CHARNAY, "Sur une méthode de sociologue juridique : l'exploitation de la jurisprudence", Annales E. S. C., vol. XX, 1965, p. 513-527 et 734-754 ; et La vie musulmane en Algérie d'après la jurisprudence de la première moitié du XXe siècle, Paris, PUF (1965), rééd. 1991, 429 p. 6. D'autant plus que J. P. Charnay base toute son étude sur la jurisprudence en matière civile de ce qu'il est convenu d'appeler les "tribunaux musulmans" dans l'Algérie coloniale, alors que nous nous appuyons au contraire sur les décisions des juridictions pénales ; de toutes façons, il n'y a pas de "tribunaux indiens" dans la Guadeloupe de la seconde moitié du XIXe siècle, et la jurisprudence civile locale ne tient aucun compte du statut personnel des immigrants, leur appliquant systématiquement le Code Civil français ; voir infra, p. 7. Supra, chap. X.


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délinquance et de la criminalité indienne ? 2) Comment évoluent-elles, dans l'absolu et par rapport à celles du reste de la population guadeloupéenne ? 3) Quelles sont leurs causes ? 4) Sont-elles spécifiques ? Et enfin, 5) Font-elles l'objet d'une répression spécifique de la part des institutions judiciaires locales ?

b) Les sources et leur traitement La réponse aux questions qui précèdent passe par une exploitation informatique des décisions des juridictions pénales de Pointe-à-Pitre ; nous adoptons ici "une solution relativement classique, qui se situe dans la lignée de la criminologie" et consiste en "des études sérielles qui passent par la quantification des délits, des peines, des délinquants …". Bien que fréquemment critiquée, en raison des distorsions qu'elle fait subir à la représentation de la criminalité et de la réalité sociale dans laquelle celle-ci s'inscrit8, cette méthode, une fois complétée par le recours aux sources "littéraires", est bien adaptée au but poursuivi ici : faire apparaitre les caractéristiques structurelles du comportement pénal des Indiens en relation avec leurs réactions sur les habitations, ainsi que celles de la réponse judiciaire faite à ces réactions par les milieux localement dominants. Pour cela, nous avons dépouillé et mis en fiches tous les jugements du tribunal correctionnel et tous les arrêts de la cour d'assises de l'arrondissement de Pointe-à-Pitre9, pour toutes les affaires, quelle que soit l'origine, indienne ou non, des prévenus/accusés, pour la période comprise entre 1859 et 1887. C'est la disponibilité des sources qui nous a dicté le choix de ces bornes chronologiques. Nous sommes partis des jugements de tribunal correctionnel, conservés en relativement bon état aux AD Guadeloupe10 dans des registres à l'intérieur desquels les feuilles d'audience ont été reliées par semestres. Tous ceux de la période d'immigration ne nous sont malheureusement pas parvenus. La série commence avec les deux semestres 185611, puis après un "trou" de deux ans, reprend en II-1859 pour se poursuivre, de façon plus ou moins continue, jusqu'en II1887, où elle s'interrompt définitivement pour le XIXe siècle ; au total, entre ces deux dates,

8. Sur tout ceci, voir les deux articles "fondateurs" de B. GARNOT, "Une illusion historiographique : justice et criminalité au XVIIIe siècle", Revue Historique, t. CCLXXXI, 1989, p. 361-379, et "Pour une histoire nouvelle de la criminalité au XVIIIe siècle", ibid, t. CCLXXXVIII, 1993, p. 289-303. 9. La compétence du tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre s'étend sur la Grande-Terre, la Désirade et les quatre communes de Baie-Mahault, Lamentin, Sainte-Rose et Petit-Bourg ; pour la cour d'assises, les mêmes + Marie-Galante. Selon les années, entre les deux tiers et les trois quarts du nombre total d'Indiens de l'Archipel guadeloupéen y résident. 10. Voir références exactes dans la liste de nos sources. 11. Que nous n'avons pas inclus dans cette étude ; l'immigration commence à peine, et seulement trois Indiens sont jugés dans toute l'année.


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nous disposons de 44 semestres sur 57 possibles12. Il aurait sans doute été souhaitable de compléter notre information en recourant aux doubles envoyés à l'époque au ministère des Colonies et conservés aujourd'hui aux ANOM, mais outre qu'avec 77 % des semestres, 9.651 affaires et 13.662 prévenus, notre échantillon paraissait suffisamment représentatif, une cause plus technique nous a dissuadé de le faire : l'extrême difficulté du dépouillement de ces registres métropolitains, constitués un peu n'importe comment à Paris après réception des feuilles d'audience par le ministère. Il n'y a, à l'époque étudiée ici, qu'une seule série pour le tribunal de Pointe-à-Pitre, pris dans son unicité, quelles que soient les causes de sa saisine et la nature des affaires sur lesquelles il est appelé à se prononcer. Il en résulte que, au moins jusqu'en 1890, le plus grand désordre règne à l'intérieur des registres, avec mélange, d'une part du contentieux et du gracieux (jugements sur requête), et d'autre part entre affaires civiles (jugées en tant que tribunal de première instance), pénales (tribunal correctionnel) et commerciales ; en outre, l'ordre chronologique est très loin d'être toujours respecté, et de nombreux jugements ne sont pas parvenus, comme nous avons pu le vérifier par comparaison avec divers semestres conservés en Guadeloupe. En fait, on a l'impression que les gens chargés de la réception au ministère des décisions judiciaires coloniales se contentaient de les envoyer à la reliure dans l'ordre où les liasses arrivaient, sans aucune vérification autre que d'origine géographique. Dans ces conditions, compte tenu du caractère très long et très lourd des dépouillements déjà effectués en Guadeloupe, nous avons préféré nous abstenir de recourir aux jugements conservés à Aix. Il en va, par contre, tout autrement s'agissant des arrêts de la cour d'assises, pour le dépouillement desquels ce même dépôt des Archives d'Outre-Mer se révèle extrêmement précieux13, non seulement parce que c'est le seul endroit où ils sont intégralement conservés, ne demeurant en Guadeloupe que quelques pauvres épaves pour la période qui nous intéresse, mais aussi en raison de la qualité des registres qui nous sont parvenus ; constitués au greffe de la cour elle-même, par transcription tout du long des arrêts prononcés par elle, ils sont parfaitement tenus, parfaitement rédigés, admirablement calligraphiés, et la signature du procureur général et du gouverneur en dernière page nous garantit qu'ils sont complets. Dans un souci de cohérence, nous nous sommes alignés sur les même dates, 1859 à 1887, que le tribunal correctionnel, mais en intégrant dans nos dépouillements et nos résultats tous les arrêts y compris ceux des semestres pour lesquels les jugements de celui-ci n'ont pas été conservés ; en tout, 1.381 affaires et 1.862 accusés.

12. Voici l'état des semestres manquants : II-62, I-65, II-67, I-69, I-71, II-72, I-73, I-75, II-79, II-80, I et II-81, II-84. 13. Voir références exactes dans la liste de nos sources.


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Pour chaque décision, nous avons établi une fiche, dont il convient de présenter maintenant les principes et le contenu. Pour ce qui concerne tout d'abord les principes de leur établissement, nous avons dû, dans un souci d'homogénéité, exclure deux catégories de décisions : 1) Celles concernant les prévenus/accusés n'ayant pas encore atteint leur majorité pénale, fixée à seize ans14. Par conséquent les affaires impliquant un ou plusieurs adultes et un ou plusieurs mineurs ont été retenues dans l'élaboration de nos résultats, mais pour ce qui concerne les adultes seulement, et celles n'impliquant que des mineurs ont été exclues. Nota : Les prévenus/accusés dont l'âge n'est pas indiqué dans les décisions ont été considérés comme majeurs, sauf lorsque la condamnation les frappant prouve d'évidence que ce n'est pas le cas (remise aux parents ou envoi en maison de correction). 2) Les décisions rendues en l'absence du prévenu/ accusé (défaillant devant le tribunal correctionnel, contumax aux assises) ; les jugements provisoires, préparatoires ou d'incompétence prononcés par le tribunal correctionnel ; ainsi que les décisions rendues par cette même juridiction sur appel des tribunaux de simple police et les arrêts de la cour d'assises sur renvoi après cassation. Voyons maintenant le contenu de ces fiches ; elles sont constituées des huit rubriqués suivantes : 1. Numéro d'ordre de l'affaire, attribué par nous sur une base semestrielle pour les jugements du tribunal correctionnel, et sur une base annuelle pour les arrêts de la cour d'assise15. Ce numéro n'apparait jamais dans nos développements ; il est simplement destiné, d'une part à repérer une affaire particulière dans la base de données, et d'autre part à faciliter les tris et les comptages en cours d'exploitation de celle-ci. 2. Origines des prévenus/accusés. Toutes ont été enregistrées ici, afin de pouvoir procéder à des comparaisons entre les Indiens et "les autres", surtout les Créoles. Elles sont parfaitement connues grâce à l'indication des lieux de naissance ; sur l'ensemble de la période, il n'y a pas plus d'une vingtaine d'origines totalement inconnues devant le tribunal correctionnel, et aucune en cour d'assises. Par contre, nous n'avons pas relevé les noms, sauf exception pour 14. En pratique, quand ils sont condamnés, ils sont quasi-systématiquement envoyés en maison de correction jusqu'à leur majorité à partir de 12 ans, et remis à leur famille en dessous de cet âge. Il est extrêmement rare (pas plus de deux ou trois dizaines de cas sur l'ensemble de la période), et probablement dû à un instant d'inattention des juges, qu'ils soient condamnés à des peines de prison. 15. De 592.001 pour la première affaire jugée par le tribunal correctionnel lors du second semestre 1859 à 872.230 pour la dernière du second semestre 1887. Même principe pour les arrêts de la cours d'assises, sauf que les semestres n'apparaissent pas (de 59.001 à 87.035).


978

certaines affaires particulières ou certains personnages sortant de l'ordinaire. C'eut été inutile, compte tenu du traitement quantitatif sériel auquel étaient destinées ces données ; en outre, s'agissant plus spécialement des Indiens, le nombre considérable d'homonymes, particulièrement chez les Tamouls (tous les "… samy") ôte toute signification à une éventuelle utilisation de leurs noms. Revenons aux origines. Pour faciliter le traitement et la présentation ultérieure de nos résultats, nous avons retenu les catégories suivantes : - Créoles guadeloupéens (Codification : C), les originaires de Saint-Martin et, après 1878, de Saint-Barthélemy étant toutefois exclus, en raison de l'éloignement et des particularités linguistiques et/ou historiques de ces deux îles. Par contre, conformément à la pratique constante de l'administration locale, les anciens esclaves "nés en Afrique" sont considérés ici comme des Créoles. Une précision : les renseignements sur l'état-civil des prévenus/accusés contenus dans les décisions ne donnent jamais d'indication sur la couleur des Créoles ; c'est par d'autres sources que l'on peut être éventuellement informé sur ce point. - Indiens (Codification : I). cette catégorie englobe toutes les personnes nées en Inde, quel que soit leur statut juridique, immigrant ou libre d'engagement ; les enfants des précédents, nés en Guadeloupe sont naturellement, comptabilisés parmi les Créoles. - Immigrants africains originaires du Congo, introduits en Guadeloupe entre 1858 et 1861 (Codification : AF). On ne peut pas les confondre avec les anciens esclaves "nés en Afrique" et comptabilisés parmi les Créoles, car ils 1) sont nés "à la Côte d'Afrique" ou "au Congo" ; 2) sont beaucoup plus jeunes (rarement plus de 30 ans au début des années 1860, alors que les Africains anciens esclaves ont presque toujours plus de 35 ans à la même époque) ; 3) ont conservé leurs patronymes africains, à la différence des anciens esclaves qui ont reçu des noms français après l'Abolition. Les Cap-Verdiens ne sont pas comptabilisés ici mais dans la catégorie suivante. - Autre immigrants (Codification : AI). Cette catégorie hétérogène rassemble les Madériens, les Cap-Verdiens, les Chinois et les Annamites. - Antillais des autres îles (Codification : AN). Dans cette catégorie sont regroupés tous les originaires des différentes îles des Grandes et des Petites Antilles autres que la Guadeloupe ; ils proviennent presque uniquement des colonies anglaises voisines (Dominique, Antigue, Montserrat) et de la Martinique. Nous leur avons adjoint les Saint-martinois, les SaintBarths, ainsi que les quelques Guyanais (moins d'une dizaine) rencontrés dans les registre. - Métropolitains (Codifications : M).


979

- Et enfin "Divers" (Codification : D). il s'agit presque uniquement des ressortissants des Etats-Unis, du Venezuela et de quelques pays européens autres que la France (Belges, Italiens, Allemands, et surtout matelots anglais en escale à Pointe-à-Pitre). 3. Sexe et âge. Le premier est toujours indiqué, soit directement par le titre donné au prévenu/accusé16, soit indirectement par le genre des adjectifs accompagnant son nom17. Quant à l'âge, il est presque toujours porté dans les arrêts de la cour d'assise, par contre il manque pour 1.598 (= 11,7 %) des 13.662 prévenus majeurs traduits devant le tribunal correctionnel. 4. Pour les Indiens seulement, année de leur arrivée en Guadeloupe. Elle n'est indiquée à peu près régulièrement dans les arrêts et jugements qu'à partir de 1880. Dans quelques cas, seul est porté le nom du navire introducteur du prévenu/accusé ; on en déduit la date en consultant la liste des convois. 5. Nature des crimes et délits. Nous reviendrons plus longuement sur cette rubrique lorsque viendra le moment de son utilisation18. 6. Origines des victimes pour les crimes et délits où elles sont personnalisées (vol, coups et blessures …) et clairement identifiables. Elles sont classées selon les mêmes catégories que les prévenus/accusés. 7. Sentence. Nous reviendrons plus longuement sur cette rubrique lorsque viendra le moment de son utilisation19. 8. Autres mentions. Cette rubrique est destinée à recevoir des informations diverses sur des faits, des caractéristiques, des précisions ou des compléments relativement peu nombreux mais susceptibles néanmoins de jeter une lumière particulière sur tel ou tel aspect des questions examinées ici, comme, par exemple, les professions des Indiens autres que "cultivateurs", les récidivistes …

16. Sous le Second Empire, les arrêts et jugements donnent fréquemment du "sieur" et "dame" aux "honnêtes gens", Blancs (on le devine par leurs noms) et mulâtres aisés ; le "cultivateur" nègre et le coolie n'ont droit qu'à l'appellation "le nommé" ou "la nommée". A partir de la fin des années 1870, ces différences disparaissant, au moins pour les Créoles, qui sont systématiquement désignés par leurs prénoms et noms, sans titre, sauf lorsqu'il s'agit de Blancs "haut de gamme" (usiniers, grands planteurs à particule) ou de notables de couleur, que l'on continuer souvent, mais pas toujours, d'appeler "Monsieur" ou "Madame". Mais pour les Indiens, on en reste à "le (la) nommé(e)", ou, de plus en plus fréquemment après 1880, "l'Indien" ou "l'Indienne" untel. 17. Né(e) à … ; âgé(e) de … 18. Voir infra, p. 1019 et suiv. 19. Voir infra, p. 1028 et suiv.


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La saisie des données a été effectuée par Hélène Corbie et leur traitement sur tableur Excel TM par notre collègue Jean-Louis Girard ; nous leur exprimons à tous deux notre très vive reconnaissance. Nota : Dans les développements qui suivent, tous les tableaux sans indication de source proviennent du programme informatique qui vient d'être présenté.

1.2. Evolution d'ensemble de la délinquance et de la criminalité indiennes de 1859 à 1887 : un phénomène en augmentation constante, un groupe surreprésenté Pendant toute la période étudiée ici, les sources judiciaires révèlent une montée pratiquement continue de la délinquance et de la criminalité indienne en Guadeloupe, que ce soit en termes absolus ou proportionnellement à la population totale ; les immigrants en général et les Indiens en particulier sont surreprésentés dans les statistiques pénales coloniales. Nous établirons d'abord un constat quantitatif de cette situation, puis nous en rechercherons les causes.

a) Le constat Les tableaux et graphiques suivants présentent la répartition par origines des accusés et prévenus traduits devant les deux juridictions pénales de Pointe-à-Pitre. Les chiffres permettent de faire les cinq observations suivantes : 1) Globalement, toutes origines confondues, la délinquance augmente continument sur l'ensemble de notre période ; on passe d'une moyenne de 216 prévenus par semestre au cours des six premiers semestres du tableau n° 65 à 492 au cours des six derniers, soit un accroissement de 128 % en un peu plus d'un quart de siècle. De ce point de vue, le passage de l'Empire à la République ne semble pas avoir calmé les ardeurs répressives de la justice coloniale. On note toutefois que l'évolution n'est pas uniforme, deux phases très nettement différenciées pouvant être identifiées sur le graphique 9 B : accroissement lent et relativement régulier jusqu'en 1879, qui peut vraisemblablement être relié à l'augmentation de la population ; accélération brutale du phénomène à partir de 1880, résultant principalement de la correctionnalisa-


981 2)

Tableau n° 64 REPARTITION PAR ORIGINES DES ACCUSES DEVANT LA COUR D'ASSISES DE POINTE-A-PITRE A. Nombres bruts Année 1859 1860 1861 1862 1863 1864 1865 1866 1867 1868 1869 1870 1871 1872 1873 1874 1875 1876 1877 1878 1879 1880 1881 1882 1883 1884 1885 1886 1887 TOTAL

C

I

67 12 63 65 59 80 54 19 28 23 31 16 41 34 42 28 34 23 12 26 30 14 23 24 33 24 23 29 16

2 13 3 10 13 29 29 30 9 23 20 19 35 7 8 13 19 10 13 16 35 30 30 35 28 29 19 29 30

1.084

586

AF

AI

2

2 1

5 2 2 1 1

AN

4

1 2 4

1

3 2 2

M

D

2 7 2 2 3 1 3

1 1

2 1 1 2 1 2

1 6 2 58

2 2

1 3 1

3

1 1 1 2 1

1 3 7

6

2 1

26

1 4

2

1 1 1 1

3 1 3 1 1

84

28

1

47

7

TOTAL 73 147 68 90 76 118 87 52 42 48 55 38 86 49 53 103 54 37 35 48 67 51 57 63 63 55 43 58 46 1.862


982

B. En % Année

C

I

1859 1860 1861 1862 1863 1864 1865 1866 1867 1868 1869 1870 1871 1872 1873 1874 1875 1876 1877 1878 1879 1880 1881 1882 1883 1884 1885 1886 1887

91,8 83,7 92,6 72,2 77,6 67,8 62,0 36,5 66,6 47,9 56,3 42,1 47,6 69,4 79,2 27,2 62,9 62,1 34,3 54,1 44,8 27,4 40,3 38,1 52,4 43,6 53,5 50,0 34,8

2,7 8,8 4,4 11,1 17,1 24,6 33,3 57,7 21,4 47,9 36,3 50,0 40,7 14,3 15,1 12,6 35,2 27,0 37,1 33,3 52,2 58,8 52,6 55,5 44,4 52,7 44,2 50,0 65,2

5,5 7,5 3,0 16,7 5,3 7,6 4,7 5,8 12,0 4,2 7,4 7,9 11,7 16,3 5,7 60,2 1,9 10,9 28,6 12,6 3,0 13,8 7,1 6,4 3,2 3,7 2,3 0 0

TOTAL

58,2

31,5

10,3 (a)

(a) Dont AF = 1,4 ; AI = 4,5 ; AN = 1,5 ; M = 2,5 ; D = 0,4.

Autres


983

Tableau n째 65 REPARTITION PAR ORIGINES DES PREVENUS DEVANT LE TRIBUNAL CORRECTIONNEL DE POINTE-A-PITRE A. Nombres bruts Semestre

C

I

AF

AI

AN

M

II-1859 I-1860 II-1860 I-1861 II-1861 I-1862

201 182 207 170 157 205

I-1863 II-1863 I-1864 II-1864

17 14 17 19 26 19

3 6 8 4

1 4 5 9 2

3 1 2 1 3

5 1

184 238 224 181

51 4 26 39

3 12 10 4

7 2 1

2 1 1 2

II-1865 I-1866 II-1866 I-1867

154 140 174 191

31 38 44 50

4 3 14 9

1 1 1 2

3

I-1868 II-1868

178 196

47 72

7 15

1

1

II-1869 I-1870 II-1870

208 160 187

56 66 37

7 9 6

3

2 2 5

II-1871 I-1872

225 206

99 33

4 3

3 7

2 4

2 2

335 255

II-1873 I-1874 II-1874

250 205 223

58 41 45

9 6 1

5 2 1

5 1 1

2

329 255 271

II-1875 I-1876 II-1876 I-1877 II-1877 I-1878 II-1878 I-1879

251 184 199 198 204 217 194 220

79 40 56 59 70 60 63 33

1 2 3 2 4 4 2 1

I-1880

222

53

3

I-1882 II-1882 I-1883 II-1883 I-1884

331 404 244 241 249

129 214 133 212 158

5 3 1 6 1

I-1885 II-1885 I-1886 II-1886 I-1887 II-1887

300 295 273 251 255 273

225 244 180 221 164 245

2 1

TOTAL

9.651

3.623

195

2

1

2

1 2 4 63

D

TOTAL 218 205 233 202 204 234

3 1

247 297 262 226

4

1 3 1

190 183 233 258 235 283 276 237 235

2 2 3 1 1 1

1 1

1

1

1

1

2 5 4 1 1

1 1 2

1

1

1 5

1

280

1

468 629 383 462 411

2

2 1 1 2 1 5

1

79

30

333 231 262 261 280 289 259 255

1 1 4 1 21

531 542 458 475 423 527 13.662


984

B. En % Semestre

C

I

II-1859 I-1860 II-1860 I-1861 II-1861 I-1862

92,2 88,8 88,8 84,2 77,0 87,6

7,8 6,8 7,3 9,4 12,7 8,1

0 4,4 3,9 6,4 10,3 4,3

I-1863 II-1863 I-1864 II-1864

74,5 80,1 85,5 80,1

20,6 13,5 9,9 17,3

4,9 6,4 4,6 2,6

II-1865 I-1866 II-1866 I-1867

81,1 76,5 74,7 74,0

16,3 20,8 18,9 19,4

2,7 2,7 6,4 6,6

I-1868 II-1868

75,7 69,3

20,0 25,4

4,3 5,3

II-1869 I-1870 II-1870

75,4 67,5 79,6

20,3 27,8 15,7

4,7 4,7 4,7

II-1871 I-1872

67,2 80,8

29,6 12,9

3,2 6,3

II-1873 I-1874 II-1874

76,0 80,4 82,3

17,6 16,1 16,6

6,4 3,5 1,1

II-1875 I-1876 II-1876 I-1877 II-1877 I-1878 II-1878 I-1879

75,4 79,7 76,0 75,9 72,9 75,1 74,9 86,3

23,7 17,3 21,4 22,6 25,0 20,8 24,3 12,9

0,9 3,0 2,6 1,5 2,1 4,1 0,8 0,8

I-1880

79,3

18,9

1,8

I-1882 II-1882 I-1883 II-1883 I-1884

70,7 64,2 63,7 52,2 60,6

27,6 34,0 34,7 45,9 38,4

1,7 1,8 1,6 1,9 1,0

I-1885 II-1885 I-1886 II-1886 I-1887 II-1887 TOTAL

56,5 54,4 59,6 52,8 60,3 51,8 70,6

42,4 45,0 39,3 46,5 38,3 46,5 26,5

1,1 0,6 1,1 0,7 0,9 1,7 2,9 (a)

(a) Dont AF = 1,4 ; AI = 0,5 ; AN = 0,6 ; M = 0,2 ; D = 0,2.

