L'Amérique du Sud à tort & à travers : Six mois de tourisme

MAURICE

H O N O R É

L'AMÉRIQUE DU SUD A TORT & A TRAVERS SIX MOIS

NOMBREUSES

DE

TOURISME

REPRODUCTIONS

PHOTOGRAPHIQUES

PRÉFACE DE MARCEL DUBOIS, Professeur

à l'Université

de

Paris

PARIS R. ROGER & F. CHERNOVIZ, ÉDITEURS 9 9 , BOULEVARD R A S P A I L , 9 9

1911

l K,

L'AMÉRIQUE DU SUD

A TORT & A TRAVERS

DU M Ê M E A U T E U R : Le

Transsaharien Airique

et

la

Pénétration

française

(chez PEDONE).

EN P R É P A R A T I O N

:

Le J o u r n a l d e r o u t e d e P i e r r e le D é c é d é .

MAURICE

H O N O R É

L'AMÉRIQUE DU SUD A TORT & A TRAVERS

SIX MOIS

NOMBREUSES

DE

TOURISME

REPRODUCTIONS

PHOTOGRAPHIQUES

PARIS R. ROGER & F. CHERNOVIZ, ÉDITEURS 9 9 , BOULEVARD R A S P A I L , 9 9

1911

SîELfOTHÈQy PAUL RIVET

P R É F A C E

Sèvres, 23 janvier 1911.

MON

CHER M A U R I C E

HONORÉ,

Au grand plaisir que vous m'aviez donné en me faisant le confident de vos projets de voyage, en m'adressant votre correspondance lointaine, vous ajoutez la demande amicale d'une présentation au public. Je vous en remercie. Vous seriez lu tout autant et peut-être même davantage sans ma professorale compagnie; je veux, du moins, prendre rang, le premier rang parmi vos lecteurs, et dire pourquoi le récit de ces six mois de tourisme m'a été fort agréable.

Vous avez, dites-vous dans votre titre, visité « l'Amérique du Sud à tort et à travers » ! Je n'en crois rien. Mais vous avez estimé que les voyages pittoresques ne faisaient aucun tort aux voyages méthodiques, et qu'il fallait des uns et des autres pour inspirer aux lecteurs de l'ancien et du nouveau monde l'amour de

VI

PRÉFACE

la géographie. Une impression franche de la nature, une fine observation des mœurs de ces sociétés si intéressantes par leurs origines comme par leur perpétuellerénovalion, voilà deux formes de l'étude géographique qui vous ont séduit et qui vous ont porté bonheur. Votre livre est vivant : il plaît et il instruit.

N'attendez donc pas de moi que je dogmatise pour le classer, pour lui appliquer une épithète, pour le ranger gravement dans quelque catégorie de la géographie historique, politique, économique, « humaine » comme on dit en France depuis que l'excellent géographe allemand Ralzel forgea le mot peu esthétique d'«anthropogéographie».Vousavezvoulu couronner d'excellentes études par l'expérience d'un voyage ; ayant pris le goût d'écrire au collège et à l'Université, vous l'avez confirmé au contact des paysages et des nations de l'Amérique du Sud. Votre pérégrination n'eût-elle d'autre mérite que de secouer l'envie de quelques jeunes Français de se trop enraciner pour éviter d'être des « déracinés » qu'il faudrait vous remercier d'avoir donné et rendu public un bon exemple.

Mais elle a beaucoup d'autres mérites. Vos lecteurs français vous seront reconnaissants

PRÉFACE

VII

d'avoir parlé des peuples amis de l'Amérique du Sud avec la sérieuse bienveillance etl'aimable impartialité que certains voisins nous reprochent d'ignorer. Et pourtant vous citez quelques beaux exemples de fatuité européenne qui ne sont point au compte de la nation française. Vous êtes bien français, mon cher Honoré, parce que vous avez su être enjoué et spirituel sans perdre conscience des devoirs que l'on contracte en recevant l'hospitalité des peuples sud-américains auxquels nous attachent tant de traits de ressemblance et de liens de sympathie. On sent que votre esprit de justice a été froissé par les procédés sommaires de pédantisme haineux de quelques prédécesseurs : vous, sans vaine flatterie, sans flagornerie, vous laissez entendre à vos hôtes américains de langue latine combien vous admirez leur passé, combien vous comptez pour eux sur un glorieux avenir. C'est de la bonne fraternité latine que votre livre va semer des deux côtés de l'Atlantique.

En homme sage et déjà expérimenté, vous vous gardez de faire appel à la seule force du sentiment. Vous encouragez nos compatriotes à nouer là-bas de précieux liens d'intérêt, à y faire connaître les merveilles de notre

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PRÉFACE

industrie, à rivaliser d'audace commerciale (sans les excès) avec des concurrents qui prennent trop volontiers nos scrupules pour de la paresse, notre honnêteté pour de l'indifférence.

En France, vous inspirerez le désir d'imiter votre voyage, d'en vérifier les impressions.

Vous savez la belle initiative de nos Universités de Toulouse et de Bordeaux qui fraternisent de si bon cœur et si utilement avec les savants de langue espagnole. On ne pourra jamais les louer assez fort d'avoir suscité en Europe, d'éveiller déjà en Amérique espagnole et portugaise des sympathies pour la France. Tout artisan de cette œuvre excellente du rapprochement franco-américain mérite notre reconnaissance ; laissez-moi vous dire la mienne et vous remercier publiquement au nom des Français déjà nombreux qui, ne croyant guère plus à la solidarité européenne cju'à l'originalité géographique de l'Europe, cherchent des compensations d'esprit, de sentiment, de politique, chez toute nation capable de nous comprendre et de nous aimer..., à charge de revanche.

Marcel

DUBOIS,

Professeur de géographie coloniale à l'Université de Paris.

CHAPITRE PREMIER

COUP D'OEIL S U R L E S C O N N A I S S A N C E S QUE LES V I E U X E U R O P É E N S ONT EN G É N É R A L DE L ' A M É R I Q U E IJU SUD.

La veille de mon départ pour Lima, je rencontrai, sur les grands boulevards,à Paris, un jeune homme que de vagues liens attachaient à notre Ministère des Alïaires étrangères. 11 était bien le Français tel que l'a dépeint Gœthe: « Imberbe et ignorant de. la géographie». Mais que d'Allemands et d'Anglais doivent lui ressembler sur ce dernier point !

J étais trop pressé pour m attarder à écouter de lui les plus récents potins de la diplomatie européenne. « Excusez-moi, lui dis-je, je dois boucler mes malles, car je pars demain pour l'Amérique...

L'Amérique du Sud.

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L'AMÉRIQUE DU SL'D

— L'Amérique, comme cela se trouve ! interrompit-il aussitôt; je vous chargerais volontiers, si j'osais...

— Comment donc!...

— D'une commission pour New-York. » De suite je lui coupais la parole : « Qui vous a dit que j'allais à New-York ? » Quand je lui eus dit que je partais pour Lima et comptais de là, parcourir en simple touriste quelques républiques sud-américaines, il s'étonna comme d'une découverte qu'il lût possible d'aller en Amérique, sans s'arrêter à New-York. L'Amérique du Sud lui apparaissait comme une terre à demi sauvage, insignifiante, à peine explorée.

Malgré mes timides explications, il s'émerveilla de mon audace et crut devoir me conseiller d'emporter avec moi de bonnes armes. II me quitta sûrement plus effrayé de ma témérité que de son ignorance.

Et c'est ainsi, de fait, que le vieux monde se comporte trop souvent vis-à-vis du nouveau.

Pour beaucoup, l'Américain est par définition un citoyen des Etats-Unis et la grande république du Nord a pris un tel élan, une telle avance, a tellement absorbé l'attention eurol>éenne, qu'elle nous semble aujourd'hui emplir à elle seule le nouveau continent. Il

A TORT ET A TRAVERS

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serait bon peut-être de rendre à l'oncle Sam ce qui lui est strictement dû, en réservant à l'habitant des Etats-Unis de l'Amérique du Nord le nom de Yankee dont les Peaux-Rouges baptisèrent les premiers Anglais qui envahirent leur sol (1). Quant aux Américains du Sud, il serait temps de ne plus les confondre entre eux, de savoir qu'il existe des Brésiliens, des Argentins, des Urugayens, des Chiliens, des Péruviens, des Boliviens, des Equatoriens, des Colombiens, des Vénézuéliens, des Paraguayens, et que ces peuples ne sont pas tous identiques, tant s'en faut.

Mais la foule s'obstine à considérer l'Amérique du Sud comme une sorte de pays nébuleux, où elle se refuse à faire des distinctions entre les onze républiques qui se la partagent.

Voici près de cent ans que ces nations ont commencé à dégager leur personnalité, après trois siècles d'une vie commune qui ne fut point sans gloire. Pour être relativement neufs, ces peuples n'en ont pas moins le malheur d'avoir déjà plusieurs histoires qui parfois ne laissent rien à désirer aux plus cruelles de l'ancien monde.

(I) Yankee serait le m o t Eng lis h d é f o r m é par les PeauxRouges, q u i éprouvaient naturellement de grosses difficultés à prononcer l'anglais.

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L'AMÉRIQUE DU SL'D

Mais on connaît mieux les rois fabuleux de Tite-Live que les quatorze Incas qui ont pourtant jusqu'à présent la chance inespérée d'être restés des personnages historiques.

On a tôt lait de résumer en quelques mots : massacre, persécution, obscurantisme, l'histoire de l'époque coloniale. Qui connaît les épopées de la guerre de l'Indépendance dont Bolivar et San Martin furent les héros magnifiques?

Si le nom d'Obligado commence à devenir familier aux Parisiens et aux étrangers qui leur rendent visite, c'est depuis qu'il désigne une station du Métropolitain; mais à qui rappelle-t-il une victoire remportée dans les eaux de l'Uruguay par les efforts fraternels des Anglais et des Français ?

Aucun Bsedeker n'étant venu découper en tranches savantes la géographie de ces régions, la foule place au gré de ses caprices Buenos-Aires dans l'Amérique Centrale et La Paz en Argentine.

Trop souvent, on peut entendre de notables commerçants, qui font pourtant des affaires dans ces pays s'imaginer que Lima, Santiago, Rio de Janeiro sont à deux ou trois jours de distance les unes des autres et donner en consé-

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quence aux voyageurs qui les représentent làbas, les instructions les plus effarantes.

Les fantaisies d'un Castro arrivent bien à fixer momentanément l'atteniion publique, mais sans pour cela mieux faire connaître le Venezuela, et le bruit qu'elles font empêche d'étudier ce payscommeil mériteraitde l'être.

Les appels heureux et répétés que l'Argentine et le Brésil ont pris coutume de faire à nos poches ne servent pas non plus à grandchose pour l'éducation des masses, puisqu'un capitaliste ne se soucie guère de savoir où il place son argent.

De toutes ces ignorances naïves concernant l'histoire et la géographie de l'Amérique du Sud, il faut évidemment excepter bien des gens, ne serait-ce par exemple que les honorables membres des sociétés de géographie, les conseillers du commerce extérieur, les journalistes, qui ont toutes les sciences infuses, et peut-être aussi les petits enfants et les grandes personnes qui font des collections de timbres-poste; mais est-il bien sûr, hélas! qu'il faille en excepter les diplomates?Lors de la réunion de la première conférence internationale de la paix à la Haye, les Bépubliques sud-américaines furent simplement oubliées et la vieille Europe parut ignorer complète-

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• L'AMÉRIQUE DU SUD

ment ces nations formées pourtant par les plus aventureux de ses fils (1).

Oserais-je répéter ce que me disait à ce propos un Argentin facétieux qui avait lu Voltaire : « Ne trouvez-vous pas que cette ignorance des Européens à l'égard d'un continent auquel ils doivent sûrement le tabac, la pomme de terre et peut-être la vérole, frise l'ingratitude ? » (1) O n a d o n n é de cet o u b l i l'explication s u i v a n t e : La Russie chargée de convoquer les nations à la conférence n ' i n v i t a q u e les gouvernements accrédités à Saint-Pétersbourg. E n fait, deux R é p u b l i q u e s d u Nouveau Monde f u r e n t seules représentées : les Etats-Unis de l ' A m é r i q u e d u Nord et les Etats-Unis m e x i c a i n s .

A la d e u x i è m e conférence, en 1907, toutes furent convoquées.

CHAPITRE II

PREMIERS

CONTACTS

AVEC

L'AMÉRIQUE

DU

SUD

Trois voies principales mènent de France au port péruvien du Callao : la voie des détroits de Magellan y conduit en cinq à six semaines; la voie de Buenos-Aires avec traversée par terre jusqu'à Valparaiso, à l'époque où la Cordillère est franchissable, demande de trente à trente-cinq jours ; la voie de Panama prend sensiblement le même temps.

Pour qui aime ce qui fait l'agrément de la vie à bord, les longues causeries, la bonne cuisine, il n'a pas à hésiter, il doit prendre un paquebot français. On y rencontre plus de compatriotes; avec les étrangers, aussi aimables etcultivés soient-ils,on peut échanger bien des idées, mais c'est avec les compatriotes seuls qu'on peut se livrer à d'infinis et

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L'AMÉRIQUE DU SL'D

charmants bavardages. De plus, si l'on mange sur les navires étrangers, et ceci est presque un axiome, on ne sait manger que sur les paquebots français.

Deux fois par mois, de Saint-Nazaire ou de Bordeaux, un paquebot de la Compagnie Transatlantique part pour Colon, dans l'isthme de Panama. Après avoir quitté Bordeaux, on fait escale en Espagne, à Santander, ou l'on ramasse la foule misérable des émigrants qui presque tous sont embauchés pour les travaux du canal de Panama. On traverse les Açores et l'on s'arrête aux Antilles françaises ; on peut connaître ainsi Pointe-à-Piire, Basse Terre, Fort-de France.

De là, on met le cap sur la Trinité, la plus méridionale et la plus grande des petites Antilles anglaises.

A proximité des côtes du Venezuela, placée comme une sentinelle à l'entrée du delta de l'Orénoque, la Trinité, c'est déjà l'Amérique du Sud dont elle n'est d'ailleurs qu'une dépendance géologique. Elle reste un des derniers vestiges de la domination européenne sur le nouveau continent qui porte un peu ombrage à la doctrine de Monroë. Elle est, avec l'île hollandaise de Curaçao, le lieu d'asile où viennent se réfugier les politiciens mal-

A TORT ET A TRAVERS

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heureux du Venezuela ; ainsi que Curaçao, elle est le séjour habituel des plus riches propriétaires et des industriels vénézuéliens qui veulent mettre leurs familles à l'abri des hasards de la révolution. Quant à leurs biens, ils parviennent à les sauver de la confiscation en payant des pots de vin répétés aux agents momentanés du pouvoir.

Avant d'aborder à la capitale de la Trinité, Port of Spain, on traverse un paysage tout rempli d'îlots gracieusement essaimés sur la mer, où de gais cottages se noient dans la verdure. Port of Spain est, dit-on, une ville agréable que les Anglais ont délicieusement aménagée. On y trouve une assez nombreuse colonie d'ouvriers hindous. A l'arrivée du paquebot les barques du port amènent et emmènent les voyageurs et leurs bagages; elles sont montées par des nègres dont la bonne tenue est impeccable, et pour les passagers qui viennent de voir dans les ports de la Guadeloupe et de la Martinique nos bons nègres grouillants demi-nus et hurlants, il y a là une différence qui saute aux yeux. Un Anglais a sans doute deviné ma surprise : « Ici, me dit-il, ils ne sont pas électeurs comme chez vous, mais ils sont plus gentlemen. » Et il a raison.

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• L'AMÉRIQUE DU SUD

Il est rare que les passagers aient le temps de visiter la ville ; les escales sont des plus courtes, et au surplus on signale des cas de fièvre jaune. Les premiers contacts avec l'Amérique du Sud ont ainsi quelque chose de pénible; dans chaque port on vous parle toujours de quelque cas de fièvre ou de peste. Si bien que seuls les passagers arrivés à destination peuvent descendre ; les autres ne se risquent pas à faire un tour de promenade; ce serait pour eux la quarantaine forcée à Colon où les médecins yankees n'ont pas pour habitude de badiner.

La plupart des mesures sanitaires semblent plutôtrelever des chinoiseries administratives que des prescriptions scientifiques ; si les voyageurs ne peuvent descendre, les bestiaux et les légumes peuvent parfaitement être mis à bord et les douaniers peuvent à leur aise circuler sur le pont.

Carupano, le premier port du Venezuela étale sur la berge son paysage débraillé.

Quand on a vu celui-ci, on a vu tous les ports.

Hélas! il faut avouer que cette agglomération de baraques en bois est simplement affreuse.

On aperçoit pourtant des signes incontestables de notre vieille civilisation bien-aimée : Une église catholique dresse vers le ciel

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ses deux tours de plâtre, une loge maçonnique étale au soleil son enseigne, et du large on peut lire sur un mur blanchi à la chaux cette énigme un peu ridicule : R e s p . L o g .

Virtud y orden n°22. La douane est installée dans un hangar en bois; un bateau platqui émerge à peine de l'eau et auquel il est impossible de donner un nom technique est, me dit-on, une des plus grosses unités de la marine de guerre vénézuélienne.

Sur la berge, passe un cortège bariolé, chamarré, galonné, musique entête; on lance, en plein midi, des fusées, des pétards et les douaniers de Carupanoqui ont déjeuné à bord et emportent pour leur usage personnel de bons vins de France s'étonnent de notre étonnement; c'est quelque fête en l'honneur de Castro, une fête quasi-nationale.

On voit voler et plonger de nombreux pélicans ; leur tête enfoncée dans les épaules, leurs gros yeux, leur bec goitreux leur donnent un petit air idiot et familier.

Le deuxième port vénézuélien estlaGuayra qui met Caracas en communication avec la mer; un petit chemin de fer que l'on voit monter derrière la colline conduit à la capitale en quelques heures. La peste sévit. Aussi, bien qu'il y ait un quai, le paquebot n'en peut-

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• L'AMÉRIQUE DU SUD

il faire usage, il reste à un mètre de lui et l'on entoure les amarres de gros fagots en balais, pour empêcher les rats de montera bord; les passagers descendent de l'autre côté, dans des barques.

Après être passé au large de Curaçao, et avoir quitté le Venezuela, on entre dans les eaux colombiennes. Les deux ports principaux sur l'Atlantique sont : Puerto-Colombia (l'ancienne Sabanille) et Carthagène. Nous arrêtons au premier seulement. Longtemps avant de l'atteindre, on voit les eaux jaunes du Magdalena tacher l'Océan. Tous les voyageurs,qui descendent ici, se disposent à prendre le chemin de la capitale, Santa-Fé de Hogota que les Colombienssurnomment l'Athènes de l'Amérique du Sud ; c'est en tout cas une Athènes d'un accès trop difficile, pour qu'elle puisse rayonner beaucoup au dehors; il faut pour y parvenir un mois de voyage pénible et inconfortable par la rivière, la mule et le chemin de fer. Chacun plaint les trois petites sœurs des pauvres qui s'y rendent.

La Colombie est le pays le plus ultra-catholique du monde, et jusqu'à présent elle reçoit à bras ouverts les religieux de tous ordres et de partout. Le Nonce du Pape y est une puissance toujours écoutée. Les rares passa-

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gers qui prennent le paquebot à Puerto-Colombia doivent avant toute chose passer la visite des yeux ; l'introduction du « trachoma » est en effet interdite par les Yankees et partout où ils sont maîtres, ils veillent avec un soin jaloux à l'exclusion de cette maladie.

Voici Colon, il faut, avec le paquebot, quitter la terre de France. Toutle monde descend ou presque; car bien peu vont jusqu'à PortLimon, petit port du Costa-Rica, point terminus de la ligne. Le pont se couvre de bagages et de marchandises. Chacun fait ses adieux aux rapides liaisons du borcl. Les personnes économes font de leur menue monnaie française un petit paquet qu'elles rangent soigneusement au fond de leur malle; les autres, les prodigues, la donnent au mousse qui en emplit joyeusement ses poches.

CHAPITRE III

PANAMA

La ville de Colon n'offre aucun attrait; on n'a qu'une hâte, la quitter le plus rapidement possible. Sa création, sur l'îlot de Manzanilla, remonte à 1852, époque à laquelle fut construit le chemin de fer de Panama. On peut lui donner à sa fantaisie le nom de Colon ou celui d'Aspinwall, premier ingénieur de la voie ferrée, que les Américains du Nord voulurent d'abord lui imposer. Aujourd'hui que l'isthme est devenu yankee, il ne reste plus rien, j'imagine, de l'antique défense faite par la junte de Panama d'employer sous peine d'amende, dans un acte public, un autre nom que celui de Colon.

Le chemin de fer traverse le bras de mer qui sépare l'îlot de l'isthme ; il met deux heu-

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• L'AMÉRIQUE DU SUD

res et demie pour franchir la distance de soixante-quinze kilomètres entre Colon et Panama. Les arrêts sont fréquents, de nombreux villages échelonnent la voie, villages où paraît dominer une population nègre. On traverse un paysage tropical dépourvu de grandeur : la plupart des arbres importants ont disparu dans les travaux du chemin de de fer, puis du canal. De-ci, de-là, on aperçoit quelques chantiers, sans pouvoir se rendre exactement compte de l'état des travaux. On peut admirer seulement à la Culebra le percement du massif montagneux qui est presque achevé et qui avait déjà été poussé très avant par les Français. Que sera ce canal? Quand sera-t-il achevé ? — C'est le mystère. L'œuvre d'ailleurs sera gigantesque. Exécutée, elle réalisera enfin l'idée première de Christophe Colomb : en ouvrant vers l'Inde la route qu'il espérait trouver. Mais aujourd'hui, la voie maritime nouvelle aura des résultats bien plus importants; elle rapprochera le Japon de l'Europe, elle en rapprochera aussi les côtes américaines du Pacifique; elle permettra aux Etats-Unis le passage rapide de leur flotte d'un océan dans l'autre; elle accroîtra l'importance de nos Etablissements d'Océanie en en faisant un lieu d'escale plus fréquenté. En

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prévision de cela, une importante maison de San-Francisco s'est établie à Raiatea et peutêtre ferions-nous bien de surveiller ses agissements si nous ne voulons pas voir notre influence supplantée par celle des Yankees.

Quand ils eurent exploré l'isthme et découvert qu'il n'offrait nulle part le passage rêvé, les premiers conquérants avaient déjà songé à le percer ; mais leurs projets furent écrasés dans l'œuf: sous Philippe 11, il fut interdit d'en parler sous peine de faire injure à Dieu: si Dieu avait voulu un détroit, ne l'eût-il pas fait luimême?

Dans le train, le contrôleur glisse le billet des voyageurs au ruban de leur chapeau et ainsi son contrôle lui reste toujours visible ; il le reprend à l'arrivée sans qu'on ait à se déranger. Tous admirent ce procédé rapide et simple. Ah ! ces Américains !

11 faut rendre cette justice aux Yankees qu'ils ont apporté à Panama de sérieuses améliorations. Ils ont assaini la ville, canalisé l'eau potable, pavé .les rues, si bien que le Panama d'aujourd'hui n'a plus rien de commun avec le Panama d'il y a sept ou huit ans ; utilisant peu après leur arrivée les études

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• L'AMÉRIQUE DU SUD

récentes du médecin français Laveran sur les hématozoaires, ils ont presque supprimé la fièvre jaune. Malgré cela la ville demeure pour l'Européen un séjour peu enviable. On y jouit d'un climat intolérable; aux heures chaudes de la journée, il est pénible de sortir.

Au surplus, Panama avant d'être une ville est surtout un lieu de passage, un entrepôt.

Dans les rues, domine une population de portefaix. Les noirs employés au débarquement et à l'embarquement des marchandises sont nombreux. Pour la plupart ce sont des nègres trapus venus de la Jamaïque. Le dimanche, leurs familles emplissent la ville. Elles arrivent du faubourg de Calédonia où elles grouillent sous de misérables huttes. Les toilettes des négresses animent la rue de leurs couleurs tendres: ce ne sont que robes roses et chapeaux bleu céleste. Le soir, dans quelque trou, les orchestres bruyants de l'Armée du Salut louent le Seigneur pour la plus grande joie et pour le salut éternel de la race noire. Dans l'artère principale, les marchands d'alcool sont nombreux. Tous possèdent un ou plusieurs garçons coiffeurs. Leurs boutiques grandes ouvertes sur la rue laissent voir des légions de flacons multicolores. On peut admirer toutes les étiquettes dont l'imagina-

A TORT ET A TRAVERS

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tion humaine a revêtu les bitters, les amers, les absinthes, les whiskys, et partout dans de grands fauteuils à renversement de patientes victimes offrent leur visage au rasoir.

Tout un quartier près du vieux port de commerce est occupé par des commerçants chinois et japonais.

La langue anglaise envahit Panama. Tout le monde veut parler ici comme les nouveaux maîtres : la valetaille des hôtels, les cochers de place, les gamins qui dans les rues vous harcèlent pour faire luire vos souliers, les employés de la gare ou du port font mille manières pour comprendre ce que vous leur dites en espagnol. Ils y mettent une mauvaise volonté doublée d'une insolence rare, sauf pourtant à l'heure du pourboire où l'on arrive à leur soutirer quelques mots castillans. Chez le libraire, on cherche vainement un livre, une publication espagnole, tout vient des Etats-Unis.