Autres


Graphique n° 9 – EVOLUTION DE LA DELINQUANCE ET DE LA CRIMINALITE GLOBALES EN GUADELOUPE A- Nombre d'accusés devant la cour d'assises


B- Nombre de prĂŠvenus devant le tribunal correctionnel


987

Graphique n째 10 REPARTITION DE LA DELINQUANCE ET DE LA CRIMINALITE PAR ORIGINES


988

tion d'un certain nombre de faits pénaux qui, jusqu'alors, étaient qualifiés de crime et relevaient donc de la cour d'assises20. 2) Pour tout ce qui concerne, par contre, le nombre d'accusés devant la cour d'assises, l'évolution d'ensemble est nettement à la baisse. On constate que le mouvement en ces sens débute dès les années 1860, ce qui semble confirmer que le tournant "libéral" du Second Empire au cours de cette décennie fait sentir ses effets aux Antilles également, un changement qui nous était apparu précédemment à propos de "l'organisation du travail" et de la répression du vagabondage des Créoles21. Puis la victoire de la République en métropole accentue cette tendance à l'allégement des comportements répressifs de l'administration et la justice coloniales, comme cela apparait symboliquement à travers le fait que le minimum de la série se situe en 1876 et 1877, précisément au moment où le nouveau régime s'impose définitivement comme le gouvernement de la France. A noter que, malgré les apparences, le "pic" de criminalité de 1874 ne contredit pas fondamentalement ce qui précède22. 3) S'agissant des origines des prévenus/accusés, l'évolution du nombre de Créoles accompagne globalement celle de l'ensemble des mises en cause, ce qui est évidemment logique dans la mesure où les autochtones forment, sauf en quelques années exceptionnelles, presque toujours la majorité des comparutions. Néanmoins, au fur et à mesure que cette majorité tend à s'amoindrir, les courbes "C" des deux graphiques n° 9 tendent de plus en plus à diverger d'avec celles du total et à ne les reproduire que de façon lointaine et amortie. C'est particulièrement net pour ce qui concerne l'augmentation du nombre de prévenus devant le tribunal correctionnel à partir de 1879, où se situe le tournant de la série ; jusqu'à la fin du tableau n° 65, en II-1887, l'accroissement est de 88 % pour le total, contre 24 % seulement pour les Créoles. 4) Que ce soit devant le tribunal correctionnel ou la cour d'assises, le nombre d'Africains et d'autre immigrants (AF et AI) diminue lentement sur l'ensemble de la période, avant de disparaitre presque totalement au début des années 1880 ; le "pic" de criminalité des "autres immigrants" en 1874, conséquence du "complot" des Vietnamiens de l'année précédente, n'interrompt que très provisoirement cette évolution. Celle-ci est logique, dans la mesure où, quelle que soit leur provenance, ces divers groupes sont arrivés "en bloc" pratiquement tous en même temps à la fin de la décennie 1850 et au début des années 1860, puis, les introductions ayant très vite cessé, ils se sont progressivement restreints jusqu'à devenir insignifiants. 20. En application de la loi du 8 janvier 1877, qui substitue le Code Pénal métropolitain au Code Pénal colonial aux Antilles et à la Réunion ; A. CORRE, Le crime, p. 98-102. Mais nous ne savons comment expliquer le "pic" de 629 prévenus observable en II-1882. 21. Voir supra, chap. II. 22. Il constitue uniquement la traduction statistique de la répression du "complot" organisé en 1872-73 par les Vietnamiens déportés dans l'île et traduits, au nombre de 55, devant la cour d'assises pour association de malfaiteurs ; voir supra, chap. IV. Sans cette affaire très particulière, et d'ailleurs uniquement dans les annales judiciaires de la Guadeloupe, on n'a plus que 48 accusés en 1874, un chiffre tout à fait dans la moyenne des années 1870.


989

Par contre, on ne distingue pas de tendance bien nette pour ce qui concerne les Antillais des autres îles (AN), les métropolitains (M) et les origines diverse (D). 5) L'évolution la plus spectaculaire concerne les Indiens. Qu'il s'agisse du tribunal correctionnel ou de la cour d'assises, le nombre de ceux traduits devant les juridictions pénales de Pointe-à-Pitre ne cesse d'augmenter très fortement en tendance pendant toute la période couverte par les deux tableaux, et de façon beaucoup plus rapide que pour l'ensemble des prévenus/accusés (Graphique n° 10). En gros, dans les deux catégories d'infractions, on passe de moins de 10 % en 1859 et début de la décennie 1860 aux alentours des 40 % un quart de siècle plus tard, dépassant même régulièrement les 50 % pour la criminalité pratiquement toutes les années, sauf deux, entre 1879 et 1887. A partir du milieu de la décennie 1870, les infractions mises à la charge des Indiens deviennent, statistiquement, le moteur principal, pour ne pas dire pratiquement unique, de l'accroissement de la délinquance et de la criminalité globales en Guadeloupe ; si nous reprenons notre comparaison précédente des rythmes d'augmentation du nombre de prévenus entre I-1879 et II-1887, telle qu'on peut l'établir à partir du tableau n° 65, l'accroissement est de 642 % pour les Indiens contre 88 % "seulement" pour le total. D'autres ratios peuvent être calculés, dont les résultats vont dans le même sens. Ils apparaissent dans le tableau n° 66. Ces chiffres font très clairement apparaitre la surreprésentation du groupe indien dans la délinquance et la criminalité guadeloupéennes de la seconde moitié du XIXe siècle. Avec 9 % de la population totale de l'arrondissement de Pointe-à-Pitre en 1862, les immigrants dans leur ensemble fournissent plus de 10 % des prévenus devant le tribunal correctionnel et 21 % des accusés devant la cour d'assises ; les Indiens représentant alors 61 % du nombre total des immigrants de la Guadeloupe23, leur participation à ces totaux serait donc d'environ 5,5, 6,5 et 13 % respectivement. En 1884, au sommet du mouvement d'immigration, le poids relatif des immigrants s'est lourdement accru, avec 38 % des délinquants et 52 % des criminels pour même pas 15 % de la population ; or, désormais, tous les immigrants sont indiens. Confirmation de ce qui précède est apporté par les ratios des rubriques (8) et (9) du tableau n° 66 ; qu'il s'agisse de la délinquance ou de la criminalité, les taux relatifs aux immigrants sont très largement supérieurs à ceux des Créoles24. Et la tendance qui apparait ainsi entre les deux années extrêmes de la série n'est pas une simple illusion statistique, mais traduit bien une situation de fond, comme le montrent les moyennes annuelles calculées sur l'ensemble de la période. D'où évidemment, la nécessité de rechercher les causes de cette évolution. 23. Tableau n° 53, p. 846. 24. On peut pratiquement assimiler les immatriculés de droit commun aux seuls Créoles, dans la mesure où ceux-ci représentent la presque totalité (à plus de 95 %) de cette catégorie.


990

Tableau n° 66 RAPPORT DES INFRACTIONS A LA POPULATION

Population totale (garnison exclue) de l'arrondissement judiciaire de PAP (1) dont - Statut de droit commun (2) - Immigrants (3) % statut de droit commun (4 = 2/1) immigrants (5 = 3/1) Répartition des prévenus T. Corr. % (6) - Statut de droit commun - Immigrants Répartition des accusés C. d'Ass. % (7) - Statut de droit commun - Immigrants Taux de délinquance % - Statut de droit commun (8) - Immigrants (9) Taux de criminalité % - Statut de droit commun (8) - Immigrants (9) Notes

1862

1884

Moyenne ensemble période

87.470 79.628 7.842 91,0 9,0

103.452 88.169 15.283 85,2 14,8

94.471 83.160 11.311 88,0 12,0

89,3 10,7

60,8 38,6

74,3 25,5

78,8 21,1

47,2 52,7

58,0 41,9

5,2 6,3

5,6 20,8

5,2 13,2

0,9 2,4

0,3 1,9

0,4 2,3

(1) Communes de la Grande-Terre, plus Baie-Mahault, Lamentin, Sainte-Rose et Petit-Bourg. (2) Exactement "Immatriculés autres que les immigrants et la garnison". Il s'agit presque uniquement de Créoles, plus quelques métropolitains et Antillais originaires des autres îles ayant établi leur domicile en Guadeloupe. (3) Tous immigrants, distinction d'origines n. d. (6) Calculée à partir des données du tableau n° 65. Pour les prévenus de statut de droit commun : C + AN + M / Total ; pour les immigrants : I + AF + AI / Total. (7) Même calcul à partir des données du tableau n° 64. (8) Nombre de délits ou de crimes C + AN + M des tableaux n° 64 et 65, ramenés en chiffres annuels si nécessaire / Population de statut de droit commun (Rubrique 2). (9) Mêmes calculs pour I + AF + AI / Rubrique (3). Source des rubriques (1) à (3) : ADG, Usuels de la salle de lecture, classeur n° 17, "Recensements numériques de la population de la Guadeloupe", 1862-1990 (Reproduction des originaux publiés, à l'époque qui nous intéresse, dans GO puis JO Gpe). Etablis alors par le directeur de l'Intérieur ; années conservées : 1862, 1863, 1865, 1868, 1870 à 1876, 1878 à 1880, 1882, 1884. Impossible de compléter les années manquantes par les Statistiques Coloniales, qui pour les années où il est possible de comparer, donnent des chiffres trop divergents de ceux reproduits ici.

b) Les explications Il ne s'agit pas ici d'expliquer pourquoi les Indiens commettent des crimes et des délits25, mais pourquoi ils en commettent à un niveau aussi élevé que semblent le montrer ces statis25. Nous y reviendrons plus longtemps, infra, p. 1019 et suiv.


991

tiques. Certaines causes sont communes à tous les groupes de délinquants/criminels quels qu'ils soient, d'autre sont propres aux populations immigrées en général, d'autres enfin concernent plus particulièrement les Indiens de la Guadeloupe. 1) La masculinité et la jeunesse constituent, on le sait, une caractéristique commune à tous les auteurs d'infractions pénales, quels que soient le lieu et l'époque. On a beaucoup discuté sur le point de savoir s'il s'agit là de facteurs réellement explicatifs, l'impulsivité de la jeunesse et la tendance "naturelle" des hommes à recourir à la violence davantage que les femmes, ou seulement d'observations statistiques26. Nos sources ne permettent évidemment pas d'entrer dans ce débat pour ce qui concerne les Indiens de la Guadeloupe au XIXe siècle, mais elles amènent néanmoins à constater que ceux-ci relèvent pleinement de ce schéma général ; pour une part, difficile à préciser mais réelle, leur surreprésentation pénale résulte d'abord du double déséquilibre caractéristique de leur structure par sexes et par âges. Pour ce qui concerne, tout d'abord, le sexe, 3.411 des 3.623 prévenus indiens traduits devant le tribunal correctionnel, et 565 des 586 accusés de même origine devant la cour d'assises, sont des hommes, soit 94,1 et 96,4 % respectivement. Ces proportions sont très supérieures à celles des Créoles27, dont les ratios de masculinité pénale se situent sensiblement dans les mêmes ordres de grandeur qu'en Europe28 ; elles sont la conséquence logique du très fort déséquilibre en faveur du côté masculin de la structure par sexes du groupe indien29, ce qui n'est évidemment pas le cas chez les Créoles. En second lieu, la structure par âges des auteurs d'infractions : comme toujours et partout30, adolescents et jeunes adultes sont surreprésentés, mais ils le sont tout particulièrement chez les Indiens, comme le montre le tableau n° 67. Les Indiens sont plus "précoces" que les Créoles dans les deux catégories d'infraction, mais c'est surtout pour les délits que la différence est particulièrement forte, avec 18 points d'écarts cumulés sur les deux premières tranches d'âges. Cette concentration des prévenus in-

26. Une approche historique du phénomène dans B. GARNOT, Justice et société en France au XVIe, et XVIIIe siècles, Paris, Gap, Ed. Ophrys, 2000, p. 67-70. Plus orientés vers les problèmes actuels les développements de R. GASSIN, Criminologie, Paris, Précis Dalloz, 4e édition, 1998, p. 313-319 ; G KELLENS, Eléments de criminologie, Bruxelles, Bruylant-Erasme, 1998, p. 135-157 ; L. MUCCHIELLI, Violences et insécurité. Fantasmes et réalité dans le débat français, Paris, La Découverte, 2001, p. 84-122. 27. A l'intérieur du groupe créole, les hommes fournissent 78.3 % des prévenus devant le tribunal correctionnel et 91,8 des accusés devant la cour d'assises. 28. Mêmes références que note 26. 29. Sur l'ensemble de la période 1877-1889 (1881 exclue et 1883 n. d.) pour laquelle nous connaissons la répartition par sexes de la population indienne de la Guadeloupe, les hommes représentent 70,5 % des adultes ; Statistiques Coloniales, années citées. Rappelons d'autre part qu'à Moule, 72,8 % des Indiens de tous âges immatriculés dans la commune au moment de leur arrivée sont de sexe masculin. 30. Mêmes références que note 26. XVIIe


992

Tableau n° 67 STRUCTURE PAR AGES DES AUTEURS D'INFRACTIONS PENALES Prévenus devant le tribunal correctionnel

Accusés devant la cour d'assises

Créoles

Indiens

Créoles

Indiens

17 – 20 21 – 25 26 – 30 31 et +

11,3 30,9 38,1 19,7

18,8 41,2 29,3 10,7

7,2 31,7 39,5 21,6

9,6 36,3 35,7 18,4

Nombre total

8.611

3.197

1.079

582

En % ; H + F ensemble.

diens sur les âges compris entre 17 et 25 ans n'est pas surprenante, dans la mesure où c'est précisément à ce moment-là de leur vie que la majorité des immigrants arrivent en Guadeloupe31 ; brutalement confrontés aux terribles conditions de vie et de travail qui règnent sur les habitations, ils réagissent à leur tour par des comportements délictueux. De même, l'énorme mortalité qui frappe le groupe32 et l'arrêt des recrutements après trente ans expliquent l'effondrement du nombre d'Indiens comparaissant devant le tribunal correctionnel audelà de cet âge. Par contre, la structure par âges des deux groupes indien et créole est beaucoup plus proche pour ce qui concerne la criminalité. Peut-être parce que la part de l'impulsivité est moins grande ici que pour les délits. Mais nous y voyons plus probablement un effet de la créolisation progressive des immigrants après plusieurs années de séjour en Guadeloupe. On constate que les Indiens traduits devant la cour d'assises sont, dans l'ensemble, plus âgés, donc que leur installation dans l'île est plus ancienne ; on peut supposer que, à la longue, ils auraient modelé plus ou moins consciemment leurs comportements sur ceux des autochtones dans tous les domaines, y compris celui du crime. 2) Certains facteurs de la surreprésentation pénale des Indiens sont communs à toutes les populations immigrées en général et se retrouvent d'ailleurs aujourd'hui encore chez celles venues s'établir en Europe33. Deux points retiennent plus particulièrement l'attention. 31. A Moule, 59,2 % des Indiens (H + F ensemble) arrivant dans la commune se situent dans cette tranche d'âges. 32. Supra, p. 897-900. 33. G. KELLENS, Eléments, p. 157-166 ; P. TOURNIER et Ph. ROBERT, Etrangers et délinquances. Les chiffres du débat, Paris, L'Harmattan, 1991, 264 p. ; L. MUCCHIELLI, "Délinquance et immigration : des préjugés à l'analyse", dans "Etat, société et délinquance", Cahiers Français, n° 308, mai-juin 2002, p. 59-64.


993

En premier lieu, comme tout immigrant l'Indien est toujours plus ou moins un suspect en puissance ; il l'est même doublement, à la fois par son statut juridique (c'est un étranger) et par son apparence physique (il est "survisible"). Bien sûr, nous sommes loin ici des stéréotypes racistes et xénophobes développés à satiété par les adversaires de l'immigration lors des grands débats du XXe siècle sur les rapports entre celle-ci et la violence34, ne serait-ce que parce que l'introduction d'un nombre croissant d'Indiens est, au contraire, ardemment réclamée par les milieux dominants de la Guadeloupe. Mais même ainsi, il demeure une certaine inquiétude diffuse devant la croissance du nombre et de la proportion des Indiens présents dans l'île, ainsi que la montée d'un sentiment d'insécurité, particulièrement perceptible au début des années 188035, qui conduit ces mêmes milieux à réclamer un renforcement de la répression à leur encontre. Nous verrons que la véritable envolée de la délinquance indienne à partir de 1882, que l'on observe sur le tableau n° 65, est très largement le résultat statistique de ce sentiment36. Les Indiens sont d'autant plus facilement susceptibles d'être traduits en justice que la police voit d'abord en eux des coupables potentiels et qu'elle oriente toute son action à leur égard presque uniquement vers la répression37, se permettant même des comportements qu'elle n'oserait certainement pas adopter à l'encontre des Créoles38. Enfin, l’hostilité de la population noire à leur endroit joue également dans le même sens, dans la mesure où, dans les affaires impliquant des immigrants, elle apporte toujours très volontiers son témoignage pour les accabler, là où, s'agissant de suspects nègres, son silence aboutit au contraire à rendre les poursuites impossibles39.

34. R. SCHOR, L'opinion française et les étrangers en France, 1919-1939, Paris, Publications de la Sorbonne, 1985, p. 425-435 ; L. MUCCHIELI, Violences et insécurité, p. 78-79 et 118-120. 35. CG Gpe, SE Juin 1885, p. 206, intervention Isaac : "On a introduit dans ce pays 20.000 étrangers, 20.000 Indiens ; une grande partie d'entre eux se livre au vagabondage, à la fainéantise habituelle ; c'est un danger permanent, c'est une menace perpétuelle contre la sécurité publique, contre la sécurité des biens et des personnes". La position du patronat sucrier, grand employeur et grand demandeur d'immigrants, est apparemment plus mesurée ; jamais, lors des grands débats sur l'immigration du début des années 1880, le Courrier de la Gpe, organe de l'Usine, ne tient des propos pareils. Ceci dit, en insistant continuellement sur le vagabondage et l'indiscipline des Indiens et en réclamant une "réglementation" pour y mettre fin, il participe lui aussi à cette campagne sécuritaire. 36. Voir infra. 37. ANOM, Mar. 130/1176, document n° 2, plainte du consul Lawless dans son mémoire du 7 mars 1874 sur la situation des Indiens de l'île. 38. Progrès, 8 septembre 1883 : un géreur d'habitation avait perdu son portefeuille "contenant des valeurs" et soupçonnait quatre Indiens de l'avoir retrouvé sans lui rendre ; sur sa plainte, "un gendarme brutal" est entré par la force dans la case de ces Indiens et les a frappés pour leur faire rendre ce portefeuille (apparemment sans résultat). 39. PRO, FO 27/3486, vice-consul De Vaux à FO, 2 août 1899, Immigration Report pour 1898 : "I have from a very high judicial functionary in this city, that whenever a charge is brought against an Indian for some slight offense, it is something remarkable the great number of Negroes who spontaneously offer themselves to testify against the poor Indian. Whereas in the case of a Negroe, not a soul is to be found to appear before a court to depose against him".


994

L'autre grand facteur de surreprésentation pénale des immigrés en général réside dans l'existence de délits qui, en droit ou en fait, ne sont imputés qu'à eux seuls, ou tout au moins à eux principalement. On sait le poids particulièrement lourd dont pèsent les infractions à la législation sur l'entrée et le séjour dans les statistiques actuelles sur la délinquance étrangère en France, et combien elles faussent la perception de celle-ci40. Le même phénomène se retrouve en Guadeloupe à propos du vagabondage des Indiens, ainsi qu'il apparaît dans le tableau qui suit. Jusqu'à la fin des années 1870, le nombre et la proportion de prévenus indiens augmentent lentement et, si l'on excepte quelques semestres de "pics" exceptionnels (I-1863, I-1870, II1871), assez régulièrement en tendance. C'est la conséquence logique, d'une part de l'accroissement de la population de cette origine, en raison du développement de l'immigration en provenance du sous-continent41, et d'autre part de l'allégement progressif de la répression du vagabondage des Créoles après le rétablissement de la République en métropole42. A partir de 1880, la suspension de fait de l'application du décret du 13 février 1852 à l'encontre des "cultivateurs" nègres aboutit à ce que seuls, pratiquement, les Indiens soient poursuivis pour vagabondage, comme le montre la dernière colonne du tableau n° 68 ; désormais, ils représentent entre les deux tiers et les quatre cinquièmes des prévenus à ce titre. Si l'on ajoute à tout cela la campagne de l'Usine sur le thème de l'indiscipline et de la désertion des immigrants et sur la nécessité de leur appliquer une nouvelle réglementation pour faire cesser cette situation43, on voit qu'il y a là tous les ingrédients pour faire apparaitre statistiquement une surdélinquance qui n'existe pas réellement, en tout cas certainement pas à un niveau aussi élevé que semblent le montrer les chiffres du tableau à partir de 1884. Et de fait, l'augmentation général du nombre d'Indiens traduits devant le tribunal correctionnel à partir de 1882 est très largement la conséquence de celle de ces vagabonds, ou jugés tels, créés artificiellement par une application "musclée" des articles les plus répressifs du décret de 1852 ; entre les semestres I-1882 et I1884, le vagabondage ne représente en moyenne que 6,3 % du nombre total des préventions d'immigrants, de I-1885 à II-1887, cette même proportion moyenne passe à 25,0 %44. Plus largement, l'inégalité de traitement réglementaire dont sont victimes les Indiens par rapport aux Créoles constitue l'une des causes majeures de leur surdélinquance45 ; le statut exorbitant du droit commun auquel ils sont soumis multiplie les risques pour eux de se retrouver en infrac-

40. G. KELLENS, Eléments, p. 159 ; TOURNIER/ROBERT, Etrangers et délinquances, p. 28-29 ; L. MUCCHIELLI, Violences et insécurité, p. 78-79. 41. De 1859 à 1880, la population indienne de la Guadeloupe passe de 5.403 à 19.985 personnes. 42. Voir supra, chap. II. 43. Infra, p. 1008-1010. 44. Rapport col. 3 du tableau 68 / col. 3 du tableau 65 A 45. C'est moins vrai pour ce qui concerne la criminalité, où, en raison de la nature même des faits et, le plus souvent, de leur gravité, l'effet du "tri ethnique" (L. Mucchielli) est sensiblement moins important.


995

Tableau n° 68 REPARTITION PAR ORIGINES DES PREVENUS POUR VAGABONDAGE

II-1859 I-1860 II-1860 I-1861 II-1861 I-1862 I-1863 II-1863 I-1864 II-1864 II-1865 I-1866 II-1866 I-1867 I-1868 II-1868 II-1869 I-1870 II-1870 II-1871 I-1872 II-1873 I-1874 II-1874 II-1875 I-1876 II-1876 I-1877 II-1877 I-1878 II-1878 I-1879 I-1880 I-1882 II-1882 I-1883 II-1883 I-1884 I-1885 II-1885 I-1886 II-1886 I-1887 II-1887

TOTAL

Nombre de prévenus Créoles

Indiens

% Indiens

22 25 13 19 50 39 47 7 69 44 30 26 43 65 61 58 48 47 62 57 43 52 33 22 41 38 32 21 39 29 16 10 15 20 36 10 12 36 51 148 46 118 35 74

18 22 11 12 43 37 27 37 58 38 24 19 34 53 41 49 35 13 48 25 26 24 20 13 26 22 20 13 20 10 9 5 8 16 25 3 8 7 21 44 16 34 6 20

4 3 2 5 4 2 18 9 10 5 6 7 7 10 16 9 10 33 12 30 12 17 10 9 14 13 10 6 15 18 6 4 6 4 11 7 4 29 30 104 30 84 29 53

18,2 12,0 15,4 26,3 8,0 5,1 38,3 19,1 14,5 11,3 20,0 26,9 16,3 15,4 26,2 15,5 20,8 70,2 19,3 52,6 27,9 32,7 30,3 40,9 34,1 34,2 31,2 28,6 38,4 62,0 37,5 40,0 40,0 20,0 30,5 70,0 33,3 80,5 58,8 70,3 65,2 71,2 82,8 71,6


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tion, même sans le savoir, et les contemporains sont tout à fait conscients de cet état de choses et des injustices qu'il entraîne46, 3) Le choc de la découverte constitue un facteur explicatif essentiel et très spécifique de la surdélinquance et de la surcriminalité indiennes. On peut imaginer leur stupéfaction et le sentiment de révolte qui ne manque pas de les envahir lorsque, à peine débarqués, ils sont jetés dans la fournaise que constitue pour eux l'habitation et confrontés brutalement à leurs nouvelles conditions d'existence47, auxquelles viennent s'ajouter toutes les étrangetés d'un pays inconnu et de gens dont ils ne comprennent ni les mœurs, ni la langue, et avec lesquels il est même impossible de s'entendre, au sens premier de ce mot. Le tableau n° 69 montre bien le lien entre infractions et ancienneté de la présence en Guadeloupe de ceux qui les commettent. Ce tableau conduit aux trois observations suivantes : Il fait apparaitre, en premier lieu, le nombre relativement élevé de prévenus/accusés dans leur première année de séjour ; c'est le plus important pour les crimes et le second plus important pour les délits. Ces chiffres traduisent la réaction brute, impulsive, de gens pris au piège et qui répondent à la violence par une vengeance grossière et immédiatement découverte. On observe d'autre part que la proportion des infractions commises pendant les trois premières années est extrêmement forte, un peu moins d'un tiers pour chacune des deux catégories. Evidemment, on ne peut plus parler de "choc" pour des Indiens qui sont déjà dans leurs seconde et troisième années de contrat, mais on peut toutefois penser que, même pour eux, cette période est encore celle de l'achèvement de la découverte, le temps d'acquérir un minimum de connaissance du créole, d'être "suffisamment" brutalisés, trompés, volés, exploités pour être désormais complètement fixés sur leur sort, et de passer de la réaction impulsive à des comportements plus réfléchis ; pendant tout ce temps, évidemment, ils continuent, soit par vengeance, soit par ignorance à commettre beaucoup d'infractions. Parmi ceux dont l'ancienneté de la présence en Guadeloupe est connue, 37 % des coups et blessures à Créoles, 40 % du vagabondage, 46 % des vols au détriment de leurs engagistes et 55 % des incendies volontaires interviennent au cours des trois premières années.

46. Selon le même "high judicial functionnary" de Pointe-à-Pitre cité par le vice-consul britannique, la raison ("The reason") pour laquelle les immigrants sont si fréquemment condamnés par les tribunaux locaux "is that the law is … severe in the extreme with an Indian" ; PRO, FO 27/3486, De vaux à FO, 2 août 1899, Immigration Report pour 1898. 47. A. CORRE, Le crime, p. 143 : "Parfois, les déceptions se manifestent quelques semaines après l'arrivée dans la colonie. Des jeunes gens ont signé un engagement avec la conviction qu'ils seraient employés à des cultures plus ou moins analogues à celles de (leur) mère-patrie, et, au lieu des labeurs modérés qu'ils étaient habitués à fournir dans les rizières, ils se trouvent tout à coup aux prises avec les rudes fatigues qu'exigent le piquage, la coupe, le transport et l'emmagasinement de la canne".


997

Tableau n° 69 RELATION ENTRE INFRACTIONS PENALES DES INDIENS ET ANCIENNETE DE LEUR PRESENCE EN GUADELOUPE Présents en Guadeloupe depuis moins de … années

Nombre de prévenus devant le tribunal correctionnel

Nombre d'accusés devant la cour d'assises

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29

161 159 151 169 131 135 79 61 66 59 49 36 33 22 28 23 17 14 24 26 19 11 11 16 9 3 5 5 4

8 3 6 3 5 3 2 2 2 0 3 1 3 1 5 1 0 0 0 1 1 0 1 0 1 0 0 1 0

Années d'ancienneté en Guadeloupe

Nombre de prévenus devant le tribunal correctionnel. En %

Nombre d'accusés devant la cour d'assises. En %

0à3 4à6 7 à 11 12 à 16 17 et +

30,9 28,5 20,6 9,3 10,8

32,1 20,8 17,0 19,0 11,1

A partir de 1880 seulement ; années antérieures n. d.

Enfin, le nombre et la proportion des infractions commises par les Indiens ne commencent à diminuer réellement qu'à partir de la quatrième année de séjour pour les crimes et la cinquième pour les délits. La baisse se poursuit ensuite assez régulièrement jusqu'à une dispa-


998

rition pratiquement totale deux décennies plus tard. C'est avant tout l'effet de la surmortalité qui ravage la population immigrante48, mais il y a évidemment aussi d'autres causes : la créolisation des Indiens, qui les conduits à adopter des comportements analogues à ceux de la population nègre environnante ; l'intégration par eux de toutes les règles non-dites du "jeu" sur les habitations, qui leur permet de minimiser les risques ; peut-être aussi une certaine résignation face à une situation sans issue immédiate, qui les incite à prendre leur mal en patience en attendant le rapatriement49. La nature même des infractions qu'ils commettent se modifie au fur et à mesure que la durée de leur séjour en Guadeloupe s'allonge ; bien sûr, les grands "classiques", vol, vagabondage, coups et blessures50, demeurent massivement, mais à côté, on voit également apparaître, chez des gens installés généralement depuis plus de dix ans, des délits plus "sophistiqués" qui sont la preuve d'une plus grande maturité et d'un enracinement certain dans la société locale51. 4) L'évolution de la conjoncture sucrière semble jouer également un certain rôle dans la surreprésentation pénale des Indiens. L'accélération de leur délinquance et de leur criminalité après 1880, au moins telle qu'elle apparaît à travers les chiffres des tableaux n° 64 et 65, résulte probablement, dans un premier temps, jusqu'en 1883, de la hausse des cours et de l'augmentation de la demande qui caractérisent cette ultime phase de prospérité sucrière du XIXe siècle52 ; les engagistes "poussent" au maximum les Indiens pour profiter de l'expansion. Puis, entre 1884 et 1887, quand éclate la première phase de la grande crise sucrière mondiale, faisant plonger derrière elle tous les indices53, ils continuent dans la même voie pour résister à la récession. Et, conséquence chez ces travailleurs harassés, pressés jusqu'aux extrêmes limites de leurs forces, submergés de tâches et de violence, le recours à la délinquance et à la criminalité tend toute naturellement à s'accroitre parce qu'il ne leur reste plus que cela.

48. Rappelons qu'à Moule, 34 % des Indiens décèdent dans les trois ans qui suivent leur arrivée dans la commune, et 45 % dans les cinq ans. 49. On peut d'ailleurs s'interroger à ce sujet sur le point de savoir si le bref sursaut de délinquance que l'on observe dans le tableau n° 69 chez les Indiens dans leur sixième année de séjour, ne pourrait pas éventuellement être une réaction de dépit de leur part lorsque, arrivés au moment tant attendu qu'ils croient être celui de leur départ, ils apprennent qu'il leur faut encore faire X mois avant d'être rapatriés ; voir, infra chap. XVIII. Mais le très petit nombre de cas dont il est question ici (4 prévenus supplémentaires seulement) empêche de conclure de façon certaine. 50. Sur la structure des crimes et délits indiens en général, voir infra. 51. Escroquerie, détournement de fonds, faux et usage de faux, fraude fiscale, tentative de débauchage de travailleurs agricoles, etc. 52. De 1880 à 1884, la consommation de la France métropolitaine passe de 298.000 à 379.000 tonnes ; SNFS, Quelques points de repère, p. 396. Bien qu'en repli de longue durée, le prix moyen de réalisation des sucres de Darboussier est, sauf en 1879, toujours supérieur à 49 F par quintal jusqu'en 1883 ; Ch. SCHNAKENBOURG, Darboussier, p. 264. 53. A Darboussier, le prix moyen des réalisations tombe de 49,30 F par quintal en 1883 à 35,41 en 1886 et 37,65 en 1887 ; le résultat net de 1.137.000 F de bénéfice en 1882 à une perte des 580.000 F en 1886 ; ibid, p. 264 et 266.


999

5) Quelle que soit la force (et elle est considérable) des raisons invoquées précédemment, l'explication décisive de la surreprésentation des Indiens dans les statistiques pénales réside évidemment dans les conditions abominables de vie et de travail qui leur sont infligées sur les habitations, en même temps que l'absence pratiquement totale de réaction de la part de ceux qui devraient les protéger. Ce n'est pas Schœlcher ou tout autre adversaire de l'immigration qui l'affirme, mais les plus hauts responsables de l'administration locale en plein Second Empire54, et même le Dr Corrre, pourtant si facilement porté à invoquer "la race", "l'instinct" ou "l'impulsion vitale" pour expliquer les comportements pénalement répréhensibles des habitants de toutes origines de l'île55, doit bien convenir, lui aussi, que "les conditions déplorables du coolie sur un trop grand nombre d'habitations" figurent "parmi les causes les plus ordinaires du crime chez l'Indien"56. C'est bien là le facteur déterminant en dernière instance, et qui fait toute la spécificité des causes de la délinquance et de la criminalité indiennes par rapport à celles des Créoles. Non, bien sûr que la position des "cultivateurs" autochtones ait toujours été bien meilleure, ni qu'ils n'aient jamais été poussés au crime par le comportement des planteurs à leur égard, mais il s'agit là d'une situation caractéristique des années 1850, au plus fort de "l'organisation du travail"57 ; par contre, pour la période qui nous retient ici, au moins jusqu'au déclenchement de la grande crise sucrière mondiale, en 1884, leurs conditions de travail sur les habitations s'améliorent, leurs salaires augmentent, et la pénurie relative de main-d'oeuvre dont souffre alors le secteur sucrier leur permet de trouver très facilement un nouvel employeur lorsque le précédent ne leur donne pas satisfaction58. Sans compter que, au moins depuis la fin du Second Empire, aucun Blanc ne se permettrait plus de frapper un Nègre comme il frappe "ses" Indiens de peur des réactions qu'il pourrait provoquer ; l'insurrection du Sud de la Martinique, en 1870, a servi de leçon59. Tandis que l'Indien, lui … Même si son engagiste n'exécute aucune de ses obligations, même s'il le bat comme plâtre, même s'il le traitre pratiquement comme un esclave, son statut

54. Voir infra, p. 1026, les propos du procureur général Baffer (1865) et du gouverneur Lormel (1868) au sujet des incendiaires. 55. A. CORRE, Le crime, p. 73, 84-87, 121-127, 293. 56. Ibid, p. 151. Quelques pages auparavant, il observe que "dans la criminalité indoue, un mobile tout spécial apparaît. C'est le ressentiment contre l'engagiste … Il s'agit de mauvais traitements ou de violences, de nourriture insuffisante, de soins refusés pendant une maladie, de salaires non payés, etc. presque toujours l'acte d'accusation atténue les oublis de l'engagiste ou déclare exagérées, non fondées, mensongères même les plaintes de l'engagé. Cependant, il faut bien reconnaitre un fond de vérité dans les doléances de l'Indou : elles partent fréquemment des mêmes habitations, et beaucoup n'aboutiraient pas au crime si elles étaient écoutées par ceux qui ont mission de surveiller la bonne exécution des contrats. Mais les syndics … sont tous des Créoles, grassement payés et muets" ; ibid, p. 141-142. 57. Supra, chap. II. 58. Supra, chap. III. 59. G. PAGO, "L'insurrection du Sud de la Martinique", Historial Antillais, t. IV, p. 219-258.


1000

d'immigrant l'attache à l'habitation comme le serf à la glèbe60, sans pratiquement pouvoir en changer ni obtenir justice. N'étant ni protégé, ni libre de partir, il sombre alors inévitablement dans la délinquance et la criminalité comme seul moyen de marquer sa protestation, allant parfois même jusqu'à s'imaginer, avec une naïveté qui en dit long sur sa détresse physique et psychologique, qu'être envoyé au bagne en Guyane mettra enfin un terme à ses souffrances61.

2. LES DIFFERENTS TYPES DE REACTIONS INDIENNES ET LEUR REPRESSION Partons d'abord des statistiques globales de la délinquance et de la criminalité indiennes, selon la nature des faits et par comparaison avec celles d'autres groupes ethniques, puis nous élargirons ou rétrécirons, selon les cas, à des sources et des analyses autre que purement judiciaires. (Voir tableaux nos 70 à 73) 2.1. La fuite hors des habitations a) Le mode dominant des réactions des Indiens C'est essentiellement par le biais du délit de vagabondage, qui constitue sa traduction pénale, que l'on peut apprécier l'ampleur du mouvement de fuite des Indiens hors des habitations. Bien sûr, on voit, sur le tableau n° 70, que ce n'est que le troisième, par ordre d'importance, des délits pour lesquels ils comparaissent devant le tribunal correctionnel, avec 20 % "seulement" du total, loin derrière le vol (44 %) et les coups et blessures (près de 29 %), mais c'est, par contre, le plus représentatif de leurs réactions à leurs conditions de vie et de travail ; toutes les violences et tous les vols commis par les Indiens ne sont pas directement et immédiatement liés à ce qu'ils endure sur les habitations, tous les cas de fuite si ! La répartition ethnique des cas de vagabondage confirme ce qui précède. Les Indiens sont responsables de plus de 39,3 % des délits de ce type, alors qu'ils ne représentent que 60. Selon l'expression consacrée, reprise quasi unanimement par tous les contemporains, même les plus favorables à l'immigration. 61. ANOM, Gua. 188/1144, gouverneur Lormel à M. Col., 1er décembre 1868 : l'envoi à Cayenne ne les effraie pas du tout ; au contraire, ils se le représentent "comme un véritable Eldorado" ; Le Progrès, 25 août 1880, cite le cas d'un Indien qui se présente à la gendarmerie "pour déclarer qu'il a mis le feu … sur une habitation … dans l'unique but d'améliorer (c'est lui qui souligne) sa situation en se faisant envoyer à Cayenne" ; A. CORRE, Le crime, p. 142-143 : "Après un attentat plus ou moins prémédité, il vient ordinairement se remettre lui-même aux mains des magistrats ; il avoue sa faute … sachant bien qu'on l'enverra à la Guyane, dont il a entendu parler et où il sera certainement moins malheureux comme forçat que comme travailleur à la Guadeloupe".


1001

Tableau n° 70 REPARTITION DES ORIGINES PAR DELITS Nbre de prévenus jugés pour … Nature des délits

C

I

Vol ou complicité (1) Vagabondage (2) Coups et blessures (3) Homicide par imprudence Incendie volontaire Délits sexuels (4) Troubles à l'ordre du travail (5) Violences et/ou outrages à agent de l'autorité (6) Autres

2.486 1.060 2.584 30 148 9 20 96 322

1.608 727 1.044 5 41 21 27 37 113

TOTAL

9.651

3.623

% des délits

AF

C

I

AF

84 29 61 0 7 0 2 4 8

25,7 11,0 26,7 0,3 1,5 0,1 0,2 1,0 33,5

44,4 20,1 28,8 0,1 1,1 0,6 0,7 1,0 3,2

43,0 14,9 31,3 0 3,6 0 1,0 2,0 4,2

195

100

100

100

Notes et précisions (1) Vols simples ou tentatives, de l'art. 381 du Code Pénal ; certains jugements ne parlent pas de "vol" mais de "soustraction frauduleuse", ce qui est la définition même du vol (art. 379 CP). Les abus de confiance, détournements, escroqueries et autres délits de ce type ne sont pas compris ici mais dans la catégorie "Autres délits". (2) Vagabondage simple et vagabondage + vol, en faisant l'hypothèse que celui-ci est une conséquence de celui-là. Les quelques cas où le vagabondage est simplement connexe ou n'est manifestement pas le délit le plus grave (ex. accompagné de coups et blessures) n'ont pas été pris en compte ici mais avec cette autre infraction. (3) CBl. simples n'ayant pas occasionné une maladie ou une incapacité de travail permanente (art. 309 CP). Sont pris en compte ici tous les cas de coups et blessures, que ce délit soit ou non accompagné d'un autre (vol, vagabondage, etc). (4) Attentat ou outrage à la pudeur, à la morale, à la morale publique, aux bonnes mœurs. (5) "Embauchage", incitation à l'abandon du travail ou à la désertion, insultes ou "manquement" à l'engagiste ou à ses subordonnés. (6) Policier, gendarme, garde champêtre, fonctionnaire investi d'une mission d'autorité.

Tableau n° 71 REPARTITION DES DELITS PAR ORIGINES

Types de délit Vol ou complicité Vagabondage Coups et blessures Homicide par imprudence Incendie volontaire Délits sexuels Troubles à l'ordre du travail Violences et/ou outrages à agent de l'autorité TOTAL

Nbre total de prévenus = 100 %

% des origines C

I

AF

Autres

4.244 1.849 3.767 35 198 30 53 147

58,5 57,3 68,5 57,7 74,7 30,0 37,7 65,3

37,9 39,3 27,7 14,3 20,7 70,0 50,9 25,1

2,0 1,6 1,6 0 3,5 0 3,8 2,7

1,6 1,8 2,2 0 1,1 0 7,6 6,9

13.662

70,6

26,5

1,4

1,5

Nota : les % des origines ont été calculés à partir du nombre de prévenus du tableau n° 70


1002

Tableau n° 72 REPARTITION DES ORIGINES PAR CRIMES Nbre de condamnés pour …

% des crimes

C

I

C

I

Vol ou complicité (1) Coups et blessures (2) Homicide volontaire (3) Incendie volontaire Crimes sexuels (4) Autres

387 178 21 17 61 84

162 37 44 147 15 50

51,7 23,8 2,8 2,3 8,2 11,2

35,6 8,1 9,7 32,3 3,3 11,0

TOTAL

748

455

100

100

Notes (1) Vols aggravés ou tentatives, de l'art. 382 du Code Pénal : avec violence, avec effraction, avec escalade, avec fausses clés ou clés volées, dans une maison d'habitation ou dans un magasin où sont conservées des marchandises, en réunion, de nuit. (2) CBl. Ayant occasionné une mutilation, privation de l'usage d'un membre, cécité, perte d'un œil ou autre incapacité permanente (art. 310 CP). (3) Y compris faits qualifiés d' "assassinat" et de "meurtre". (4) Attentats graves à la pudeur, viols et tentatives. Observations 1. Sauf pour de très rares exceptions situées tout à fait à l'extrême fin de notre période (1887), les arrêts prononçant un acquittement n'indiquent jamais les chefs d'accusation. Ce tableau porte donc sur les condamnés uniquement. 2. A la différence du tableau n° 70, le très petit nombre de condamnés africains (vingt) ne permet pas de faire apparaitre une colonne particulière aux immigrants de cette origine.

Tableau n° 73 REPARTITION DES CRIMES PAR ORIGINES Nbre total de condamnés

C

I

Autres

591

65,5

27,2

7,3

223

79,8

16,6

3,6

70

30,0

62,9

7,1

167

10,2

88,0

1,8

77

79,2

19,5

1,3

1.309

57,1

34,8

8,1

= 100 % Vol ou complicité Coups et blessures Homicide volontaire Incendie volontaire Crimes sexuels TOTAL

% des origines

Nota : les % des origines ont été calculés à partir du nombre des condamnés du tableau n° 72

26,5 % du total des prévenus traduits devant le tribunal correctionnel (Tableau n° 71) ; nous avons noté précédemment les causes de cette surreprésentation62. On observe d'autre part 62. Voir supra.


1003

dans le tableau n° 70 que, dans le total des délits commis par chacun des deux groupes d'immigrants, la part du vagabondage est très sensiblement plus élevé chez les Indiens (20,1 %) que chez les Africains (14,9 %). C'est probablement parce que ces derniers, physiquement très proches de la population créole et pouvant aisément se fondre en son sein, sont beaucoup moins l'objet de contrôles "au faciès" que les Indiens ; leur "survisibilité" ethnique désigne facilement ceux-ci comme des vagabonds potentiels. Finalement, par quelque bout qu'on le prenne, le vagabondage apparaît vraiment comme une "spécialité" indienne, même si elle n'est pas exclusive. L'intensité du phénomène est difficile à apprécier exactement ; tous les Indiens qui s'enfuient ne se retrouvent pas devant le tribunal correctionnel quand ils sont arrêtés. Deux sources contemporaines estiment entre 2 et 5 % la proportion de ceux qui "s'évadent" des habitations63. Par contre, il apparaît clairement sur le tableau n° 68, supra, que leur vagabondage est en augmentation pratiquement constante pendant toute notre période, avec une très forte accélération au début des années 1880 ; on passe de 4 prévenus à ce titre lors du second semestre 1859 à 43 en II-1887, après avoir atteint un sommet de 104 en II-1885. D'autre part, il augmente beaucoup plus vite que tous les autres délits commis alors par les Indiens64. Sans doute cet accroissement est-il pour partie un effet statistique, surtout pour ce qui concerne l'accélération finale à partir de 188265, mais il traduit bien, néanmoins, une tendance lourde qui vient confirmer les plaintes continuelles des planteurs à ce sujet66, même si, naturellement, ils sont facilement portés à en "rajouter". C'est une situation qui se retrouve dans tous les territoires de la Caraïbe "importateurs" d'Indiens67.

b) Les formes du vagabondage Le terme de "vagabondage" est avant tout celui de la perception judiciaire et pénale de la fuite des immigrants, mais la réalité du phénomène est plus complexe et se décline sous deux formes, le vagabondage stricto sensu et la désertion. 63. ANOM, Gua. 180/1116, rapport mensuel du commissaire à l'immigration du 4 mai 1859 ; Gua. 56/399, rapport du 6 novembre 1862. 64. Entre les six premiers semestres de la série (II-1859 à I-1862) et les six derniers (I-1885 à II1887), le nombre d'Indiens prévenus est multiplié par 16,5 pour le vagabondage, contre 5,7 pour le total, 2,4 pour le vol et 1,2 "seulement" pour les coups et blessures. 65. Voir supra. 66. Plaintes formulées en termes généraux dans CG Gpe, SO 1867, p. 543-545 ; SO 1868, p. 416 ; SO 1875, p. 137 ; SO 1876, p. 181 ; SO 1877, p. 90, rapports de la commission de l'immigration et interventions diverses ; Commercial, 26 octobre 1861 ; Echo, 7 février 1874, 16 janvier 1875, 11 et 14 novembre 1879. Nombreux exemples ponctuels dans ANOM, Gua. 180/1116, rapports mensuels des 8 octobre 1856, 20 mai et 21 décembre 1863, 25 février et 16 août 1864 ; Gua. 56/399, rapports des 10 novembre 1860 et 15 août 1862 ; Echo, 2 avril 1873. C'est volontairement que nous limitons cette énumération aux décennies 1860 et 1870. Nous reviendrons ultérieurement sur la campagne très soigneusement orchestrée de plaintes des années 1880. 67. K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 149-150 ; R. HOEFTE, In place of slavery, p. 188.


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Le premier pourrait tout aussi bien être qualifié de "petit vagabondage", par analogie avec le petit marronnage des esclaves avant 184868. Il est d'ailleurs significatif que ce dernier mot soit parfois repris par les contemporains pour désigner une situation très voisine69. Il s'agit le plus souvent d'une absence de quelques jours, qui "a pour cause, chez les uns le dégoût du travail et chez d'autres un sentiment de curiosité et le désir de voir leurs camarades placés sur les habitations voisines. Mais après avoir parcouru deux ou trois communes, s'ils ne sont pas arrêtés par la police, ils rentrent d'eux-mêmes"70. Le plus souvent, d'ailleurs, ils sont tellement repérables qu'ils sont très vite arrêtés. Jusqu'à trente jours d'absence, le parquet s'abstient généralement de poursuivre, sans doute pour éviter d'encombrer inutilement les tribunaux ; les fugitifs sont remis à leurs engagistes sans autre forme de procès71. Purement coutumier au début, ce délai est consacré en droit par l'article 149 du décret du 30 juin 189072. Encore faut-il pour cela qu'ils connaissent le nom de leurs employeurs et celui de leurs habitations, ce qui est loin d'être toujours le cas73, ou, s'ils le connaissent, qu'ils acceptent de le donner, ce que beaucoup refusent de faire74. Dans l'une ou l'autre de ces deux hypothèses, ils sont retenus au dépôt des immigrants le temps de l'enquête, puis, si celle-ci n'aboutit pas, placé d'office par l'administration chez un autre engagiste75. Le fait que, une fois repris, certains fugitifs fassent le silence sur l'identité de leur employeur laisse à supposer que ce "petit vagabondage" de quelques jours n'est pas toujours nécessairement conçu comme tel par les Indiens qui s'enfuient ; c'est seulement après qu'ils aient été arrêtés qu'ils sortent cette explication pour éviter une punition, alors que, dans leur plan initial, la fuite était peut-être définitive. Dans une telle situation, on est passé du vagabondage "simple", conséquence impulsive d'une réaction pas toujours très consciente de lassitude 68. G. DEBIEN, Les esclaves, p. 422-424. 69. JOURDAIN/DORMOY, Mémoires, p. 155 : sur l'habitation Bois-Debout, à Capesterre, Coutoumoutou avait l'habitude de "partir marron ; c'était le terme consacré parmi les travailleurs nègres et indiens. Tout homme caché dans les bois était un Nègre marron ou un Indien marron" (souligné par l'auteur). 70. ANOM, Gua. 180/1116, rapports des 5 septembre 1856 et 4 mai 1859. 71. ANOM, Gua. 56/399, rapport du 10 novembre 1860. 72. JO Gpe, 15 août 1890 ; nous nous abstiendrons désormais de redonner systématiquement cette référence. 73. Voir à ce sujet ANOM, Gua. 180/1116, rapport du 8 juin 1859. Périodiquement, les journaux publient des avis d'arrestation d'Indiens en vagabondage et incapables de donner le nom de leurs engagistes, afin que ceux-ci, s'ils les reconnaissent à travers la description sommaire qui en est faite, puissent vernir les réclamer ; voir par exemple GO Gpe, 10 septembre 1867. 74. CG Gpe, SO 1867, p. 545, réponse du directeur de l'Intérieur à ceux des conseillers qui se plaignent de "l'inaction" de la police : après leur arrestation, "beaucoup de ces immigrants ne veulent faire connaitre ni leur nom véritable, ni celui de leur employeur, ni même enfin celui de la commune à laquelle ils appartiennent" (Le mot souligné l'est par nous). 75. Art. 109 et 110 du décret du 30 juin 1890.