Pourtant il existe encore des Panaméens et aussi de jolies et d'indolentes Panaméennes.

On les voit se promener le soir devant l'Océan sur une courte promenade aménagée sur les

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L'AMÉRIQUE DU SL'D

restes d'un vieux fort, 011 bien encore, les jours de musique, faire le tour de la grandplace. Plusieurs fois, leurs ancêtres se sont agités pour acquérir l'indépendance. Aujourd'hui ils en possèdent le nom, mais ils ont perdu tout espoir d'en posséder la chose.

Leur indépendance de la Colombie a été reconnue en novembre 1903. La République de Panama a alors pris rang parmi les nations souveraines. Elle a son drapeau, mais les deux étoiles qui y brillent font virtuellement partie du drapeau des Etats-Unis. La Chambre des députés n'est que l'ombre d'un parlement aux mains des influences yankees.

On sait que les Etats-Unis exercent la souveraineté absolue sur une large zone de chaque côté du canal et sur toutes les îles de la baie de Panama. Panama et Colon restent en dehors de cet abandon, mais cette réserve est de peu de conséquence puisque les EtatsUnis peuvent, si bon leur semble, leur imposer des ordonnances sanitaires et assurer le maintien de l'ordre public. L'annexion définitive de Panama n'est plus qu'une question de temps.

A côté de la ville, vers les hauteurs d'Ancon, autour des dépendances de l'hôpital, les Yankees ont construit pour eux d'agréables

A TORT ET A TRAVERS

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maisons : chalets de bois élevés sur pilotis de telle sorte qu'ils ne touchent pas le sol malsain, constructions qu'entoure un fin treillage et que les moustiques ne peuvent visiter.

C'est ainsi qu'est construit le grand hôtel Tivoli. D'Ancon, on peut revenir à Panama en faisant le tour par la Boca, en jetant un coup d'oeil sur les cimetières : cimetière neuf des Yankees, où des tombes de bois uniformes indiquent un nom et une date ; cimetière des Chinois ; cimetière des Français, où beaucoup des nôtres reposent dans des sépultures que commencent déjà à envahir l'herbe et l'oubli.

C'est à la Boca que débouchera le futur canal.

Un chemin de 1er conduit aux appontements où accostent les gros navires. C'est de là, que partent les paquebots qui desservent les trois Amériques sur les côtes du Pacifique ; les uns remontent vers le Nord, font escale aux ports de l'Amérique Centrale, à San-Francisco, les autres descendent vers le Sud au Callao, à Valparaiso.

CHAPITRE IV

LES

FLOTTES

MARCHANDES DU

SUR

LES

CÔTES

PACIFIQUE

A Panama, deux des compagnies de navigation les plus importantes du Pacifique assurent plus ou moins régulièrement la correspondance aux voyageurs amenés à Colon par la Compagnie Transatlantique et qui se dirigent vers les ports du Sud : la Pacific Steam Navigation Company et la Compaflia Sud-Americana de Vapores. Je dis, plus ou moins régulièrement, car il arrive trop souvent que l'on soit obligé d'attendre la « connexion » plusieurs jours à Panama et les hôteliers trouvent leur compte à ces retards combinés à l'avance. Ils y aident en effet, et l'on m'a affirmé qu'un banquier qui est à la fois hôtelier et agent de compagnies mariti-

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L AMÉK1QUE DU SUD

mes faisait en sorte que la correspondance fût assurée le plus rarement possible.

Les deux compagnies jadis concurrentes se sont liguées pour augmenter leur tarif et rançonner de conserve les passagers. La Paciiic Steam Navigation Company a son siège en Angleterre : ses plus grosses unités font le trajet de Liverpool à Valparaiso et remontent même parfois jusqu'au Callao. Des navires plus petits se limitent au service du Pacifique entre Valparaiso et Panama. Ces derniers sont célèbres par leur mauvaise tenue et la détestable nourriture que l'on trouve à leur bord : c'est un odieux mélange de cuisine anglaise et sud-américaine. Aussi, depuis longtemps les voyageurs habitués de cette ligne ont-ils plaisamment donné à la firme anglaise une interprétation des plus exactes : P.S.N.C; cela signifie, disent-ils: Platos Sucios Ninguna Comida (assiettes sales, rien à manger), ou encore : Pessima Sera Nuestra Comida (notre nourriture sera détestable). Mais depuis longtemps la compagnie a répondu sans s'émouvoir : Peor Sera Nada Corner (il serait pire de ne rien manger)... et elle continue.

La Compailia Sud-Americana de Vapores est connue vulgairement sous le nom de Com-

41 A TORT ET A

TRAVERS

pagnie Chilienne :on s'y trouve logé aux mêmes enseignes : c'est, pour le même prix, le même linge si troué qu'on le croirait repassé avec des étrilles, et la même nourriture innommable.

Mais ceci n'est rien : le pire est qu'on vole à bord et que les passagers y peuvent être détroussés comme au coin d'un bois : alors que sur tous les bateaux du monde, la sécurité est assez grande, que les cabines restent sans danger ouvertes en tout temps, on vous recommande ici de toujours les bien fermer et d'en garder la clef sur soi. Si, la nuit, u n voyageur omet de verrouiller sa porte et sa fenêtre, il est presque certainement dévalisé.

Il n'y a qu'une voix pour accuser de ces faits lesroios(l) chiliens, qui forment la majeure partie des hommes de l'équipage : recrutés sans soin et mal payés, ces malheureux ne s'engagent qu'alléchés parla perspective des vols. En 1908, un passager de l r e classe, Espagnol rentrant en Europe après fortune faite, s'était embarqué sur le Tucapel. Chacun admirait les bijoux et les brillants qu'il avait (1) Ce m o t signifie : d é g u e n i l l é s . C'est là u n s u r n o m emp l o y é depuis l o n g t e m p s p a r les classes riches d u C h i l i p o u r d é s i g n e r les g e n s d u p e u p l e . Son usage est d e v e n u c o u r a n t et le t e r m e n'a p l u s r i e n d ' i n j u r i e u x .

L'Amérique du Sud.

2

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le mauvais goût d'étaler, sur lui; un soir, les passagers attardés au fumoir le virent arriver complètement nu. Arpentant lepont enfumant une cigarette, il s'était aventuré dans un endroit sombre et désert où le guettaient des hommes de l'équipage. Ceux-ci eurent vite fait de lui envelopper la tête d'un voile et de Je dépouiller : jamais, m'a-t-on dit, ils ne furent découverts. Les Chinois qui voyagent en 3° classe et emportent souvent avec eux une petite fortune sont les victimes habituelles de ces malandrins.

Les marchandises, qui sont pourtant enfermées dans des cales aux portes cadenassées, sont aussi l'objet de vols fréquents. J'ai pu voir dans la douane de Valparaiso circuler une commission qui examinait les colis suspects débarqués par les compagnies. A l'ouverture des caisses, on trouvait les cartonnages vides de leurs flacons, ou les flacons vides de leurs parfums et de leurs liqueurs : souvent des morceaux de bois remplaçaient, pour faire poids, la marchandise absente. 11 serait bien inutile de s'attarder à ces faits, si comme ailleurs ils n'étaient qu'accidentels, maisilssont ici d'une pratique courante et les plaintes des commerçants ne tarissent pas à ce sujet. Ces mœurs déplorables font que souvent les com-

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pagnies d'assurances se refusent d'assurer les marchandises contre le vol. Des sociétés d'assurances allemandes ont, pour défier toute concurrence et pour se rendre maîtresses du marché, établi des tarifs de primes très bas; elles, doivent savoir ce qu'il leur en a coûté !

Les bateaux de ces deux compagnies ne comportent que deux classes: première et troisième. Le séjour des premières y est rendu assez agréable par ce fait que toutes les cabines sont situées sur le pont. En général, on vtrouve une grande cabine de luxe avec lit de milieu. Cette véritable chambre à coucher est destinée de préférence aux jeunes mariés.

Les républiques du Pacifique échangent entre elles beaucoup de voyages de noces ; pour de jeunes époux, s'embarquer le soir de leur mariage sur les couchettes individuelles des cabines de paquebots serait par trop cruel et les compagnies ont avec bienveillance pourvu au confort de leur lune de miel.

L'état-major de la Compagnie Chilienne est presque entièrement composé d'officiers anglais. La compagnie reçoit du gouvernement chilien Une subvention en échange de laquelle elle s'engage, en cas de guerre, à adapter tous ses navires au service des transports. Au

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point de vue militaire cette disposition a pour le Chili une importance capitale.

Une compagnie péruvienne, la Compaflia National de Vapores, s'est formée et a fait construire dans les chantiers de Birkensead deux paquebots à turbines : YUcayali et le Huallaga (1). Us ont 3 classes et on dit que leur vitesse atteint 20 nœuds à l'heure. Pour les voyageurs qui vont au Pérou ou qui en partent, ils doivent offrir le gros avantage de leur éviter l'escale de Guyaquil où s'arrêtent inévitablement les deux compagnies précédentes.

Bien d'autres Compagnies encore desservent toute ou partie de la côte sud-américaine.

Ainsi, en outre de la Pacific Steam Navigation Company, les Anglais ont la Lamport et Hold Line, et leGulf Line : cette dernière ne prend pas de voyageurs.

Les Allemands ont la Roland Line et surtout la Kosmos. La puissante Compagnie augmente chaque jour son trafic. Ses bateaux font parfois des escales de plusieurs jours clans les plus petits ports pour y attendre le fret. Cela l impose à l'attention des commer(1) Ces deux navires ont été m i s en circulation ; d'autres sont en construction. Le Huallaga a m a l h e u r e u s e m e n t été incendiéenjuilletliHO.

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çants; mais de semblables pratiques amènent naturellement dans les voyages des lenteurs qui effraient les passagers; aussi, maintenant que la Compagnie est connue, qu'elle s'est assurée une clientèle marchande, inauguret-elle des itinéraires fixes entre HamLourg, le Chili et le Pérou.

Les Yankees ont la West Coast Line.

Les Italiens commencent également à venir chercher du fret. Les Japonais ont établi une ligne de paquebots. Nombreux aussi sont les bateaux à voiles que l'on rencontre : les eaux calmes du Pacifique leur sont particulièrement propices et c'est une joie pour les yeux, de voir s'enfler au vent les voiles élégantes des brigantins, des frégates et des goélettes.

Quant au pavillon français, il est absent, ou si rare! On peut apercevoir parfois la Ville-du-Havre ou la Ville-de-Paris dont l'équipage, l'état-major et le pavillon sont français. Faut-il ajouter qu'ils sont affrétés à une Compagnie anglaise et font partie de la flotte de la Lamport et Hold Line. Ou bien encore, une unité de notre division navale du Pacifique vient mouillera Valparaiso, au Callao,àGuyaquil pour rappeler nos trois couleurs et réunir nos compatriotes dans des fêtes fraternelles. Ces démonstrations ne sont pas 2.

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inutiles et c'est une chose curieuse de penser qu'en visitant les ports, les officiers de notre marine de guerre se montrent souvent plus curieux des intérêts commerciaux de la France que nos consuls.

Une de nos grandes Compagnies a fait étudier, paraît-il, l'opportunité d'avoir quelques navires remonlant le long des côtes du Pacifique, mais son délégué prit, dit-on, pour argent comptant les allégations des Compagnies concurrentes et conclut que nous n'avions rien à y faire. Que le Français ne s étonne donc point de certaines anomalies : si. par exemple, il attend un colis du Pérou, il pourra très bien ne Je recevoir qu'après deux ou trois mois par la voie de Strasbourg! L'explication est simple : le colis aura été confié à un navire allemand qui au retour ne prend pas le temps de débarquer de marchandises en France; celles-ci sont transportées jusqu'à Hambourg et sont alors réexpédiées chez nous.

CHAPITRE V

LA

CÔTE DU

I ' A C I F I Q U E DE

PANAMA

AU

CALLAO

De Panama au Callao, la plus importante escale est celle de Guyaquil; elle est souvent la première, car les gros navires qui transportent des passagers arrêtent rarement sur les côtes de Colombie, à Buenaventura, qui par des moyens encore rudimentaires, met Santa Fé de Bogota en relations avec le Pacifique; presque loti jours aussi, on brûle le port de Tumaco, au sud de la Colombie, ceux d'Esmeraldas, de Bahia de Caraques et de Manta en Ecuador.

A Bahia de Caraques, une Compagnie française s'estchargée de la construction d'un chemin de fer destiné à rejoindre Quito. Actuellement Quito est relié à la mer par le chemin de fer de Guyaquil, port de beaucoup le plus im-

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portant de toute la république de l'Ecuador.

Le port de Guyaquil est loin de la mer; il est situé au fond d'une baie où débouchent les rios Guyas et Daule. L'entrée de cette baie, que l'on remonte en plusieurs heures, est sans doule l'un des plus beaux endroits du Pacifique: une magnifique végétation couvre ses rives et les îlots quila parsèment; seule, l'île de la Puna, que l'on côtoyé avant l'arrivée au port, vient mettre une note de désolation dans le charme de ce paysage.

Il est préférable de n'approcher Guyaquil qu'à la nuit tombante; on ne voit alors de la ville que le spectacle féeriquedeseslumières qui se reflètent le long des eaux sur une distance de près de 3 kilomètres, tandis que l'on devine dans l'ombre les tours et les campaniles de ses monuments. Au jour, au contraire, le spectacle dépouillé d'illusions est quelconque ; toutes les maisons sont en bois, d'un aspect assez propre, il est vrai; en bois aussi, ses églises et leurs clochers.

Grâce à la légèreté de ces constructions, les tremblements de terre sont moins redoutables, mais les incendies prennent les proportions de vrais désastres. Celui de 1906 a détruit une grande partie de la ville et celleci lui doit d'être aujourd'hui neuve.

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Dès que les passagers arrivés à destination ont passé les formalités de la visite médicale, le bateau est envahi par la multitude des parents et des amis : ce ne sont que démonstrations et effusions bruyantes; les gens s'empoignent, s'embrassent et se frappent dans le dos plus ou moins fort, c'est le salut castillan transformé pour l'Amérique du Sud ; il semble tenir à la fois de l'auscultation et de 1 accolade.

Des marchands de chapeaux de paille, dits de Panama, parcourent le pont et essayent de vendre leur marchandise le plus cher possible. Au sujet de la dénomination plus que fantaisiste de ces chapeaux, je recueille d'un passager qui connaît leur région de fabrication, de justes et joyeuses critiques. « Panama, Panama, me dit-il, c'est là un mensonge commercial ! Jamais un de ces chapeaux n'a été fabriqué dans l'Isthme. Si on les appelle ainsi, c'est simplement qu ils prennent la voie de Panama pour aller en Europe. A ce comptelà, on devrait appeler dentelles d'Erquelines celles de Bruges et de Malines. Mais maintenant, dit-il, c'est fini : jamais on ne rendra plus justice aux braves gens qui les confectionnent. Le commerce français lui-même, décore aujourd'hui ces chapeaux du nom de Panama-hats, peut-être un peu parce qu ils

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les achètent souvent en Angleterre, et l'on se demande vraiment pourquoi; on vend d'ailleurs très bien, sous le nom de Panama, des chapeaux fabriqués à Hambourg ou par les « pailléux » de Nancy, d'Epinal et de Beffort.

On fabrique les vrais Panamas dans l'Ecuador, à Jipijapa, à Monte Christo,à Sigsig,à Loja...

On les fabrique aussi au sud de la Colombie, au nord du Pérou, dans les environs de Catacaos. Chacun de ces centres fournit des chapeaux différents et il serait équitable de désigner chaque espèce par le nom du pays de production. La meilleure paille employée vient d'une palme qui pousse dans la province équatorienne de Manabi. De ces chapeaux, il 'en est de tous prix: leur valeur varie d'après leur iinesse et leur légèreté. Dans le pays d'origine, un très beau chapeau né doit guère dépasser cent francs, mais on en trouve à quarante sous et parfois le snob qui sur l'asphalte parisien arbore un chapeau, qu'il croit être un Panama de prix, ne possède en réalité qu'un méchantCatacaos de deux soles ou qu'un vulgaire Sigsig de douze réaux. » Au sud du golfe de Guyaquil commence la limite entre l'Ecuador et le Pérou : dès qu'on aborde la côte péruvienne, la verdure cesse: c'est une terre grise et nue, une succession

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de dunes de sable, et la désolation commence avec la frontière de ce pays dont le nom pourtant évoque des sites enchanteurs.

La première pensée qui vient à l'esprit, c'est que cette côte péruvienne, « ce n est pas le Pérou »!... C'est dans cette région que débarquèrent, pour lapremièrefois, les conquérants espagnols et sans doule furent-ils altirés davantage par l'or qui brillait aux mains des Indiens, que par l'exubérance de la végétation.

On sait toutefois, qu'à cette époque, cette côte aride était irriguée par un système de canaux savamment aménagés et que 1 agriculture devait y avoir quelque développement. Aujourd'hui, l'irrigation de la côte est un des problèmes de la colonisation au Pérou, et il faut avouerquelà,où 1 on arrive à drainer l'eau des capricieux rios qui descendent de la Cordillière, on crée des oasis où se cultivent avec succès la canne à sucre, le colon, le riz, le tabac, le maïs, la vigne; mais lout cela est déjà loin du rivage et reste invisible au voyageur qui suit la côte.

Pourtant, on peut voir aux marchandises variées, aux bestiaux, que l'on embarque un peu partout, que tous ces petits ports de si funèbre aspect, havres mal abrités, et où la

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mer est souvent houleuse, sont les entrepôts où viennent se déverser les incontestables richesses de l'intérieur. Chacun a d'ailleurs u n chemin de fer de pénétration, encore peu avancé malheureusement, tronçon minuscule qui a de grandes destinées, puisqu'il doit rejoindre un jour, à travers les Cordillières, les régions de l'Amazone.

Dans la région de Tumbez, où fut plantée la première croix espagnole, on aperçoit maintenant au bord des Ilots, les armatures de fer de nombreux puits à pétrole; c'est une richesse minière nouvelle qui s'est révélée depuis peu au Pérou.

A Païla, nous revoyons les chapeaux de Panama péruviens. A Eten, à Pacasmayo, à Salaverrv, nous chargeons du riz, du sucre, de l'alcool; nous embarquons des bœufs, des cochons noirs, qu'une lourde embarcation amène auprès du bateau. C'est une distraction pour les passagers, de voir les pauvres bètes suspendues en l a i r retomber lourdement dans les cales. Les bœufs restent silencieux, mais les cochons qu'on lie par la patte de derrière et qu'on enlève quatre à la fois, poussentdes cris pitoyables etassourdissants.

Les flancs du navire contiennent de vraies étables et les odeurs qui s'en échappent

Tète réduite, grandeur naturelle.

(Cliché

de l'Illustration

péruvienne.)

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viennent parfois inquiéter les voyageurs jusque dans leurs cabines.

Des gamins vendent dans des boîtes en bois une sorte de blanc-manger fabriqué avec le sucre de canne.

La petite bourgade de Pacasmayo fourmille de Chinois et leur consulat paraît être la maison la plus importante du pays. La plus curieuse chose que j'ai vue à Pacasmayo est le musée particulier de M. de Monténégro.

On y admire une riche collection de poteries indiennes, et de nombreux autographes des principaux personnages historiques du Pérou.

Avant d'arriver au port de Salaverry, qui a détrôné l'ancien port de Huanchaco, on aperçoit la ville de Trujillo qui lui est reliée par un chemin de fer. Pizarre fonda cette petite ci té, à laquelle il donna le nom de sa ville natale en Estramadure. On distingue nettement les dômes ronds de ses églises, « moitié d'oranges », de plâtre et les murs blancs de ses nombreux couvents. On prétend que la vanité castillane se serait conservée presque intacte dans la population, et pour expliquer la morgue innocente et naïve de ses habitants, une tradition plaisante rapporte qu'une côte de Don Quichotte est enterrée au cimetière.

Mais deux choses surtout sont à retenir de L'Amérique du Sud.

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Trujillo; le développement qu'a pris l'agriculture, dans la vallée voisine du Chicama, où se pressent une trentaine de riches haciendas et les ruines du grand Chimu, vestiges d'une civilisation disparue d'un peuple subjugué par les Incas.

A quelques heures de Salaverry, apparaît ie Callao. C'est le port le mieux abrité de toute la côte. Ses quais sont exploités par une Société française.

A 8 kilomètres de là, à travers une plaine grise et monotone, un chemin de fer et un tramway conduisent à Lima, l'antique cité que l'histoire et la littérature ontannoblie de noms pompeux : la ville des Rois, l'héroïque et courageuse cité des hommes libres, la perle du Pacifique.

CHAPITRE VI

UN. MOT S U R LIMA ET LE P É R O U

La première impression qui s'empare de l'Européen dès qu'il arrive à Lima, impression qi i l'envahit et le poursuit .jusqu'au départ... c'est la poussière! Poussière accumulée depuis des siècles et qu'aucune pluie n'a jamais abattue. Un brouillard un peu épais tombe parfois et mouille le sol, un nuage trop chargé crève, mais c'est l'affaire de quelques minutes. Jamais il ne pleut. Le parapluie est inconnu et dans les porte-cannes, à l'entrée des maisons, un plumeau sertàépousseter les pieds des visiteurs. Au plus fort de l'hiver, la température ne descend pas à moins de 10° au dessus de 0, aussi, le Liménien a-t-il coutumecle vanter l'éternité de son printemps: mais la trop grande égalité de climat devient

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déprimante à la longue; rien ne vaut la jeunesse d'un printemps loutneuf chaque année; il n'est, à la vérité, devrai printemps qu'après un bon hiver, et d'être éternel, celui de Lima semble devenu trop vieux. Au cours des saisons sans variété, le paysage demeure immuablement le même et l'activités'émousse au milieu de cette monotonie de la nature; les hommes deviennent indolents. C'est à ce point, que beaucoup d'Européens sentent, après un séjour de plusieurs années à Lima, iC besoin de se secouer et de changer d'air, de faire un voyage réconfortant clans la vieille Europe. Cette intluencedu climat estsi réelle, que l'on a quelquefois parlé de déplacer la capitale, de la porter à l'intérieur, à une plus grande altitude, dans une atmosphère plus saine, clans un air plus vif.

Une autre raison milite également contre la situation de Lima, c'est l'éloignement où elle est du reste du pays. Le gouvernement serait mieux placé, dit-on, pour remplir sa mission, s'il était clans une région plus centrale, en rapport plus direct avec ses villes principales, avec les confins extrêmes de son immense territoire.

Quand François Pizarre construisit la ville, il la voulut naturellement près de la côte, pour

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qu'elle fût d'un abord et d'une défense faciles; il la voulut aussi, loin du Cuzco, qu'il s'agissait de supplanter. Aujourd'hui, par une conséquence logique des événements historiques, Lima est devenue la tète de la République péruvienne. Mais la configuration du pays, où les hauts massifs des Andes séparent la côte aride des riches régions forestières de l'Ouest, maintient la ville dans une situation d'isolement. De l'endroit où elle est placée, il est difficile à Lima de surveiller tout son domaine, d'y faire sentir dans toutes ses parties une action eflicace et prompte ; le pays et sa capitale semblent parfois s'ignorer l'un l'autre.

Il suffit de parcourir le Pérou pour se rendre de suite compte, combien cette vaste république manque d'armature. Il n'y a point de cohésion dans ses 2 millions de kilomètres carrés. La voie ferrée remédiera à cette situation, mais ses progrès sont très lents, et avant que le pays forme un tout homogène, il s'écoulera encore bien du temps.

Sur la plaine poussiéreuse où elle est couchée, entre l'Océan et les derniers contreforts des Andes, qui lui barrent l'horizon, Lima semble s'étioler et s'ennuyer. Son plan même contribue à ce manque de gaieté; aucune

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fantaisie n'a présidé au tracé de ses rues, et cela on peut le dire du plus grand nombre des cités sud-américaines. Presque toutes sont comme Lima, tracées au cordeau : chaque pâté de maisons forme un rectangle parfait, la « manzana », dont chacun des côtés prend le nom de « cuadra » (1). L'idée, d'ailleurs logique, de tracer des rues se coupant à angle droit n'est pas, comme on le croit généralement, venue ici de New-York. Prévoyant la construction des villes nouvelles dans l'Amérique du Sud, une instruction de Charles I " indique, dès 1523, cette façon de procéder.

Quand on a admiré la cathédrale et jeté un coup d'oeil surpris sur les ruines de l'Archevêché et sur l'informe bâtisse qui abrite provisoirement le Gouvernement, quand on a parcouru les deux arcades des « Escribanos » et des « Botoneros » où se pressent des boutiques trop étroites, on a fait le tour de la Grand'Place.

Quand on a traversé les quelques rues

(I) La c u a d r a est devenue dans le langage courant de l ' A m é r i q u e d u Sud une sorte d'unité de mesure. On dit comm u n é m e n t p o u r i n d i q u e r une distance, fût-ce m ê m e en plaine ou en m o n t a g n e : « 11 y a tant de cuadras d ' u n p o i n t à u n autre. '»

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voisines, où se trouvent les plus beaux magasins, on a vu l'essentiel. On tourne toujours dans le même cercle, on se retrouve toujours dans les deux ou trois pâtisseries qui se partagent la clientèle élégante.