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et/ou de refus, à un acte volontariste de résistance. Autrement dit, on est passé du vagabondage à la désertion, seconde réalité de la fuite des Indiens, et autrement plus grave, celle-là, dans la mesure où elle conteste ouvertement l'ordre colonial76. Bien qu'employée régulièrement dès le début de la période d'immigration, cette expression de "désertion" n'est explicité que tardivement, par l'article 108 du décret du 30 juin 1890 : "Tout immigrant qui s'absente pendant plus de huit jours et moins de trente jours de chez son engagiste est réputé en état de désertion". Le moins que l'on puisse dire de ce texte est qu'il manque singulièrement de clarté : quid de l'immigrant qui s'absente plus de trente jours ? D'autre part, la confrontation avec l'article 149 de ce même décret complique encore sa lecture : "Tout immigrant … en état de désertion de chez son engagiste depuis plus de trente jours (c'est nous qui soulignons) est passible des peines portées contre le vagabondage par l'article 271 du Code Pénal". Mais à lire l'article 108 littéralement, au-delà de trente jours il n'est plus en état de désertion et ne devrait plus, logiquement, pouvoir être poursuivi à ce titre. En fait, cette dernière disposition a sans doute pour objet d'éviter au parquet de devoir poursuivre systématiquement toutes les désertions de moins d'un mois, probablement, ici aussi, pour ne pas surcharger les tribunaux. Ceci donne une idée de l'ampleur réelle du phénomène, bien audelà de l'image qu'en donnent les statistiques judiciaires77 ; les Indiens traduits en correctionnelle pour vagabondage sont manifestement des "durs", peut-être même, pour beaucoup d'entre eux, des "spécialistes" de la fuite et de tout ce qui va avec78, même si le contenu des

76. Circulaire gubernatoriale aux maires du 29 mai 1861, dont les termes sont rappelés dans une seconde de mêmes nature et objet en date du 5 juin 1878, publiée dans GO Gpe, 7 juin 1878 : "La fréquence des désertions d'immigrants à l'intérieur de la colonie impose à l'administration le devoir de ne négliger aucun moyen d'en diminuer le nombre. Il en résulte en effet des chômages sur les habitations, des pertes sensibles pour les engagistes et une diminution des revenus du pays. Les immigrants contractent en outre, pendant leur absence …, des habitudes d'oisiveté qu'ils conservent après leur arrestation, et aggravent ainsi les pertes des habitants". 77. De 1859 à 1862, le nombre annuel moyen d'Indiens vivant en Guadeloupe est de 6.486 ; de 1884 à 1887, 19.568 ; tableau n° 53. Si l'on reprend la fourchette de 2 à 5 %, estimée par les contemporains représenter la proportion de ceux qui s'évadent des habitations, ils seraient donc entre 130 et 320 par an dans ce cas au début de la décennie 1860 et entre 390 et 980 vingt ans plus tard. La comparaison avec le tableau n° 68 montre que le parquet est très loin de poursuivre tous les fugitifs, même s'il est évident que tous ne sont pas repris : le nombre annuel moyen de prévenus pour vagabondage devant le tribunal de Pointe-à-Pitre est de 7 en 1859-62 et de 115 en 1884-87. Même en rajoutant les poursuites devant les tribunaux de Basse-Terre et de Marie-Galante, on est encore très loin du compte. 78. Il est extrêmement rare que les cas de récidive soient indiqués dans les jugements, même quand il s'agit de gens que l'on retrouve régulièrement devant le tribunal. Mais, par chance exceptionnelle, voici, probablement oubliée là par le greffier, une copie du casier judiciaire d'Isarpin, fils de Chandin, arrivé en Guadeloupe en 1866 et condamné successivement à 6 mois de prison en 1870 pour vagabondage et vol, 3 mois en 1871 pour vol, 1 an et 1 jour en 1872 pour abus de confiance et vol, 3 mois en 1874, 4 en 1876, 8 en 1877 et 18 en 1880 pour vol, 1 an en 1882, 6 mois en 1884 et 3 en 1885 pour vagabondage, 6 mois puis un an en 1886 pour vol ; ADG, T. Corr. PAP, c. 6992, audience du 24 décembre 1886. Il est évident que nous avons là un rebelle indomptable sur lequel la prison n'a aucun effet ; pour s'en débarrasser, le tribunal ordonne sa relégation en Guyane. Au total, il aura passé le tiers de son séjour en Guadeloupe en prison (81 mois/240).


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jugements ne permet malheureusement pas de savoir depuis combien de temps ils se sont enfuis. Ce qui précède montre que la désertion est une entreprise longuement préparée, destinée à permettre à ceux qui s'y engagent d'abandonner leur condition de coolie pour commencer une nouvelle vie d'hommes vraiment libres. Le plus souvent, la fuite se fait individuellement ou par petits groupes de quelques personnes, mais nous connaissons au moins un cas où c'est tout un atelier qui s'évade en même temps79 ; une fois partis, les "déserteurs" peuvent, soit rester en Guadeloupe, soit essayer de passer dans une île voisine. Rester en Guadeloupe en changeant d'habitation et de commune constitue ce que les sources qualifient parfois d' "immigration intérieure". En raison de la pénurie de maind'œuvre dont souffre la colonie pendant toute cette période80, les fugitifs n'ont généralement pas de mal à trouver un planteur qui ferme les yeux sur leur situation et accepte de les employer comme "cultivateurs" libres. Beaucoup se dirigent vers la Basse-Terre et s'établissent sur les hauteurs non occupées de l'île, puis proposent leurs services aux propriétaires des environs "qui les laissent vivre à leur guise quand ils n'ont pas besoin d'eux"81. Les choses sont un peu plus compliquées en Grande-Terre, où le manque de zones-refuge constitue le principal obstacle à l'établissement des fugitifs82. Aussi, les planteurs ont-ils tendance à se "piquer" mutuellement des immigrants ; le plus souvent, ils recourent aux services d' "embaucheurs" clandestins qui contactent discrètement les Indiens des habitations voisines pour les convaincre de changer d'employeur83, parfois c'est le hasard qui fait "bien" les choses84, mais, quel que soit le chemin suivi avant d'arriver jusqu'à eux, les planteurs bénéficiaires de cette maind'œuvre n'ont jamais le moindre scrupule à l'employer quand elle se présente85.

79. ANOM, Gua. 56/399, rapport du commissaire à l'immigration du 15 aout 1862 ; il s'agit de l'habitation Daran (commune n. d.) ; au moment où ce rapport est rédigé, les fugitifs n'ont pas encore été retrouvés, ce qui prouve une longue préparation et des complicités extérieures. 80. Voir supra, chap. III. 81. Echo, 16 janvier et 10 février 1875. 82. Rappelons que les Grands-Fonds ont été progressivement colonisés par les Nègres marrons et les Libres depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, et les derniers espaces encore disponibles occupés par les affranchis après 1848 ; supra, chap. III. Il n'y a donc pratiquement plus de place pour les Indiens. Le seul endroit où les immigrants en fuite peuvent se réfugier se situe à l'extrême est de l'île vers la Pointe des Châteaux ; ANOM, Gua. 180/1116, rapport du 10 octobre 1859, à propos des Africains en fuite, mais ce doit être vrai aussi pour les Indiens. 83. GO Gpe, 27 juillet 1860, avis de l'arrestation de l'un d'eux, à Port-Louis ; ANOM, Gua. 180/1116, rapport du 21 décembre 1863 : les "désertions" d'Indiens se multiplient ; "je suis convaincu que ce sont des embaucheurs qui les provoquent". 84. ADG T. Corr. PAP, c. 6997, audience du 11 mai 1872 : César, cultivateur indien sur l'habitation Sylvain Montalègre, à Port-Louis, poursuivi pour avoir incité trois autres Indiens à abandonner le travail, est relaxé en raison de ce que, lorsqu'il les a rencontrés, ces trois hommes "avaient, sur le motif qu'ils étaient maltraités, abandonné leur atelier depuis quelques temps, avec la volonté formelle et répétée par eux de n'y plus retourner". Donc, il n'a pu les "embaucher" en les incitant à le suivre. 85. Plaintes à ce sujet dans CG Gpe, SO 1877, p. 90.


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L'autre possibilité consiste à essayer de rejoindre l'une des colonies anglaises voisines. Les immigrants des communes d'où l'on voit la Dominique s'enfuient généralement vers celleci86, les autres vont plutôt vers Antigue87. Mais c'est toujours une entreprise hasardeuse, en raison des conditions de navigation extrêmement difficiles et dangereuses dans les canaux qui séparent les différentes îles, surtout quand elles sont affrontées sur de petites barques par des gens inexpérimentées ; beaucoup de ces traversées clandestines se terminent probablement en drame88. Aussi, il semble que de véritables filières d'évasion se mettent rapidement en place, partant de planteurs des îles anglaises à la recherche de main-d'œuvre, et prêts à payer pour en obtenir89, et aboutissant à des pécheurs ou des marins guadeloupéens90, en passant par des réseaux d'embaucheurs à la recherche de candidats au départ91. A noter toutefois que la Dominique n'est pas nécessairement l'espèce d'eldorado que s'imaginent ces malheureux ; là-bas aussi, les conditions sont dures et l'accueil qui leur est fait doit sans doute faire rapidement s'envoler bien des illusions92. En tout cas, l'administration locale française ne peut absolument pas compter sur son homologue britannique pour "récupérer" les Indiens réfugiés dans les

86. ANOM, Gua. 56/399, rapports des 10 octobre 1859 (trois Indiens de Trois-Rivières), 10 novembre 1860 (des Indiens de la même commune) et 6 novembre 1862 ("beaucoup" d'Indiens de la BasseTerre) ; Géné, 118/1028, L. Capitaine, planteur à Capesterre, au délégué des colons en France, 18 mars 1861 (quatre Chinois et quatre Indiens de son habitation) ; Gua. 180/1116, rapports des 20 mai 1863 (huit Indiens de Basse-Terre et Capesterre), 21 décembre 1863 (un Cap-Verdien de Sainte-Anne) et 25 février 1864 (un Indien de Capesterre) ; Gua. 118/114, liasse "Affaire Verrassamy", 1868-69, passim (quatre Indiens de Basse-Terre) ; Echo, 2 avril 1873 (des Indiens de Sainte-Anne) ; GO Gpe, 25 juillet 1879, avis de l'arrestation d'une barque avec cinq Indiens fugitifs dans le canal des Saintes. 87. ANOM, Gua. 56/399, gouverneur Bontemps à M. Col., 26 décembre 1859 (des Indiens de l'Anse-Bertrand) ; Gua. 180/1116, rapport du 27 août 1863 (un Africain de Sainte-Rose). 88. ANOM, Gua. 188/1144, liasse "Affaire Verrassamy", passim. En août 1868, quatre Indiens engagés sur une habitation de Basse-Terre s'évadent et prennent un canot, sur la plage, avec seulement deux avirons, pour fuir à la Dominique. Mais ils sont entrainés au large par les courants et perdent la terre de vue. Au bout d'une semaine de dérive sans aucun vivre ni eau, trois sont morts et seul survit Verrassamy ; il est recueilli à bout de forces par un navire de Bordeaux qui, après avoir poursuivi sa route jusqu'au Mexique, le ramène à son port d'attache, où il arrive le 28 décembre. Bien qu'il ait demandé à retourner en Inde, Verrassamy est, à l'issue de divers échanges de correspondance entre la préfecture de la Gironde et le ministère des Colonies, renvoyé en Guadeloupe pour y finir son temps ; il est embarqué en février 1869. A l'arrivée toutefois, l'administration de la colonie, estimant qu'il avait assez souffert, le remet directement à son engagiste sans le poursuivre pénalement. 89. Ceux d'Antigue offrent 60 gourdes par immigrant; ANOM, Gua. 56/399, gouverneur Bontemps à M. Col., 26 décembre 1859. 90. Ibid, rapport du commissaire à l'immigration du 10 octobre 1859 (un pêcheur de TroisRivières) et gouverneur Bontemps à M. Col., 26 décembre 1859 (un pêcheur de l'Anse-Bertrand) ; ADG, T. Corr. PAP, c. 6982, audience du 28 août 1865, condamnation de Ch. Lamoisse fils, marin à Lamentin, à deux ans de prison pour complicité d'évasion de huit Indiens vers une colonie anglaise. 91. ANOM, Gua. 56/399, rapport du 6 novembre 1862 : les Indiens de la Basse-Terre sont "travaillés par des embaucheurs" qui les incitent à partir à la Dominique ; on n'arrive pas à les arrêter. On en connaît pourtant au moins deux qui ont fini par se faire prendre ; ADG, T. Corr. PAP, c. 6982, audience du 30 juillet 1864 : un Indien et un Créole sont condamnés respectivement à un et trois ans de prison pour embauchage d'Indiens pour la Dominique ; un troisième prévenu, créole, est relaxé. 92. ANOM, Gua. 180/1116, rapport du 21 décembre 1863 : un Cap-Verdien de Sainte-Anne, qui s'était enfui à la Dominique, est revenu de lui-même après deux ans, disant que, tous comptes faits, il était mieux en Guadeloupe.


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West Indies ; les autorités anglo-antillaises refusent de les renvoyer contre leur gré93. Une série de démarches diplomatiques du gouvernement français à Londres dans les années 1860 ne donne aucun résultat94.

c) L'obsession de la répression Pour les planteurs, le "marronnage" et la désertion des Indiens sont une véritable "plaie", contre laquelle aucune répression ne sera jamais assez sévère ; à leurs yeux, la police et la gendarmerie ne font rien, ou tout au moins n'en font certainement pas autant qu'il faudrait95. En particulier, l' "embauchage"96 attise tout spécialement leur colère : c'est "un vol"97, "une affreuse iniquité, … un acte aussi odieux que celui que commet le voleur de grands chemins qui, le revolver au poing, demande au voyageur la bourse ou la vie98, un comportement "illicite, déshonnête, immoral … et au mépris des principes de l'équité"99, s'exclament-ils dans des termes révélateurs du mépris qu'ils vouent à leurs immigrants100. Et ils réclament donc "une législation répressive spéciale"101 et l'attribution de tous les pouvoirs de police en ce domaine aux maires102, dont nous savons qu'ils sont pratiquement tous par ailleurs propriétaires d'habitation et employeurs d'immigrants. Leur obsession de la répression est telle que, en pleine période "autoritaire" du Second Empire, il faut que ce soit le ministère qui vienne tem-

93. ANOM, Gua. 56/399, rapport du 6 novembre 1862 ; Gua. 180/1116, rapport du 20 mai 1863 ; Géné. 118/1028, gouverneur Desmazes à M. Col., 24 avril 1864 ; PRO, FO 27/2347, consul Lawless à Foreign Office, 11 avril 1878. 94. PRO, FO 27/2281, plainte de l'ambassade de France au Foreign Office, 1er mai 1861 ; ANOM, Géné. 118/1028, MAE à M. Col., 24 octobre 1861 : l'ambassade de France va de nouveau protester ; FO à ambassade, 18 novembre 1861 : des instructions vont être envoyées aux gouverneurs des colonies concernées ; M. Col. à MAE, 15 décembre 1862 : nouvelles plaintes du gouverneur de la Guadeloupe, faire une nouvelle démarche à Londres ; réponse du MAE, 24 février 1863 : le Colonial Office a réitéré ses instructions aux gouverneurs ; gouverneur Gpe à M. Col., 24 avril 1864, et M. Col. à MAE, 4 juin 1864 : le Conseil Législatif de la Dominique s'oppose à la restitution des Indiens évadés, malgré les instructions de Londres ; faire une nouvelle démarche pour faire briser cette opposition. PRO, FO 27/2283, ambassade à FO, 21 juin 1864, et réponse de celui-ci, 9 juillet 1864. On ne peut rien faire, car le gouvernement métropolitain n'a pas le pouvoir d'obliger un conseil colonial à accepter une mesure qu'il refuse (?). 95. Commercial, 26 octobre 1861 ; CG Gpe, SO 1867, p. 546 ; Echo, 7 février 1874, 16 janvier 1875, 11 novembre 1879, 1er juin 1880. 96. Délit consistant dans le fait d'avoir, "par dons, promesses, menaces ou mauvais conseils, … déterminé ou excité des gens de travail à abandonner, pendant le cours de leur engagement, l'exploitation ou l'atelier auquel ils étaient attachés" ; il est puni d'une peine de un à cinq ans de prison et de 100 à 500 F d'amende ; art. 15 du décret du 13 février 1852, reproduit dans Recueil immigration, p. 4. 97. Courrier, 23 mars 1883. 98. Echo, 2 avril 1873. 99. Ibid, 10 février 1875. 100. Voir à ce sujet les développements de V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. I, p. 282-287 (art. publié dans le Rappel du 23 octobre 1880), commentant une série d'articles publiés dans l'Echo de la Gpe où il est question de "propriétaires" et de "propriété" à propos des Indiens. 101. Echo, 2 avril 1873. 102. Ibid, 10 février 1879.


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pérer leurs ardeurs en refusant à l'administration locale l'autorisation d'appliquer des mesures "musclées" proposées à leur demande103. En face, l'administration a beau jeu de répondre que, avant de demander sans cesse de nouveaux textes, les employeurs d'immigrants feraient mieux de commencer à appliquer ceux qui existent. Si tous les Indiens qui s'absentent réglementairement des habitations pour le service de leur engagiste étaient pourvus par celui-ci d'une autorisation écrite, comme prévu par les arrêtés locaux, la police et la gendarmerie disposeraient sans doute de davantage de temps pour s'occuper des "vrais" vagabonds, au lieu d'en perdre sans cesse avec des gens en situation régulière104. Elle multiplie les initiatives en vue de réprimer plus "efficacement" les désertions et le vagabondage, comme la création de "l'atelier de discipline" des Saintes105 et le paiement de primes à ceux qui contribuent à faire arrêter des fugitifs106. Surtout, la montée pratiquement continue du nombre de prévenus indiens traduits devant le tribunal correctionnel pour vagabondage107 montre à l'évidence que, bien loin de s'affaiblir, la répression tend au contraire à s'accentuer. Seule, semble-t-il, celle de l'embauchage108 paraît à la traîne109. Au-delà des raisons immédiatement perceptibles avancées par l'administration pour expliquer cette médiocre implication de la justice dans la poursuite de ce délit, comme l'exagération des plaintes des engagistes et la difficulté de découvrir les coupables110, il en est peut-être une 103. En 1860, sous la pression de ses membres colons, le Conseil Privé demande au ministère de rajouter au décret du 13 février 1852 une disposition selon laquelle "quiconque aura fait passer ou tenté de faire passer en pays étranger des gens de travail pendant le cours de leur engagement sera puni d'un emprisonnement de six mois à deux ans et d'une amende de 100 à 300 F" ; ce sont évidemment les patrons de barques transportant des Indiens fugitifs vers les îles anglaises qui sont visés ; ADG, 5K 75, fol. 112-114, 14 mars 1860. Refus de Paris : les moyens juridiques à la disposition de l'administration sont déjà largement suffisants pour parvenir à ce but, et il n'y a qu'à les appliquer ; le délit d'embauchage est puni de un à cinq ans de prison et 100 à 500 F d'amende et les propriétaires d'embarcation peuvent se voir infliger jusqu'à 15 jours de prison, 100 F d'amende et un retrait temporaire de leur autorisation de naviguer ; ANOM, Géné. 118/1028, M. Col. à gouverneurs Gpe, Mque et Guyane, 21 mai 1860. 104. CG Gpe, SO 1867, p. 454, le directeur de l'Intérieure. Deux circulaires des 19 mai 1861 et 5 juin 1878 viennent rappeler les engagistes à leurs obligations sur ce point, mais apparemment en vain ; GO Gpe, 7 juin 1878. 105. ANOM, Gua. 180/1116, rapport mensuel du 15 août 1862 : "J'ai pu constater que la mesure administrative qui a créé l'atelier de discipline des Saintes porte ses fruits. Le vagabondage a disparu de l'arrondissement" de Pointe-à-Pitre. Jusqu'au 1874 seulement, 35 Indiens y ont été déportés. Il est fermé à une date que nous ne connaissons pas, mais qui semble se situer à la fin de 1883 ou au début de 1884. 106. GO Gpe, 25 juillet 1879, avis du service de l'Immigration : on a accordé une "récompense" de 100 F à un patron de barque de Trois-Rivières pour avoir arrêté dans le canal des Saintes une embarcation avec cinq Indiens qui essayaient de s'enfuir à la Dominique. 107. Tableau n° 68, p. 995. 108. Sous ce titre ou un titre voisin : débauchage, incitation à la désertion ; dans les tableaux nos 70 et 71, l'embauchage et tous les délits de même nature sont comptabilisés dans la rubrique "Troubles à l'ordre du travail". 109. Sur les 44 semestres connus entre 1859 et 1887, on ne compte que 40 prévenus seulement comparaissant devant le tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre sous ce chef d'inculpation, même pas deux par année théorique. Sur ce total, 22 sont des Indiens et 18 des Créoles ; dans tous les cas sauf cinq, les immigrants constituent la "cible" privilégiée de son activité, et même unique après 1864. 110. ANOM, Gua. 56/399, rapport du 6 novembre 1862 ; CG Gpe, SO 1867, p. 545, le directeur de l'Intérieur.


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autre, moins avouable mais qui arrange finalement tout le monde dans le milieu des planteurs : la police et le parquet préfèrent éviter de trop creuser leur recherche des "embaucheurs", de peur d'arriver très vite aux commanditaires, c'est-à-dire aux grands propriétaires eux-mêmes ; il est moins risqué de s'arrêter au niveau des sous-ordres, et plus encore de "matraquer" pénalement, sous prétexte de vagabondage, les Indiens qui prêtent une oreille un peu trop attentive aux sirènes de la désertion. Au début des années 1880, la revendication répressive des planteurs prend un tour nouveau. On passe de plaintes ponctuelles et désordonnées à une véritable campagne, soigneusement orchestrée et lourdement insistante, animée par Ernest Souques personnellement. Initialement, cette campagne est directement liée aux tentatives de l'administration et de la justice d'assurer aux Indiens une meilleure protection contre les excès de toutes natures dont se rendent coupables les engagistes à leur encontre. Les circulaires de 1881 et 1883 du directeur de l'Intérieur Alexandre Isaac, celles publiées au même moment par le procureur général Darrigrand et la multiplication des poursuites à l'encontre des employeurs violents111, exaspèrent les planteurs, qui les accusent de favoriser l'indiscipline des Indiens, de porter le désordre dans les ateliers et de vouloir désorganiser l'immigration112. Dans cette première phase du débat, la position de l'Usine113 est encore essentiellement défensive, et le vagabondage des Indiens, son augmentation "effrayante" et la nécessité de le réprimer plus sévèrement, sont loin de constituer sa préoccupation principale ; ce n'est qu'un élément parmi d'autres dans l'argumentaire des grands propriétaires. Avant tout, il leur faut remporter le combat sans merci engagé contre ceux qui osent ainsi défier leur toute-puissance. Mais une fois la victoire acquise, ou sur le point de l'être, les planteurs adoptent une attitude offensive, dont le vagabondage devient l'un des principaux objectifs. La campagne sur ce point s'ouvre à la fin de 1883 au Conseil Général, dans lequel, après un bref intermède républicain de trois ans, Souques et ses alliés viennent de reprendre la majorité114. Dès ses premières lignes, le rapport de la commission de l'immigration, présenté en séance plénière par Emile Le Dentu, propriétaire de l'usine Bologne, dénonce "un malaise général auquel il convient de mettre fin au plus tôt … Un grand nombre d'Indiens abandonnent les propriétés pour se livrer au vagabondage ; on les rencontre par bandes sur les grandes routes, sur les places

111. Supra, chap. XVI. 112. Courrier, 13 et 17 mai, 15 juillet, 19 août, 23 septembre 1881, 11 juillet 1882, 23 et 30 mars, 14, 17, 21, 24 et 28 août, 2 octobre 1883. 113. Dont le Courrier de la Gpe est, rappelons-le, le porte-parole fidèle ; il est contrôlé directement par les principaux usiniers, tire l'essentiel de sa ligne éditoriale des délibérations du Syndicat des Fabricants de Sucre et de la Chambre d'agriculture de Pointe-à-Pitre, et E. Souques inspire et surveille personnellement le contenu de ses articles ; Ch. SCHNAKENBOURG, Grand industriel, p. 97-99. 114. Voir infra, chap. XX.


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publiques … et ils encombrent les dépôts". Pour mettre fin à cette situation, il faut évidemment expulser tous ces "immigrants dangereux" qui, arrivés au terme de leur engagement, refusent de se rengager et grossissent alors le nombre des vagabonds, mais il faut surtout ranimer le projet de "réglementation" de l'immigration, lancé deux ans auparavant et actuellement au point mort115. En août 1881, en effet, le gouverneur Laugier, cédant manifestement à la pression des planteurs116, avait institué une commission spéciale, "composée de personnes recommandables par leur compétence et leur expérience", chargée de réviser et amender tous les règlements locaux relatifs à l'immigration et de les réunir en un texte unique ; les employeurs d'Indiens y étaient évidemment représentés en force. Mais à la fin de l'année, quand le projet de cette commission était arrivé devant le Conseil Général, il avait été très largement amendé dans un sens moins répressif par la majorité républicaine qui dominait alors l'assemblée locale117. Puis le texte s'était "perdu dans l'Atlantique" après plusieurs navettes entre Basse-Terre et Paris, et on n'en avait plus entendu parler118. C'est ce projet que les usiniers décident de relancer. Pendant plus d'un an, tous les relais dont ils disposent pour influencer les décideurs politiques sont activés sur le thème de la "réglementation de l'immigration", absolument indispensable à leurs yeux pour mettre un terme au vagabondage "effréné" des Indiens119. Cette campagne va crescendo au fur et à mesure qu'approche le moment où le Conseil Général doit se réunir, fin juin 1885120. Le texte présenté devant l'assemblée locale, et qui sera finalement adopté pratiquement sans modifications, est très peu différent de la version élaborée initialement par la commission spéciale de 1881. Il consiste avant tout en un imposant travail d'actualisation et de codification du droit local de l'immigration, tel qu'il a été progressivement élaboré par l'accumulation puis 115. CG Gpe, SO 1883, p. 122-123. 116. Laugier prend ses fonctions le 9 juillet 1881 ; en un mois seulement il fait l'objet de deux longs éditoriaux dans lesquels le journal de l'Usine lui indique clairement le chemin qu'il aimerait lui voir suivre, et qui se situe exactement à l'opposé de celui emprunté précédemment par Alexandre Isaac et Darrigrand ("Veiller fermement … au maintien de l'ordre, de la discipline dans les ateliers, à la stricte régularité dans le travail") ; Courrier, 15 juillet et 19 août 1881. 117. Sur tout ceci, CG Gpe, SO 1881, p. 819-872, projet de la commission spéciale, et p. 809-817 et 876-885, examen de celui-ci. 118. Péripéties rappelées brièvement dans ibid, SE juin 1885, p. 189-190, rapport Auguste Isaac au nom de la commission de réglementation de l'immigration. 119. En agissant directement au ministère, tout d'abord ; ANOM, Gua. 55/395, liasse "Réglementation de l'immigration", M. Col. à gouverneur Laugier, 10 janvier 1884 : il a été averti (on devine par qui) que le vagabondage des Indiens "menace de prendre des proportions inquiétantes" ; prendre des mesures pour y mettre un terme ; le même au même, 16 févier 1885 : accélérer les choses. Parmi les relais locaux, la Chambre d'agriculture de Pointe-à-Pitre, dans ses séances des 19 janvier 1884 et 2 avril 1885 ; p. v. publiés dans JO Gpe, 29 février 1884 et 24 avril 1885. Ainsi que l'assemblée coloniale ; CG Gpe, SO 1884, p. 219-220. Et naturellement, le journal de l'Usine elle-même ; Courrier, 4 mars, 15 avril, 17 juin et 24 octobre 1884. 120. Courrier, 1er, 15 et 26 mai, 5, 9 et 12 juin 1885.


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la sédimentation d'une multitude d'arrêtés, règlements, circulaires et décisions depuis une trentaine d'années ; il reprend la plupart des dispositions antérieures, en précise certaines, en modifie quelques-unes, en édicte de nouvelles, en supprime d'autres … Le débat est sans passion ; les représentants des employeurs d'Indiens disposent d'une majorité monolithique, encore renforcée par l'alliance contractée pour la circonstance avec les républicains "modérés" d'Auguste Isaac, que Souques a eu l'habileté de faire élire rapporteur de la commission ad hoc. Après lecture du rapport121, les adversaires du projet, conduits par le conseiller Dufond, livrent un bref et désespéré baroud d'honneur122, puis quand vient le moment de l'examen du projet, la majorité usinière écrase tout sur son passage, et le texte est voté pratiquement sans débats, d'abord article par article, puis dans son ensemble123. Alors qu'il contient pourtant 187 articles, tout est expédié en un jour et demi. Même si elle ne fait, dans ses grandes lignes, que confirmer l'existant, cette nouvelle réglementation de l'immigration apparaît extrêmement répressive dès que l'on entre dans le détail de ses dispositions124. Globalement, elle aggrave sensiblement la situation des Indiens dans la plupart des domaines ; quelques années plus tard, lorsqu'il visite la Guadeloupe et prend connaissance du décret de 1890, transposant dans le droit positif les votes du Conseil Général, le major Comins n'hésite pas à dénoncer un texte préparé directement sous l'influence de "locally interestd persons" et dont le contenu est "obviously one-sided and unfair"125. Ce jugement est tout particulièrement adéquat s'agissant de la véritable manipulation juridique à laquelle se livre la majorité usinière de l'assemblée locale pour maintenir de fait la répression du vagabondage des Indiens hors du droit commun. En gros, les dispositions adoptées opèrent une sorte de renversement de la charge de la preuve : jusqu'alors, il fallait, pour que le délit soit constitué et puisse être réprimé pénalement, qu'un certain nombre d'éléments soient réunis ; désormais, il se constituera "par le seul fait que l'immigrant aura quitté la propriété de son engagiste, (et) alors même qu'il travaillera chez autrui"126. Au point de départ de cette détestable opération, se trouve la constatation faite par les planteurs que le droit en vigueur au début des années 1880, tel qu'il résulte de trente années d'application et d'évolution, ne permet plus de "bien" réprimer la fuite des Indiens. Le décret du 13 février 1852 est inadapté à la situation d'immigrants qui arrivent en Guadeloupe avec un contrat de cinq ans, et justifiant donc, par le fait même, "d'un travail habituel", ne peuvent

121. CG Gpe, SE Juin 1885, p. 189-200. 122. Ibid, p. 200-214. 123. Ibid, p. 214-290. 124. Progrès, 15 mars 1884. 125. Rapport Comins, p. 10. 126. CG Gpe, SE Juillet 1888, p. 17, discours d'ouverture du gouverneur.


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pas être poursuivis pour vagabondage127 ; d'ailleurs, l'oblitération progressive de ce texte128 fait que les tribunaux y recourent de plus en plus rarement. D'autre part, avec le remplacement du Code Pénal colonial aux Antilles par celui en vigueur en métropole, en 1877, la définition du vagabondage applicable en Guadeloupe est désormais celle du droit commun129, et nous savons que les conditions nécessaires pour que le délit soit constitué sont définies très strictement par une jurisprudence constante130. Conséquence : à en croire l'administration, les tribunaux sont pratiquement paralysés131. En réalité, cette soi-disant impunité des Indiens en fuite est très largement un fantasme produit par la campagne obsédante de la presse usinière depuis 1881, car les statistiques judiciaires montrent au contraire que jamais la répression du vagabondage n'a été aussi sévère, avec un nombre sans cesse croissant de prévenus traduits pour cela devant le tribunal correctionnel (Voir tableau n° 68). Mais il est vrai qu'il y a néanmoins là une brèche par laquelle toute la "discipline" pourrait disparaître. C'est à combler cette brèche que s'emploie le Conseil Général lorsqu'il examine le projet de réglementation, en 1885. Le système proposé s'inspire directement de celui en vigueur dans les colonies anglaises, que les engagistes donnent volontiers en exemple d' "efficacité"132. Il consiste à réputer en état de vagabondage "tout immigrant qui ne justifie pas d'un engagement régulier ou d'une dispense d'engagement", ou qui, "étant régulièrement engagé, est en état de désertion de chez son engagiste et ne se livre pas à un travail habituel depuis plus de vingt jours"133. On voit tout l'intérêt d'une telle définition pour les planteurs : les tribunaux n'ont plus à se préoccuper de savoir si les trois éléments constitutifs du vagabondage selon l'article 270 du Code Pénal sont réunis ; il leur suffit de constater que les Indiens comparaissant devant eux sont absents depuis plus de vingt jours de l'habitation à laquelle ils sont affectés, même s'ils mènent par ailleurs une existence stable reposant sur l'exercice d'un travail

127. CG Gpe, SE Juin 1885, p. 197, rapport de la commission : "Le décret du 13 février 1852 … n'était pas fait pour les Indiens (et) visait tout autant les immigrants d'Europe que ceux d'autres pays" (Et même, et surtout les Créoles ; voir supra, chap. II) ; tel qu'il est rédigé "l'Indien (peut) … justifier d'un engagement d'une année au moins sans pour cela se soumettre à un travail habituel". 128. Lors de sa présentation du projet, le rapporteur insiste à plusieurs reprises sur le fait que la réglementation du travail édictée sous le Second Empire est "comme frappée de désuétude" et "incompatible avec nos mœurs et notre esprit actuel" ; CG Gpe, SE Juin 1185, p. 191 et 199. 129. Art. 270 du Code Pénal (métropolitain) : "Les vagabonds ou gens sans aveu sont ceux qui n'ont ni domicile certain ni moyen de subsistance, et qui n'exercent habituellement ni métier, ni profession". 130. Il faut que les trois conditions citées à la note précédente soient réunies en même temps. 131. ANOM, Gua. 55/395, liasse "Réglementation de l'Immigration", réponse du gouverneur Laugier au ministère, qui lui avait reproché de ne pas réprimer le vagabondage avec suffisamment d'ardeur, 10 février 1884 : l'administration est démunie face au vagabondage des Indiens ; "elle se borne à déférer à la justice les immigrants qui ont abandonné le travail, mais il arrive souvent que les parquets ne trouvent pas dans les faits qui leur sont signalés les éléments constitutifs du vagabondage". 132. Courrier, 4 mars 1884. 133. CG Gpe, SE Juin 1885, p. 197, rapport de la commission, et p. 282, rédaction de l'art. 167 correspondant ; les mots soulignés le sont par nous.


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habituel chez un autre planteur ; par la même occasion, ce texte règle également le problème du "vol" d'immigrants entre employeurs. Malheureusement pour eux, si l'on peut dire, le Conseil d'Etat, auquel le ministère avait soumis le texte, a le mauvais goût de rejeter une proposition aussi ouvertement exorbitante du droit commun ; il n'admet pas une définition du vagabondage différente de celle portée dans l'article 270 du Code Pénal. Mais en contrepartie, dans un beau mouvement d'hypocrisie juridique, il accepte, "pour ne pas énerver la répression des délits susceptibles de porter atteinte à la tranquillité publique", que "le fait pour l'engagé d'être déserteur de chez son engagiste depuis plus de trente jours, (soit) constitué à l'état d'incrimination spéciale, assimilée au vagabondage, mais seulement quant à la pénalité"134. Et telle est bien, finalement, la solution retenue par l'article 149 du décret du 30 juin 1890. Les engagistes ont donc gagné. La fuite des Indiens continue à faire l'objet d'une répression spécifique, non plus au titre du vagabondage mais à celui de la désertion ; mais comme les deux sont punis des mêmes peines, on imagine que, dans les faits, la différence doit être mince pour les condamnés. Le seul point sur lequel le décret de 1890 est en léger retrait par rapport au texte voté par le Conseil Général cinq ans auparavant réside dans le fait qu'il porte de vingt à trente jours le délai à partir duquel le délit est constitué. Mais c'est une victoire "pour l'honneur" que remportent les planteurs, si tant est que l'on puisse employer ce mot ici. A partir de 1890, l'ensemble du statut spécial de l'immigrant commence à entrer en crise et à se vider progressivement de son contenu ; les Indiens ayant achevé leur temps ne souscrivent pas un nouvel engagement et partent s'installer en mornes comme cultivateurs libres, sans que l'administration, désireuse d'encourager leur fixation définitive sur place, fasse rien pour les en empêcher135. Il est probable que le parquet reçoit alors l'instruction de ne plus poursuivre pour désertion, bien que, juridiquement, le comportement des Indiens réponde parfaitement à la définition de ce délit. Nos séries s'arrêtant en 1887, il est impossible de savoir comment cette évolution se traduit statistiquement dans l'activité du tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre, mais une chose est certaine : pratiquement jusqu'au bout, la répression du vagabondage a constitué une préoccupation majeure, une obsession, pour les planteurs.

2.2. Les autres réactions non-violentes Non-violentes pour ceux qui entourent ou approchent les Indiens qui réagissent.

134. Ibid, SO 1889, p. 19-20, discours d'ouverture du gouverneur. 135. Voir infra, chap. XVIII.


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a) Résistance individuelle et protestations collectives Les réactions individuelles prennent presque toujours la forme d'une résistance passive. Nous n'en connaissons qu'un très petit nombre de cas ; il s'agit généralement d'un Indien signalé comme refusant absolument tout travail, mais il arrive parfois que ce refus passe par des comportements plus tortueux afin de minimiser les risques136. Dans une telle situation, les engagistes et l'administration ne savent pas toujours comment se comporter, et leurs réactions varient considérablement d'une affaire à l'autre. Parfois, il peut être préférable d'éviter d'envenimer les choses, ne serait-ce que par crainte des répercussions éventuelles sur l'attitude des autres immigrants. Ainsi, en 1859, le propriétaire de l'habitation Bragelongne, à SaintFrançois, se contente d'obliger le récalcitrant "à se tenir debout à côté de ses camarades pendant le temps de travail", en espérant qu'il finira par se lasser137 ; en 1881, les deux brahmanes arrivés par le Syria et qui refusent obstinément de prendre la houe sont prestement rembarqués pour l'Inde sans autre forme de procès138. Mais le plus souvent, les choses se passent beaucoup plus mal pour ces obstinés, pouvant même éventuellement s'achever en drame ; certains sont frappés139, d'autres poussés au suicide140, et il faut alors qu'ils soient vraiment très courageux pour aller jusqu'au bout de leur refus. Ceci explique que les Indiens recourent surtout à l'action collective pour exprimer leur mécontentement de façon non-violente. Les rapports mensuels du commissaire à l'immigration, conservés de façon à peu près complète jusqu'au début des années 1860, nous révèlent de nombreux cas de refus collectifs de travail pour des raisons diverses, dureté de l'engagiste ou de ses sous-ordres, travail excessif, nourriture insuffisante et/ou de mauvaise qualité, salaires

136. Ainsi dans cette affaire dont fait état le commissaire à l'immigration Huguenin dans ANOM, Gua. 56/399, rapport mensuel du 8 décembre 1858 : à l'hôpital de l'habitation Duval, il a trouvé un Indien qui avait des plaies mal soignées aux pieds et aux jambes ; interrogé, l'engagiste lui a répondu que, "par méchanceté", cet Indien avait retiré lui-même "l'appareil" que lui avait mis l'infirmier pour le soigner, ce que reconnaît très volontiers l'intéressé. Conclusion d'Huguenin : "Je crois que cet immigrant est un mauvais travailleurs". Il ne lui vient apparemment pas à l'idée que cette attitude puisse manifester une réaction de refus et de résistance de la part de cet Indien. 137. ANOM, Gua. 56/399, rapport mensuel du commissaire à l'immigration du 8 janvier 1859. 138. ANOM, Gua. 25/238, dossier Syria, gouverneur Laugier à M. Col., 17 novembre 1881. 139. Ainsi, Coutoumoutou, sur l'habitation Bois-Debout, à Capesterre : "Très paresseux, il se refusait absolument à cultiver la terre et même à faire quoi que ce soit". Il s'enfuyait régulièrement dans les bois, puis, quand il était rattrapé, Paul Dormoy, son engagiste, lui flanquait "une raclée sur les fesses" à coups de cravache ; JOURDAIN/DORMOY, Mémoires, p. 155. 140. En 1862 sur l'habitation Paquereau, à Baie-Mahault, un ancien tailleur qui refusait tout travail agricole ; sa mort "est un acte de désespoir" ; ANOM, Gua. 56/399, rapport mensuel du 15 août 1862. Une vingtaine d'années plus tard, deux anciens cipayes arrivés par un convoi non dénommé, probablement le second Copenhagen, qui refusent de faire autre chose qu'un métier des armes ; envoyés au pénitencier des Saintes et soumis "aux rigueurs extra-légales les plus prolongés", l'un d'eux se suicide, l'autre échoue dans sa tentative et obtient finalement son rapatriement ; Gua. 56/398, procureur général Darrigrand à M. Col., 1er avril 1883.


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impayés, etc141 ; parfois, il s'agit plutôt d'une sorte de grève perlée avec ralentissement du travail142 ; enfin, certains ateliers particulièrement décidés n'hésitent pas à se rendre en cortège jusqu'à la ville ou au bourg le plus proche pour se plaindre, le plus souvent en pure perte, de leurs engagistes auprès de l'administration143. Ces rapports ayant presque entièrement disparu par la suite, nous ne sommes malheureusement plus informés sur le devenir de ces mouvements collectifs au-delà de 1864, mais il serait bien surprenant qu'ils ne se soient pas poursuivis, et probablement même amplifiés, jusqu'à la fin de la période d'immigration.

b) Les comportements désespérés Nous regroupons dans cette catégorie, qui ne correspond évidemment à aucune définition pénale précise, tout une ensemble de comportements qui paraissent traduire avant tout l'immense désespérance de gens trompés, humiliés, brutalisés, psychologiquement détruits et ne sachant comment se sortir du piège dans lequel ils sont enfermés, dont les réactions peuvent être qualifiées, faute d'un terme plus approprié, d'irrationnelles, au moins par référence aux normes sociales de l'époque. Dans nos statistiques pénales, ils sont très peu nombreux144, se limitant en tout et pour tout à seize délits et quatre crimes, mais le fait que toutes ces infractions soient commises par des Indiens montre à l'évidence qu'il s'agit bien là, pour eux, d'une réaction, sans doute impulsive et irréfléchie, aux abominations qu'ils vivent quotidiennement sur les habitations. Un jour, ils "disjonctent" et font littéralement "n'importe quoi". Les affaires concernant les Indiens consistent en six cas de "dévastation" volontaire de récolte ou d'autres biens appartenant à l'engagiste, quatre de "destruction" ou de "tuerie" sans nécessité d'un animal domestique, six de "trouble" non précisé à l'ordre public, trois d'ivresse "manifeste", et enfin d'un malheureux qui devient comme fou et blesse son entourage sous l'emprise d'un "état de terreur folle qui lui enlève sa raison". En réalité, la statistique judiciaire n'est ici que pure apparence. De tels comportements sont certainement infiniment plus nombreux que ce que semble révéler l'activité des juridictions concernées, mais ils n'aboutissent devant celles-ci que pour les affaires les plus graves. Dans la quasi-totalité des cas, il n'y a pas lieu de poursuivre ou le parquet ne prend pas la peine de le faire ; ainsi en va-t-il pour ce qui concerne les deux formes probablement les plus répandues de ces actes de désespoir : l'ivresse et le suicide.

141. ANOM, Gua. 180/1116, rapports des 7 avril et 8 juillet 1855, 9 mai, 10 juin et 5 août 1856, 1er février, 26 septembre, 10 octobre et 9 décembre 1857, 7 juin 1859 ; Gua. 56/399, rapports des 8 janvier 1859, 15 août et 6 novembre 1862. 142. ANOM, Gua. 180/1116, rapports des 5 septembre 1855, 9 janvier 1856 et 10 juillet 1858. 143. Voir supra, p. 919, notes 89 et 90 du chap. XVI. 144. Si peu nombreux, même, que nous avons renoncé à les faire figurer en tant que tels dans les tableaux n° 71 à 73 servant de base à ces développements ; ils y sont comptabilisés dans la rubrique "Autres".


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De 1859 à 1887, le tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre n'a eu à juger que trois Indiens seulement pour ivresse simple, c'est-à-dire non accompagnée d'une autre infraction pénale, et une vingtaine d'autres dans des affaires où l'ivresse n'apparait qu'à titre connexe d'un délit plus grave, principalement coups et blessures et violences ou outrages à agent de l'autorité. Il est clair ici qu'il s'est limité à l'essentiel. Tous les contemporains sont unanimes, à travers toute la Caraïbe145, à souligner l'extraordinaire attrait qu'exerce le rhum sur les Indiens ; ils en boivent "avec excès", en font "un usage immodérée"146, allant parfois même, pour pouvoir s'en procurer, jusqu'à revendre une partie de leur ration alimentaire ou à employer l'allocation monétaire que leur octroient les engagistes pour se nourrir147. Il est évident qu'invoquer "l'ivrognerie" des Indiens, comme le font la plupart des témoins de l'époque, ne saurait tenir lieu d'explication. Celle qui paraît la plus vraisemblable est tout simplement qu'ils boivent pour oublier leur condition misérable. Mais il en est d'autres. Selon un Dr Cornilliac148, ce serait aussi le moyen de compenser "l'insuffisance d'une alimentation réparatrice, non en équilibre avec la somme des forces dépensées". En outre, le major Comins, à l'issue de son passage en Guadeloupe, accuse ouvertement les planteurs d'encourager ce penchant des Indiens pour la boisson, à la fois pour récupérer une partie des salaires qu'ils leur versent et pour accroître leur dépendance envers eux ; sur certaines habitations, on leur donne même le rhum gratuitement en grandes quantités dans ce but149. La conséquence inévitable de cette monstrueuse intempérance est évidemment que les Indiens se détruisent lentement à petit feu : "après deux ou trois ans de séjour sur les habitations, … l'immigrant ordinairement alcoolique est usé et épuisé ; il devient alors un des hôtes habituels des salles d'hospice"150. Nul doute qu'il s'agisse là de l'un des facteurs essentiels de l'énorme surmortalité qui frappe le groupe particulièrement au cours des toutes premières années suivant l'arrivée en Guadeloupe151, même si les sources manquent pour apprécier jusqu'à quel point. A côté du rhum, une autre substance, illicite celle-là, peut contribuer également à l'oubli, mais aussi à l'autodestruction des Indiens : le haschich ou ganja. Sa consommation semble particulièrement étendue dans les colonies britanniques, où, dans les deux dernières décennies du XIXe siècle, les autorités livrent un combat sans merci, mais apparemment pas très 145. Ainsi à Trinidad et en Guyana ; K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 257-258. 146. ANOM, Gua. 186/1138, gouverneur Bonfils à M. Col., 12 mai 1855 ; Gua. 180/1116, rapports mensuels du commissaire à l'immigration des 12 avril 1856 et 20 mai 1863 ; Gua. 56/399, rapports des 7 juillet 1859 et 10 novembre 1860 ; Gua. 56/411, chef du service de l'Immigration à directeur de l'Intérieur, 17 mars 1885. 147. ANOM, Gua. 180/1116, rapports des 25 janvier 1857 et 4 mai 1859 ; Mar. 32/276, consul Lawless à gouverneur Aube, 14 juillet 1880. 148. Cité par A. CORRE, Le crime, p. 152. 149. Rapport Comins, p. 13. 150. Dr Corniliac, cité par A. CORRE, Le crime, p. 152. 151. Redisons une fois de plus ces chiffres terribles : à Moule, 34 % des Indiens décèdent dans les trois ans qui suivent leur arrivée dans la commune, et 45 % dans les cinq ans.


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efficace, pour essayer de l'éradiquer152. Pour ce qui concerne la Guadeloupe, nous ne savons pratiquement rien à ce sujet, à l'exception d'un bref passage dans l'ouvrage du Dr Corre, dont il ressort que cette drogue a bien, effectivement, été consommée dans l'île à l'époque de l'immigration stricto sensu, mais qu'elle aurait disparue ensuite, "car les coolies ne peuvent guère se (la) procurer … que par des navires venant de l'Inde, et les convois d'arrivants sont … suspendus" aux Antilles153. Le suicide ne saurait, évidemment, apparaître dans nos statistiques, dans la mesure où, selon l'expression consacrée, il "éteint l'action publique" et ne donne par conséquent pas lieu à poursuites judiciaires. Ce qui n'empêche d'ailleurs pas le parquet d'en tenir soigneusement le décompte, car il s'agit tout de même d'un trouble manifeste à l'ordre public ; c'est d'ailleurs de là que proviennent les chiffres publiés par le Dr Corre pour la période 1879-1883, mais qui concernent l'ensemble de la population de la Guadeloupe154. S'agissant plus particulièrement des Indiens, les rapports mensuels du commissaire à l'immigration des décennies 1850 et 1860 nous apprennent de temps à autre qu'un ou plusieurs d'entre eux ont mis fin à leur jours155, puis la question disparaît presque totalement des archives pendant une vingtaine d'années, jusqu'à ce que Schœlcher, pour montrer à quel point ils sont malheureux en Guadeloupe, livre, pour le seul second semestre 1882, le chiffre de neuf suicides156, qui semble toutefois exceptionnellement élevé157. Il est malheureusement impossible de calculer le moindre taux fiable de suicide pour la seule population indienne de la Guadeloupe158.