Pendant les chaleurs de l'été, de petites stations balnéaires, qui constituent les seules promenades des environs, attirent la société.

La plupart des plages sont malheureusement encombrées par les galets. C'est près du Callao : la Punta. C'est vers le sud, la Madeleine, encore en voie de formation, Miraflores, où sont quelques jolies villas, Barranco qui se signale au loin par les ailes de ses moulins, Cliorillos, la plage mondaine. Toutes ces localités sont reliées à Lima par un tramway électrique. Derrière Chorillos, au delà du promontoire du Salto del Fraile, la petite crique d'Herradura présente une plage en ier à cheval, perdue au milieu de pittoresques rochers.

Au nord de Lima, le havre d'Ancon offre aux baigneurs une plage de sable fin et uni. ** *

Dans ce cadre étroit, se meut une population plus mêlée, qu'en aucun autre pays du

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monde. Lima a eu pendant longtemps des esclaves noirs ; après l'abolition de l'esclavage, on y importa des coolies chinois, de telle façon que toutes les races s'y trouvent réunies; les fils de Sem, de Cham et de Japhet sont venus rejoindre au Pérou leurs frères indiens, qu'ignora la Bible. Toutes ces races se sont mêlées : les produits de ces mélanges ont fusionné entre eux et la langue péruvienne n'a pas assez de mots pour désigner la variété de nuance qui en résulte : cholo, zambo, mulato, chino-cholo... Le nègre tend à disparaître; son importation ayant depuis longtemps cessé, on ne trouve plus guère à l'état pur que quelques vieillards, mais les métis sont encore nombreux, et de-ci delà, dans quelques familles, des cheveux crépus, une lèvre plus épaisse marquent le passage du sang noir.

Les Chinois continuent à débarquer en assez grand nombre au Pérou ; les premiers, qui y furent amenés, l'avaient été uniquement pour travailler dans les haciendas de cannes à sucre. Aujourd'hui, la plupart préfèrent s'employer dans les magasins; ils finissent par s'établir à leur compte et envahissent peu à peu le petit commerce de Lima et des villes de la côte.

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Us ont introduit avec eux leur dégoûtante race de chiens comestibles ; dans les quartiers qu'ils habitenton rencontre fréquemment ces animaux à la peau nue et grasse. A Lima, les Chinois ont un temple pour célébrer leur culte. Plus d'un millier d'entre eux s'empilent dans d'immondes bâtisses de la rue Otaiza et y constituent un dangereux foyer d'infection^). Les Japonais commencent aussi à prendre le chemin du Pérou, surtout depuis les difficultés qu'ils ont rencontrées aux EtatsUnis. On prévoit déjà, qu'un jour, le Pérou pourrait être pour le Japon une proie facile et agréable; aussi cette émigration olïre-t-elle un gros danger. Plus il y aura de Japonais, plus le gouvernement du Mikado aura de raisons d'intervenir en leur faveur ; il y a tant de façons pour un Etat puissant d'intervenir dans les Etats faibles et le Japon est si ouvertement dénué de scrupules, que l'on comprend fort bien les craintes éveillées à cet égard.

Comme il n'existe aucune statistique sérieuse, il est assez difficile de donner ici quelques chiffres exacts. On peut évaluer approximativement à 15.000 le nombre des jaunes émigrés au Pérou, de 1903 à fin 1908.

(1) On a r é c e m m e n t entrepris l'assainissement de ce quartier.

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Dans ce nombre, il faut compter plus ou moins 11.000 Chinois et 4.000 Japonais en chiffre rond. Cette concurrence de la maind'œuvre jaune ne saurait plaire à l'ouvrier européen et à cause d'elle, le comité d'émigration italien a déconseillé à ses concitoyens d'allerau Pérou. Lepeuplepéruvien lui-même voit d'un très mauvais œil cette invasion et manifeste en général pour les Asiatiques une haine marquée. Dans ces pelits hommes industrieux et actifs, il voit non seulement des rivaux redoutables dans la lutte de l'existence, mais encore un péril pour l'indépendance nationale. Que de fois, dans une conversation à bâtons rompus sur le Pérou, ai-je entendu, après rénumération de tous les magnifiques projets d'avenir,cette triste conclusion : « Et puis, le Japon nous mangera ! » * *

*

Pendant longtemps, la haute société péruvienne a joui d'une trop facile richesse, et cela lui a donné vis-à-vis d'autres nations sud-américaines, notamment du Chili ou de l'Argentine, une physionomie à part; l'esclavage des noirs, le travail des coolies chinois, l'exploitation des mines, la vente des guanos,

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permirent aux classes dominantes de se laisser vivre sans souci, dans une oisiveté fastueuse, que venaient de temps à autre pimenter des révolutions puériles. Aujourd'hui, tout est changé : l'argent est devenu rare, les maisons de prêt sur gage sont nombreuses à Lima, et indiquent aux passants combien la vie y est difficile au pauvre comme au riche. Il faut maintenant travailler et se donner de la peine ; mais il est malaisé de modifier les habitudes prises, de secouer une torpeur qui tient au naturel de l'homme et au climat où il vit.

Ce n'est pas sans une certaine mélancolie que la vieille capitale de l'Amérique espagnole se voit surpassée et de beaucoup, par ses deux rivales plus vivantes et plus actives : Buenos-Aires et Santiago du Chili.

Il faut rendre au Liménien cette justice: malgré les revers de fortune, son caractère ne s'est pas aigri; il a su garder intactes toutes ses qualités : il a conservé au milieu de la gène, son cœurliospitalier, ses manières courtoises et de grand seigneur, telles qu'il les avait au sein de l'abondance. Une chose seule pourrait l'irriter : c'est le souvenir des révolutions qui ont tant de fois bouleversé son pays. Il n'aime pas qu'on en parle : tout

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cela n'est-il ras fini maintenant? Le pays n'est-il pas calme, les Présidents de la République ne se transmettent-ils point leur pouvoir sans secousses, le papier-monnaie n'a t-ilpas disparu pour faire place à l'étalon d'or ?

Le Pérou est devenu un pays sérieux auquel les Européens peuvent prêter des capitaux.

Oui, sans doute, il y a beaucoup de mieux, mais tout n'est pas encore parfait. Les vieilles factions politiques, partis sans programme où des appétits individuels groupent leur incompétence autour d'une personnalité remuante, n'ont pas disparu. Il reste toujours des agités, que les lauriers des anciens 3Ionioneros empêchent de dormir. Les émeutes sans but du Dr Durand en 1908, l'équipée ridicule, où en mai 1909, le Président de la République se trouva pendant deux heures prisonnier d'une bande inconsciente d'adversaires politiques, sont là pour l'établir; que l'étranger qui passe ne comprenne rien à ces agitations stériles, cela se conçoit, mais les étrangers qui vivent au Pérou, Italiens, Allemands, Anglais, Français, n'y comprennent pas davantage. Un Péruvien même est embarrassé pour vous dire ce que veulent exactement les divers partis dont aucun ne semble avoir d'idée directrice en ce qui con-

L i m a . — Vieux balcons.

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cerne l'intérêt générai du pays : tous énumèrent u n même programme de réformes vagues; l'idée qui semble les dominer, c'est de s'emparer du pouvoir. Dès qu'ils y sont, ils courent au plus pressé, qui est de faire leurs affaires. Si encore, en même temps, ils songeaient à celles du pays. Hélas ! malgré d'heureuses initiatives et de louables efforts, le Pérou reste mal administré. La preuve en crève les yeux du voyageur le moins averti : il peut l'admirer tous les jours dans le port du Callao, sous la forme d'une llotle de guerre.

Quelques unités, dont deux croiseurs, le Grau et le Bolognesi, y demeurent éternellement à l'ancre, car, faute d'argent, ils ne font point de manœuvres. Le Pérou a beaucoup à faire : organiser son armée de terre, compléter son réseau ferré, irriguer ses côtes, sont trois tâches urgentes à la réalisation desquelles u n gouvernement avisé devrait, semble-t-il, appliquer toutes les ressources d'un trop maigre budget. Le pays est pauvre et n'a ni le droit ni les moyens de gaspiller ses forces; pourtant, il se paie le luxe d'avoir un pro gramme naval. Pourquoi l'aire? On n'en sait rien ! Avoir une flotte, j'entends une flotte telle qu'il peut en rêver une, c'est-à-dire notoirement inférieure, est pour lui un péril.

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Son ennemi le plus à craindre est pour l'instant le Chili qu'il ne peut espérer vaincre sur mer; pourtant, s'il a quelques bateaux, le voici obligé de livrer un combat naval et de courir à une défaite. La sagesse conseillait de se limiter à la défense des côtes et à l'armement d'une armée de terre. Si le Pérou avait employé à ce programme précis les millions jetés à l'eau au profit d'une marine inutile, sa situation militaire serait autrement forte aujourd'hui. Seulement, des bateaux, cela se voit, cela flatte l'œil... tandis que des fusils, cela s'enferme sous clefs dans un magasin, cela ne se voit pas!... Alors, le Pérou manque de fusils et continue à acheter des bateaux.

Que dirai-je des Liméniennes ? La tradition veut que tous les voyageurs parlent d'elles, et le fassent avec éloges. Tous ont chanté le charme de leur beauté un peu créole, l'amabilité de leur sourire, la grandeur de leurs yeux, la petitesse de leurs pieds : les femmes chaussent couramment à Lima du 30 au 34; que nous voilà loin du 40, si commun à Londres ou à Berlin! On a tant et si brillam-

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ment vanté les Liméniennes, qu'il semble impossible d'apporter au concert de louanges dont elles ont toujours été l'objet, une note nouvelle : il ne reste qu'à ratifier les jugements passés. On ajoutait autrefois quelques lignes sur leur costume : il n'y a pas longtemps encore, elles portaient pour les courses du matin, pour aller à l'église, la mania telle qu'on la retrouve encore à Santiago du Chili.

Aujourd'hui, la Liménienne a abandonné ce traditionnel voile noir, qui l'enveloppait toute, pour adopter, dès le matin, les modes parisiennes.

La manta n'est plus portée que par les femmes du peuple, par les veuves, par les personnes trop âgées pour changer leurs habitudes. Toutefois les chapeaux ne pénètrentpas encore à l'église, où la mantille reste de rigueur. ** *

Les Français sont peu nombreux au Pérou : un millier peut-être, c'est tout. La culture française reste très appréciée des Liméniens; la haute société parle français ; si les femmes ne le parlent pas toutes, toutes le lisent et l'entendent. La France est du reste à chaque

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instant rappelée à l'esprit, par la présence de quelques officiers français qui remplissent la délicate mission d'instructeurs de l'armée.

Le général Clément, un Français, est chef de l'état-major.

A la fin de 189G, sur l'initiative de Piérola, président de la République péruvienne, un contrat fut signé entre le général Billot et M. Canevaro, ministre du Pérou à Paris, mettant quatre officiers à la disposition du gouvernement péruvien. Depuis, le président Romafia s'était montré hostile à la mission, dont le maintien, lui fut presque imposé par les sympathies que lui manifesta la société liménienne. Les présidents qui suivirent : Cantlamo, José Pardo, et le président actuel, Leguia, lui continuèrent leur confiance.

La mission française a largement travaillé à la réorganisation de l'armée de terre, mais peut-être le gouvernement péruvien ne l'a-t-il pas toujours soutenue assez énergiquement contre les inévitables hostilités des militaires routiniers qui, dans tous les pays du monde, s'appellent : « Les vieilles culottes de peau. » Les officiers allemands qui, à Santiago, furent chargés d'instruire l'armée chilienne, eurent une action d'autant plus rapide et efficace, que le gouvernement chilien les défendit

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mieux, contre les attaques des militaires rétrogrades.

Malgré tout, les résultats obtenus au Pérou sont précieux déjà : le recrutement de l'armée se fait d'une façon plus régulière; une école militaire a été créée à Chorillos; de grandes manœuvres sérieuses ont été exécutées; enfin et surtout des sociétés de tir fonctionnent dans de nombreuses localités : on en compte environ 150. Le Pérou, en temps de paix, n'a que 4.000 hommes sous les drapeaux; sur les 19.000susceptibles d'être appelés chaque année, 1.500 seulement sont enrôlés, choisis de préférence parmi les insoumis et les mauvaises tètes; d'autre part, pendant un mois par an on instruit des surnuméraires. Une grande partie du contingent ne reçoit donc pas d'instruction militaire complète ; les sociétés de tir remédient à cette lacune : la nation, ne pouvant venir à l'armée, s'instruit elle-même, en s'exerçant à ce qui est le plus utile, au tir. Il ne s'agit plus là, en effet, de clubs aristocratiques, comme on en trouvait beaucoup autrefois, mais de sociétés, où se groupent les hommes de toutes les classes, mus par la pensée commune de devenir des défenseurs capables de rendre service au pays. C'est à l'un de nos officiers,

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à M. le colonel d'André, que le Pérou est redevablede cette belle réforme démocratique.

Les soldats, que l'on voit passer dans les rues de Lima, ne dépareraient aucune troupe française. Cette amélioration, apportée aux choses de l'armée, a eu pour résultats de faire connaître la France aux seuls Péruviens qui ne la connaissaient pas, c'est-à-dire aux Indiens.

Il n'est pas un malheureux cholo, vivant perdu dans la sierra, qui n'ait constaté de lui-même la transformation opérée : il se souvient des armées mal équipées, mal commandées, pour lesquelles on le recrutait de force dans des razzias impitoyables. Aujourd'hui, il commence à être fier de son armée et il sait que c'est à la France qu'il le doit.

CHAPITRE VII

LES

CURIOSITÉS

DE

LIMA

Pour le curieux, il y a peu de chose à glaner dans Lima et l'Européen, dès son arrivée, y éprouve une déception.Lepasséliistoriquedela ville lui a fait une réputation magnifique d'avoir été la première cité construite par les conquistadors, d'avoir été, pendant trois siècles, le centre de la politique espagnole, Lima est restée entourée dans les esprits d'une auréole dont on cherche vainement à laparerencore.

11 y a loin des vieux souvenirs à la réalité présente : sans doute, plus qu'aucune autre ville du Sud-Amérique, Lima a pu garder, dans beaucoup de ses coins, sa physionomie de l'époque coloniale, mais aucun reste de tradition ne vient plus vivifier ces vestiges du passé.

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Pour diminuer la catastrophe au moment des tremblements de terre, et aussi parce que la pierre manque dans les environs, presque toutes les constructions sont faites de matériaux légers : torchis, pisé ou adobes, sorte de briques séchées au soleil. Ceci fait que Lima ne connaît pas le charme des vieilles pierres; quand le temps a laissé sa trace sur un monument, ce n'est pas la patine vénérable des siècles, c'est une tache de lèpre dans du plâtre qui s'effrite. De vieux balcons mauresques subsistent encore un peu partout, mais on tend à les faire disparaître.

Quelques coins se modernisent lentement, et devant cette ville, qui n'est plus ce qu'elle a été, et qui ne témoigne point de ce qu'elle veut être, on hésite à formuler un jugement.

On dirait une ville en suspens : des choses qui étaient achevées ne sont pas entretenues; d'autres sont commencées, sans laisser deviner qu'elles seront jamais achevées un jour.

Au-dessus desrues mal pavées, s'entrecroise tout un réseau de fils électriques; les poteaux qui les portent sont de toutes les formes et de toutes les tailles : il en est de ronds, en fonte, d'autres en bois dont le pied carré est tout pourri d'urine. Des jardins, qui pourraient

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être beaux, sont laissés à l'abandon. Tout donne une impression d'équivoque indéfinissable.

Des soixante-douze églises qui encombrent la ville — six douzaines, exactement, pour ISO.000 habitants environ — bien peu méritentune visite; la cathédrale est peut-être la seule dont l'intérieur soit décent et ne contienne aucune de ces horreurs saintes dont la dévotion espagnole semble si friande. Elle avait autrefois un chœur inscrit dansla grande nef, comme ceux des grandes églises d'Espagne et les Liméniens aimaient à la comparer à la cathédrale de Séville. La comparaison n'est exacte qu'en ce qui concerne le plan général et le nombre des portes, car l'église n'a rien de gothique. Un vent de réforme a soufflé sur le vieux temple; aujourd'hui, la nef est libre, et les boiseries magnifiques du chœur entourent le maître-autel; d'étranges bariolures déshonorent les colonnes et les voûtes. Au long des nefs latérales, sont d'obscures chapelles que ferment des grilles de bois. L'une d'elles renferme, caché aux regards de la foule, comme une chose honteuse, un monument sans caractère qui est censé contenir le cadavre desséché de François Pizarre; une vitre permet de l'apercevoir. En 1891, on exhuma

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des restes anonymes qui se trouvaient dans la crypte, sous l'autel, parmi les dépouilles mortelles des archevêques ; deux médecins dressèrent un procès-verbal, constatèrent l'état du cadavre, son sexe, son âge (76 ans), des traces de blessures (on sait que Pizarre mourut assassiné) et le prognatisme accusé de la face : c'était bien le conquistator. Mais •quelqu'un troubla la fêle, et une critique sérieuse fait craindre qu'on ait placé là un mensonge historique.

Pendu au mur est un tableau de Murillo : le Christ rencontrant la Véronique. Près de la cathédrale et communiquant avec elle se trouve la petite église du Sagrario. Ensuite viennent les églises et chapelles des vieux couvents où vivent maintenant dans l'isolement les successeurs des moines espagnols.

Leur influence et leurs richesses ne sont plus qu'un pâle reflet de ce qu'elles furent autrefois. Seuls, les Franciscains et les Dominicains ont gardé quelques vestiges des splendeurs du passé, mais si peu.

Le long d'une rue mal famée, San Francisco étale la masse énorme de ses constructions.

Les moines s'honorent d'avoir donné à l'Amérique du Sud un saint, en la personne de François Solano. L'intérieur de leur église a de

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belles proportions et leur cloître a grand air âvec ses mursetses colonnes tapissés d'« azulejos ».

Santo Domingo domine la ville de sa haute tour. Les pierres de ses muraillessont peintes en trompe-l'œil, comme celles d'un décor de théâtre. Les Dominicains conservent dans l'église les reliques de sainte Rose de Lima, patronne de l'Amérique, qui vécut sous l'habit de leur ordre. Une chapelle séparée, la Vera Cruz, fut construite pour abriter un morceau de la vraie croix, cadeau du Pape Paul III en 1540. Les cloîtres du couvent sont désolés par les réparations et les ruines. Dans le haut, des toiles où est racontée la vie de saint Dominique sont protégées par des auvents de bois rabattus : protection tardive donnée sans doute à d'ineffables croûtes.

Les Pères Augustins tiennent un collège.

L'intérieur restauré de leur église est pire que quelconque. De saints plâtres y étalent les couleurs crues de leurs chairs et de leurs habits.

Les Pères de la Merci ont gardé dans leur temple quelques belles boiseries ; la Vierge de leur église est la patronne de la République et chaque année, au 24 septembre, a lieu une procession à laquelle participent le Gouvernement et l'armée.

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San Pedro fut autrefois la chapelle des Jésuites; elle est restée l'église du beau monde; elle a conservé, du temps des Pères, de beaux autels de bois sculptés, notamment ceux de saint Ignace et de saint François Xavier, et aussi ie culte d'une vierge mystique, Notre-Dame de la 0, dont la confrérie est encore maintenant une des plus importantes de la ville (1). Les Jésuites sont revenus à Lima, mais n'ont pas repris possession de leur ancienne église.

Au loin, dans les faubourgs, au pied du mont San Cristóbal, petite colline de 400 mètres de haut, un couvent semble entouré par la population d'un certain respect. C'est celui des Descalzos, dont l'ordre, branche détachée du tronc de Saint-François s'occupe de charité et de missions. Une trentaine de Pères y habitent et on y fait chaque jour ta cuisine pour nourrir près de trois cents pauvres.

Les couvents de femmes pullulent encore; il en reste bien une quinzaine: Encarnación, Trinitad, Conception, Carmen, Jésus Maria, Santa Catalina, Trinitarias, Santa Rosa, etc.,

(1) Santa Maria de la 0 était et est encore honorée à Grenade en Espagne, où elle a u n e chapelle dans le Sagrario.

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quelques-uns occupent des immeubles très vastes, situés au centre de la ville ; tous ont une église publique, brillante de propreté.

Les nonnes cloîtrées assistent aux offices d'une tribune que ferme une grille. Ces couvents se recrutent maintenant très difficilement; fort riches, ils s'appauvrissent de jour en jour et finiront par disparaître, comme une chose inutile, dans l'indifférence générale.

D'autres ordres, ceux-là hospitaliers et actifs, et par-dessus tout, nos sœurs de Saint-Vincent de Paul, prodiguent sans bruit leur dévouement dans les asiles et les hôpitaux. *

*

*

Le Rimac sépare la ville d'un de ses faubourgs les plus peuplés. Son lit contribue à élargir du côté de la montagne un paysage qui n'est pas sans charme, mais aucun Liménien n'oserait vous inviter à y faire une promenade au bord de l'eau. Ce Rimac est tout, sauf une rivière, et en maint endroit, ressemble plutôt à une sentine, à un dépotoir public qu'à un cours d'eau : sur un coin de prairie, un cheval maigre broute ; ici, des enfants se baignent; là, un pêcheur, dans l'eau jusqu'aux genoux, fouille la vase pour y chercher des L'Amérique du Sud.

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camarones, délices des tables liméniennes; plus loin, des cochons noirs se vautrent dans la boue, tandis qu'un charretier emporte les galets ronds qui serviront au pavage des rues. De-ci de-là, de noirs « gallinazos »sautillent lourdement en se disputant des ordures sans cesse renouvelées. Le gallinazo, ce chitïonnier des pays tropicaux, a rendu à la voirie de Lima le môme service que les chiens à celle de Constantinople. Un meilleur entretien des rues l'a chassé du centre de la ville ; pourtant, il vient encore souvent se percher jusque sur les toits de la cathédrale.

Dans les quartiers populeux, l'odorat des promeneurs est inquiété par les émanations d'une industrie florissante ; de vieilles femmes accroupies devant des fourneaux en plein vent procèdent à la cuisson des « anticuchos » ; ce sont des morceaux de viande pimentés à la diable et qui sont embrochés sur de petits bâtons ; le menu peuple s'en régale, en les arrosant de chicha, bière nationale faite avec du maïs. Des vieilles promenades au bord du Rimac, le Trajamar, l'avenue de Acho qui mène aux Arènes, sont abandonnées. Un jardin fleuri, qu'ornent des statues, conduit au couvent des Descalzos, au pied du mont San Cristóbal. Derrière San Francisco, sur la place

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de l'Inquisition, se dresse une statue équestre de Bolivar. Là, se trouve le palais du Sénat, installé dans l'ancien tribunal de l'Inquisition, et la Chambre des députés qu'achève de construire un architecte français.

De l'autre côté, dans les quartiers neufs, au delà de la Prison, rare monument qui montre des murs de pierre, une avenue a été tracée : le Paseo Colon. De belles maisons modernes commencent à la border; des statues l'agrémentent: San Martin proclamant l'indépendance du Pérou, Colon découvrant une Indienne accroupie à ses pieds, Bolognesi l'un des héros de la dernière guerre avec le Chili.

Le musée de Lima se trouve au palais de l'Ex position. Beaucoup vous diront que le vrai musée du Pérou est à Berlin, où ont été enlevés les objets les plus rares et les plus précieux. Le petit musée de Lima n'en n'est pas moins intéressant à visiter : on y voit une ou deux « têtes réduites » sinistres objets qui obtiennent en Europe des prix élevés. On sait que des peuplades sauvages, nolamment celle des Jivaros, qui circulent sur les confins du Pérou et de l'Ecuador, ont la coutume, pour en faire des trophées plus portatifs, de réduire à la grosseur du poing, les têtes des

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ennemis qu'ils ont défaits. Ils obtiennent ce résultat par une cuisson lente et prolongée à la suite de laquelle ils retirent les os. Pendant mon séjour à Lima, un bijoutier de la rue Mercaderes mit en montre, à sa vitrine, une tête réduite particulièrement rare, car elle provenait sûrement d'un homme blanc.

Cet objet d'art et d'horreur était offert au prix de 700 soles, soit de 1.750 francs.

La civilisation incaïque est représentée au musée par ses poteries, ses quipos, ses tissus, et ses ballots mortuaires où elle enfermait les corps des défunts. Parmi les objets de l'époque coloniale, on garde la croix de bois que Pizarre planta à Tumbez, la première fois qu'il foula le sol péruvien.

Plus loin, une gravure, comme il en a été fait beaucoup, représente les empereurs du pays. On voit les portrails des rois d'Espagne y faire suite, sans solution de continuité, à ceux des quatorze incas. On a omis dans le lot, la figure de Napoléon I er , qui pourtant fut un instant souverain de l'Amérique espagnole, après l'abdication de Bayonne. Ensuite, viennent les reliques des guerres de l'Indépendance et du Pacifique.

Dans une galerie, où sont réunis quelques tableaux modernes, plusieurs toiles rappel-

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lent la manière de Delacroix. Elles sont de Mérino qui fut son élève à Paris.