152. K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 258-260. 153. A. CORRE, Le crime, p. 152. 154. Ibid, p. 107 : sur l'ensemble de ces cinq années, 84 suicides ont été enregistrés dans l'ile, soit une moyenne de près de 17 par an et un ratio de 1 suicide pour 10.714 habitants. 155. ANOM, Gua. 180/1116, rapports des 9 janvier (un suicide sur l'habitation La Henriette à Saint-Anne) et 24 mars 1856 (deux sur l'hab. Hurel, à Moule), 6 mars (un sur une hab. de petit-Bourg) et 9 décembre 1857 (un, hab. n. d.), 11 février (deux nouveaux suicides sur l'hab. Hurel) et 7 juin 1858 (un sur l'hab. Changy, à Capesterre), 22 février 1859 (un sur l'hab. Plaisance, à Petit-Canal), 8 novembre 1861 (un sur l'hab. de Gaalon, à Petit-Canal) ; Gua. 56/399, rapports des 8 janvier 1859 (un sur l'hab. Sainte-Madeleine, à Moule) et 15 août 1862 (deux sur l'hab. Paquereau, à Baie-Mahault, un à l'hospice de Pointe-à-Pitre). 156. V. SCHOELCHER, Immigration aux colonies, p. 20. 157. Extrapolé à l'ensemble de l'année, cela ferait donc 18 suicides pour le seul groupe indien, alors que, selon les statistiques du parquet reproduites par le Dr Corre, la moyenne annuelle est de moins de 17 sur toute la période 1879-83 pour l'ensemble de la population. 158. Sur les cinq années 1879-83, et pour la population totale de la Guadeloupe, le Dr Corre donne le taux de 1 suicide pour 10.714 habitants. Chez les Indiens, de Trinidad et de Guyana, les donnes reproduites par K. O. LAURENCE, Question of labour, p. 261 et 525, permettent d'arriver approximativement à 1 pour 9.000 et 1 pour 13.500 respectivement sur l'ensemble de la décennie précédent la Guerre mondiale. On voit que l'estimation guadeloupéenne que l'on pourrait éventuellement calculer à partir du chiffre publié par Schœlcher (9 suicides sur le second semestre 1882 = 18 pour l'année, rapportés aux 21.276 Indiens qui habitent alors l'île = 1 suicide pour 1.182) n'est absolument pas recevable ; nous ne l'évoquons ici que pour mieux l'écarter.


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Dans ces statistiques sur le suicide en général entre 1879 et 1883159, le parquet de Pointeà-Pitre recense de multiples causes160, mais, pour ce qui concerne les Indiens, il en est une qui surpasse et résume toutes les autres : le désespoir. Les contemporains n'hésitent pas à employer l'expression161, ou sinon à utiliser des termes ou décrire des situations qui reviennent pratiquement au même162. Bien sûr, il arrive parfois que des immigrants se suicident pour d'autres raisons que les mauvais traitements qu'ils subissent sur les habitations163, mais l'administration ne s'y trompe pas : la multiplication des suicides sur une habitions est un signal clair de la détérioration de la situation des Indiens employés sur celle-ci. Sur l'habitation Hurel, à Moule, c'est au quatrième suicide en moins de deux ans que le commissaire à l'immigration se décide enfin à mener une enquête sérieuse, qui aboutit finalement au retrait des immigrants attribués à cet engagiste164 ; il aurait peut-être pu s'en préoccuper plus tôt, deux vies auraient été sauvées165.

2.3. Les comportements délictueux et criminels Ils ne sont évidemment pas tous liés à la situation des Indiens sur les habitations, mais celle-ci influence néanmoins très profondément leur nature et leur nombre. Nous en distinguerons plus particulièrement quatre166.

159. Reproduites par A. CORRE, Le crime, p. 107. 160. "Pour échapper à des poursuites criminelles, 7 ; état maladif, aliénation mentale, 14 ; nostalgie, 5 ; jalousie, chagrin d'amour, 15 ; causes diverses et inconnues, 43". Total = 84. 161. ANOM, Gua. 56/399, rapport du 15 août 1862, à propos d'un suicide sur l'habitation Pâquereau, à Baie-Mahault ; Gua. 188/1144, rapport du procureur général Baffer au gouverneur, 20 juin 1865. 162. ANOM, Gua. 180/1116, rapport du 9 janvier 1856 : sur une habitation de Petit-Bourg, un travailleur s'est enfui et déclare qu'il préférerait se suicider plutôt que de retourner chez son engagiste ; après enquête, le syndic à obtenu des informations "que leur singularité ne me permet pas de consigner dans mon rapport" ; on va le changer d'habitation ; Gua. 56/399, rapport du 8 janvier 1859 : l'Indien de l'habitation Sainte-Madeleine (Moule) qui s'est suicidé venait d'être condamné à une amende pour arrêt de travail ; le rapport fait clairement le lien entre ces deux faits ; ibid, lettre d'Emile Avril à Schœlcher, 28 octobre 1879 : un Indien, "frappé à coups redoublés avec un gourdin" par son engagiste, est allé se pendre, "muette protestation de cet infortuné". 163. Ibid, rapport mensuel du 15 août 1862 : le second Indien de l'habitation Pâquereau (BaieMahault) et celui de l'hospice de Pointe-à-Pitre ont mis fin à leurs jours en raison des maladies qui les frappaient et des "fortes souffrances qu'ils enduraient" en conséquence de celles-ci. 164. ANOM, Gua. 180/1116, rapports mensuels des 11 février et 25 mars 1858, et lettre du gouverneur Touchard au M. Col., 12 avril 1858. 165. Un an plus tôt, alors que deux Indiens s'étaient déjà suicidés sur cette habitation est que les autres avaient multiplié les actions de protestations pour des raisons auxquelles le commissaire à l'immigration lui-même n'hésite pas à reconnaître "une certaine gravité", l'enquête confiée au commissaire de police du Moule n'aboutit à rien ; ibid, rapports des 1er février et 6 mars 1857. 166. Sauf exception dûment signalée, les développements qui suivent s'appuient essentiellement sur les tableaux nos 70 à 73.


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a) Le vol C'est de très loin la principale infraction pénale commise par les Indiens, avec 44,1 % de leurs délits et 35,6 % de leurs crimes (Tableaux nos 71 et 73). Ces chiffres confortent les contemporains dans leur opinion selon laquelle les coolies "volent d'instinct"167, mais la proportion très voisine des vols dans le total de la délinquance des Africains (43,0 %), alors qu'elle n'est que de 25,7 % chez les Créoles, montre à l'évidence que ce niveau très élevé de vols chez les immigrants est bien, pour une large part, une réaction aux conditions détestables qui leur sont faites sur les habitations. L'origine des victimes est assez sensiblement différente selon qu'elles ont été volées par des Créoles ou par des Indiens. Alors que les premiers se volent surtout entre eux, à 64,4 % pour les vols simples et 77,8 % pour ceux qualifiés de crime, les seconds, au contraire, dérobent d'abord ce qui appartient aux Créoles, avec 50,9 et 61,2 % respectivement168. Mais surtout, pour ce qui nous concerne très immédiatement ici, le plus intéressant est que, parmi ces victimes créoles des vols d'Indiens, près de la moitié (24,1 % du total pour les vols simples et 27,4 % pour les vols aggravés) sont les propres employeurs de leurs voleurs ; même en tenant compte de "l'instinct", de l'impulsion, de l'envie et du fait qu'il est évidemment plus simple de voler chez qui on vit et on travaille, on ne peut s'empêcher de penser qu'une bonne part de ces actes commis au détriment de leurs engagistes constitue probablement aussi une réaction de vengeance pour ce que ceux-ci leur font subir. La structure des vols commis par les Indiens est également différente de celle des Créoles. Les premiers volent plus souvent, mais leurs vols sont moins graves que ceux des seconds. On voit sur le tableau n° 71 que les Créoles sont sous-représentés dans la catégorie des vols simples, avec 58,5 % des préventions à ce titre contre 70,6 % pour l'ensemble des délits, pendant que le tableau n° 73 fait au contraire apparaitre leur surreprésentation dans les vols aggravés (65,5 % des condamnés à ce titre contre 57,1 % pour l'ensemble de leurs crimes) ; alors que c'est exactement l'inverse pour les Indiens, qui sont surreprésentés dans les vols simples (de même que les Africains, d'ailleurs), mais sous-représentés dans ceux qualifiés de crime. Autrement dit, les Créoles volent souvent en bande ou en s'introduisant avec effraction dans les lieux qu'ils visitent, les Indiens au contraire agissent plus discrètement. Les objets dérobés par les Indiens sont extrêmes variés, mais les grands regroupements que l'on peut effectuer confirment à plus d'un siècle de distance une observation faite à propos de la délinquance des immigrés dans la France de la fin du XXe siècle : c'est une "surdélin-

167. JOURDAIN/DORMOY, Mémoires, p. 150. 168. A côté, 48,1 % des victimes de vols simples et 37,5 % des vols aggravés commis par des Indiens sont elles-mêmes indiennes.


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quance de miséreux" dont il s'agit169. Sur 900 objets du délit170 connus à partir de 1880171, le tiers environ (34 %) sont destinés à assurer la survie de gens mal nourris, volailles dans 126 cas, majoritairement des poules, autres animaux dans 89 cas172 et denrées alimentaires dans 91 cas173 ; on peut adjoindre à ce premier grand groupe une partie des vols de récolte (37 cas = 4,1 %) lorsque ceux-ci portent sur des cultures alimentaires, bananes, pois, "racines", maïs, etc174. Les trois principales catégories suivantes d'objet détournés, vêtements (162 cas = 18,0 %), argent liquide (151 cas = 16,8 %) et bijoux, essentiellement des montres (122 cas = 13,6 %), sont moins directement liés au quotidien, mais néanmoins révélateur de la très grande pauvreté des prévenus ; on le voit bien pour ce qui concerne l'argent liquide, où, sur les 151 cas connus, 117 portent sur des sommes inférieures à 50 F et 27 entre 50 et 100 F175. Viennent ensuite les vols de productions industrielles, sucre dans 18 cas, rhum dans 14 et sirop dans 11 (en tout 4,8 %), effectués généralement au détriment de l'engagiste des prévenus et portant le plus souvent sur des quantités importantes, donc destinées à la revente ; puis 31 cas de vols d'instruments agricoles (houe, coutelas …), généralement entre Indiens, et enfin 48 cas de "divers". Une rapide comparaison avec les vols commis par les Créoles fait apparaître sensiblement les mêmes catégories, mais décalées "vers le haut" : moins de poules et de denrées alimentaires, plus de vols de cannes, les "autres animaux" sont plus gros, les sommes d'argent liquide plus importantes, enfin surreprésentation de tout ce qui concerne l'apparence extérieure (vêtements, bijoux, montres, etc).

169. L. MUCCHIELLI, Délinquance et immigration, p. 61. 170. "Délit" stricto sensu ; les chiffres qui suivent reposent uniquement sur les affaires de vol jugées par le tribunal correctionnel, celles portées devant la cour d'assises pour lesquelles l'information est disponible n'étant pas assez nombreuses pour donner des résultats significatifs. Nous avons comptabilisé les objets volés selon leur nature et non selon leur nombre, celui-ci n'étant pas toujours indiqué dans les jugements. Autrement dit, une poule, ou des poules, ou deux poules, volées par la même personne ne sont comptées que pour un seul cas dans la catégorie "Volailles" ; une poule et un canard, pour deux ; inversement, si le même voleur dérobe une volaille, de l'argent, des bijoux et des vêtements, nous comptons un cas pour chacune de ces quatre catégories. 171. Date à partir de laquelle la nature des objets dérobés est à peu près régulièrement portée dans les jugements. 172. Essentiellement des animaux de taille petite ou moyenne dont les morceaux peuvent aisément être dissimulés dans une case ou un jardin (lapins, cochons, cabris) ; les vols d'animaux les plus gros, destinés surtout à l'élevage, sont extrêmement peu nombreux. 173. En notant toutefois que tous les vols de denrées alimentaires ne sont pas nécessairement dictés par la faim. Celle-ci ne peut être considérée comme le mobile que lorsqu'il s'agit de petites quantités de riz, morue, farine, etc, généralement dérobées entre Indiens, d'ailleurs ; mais quand l'opération porte sur des sacs ou des boucauts entiers, par dizaines ou par centaines de kg, on est clairement en face d'un acte crapuleux dont l'objet n'est pas de se nourrir mais de revendre le produit du vol ; évidemment, de tels cas sont très peu nombreux. 174. Par contre, les vols de cannes, sur pied ou coupées, et d'autres denrées d'exportation (café, cacao) sont évidemment destinés à la revente. 175. Les deux plus importants sont de 1.500 et 1.150 F respectivement.


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b) Coups et blessures et homicides : de la violence "ordinaire" entre Indiens à l'affrontement physique avec les engagistes Contrairement à la représentation en forme d'image d'Epinal que l'on se fait parfois des Indiens, ceux de la Guadeloupe sont extrêmement violents. Les coups et blessures constituent le second plus important de leurs délits, avec 28,8 % de leur délinquance totale (Tableau n° 71), mais surtout le groupe se caractérise par un niveau extraordinairement élevé de violence meurtrière ; les Indiens sont responsables à eux seuls de près des deux tiers des homicides volontaires alors qu'ils représentent à peine plus du tiers des condamnés par la cour d'assises, toutes causes confondues (Tableau n° 73). Les contemporains n'ont pas manqué d'être frappés par cet état de choses, mais ils se consolent en observant que cette violence est très largement interne au groupe et ne concerne que peu les Blancs, au moins sous ses formes les plus graves176. Et effectivement, 78,5 % des victimes d'origine connue de coups et blessures causés par des Indiens sont elles-mêmes indiennes ; plus révélateur encore, 86,3 % (38 sur 44) des Indiens condamnés pour homicide volontaire le sont pour le meurtre d'un autre Indien. Pour le Dr Corre, ce comportement meurtrier des Indiens s'explique par une multitude de considérations, tenant à la fois à "la race"177, à des sentiments de vengeance entre eux178, parfois à leur désespoir devant la situation à laquelle ils sont confrontés179, mais surtout à "l'adultère, le concubinage, la jalousie et la rivalité amoureuse", tous sentiments qu'il attribue à "des influences de nature génésique"180. C'est un point sur lequel il insiste lourdement à plusieurs reprises. Pour lui, "l'Indou est un sexuel ardent", et c'est là "le principal facteur" de sa criminalité181 ; bien sûr, il ne néglige pas les conséquences du manque de femmes, mais, pour autant, il ne s'agit manifestement pour lui que d'un facteur aggravant et non déterminant182. En réalité, il semble bien que, malgré ses prétentions à l'objectivité scientifique, ce médecin soit largement victime de ses préjugés racistes ; nous allons voir que cette vision d'un Indien à la sexualité débridée est largement contredite par les statistiques judiciaires183. L'extraordinaire violence dont font preuve les immigrants est avant tout le reflet de celle qu'ils 176. JOURDAIN/DORMOY, Mémoires, p. 150-151 ; A. CORRE, Le crime, p. 127. 177. Ibid, p. 273 : "Chez les Indous transportés, le crime de sang conserve les caractères qu'il offre habituellement chez ceux de leur race demeurés dans leur pays ; les attentats que les coolies commettent aux colonies apparaissent comme un répétition des meurtres et des assassinats décrit par Chevers dans sa Jurisprudence médicale indienne" ; cette citation d'un ouvrage médical laisse à penser que, pour Corre, le comportement meurtrier des Indiens a quelque chose de pathologique, voire même de génétique. 178. Ibid, p. 284 179. Comme cette mère qui noie son enfant âgé de cinq mois à peine faute de pouvoir le nourrir ; ibid, p. 281. 180. Ibid, p. 273-280. 181. Ibid, p. 149. 182. Chez l'Indien, "la passion est d'autant plus jalouse … (et) susceptible de sollicitations dangereuses, qu'elle a moins de moyens de se satisfaire (et) que le nombre de femmes est plus limité dans le groupe" ; ibid, p. 149-150. 183. Infra.


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subissent eux-mêmes ; elle a une fonction d'exutoire et de défoulement. Et s'ils se frappent principalement entre eux, c'est surtout parce qu'ils ont relativement peu d'occasions de le faire avec les Créoles ; les deux groupes vivent séparés, les Indiens sur les habitations, les Noirs à l'extérieur de celles-ci184. La prudence, d'autre part, leur conseille de ne pas trop "chercher" les Créoles ; en cas d'affrontement vraiment sérieux, ceux-ci favorisés par leur supériorité numérique et une meilleure connaissance du terrain, remporteraient sans doute une victoire écrasante et sanglante. Alors, les Indiens tapent sur leurs femmes, leurs enfants, leurs compagnons de souffrance et, d'une façon générale, sur leurs compatriotes, faute de pouvoir taper sur d'autres. Mais parfois, c'est le trop-plein. Les Indiens n'en peuvent plus de souffrances, de misère et d'humiliations ; menaces et coups partent alors, non pas vers d'autres Indiens, mais vers ceux qu'ils considèrent comme les responsables de leurs tourments, cadres de l'habitation et défenseurs de l' "ordre" colonial. Nous sommes malheureusement très peu renseignés sur l'évènement déclencheur de ces débordements, mais les quelques exemples connus montrent clairement qu'on est face à des réactions d'exaspération de gens qui, après avoir longtemps et beaucoup pris sur eux, cessent brutalement de se contrôler. Soupal sur l'habitation Fontarabie, à Saint-François, promet à son engagiste "de lui fendre la tête s'il revenait l'embêter en contrôlant son travail"185 ; Bahou, sur l'habitation Bel-Air, à Petit-Bourg, au géreur : "Si vous me maltraitez, je vous tuerai"186 ; Ramsamy, sur l'habitation l'Ilet, aux Abymes, menace le géreur de "le couper en morceaux s'il ne lui donne pas son congé d'acquit"187 ; Bhikary, sur l'habitation Bory, à Moule, jure à son propriétaire qu'il lui "coupera le cou" s'il fait mettre "à la geôle"188 ; Sanga, sur l'habitation Montmein, à Sainte-Anne, déclare au géreur qu'il le tuera "s'il ne lui donne pas sa ration de la veille"189 ; Jaggesseur et Somber, enfin, sur le point d'être arrêtés par les gendarmes au bourg du Moule pour une raison inconnue, les menacent de leurs bâtons tout en s'écriant : "Nous sommes libres comme les Créoles, cochons de gendarmes"190. On image l'immense frustration que recèlent tous ces différents propos, particulièrement le premier et le dernier ! Ajoutons que, à côté des cas qui précèdent, on rencontre également cinq prévenus indiens en révolte verbale violente contre leur engagiste ou un de ses sous-ordres, deux pour menaces de mort, pour une cause et en des termes non précisés, et trois pour "manquement grave", sans que nous sachions exactement en quoi il consiste191.

184. Voir infra, chap. XIX. 185. ADG, T. Corr. PAP, c. 6988, audience du 2 septembre 1882; six mois de prison. 186. Ibid, 9 décembre 1882 ; le prévenu est relaxé. 187. Ibid, c. 6989, 19 mai 1883 ; six mois. Sur le sens de ce terme, voir infra, p. 1047. 188. Ibid, 22 décembre 1883 ; un mois. 189. Ibid, c. 6990, 29 mars 1884 ; 15 jours. 190. Ibid, 21 avril 1885 ; deux fois 15 jours. 191. Dans le tableau n° 71, les menaces et manquement figurant avec l'embauchage dans la catégorie "Troubles à l'ordre du travail".


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Dans la plupart des affaires de cette nature, les auteurs de menaces ne demeurent pas au stade verbal ; très vite les coups suivent. Sur l'ensemble de la période, 50 Indiens comparaissent devant le tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre pour coups et blessures à des cadres de l'habitation192, dans 13 cas avec réciprocité de la part de ceux-ci ; quatre seulement des victimes sont les propriétaires et engagistes de prévenus, les 46 autres sont géreurs ou économes, une disproportion qui n'est guère surprenante si l'on songe que c'est essentiellement dans ces deux catégories de personnels que se recrutent la majorité des auteurs de coups et blessures à Indiens193. Apparemment, les violences des Indiens à l'encontre des engagistes et de leurs subordonnés sont donc extrêmement limitées, puisqu'on ne compte à peine, sous ce chef d'inculpation, qu'un peu plus de deux prévenus par année théorique. Mais en réalité, elles représentent une très grosse proportion de l'ensemble des affaires de coups et blessures infligés par des Indiens à des Créoles, qui se monte jusqu'au quart du total194 ; ce n'est certainement pas un effet statistique. Violents, les Indiens le sont également à l'égard des représentant de l'autorité publique, mais plutôt moins que les autres groupes ethniques, et en particulier que les Africains195. Le plus souvent, cette violence est surtout verbale (outrages) ou, si elle débouche sur des coups, pas très grave physiquement (peu de blessures). Dans tous les groupes, ce sont principalement les gendarmes et les policiers qui font ainsi l'objet de la vindicte populaire, généralement, pour le peu que nous en savons, à l'occasion d'arrestations agitées ; parfois un gardechampêtre. S'agissant plus particulièrement des Indiens, un autre corps de fonctionnaires constitue également une de leurs cibles privilégiées, ceux du service de l'Immigration ; nous connaissons six cas, soit 16 % des 37 délits de cette nature commis par des membres du groupe, où ils sont directement menacés, trois parce que l'auteur des menaces ne parvient pas à obtenir son rapatriement, deux pour éviter d'être enfermés au dépôt de Fouillole, et le dernier, qui vise directement le chef du service en personne, pour une cause inconnue. Finalement, retenons de tout ce qui précède que, quoiqu'en dise le Dr Corre196, il ne semble pas que

192. Aux Indiens viennent s'ajouter quatre Africains et deux Cap-Verdiens prévenus du même délit. 193. Supra, chap. XV. 194. Compte tenu du fait que certaines de ces agressions d'Indiens contre des cadres d'habitations ont été commises à plusieurs, les victimes sont au nombre de 32. Or, sur les 628 victimes d'origine connue de coups et blessures infligés par des Indiens, 125 sont des Créoles ; les cadres d'habitations représentent donc 25,6 % de ce dernier chiffre. 195. Sur les 147 prévenus traduits devant le tribunal correctionnel pour violences et/ou outrages à agent de l'autorité, 37 = 25,1% sont indiens; c'est très légèrement moins que leur participation totale à l'ensemble de la délinquance (26,5%). Par contre, les Africains, avec seulement 1,4 % du nombre total de prévenus, fournissent près de deux fois plus (2,7 %) des violents envers l'autorité. Tableaux nos 70 et 71. 196. Le crime, p. 144: "Dans ses haines, il (le coolie) reste dominé par la crainte et le respect du Blanc; il n'oserait porter la main sur l'homme qu'il confond avec l'Européen, et même il faut qu'il soit singulièrement poussé à bout pour s'attaquer à des gérants de couleur, dépositaires de l'autorité du maître. Cela s'est vu, mais rarement".


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"la crainte et le respect du Blanc" aient beaucoup inhibé l'esprit de résistance des Indiens ; tous ne se sont pas contentés de souffrir en silence.

c) Les crimes et délits de nature sexuelle Ce ne sont certes pas les plus importants numériquement, avec à peine 0,6 % de la délinquance et 3,3 % de la criminalité indiennes totales (Tableaux nos 71 et 73), mais le Dr Corre y consacre des développements si abondants qu'il vaut la peine d'aller vérifier de plus près de quoi il retourne exactement. Pour lui, c'est un domaine dans lequel, apparemment, les Indiens se "distinguent" tout particulièrement. "Proportionnellement aux chiffres de leurs populations respectives, les coolies m'ont semblé commettre plus d'attentats à la pudeur et de viols que les Créoles (presque le double)", calcule-t-il en se basant sur les dossiers qui lui ont été communiqués par le parquet de Pointe-à-Pitre pour la période 1879-1884, ajoutant qu'il n'y a là rien d'étonnant "dans une catégorie ethnique où les instincts sexuels apparaissent si intenses et où l'élément féminin se trouve si réduit"197. Mais les chiffres titrés de l'activité effective des juridictions concernées font apparaître une réalité assez différente. Il est bien vrai que les Indiens sont surreprésentés dans la catégorie des délits sexuels, fournissant 70,0 % des origines dans ce domaine, alors qu'ils ne représentent que 26,5 % de l'ensemble des prévenus devant le tribunal correctionnel (Tableau n° 71), mais, en dehors de propos ou de gestes éventuellement déplaisants pour ceux qui les voient ou les entendent, les actes dont il est question ici sont généralement sans conséquences pour les tiers et traduisent surtout les profondes frustration sexuelles d'une population masculine condamnée à l'abstinence. Par contre, s'agissant des crimes de nature sexuelle, exprimant un comportement violent, "bestial" même, pour reprendre l'expression employée par Corre, et physiquement et psychologiquement traumatisant pour celles qui en sont victimes, nous sommes loin de la situation décrite avec complaisance par cet auteur ; avec 19,5 % seulement des condamnés à ce titre par la cour d'assises alors qu'ils représentent 34,8 % du total des accusés sanctionnés par celle-ci, leurs "performances" en la matière sont très nettement inférieures à celles des Créoles, pour qui ces mêmes proportions sont de 79,1 et 57,1 % respectivement (Tableau n° 74). L'Indien est peut-être "un sexuel", mais il garde largement sa sexualité pour lui.

d) L'incendie volontaire Plus encore que le vagabondage, c'est l'incendie qui, pour les planteurs, caractérise le comportement criminel des Indiens. Et effectivement, ceux-ci sont tout particulièrement pré197. Ibid, p. 282-283. La suite n'est pas triste: "Le viol, chez l'Indou, n'a point pour victime ordinaire une fille ou une femme adulte … Il est brutal, bestial même. Il est commis le plus souvent sur des petites filles qui approchent de la puberté, rencontrées seules au milieu des champs, prises par la force, ou, plus ou moins précoces, amenées sans grand peine à se prêter à ce qu'on désire d'elles".


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sents dans ce type d'infraction ; sur les 167 condamnés par la cour d'assises de Pointe-à-Pitre pour incendie volontaire, 147 sont indiens, soit 88,0 %, représentant près du tiers des condamnations criminelles du groupe (Tableaux nos 72 et 73). Le feu est mis, généralement de nuit, soit, le plus souvent, à des cannes sur pied ou déjà coupées et emmagasinées avant d'être passées au moulin, soit à des cases de travailleurs ou à des bâtiments tournés vers la production (cases à bagasse …), mais rarement à une maison d'habitation198, sans soute par peur des représailles s'il advenait qu'un des membres de la famille de l'engagiste fût brûlé dans cet incendie199. Pour le Dr Corre, ce "mode d'attentat" est celui "qui répond le mieux aux modalités (du) caractère" des Indiens ; "c'est le crime à la portée des natures lâches et rusante"200. Mais au-delà de cette "explication" une nouvelle fois génétique et raciale, il doit bien convenir que si "l'incendie, chez les Indous, est quelquefois commis par vengeance particulière ou dépit amoureux ou pour faciliter un vol, … il reconnaît pour cause habituelle les mauvais rapports existant entre les engagés et les engagistes"201. Ce que confirment les plus hautes autorités administratives et judiciaires de la colonie : "Je ne doute pas, écrit le procureur général Baffer, que plus d'une fois les incendiaires aient été poussés par une invincible paresse ou par leurs féroces instincts, mais je suis porté à craindre que … plus d'une fois … le retard dans le payement des salaires …, mais (aussi) l'insuffisance dans la nourriture et une discipline impitoyable n'aient mis dans la main la torche incendiaire". Ainsi Aréquion, lors des dernières assises de Pointe-à-Pitre, "s'avouait coupable, mais il ajoutait que ses souffrances l'avaient poussé à bout ; on ne le payait pas, on le nourrissait mal, on le battait, et il portait des traces de coups". Et c'est sans surprise que l'on apprend que, "de toutes les habitations de la colonie, celle qui a fourni le plus grand nombre d'incendiaires dans cette période, … c'est l'habitation Sainte*Marthe", appartenant aux Pauvert202. Et trois ans plus tard, le gouverneur Lormel note à son tour que, "s'il faut en croire ces hommes, ils ont été poussés au crime par les mauvais traitements que leur font subir leurs engagistes … Tout en faisant la part de l'exagération, on ne peut se défendre de la pensée qu'il doit y avoir quelques fondement dans leurs plaintes"203. Sous cette plume et pour cette époque, l'emploi d'une telle litote vaut affirmation formelle. 198. A. CORRE, Le crime, p. 144-145 et 287-288. 199. Ayant demandé à des incendiaires indiens de Sainte-Marthe pourquoi ils ne brûlaient que des champs de canne sans jamais toucher aux habitations, le procureur général Baffer s'entend répondre : "Si nous mettions le feu chez Mr Pauvert, il ne nous livrerait pas aux tribunaux, il se ferait justice lui-même" ; ANOM, Gua. 188/1144, rapport au gouverneur sur les dernières sessions d'assises, 20 juin 1865. 200. Le crime, p. 144 201. Ibid, p. 287. 202. ANOM, Gua. 188/1144, rapport du gouverneur du 20 juin 1865. 203. Ibid, Lormel à M. Col., 1er décembre 1868.


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En fait, lorsque nous sommes informés sur la chronologie de ces incendies, on constate qu'ils ne constituent jamais la première réaction de ceux qui les allument. Dans un premier temps, les Indiens maltraités se contentent de menaces, qui, comme celles précédant les échanges de coups204, révèlent d'abord la profondeur du désespoir de ceux qui les profèrent205. C'est seulement lorsque plaintes et menaces se sont révélées infructueuses qu'ils passent à l'acte, et encore pas toujours immédiatement ; il arrive parfois que, comme dans une sorte d'ultime avertissement, le futur incendiaire commette quelque délit, comme s'enfuir de l'habitation206, voire même qu'il s'engage dans la voie de comportements dramatiques pour hurler sa souffrance207, mais en vain, finalement. "C'est toujours la même chose, note le Dr Corre208. L'incendie est commis volontairement avec préméditation, à la suite d'actes arbitraires ou brutaux, que l'instruction atténue ou récuse, le plus ordinairement, mais qui m'ont semblé la plupart du temps trop réels, à l'examen des dossiers". En raison de l'ampleur considérable du phénomène209, les incendies constituent la grande hantise des planteurs210, qui, évidemment, réclament à l'encontre de ceux qui les allument une répression extrêmement sévère. Mais celle-ci est totalement inefficace. Les Indiens qui se décident finalement à mettre le feu, faute de pouvoir se faire entendre autrement, ont déjà vécu, depuis leur arrivée en Guadeloupe, des horreurs telles qu'ils en sont arrivés au point où plus rien ne peut les faire reculer : "l'Indien brave la prison, l'envoi à Cayenne l'effraie peu, il va même jusqu'à paraître peu soucieux de la vie", note le commissaire à l'immigra204. Voir supra. 205. Huit Indiens sont traduits devant le tribunal correctionnel pour menaces d'incendie envers leurs engagistes, dans deux cas, pour obtenir leur congé d'acquit, un pour éviter d'être arrêté, un autre pour ne pas être enfermée à l'hôpital de l'habitation (qui, rappelons-le, sert souvent de prison) ; plus quatre causes n. d. dans les jugements. 206. Tel Vadiapin, dont le cas est présenté par A. CORRE, Le crime, p. 288 : on l'oblige à travailler alors qu'il n'est manifestement pas en état de le faire ; quand il proteste, il est menacé et battu ; il finit par s'enfuir avant de revenir plus tard mettre le feu à un champ de canne. 207. ANOM, Gua. 180/1116, rapport du commissaire à l'immigration du 8 novembre 1861 : on a arrêté comme incendiaires quatre Indiens de l'habitation Gaalon, à Petit-Canal (un planteur dont nous savons par ailleurs qu'il était particulièrement brutal avec ses immigrants). Ils s'étaient déjà plaints à plusieurs reprises contre leur engagiste, mais sans pouvoir prouver leurs dires, notamment parce qu'ils n'avaient pas de traces de coups sur le corps alors qu'ils l'accusaient de les avoir frappés. En désespoir de cause, ils se sont faits entre eux des blessures volontaires pour pouvoir accuser Gaalon, toujours sans que la justice réagisse. Et finalement, ils ont mis le feu. 208. Le crime, p. 290. 209. On voir sur le tableau n° 73 que les incendies volontaires représentent 12,7% des condamnations prononcées par la cour d'assises de Pointe-à-Pitre entre 1859 et 1887. Or, sur une période à peu près comparable (1861-1880), ce même crime ne concerne que 5,0 % des accusés traduits devant l'ensemble des cours d'assises métropolitaines ; Compte général de l'administration de la justice criminelle en 1880, p. CXXXIV-CXLI. Certes, ces deux pourcentages ne sont pas absolument comparables, puisque le premier porte sur des condamnés et le second sur des accusés, mais l'écart est trop considérable pour être expliqué uniquement par cette différence de définition. L'incendie volontaire est bien une "spécialité" coloniale, et plus particulièrement indienne. 210. CG Gpe, SO 1868, p. 416, "un membre" anonyme : c'est "un fléau qui met tout en péril et sème l'effroi sur nos propriétés" ; ANOM, Gua. 188/1144, gouverneur Lormel à M. Col., 1er décembre 1868 : "Les malheureux colons sont menacés dans leur fortune, dans leur existence même" par ces incendies


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tion Huguenin à propos des incendiaires, ajoutant qu'il faudrait une exécution capitale pour faire cesser ces agissements211. De 1865 à 1873, un bagne flottant est installé dans la rade de Pointe-à-Pitre pour les immigrants condamnés aux travaux forcés ; puis il est supprimé, et les bagnards sont envoyés en Guyane. Quelques années plus tard, des planteurs, convaincus qu'on ne peut plus "contenir" les Indiens et que les incendies se multiplient comme jamais auparavant, réclament son rétablissement212, mais, sur le vu du nombre de condamnations, leur demande est repoussée213. De toutes façons, ils seraient mal venus de se plaindre du laxisme de la justice. En étudiant maintenant la répression judiciaire de la délinquance et de la criminalité indiennes, nous allons voir que c'est à propos des incendies volontaires qu'elle est la plus rigoureuse.

2.4. La répression judiciaire Après avoir présenté les caractéristiques générales de la justice pénale guadeloupéenne à l'époque de l'immigration, nous analyserons la répression de la délinquance et de la criminalité indiennes en nous situant d'un double point de vue : par comparaison avec les autres groupes ethniques et à travers son évolution dans le temps.

a) Caractéristiques générales de la justice pénale en Guadeloupe post-esclavagiste Il ne fait pas bon se retrouver devant les juges dans la Guadeloupe du Second Empire et du début de la Troisième République, surtout si l'on est noir ou indien ; cette justice est à la fois extrêmement sévère et raciste. Les deux tableaux nos 74 et 75 guideront notre démarche.

1. La justice pénale guadeloupéenne du troisième quart du XIXe siècle est, tout d'abord, d'une extrême sévérité. Elle l'est, en premier lieu, parce que ceux qui ont le malheur de comparaître devant elle ont toutes les "chances" de se retrouver condamnés. C'est tout particulièrement vrai pour ce qui concerne le tribunal correctionnel, où le taux de relaxe est toujours inférieur à 10 %, quelle que soit l'origine des prévenus, et de 8,2 % en moyenne ; par comparaison, avec près de 30 % d'acquittements, toutes origines confondues, la cour d'assises paraîtrait presque laxiste. Le 211. ANOM, Gua. 188/1144, extrait de son rapport au directeur de l'Intérieur pour le troisième trimestre 1864, s. d. 212. CG Gpe, SO 1878, p. 90-91, pétition en ce sens de 35 engagistes et examen par la commission de l'immigration. Même demande à la Martinique ; voir l'article du Propagateur, le journal des colons extrémistes, du 9 août 1876, cité par V. SCHOELCHER, Polémique coloniale, t. I, p. 277. 213. CG Gpe, SO 1878, p. 111.


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même décalage entre les deux juridictions s'observe également en France, et sensiblement avec la même ampleur, mais c'est avec une certaine surprise que l'on constate que les juges métropolitains condamnent avec plus d'ardeur encore que leurs confrères guadeloupéens, avec seulement 6,7 %de relaxes et 24,1 % d'acquittements sur l'ensemble de la période 18611880214 ; nous allons voir comment expliquer cela.

Tableau n° 74 LA REPRESSION DE LA DELINQUANCE Relaxes Nombre Créoles Indiens Africains TOUTES ORIGINES (c)

Nombre moyen de jours de prison (b)

Taux (a)

Tous délits

Vol

Vaga.

CBl.

733 353 17

7,6 9,7 8,7

103 114 79

147 121 83

66 88 53

52 62 67

1.120

8,2

109

135

69

56

Notes (a) Nombres de relaxes/nombre total de prévenus du tableau n° 65 A, p. 983. (b) Hors relaxes (c) Les autres groupes n'ont pas été intégrés dans ce tableau ni le suivant en raison du petit nombre de cas les concernant.

En second lieu, en raison de la nature et du quantum des peines prononcées. Au correctionnel, tout d'abord, les condamnations à une amende seulement sont, à la différence de la métropole215, extrêmement rares, 187 cas en tout et pour tout sur les 12.542 prononcées par le tribunal de Pointe-à-Pitre pendant toute notre période (1,5 %) ; sans doute est-ce parce que les juges ont conscience qu'il est inutile d'infliger une telle sanction à des gens qui, de toutes façons, n'ont ni les moyens de payer, ni rien que l'on puisse saisir pour les y contraindre. La quasi-totalité des peines correctionnelles consistent donc ici uniquement en de la prison216. Et elles peuvent parfois atteindre des durées monstrueuses eu égard à la minceur des faits. Le cas extrême et, si l'on ose dire, caricatural est celui de ces deux Indiens envoyés six mois en prison pour avoir volé 45 centimes (!) à une dame créole dans des circonstances que nous ignorons217. Bien sûr, il s'agit là d'un cas unique et scandaleux, mais, si l'on prend ce qui 214. Pour ne plus y revenir par la suite, rappelons que toutes les comparaisons avec l'activité des juridictions pénales métropolitaines sont tirées du Compte général de l'administration de la justice criminelle en 1880 ; les tableaux statistiques rétrospectifs sur l'activité des cours d'assises se trouvent aux p. CXXXIV-CXLI, et ceux sur les tribunaux correctionnels aux p. CXLVIII-CLI. Dans les développements qui suivent, nous nous abstiendrons désormais de redonner systématiquement cette référence. 215. Où elles représentent 39,6 % du total des condamnations correctionnelles entre 1861 et 1880. 216. Prison ferme uniquement ; le sursis n'apparaît dans le droit pénal français qu'en 1891. 217. ADG, T. Corr. PAP, c. 7000, audience du 24 mai 1877, affaire Mohesh et Kallou; bien qu'une telle conversion à plus d'un siècle de distance n'ait pas grand sens, cela représenterait environ 1,50 € en monnaie actuelle.


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Tableau n° 75 LA REPRESSION DE LA CRIMINALITE A. Globalement, par origines Créoles Nombre total d'accusés dont acquittés

Indiens

TOUTES ORIGINES

Nombre %

1.085 337 31,0

586 131 22,3

1.862 553 29,7

Nombre % (a) moyenne hors acq. (b)

748 620 82,9 903

455 275 59,3 1.332

1.309 965 73,7 1.054

Nombre total de condamnés dont PRISON

dont T.F.

Nombre % (a)

123 16,4

183 40,2

336 25,7

dont PERPETUITE

Nombre % (c)

9 7,3

44 24,0

58 17,3

Moyenne T. F. à temps (b)

3.036

3.527

5

2

dont MORT

3.306 8 (d)

Notes (a) % du nombre total de condamnés (b) En jours (c) % du nombre de condamnés à T. F. (d) Le huitième est un métropolitain

B. Criminalité indienne Durée moyenne des condamnations (a) Crimes sexuels Coups et blessures Vols aggravés Homicide volontaire Incendie volontaire

Prison

Travaux forcés (b)

1.368 646 1.162 1.916 2.183

2.555 2.805 5.045 3.392

Notes (a) En jours (b) Condamnations à temps uniquement

symbolise le mieux la micro-délinquance de proximité, le vol de poules au sens propre de ce mot, il apparait que les juges ne font pas non plus preuve de beaucoup d'indulgence : sur les 71 cas concernant des Indiens devant le tribunal de Pointe-à-Pitre entre 1859 et 1887, cinq seulement ont donné lieu à relaxe, un seul à une amende, et tous les autres se sont terminés par


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de la prison ; les peines s'échelonnent de deux jours à quatre mois (nous disons bien quatre), le "tarif" habituel étant de quinze jours et la moyenne de vingt218. Quittons maintenant les exemples ciblés pour élargir notre propos aux grandes catégories de délits, telles qu'elles apparaissent dans le tableau n° 74. On voir que la justice a la main lourde : trois mois et demi tous délits et toutes origines confondues, quatre et demi pour les vols, autour des deux mois pour le vagabondage et les coups et blessures. La comparaison avec la métropole est difficile, dans la mesure où l'activité des tribunaux correctionnels a donné lieu à peu d'études et les statistiques judiciaires ne publient pas de telles moyennes. Mais l'un des rares exemples disponibles, celui du département de l'Hérault, semble montrer en Guadeloupe une répression plus sévère des vols et surtout du vagabondage219, et inversement une plus grande indulgence pour les coups et blessures220. Au criminel, l'ardeur répressive de la cour d'assises de Pointe-à-Pitre semble se situer sensiblement au même niveau qu'en France, les différences observables n'étant pas réellement significatives de jurisprudences fondamentalement divergentes. S'il est vrai qu'il y a relativement peu de peines de réclusion, probablement parce que les prisons locales sont mal équipées pour pouvoir les appliquer "efficacement"221, la contrepartie en est que 25,7 % des condamnés sont envoyés au bagne222, une proportion très légèrement inférieure à celle de la métropole (26,8 % de 1861 à 1880), mais qui s'inverse lorsqu'il s'agit de travaux forcés à perpétuité223. Par contre, compte tenu du lieu et de l'époque, on s'attendrait à trouver davantage de peines de mort224, mais, si l'on y ajoute les travaux forcés à perpétuité, qui sont une forme

218. Cas retenus : les vols simples uniquement, sans autre délit connexe (ex. vagabondage) et récidivistes exclus). 219. Mais nous savons que ce délit est considéré comme beaucoup plus grave et attentatoire à l' "ordre" social dans le contexte antillais qu'en métropole. 220. M. R. SANTUCCI, Délinquance et répression au XIXe siècle. L'exemple de l'Hérault, Paris, Economica, 1986, p. 354-359. 221. En tout 135, toutes origines des accusés confondues, soit 10,3 % du nombre total de condamnations ; en métropole, elles en représentent 20,8 % de 1861 à 1880. Nota : dans un souci de simplification et parce que, dans le triste état des prisons guadeloupéennes de l'époque, il ne devait pas y avoir une bien grande différence, nous avons englobé les peines de réclusion dans un chiffre unique avec celles de prison dans le tableau n° 75. 222. Soit sur des pontons flottants amarrés en rade de Pointe-à-Pitre, jusqu'en 1873, soit en Guyane. Il semble que la première de ces deux formes ait été destinée plutôt aux immigrant la seconde plutôt aux Créoles, mais elles ne paraissent pas exclusives l'une de l'autre ; sur l'ensemble de cette question, voir O. KRAKOVITCH, "Les Antillais et les bagnes de Cayenne : une nouvelle approche de la répression dans les Caraïbes", Revue Historique, t. CCLXXXV, 1990, p. 89-100. 223. En Guadeloupe, 17,3 % des condamnés au bagne entre 1859 et 1887 le sont à perpétuité, en métropole 14,7 % de 1861 à 1880. 224. Sur les huit cas répertoriés dans le tableau n° 75, sept (quatre Créoles, deux Indiens, un métropolitain) sont des homicides volontaires, tous avec préméditation et/ou guet-apens, dont un (par un Indien) sur un enfant avec violences sexuelles ; le huitième, par un Créole, est un incendie volontaire avec tentative d'extorsion. Nous ne savons pas si ces peines ont été exécutées ou non.


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d'envoi à la mort à terme225, on arrive tout de même à 5,0 % du nombre total des condamnations aux assises, légèrement plus, proportionnellement, qu'en France226. Finalement, si l'on intègre dans une sorte de "pesée globale" la nature, le volume et le quantum des peines prononcées par les juridictions pénales guadeloupéennes à l'époque de l'immigration, il apparaît que celles-ci ne sont pas sensiblement plus répressives que leurs homologues métropolitains. C'est une conclusion un peu surprenante, dans la mesure où, s'agissant d'une justice coloniale, on s'attendrait a priori plutôt au contraire227, mais qui, de l'aveu même de la presse usinière, est avant tout la conséquence du faible niveau de la délinquance et de la criminalité dans la Guadeloupe post-esclavagiste, une fois "digérés" les soubresauts de l'Abolition et les excès répressifs des années 1850228. Que, dans ces conditions, les juridictions de l'île soient aussi sévères que celles de la métropole alors que la situation pénale locale ne le justifie pas, semble bien néanmoins constituer la preuve a contrario de l'extrême dureté de cette justice. 2. Non seulement dure, mais également raciste, cherchant le plus possible à épargner les Blancs en général et les Blancs créoles en particulier. Malgré les difficultés que l'on rencontre parfois pour identifier ces derniers dans les arrêts et jugements229, il est clair que les prévenus/accusés de naissance ou d'ascendance européenne bénéficient de la part des juridictions locales d'un traitement de faveur. C'est particulièrement aveuglant pour les décennies 1860 et 1870, pendant lesquelles nous n'avons pas rencontré plus de quatre ou cinq Blancs créoles 225. "Ces deux sanctions ont la même finalité : elles ont toutes deux pour conséquence de "débarrasser" la société du délinquant, soit de façon immédiate par la guillotine, soit à un peu plus long terme par le bagne" ; G. MICKELER, "Le jugement des peines perpétuelles : le cas des assises d'Eure-et-Loir au XIXe siècle", La cour d'assises. Bilan d'un héritage démocratique, Paris, AFHJ, Documentation Française, 2001, p. 42. 226. De 1861 à 1880, les condamnations à mort + T. F. à perpétuité représentent 4,6 % du total des peines prononcées par les cours d'assises métropolitaines. 227. L'exemple de l'Algérie à la même époque éclaire bien ce qu'est alors une justice coloniale "classique" en matière pénale. Les Musulmans y sont livrés pieds et poings liés à des tribunaux et des jurys composés uniquement d'Européens, qui, selon les cas, se montrent "inexorables", "impitoyables" ou "féroces" envers eux, surtout si les intérêts des colons sont en jeu. Au début du XXe siècle, un journal républicain qualifie la "justice" coloniale algérienne de "musée des horreurs judiciaires" ; Ch. R. ACERON, Les Algériens musulmans et la France (1871-1919), Paris, PUF, 1968, t. I, p. 206-209, et t. II, p. 676-690. 228. Courrier, 15 févier 1887 : vives protestations contre un projet de relégation des récidivistes métropolitains dans les vieilles colonies ; "ici, nous sommes livrés à nous-mêmes, et la tranquillité dont nous jouissons est le plus bel éloge qu'on puisse faire de la bonté de nos populations. Nous vivons sans soldats et presque sans sergents de ville". 229. Les métropolitains, Européens d'autres nationalités et Américains du Nord et du Sud sont très facilement identifiables par leur lieu de naissances. Impossible, par contre, pour les Créoles, dont la couleur n'est évidemment pas indiquée dans les documents administratifs. Que l'on veuille bien nous excuser pour cet argument "d'autorité", mais c'est uniquement à partir d'une longue expérience de la Guadeloupe, de son histoire, de ses archives et de la connaissance de sa population actuelle que l'on peut savoir à peu près "qui est qui". Et encore, sommes-nous bien certain d'avoir commis des erreurs et des oublis ; même au XIXe siècle, et a fortiori aujourd'hui, certains noms de famille sont portés à la fois par des Blancs, des Nègres et des mulâtres.