Tout près de San Pedro, il est une maison qu'il faut voir : c'est la demeure seigneuriale des Torre-Tagle; ses balcons de bois travaillé, les bancs de pierre de son porche, ses canons de bois, signe du droit d'asile, ses élégants patios, sa chapelle, ses meubles donnent bien l'idée de ce que devait être un des plus somptueux logis de l'époque coloniale. Les hôtes même en ont gardé les manières et le marquis de Cevallos vous montre ses richesses avec une courtoisie charmante. La maison possède une annexe, je veux parler d'une collection de tableaux, qui eut jadis un moment de célébrité. Elle ornait alors les appartements; un catalogue en a été dressé, et ce catalogue à lui seul est une chose superbe : les noms des grands maîtres y figurent tous, Raphaël, Rembrandt, Velasquez, Teniers... Aujourd'hui, un mystère plane surces toiles reléguées dans une autre maison, comme dans un magasin. Un rédacteur du Temps qui les vit en 1879, rédigea sur elles un article pompeux ; mais je crains que

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pour l'écrire, il ne se soit mis le doigt dans l'œil. Qu'importe, on y aperçoit évidemment de jolies choses, il peut s'y rencontrer des originaux; il s'y trouve, en tout cas, d'admirables copies et, telle quelle, la collection pourrait dans ce pays déshérité former un fonds heureux pour une école des BeauxArts.

Une autre demeure, au delà du Rimac, mérite aussi une visite. Dans le faubourg de Malambo, on voit encore la maison de campagne, que fit construire le vice-roi Aimât, à la fin du xviu e siècle. Sur un grand espace silencieux, à l'ombre de quelques saules poussiéreux, des enfants se baignent dans l'eau bouillonnante d'un torrent boueux: les gamins toutnus, les gamines enveloppées dans de grands tabliers noirs. Le long de cette place, au fond d'une cour déserte, se dressent les murs étranges de ce palais peint en violet; un vieux moulin existe dans les dépendances et le tout porte le nom de Molino de Presa. Des jetsd'eau jaillissaient autrefois devant le péristyle. Un grand escalier monte aux appartements. La salle des fêtes a gardé son décor blanc et or; on dirait du Louis XV taillé à coups de serpe. Un vaste balcon aux colonnes mauves donne sur le jardin, où les

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plantes abandonnées envaliissentlespavillons en ruines. Qui se souvient devant ce décor, devantcebassin vide,delà Périchole, la maîtresse d u vice-roi ? L'histoiredit qu'elle fut laide : son nom dePerra chola, chienne chola, en semble une preuve. La légende ajoute qu'elle fut pieuse; elle possédait chevaux et voiture et un jour qu'elle roulait carrosse, elle croisa sur sa roule le Viatique, qu'un prêtre à pied portait à un malade. Elle euthonte,céda son équipage, et pendant longtemps à Lima, se conserva la coutume de porterie Saint Sacrement en voiture. Jamais, en tout cas, la Périchole ne fut telle que l'ont popularisée les joyeux flonflons d'Oflenbach.

Une visite au cimetière s'impose également; la plus grande partie est occupée par des murs symétriques où les cercueils sont rangés dans des « nichos » égalitaires ; au centre a été construit récemment un monument à la mémoire des morts de la dernière guerre du Pacifique. Quelques familles ont cru devoir élever à leur vanité des chapelles funéraires et des statues de marbre.

Pour qui veut, avant de la quitter, jeter sur la ville un coup d'œild'ensemble, le mieuxest de monter au Gerro San Cristobal. A «es pieds, il verra se déployer le panorama

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entier de la cité avec ses terrasses et ses dômes couverts de poussière; ses maisons toutes bariolées de rouge, de bleu, de jaune ou de vert, la font ressembler à un arlequin, arlequin qui serait un peu en haillons. Pour qui aime les vieilles histoires, il existe un guide merveilleux : c'est l'œuvre de Ricardo Palma. Ricardo Palma est une gloire péruvienne, mais une gloire qui déborde beaucoup sa patrie d'origine. Il est l'un des plus grands littérateurs de l'Amérique du Sud. Il a fouillé les archives, vivifié les vieilles chroniques et tiré des légendes populaires de ravissants récits.

Les rois et l'Eglise commirent à l'époque coloniale de fréquents abus. Ricardo Palma traite ces puissances avec une malice spirituelle, qui fait plus d'une fois songer à la manièrecharmantedescontesde Voltaire. Parcourez Lima en lisant ses Traditions, le spectacle change, la ville s'éveille et s'agite : le passé vivant chasse le présent mort. Les coutumes disparues se replacent dans leur cadre antique. Les couvents somptueux s'emplissent de querelles de moines; les églises s'illuminent à la splendeur des fêles saintes.

Voici tous les Vice-Rois; chacun a son anecdote amusante ou tragique; voici les auto-

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daiés cruels et la voiture verte de l'Inquisition, qui prend ses victimes à domicile; là, devant l'église des Abandonnés, les hérétiques avant de marcher au supplice faisaient amende honorable ; un Français fut l'un des premiers martyrs...

Tout s'anime et devient vivant. Il n'est point jusqu'au portail insignifiant de San Pedro qui ne s'égaye et ne mette en joie le passant qui s'arrête devant lui. Il y a sur les trois portes de San Pedro, une tradition de RicardoPalma, jolie comme un vieux fabliau : je m'excuse de n'en donner ici que le canevas dépouillé de toute saveur : Quand les Jésuites vinrent à Lima, ils y trouvèrent déjà installés les Dominicains, les Franciscains, les Pères de la Merci, lesAugustins. Leur premier souci fut de construire un couvent; avant de le commencer, ils demandèrent au Pape l'autorisation de mettre une porte à leur église. Le Saint-Père flaira un de ces pièges dont sont coutumiers les fils de Loyola, mais ne voulant point demander d'explications, envoya l'autorisation. Quel fut I'étonnement de tous les Liméniens, quand ils virent que les Pères avaient construit une église à trois portes : seule, la cathédrale de Lima possédait ce chiffre qu'aucun autre cou-

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vent n'avait osé s'approprier. L'archevêque, les ordres religieux, l'Inquisition s'émeuvent, la foule des fidèles se passionnentpour la querelle naissante. Appelés à s'expliquer, les Jésuites font les innocents, se déclarent surpris des questions qu'on leur pose, et finissent par avouer que s'ils ont construit une église à trois portes, c'est qu'ils en ont obtenu l'autorisation du Pape. Est-ce possible ? Sans doute, disent-ils, deux portes auxquelles nous avions droit, et une, pour laquelle nous avons obtenu l'autorisation, celane fait-ilpas trois portes !

Aujourd'hui, après une carrière noblement remplie, Ricardo Palma, qui porte allègrement ses soixante-douze ans, est directeur de la Bibliothèque nationale de Lima.

Pour avoir une idée du Pérou, il ne suffit point de connaître Lima. Beaucoup de voyageurs pourtant se contententd'un séjour dans la ville, d'une visite aux ports arides de la côte, sans jamais pénétrer dans l'intérieur.

Bien des Liméniens qui ont voyagé en Europe, n'ont jamais franchi les Andes de leur pays; pourtant, il est une région dont ils parlent comme d'un Eldorado, la région du

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Chanchamayo, qui se trouve à trois ou quatre jours de Lima. Grâce au chemin de fer de la Oroya, grâce à la routequi, un peu au-dessus de Tarma est entretenue avec un soin parfait, aborder le Chanchamayo est maintenant une chose facile : c'est un voyage qui n'a rien d'une expédition et qui ne sort point des limites du tourisme.

CHAPITRE VIII

LE F E R R O CARR1L ET L E

C E N T R A L DU P É R O U

CHANCHAMAYO

Le ierro carril central est jusqu'à présent le seul chemin de fer par lequel on ait tenté de mettre Lima en communication avec l'intérieur du Pérou. On a toujours eu l'idée d'atteindre par son moyen les affluents navigables de l'Amazone.

La ligne qui ne mesure encore que 222 kilomètres va du Callao jusqu'au petit village de la Oroya dans la Cordillère, ensuivant la vallée du Rimac;son point de départ est à 3 mètres à peine au-dessus du niveau de la mer; en 17:} kilomètres elle franchit le mont Meiggsà une altitude de 4.474 mètres par le grand tunnel de L'Amérique du Sud.

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la Galera. Ce tunnel est le cinquante-septième que traverse la ligne en moins de 100 kilomètres. La voie se replie en lacets multiples, tourne autour des hauts plateaux, escalade par échelons le flanc des monts en repassant jusqu'à trois fois au-dessus du même paysage, et traverse sur des ponts hardis les profondes crevasses où grondent des torrents écumeux.

Tout cela donne une haute idée de l'imagination des ingénieurs yankees qui ont conçu les plans et les ont exécutés, mais il n'en reste pas moins vrai que pratiquement le chemin de fer de la Oroya est pénible pour les voyageurs et trop onéreux pour les marchandises. Il faut une journée entière pour aller de Lima à la Oroya, et dans des conditions peu confortables.

Les rampes sont si fortes que l'exploitation est des plus coûteuses : la traction entraîne des frais considérables ; construite trop légèrement, la ligne offre des dangers continus : des accidents se produisent fréquemment et demandent des réparations longues et dispendieuses. Et les Yankees, pour avoir par ce vertigineux tracé supprimé des difficultés matérielles formidables, en ont créé une de premier ordre : la trop grande élévation du prix du transport. C'est donc là un instrument de communication 1res imparfait ; dans la plupart des

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cas il en coûte moins cher à Lima de s'approvisionner à l'extérieur par voie de mer, que de le faire dans le Pérou même par le chemin de fer de la Oroya.

Ce chemin de fer, commela presque totalité des chemins de fer péruviens, est exploité par la Peruvian Corporation.

En 1869,1870,1872, le Pérou avait contracté des emprunts à l'étranger. Après la guerre malheureuse qu'il eut à soutenir contre le Chili, le Pérou ruiné, ayant perdu ses nitrates et épuisé ses guanos, se trouva fort empêché de payer ses prêteurs. Pour sortir d'une crise qui dura dix années, le gouvernement céda aux porteurs de titres constitués en société anonyme sous le nom de Peruvian Corporation, ses chemins de fer et des terres à coloniser. Les conditions de ces concessions et notamment les obligations imposées à la société de construire des lignes nouvelles et de payer des redevances ont été la source de nombreuses difficultés. Le citoyen péruvien craint toujours qu'à l'abri de ces difficultés et des remaniements de contrat qui les suivent ne se cachent des compromissions pécuniaires entre les membres de son gouvernement et la société. Quant à lui, il n'a guère lieu de se féliciter généralement de la manière

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dont la Compagnie exploite ses chemins de fer. Le matériel est souvent en très mauvais état et le service des marchandises est fait dans des conditions déplorables.

Après avoir quitté le Callao, le chemin de 1er de la Oroya dessert Lima par les quatre stations de Montserrat, La Palma, Desamparados et Viterbo, stations qui n'ont encore pour gares que des constructions provisoires; on traverse de nombreuses plantations de cannes. Chosica est, après Lima, le premier point important où s'arrête le train. Le Rimac y actionne les usines d'électricité qui alimentent la capitale;il y roule des eaux torrentueuses que franchit un pont suspendu.

Cette petite bourgade est assez fréquentée : à une heure et demie de Lima, elle est devenue un but d'excursion pour les collèges, de villégiature pour les Liméniens désireux de changer d'air : située à 850 mètres d'altitude, elle jouit déjà d'un climat plus sain qu'à la côte; mais en vérité, considérée comme u n lieu de plaisance, Chosica est simplement sinistre. La première fois que j'y fus, c'était avec un Parisien: après avoir déjeuné à l'hôtel de la gare, nous demandâmes à l'hôtelier s'il y avait quelque promenade à faire. « Comment donc! » nous répondit-il avec un sourire

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prometteur, et d'un geste engageant, il nous désigna la voie du chemin de fer!... Quand nous eûmes fait le tour du triste pays qui s'encaisse au milieu des collines sèches et jaunes, quand nous eûmes jeté un coup d'œil sur l'église dont les murs et le toit sont de tôle ondulée, mon compagnon n'y tint plus: il n'avait qu'une hâte, celle de rentrer à Lima. « A moi, s'écria-t-il, Fontainebleau et Chevreuse, Asnières et Bois-Colombes!... » 11 faut d'ailleurs rendre cette justice aux Liméniens qui séjournent à Chosica, qu'ils y ont, en général, un « rancho » où ils demeurent enfermés. Un peu après Chosica, on quitte la région sèche; plus haut, à la station de San Bartholomé, commencent les difficultés; la voie finit en cul-de-sac et la locomotive se détache pour venir prendre le train en queue.

Cette opération se répète plusieurs fois pendant le trajet. La végétation devient de plus en plus rare; on ne voit plus que des cactus et un court gazon.

Le pont Agua de Verrugas tire son nom de ce fait que fes ouvriers qui travaillèrent à sa construction furent incommodés par des excroissances de verrues occasionnées par l'eau. Des épidémies de cette nature s'étaient déjà déclarées au temps des conquérants

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espagnols. A 2.374 mètres d'altitude, se trouve Matucana, chef-lieu de la province de ce nom ; le train y arrête le temps nécessaire pour permettre aux voyageurs de déjeuner. Un dimanche après-midi, j'y assistai à des combats de coqs donnés sur la place. C'est le sous-préfet qui vérifiait si les éperons d'acier étaient bien attachés aux pattes des pauvres bêtes. Les spectateurs pariaient sans entrain.

On suit encore la vallée du Rimac; au delà de San Mateo, bourg assez important, le pont de rinfiernillo permet de traverser une faille très étroite et très profonde. On passe ensuite à la fonderie de Rio Blanco, à Chicla, à Casapalca. Bien avant d'atteindre le mont Meiggs on aperçoit les neiges éternelles; sur le pan des montagnes, sur les plaines que couvre une herbe rase se montrent les premiers lamas; ils n'existent plus aujourd'hui qu'à l'état domestique. Ils regardent passer le train avec cet air orgueilleux qu'ils ont gardé sans doute du temps où ils étaient les seuls transporteurs, presque les seuls animaux de ces régions désolées. Le lama étaitalors l'animal précieux et indispensable; car c'est l'Européen qui a introduit dans l'Amérique du Sud le cheval, le taureau, l'âne, le mouton, la poule et peutêtre aussi, par inadvertance le rat, la souris

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et la mouche (1). Avant de pénétrer dans le tunnel de la Galera, le train stoppe sous la grêle : un homme parcourt la voie pour s'assurer qu'elle est en bon état : arrivé à la sortie, il téléphone si la voie est libre ou non. Les voyageurs, que n'abrutit pas le soroche, profitent de cet arrêt pour se restaurer dans une misérable échoppe, où l'on trouve des sandwichs et du café. Le soroche, c'est le mal des montagnes, malaise dû à la raréfaction de l'air. Il n'affecte pas chez tous la même forme, ni la même violence. En général, il se borne à des maux de tète, à des bourdonnements, à des sensations de lourdeur; rarement on le voit occasionner des saignements de nez ou d'oreilles. Ceux qui en sont, ou s'en croient atteints, restent assis dans leurs wagons, se frictionnent les tempes d'alcool ou d'ammoniaque ou mâchent del'ail, ce qui est, dit-on, souverain...

(I) M ê m e si l ' A m é r i q u e du Sud a été peuplée par des Asiatiques, je ne pense pas q u e les lamas q u i nous occupent aient rien h voir avec ceux du Thibet. Dans Orphelin, histoire générale des religions, d o n t l'auteur, M. S a l o m o n Keinach, passe p o u r u n h o m m e sérieux, on lit ii l'index alphabétique ces curieuses r u b r i q u e s : L a m a s , bipèdes, p. 87; Lam a s , quadrupèdes p. 232. Si l'on se reporte au texte on trouve que les bipèdes sont les grands prêtres du Thibet, et q u e les quadrupèdes sont les intéressants a n i m a u x des régions andines.

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Aussitôt après avoir franchi le tunnel de la Galera et dépassé la cime du mont Meiggs, la voie descend par un tracé assez calme jusqu'à la Oroya qui n'est plus qu'à 3.712 mètres d'altitude. La petite agglomération de Jauli est la station la plus importante de ce parcours.

Pendant longtemps la Oroya resta le point terminus de la voie ferrée; aujourd'hui une ligne remonte au nord vers le Cerro de Pasco, une autre descend au sud versJaujaet Huancayo. Mais vers l'est, vers Tarma, le Chanchamayo et la région des grands fleuves, il n'y a encore que les anciens moyens de locomotion : le cheval et la mule. Avant les chemins de fer, la Oroya n'était presque rien; aujourd'hui, ce n'est pas grand'chose. Pourtant dans l'histoire des auberges, la misérable bourgade mérite une mention spéciale; malheur aux voyageurs qui doivent y passer la nuit : ils n'ont de choix qu'entre deux ou trois établissements, dont le plus important se décore du nom de Grand Hôtel de Junin. L'ordure la plus repoussante y règne en maîtresse absolue, la cuisine défie toute description; qui pourra jamais dire la saleté des nappes et la crasse des draps de lit? Le lecteur, peut-être, se demandera s'il est bien utile de l'arrêter

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dans ce mauvais lieu ! Sans doute, il serait ridicule de se plaindre du manque de propreté d'un taudis indien, perdu dans la Cordillère, mais ici, on se trouve à proximité d'une capitale, dans un pays dont la situation fait un lieu de passage des plus fréquentés. N'importe! Parlez de l'Hôtel de la Oroya aux voyageurs habituels de ces régions, commerçants, fonctionnaires, sœurs de charité, ils vous disent tous la même chose : « No es un hôtel, sefior, es una porqueria », et malheureusement bien des hôtels de l'intérieur sont semblables à celui ci. Le tenancier de cette horreur remplit au moment où j'y passe les fonctions d é j u g é de paix; son officine est dans la même maison et il est à espérer que si son hôtel est borgne, au moins sa justice est aveugle... Mais sans doute, trouve-t-il que ses fonctions de magistrat lui interdisent de s'occuper des détails d'une auberge et il en laisse toute la charge à quelques domestiques indiens. Les arrêts forcés dans un bouge de cette nature sont des plus fastidieux et les soirées y sont mortellement longues. Les étrangers ont toujours pour ressource le jeu de billard que l'on trouve partout, à toutes les altitudes et sous tous les climats. Quant aux gens du cru, ils ne paraissent point diffi-

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ciles sur la façon de tuer le temps. Pendant deux heures, un soir, à la Oroya, j'ai pu assister à cette scène étonnante : le curé, celui du pays, sans doute, est venu saluer l'hôtelier et prendre son petit verre. Tous deux s'asseyent face à face dans la grande salle qu'éclaire à peine un quinquet fumeux; de temps en temps, ces hommes, qui n'ont rien à se dire, poussent alternativement un : « si señor » qui rappelle à l'un l'existence de l'autre. Parfois le curé laisse échapper un rot sonore; aussitôt son partenaire lui répond: «Salud! »C'est là une vieille tradition qui se perd heureusement, même chez les gens du peuple; la courtoisie ne défendait point de roter, mais elle exigeait de saluer le rot au passage, par un vœu de bonne santé !...

Trente-cinq kilomètres séparent Tarma de la Oroya et l'on n'a d'autre ressource que de les faire à cheval par une route de montagne, mauvaise en tout temps, et qui franchit le massif oriental de la Cordillère, sur un plateau uni à 4.300 mètres d'altitude. Les chevaux marchent lentement pour y arriver ; ils ressentent plus ou moins les atteintes du soroche.

Les petits chevaux péruviens font preuve d'un courage et d'une résistance remarquables.

Leur pied est très sûr, et c'est avec une adresse

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parfaite qu'ils conduisent leur cavalier dans les chemins les plus difficiles. On dit la route dangereuse, on raconte des actes de brigandage et de pillage, mais sans doute est-ce de l'histoire ancienne. On ne rencontre guère que de pacifiques Indiens conduisant des troupeaux d'ânes et de lamas chargés de ballots de marchandises ou de l'inévitable tôle ondulée qui tend à devenir dans les campagnes la base de l'architecture. Et il est étrange devoir s'avancer ces caravanes où les animaux disparaissent sous ces plaques de métal qui les couvrent comme le ferait une carapace. Le long du chemin et même au centre d'un village, près de Tarma, on voit des bêtes crevées que l'insouciance des habitants laisse au milieu de la route. Un chien fouille de son museau sanglant le cadavre d'un âne. Les chevaux aiment peu ces rencontres et font mille manières pour franchir le corps d'un confrère décédé.

On pénètre à Tarma par un arc de triomphe de plâtre; la ville est assez gracieusement située au fond d'une vallée profonde.De toutes parts les eucalyptus égayent le paysage de leurs troncs élancés et de leur frondaison argentée.

Sur les hauteurs, on a conservé des vestiges de Tarma-Tambo habité au temps des Incas.

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J'eus le bonheur de trouver à Tarma un Français, M. Agnus, qui y dirigeait depuis peu le collège de la ville. Aucun guide ne voulait in accompagner pour aller au Chanchamayo.

La Fièvre tierce y sévissait. On vénait de voir passer à Tarma une troupe d'ouvriers japonais employés dans quelque hacienda et que la maladie avait décimés. Le spectacle de ces malheureux épuisés de fièvre et de fatigue était encore présent à la mémoire de tous et aucun Indien ne voulait se hasarder à les imiter.

Le portier du collège s'offrit d'être jusqu'à mi-chemin mon guide de fortune. D'ailleurs jusqu'à la Merced, la route est si simple, parait si sûre qu'un guide y est presque inutile.

Au sortir de Tarma, le chemin est quelconque. Les chevaux s'enfoncent dans fa boue.

On traverse des villages qui ont l'air d'être . immenses, mais sont à peine peuplés. A l'entrée d'un de ces bourgs, nous croisons quatre hommes qui portent enriant un cercueil dont les planches mal équarries sont peintes de rouge. Chacun tient au bout d'une cordelette une bouteille d'alcool et tous vont en titubant jusqu'au cimetière dont on aperçoit les nichos dévastés, champ de ruine et de mort. C'est là un spectacle fréquent et si quelque artiste

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avait à figurer une tombe indienne, ce n'est pas la statue de la douleur qu'il devrait y asseoir, mais bien plutôt celle de l'ivrognerie.

Ces Indiens, dont les ancêtres semblent avoir été si respectueux de leurs morts, les entourent aujourd'hui de bien peu de soins. Peutêtre ce changement dans leurs mœurs est-il dû à ce fait qu'ils ont vil violer toutes leurs antiques sépultures par l'Européen avide de .richesses et de curiosités.

Au delà de Palca, la route devient une route .de montagne. Son tracé sinueux court le long du torrent qu'elle franchit à plusieurs reprises ; à Carpapata, elle disparaît dans un court tunnel taillé dans le roc; à Matichacra, elle s'allonge en un lacet qui se replie trois fois sur un flanc de la vallée.

A l'aridité a succédé la verdure. Iluacapistana est la première étape sérieuse, c'est déjà la monlafla. Dans la cour de l'auberge est un oranger couvert de fruits. Le soir, des lucioles illuminent d'un mouvement d'étoiles les pentes sombres du ravin où gronde le rio. Les braves gens qui tiennent l'hôtel font ce qu'ils peuvent pour qu'il soit propre; on y remarque entre autres choses que les boiseries sont en cèdre; ici ce n'est pas du luxe; la cuisine est appétissante, les draps sont blancs. Pen-

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dant quelque temps, le voyage se poursuit dans l'enchantement de cette route taillée à pic dans le flanc rocailleux de la montagne. De temps à autre, elle franchit le torrent par des ponts de pierre courts et trapus, par des ponts suspendus longs et branlants, par de simples passerelles de bois. Souvent on croise une équipe d'ouvriers occupés à réparer le bord éboulé du chemin, ou à le déblayer des blocs de pierre qui l'obstruent.

Le paysage devient grandiose, surtout au point nommé « Pan de Azúcar » ; le chemin se glisse par une large entaille qui mord le mur du rocher. Le matin, l'étroite vallée demeure longtemps ombragée et fraîche. Dès que le soleil est assez haut pour y pénétrer, des papillons viennent se jouer à la lumière de ses rayons. Il en est de toutes couleurs, il en est de bleus gros comme des oiseaux, il en est de tout petits noirs qui ressemblent à des nœuds de velours. La végétation déborde de partout, des bégonias laissent glisser leurs branches en fleurs le long du roc humide, et au loin dans les grands arbres, on devine les orchidées sauvages.

A la porte de Garita, où se paient les droits d'entrée des produits venant du Chanchamayo, la vallée s'élargit et dans la plaine, on

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rencontre quelques haciendas environnées de leurs cultures de café et de canne à sucre; celle de Naranjal est l'une des plus importantes. Là, comme partout, l'hospitalité y est une coutume sacrée; la table y est toujours ouverte au voyageur qui passe.

Le village de San Ramon resta longtemps le point extrême où s'arrêta la civilisation.

Un fortin, construit là, fut même repris un jour par les peuplades sauvages. Ces dernières sont aujourd'hui repoussées au delà de la Merced.

Celte localité se compose surtout d'une rue bordée de magasins et qui mène à la rivière.

Le Tarma et le Tulumayo s'y unissent pour former le Chanchamayo. Aux approches de la Merced, des affiches posées partout, sur les arbres, sur les maisons, sur les piles des ponts, annoncent que la fièvre tierce règne, qu'elle est occasionnée par la piqûre des zancudos et que la quinine en est le meilleur préservatif. La chaleur est accablante.

On désigne sous le nom de Chunclios, les sauvages qui vivent dans la région voisine; sans cesse en relation avec les civilisés, ils perdent peu à peu tout caractère pittoresque; ils ne fabriquent plus eux-mêmes les longues chemises dont ils se revêtent, maisenachè-

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tent de confectionnées aux marchands du pays, leurs arcs sont tendus de ficelle au lieu de l'être avec des boyaux, leurs flèches ont des pointes de fer au lieu d'avoir été taillées ' dans le bois dur. Pourtant ils manifestent encore parfois leur indépendance de caractère; il arrive que certains d'entre eux se louent dans les haciendas, mais dès que le séjour leur déplaît, ils reprennent leur liberté et s'en vont sans même demander le salaire qui leur est dû pour le travail accompli.

Un jour, un chef fut trompé par une de ses femmes avec un commerçant de la Merced, il l'apprit et la tua; les autorités du village le firentvenir pour lui adresser quelques remontrances : jamais on ne put lui faire comprendre en quoi son acte pouvait être réprçhensible : « J'ai tué ma femme, disait-il à son juge, était-ce la tienne? Non, alors de quoi te mêles-tu? »

CHAPITRE IX

DE LA

O R O Y A AU C E R R O DE l'ASCO D E LA O R O Y A

A

JAL'JA

La compagnie yankee, qui a pris l'initiative de mettre en valeur ce qui reste des richesses minières du Cerro de Pasco dont elle est aujourd'hui presque unique propriétaire, a construit la ligne de chemin de fer qui de la Oroya atteint le centre de ses exploitations.

On quitte la Oroya en franchissant le Rio Mantaro dont les abords sont assez pittoresques, puis la région n'offre plus aux yeux qu'un paysage désolé. La vie pourtant n'est absente de nulle part, mais quelle triste vie! De rares indiens circulent dans la campagne; çà et là une tente, une hutte de terre offrent un abri

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à ces pauvres gens. Dans les maigres pâturages, dans les tourbières, on voit errer des lamas, des chevaux, des moutons. Dans la plaine qui entoure le bourg de Junin, un petit monument en forme de pyramide rappelle le combat du 6 août 1824 où Bolivar battit les troupes du roi d'Espagne. Beaucoup plus au sud du Pérou, dans la direction d'Ayacucho, les cartes désignent une pyramide identique qui commémore la libération définitive de l'Amérique du Sud par la victoire que remporta le 9 décembre de la même année le général Sucre sur le vice-roi de la Serna. Les Républiques sud-américaines devraient, sembie-t-il, entretenir avec amour ces souvenirs de leur liberté naissante, et célébrer autour d'eux des fêtes patriotiques. Mais ces pyramides sont si loin de tout que seules les populations environnantes peuvent y envoyer de petits pèlerinages. Près de Junin s'étend une grande lagune que côtoie la voie ferrée.

On y trouve des grenouilles énormes qui se vendent dans la région. Le petit arrêt de Carhuamayo mérite une mention spéciale, c'est de là que partira sans doute la voie ferrée destinée à rejoindre l'Ucayali ou un de ses affluents navigables. Les matériaux destinés à sa construction viendront par l'Ama-

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zone, le fret sera moins élevé que par le chemin de fer de la Oroya. Plus loin, à la Fundición (ou Smelter), à 4.270 mètres d'altitude, la compagnie yankee travaille le minerai extrait au Cerro de Pasco; le cuivre forme aujourd'hui le but principal de l'exploitation, mais on extrait encore suffisamment d'argent pour payer, dit-on, les frais généraux. Après avoir subi quelques fontes préliminaires, le métal est envoyé aux Etats-Unis du Nord.

Grâce à des souffleries puissantes, la société est parvenue à vaincre les difficultés que l'altitude opposait à la fusion des métaux. C'est une merveille de voir dans la nuit briller le feu des hauts-fourneaux, tandis que très loin, sous la lune, scintillent les sommets glacés de Andes couverts de neiges éternelles. La population indigène presque entièrement occupée aux travaux de la compagnie habite le village sale et misérable. Il n'y a pas d'hôtel, car on ne peut donner ce nom aux cases de tôle ondulée, qui près de la gare abritent quelques lits. Dans ce pays dépourvu de tout, les Yankees ont installé pour eux les indispensables éléments de confort dont ils ne sauraient se priver nulle part.

Les employés supérieurs, ceux qui sont mariés, ont chacun une petite maison, home

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familier, aussi bien installé que possible.

Pour les autres, il existe de vastes hôtelleries chauffées à la vapeur et où l'étranger de passage peut trouver à se loger. Un club contient des bibliothèques, une salle de jeux avec l'inévitable bowling. On y trouve même une piscine à eau chaude. Malgré cela la vie est pénible et les employés même supérieurs n'y restent pas longtemps ; ils se relaient fréquemment et deux années dans ces tristes régions forment un stage plus que suffisant.

L'exploitation minière de Fernandini est, dans les environs, la plus importante après celle des Yankees. La ville de Cerro de Pasco n'est pas très éloignée de la Fundicion. Du chemin de fer on aperçoit, de-ci de-là, les restes des antiques cirques où l'on amalgamait les métaux.

C'est en 1630 que l'on découvrit de riches gisements d'argent au Cerro de Pasco. On ne peut imaginer un séjour plus détestable, et l'argent qui a passé là n'a jamais servi à améliorer la ville. Les rues sont sales et boueuses, l'hygiène nulle. On y est en outre incommodé par le froid et la difficulté de respirer.

Cerro de Pasco est un des lieux habités les plus élevés du monde. Il est situé à une altitude de 4.330 mètres et aucune végétation

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n'y pousse. Pourtant, plus loin, à une heure de marche à peine, dans les vallées plus basses des Andes, on rencontre des fleurs et des fruits.

Dans ce pays sans commodités et où rien n'a été fait que de tirer l'argent du sol, les Yankees veulent apporter des améliorations.

Les indigènes n'auraient qu'à s'en féliciter et les abus qu'ils peuvent craindre ne semblent pasdevoir dépasser les avantages dont ils profiteraient. Néanmoins le pays est diviséen deux partis : on est pour ou contre les Yankees.

En décembre 1908, les élections municipales furent tout spécialement agitées (1). Elles durent être suspendues; la ville fut mise en état de siège, et pendant une longue journée, il fut imprudent de se hasarder dans les rues. Six ou sept malheureux cholos furent tués, sans doute sans savoir pourquoi. L'un d'eux pourtant expira heureux en répétant sans cesse : « Je meurs pour la patrie. » Les Yankees construisent u n hôpital; le plus difficile, déclarent-ils, sera de faire utiliser les baignoires par les Indiens. Ces protes(1) Le vote au Pérou n'est pas secret; on doit signer son bulletin Aussi beaucoup de gens, et n o t a m m e n t les commerçants s'abstiennent ils de voter pour ne pas se créer d'ennemis.

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tants qui sont des libéraux pratiques se proposent ensuite de construire une église catholique. £

*

La ligne du Cerro de Pasco à la Oroya se continue maintenant vers le sud sur Huari, Jauja, Huancayo. Elle doit se poursuivre par Ayacucho jusqu'au Cuzco, où recommence la voie ferrée, pour atteindre les bords du Titicaca. Toutes ces voies constituent des tronçons du grand ferro carril panaméricain que l'on a projeté d'établir du nord au sud.

Le paysage qui borde la voie de la Oroya à Jauja est relativement gai et verdoyant' La ligne suit le cours du Mantaro : au delà de Huari on aperçoit de petits villages avec des toits de tuiles rouges et des cultures potagères.

Après 70 kilomètres d'un trajet assez laborieux sur une voie récemment construite, la plaine s'étend et le Mantaro y étale la nappe de ses eaux. Le fleuve semble prendre un repos avant d'aborder les régions tourmentées des forêts amazoniennes.

Chose étrange, la ville de Jauja bien que située dans une région où les arbres sont

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nombreux, n'en possède aucun; seuls des cactusénormes, des agaves monstrueux, envahissants, montrent partout leurs groupes épineux; ils entourent la ville d'une ceinture d'aiguillons menaçants et c'est dans la chair des aloès que, faute d'arbres, les amoureux en promenade inscrivent leurs noms enlacés.

Au sud, les hauteurs qui dominent la petite ville sont bordées de ruines incaïques : on distingue nettement, par endroits, des cases de pierre de grandeur égale. La charrue primitive passe aujourd'hui au milieu de ces vestiges et après la moisson un chaume maigre et haut reste encore debout.

Passer un dimanche à Jauja est un régal pour les yeux. Tous les Indiens des villages environnants se donnent rendez-vous au marché. Les Indiennes emplissent la place et l'égaient des couleurs de leur costume : elles portent une jupe noire, un manteau de couleur claire, des chapeaux blancs de feutre ou de paille, ornés d'un ruban noir : la plupart ont un enfant pendu sur l'épaule. Une ombrelle rustique, gros champignon dont la tête est formée de deux cercles de bois revêtu de toile blanche, repose sur deux pieux et protège des ardeurs du soleil les marchandes accroupies. Celles-ci paraissent songer davan-

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tage à causer à leurs voisins qu'à faire du commerce et la place ressemble plutôt à un salon de conversation qu'à un marché. On a peine à se ménager un chemin à travers les marchandises qui encombrent le sol : peaux de moutons, poteries, légumes, œufs, têtes de maïs aux grains blancs, noirs, rouges et jaunes. Par bonheur, au voyageur européen qui s'attarde ici, le magasin des frères Grellaud offre tout ce qu'il peut désirer, même l'hospitalité. Voilà seize ans bientôt que ces vaillants Bordelais ont fondé cette maison, la mieux achalandée de toute la région.

De temps à autre, une scène pittoresque s'offre aux regards : une Indienne à la fontaine boit dans son chapeau de feutre, puis par-dessus son épaule, donne à boire à l'aide du même récipient au bébé qu'elle porte attaché au dos. Plus loin au milieu de la rue, sans souci des passants, une Indienne rend, à une de ses amies, le service de lui soigner les pieds.

Dans l'église principale, vaste grange précédée de deux tours dont le chœur est surmonté d'un dôme, les Indiennes ôtent leur chapeau pour se couvrir la tête de leur manteau; elles s'accroupissent sur le sol nu tan-

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dis que les femmes de la gente decente portent la mantille et emploient des chaises.

L'après-midi, les Indiens venus à la ville regagnent leur village. Une allée d'arbustes et de rosiers conduit à une place circulaire, l'éternelle Plaza de Acho, réservée aux combats de taureaux. Plus loin se trouve un champ de tir en ruines. Devant la porte close du cimetière, une chose blanche est posée : c'est un mort sur une civière; il est sans cercueil, couvert d'un linceul et attend qu'on lui ouvre la porte. La famille et les amis sont assis à l'ombre, u n peu plus loin.

Le climat de Jauja est excellent : quelques tuberculeux viennent s'y soigner et y gué-' rissent.

En quittant Jauja, la voie du chemin de fer court sur un plateau que bordent à l'est et à l'ouest des chaînons de montagne : chaque vallée est occupée par u n village dont la grosse église de plâtre blanc se détache parmi les arbres. De loin, on croirait voir d'importantes agglomérations; si l'on approche, les arbres s'éclaircissent sous les yeux, les maisons s'éparpillent pauvres et misérables : on rencontre rarement u n habitant errant dans la largeur boueuse des rues. Mathahuasi est, au delà de Jauja, u n de ces bourgs silencieux L'Amérique du Sud.

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et morts. Le chemin de fer s'y arrête et c'est là que l'on peut descendre pour se rendre à Ocopa,le couvent que les Franciscains déchaussés ont construit dans la montagne au début du X V I I I 6 siècle. Les Pères y firent jadis des missions florissantes, mais tout cela paraît aujourd'hui bien mort et désolé. Ils furent longtemps les maîtres incontestés de ces régions où leur influence semble diminuer; leurs missions à l'intérieur ne sont plus ce qu'elles étaient autrefois. Dans leur vieux couvent tout vermoulu, ils viennent toujours se reposer de l'air déprimant de Lima; ils cultivent un immense jardin potager, et se sont tout particulièrement occupés à acclimater l'eucalyptus dans la région.

L'église a été, en 1900, dévastée par trois incendies consécutifs, « fuego malicioso », disent les Pères; ce qui, si cela est vrai, semble indiquer qu'ils ont maintenant des ennemis.

En quittant le couvent, je veux laisser une obole, mais la règle monastique s'est conservée sévère au sein des Cordillères. Le Père Trésorier est au chœur, seul il a qualité pour recevoir de l'argent; le Frère qui m'a servi de cicerone ne peut toucher un centavo, mais il avise un jeune homme moitié indien

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et moitié blanc, assis à la porte et lui explique qu'un caballero veut faire une aumône au couvent, qu'il ait l'obligeance de la conserver jusqu'au moment où l'économe pourra la lui prendre. Ainsi la règle de saint François n'est pas enfreinte et les moines n'ont rien perdu.

CHAPITRE X

LA

GUERRE

DU

PACIFIQUE

Le samedi 23 janvier 1909, je quittai le Callao pour aller à Mollendo et m'embarquai sur l'Impérial, vapeur de la Compagnie Chilienne. Les passagers se chuchotaient : « Echenique est à bord » ; quelques-uns demandaient :« A-t-il sa couronne? » Et l'on se désignait discrètement un petit homme replet et grisonnant qui abritait un regard diplomatique sous les verres fumés de son lorgnon.

Pour un touriste, voir Echenique. c'élait apercevoir un petit morceau de l'histoire de l'Amérique du Sud. Echenique, minisire du Chili à Lima, était alors le principal personnage d'un incident nouveau, venu se greffer sur les mulliples événements qui ont suivi la guerre du Pacifique. Tous ceux qui ont des

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intérêts dans l'Amérique du Sud, tous ceux qui y voyagent, savent quelles rivalités cette guerre a laissé subsister entre le Pérou et le Chili. D'autres luttes fratricides ont pu désoler au cours du sii ele dernier les jeunes nations sud-américaines, aucune n'a laissé demarques aussi profondes que celle qui nous occupe.

On connaît les causes et l'issue de cette lutte, qui en 1879, mit aux prises la Bolivie, le Chili et le Pérou à l'occasion de questions d'intérêts soulevées autour des nitrates d'Antofagasta. Antofagasta était alors le seul port important de la Bolivie sur le Pacifique, les Chiliens étaient presque seuls à y travailler.

La Bolivie prétendit frapper les nitrates d'un droit d'exportation de 10 centavos par quintal. Une compagnie où étaient engagés des intérêts chiliens protesta et le Gouvernement du Chili appuya cette réclamation en occupant immédiatement le port. Lié à la Bolivie paruntraité d'alliance, le Pérou offrit ses bons offices de médiateur et se mit entre l'enclume et le marteau. La querelle s'étendit aux trois nations ; la Bolivie disparut vite du théâtre de la guerre; pour elle les résultats furent simples : elle a perdu, avec le port d'Antofagasta et la côte environnante, ses débouchés sur l'Océan : elle reste aujourd'hui bloquée

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derrière la Cordillère, dans ce que les géographes se plaisent à appeler une situation méditerranéenne. Après une campagne victorieuse sur terre et sur mer, les Chiliens s'emparèrent de Lima.

Les vainqueurs, comme toujours, observèrent mal les lois de la guerre. Ils abusèrent de leur force, pillèrent sans motifs les biens des particuliers. La diplomatie dut intervenir et les Liméniens gardent un souvenir reconnaissant à l'amiral Dupetit-Thouars qui eut alors une attitude des plus énergiques.

La paix ne fut définitivement réglée que le 20 octobre 1883 par le traité d'Ancon. Au nord d'Antofagasta, le Chili s'annexa la province nilratière de Tarapaca et son port d'Iquique. Quant aux provinces de Tacna et d'Arica, il fut convenu qu'elles seraient pendant dix années possédées par le Chili et soumises à ses lois. A l'expiration de ce délai un plébiscite devait décider si leur territoire resterait au Chili ou retournerait au Pérou.

Celui des deux pays qui les conserverait devait payer à l'autre 10 millions de piastres ou de soles.

Voilà beau temps que les dix ans sont écoulés, et rien n'a été l'ai t. A l'époque convenue, le Pérou empêtré dans des complications in-

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térieures n'a rien exigé. Le Chili occupe toujours les deux provinces, et la solution de la question a sans cesse été remiseau lendemain.

C'est le plus bel exemple dans l'histoire du monde de l'application de la vieille formule sud-américaine : « Mañana ». Mais alors qu'en beaucoup de cas, le temps arrange bien des choses, ici, il n'en est rien. Cette question qui s'éternise laisse couver entre les deux pays une animosité qui tour à tour s'envenime et s'endort, pour se ré veiller au moindre incident.

Ainsi en fut-il de l'incident de la couronne : à la fin de 1908, Lima inaugura dans son cimetière un monument aux Péruviens morts pendant la guerre du Pacifique. Des cénotaphes y furent élevés à la mémoire du colonel Grau et du commandant Bolognesi. Le Chili fit connaître son désir d'y déposer une couronne; le Pérou eut le tort de ne point décliner de suite cette offre courtoise, mais quand le moment de la cérémonie fut venu, le gouvernement péruvien fit savoir qu'avant de rendre hommage à des morts qui n'étaient pas les siens, le Chili devrait commencer par faire honneur à sa propre signature en exécutant le traité d'Ancon. De là, échange de notes aigres-douces, rappel d'Echenique, son départ pour Valparaíso. Le ministre

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était entouré à bord de la considération de tout l'équipage, et les Chiliens transportaient avec respect, dans les endroits les plus ombragés du pont, le fauteuil d'osier où il se plaisait à lire dans la traduction française : Grandeur et décadence de Rome, de Ferrero, A son arrivée au Chili on lui fit une réception enthousiaste.

Et depuis, la situation continue à rester tendue : le dernier exemple est d'hier. On sait quelles difficultés les nations sud-américaines ont eues et ont encore à délimiter exactement leurs frontières. Le Pérou et la Bolivie avaient confié au Président de la République française le soin de définir exactement une portion litigieuse de leur territoire.

La promptitude inconsidérée avec laquelle la Bolivie repoussa la sentence est une des rares nouvelles politiques du Sud-Amérique, qui ait occupé pendant u n jour les journalistes européens au cours de l'année 1909. A cette occasion, le chargé d'affaires de Bolivie à Santiago fit savoir à son gouvernement que le Chili appuierait en tout la Bolivie. Le Comercio, journal de Lima, publia les dépêches dont il trouva la clef, et ainsi fut révélée ouvertement une chose dont tout le monde se doutait d'ailleurs. Officiellement le Chili démentit les télé-

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grammes en question et demanda le renvoi du chargé d'affaires bolivien. On conçoit que cet état de choses crée dans les relations de ces pa ys unecertainegène : le commercelui-mêmes'en trouve paralysé. Ces deux peuples ne s'aiment pas : si bien qu'un voyageur péruvien au Chili, qu'un voyageur chilien au Pérou, ne tiennent pas, en général, à laisser percer leur exacte nationalité; ils craignent presque d'être pris pour des espions.

Cette animosité mutuelle se manifeste surtout dans les classes populaires. Celles-ci ont coutume de travestir ce qu'elles croient être le caractère dominant de leurs voisins: activité chez les Chiliens, indolence chez les Péruviens, d'une façon un peu brutale et avec l'exagération malveillante inséparable des passions de la foule. Le peuple péruvien se représente le rolo chilien comme un individu sanguinaire toujours prêta jouer du couteau.

Il aime à raconter que le Chili fut sous la domination espagnole un lieu de déportation et que ses habitants sont un peu des descendants de repris de justice. Les Chiliens, de leur côté, quand ils veulent exhaler leur mépris pour les Péruviens, les traitent de nègres.

Il reste des nègres à Lima ; ils n'en ont pas

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TRAVERS

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à Santiago et en tirent vanité. Ouvrez une revue chilienne, un caricaturiste a-t-il voulu représenter un Péruvien? Presque toujours il lui fera des lèvres lippues comme celles d'un noir.

Parfois, il y a des bruits de guerre, mais il faut compter sur la sagesse toujours grandissante des gouvernements pour espérer que des coups d'épingles, on ne passera pas aux coups de fusil. Je n'ai insisté que sur le Pérou et le Chili, mais il faut noter également que des causes de rivalités et de jalousies séparent le Pérou de l'Ecuador, à raison de la délimitation de leurs frontières (1).

On peut voir qu'il y a loin de la situation actuelle à l'unité morale de l'Amérique latine chantée par quelques publicistes.

(1) Les difficultés pendantes entre le Pérou et l'Ecuador ont été soumises à l'arbitrage du roi d'Espagne.

CHAPITRE X I

L'OASIS

D'AREQUIPA

Du Callao à Mollendo, on met environ deux jours et demi à trois jours. La principale escale est celle de Pisco qui dessert une région vinicole importante. On fabrique là, sous ce même nom de Pisco, une eau-de-vie agréable et forte. Des marchands viennent vendre aux passagers des grappes d'un beau raisin doré qui est la richesse du pays. C'est en face de Pisco, que se trouvent les îles Chincha, célèbres pour avoir fourni d'énormes quantités de guano. On rencontre toujours dans ces parages des bandes d'oiseaux innombrables qui obscurcissent le ciel de leur vol ou noircissent les plages où ils se reposent. Il a fallu des siècles pour que l'engrais s'accumulât en ces endroits où nulle pluie ne venait le L'Amérique du Sud.

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balayer. Les dépôts sont aujourd'hui presque épuisés et seront longs à se reformer.

Mollendo est après le Callao le port le plus important du Pérou. Il desserties départements d'Arequipa, du Cuzco, de Puno et surtout les régions nord de la Bolivie. Aussi perdra-t il beaucoup le jour où la voie ferrée d'Arica à Tacna sera prolongée jusqu'à la Paz. Débarquer à Mollendo n'est pas chose commode. Dans la baie mal abritée, la mer est toujours houleuse;les barques des « fleteros » font le long de l'escalier du navire des bonds prodigieux et il faut se livrer, pour y descendre, à une véritable gymnastique. Quand on a gagné le quai, monté sur ces barques, que secouent des vagues énormes, la même cérémonie recommence pour accoster. Aussi le port jouit-il, auprès des passagers, d'une détestable réputation. La ville est entièrement construite en bois, le séjour n'y offre rien d'attrayant. Seul, le spectacle de la mer démontée distrait le voyageur qui attend le départ pour Arequipa.

La ligne du chemin de fer suit d'abord la côte, puis tourne vers l'intérieur et serpente dans les premiers contreforts delà Cordillère.

De temps à autre, on aperçoit de nouveau par une vallée la frange d'écume de l'Océan. Cette

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première partie du parcours est, quoi qu'on en dise, beaucoup plus belle que la ligne de la Oroya.

Au bout d'une soixantaine de kilomètres le spectacle se modifie : on entre dans une pampa sans fin;c'est un désert parsemé par endroits de tas de sable creusés en demi-cercle d'une régularité parfaite et que le vent transporte à son gré. L'eau coule pourtant dans les profondeurs du sol où elle est amenée par un aqueduc et chaque petite halte est égayée d'un bouquet de verdure. On se demande pourquoi le chemin de fer fait des zigzags dans cette plaine : on dirait qu'il suit le trajet d'un h o m m e ivre ; c'est, me dit-on, que l'ingénieur qui construisit la voie était payé au kilomètre et il a tiré à la ligne comme s'il se fût agi d'un méchant roman-feuilleton.

A la petite station de Vitor, les voyageurs se précipitent à la buvette de la gare et tous ceux qui parlent français s'adressent en cette langue au propriétaire ; il est Belge. C'est pour eux une vieille connaissance qu'ils ont toujours vue là;au passage du train, on est certain de trouver chez ce brave homme d'excellents sandwichs arrosés de bonne bière. Les indigènes harcèlent le. voyageur pour lui vendre les fruits du pays : locumas dont la

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chair jaune safran vous empâte la bouche et dont le noyau est semblable au marron d'Inde ; pacays, sorte d'énorme cosse où l'on ne fait que mâcher le duvet sucré qui entoure les fèves.

Dans le train, un employé demande au voyageur de décliner, si cela lui convient, ses noms et qualités, de noter sur un papier ad hoc son lieu de destination. Sur toutes ces lignes de chemin de fer un peu rudes, un voyage prend d'importantes proportions. Les journaux locaux signalent les arrivées en ville par le dernier train, comme ceux des ports signalent les débarquements, après une longue traversée. C'est là une coutume que j'ai trouvée u n peu partout, à Arequipa, au Cuzco, à la Paz..., coutume qui contient u n fond de courtoisie charmante : les amis savent que vous êtes de retour ou de passage et viennent vous présenter leurs vœux. On m'a signalé à ce propos l'amusante histoire d'un chanoine bolivien qui se décida un jour à venir visiter Paris; son étonnement fut déjà grand, quand il s'aperçut qu'aucun délégué de l'Archevêché n'était venu le chercher sur le q u a i d e l a gare. Mais sasurpriseneconnutplus cle bornes quand, lelendemain matin, à l'hôtel, il constata que son nom ne figurait pas sur

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les gazettes oii l'on ne tenait nul état des nouveaux débarqués dans la Ville Lumière. Il se fit acheter d'abord les journaux les plus connus puis d'autres, d'autres encore... rien, toujours rien... Il en conçut quelque dépit et jura même que Paris était une ville inhospitalière et peu polie. Je sais qu'il est revenu depuis à de meilleurs sentiments et que, connaissant mieux la France, il l'aime.