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condamnés à une peine de prison, quels que soient les faits pour lesquels ils sont poursuivis ; dans tous les autres cas, des amendes uniquement. Quant aux métropolitains et autres Européens, ils ne sont eux aussi que très rarement envoyés en prison, et ceux à qui cela arrive sont généralement de pauvres hères échoués en Guadeloupe dans les lendemains immédiats de l'Abolition et qui "zonent" faute de pouvoir repartir ; ou sinon, il s'agit de matelots arrêtés pour délits divers (coups et blessures ou trouble à l'ordre public, le plus souvent) lors d'une escale. Le déséquilibre se résorbe ensuite très légèrement à partir de 1880. L'arrivée dans les prétoires d'une nouvelle génération de magistrats républicains se traduit par un plus grand nombre de condamnations de prévenus et accusés blancs, d'origine locale ou non, à des peines de prison, même si, globalement, les amendes continuent à dominer. On doit d'ailleurs s'interroger sur le point de savoir dans quelle mesure ces peines de prison prononcées à leur encontre ont été effectivement exécutées, et dans quelles conditions ; nous n'avons évidemment aucun moyen de le savoir, mais une anecdote rapportée par le Dr Corre laisse à tout le moins dubitatif230. Sans doute le tableau que nous venons de dresser pèche-t-il par son côté excessivement impressionniste, mais quelques données sérielles viennent heureusement confirmer le contenu des développements qui précédent. En premier lieu, la répartition des peines prononcées par le tribunal correctionnel. Nous pouvons identifier 228 prévenus blancs, 30 métropolitains, 21 "divers" (Autres Européens et Américains du Nord et du Sud), une dizaine de Blancs créoles martiniquais et 167 Blancs créoles guadeloupéens231. Pris dans leur globalité, leur taux de relaxe est de 15,8 %, et 66,2 % de ceux qui sont condamnés sont frappés d'une amende seulement, contre 8,2 et 1,5 % respectivement pour l'ensemble des prévenus ; ajoutons en outre que, alors que ce groupe ne représente que 1,7 % du nombre total de prévenus, il bénéficie (et ce mot est à prendre stricto sensu dans le contexte de l'époque) de 68,0 % des condamnations à une amende seulement prononcées par le tribunal. Même genre de constatation, en second lieu, s'agissant des décisions de la cour d'assises. Sur les 107 Blancs traduits devant elle (47 métropolitains, 7 "divers", un Martiniquais et 52 230. "Il s'agit d'une femme de souche aristocratique, riche habitante du Moule, qui osa torturer de la façon la plus atroce des Indiens soupçonnés de vol à son détriment" ; elle fut condamnée à six ans de réclusion criminelle par la cour d'assises de Basse-Terre, en 1874. "C'était sous le septennat de MacMahon ; des protecteurs se remuèrent et parvinrent à éveiller de la pitié en (sa) faveur … On (lui) permit d'accomplir sa peine dans une salle confortable de l'hôpital miliaire, où religieuses et infirmières furent mises à son service". Note au bas de la page : "L'hôpital militaire recevait parfois des femmes d'employés ou de fonctionnaires ; une belle salle de cinq à six lits leur était réservée ; cette salle devint la prison très ouverte de Madame de V…" ; A. CORRE, Le crime, p. 91-92. 231. En observant d'ailleurs que ceux-ci ne représentent que 1,7 % du nombre total des prévenus créoles, alors que les Blancs représentent 7 % de la population guadeloupéenne en 1848 et encore 5 % en 1905 ; J. FALLOPE, Esclaves et citoyens, p. 467-468. C'est dire qu'ils sont favorisés dès le départ, puisque le parquet ne les poursuit pas autant qu'il pourrait probablement le faire.


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Guadeloupéens), 86 sont acquittés, soit 80,4 % contre 29,7 % pour l'ensemble des accusés. Tous les condamnés sauf un le sont à de la prison ; pas de travaux forcés, une peine de mort, un métropolitain, mais pour un crime qui, de toutes façons, l'aurait envoyé à la guillotine devant n'importe quelle cour d'assises232. Enfin, les peines de prison prononcées contre les Blancs sont en moyenne deux fois moins longue que celles infligées aux autres catégories de condamnés : en correctionnelle, 52 jours contre 109 ; aux assises, 549 contre 1.054.

b) Comparaison entre les origines : les Indiens plus lourdement frappés Les Indiens sont tout spécialement victimes du racisme des juges, que ce soit pour certains crimes et délits en particulier ou dans la répression de leur délinquance et leur criminalité en général. Voilà tout d'abord trois types d'affaires pour lesquelles la comparaison est directement possible entre le traitement infligé aux Indiens pour certains faits et celui réservé, pour les mêmes faits, aux membres de l'encadrement des habitations sur lesquelles ils travaillent. Le premier concerne les comportements meurtriers qu'adoptent parfois les uns et les autres. Nous savons que la cour d'assises de Pointe-à-Pitre n'hésite pas à acquitter des propriétaires (Mocomble, Mignard) ou des géreurs et économes (Dupuy) coupables d'assassinat sur la personne d'un de leurs immigrants, mais qu'en est-il dans l'autre sens ? Nous n'avons pas trouvé, pendant la période 1859-1887, d'Indien accusé de meurtre à l'encontre d'un planteur ou d'un de ses sous-ordres, mais seulement un cas de tentative d'assassinat perpétrée par deux engagés de l'habitation Richeplaine à l'encontre d'un des surveillants de la propriété ; pour cela, ils prennent l'un et l'autre des travaux forcés à perpétuité233. La comparaison est édifiante. Plus édifiante encore, celle qui suit au sujet des coups et blessures sans réciprocité infligés par des immigrants aux membres de l'encadrement des habitations234. Ils sont 43 traduits sous ce chef d'accusation devant le tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre entre 1859 et 1887, dont quatre Africains et deux Cap-Verdiens. Quatre seulement sont relaxés, soit 9,3 %, une proportion deux fois moindre que celle des relaxes dont bénéficient les cadres d'habitions ac-

232. Meurtre de son épouse avec préméditation. 233. ANOM, Gr. 1404, C. d'Ass. PAP, arrêt du 24 octobre 1874. 234. Commandeurs et mestrys exclus ; tels que la plupart des jugements sont rédigés, on ne sait jamais très nettement s'ils sont impliqués ès qualités ou à titre personnel ; la première hypothèse est la plus vraisemblable, mais certainement pas dans tous les cas.


1035

cusés de coups et blessures envers les Indiens (20,3 %)235. S'agissant maintenant des sanctions prononcées par le tribunal, elles consistent toutes en des peines de prison, parfois accompagnées d'amende, alors que seulement 23,2 % des cadres d'habitations sont condamnés à l'incarcération. Le même décalage au détriment des immigrants s'observe à propos du quantum de ces peines de prison ; elles se situent toutes entre un mois et un an et un jour, moyenne = 265 jours par condamnation, contre 2 à 30 jours et une moyenne de 10 pour les cadres d'habitation jugés contradictoirement (et même quand ils sont condamnés par défaut, ils sont encore plus de deux fois moins lourdement frappés, avec une moyenne de 115 jours seulement). De toute évidence, la balance de Thémis est truquée. Encore peut-on arguer ici que deux affaires ne se ressemblent jamais, que le même chef d'accusation peut dissimuler des faits très différents, et que les divergences entre les jugements ne font souvent que refléter celles existant entre les circonstances. Certes, mais comment, alors, justifier le véritable fossé que l'on constate entre les condamnations frappant respectivement les Indiens et les cadres d'habitations dans les onze affaires connues de coups et blessures réciproques, bien que, pour chacune d'elles, le fond soit le même pour les prévenus des deux groupes et que ceux-ci se fassent directement face ?

Tableau n° 76 LES DIFFERENCES DE JUGEMENTS SELON LES ORIGINES DANS LES AFFAIRES DE COUPS ET BLESSURES RECIPROQUES ENTRE INDIENS ET CADRES D'HABITATIONS Tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre 1866 (a) - 1887 Nombre de prévenus

Indiens 13

Cadres d'habitations (b) 11

Nombre de peines de prison (Nombre moyen de jours par condamnation)

9 (56)

Nombre de peines d'amende (Montant moyen, en F)

3 (30)

5 (27)

1

5

Nombre de relaxes

1 (1) (c)

(a) Pas de cas antérieur (b) Tous créoles sauf un métropolitain ; à en juger par leurs noms, tous les Créoles sont des Blancs. (c) Nous disons bien : UN jour! Source : ADG, T. Corr. PAP, passim.

Le seul commentaire que puisse susciter ce tableau tient en trois mots : Justice de race. 235. Sur les affaires de coups et blessures infligés par des membres de l'encadrement des habitations à des Indiens et les peines prononcées à l'encontre des coupables, voir supra, p. 945 pour les comparaisons.


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Pour ce qui concerne ensuite la répression de la délinquance et de la criminalité en général, la comparaison est, ici, très largement défavorable aux Indiens. En correctionnelle, tout d'abord (Tableau n° 74), ce n'est pas sans une certaine surprise que l'on observe le taux de relaxe supérieur dont les Indiens bénéficient par rapport aux deux autres groupes ; peut-être est-ce parce que les juges savent que leurs "débordements" peuvent également être réprimés par l'administration, et donc que l'intervention de la justice est moins indispensable, alors que seule la prison peut "contenir" les Créoles (?). En tout cas, s'il les condamne proportionnellement moins souvent, le tribunal se "rattrape" ensuite largement sur le quantum des peines. Les Indiens constituent le groupe le plus pénalisé pour l'ensemble des délits, toutes incriminations confondues, ainsi que pour le vagabondage ; ils ne viennent qu'en seconde position derrière les Africains pour les coups et blessures, mais tout de même loin devant les Créoles. Par contre, le fait que ceux-ci constituent le groupe le plus lourdement frappé dans la répression des vols est probablement la conséquence de la variété plus large et de la valeur plus élevée des objets dérobés et des détournements opérés, par rapport à ce que peuvent faire les immigrants, qui se volent surtout entre eux, entre miséreux. Mais on note que, dans chacun des trois groupes, les délits contre la propriété (Vol) sont toujours réprimés plus sévèrement que ceux contre les personnes (Coups et blessures) ; c'est un classique de l'histoire de la justice pénale française au XIXe siècle. Enfin, on peut se demander si l'espèce de hiérarchie dans la répression qui semble se dessiner entre les différents groupes ne traduit pas plus ou moins les préjugés des magistrats blancs locaux sur ceux-ci. Le Blanc, "supérieur" à tous les autres est, nous l'avons vu, peu pénalisé, le Nègre créole, "supérieur" à l'Indien l'est moins que lui, et l'Africain est tellement "sauvage" qu'il est inutile de le condamner lourdement, sauf dans le domaine où sa "sauvagerie" est la plus dangereuse socialement, celui des coups et blessures. Aux assises, en second lieu, les Indiens constituent indiscutablement le groupe de très loin le plus maltraité par les jurys, comme le montre la gradation des proportions les concernant dans le tableau n° 75 : ils représentent 31,5 % des accusés, 34,7 % des condamnés, 54,4 % de l'ensemble des peines de travaux forcés et 75,8 % de celles à perpétuité. Il est certain que leur présence en nombre parmi les incendiaires pèse très lourdement sur les statistiques criminelles les concernant, puisqu'ils fournissent 88 % des condamnés pour incendie (147 sur 167), alors qu'inversement ce crime est la cause des deux tiers (31 sur 46) des condamnations à une peine définitive (mort + T. F. à perpétuité) les frappant ; à côté des incendies, 36 peines de ce type, dont les deux condamnations à mort prononcées contre des Indiens, sanctionnent un homicide, ou tentative, et l'on trouve en outre une affaire de vol avec violences et une de coups et blessures particulièrement graves. Pour ce qui concerne, d'autre part, le quantum des peines qui leur sont infligées, il est très supérieur à celui des Créoles, qu'il s'agisse de prison ou de travaux forcés à temps. Dans tous les cas, elles sont extraordinairement longues ; toutes origines confondues, près de trois et plus de neuf ans respectivement en moyenne mais elles


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sont encore plus longues pour les Indiens, qui passent neuf mois de plus en prison et sept de plus au bagne que l'ensemble des condamnés. Enfin, type de crime par type de crime, si on laisse de côté l'homicide volontaire, qui, par sa nature même, est le plus sévèrement puni, on observe que, ici aussi, les attentats contre la propriété (incendies et vols) sont toujours plus lourdement sanctionnés que ceux contre les personnes (coups et blessures), que ce soit par de la prison ou par des travaux forcés.

c) Evolution dans le temps : la montée de la répression On peut la retracer à partir du tableau n° 77 et des graphiques nos 11 et 12. Ils permettent d'aboutir aux observations suivantes. 1) Que ce soit au correctionnel ou au criminel, les juges guadeloupéens ont manifestement mis un certain temps avant de parvenir à une jurisprudence à peu près stable en matière de répression des comportements pénalement répréhensibles des Indiens. On observe en effet, pendant toute la décennie 1860, de considérables variations d'une année sur l'autre dans les taux de relaxe et d'acquittement236, ainsi d'ailleurs que dans la durée moyenne des peines de travaux forcés prononcées par la cour d'assises. En fait, les Indiens sont encore relativement peu nombreux à comparaitre devant les juridictions pénales de l'île, leur délinquance et leur criminalité sont peu importantes, tant en niveaux absolus que proportionnellement à celles de l'ensemble de la population guadeloupéenne, et il n'est donc pas surprenant que les juges aient un peu de mal à fixer leur opinion sur le sujet. Cette instabilité dans la répression prend fin autour de l'année 1870. Au-delà, délinquance et criminalité évoluent de façon divergente.

2)

Au correctionnel, qu'il s'agisse du niveau moyen des peines ou du taux de relaxe, la

tendance demeure, au-delà des inévitables fluctuations annuelles, à peu près étale et stable jusqu'au troisième quart des années 1870 (Graphique n° 11). La suite est plus erratique. On ne voit pas bien à quoi correspond la très forte poussée de répression observable à travers le véritable bond du nombre moyen de jours de prison entre II-1877 et I-1879, alors que le taux de relaxe, quoiqu'en légère augmentation, demeure encore dans les bornes de la tendance antérieure. Par contre, le passage du procureur général Darrigrand à la tête de la magistrature locale, entre 1880 et 1884, et la politique de protection des immigrants qu'il met alors en

236. C'est volontairement que nous n'avons pas fait figurer le taux d'acquittement de 100 % pour l'année 1859 sur le graphique n° 12. Outre qu'il est en partie le résultat d'un simple effet statistique (il est calculé sur deux accusés comparaissant ensemble dans le même procès et acquittés en même temps), sa représentation sur ce graphique aboutirait à "écraser" complétement celui-ci et à donner du phénomène retracé une perception visuelle de tendance à la baisse complétement inexacte.


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Tableau n° 77 EVOLUTION DANS LE TEMPS DE LA REPRESSION A L'ENCONTRE DES INDIENS A. Peines correctionnelles Semestre

Nombre de prévenus (1)

Nombre de condamnations (2)

Nombre de relaxes (3)

% (3)/(1)

Nombre moyen de jours de prison

II-1859 I-1860 II-1860 I-1861 II-1861 I-1862

17 14 17 19 26 19

14 13 17 19 21 17

3 1 0 0 5 2

17,6 7,1 0 0 19,2 10,5

122 76 66 126 103 83

I-1863 II-1863 I-1864 II-1864

51 40 26 39

50 40 25 36

1 0 1 3

1,9 0 3,8 7,7

96 116 133 117

II-1865 I-1866 II-1866 I-1867

31 38 44 50

31 36 40 48

0 2 4 2

0 5,2 9,1 4,0

78 56 49 163

I-1868 II-1868

47 72

46 72

1 0

2,1 0

64 79

II-1869 I-1870 II-1870

56 66 37

53 64 32

3 2 5

5,3 3,0 13,5

117 117 84

II-1871 I-1872

99 33

99 32

0 1

0 3,0

148 103

II-1873 I-1874 II-1874

58 41 45

56 40 43

2 1 2

3,4 2,4 4,4

100 123 78

II-1875 I-1876 II-1876 I-1877 II-1877 I-1878 II-1878 I-1879

79 40 56 59 70 60 63 33

74 38 54 57 66 58 58 30

5 2 2 2 4 2 5 3

6,3 5,0 3,6 3,4 5,7 3,3 7,9 9,1

78 76 140 102 179 258 198 158

I-1880

53

50

3

5,6

102

I-1882 II-1882 I-1883 II-1883 I-1884

129 214 133 212 158

119 190 98 131 143

20 24 35 81 15

15,5 11,2 26,3 38,2 9,5

59 46 62 48 44

I-1885 II-1885 I-1886 II-1886 I-1887 II-1887

225 244 180 221 164 245

207 232 172 196 146 217

18 12 8 25 18 28

7,0 4,9 4,4 11,3 10,9 11,4

114 97 69 92 64 66


1039

B. Peines criminelles

1859 1860 1861 1862 1863 1864 1865 1866 1867 1868 1869 1870 1871 1872 1873 1874 1875 1876 1877 1878 1879 1880 1881 1882 1883 1884 1885 1886 1887

Nombre d'accusés (1)

Nombre de condamn. (2)

Nombre d'acq. (3)

% (3)/(1)

2 13 3 10 13 29 29 30 9 23 20 19 35 7 8 13 19 10 13 16 35 30 30 35 28 29 19 29 30

0 11 2 10 10 20 26 25 4 22 16 17 27 6 8 8 15 7 9 12 23 19 23 28 20 19 14 26 28

2 2 1 0 3 9 3 5 5 1 4 2 8 1 0 5 4 3 4 4 12 11 7 7 8 10 5 3 2

100,0 15,4 33,3 0,0 23,1 31,0 10,3 16,7 55,6 4,3 20,0 10,5 22,8 14,3 0,0 38,4 21,0 30,0 30,7 25,0 34,3 36,7 23,3 20,0 28,6 34,5 26,3 10,3 6,6

(a) Condamnation à temps uniquement

Nombre de condamn. Mort + TF perpétuité

1 5 3 4 7 3 1

2

1 2 6 2 1 2 2 3 1

Nombre moyen de jours de prison 692 365 2.033 932 1.343 1.279 981 547 1.158 663 1.133 2.095 829 627 991 806 1.477 1.368 1.429 1.590 1.095 1.758 1.790 1.734 1.204 1.077 1.298 1.643

Nombre moyen de jours de T. F. (a)

5.475 4.562 1.825 2.847 2.839 2.737 3.650 3.650 4.867 2.737 2.585 1.825 1.825 3.650 3.102 2.372 2.355 4.060 4.897 3.102 3.741 3.024 2.965 4.453 4.492 2.920


Graphique n° 11 – CONDAMNATIONS DES INDIENS A DES PEINES CORRECTIONNELLES


Graphique n° 12 – CONDAMNATIONS DES INDIENS A DES PEINES CRIMINELLES


1042

œuvre, y compris contre les excès des juges237, produisent en matière de répression de la délinquance indienne des effets d'allègements qui apparaissent spectaculairement sur le graphique n° 11 : bond du taux de relaxe, effondrement de la durée moyenne des peines. Mais après son départ, les décisions du tribunal correctionnel redeviennent "normalement" répressives à ce double point de vue. On ne saurait mieux montrer qu'à travers cette évolution contrastée de la décennie 1880 le caractère éminemment politique de cette justice coloniale. 3) Plus révélatrice encore à cet égard est l'évolution de la jurisprudence de la cour d'assises. Après la grande poussée répressive de la seconde moitié de la décennie 1860238, liée apparemment à une première et très graves alerte aux incendies volontaires239, un léger recul se produit au cours des années suivantes240, puis, à partir de 1875, une tendance lente mais régulière à l'accroissement de la répression se fait jour, très évidente sur le graphique n° 12 ; de 1874 à 1886 ou 1887, le nombre moyen de jours de prison par condamnation augmente de 66 %, celui de travaux forcés à temps de 146 %, le taux d'acquittement diminue des trois quarts, et à partir de 1879 est prononcée au moins une condamnation définitive par an, alors que ce type de sentence avait pratiquement disparu depuis la fin des années 1860. Plus remarquable encore : la nomination de Darrigrand comme procureur général, de 1880 à 1884, ne produit pas un renversement spectaculaire de cette tendance, comparable à celui observé en matière correctionnelle ; s'il est vrai que la durée moyenne des peines de travaux forcés à temps diminue alors légèrement entre les deux "pics" de 1880 et 1885, par contre celle des peines de prison augmente pendant qu'il est là et diminue après son départ. Bien sûr, cette évolution peut être reliée à une nouvelle poussée de criminalité sur le front des incendies entre 1878 et 1882241, mais l'explication est manifestement insuffisante, car la répression ne faiblit pas, bien au contraire, au cours des années suivantes alors que la menace diminue pourtant rapidement242. De toute évidence, nous sommes donc ici face à des comportements judiciaires de nature structurelle. A la différence du tribunal correctionnel, dont l'activité à l'égard des Indiens 237. Voir supra, chap. XVI. 238. Perceptible notamment à travers la très forte augmentation de la durée moyenne des peines de T. F. à temps, ainsi que par celle des peines définitives. 239. Les raisons pour lesquelles se produit cette poussée nous échappent, mais elle est très visible à travers, notamment, l'évolution du nombre d'Indiens condamnés à ce titre (entre zéro et quatre par an jusqu'en 1863, 9 en 1864, 11 en 1865, 13 en 1866 et 17, le maximum, en 1868), ainsi que dans divers rapports administratifs consacrés spécialement à ce problème ; ANOM, Gua. 188/1144, procureur général Baffer à gouverneur, 20 juin 1865, et gouverneur Lormel à M. Col., 1er décembre 1868. 240. Perceptible surtout à travers l'évolution des condamnations à des travaux forcés (durée moyenne des peines et nombre de perpétuités). On note que, après son sommet de 17 en 1868, le nombre de condamnations pour incendie volontaire diminue spectaculairement au cours des trois années suivantes (moyenne de 7 par an) avant de disparaitre presque totalement jusqu'en 1877 (zéro à deux par an). 241. Nombre de condamnations pour incendie volontaire : 2 par an de 1875 à 1877, 6 en 1878, une moyenne de 10 de 1879 à 1882. 242. Suite de la note précédente : 5 en 1883, puis diminution régulière jusqu'à 1887 = 1.


1043

a simplement pour objet de garantir aux planteurs la permanence du minimum d' "ordre" domestique indispensable à la poursuite de la production, la cour d'assises est là pour maintenir un ordre social global, que la classe localement dominante considère avec effroi comme de plus en plus menacée par cette population étrangère de plus en plus nombreuse et de plus en plus remuante. Dans cette perspective, ce n'est pas la criminalité indienne que les notables qui composent les jurys d'assises répriment ainsi de plus en plus sévèrement, mais la représentation qu'ils s'en font ; dans l'imaginaire collectif des planteurs du début des années 1880, l'Indien a remplacé le Nègre dans le rôle du barbare que celui-ci tenait si commodément trente ans plus tôt.


1044

CONCLUSION DU TITRE VII

C'est une plongée au cœur de la misère et de la souffrance, parfois même de l'horreur, que nous venons d'effectuer ; un peuple de "zombis", de déchets d'humanité, de soushommes, de moins que rien, opprimés, exploités, affamés, battus, humiliés, parfois même martyrisés, voilà ce que nous avons côtoyé tout au long des développements qui précèdent. S'il est vrai que les immigrants ne sont pas, en principe, des esclaves, la différence est parfois mince sur certaines habitations dont les propriétaires n'ont jamais pu "digérer" 1848. Le plus choquant, dans tout ceci, n'est pas tant le comportement des engagistes, dont il n'y a guère lieu d'être surpris, compte tenu de l'époque, de l'endroit et de leurs origines raciales et sociales, mais l'extraordinaire passivité des pouvoirs publics, qui savent tout et ne font rien, par complicité, pour partie, mais surtout, semble-t-il, par crainte des conséquences incontrôlables que pourrait éventuellement déclencher une intervention un peu trop "ferme" de leur part en faveur des Indiens ; en témoigne par exemple l'attitude, d'abord embarrassée, puis réservée, et enfin hostile, du gouverneur Laugier face aux initiatives judiciaires du procureur général Darrigrand, au début des années 1880. La "tranquillité publique" suppose l'écrasement des Indiens. Et si jamais ceux-ci s'avisent de ne pas se laisser écraser sans mot dire, une justice dévoyée est là pour les remettre au pas. Pratiquement aucun de ceux qui ne parviendront pas à retourner en Inde ne pourra se sortir de cette terrible situation d'oppression ; pour que les Indiens de la Guadeloupe entrent enfin dans une certaine "normalité", il ne faudra rien moins qu'un changement de génération et un changement de trajectoire historique collective du groupe.


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