Arequipa ! Enfin il pleut à verse ; à l'arrivée du train de larges gouttes tombent; sur le sol mouillé, les lampes électriques se reflètent en miroitant.

Oh ! le chaut de la p l u i e !

Après un séjour à Lima toujours sec, on en comprend ici tout le charme. Chaque hôtel a son petit tramway qu'il loue à la Compagnie urbaine pour les heures du train.

La Plaza Mayor a grand air. La façade énorme et sévère de sa cathédrale dominée par les hautes montagnes emplit tout un côté; sur les trois autres, des galeries à arcades abritent des boutiques. Le matin, vers cinq heures, je fus réveillé en sursaut par d'impitoyables pétarades : quelque manoeuvre de soldats, quelque exercice en campagne sans

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doute... Non pas, ce bruit qui semble insolite est ici une chose fort commune, c'est une prière matinale qui monte vers Dieu. Arequipa est peut-être la ville du monde où l'argent s'en va le plus en fumée bruyante; malgré les efforts d'une municipalité ennemie des vacarmes, il s'y achète encore annuellement pour plus de cinquante mille francs de pétards. Ces « coheles » viennent ordinairement de Chine et voici l'usage que l'on en fait : l'indien pour obtenir une grâce du ciel, le majordome d'une confrérie, pour fêter sa vierge ou son saint, installent sur le trottoir à la porte de l'église une file de pétards et y mettent le feu. Sans doute cela attire-t-il mieux l'attention qu'un cierge qui brûle tranquille et muet au pied des autels. Il paraît impossible en tout cas que le saint fasse la sourde oreille.

Ce qui étonne le plus l'habitant de Lima qui vient par hasard à Arequipa, c'est la solidité de ses maisons et la verdure de sa campagne. Chose curieuse, les maisons sont solides ici, pour la même raison qui les a jusqu'à présent fait construire légèrement à Lima : la peur du tremblement de terre. Elles sont bâties en pierres, d'une pierre que fournit la lave du Misti. Bien des fois déjà, ce volcan,

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gloire et orgueil de la ville, a failli l'engloutir, mais l'aréquipénien lui demeure malgré tout attaché et le considère toujours comme le premier caballero de la cité. Il est vrai qu'il a belle allure, avec son cône si net, que couvre une calotte de neige. En réalité, il aurait au sommet une double pointe, mais de loin on n'en distingue qu'une. 11 fume parfois etàses pieds les yankees ont installé un observatoire d'où ils peuvent observer ses intéressantes manifestations. Cet observatoire est le mieux organisé de toute l'Amérique du Sud. On s'y adonne surtout aux études de la planète Mars.

La dernière l'ois que le Misti trembla sérieusement, ce l'ut en 1868 : la cathédrale s'écroula presque en totalité, on la reconstruisit sur les plans primitifs. L'intérieur n'est pas remarquable. J'en citerai seulement la chaire, les Douze Apôtres dont les statues entourent le chœur et un saint Pierre qui porte des gants violets et la soutane blanche d'un pape moderne.

On retrouve à Arequipa les mômes moines qu'à Lima : Franciscains, Pères de la Merci, Dominicains plongés dans le même isolement.

L'un des édifices religieux les plus curieux est la Compana, ancienne église des Jésuites.

Une grosse tour carrée qui orne sa façade a

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souffert du tremblement de terre. Dans le petit espace ménagé devant le portail, collé au mur de la maison voisine se trouve le plus étrangecalvaire qu'on puisse voir. Un calvaire joyeux ! Comme de tous les calvaires péruviens, le Christ en est absent. Il est chargé de tous les instruments de la Passion qui le remplacent, mais ici il s'en trouve deux particulièrement originaux : sur un des bras, on a placé une cuvette et un pot à eau de fer blanc en mémoire du lavement des mains de PoncePilate, et sur l'épée, au milieu de la lame de bois couleur d'acier, une belle oreille toute rose rappelle aux fidèles l'histoire miraculeuse de Malchus, guéri aussitôt que blessé. Aux abords de la ville, on construit un vaste hôpital dû aux libéralités de la famille Goyeneche, l'une des plus riches d'Arequipa et du Pérou.

Au passant habitué à la tristesse presque inséparable des paysages sud-américains de ces régions, Arequipa donne une impression de gaieté. L'airyconserve toujours une grande limpidité. Le paysage apparaît avec un contour net et vigoureux qui enchante le regard.

Le climat y fait les habitants plus actifs et plus remuants qu'à Lima. C'est à Arequipa que l'on trouve les meilleurs tireurs de tout

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le Pérou. L'équitation y est un sport favori du public: toutes les jeunes filles montent à cheval.

Les environs oflrent quelques promenades agréables et vertes. A Tingo, on a aménagé des piscines qui font de ce petit village une station balnéaire rudimentaire. L'Aréquipénien a, dit-on, la tête chaude, souvent il a fomenté des révolutions. Il est en général très fier de sa ville, et bien qu'elle soit à cent soixante douze kilomètres de la côte, il la considère comme un port de mer sous le prétexte qu'il y mange du poisson frais. Un sujet de son orgueil est son Université, que Lima voudrait avec raison supprimer, pour la réunir à celle de la capitale. Il est certain que cette Université, où l'on enseigne le Droit et les Lettres, est un peu isolée et que l'émulation n'y existe guère. Lima, malgré tout, reste fier de cet enfant un peu turbulent qui parfois s'amuse à narguer la capitale. *

*

*

Il y a peu de Français à Arequipa : notre agent consulaire, quelques Pères Lazaristes, c'est tout. Au cours d'une promenade, j'avais lu sur la porte d'un jardin, à Tingo, cette men-

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tion en espagnol : « Propriété française da citoyen Jules Prudhomme. » C'est là un souvenir de l'occupalion chilienne. Tous les étrangers avaient ainsi marqué leur domicile pour lui éviter les horreurs de la guerre. Les Allemands ont à Arequipa une colonie assez nombreuse, qui se livre au commerce. Ici, comme partout où ils sont réunis, ils célèbrent avec éclat, le 27 janvier la fête de leur empereur.

On trouve aussi à Arequipa, des Turcs. Par des habitudes de sobriété presque sordides, ils arrivent à damer le pion mêmeaux Chinois.

Un Turc qui arrive commence par vendre des tapis dans la rue et finit par acheter une boutique dans la calle Mercaderes.

D'Arequipa, la voie ferrée continue vers l'est sur Juliaca. On quitte presque de suite l'oasis pour retrouver le chaos morne et nu. Un peu de verdure égayé pourtant le village de Yaura où se trouvent des sources thermales d'un certain mérite. Aux environs de Vincocaya, on traverse une lugubre pampa de neige et d'eau; à Crucero Alto, au point le plus élevé de la ligne, de maigres chevaux cherchent une nourriture presque absente.

A Lagunillas, on côtoie de grandes nappes d'eau qui déferlent en petites vagues sur leurs

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Lords arides, lagunes plus élevées que le Titicaca, mais qui ne sont pas, comme lui, navigables. Dans ce paysage sinistre qu'assombrissent souvent les pluies d'orage, de petits oiseaux d'espèce aquatique apportent seuls un peu de vie. Juliaca s'annonce au loin par la masse imposante de son église. Un bon hôtel permet d'y attendre une nuit le train du Cuzco.

CHAPITRE XII

cuzco

C'est à Juliaca, que le chemin de fer de Mollendo-Arequipa rejoint le tronçon de la voie ferrée intercontinentale qui, vers le nord, atteint Cuzco, et vers le sud, Puno sur le Titicaca. Une vieille légende raconte que jadis, le poisson frais arrivait de la mer en vingtquatre heures sur la table de l'Inca, dans son palais. Aujourd'hui, il faut quatre jours au voyageur pour accomplir les quatre étapes qui le mèneront en chemin de fer du port de Mollendo au Cuzco : Mollendo-Arequipa ^ k i lomètres, Arequipa-Juiiaca 304 k m . , JuliacaCheccacupe 238 km., Checcacupe-Cuzco 102 k m .

Il est vrai que les trains ne marchent pas la nuit. Pendant une longue partie de son trajet

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la voie ferrée suit le cours du ilio Yilcanota.

Auprès de la station d'Aguas Callientes des eaux chaudes sourdent du sol en bouillons légers (4.038 mètres d'altitude).

Sicuani fut pendant assez longtemps le point terminus de la ligne. Il en partait une route carrossable presque aussi belle qu'une route de France, par laquelle un service de diligence conduisait au Cuzco. On pouvait même y aller en automobile. Depuis la construction du chemin de fer, la route n'est plus praticable dans toute son étendue. Elle a été, à certains endroits, coupée et abîmée par la voie ferrée qui la traverse, et les Péruviens les plus pacifiques ne peuvent s'empêcher de témoigner leur mécontentement de la désinvolture avec laquelle la Peruvian Corporation traite les intérêts économiques de leur pays.

A partir de Checcacupe, qui a pris une importance momentanée de l'arrêt obligatoire qu'on y fait la nuit, le train n'avance qu'avec une prudente lenteur. Des éboulements sont toujours à craindre tant que remblais et déblais n'auront pas été tassés par le temps. On est ici en plein cœur de l'Empire des Incas ; tous les Indiens portent les costumes et les chapeaux, que leur imposa la domination espagnole. Aux environs de Viacha, l'on aper-

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çoit les ruines d'un mur très élevé, m u r de palais ou de magasin à vivres. Le train s'arrête, repart, souille, stoppe... Ce n'est rien, ce sont deux petits baudets blancs qui paisiblement trottent en avant de la locomotive et 11e songent pas à quitter la voie. A la station d'Urcos, on aperçoit les piles d'un vieux pont pittoresque devenu inutile; le village et le lac légendaire où les Indiens jetèrent une chaîne d'or sont loin de la vue du voyageur.

Bien que l'on soit dans l'empire du soleil, il pleut à verse, l'orage gronde et l'eau envahit les vieux wagons mal entretenus de la Peruvian Corporation. Cette Compagnie est un cauchemar qui poursuit partout le voyageur péruvien. C'est dans un vrai déluge que j'arrive au Cuzco, et par un chemin boueux et malaisé que je gagne la ville dont la gare se trouve, on ne sait pourquoi, assez éloignée.

Le seul hôtel, installé dans une ancienne maison espagnole, est sale à ravir. Par bonheur des commerçants louent en ville des chambres confortables et propres. Par bonheur, aussi, le seul Français qui habite là-bas reçoit ses compatriotes à cœur ouvert et les installe presque de force à sa table. M. Vignes possède au Cuzco l'une des plus anciennes et des plus importantes brasseries du pays.

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C'est une joie délicate de retrouver chez lui les petits pois de Roedel et les asperges de Félix Potin. Et je ne crois pouvoir mieux faire pour remercier mon très aimable hôte, que d'indiquer sa demeure aux Français qui visitent le Cuzco.

Des monuments incaïques, il ne subsiste guère autre chose que des fondations et des pans de murailles. On peut voir, au nord de la ville, les plus importants de ces restes : la forteresse de Sacsaïhuaman que l'on atteint par un chemin qui est plutôt un torrent de cailloux qu'une route. Elle est composée d u n e succession de murs en ruines formés d'énormes blocs de granit brut. Non loin delà, se trouve une suite de gradins taillés dans le roc avec une régularité parfaite. Cet endroit est communément désigné sous le nom de Trône de l'Inca. Tout auprès se trouve le Rodadero, sorte de glissoire naturelle formée dans la roche usée, manière de tobbogan du haut duquel les enfants s'amusent à se laisser choir.

Plusieurs petits Indiens jouent là ; quelquesuns ont mis leur scapulaire au-dessus de leur poncho. Dans ce décor antique, l'idée me prend de demander à l'un d'eux s'il connaît les noms des Incas ; le plus dégourdi de la bande retire son bonnet et égrène tout à trac

Chaire de San Blas au Cuzco.

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les noms rocailleux des rois de ses ancêtres, tels qu'on les lui a enseignés à l'école : Manco Capac, Sinchi Roca, Lloque Yupanqui, Mayta Capac, Inca Roca, Yahuar Iluacac, Yiracocha, Pachacutec, Tupac Yupanqui, Huaqua Capac, Huascar et Atahualpa. Plus loin encore, des éboulisderoc bouleversent la plaine que minent des souterrains.

On peut revenir à pied par les hauteurs de San Cristobal. Près de l'église, un jardin conserve encore comme clôture les vestiges d'un grand mur incaïque avec de hautes niches qui ont dû servir de guérites aux sentinelles.

Sur la place de l'église, sont dressées des pierres légendaires qui devaient servir d'instrument de supplice. Elles sont creusées d'un trou rond, où l'on entrait la tête du patient et tout près, d'un autre en forme de barre où l'on introduisait ses pieds, après lui avoir replié le corps. Les Espagnols ne voulurent point détruire ces documents sacrés et en firent d'analogues, percés en forme de croix, qu'ils placèrent à côté des précédents.

En flânant par les rues de la ville, on voit partout des vestiges de murs formés de grosses pierres ajustées sans le secours d'aucun ciment : c'est là tout ce qui est demeuré debout de l'ancien Cuzco.

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Sur la cité ruinée et rasée, si j'ose dire, l'Espagnol a construit ses monuments catholiques : là, où était le temple du Soleil, s'élève Santo Domingo. A l'endroit même où les vestales du culte antique laissaient leur chasteté inutile se consumer sur l'autel du dieu, on trouve le couvent de Santa Catalina. La décoration de l'église y est un triomphe de miroirs, de jeux déglacés et de papier découpé.

Sur la Grand'Place, une statue moderne sans caractère prétend représenter l'Inca. La cathédrale est, croit-on, bâtie sur un ancien palais.

Elle est ilanquée de deux chapelles. En 1909, ce n'est pas une église, cest un chantier : le culte y est suspendu pour des réparations urgentes. Elle a trois nefs, est soutenue par de gros piliers carrés et possède un chœur inscrit, qu'entourent des autels et des tableaux.

En haut du mur de gauche, un barbouilleur a déjà restauré, en l'aggravant sans doute, une toile grotesque où se voit la Vierge montée sur un éléphant qui terrasse un gros diable rouge. Les chapelles latérales sont fermées par de grandes portes de bois doré que leurs gonds ne soutiennent plus, les autels s'affaissent, les cadres se disloquent en déchirant leurs toiles, et sur les rayons dégringolés, les saints dont les robes se tordent sur les sup-

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ports brisés, ont la tête de guingois et les gestes démolis. Devant celte négligence coupable à garder intact le souvenir des gloires passées, on a comme la triste sensation d'un Pérou qui « fout le camp » !!! Dans une chapelle, un mannequin de saint Jacques attend, les jambes écartées, qu'on le place sur un gros cheval blanc qui galope à ses côtés. Une chapelle à droite, la seule qui soit restaurée déjà, est vide, c'est celle du senor deLosTemblores, le Christ tutélaire que le Cuzco honore depuis le tremblement de terre qui le secoua en 1G50. On lui a aménagé un autel provisoire dans la chapelle du Triomphe; deux hommes à genoux, les bras en croix, prient, avec plus de fanatisme que de ferveur, ce Christ énorme et bruni par la fumée des cierges; il porte une barbe noire, une jupe de soie violette lamée d'argent, et montre un liane largement ouvert. Après ce spectacle, après la vue si souvent répétée de dieux et de saints laids comme des monstres, il est agréable de pénétrer dans la sacristie, et là, au milieu de meubles et d'objets sacrés, il est reposant d'admirer enfin un dieu beau comme un homme : qui donne lieu de croire que ce Christ est de la main de Van Dyck.

La chaire de l'église de San Blas est éga-

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lement une des plus rares manifestations artistiques que conserve le Cuzco;c'est un chefd'œuvre de la sculpture sur bois.

Au Cuzco plus qu'ailleurs la visite des couvents offre un certain intérêt; les Jésuites n'y sont jamais revenus, leur ancienne église qui se dresse sur la Plaza Mayor reste presque toujours fermée; l'Université s'est installée dans leur couvent; elle fut fondée en 1692 par le pape Innocent XII. Une quarantaine d'élèves et quelques professeurs y perdent encore leur temps. Lima voudrait avec raison la supprimer, mais les quelques Cuzquéniens que la question intéresse, ne parlent de rien moins que de lever, en ce cas, l'étendard de la rébellion, de provoquer un mouvement séparatiste et de déclarer le Cuzco indépendant ! Il y a toujours au Cuzco des Dominicains, des Franciscains, des Pères de la Merci.

Le couvent de ces derniers contient un cloître particulièrement élégant. On saitque l'ordre de la Merci a été fondé par Pierre Nolasque pour racheter les captifs; depuis qu'il n'y a plus de captifs, les Pères mènent une vie inutile et sans but. Un moine rencontré dans le cloître et qu'une gaîté matinale rend communicatif, me rappelle avec des larmes aux yeux que son saint fondateur est Français.

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Dans leur église, un Père qu'assiste une dévote habille une sainte Vierge de grandeur naturelle; n'était la laideur des oripeaux dont ils ont revêtu le mannequin d'osier, on pourrait se croire chez un grand couturier de la rue de la Paix ; tous deux s'empressent, des épingles aux lèvres, ajustent les étoffes, se reculent pour juger de l'effet d'un pli à la jupe ou au manteau, critiquent, déshabillent et rhabillent la poupée sainte. Quand ils ont terminé, ils lui replacent dans les bras l'Enfant Jésus qui traînait à terre, et couronnent leur œuvre en la coiffant d'un chapeau de paille qu'égaie un bouquet de fleurs multicolores.

Ici me revient à la mémoire une anecdote que l'on trouve dans l'ouvrage où le colonel argentin Mansilla a raconté avec une bonhomie charmante une excursion qu'il fit chez les Indiens Ranquelés. Sans doute l'histoire se passe-t-elle loin du Cuzco, mais il s'agit également d'une vierge espagnole et d'un exemple curieux du mélange de fanatisme et d'impiété naïvequi constituent le catholicisme des populations indiennes.

A un baptême où il assistait, le colonel vit arriver sa pupille, la fille du chef dont il était l'hôte,petite indienne d'une huitaine d'années,

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revêtue d'un somptueux, mais étrange costume, dont les manches à la Marie-Stuart étaientla principale bizarrerie. Quel couturier de la Pampa avait bien pu fabriquer ce vêtement? Le colonel en fut distrait pendant toute la cérémonie, et finit par demander des éclaircissements à son voisin : — C'est, lui dit cet homme, de la voix la plus naturelle, le vêtement de la Vierge de Villa de la Paz. — Le vêtement de la Vierge?

— La dernière fois que nous avons fait une incursion chez vous, nous avons pris ce vêtement, et l'avons donné à notre chef.

Et tout naturellement, comme il s'agissait de baptiser sa fille, le père lui avait donné ce qu'il avait de plus beau!

Dans cette ville déchue et morne qui fut, nousaffirmentcertains, la capitale magnifique d'un vaste empire, dans cette Rome des Incas, devant ces Indiens insouciants et misérables, descendants d'un peuple qui fut grand, dit-on, on ne sait que penser; mais peut-être la civilisation incaïque ne fut-elle

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pas celle que l'on s'est toujours plu à répéter; sans doute, elle fut, dans l'Amérique du Sud, un état supérieur à celui des sauvages; sans doute, mieux que les peuplades primitives, les populations indiennes soumises par l'Inca pratiquèrent les arts domestiques ; elles surent mieux tisser et teindre les étoffes, travailler certains métaux, modeler la terre ; elles témoignèrent en agriculture et en architecture d'une certaine habileté ; mais que l'Inca ait trouvé l'Indien à l'état primitif, ou déchu d'une civilisation antérieure, il lui imposa un régime tel, que sa culture morale, intellectuelle et sociale ne pouvait progresser beaucoup. On connaît les grandes lignes du régime incaïque : la propriété privée presque inconnue, un programme minutieux pour tous les actes de la vie humaine, et trop souvent la déformation des cràqes comme moyen d'obtenir l'obéissance passive, l'égalité parfaite.

Au lieu de laisser l'homme libre de développer ses qualités naturelles, ses aspirations vers le mieux, le législateur l'entoura des lisières d'une réglementation puérile; au nom d'un principe soi-disant supérieur, l'Etat envahit tous les domaines, disant à chacun : « Tu feras ceci, tu feras cela, tu auras ceci,

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tu auras cela. » Si bien que peu de place restait à l'initiative privée (1).

L'horizon intellectuel demeura borné, l'idée originale n'avait pas à éclore, sinon', elle avortait, elle était inutile. Ce peuple esclave était, lors de la venue des Conquistadors, prêt à toutes les servitudes; et aujourd'hui encore, il continue à mener une vie sans besoins, dont on se demande quel peut être l'idéal. On voit des Indiens ployer le genou et joindre les mains, devant le passant qui les menace d'une pierre; on les voit dormir dans la boue froide des champs; leurs maisons sont des taudis où nul soleil ne pénètre; ils y vivent sans soins et peut-être sans soucis. Mais à quoi pensent-ils? Leur pays, leurs mœurs, leur histoire ont été étudiés, mais personne n'a dit ce qui se passait derrière leur front têtu et quelles pouvaient

(1) A u d i x - h u i t i è m e siècle, on considérait leslncas c o m m e de merveilleux conducteurs de peuples ; on les citait en e x e m p l e ; à leur a b r i , on se p e r m e t t a i t d ' a t t a q u e r le despotisme et leur i n s p i r a t i o n a affligé la l i t t é r a t u r e française d œuvres ou 1 insouciance h i s t o r i q u e se c o m b i n e aux maximes p h i l o s o p h i q u e s ; p a r e x e m p l e : les Incas de Marmontel, 1 Alzire de Voltaire, le Manco-Capac de Leblanc Les deux premières sont suffisamment connues ; q u a n t ù la d e r m e r e q u i contient p o u r t a n t quelques belles pages elle n a étéi tirée de l'oubli q u e p a r son vers cacophonique : « Crois-tu de ce forfait Manco-Capac capable ? »

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être aujourd'hui leurs idées. La question de leur assimilation à la race blanche se pose pourtant puisque l'Indien ne disparaît pas comme le Peau-Rougede l'AmériqueduNord.

Et malgré tout ce que l'on peut dire de la supériorité des Anglo-Saxons sur les Latins, ces derniers n'ont pas apporté à la destruction des races autochtones le même esprit systématique. Et l'assimilation se fait petit à petit : elle a commencé dès la conquête par les croisements inévitables entre la race blanche et la race indienne, elle se continue fatalement par le progrès qui s'impose peu à peu. Actuellement, pour l'Indien, la meilleure école paraît être la discipline militaire. Il prend à l'armée une plus grande conscience delà dignité humaine, il y a plus de souci de sa personne, il y acquiert une certaine activité intellectuelle. Et quand il aura fait l'apprentissage de la liberté, il n'aura rien à regretter de cette vie béate que lui donnaient, au temps des Incas, les liens du collectivisme le plus intégral qu'ait jamais rêvé le plus assoiffé d'égalité de nos constructeurs de cités idéales.

L'Amérique du Sud.

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CHAPITRE XIII

i

PUNO

ET L E

TJTICACA

Titicaca ! Ce mot d'apparence burlesque rappelle à tous les bancs du collège : pour les écoliers, il est plaisant à dire comme le serait une grossièreté permise. Ici, il est naturellement familier et d'un emploi courant.

De savants voyageurs et des linguistes distingués se sont efforcés d'en rechercher l'origine sans parvenir à se mettre d'accord.

Signifie-t-il « Pierre du Soleil » ou « Queue de Lion », « Rocher d'Etain » ou « Terre éboulée » ? Qu'importe ! Les habitants qui vivent sur ses bords restent indifférents aux préoccupations étymologiques et sont toujours naïvement persuadés que le mot a un sens scatologique. On saitque la frontièreperuanobolivienne traverse le Titicaca ; les riverains

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se partagent ironiquement les eaux du lac, en disant à leurs voisins d'en face : Titi para nosotros, Caca para vosolros. (Titi pour nous, Caca pour vous.) *"*

Puno est le chef-lieu d'un département autrefois abondant en mines, aujourd'hui encore riche par son commerce de laines. Les mines d'argent furent très prospères à la fin du xvm e siècle, bien qu'on y travaillât le métal dans des conditions naturellement rudimentaires. Elles sont aujourd'hui abandonnées, inondées pour la plupart, mais leur souvenir s'est conservé très vif, et l'espoir d'en tirer parti à nouveau n'est pointdisparu.

Il n'est pas rare d'apprendre d'un voyageur misérablement vêtu qu'il est propriétaire de mines ; il compte sur les capitalistes européens pour mettre en valeur sa richesseinutile.

Le commerce des laines est toujours alimenté par les lamas, les alpacas et les vigognes qui paissent dans la triste campagne.

La ville regarde le lac, assise sur une plaine que borde une ceinture de cerros. Ses rues sont comme toujours coupées à angle droit;

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sur une petite éminence, un arc de triomphe a été dressé en 1847 aux morts de Junin et d'Ayacucho ; en face de la grange qui se pare du nom d'église San Juan, le département a élevé un monument aux morts de la guerre du Pacifique. Plus loin, sur la Plaza Mayor, s'élève la cathédrale; c'est un bel édifice entièrement de pierre. L'hôpital San Juan de Dios est dirigé par des sœurs de charité.

Le mois de février est à Puno, comme dans tout l'intérieur, consacré par les Indiens à la célébration d'interminables fêtes en l'honneur de Notre-Dame de la Chandeleur. Les fêtes commencent le 2 février, à la Purification de la Vierge. C'est un carnaval qui dure jusqu'à Pâques. Les Indiens se déguisent et dansent pour honorer leur patronne. Ces pauvres gens qui manquent de tout ont parfois des vêtements de valeur, et certains majordomes de confréries en ont qui leur coûtent jusqu'à 500 soles, soit 1.250 francs. Les déguisements sont d'une grande variété ; quelques-uns rappellent les costumes de la Chine, d'autres sont composés d'habits Louis XV et de perruques blanches; quelques dévots danseurs portent, 8.

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en plus de ces accoutrements, des masques grotesques, voire même des lunettes de chauffeur dénichées on ne sait où ! Ils dansent sans discontinuer des après-midi entières, au son monotone de la flûte de Pan, ou d'une espèce de flageolet. Les jours de grande fête ils participent aux processions; sinon, ils s'en vont par petits groupes séparés, à travers les rues, faisant de nombreuses fois le tour de la Plaza Mayor et se signalant au loin par leur musique mélancolique. Pour se soutenir, ces bonnes gens boivent et souvent ils le font sans mesure. Une pauvre Indienne en ébriété tournoie dans le tourbillon de ses jupes multicolores et va tomber au loin, comme une toupie qui s'éteint. Un Indien que tourmentent déjà les fumées de l'ivresse aperçoit mon appareil photographique; il s'attache à mes pas et ne veut pas me quitter sans que je lui donne son portrait; il fait serment qu'il me le paiera, mais son idée fixe est d'avoir de suite l'épreuve définitive : el papel, le papier. Je ne puis me débarrasser de lui et il croit à ma mauvaise volonté. De guerre lasse, je lui donne des notions sommaires sur l'art photographique, lui faisant comprendre que cela est un peu plus compliqué qu'il ne semble le croire. Le brave homme, que sans

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doute l'eau n'a pas touché depuis son baptême, prend enfin congé de moi, effrayé à la pensée que son image serait exposée à prendre plusieurs bains. #* #

Trois fois par semaine, après l'arrivée d u train de Mollendo à Puno, u n navire fait la traversée du lac. Il y a 193 kilomètres de Puno à G u a q u i ; il faut près de quinze heures pour les franchir. Le navire part le soir et voyage toute la n u i t : le passager ne peut donc jouir de la vue du parcours entier. Le service de la traversée est fait par quelques bateaux appartenant à la Peruvian Corporation. Ils sont quatre : Coya, Inca, Don-Juan, Yavari. Les deux premiers sont passables, le troisième ne transporte pas de passagers, mais que dire du quatrième ? Yavari, c'est le plus vieux, le plus petit, le plus sale. Il est venu sur le lac, bien avant les chemins de fer, voilà près de cinquante ans. Il y est arrivé par pièces et morceaux sur le dos des lamas et des mules, et depuis, on l'a coupé par le milieu pour en agrandir la coque ; il est bien plus une relique bonne à mettre au musée qu'un bateau propre à tenir l'eau. Il pleut

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dans son étroite salle à manger. Les misérables cabines où l'on couche s'éclairent d'une bougie fichée dans une bouteille; la cale exhale une puanteur abominable, et les voyageurs ne peuvent s'empêcher de s'étonner de ce curieux phénomène : cette sentine flottante appartient à une société anglaise ; confort et hygiène britanniques, où êtes-vous ?

Au petit jour on dépasse l'île de Coati ou de la Lune et l'on pénètre dans le détroit de Tiquina; d'un côté, on aperçoit le petit village de San Pablo avec son église, de l'autre celui de San Pedro avec une église toute pareille. Les îles du Titicaca renferment les berceaux des légendesincaïques; des souvenirs merveilleux que personne ne réveillera plus sansdoute, dorment dans ces îlots désolés et sur ces tristes bords; seul, le nom de Copacabana, village situé dans la presqu'île du même nom, a gardé quelque lustre. Le culte nouveau apporté par les conquérants fit fleurir ici une légende nouvelle. Un descendant des Incas, converti à la foi catholique, aurait taillé dans le bois une image naïve devenue précieuse à la suite des miracles que l'on obtint d'elle. C'est la poupée ordinaire parée comme les vierges d'Espagne. Un sanctuaire fut élevé pour l'abriter, aussi connu,

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aussi couru par les populations indiennes que celui de Lourdes chez nous. Beaucoup d'églises du Pérou ou de Bolivie ont un autel consacré à la Vierge du Titicaca. Les fêtes ont lieu en août, et à cette époque des services de pèlerinages s'y font régulièrement, pèlerinages où les pratiques les plus superstitieuses peuvent se donner libre cours.

Le sanctuaire de Notre-Dame de Copacabanafut autrefois des plusriches. Mais,d'avoir été à plusieurs reprises pillé par les révolutionnaires, le trésor s'est trouvé amoindri. Pour payer les frais de la guerre de l'Indépendance, pour satisfaire aux exigences des troupes envahissantes de la Colombie, le grand maréchal Sucre fit fondre tout l'or et l'argent du sanctuaire; puis le général Santa Cruz mit ses propriétés à l'encan au profit de la nation. Pourtant le trésor n'est pas encore vide : un inventaire qui remonte à 1898 donne comme valeur aux joyaux et aux métaux précieux 23.804 boliviens 40 centavos.

Mais Copacabana, ce n'est plus le Pérou ; en côtoyant sa presqu'île, nous sommes entrés dans les eaux boliviennes. Au loin, se dressent les crêtes glacées de l'Illimani et du Sorata.

CHAPITRE XIV

BOLIVIE. — Q U E L Q U E S VIEUX SOUVENIRS

La Bolivie passe dans l'esprit de bien des gens pour être un des pays les plus arriérés de l'Amérique du Sud; c'est une réputation dont le Bolivien se défend avant même qu'on l'attaque. Il cherche de suite à connaître les impressions de l'étranger qui visite son pays : « Que pensez-vous de la Bolivie? Que vous paraît La Paz? » Mon Dieu, c'est bien difficile à dire, comme cela, tout de suite, sans préparation aucune, et quand on sent que si l'on est trop sincère, on va peut-être blesser son interlocuteur. D'ailleurs, de la Bolivie je n'ai vu que peu de chose; je n'en ai vu que les hauts plateaux arides et nus, la région pour laquelle est faite, je pense, le proverbe où la sagesse de la nation bolivienne déclare elle-

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même : « Nunca Dios paso por Bolivia. — Jamais Dieu n'est passé par la Bolivie. » On ne peut rêver, en effet, de région plus désolée, de nature plus déshéritée. Je n'ai pas vu la région des forêts, ni les vertes plaines de Cochabamba, ni la ravissante cité de Sucre.

Par là, dit-on, c'est la Suisse et je veux bien le croire.

Quand j'entrai en Bolivie, il circulait sur les douanes des bruits étranges : on prétendait que le gouvernement avait interdit la sortie de l'or même monnayé, que les douaniers fouillaient les gens et leurs bagages à la frontière et ne leur laissaient que quelques livres, confisquantle reste. De telles pratiques pouvaient créer des difficultés au voyageur qui ne fait que traverser le pays.

La Bolivie manque de presque tous les produits manufacturés : elle achète beaucoup plus qu'elle ne vend, et les traites qu'elle peut avoir sur l'étranger sont tout à fait insuffisantes pour régler ses paiements; dans ces conditions, l'or, seule monnaie qu'on puisse accepter à l'extérieur, a une tendance à émigrer continuellement, si bien que la circulation métallique devient un véritable casse-tête financier. C'est pour remédier à cette situation, que le gouvernement avait

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pris la disposition puérile d'interdire la sortie de l'or. Un Français m'a raconté comment en quittant la Bolivie, ayant eu la loyauté de montrer à la douane les quelques livres qui garnissaient son porte-monnaie, il s'en vit, sans formalité, confisquer la plus grande partie. D'un caractère peu batailleur et s'imaginant que rien ne pourrait le tirer de ce mauvais pas, il ne se répandit point en protestations ; ce lurent ses compagnons de route, des Boliviens, qui prirent sa défense et firent le bruit nécessaire, déclarant que c était une honte et qu'un tel vol mettait la Bolivie au ban des nations civilisées. Les douaniers forent touchés de cet argument, et restituèrent l'intégralité de ce qu'ils avaient pris.

On dit que si la mesure a été rapportée, ce fut à la demande du ministre anglais : en effet, il n'y a pas d'autre or en Bolivie que la livre péruvienne et la livre sterling, et le gouvernement de Sa Majesté britannique protesta avec raison contre une disposition qui s'op posait à la libre circulation d'une marchandise anglaise.

Mon premier soin en débarquant en Bolivie fut de me procurer de la menue monnaie du pays; contre une belle pièce d'or, on me remit quelques papiers. Oh ! le beau L'Amérique du Sud.

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billet ! Plusieurs banques se partagent le droit d'émettre du papier-monnaie ; celui de la banque Francisco Argandona est le plus curieux. Dans un médaillon, placé sur la gauche du billet de 5 boliviens et que soutient un Mercure enfant, se voient gravés les traits du banquier; dans le médaillon de droite qu'enveloppe le vol d'un Amour, s'admire le portrait de sa femme en toilette de bal. M. Argandona est une puissance financière considérable ; sa femme, la belle Clotilde, est célèbre dans toute la République. Sur cette terre démocratique qui a supprimé depuis longtemps les titres nobiliaires, elle se fait appeler princesse de la Glorieta : la noblesse a dû être acquise auprès du Saint-Siège et le nom vient d'une propriété que possèdent les Argandofia aux environs de Sucre. On dit le parc superbe mais la demeure d'un goût quelconque : cela ne doit pas étonner s'il est vrai que l'architecte puisse se vanter d'en avoir fait une œuvre unique en y réunissant tous les styles !

Ayant à régler un paquet de cigarettes de 50centavos, je tendis au marchand un billet d'un bolivien, et j'attendis la monnaie. Celuici le prit, l'examina et le déchira froidement en deux; je n'eus qu'une seconde de stu-

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peur, car il m'en remit aussitôt une moitié avec un gracieux sourire. Je ne connaissais pas encore cette manière de rendre la monnaie. *

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Il circule en Bolivie quelques anecdotes amusantes que les voyageurs se repassent entre eux. La plus savoureuse de toutes, que chacun raconte en l'embellissant, en l'enjolivant, a trait à une querelle qui divisa jadis l'Angleterre et la Bolivie. Je n'ai pu retrouver sa date exacte, plus que je n'aurais su faire d'un conte de fée; sans doute ai-jemal cherché. Or donc, il y eut une fois, à Sucre, où résidait alors le gouvernement bolivien, un ministre anglais qui, ayant, pour un motif que j'ignore, cessé de plaire, fut prié de se retirer. Quand la reine Victoria apprit l'injure faite à son représentant, elle entra dans une violente colère, se fit apporter la carte du monde, et demanda où était la Bolivie.

L'ayant trouvée, elle raya d'un coup de crayon la petite République du nombre des nations, et pendant quelque temps, les cartes de l'Amérique du Sud éditées en Angleterre portaient en ses lieu et place : Territoire

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inexploré. La Bolivie avait beau jeu pour répondre du tac au tac. Des cartes éditées en Bolivie, la Grande-Bretagne avait complètement disparu : la mer du Nord, la Manche, l'Océan Atlantique étalaient à sa place la teinte bleue de leurs eaux et les jeunés Boliviens apprenaient l'histoire du monde sans soupçonner celle de la perfide Albion...

Un conseil que le Français voyageant en ce pays finit toujours par s'entendre donner est « qu'il ne faut pas y parler de Wiener ».

Déjà au Pérou, ce nom n'est écouté souvent qu'avec réserve, mais ici, il suscite des protestations. On sait que Charles Wiener fut envoyé en mission par le gouvernement français en 1875. Il parcourut le haut Pérou et la Bolivie et réunit ses notes de voyage dans un livre fort bien illustré, que lisent tous les Français qui visitent le pays. Ce que les Boliviens lui reprochent n'est pas ce livre, ce sont des conférences qu'il aurait faites, des articles de journaux qu'il aurait écrits, à son retour, et dans lesquels il aurait un peu blagué leurs mœurs politiques et militaires d'alors. Les Boliviens qui sont pourtant les premiers à rire de certains de leurs souvenirs historiques, lui ont gardé de cela, une vraie rancune. Et pour lui rendre la mon-

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naie de sa pièce, ils lui contestent formellement l'ascension, qu'il dit avoir faite, d'un des pics de rillimani, qu'il a gravi jusqu'à 6.131 mètres et baptisé du nom de pic de Paris. « Wiener, disent-ils, n'a pas quitté les cafés de la Paz! » Dans deux ou trois cents ans, il y aura là, pour les chercheurs, un problème historique. En tout cas, Ch. Wiener, qui a depuis rempli d'utiles missions au Chili, en Argentine, au Brésil, n'est jamais retourné en Bolivie.

Quand la grande œuvre de l'indépendance fut achevée, des querelles intestines divisèrent la Bolivie, dont la politique fut entièrement absorbée par une vie militaire ridicule.

C'est alors que naquirent une foule de colonels et de généraux qui esquissèrent sur le terrain grandiose des Cordillères des manœuvres guerrières pour opéra-comique. La vie publique ne paraissait faite que de parades militaires, de pronunciamentos, d'exécutions sommaires. Les officiers, souvent plus nombreux que leurs hommes, se couvraient le corps de galons et de chamarrures. Tel colonel avait une tunique où, brodé d'or fin, le grand condor du blason bolivien déployait ses ailes, en l'enveloppant de la taille à la nuque. On sait que le drapeau bolivien est rouge, vert

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et jaune : on m'a affirmé qu'il fut un temps, où existait un régiment où chacune des trois compagnies était revêtue d'une de ces couleurs : de la sorte, le peuple, dans la troupe qui défilait, pouvait voir se déployer le drapeau national.

Quand on étudiera l'Amérique du Sud, si vivante et si près de nous, avec le même intérêt que l'on apporte à étudier les peuples disparus, une des plus extraordinaires figures quiapparaîtra sera celle du général Melgarejo.

Il est mort depuis 1871, mais le souvenir de ce révolutionnaire turbulent et audacieux est encore présent à la mémoire des Boliviens. La façon dont il s'empara un jour de la Paz, vaut d'être rapportée : Melgarejoavait, comme tant d'autres, fait une révolution, c'est-à-dire qu'il avait supprimé la constitution, et s'était proclamé président. 11 parcourut sans hostilité une partie du pays, mais aux approches de la Paz, son étoile s'obscurcit: ses troupes l'abandonnèrent et passèren tau général Belzu, ancien président qui occupait la ville. Désespéré, Melgarejo songea au suicide ; mais auparavant, il prit une résolution suprême : se faisant entourer,commele serait un prisonnier, de quelques soldats restés fidèles, il descendit en ville, à pied, se dirigeant vers le palais où la foule acclamait son adversaire

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triomphant. Belzu était au balcon. Melgarejo le salua de son épée, et Belzu courtoisement répondit à son ennemi vaincu. Mais à peine Melgarejo, entré dans le palais, fut-il en présence de Belzu, qu'il le tua froidement; il s'avança ensuite au balcon, criant à la foule : « Belzu est m o r t ! Qui vive maintenant? » l'écho, qui partout est servile, répondit : « Vive Melgarejo ! » Bien des faits que relate l'histoire antique et devant lesquels nous nous pâmons, ne valent pas celui-ci. Ce même Melgarejo, alors qu'il était président de la République, apprit au milieu d'une nuit la guerre franco-allemande de 1870. Aussitôt, il fait battre la générale dans la Paz affolée ; l'armée se réunit sans savoir où on veut la mener. Quand paraît Melgarejo, monté sur son célèbre cheval chilien Holopherne. Il prononce une entraînante proclamation et la Bolivie part au secours de la France (1). Aux environs du cimetière, la pluie commença à I) Voici, tels q u e je les ai t r o u v é s dans u n f e u i l l e t o n d u Diario de la Paz, les t e r m e s de cette p r o c l a m a t i o n q u e rapp o r t e M. T h o m a s O ' C o n n o r d ' A r l a c h clans u n e h i s t o i r e des faits et gestes d u célèbre g é n é r a l : « S o l d a t s ! L ' i n t é g r i t é de la F r a n c e est m e n a c é e p a r la Prusse. C e l u i q u i m e n a c e la F r a n c e m e n a c e la c i v i l i s a t i o n et la l i b e r t é ; je vais protéger les Français q u i sont nos m e i l l e u r s a m i s et q u e j ' a i m e t a n t ; venez avec m o i , traversez à la n a g e l'Océan, m a i s a t t e n t i o n d e ne pas m o u i l l e r les m u n i t i o n s ! »

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tomber et rafraîchit les idées du général qui donna ordre aux troupes de regagner les casernes. Les Boliviens expliquentcette équipée en disant que Melgarejo devait être dans les vignes du Seigneur.

Avant de terminer ce chapitre, je ne puis résister au plaisir de rapporter encore une anecdote, mais celle-ci est à la charge d'un grand pays : le mien. Le ministère français de la Marine lit un jour demander à la Paz un exemplaire de l'hymne national bolivien, pour le cas où notre flotte aurait à recevoir celle de Bolivie, ou à lui rendre visite. Le scribe chargé de rédiger et d'expédier partout une circulaire identique prit sans doute sur lui d'omettre la Suisse; il hésita peut-être à l'endroit de la Perse; mais pour ce qui est de la Bolivie, son ignorance ne balança point pour prendre parti.

Les présidents de la République bolivienne n'oifrent plus depuis longtemps de caractères aussi exubérants que celui de Melgarejo, cela est peut-être regrettable au point de vue pittoresque, mais vaut mieux pour le pays et pour sa réputation à l'extérieur. L'armée s'est

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TRAVERS

beaucoup améliorée; sur la foi de vieux renseignements jamais renouvelés, certains publicistes s'obstinent pourtant à la peindre sous des couleurs fâcheuses; il serait temps de savoir où en sont les choses. C'est un Français, qui en a commencé la réorganisation : le colonel Sever qui fit partie de la mission géodésique du commandant Périer, fut appelé par le gouvernement bolivien en qualité d'instructeur de l'armée.

Le colonel qui avait, en Bolivie, le grade de général, était une des figures les plus populaires de la Paz. Il est maintenant rentré en France pour y prendre un repos que son âge et une vie pleine de travaux lui ont mérité.

Il aura la douleur de ne point voir continuer par des Français l'œuvre si bien commencée par lui : c'est à l'Allemagne, en effet, que la Bolivie vient de demander des instructeurs militaires.

Ce pays est petit, non point par son étendue, mais par le nombre de ses habitants; on ne doit compter que 500.000 blancs à peine; le reste est indien. Surces 1.500.000 kilomètres carrés, combien en est-il de stériles et d'inexploitables?et cela suffit à expliquer la lenteur du progrès et les échecs souvent infligés aux meilleures volontés. « Dissé-

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DU SUD

minez sur nos hauts plateaux arides ou dans notre brousse de l'Est les peuples les plus industrieux et les plus actifs de la terre; mettez ici, me disait un Bolivien, les Parisiens, les Londoniens, les Hambourgeois, à raison de 1,3 par kilomètre carré, et vous verrez qu'ils ne feront pas mieux que nous. » Malgré tout, la Bolivie a excité certaines convoitises. Ses voisins ont parfois songé à la démembrer, et à s'en partager les morceaux. Cette opération en perspective a même un nom fort explicite ; je ne sais qui l'a trouvé, si c'est la malice populaire ou l'astuce des diplomates : cela s'appelle la polonisation de la Bolivie.

CHAPITRE XV

D E G U A Q U I A LA

PAZ P A R

TIHUANACO

Guaqui est aujourd'hui le port bolivien le plus important sur le lacTiticaca; de là part le chemin de fer de la Paz en correspondance avec Oruro et le port chilien d'Antofagasta, sur l'Océan Pacifique. Guaqui est situé à l'est de l'embouchure du Desaguadero ; il a détrôné le port de Chililaya d'où partait l'ancienne route de la Paz, qui reste toujours fréquentée par les troupeaux et les bêtes de charge. C'est une agglomération misérable : toute son activité se concentre autour du port, de la gare, et des bâtiments de la douane dont les entrepôts sont construits avec l'inévitable tôle ondulée.Il faut souvent y attendre

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de longues heures l'arrivée du train et comme on n'a pas cru devoir installer de salle d'attente, tout le monde est réduit à s'accroupir sur le sol, à la mode indienne. Les travaux du port ont été commencés en 1900, en même temps que ceux de la voie ferrée. Pour permettre aux vapeurs d'aborder, on a creusé u n canal de 2.000 mètres de long sur 20 de large.

Un quai a été construit et les bords du lac sont si fangeux qu'il a fallu surélever le sol de 3 mètres.

La Bolivie s'enorgueillit de posséder les incompréhensibles ruines de Tihuanaco.

Tihuanacoestun méchant village qui se trouve à 20 kilomètres du lac Titicaca, dans une région triste et nue. C'est la première station du chemin de fer après Guaqui; on s'y arrête très peu de temps et pour qui veut parcourir les ruines, il est nécessaire d'y faire un voyage spécial. Bien que les visiteurs deviennent de plus en plus nombreux, le pays ne leur offre encore aucune ressource : seule l'amabilité du chef de gare et du curé peut les tirer d'embarras.

Dès la descente du train, des gamins assaillent les curieux auxquels ils prétendent vendre d'hétéroclites débris qu'ils décorent du nom d'Anteguedades. Chacun possède u n

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musée ambulant, où des cailloux difformes voisinent avec des clous rouillés et des boutons de culotte méconnaissables.

Certains auteurs ont prétendu reconnaître dans les régions voisines duTiticaca l'endroit où était situé le Paradis terrestre et, de la sorte, le Nouveau Monde se trouverait plus vieux que l'Ancien. Un savant pacénien, leD' Emeterio Villamil de Rada, a placé à Tihuanaco le berceau du premier homme et a laissé des travaux considérables pour établir qu'Adam et Eve parlaient l'aymara tel qu'on le parle encore ici.

Quant aux ruines, tout ce qu'on paraît en savoir, c'est qu'elles sont de beaucoup antérieures à la domination deslncas; mais nul n'a pu dire à quelle civilisation elles se rapportent. Elles ne sont plus aujourd'hui que les ruines d'une ruine; aucune méthode n'a présidé aux fouilles; des archéologues sont passés rapidement : chacun a fait son trou, puis est reparti, emportant un morceau de quelque chose. Le village même, qui s'est construit tout auprès, a utilisé une grande partie des vieilles pierres et la compagnie du chemin de fer a continué le pillage, pour la construction de sa voie. Ce qui frappe le plus, ce sont de grossières statues, monstres,

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inélégants et sans âme; une porte de pierre que 1 on s'obstine à nommer « porte du soleil » fut jadis brisée par la foudre, et le maréchal Sucre en fit relever les morceaux abattus;sur la frise, autour d'un personnage central, sont sculptées des rangées de figurines. Plus loin, d'informes pierres plates se dressent, marquant sans doute l'enclos d'un temple, ou d'un palais : un escalier de pierre semble y conduire ; dans l'usure de ses marches croupissent de petites flaques d'eau.

Et devant ce chaos, une chose déconcerte : c'est l'impossibilité d'évoquer quoi que ce soit. Devant le secret violé des Pyramides, devant les restes majestueux du Parthénon, l'imagination peut se donner libre cours; elle peut essayer de reconstituer les fêtes magnifiques des cultes abolis. Ici, rien ! Qui donc a pu ainsi creuser ces dalles; où allaient ces générations qui y ont imprimé la trace séculaire de leur passage : vers quelle vérité inconnue, vers quelle imposture ignorée?

Personne n'a soulevé un coin du voile et mieux que les sphinx d'Egypte, la terre froide et nue de Tihuanaco conserve son impénétrable mystère.

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Rien ne peut rendre la tristesse morne du paysage que l'on traverse au long des 96 kilomètres qui séparent Guaqui de la Paz. De rares troupeaux broutent dans la pampa où poussent parfois de maigres cultures de seigle ou de quenua. A 22 kilomètres de la Paz, se trouve la station de Viacha d'où part l'embranchement de Oruro-Antofagasta.

Après deux heures d'un parcours monotone, on quitte la voie ferrée pour prendre celle du tramway électrique de la Paz. Les wagons du train s'accrochent directement à la nouvelle locomotive, de telle sorte que les voyageurs n'ont pas à se déranger. La station où s'opère ce changement se trouve située à l'Alto ; on est toujours dans la plaine aride et nue qui semble s'étendre à perte de vue, jusqu'au pied des monts lointains; mais à peine le tramway s'est-il mis en marche, que sur la droite s'ouvre une crevasse immense : tout au fond de la vaste combe, comme entassés dans un coin, apparaissent les toits de tuile rouge de la Paz. La ville n'offre rien de bien remarquable, mais peu de cités se dévoilent aux yeux avec autant d'imprévu et de pittoresque. Elle est située à 3.630 mètres d'altitude : le grand Rio

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de la Paz la traverse par son milieu et la divise en deux parties presque égales que neuf ponts font communiquer entre elles; d'autres torrents de moindre importance viennent y jeter leurs eaux.

La ville est accidentée et, à la hauteur où elle se trouve, on s'essouffle vite à parcourir ses rues en pente raide. « Bientôt, me dit un Pacénien,nous aurons des tramways et alors ce sera comme Paris ! » La Paz est une ville indienne; on y compteenviron70.000habitants; la population qui domine est celle des Aymaras, race qui paraît plus forte et plus énergique que les Quéchuas du Pérou. Sur le marché dans les rues, on ne voit que cles hommes vêtus du poncho bariolé, que des femmes aux vêtements de nuances vives, aux jupes multicolores. Pour les cholas, le grand luxe consiste à porter de hautes bottines, dont quelques-unes ont deux rangées de boutons.

Partout on croise de petits groupes de lamas.

LaPlaza Mayor porte le nom de Placedu seize Juillet, en mémoire du premier mouvement d'indépendancequele patriote Murillo fomenta en 1809. Elle est, comme toujours, carrée : un de ses côtés est occupé par le palais du gouvernement, un autre par la cathédrale. Autrefois, Cochabamba et Sucre se partageaient

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avec la Paz l'honneur d'être tour à tour le siège du gouvernement ; les fréquents déplacements de celui-ci donnaient lieu entre les trois cités à des jalousies puériles, cause parfois d'agitations révolutionnaires. Aujourd'hui que la Paz a l'avantage d'être desservie par le chemin de fer, le Président delà République, les ministres, le corps diplomatique, y paraissent définitivement fixés. Sucre demeure pourtant la capitale officielle de la Bolivie.

La cathédrale de la Paz serait sans doute, si elle était achevée, l'un des plus beaux monuments de l'Amérique du Sud; une première cathédrale édifiée au X V I I I " siècle tomba en ruines en 1828; sa réédification commença en 1835 sur les plans du P. Sanauja ; elle eut à subir de fréquents arrêts, et très peu d'ouvriers y travaillent actuellement. Le transport et la taille des pierres coûtent fort cher et les Boliviens préféreraient voir employer à des œuvres plus utiles l'argent qui s'y engloutit.

Il reste à la Paz une vingtaine d'églises qui suffisent grandement aux besoins du culte.

L'église Santo Domingo, desservie parle clergé séculier, remplit pour l'instant l'office de cathédrale. L'un des monuments les plus intéressants de la Paz est la vieille église de San

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Francisco. Le couvent qui recèle encore quelques moines aurait possédé autrefois des toiles du Tintoret, de Rubens et de Murillo : il n'en reste, je crois, que le souvenir.

La Paz possède une Alameda, bordée d'arbres, où se promène la société les jours de musique, société élégante qui porte les toilettes parisiennes.

Je ne voudrais point quitter la Paz sans raconter comment je m'aperçus de l'introduction du confetti dans les cérémonies religieuses. Sous le portail de Saint-Sébastien, des gens sortent en se lançant des confettis; c'est un mariage d'Indiens riches; la mariée a son plus beau chapeau de paille, son manteau le plus rouge, ses bottines jaunes les plus hautes. A l'intérieur, l'église est remplie de confettis : un prêtre y récite des prières devant un groupe d'Indiens; il porte une barrette à quatre pointes, ce qui fait un piquant contraste et rappelle au milieu des petits papiers multicolores les jours sombres de l'Inquisition. Il s'agit là d'un mariage pauvre ; les gens mettent à plusieurs reprises de l'argent sur un plateau que leur présentele sacristain; le prêtre monte à l'autel, les Indiens s'agenouillent ¿i la table de communion, et l'on voit la plante de leurs pieds sales toute constellée

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de confettis; le sacristain apporte à chaque fiancé un bout de chandelle allumée et leur passe autour du cou un anneau de ficelle symbolique, qui les unit. Quand le prêtre a terminé, il quitte l'église, et les fiancés attendent patiemment que le sacristain vienne les délivrer en leur enlevant chandelles et ficelle. Puis tous ces pauvres gens, qui donnent encore un peu de leur argent, s'en vont avec un plateau rempli de confettis : les nouveaux époux les emportent précieusement chez eux.

CHAPITRE

XVI

UN MOT S U R L E S V O I E S D ' A C C È S D E L A

BOLIVIE

D E LA P A Z A LA F R O N T I È R E C H I L I E N N E P A R O R U R O

Les grandes voies qui mettent la Bolivie en communication avec le reste du monde sont actuellement au nombre de six, dont trois vers l'océan Atlantique et trois vers l'océan Pacifique (1). Pour se rendre dans les eaux de l'Atlantique, on peut : ou bien, traversant le Brésil, rejoindre l'Amazone aux environs de Manaos et en descendre le cours jusqu'à son embouchure; ou bien, gagner à l'est le port (1) Ce q u i suit n'est q u ' u n e s i m p l e esquisse. Les voyageurs q u i voudraient e m p r u n t e r l'une de ces voies, trouveront les renseignements les plus circonstanciés dans le : Guia del Viajero en Bolivia p u b l i é à la Paz par M. Louis S. Crespo, sous le patronage du m i n i s t r e bolivien de colonisation et d'agriculture.

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bolivien de Puerto Suarez sur le Rio Paraguay que l'on descend jusqu'à son confluent avec le Parana ; on a ainsi l'occasion de traverser la république paraguayenne et de visiter sa capitale : Assomption; une fois dans les eaux du Parana, on peut continuer à descendre le fleuve sans transbordement, ou faire une partie du trajet en chemin de fer jusqu'à Buenos-Aires; ou bien enfin, on peut quitter la Bolivie au sud par Tupiza, gagner sur la frontière argentine la Quiaca e t rejoindre le chemin de fer central argentin qui par Jujuy et Tucuman est en communication avec Rosario et Buenos-Aires.

Les Argentins se sont chargés de prolonger leur chemin de fer jusqu'à Tupiza au delà de leur frontière; les Boliviens doivent construire une voie ferrée de Tupiza à Potosi et Uyuni ; c'est par là que passerait le panaméricain Buenos-Aires New-York (1).

Pour se rendre dans les eaux du Pacifique, on peut, ou bien traverser le Titicaca et prendre à Puno, dans le Pérou, le chemin de fer (1) Ce c h e m i n de fer irait de Buenos-Aires à Mexico p a r T u c u m a n , Tupiza, U y u n i , la Paz, Cuzco... De Mexico partiraient trois r a m e a u x : vers New-York p a r W a s h i n g t o n ; vers S a n Francisco p a r Paso del N o r t e ; vers Chicago p a r Laredo. De Buenos-Aires à New-York il mesurerait 15.946 kilomètres.

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d'Aréquipa et Mollendo. Cette voie, nous la connaissons.

On peut encore, franchissant la Cordillère vers l'ouest, descendre à la côte par les provinces litigieuses de Tacna et d'Arica que le Chili dispute au Pérou. Un chemin de fer met en communication le port d'Arica et la ville de Tacna, il doit de là se poursuivre jusqu'à la Paz. Les Chiliens qui se considèrent comme les maîtres incontestés de ces régions, en ont assumé la construction entière, aux termes d'un traité de paix signé avec la Bolivie en octobre 1904. C'est là une compensation donnée en échange de la cession définitive du territoire et du littoral d'Antofagasta. Au bout d'un certain temps, le tronçon établi en territoire bolivien deviendra propriété bolivienne. La construction de la ligne a eu à subir de fâcheuses lenteurs. Une première société a échoué par la faute de son administration mauvaise et de ses plans mal étudiés; une nouvelle société s'est formée et si l'on s'en rapporte au cadeau d'une pelle et d'un pic d'argent fait en août 1909 par l'ingénieur de la ligne au Président de la République bolivienne, on peut croire que les travaux ont repris avec activité. Le chemin d'Arica à Tacna vers la Bolivie a été et

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reste toujours très employé pour le transport des marchandises. Tout le monde vous dira que les « arrieros » conducteurs de lamas et muletiers prennent un soin bien plus grand de ce qui leur est confié que les compagnies de chemins de fer : avec eux, jamais de vols ni d'avaries, en tout cas jamais de difficultés sur la responsabilité du transporteur. Les arrieros sont pauvres et honnêtes ; deux qualités qui manquent parfois aux sociétés anonymes. Quant aux ports de Mollendo etd'Antofagasta ce sont de vraies pétaudières, où les marchandises traînent, se détériorent et se perdent.

La troisième voie pour rejoindre le Pacifique est celle que nous allons prendre, par Oruro, la frontière chilienne, Antofagasta. Le tronçon de chemin de fer qui unit la Paz à Oruro n'est achevé que depuis le mois d'août 1908 ; autrefois, il fallait faire une partie du parcours en diligence. Oruro est situé à 3.694 m. d'altitude. Son fondateur Manuel Castro y Padilla lui avait en 1606 donné un grand nom comme le sien qui n'en finissait plus : Oruro s'appela Real Villa de San Felippe de Austria. Il y fait fort triste et fort cher à vivre. Le climat est froid, la végétation n u l l e : l'homme qui a toujours vécu à

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Oruro ne peut se faire l'idée de ce qu'est u n arbre que par l'image. On se sert ordinairement pour chauffer la cuisine des excréments desséchés du lama; les manches à balai viennent d'Europe, les traverses du chemin de fer sont venues des Etats-Unis. La moindre caisse d'emballage a de la valeur.

Les environs sont nus et vides, les hauteurs qui les dominent, mornes, sinistres, et la pluie vient presque chaque jour attrister ce funèbre décor. Malgré cela, la population augmente; elle dépasse maintenant, 20.000 habitants. Oruro est un centre minier important et le passage du chemin de fer a contribué à son développement, aux dépens même de sa voisine, l'antique Potosi qui remplit autrefois l'Europe du bruit de son nom et des cascades de son argent.

Les négociants, occupes à leurs affaires, ne souffrent pas trop, pendant la semaine, de vivre en ces tristes lieux; mais, le dimanche, inactifs et prisonniers, combien désireraient u n coin de campagne, un morceau de jardin.

L'un deux, ramassant toutes ses rancœurs accumulées, faisant allusion à la fois à la boue des rues, au mode de chauffage, au torchis sale dont les maisons sont construites, me L'Amérique du Sud.

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disait : « Ah ! Monsieur, vous ne pouvez vous faire l'idée de ce que c'est ; ici, nous vivons dans la m . . . ; oui, dans la m . . . ! » Et il me lâcha tout de go le mot sacré par Cambronne. « Au point, ajouta-t-il en riant, que si nous avons du bon vieux vin de France, il n'est jamais de derrière les fagots, il est de derrière la m . . . , oui, de derrière la m . . . ! » Là-dessus, nous prîmes un doigt de Bourgogne: et il nous sembla q u ' u n peu du gai soleil de France réchauffait nos cœurs.

Plusieurs fois par semaine, un train quitte Oruro pour gagner les bords de l'Océan; ce train marche la nuit : on y trouve un wagonrestaurant où l'on mange bien, des couchettes où l'on dort parfaitement, le tout est seulement fort étroit, à cause du peu de largeur de la voie. On quitte Oruro le soir et l'on ne peut que deviner dans l'obscurité les eaux du grand lac Poopo que le chemin de fer côtoie de Machamarca à Huari. On connaît l'étrangeté de ce lac qui reçoit en apparence beaucoup plus d'eau qu'il n'en débite. Pour 5.900 mètres cubes qu'il reçoit à la minute, il n'en laisse s'écouler dans le même temps que 560. Le reste, sans qu'on s'en aperçoive, ou s'évapore, ou fuit par des conduits souterrains.

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Au petit jour, le train s'arrête à Uyuni : là, sont installés les bureaux et les magasins de la douane bolivienne chargée de vérifier les marchandises venant d'Antofagasta. De là part, vers l'est, une petite ligne de 25 kilomètres environ qui est la propriété particulière de la Société des Mines de Huanchaca et conduit à son exploitation. Huanchaca doit sûrement valoir qu'on s'y arrête, mais le détour nécessaire pour y aller demande beaucoup de temps ; au surplus, les voyageurs français que j'ai rencontrés m'ont tous mis en garde contre les difficultés insurmontables que j'éprouverais à visiter les mines dont l'installation est, paraît-il, des plus remarquables.

Mais il faut pour y descendre des autorisations qu'on n'obtient jamais. L'impression générale est qu'à Huanchaca on déteste les curieux, comme si un visiteur, fût-il l'ingénieur le plus diplômé du monde, pouvait se rendre compte dans une simple promenade des quantités d'argent qui restent à extraire, et de la manière dont l'exploitation est dirigée. L'agioteur enfiévré qui joue sur les actions des mines de Huanchaca ignorera toujours tout des conditions exactes dans lesquelles on l'administre et dans lesquelles on y travaille, mais sans doute est-ce là son moindre souci.

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Quant au pauvre Indien qui y peine à tirer de l'argent, ouvrier inconscient, s'il en fût, il ne comprendrait rien, si on le menait à la Bourse, à ce mécanisme barbare, à ces cris sauvages par lesquels se formulent, vous diront sans rire de savants économistes, la loi de l'offre et de la demande. AOllaguë, le train franchit la frontière chilienne.

CHAPITRE

LE

CHILI.

—

XVII

VALPARAISO

La région par où l'on aborde le Chili est une région volcanique passablement pittoresque. Il n'y a pourtant ni une fleur ni un brin d'herbe, mais riche d'une grande variété de sels miniers, la terre revêt ici des couleurs éclatantes ; toute une gamme chromatique chatoie sous le soleil; à la lumière du jour les montagnes se colorent de pourpre et d'or, s'enveloppent de tons bleus, qui tantôt éclatent comme une coulée d'acier, tantôt se fondent en des nuances d'améthyste, tandis qu'à leur sommet la neige scintille.

Ascotan est à 3.956 mètres d'altitude le centre d'une contrée remplie de borax : aux environs se rencontrent des lacs de sel, se dres10.

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sent des volcans qui n'ont pas dit leur dernier mot.

De Polapi, part une canalisation qui mène jusqu'au port d'Antofagasta les eaux potables descendues de la Cordillère; elle a près de 400 kilomètres et alimente dans le désert d'Atacama la population qui vit le long du chemin de fer, et qui travaille dans les salitreries.

La nuit, on passe à Calama ; c'est l'unique endroit où se trouve un peu de verdure; le Rio Loa y creuse des vallées profondes et le train franchit l'une d'elles sur un pont audacieux de 150 mètres de haut. Calama, autrefois terre bolivienne, est le seul point qui tenta de se défendre au début de la guerre du Pacifique. La Paz a élevé une statue à la mémoire d'Edouard Abaroa qui à la tète d une poignée d'hommes voulut s'opposer à l'invasion des soldats chiliens.

II y a dans la région quelques exploitations minières, notamment de cuivre : maisla grosse richesse c'est le nitrate de soude. Le sel, le « caliche », gît presque à fleur de terre sous un revêtement de sable et d'argile épais de cinquante centimètres à cinq mètres au plus; après l'avoir recueilli, on le sépare à l'aide de lavages des substances étrangères auxquelles il est mêlé.

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Des champs de salpêtre s'étendent sur toute la côte du Pacifique entre Pisagua et Chanaral. L'appât du gain a attiré là les capitaux et les ouvriers ; l'homme est venu s'installer dans ces tristes régions, où ne vivaient ni une plante ni un animal; c'est une chose étrange de penser que ces gisements de salpêtre qui rendent la contrée stérile et morne feront nos terres plus grasses, nos campagnes plus vertes, nos moissons plus dorées. Leur exploitation commencée en 1830, n'a fait que croître.

Depuis Ja guerre du Pacifique, tous les terrains nitratiers appartiennent au Chili ; ils sont devenus aussitôt la base de ses finances; grâce aux droits qu'il perçoit à leur occasion il essaie d'équilibrer son budget. Tout le Chili, a-t-on dit, repose sur le salpêtre et ses ennemis prétendent qu'il n'est qu'un colosse aux pieds d'argile ; ses amis le mettent en garde contre l'instabilité de cette richesse qui s'épuise sans se renouveler jamais. Mais plus que l'épuisement, duquel il est trop tôt pour s'alarmer déjà, le Chili redoute la concurrence du nitrate de chaux et des produits artificiels. Aussi s'emploie-t-il avec ardeur à faire une propagande active dans tous les pays du monde. Cette propagande n'utilisa d'abord que les voies connues de la publicité,

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par la presse 011 le prospectus. Aujourd'hui, elle s'est laite plus entreprenante et se livre à des expériences gratuites sur les terres des ' agriculteurs qu'elle cherche à convaincre.

L'Argentine et le Brésil sont devenus des clients du Chili; le Japon commence également à importer beaucoup de salpêtre mais il paraît que ce pays belliqueux en consomme davantage pour fabriquer de la poudre que pour fumer ses terres. Cette propagande pourrait, semble-t-il, s'exercer utilement dans le Chili même, car il s'y trouve au sud une région de cultures qui jusqu'à ces derniers temps paraît avoir été trop délaissée; mais les Chiliens commencent à comprendre que là se trouve la vraie richesse nationale.

Le Chili a besoin de se peupler; les colons agricoles qui viennent cultiver sa terre et y établir leurs foyers sont des éléments autrement intéressants pour l'avenir, que les spéculateurs étrangers qui font fructifier leurs capitaux dans les salpêtrières du Nord en y faisant travailler les rotos chiliens. Les agriculteurs s'attachent au sol et peuvent apporter à la patrie chilienne un amour qu'il serait impossible d'espérer d'une société anonyme. Beaucoup de Basques peuplent ces régions de culture ; après la guerre du Trans-

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vaal, une poignée de Bœrs est venue sans bruit s'installer à Gorbéa dans la province de Valdivia ; ce sont là des émigrants de la meilleure qualité. ** *

Antofagasta est un grand entrepôt de marchandises, un port mauvais, une ville sans charmes; par bonheur, un navire est en partance pour Valparaiso. Je n'ai qu'une hâte : le prendre pour gagner des régions plus riantes. Le pavillon chilien flotte au haut du grand mât : une étoile solitaire apparaît dans ses trois couleurs comme le symbole de l unité dont le pays est si fier. Cette unité, rien n'est venu la briser, en effet, depuis l'Indépendance.

Le Chili ne compte qu'une seule révolution intérieure : celle qui se termina en 1891 par le suicide du Président Balmaceda. C'est là pour une république sud-américaine un record de sagesse que n'ont pas su atteindre toutes les nations de la vieille Europe. Pour consoler ce peuple actif et fier de n'être qu'une longue bande de terre resserrée entre les montagnes et la mer, les publicistes amis des métaphores répètent partout qu'il est semblable à une lame d'épée collée au flanc de l'Amé-

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rique et, si cela peut lui être agréable, je m'empresse de le répéter ici.

En abordant le Chili, il a fallu faire connaissance avec sa monnaie. La piastre est un papiersaleet gras soumis à toutes les fluctuations du change, si bien que tous les jours, le prix des denrées se modifie. Il y a bien longtemps que l'on parle de convertir en or pur ce vil chiffon, mais les gros propriétaires sont ennemis de cette mesure ; l'ouvrier des salitreries ainsi que le huaso, paysan employé dans les haciendas agricoles sont tous deux payés en papier, tandis que les marchandises vendues à l'étranger sontéchangées contre l'or : et comme une piastre de papier vaut moins qu 'unedemi piastre d'or,on voit quel intérêt industriels et agriculteurs peuvent avoir aumaintien decetétatdechoses. En attendant, les discussions sur le cours du change et sur la conversion fournissent aux journalistes la matière d'une abondante copie. Les caricaturistes s'inspirent souvent de questions monétaires et vous montrent qu'au Chili le créancier ne poursuit pas son débiteur, mais fuit au contraire à sa vue pour échapper à un paiement qui lui apporte dans ses plis la peste et le choléra.

D'Antofagasta à Valparaiso, la côte continue

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d'offrir son spectacle désolé. Un peu de verdure apparaît pourtant à partir de Coquimbo.

Non loin du port de Coquimbo, se trouve la ville de la Serena.

Un jeune abbé chilien distrayait notre monotone traversée, accompagnant au piano les dernières nouveautés parisiennes chantées par un de nos compatriotes. Profitant de la courte escale de Coquimbo, il descendit à terre.

Comme d'habitude, il avait fait prix pour l'aller et le retour avec un fletero. Mais il calcula mal son temps, s'attarda chez le perruquier et chez le curé du lieu, si bien que lorsqu'il revint sur le port, il entendit la cloche du paquebot annoncer le signal du départ! Vivement, il sauta dans la barque de son fletero, mais arrivé à mi-chemin du parcours, les rameurs se fatiguèrent, leurs bras mollirent, et nous pensions bien perdre notre pianiste. Pour arriver, c'était 30 piastres à payer comptant. Et dame, il dut en passer par là et parvint ainsi à regagner le bord !

Ces fleteros sont coutumiersdu fait: ils abusent de toutes les situations, et se rient absolument des règlements et des tarifs de leurs corporations.

Le port de Valparaiso, en dépit de son nom qui rappelle la vallée du Paradis est un port

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terrible. Ouvert au vent du Nord-Ouest, son havre mal abrité présente souvent une mer démontée et des quais d'accès difficile. Trop souvent, il s'y élève de redoutables tempêtes.

Pour l'instant, les eaux sont calmes: quelques cuirassés chiliens baignent au large leur coque blanche; non loin, le Câlinât, venu en visite dans ces parages, y lait flotter le pavillon français.

Une société française, la société des Batignolles, a soumis au gouvernement chilien des plans et des conditions pour l'aménagement du port; ces projets donnent satisfaction à tous, mais rencontrent dans une minorité fort peu intéressante du Parlement des obstructionnistes dont seuls, croit-on, des pots-de-vin pourraient calmer les scrupules. Il y a bien déjà une digue où l'on peut débarquer les marchandises et où pourraient descendre les passagers. Mais les navires n'y accostent point : les fleteros tout-puissants l'ont interdit, et les voyageurs doivent comme jadis en passer par leurs barques et par leurs exigences. Dès que l'on est à terre, le mieux est d'avoir à leur égard une attitude énergique, de se refuser aux exagérations de leurs réclamations. S'ils vous menacent delà police chilienne, allez-y sans crainte, ils se défile-

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ront au dernier moment, un peu honteux et trop heureux d'accepter ce que vous leur ofïrez.

Valparaíso n'offre point le plan régulier habituel aux cités sud-américaines : une grande partie de la ville s'étage le long des collines qui dominent la mer etdes ascenseurs desservent les rues capricieuses tracées sur les hauteurs. Entre ces collines et les quais se pressent tous les monuments publics et les rues les plus commerçantes. Dès le débarquement, on aperçoit le monument élevé à la mémoire d'Arthuro Prat et des marins morts au combat naval d'Iquique : les cendres du héros et de quelques-uns de ses compagnons reposent en cet endroit même. Valparaíso a également élevé une statue à l'amiral anglais Cochrane qui, au moment des luttes de l'Indépendance, est venu apporter au jeune Chili le secours de son expérience.

11 reste encore de nombreuses traces des tremblements de terre de 1906; elles font ressortir davantage l'activité surprenante avec laquelle on a déjà réparé le désastre causé. L'un des endroits qui a le plus souffert est celuioù l'on reconstruit l'église et le collège des Pères des Sacrés Cœurs. Ces Pères, ici comme à Santiago où ils ont un magnifique L'Amérique du Sud.

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établissement, ne sont connus dans le peuple que sous le nom de Pères Français.

Partout, et avec une confiance peut-être imprudente, on a édifié des maisons plus hautes et plus solides que celles jetées à bas par les secousses du sol. #

*

De Valparaiso à Santiago, la voie ferrée mesure 187 kilomètres. Pendant peu de temps, le chemin de fer longe la mer : il dessert notamment la plage de Vina del Mar. Les Chiliens aidés surtout en cela par la colonie anglaise si nombreuse de Valparaiso, ont fait de cet endroit un lieu de plaisance. C'est une plage encore peu confortable. Le monde qui la fréquente y semble plutôt attiré par le luxe des hôtels où l'on fait étalage de toilettes que par les promenades à faire sur le sable des grèves. Tout un quartier contient d'élégantes villas et de coquets jardins.

De Valparaiso, les trains les plus rapides mènent à Santiago en quatre et cinq heures.

Pour qui vient du Nord, le spectacle des gares est des plus instructifs : l'ordre et l'activité y régnent avec une autre évidence qu'au Pérou et qu'en Bolivie. « Façade que tout cela ! »

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m'ont dit quelques grincheux. Encore cette façade y est-elle. Le paysage s'orne d'un élément nouveau : le peuplier; si cet arbre n'a été, comme on le prétend, introduit ici que vers 180i, il y a fait de rapides progrès, car il est aujourd'hui l'un des plus gracieux décors de la terre chilienne. • La vigne fait son apparition. De tous les pays sud-américains qui aient tenté sa culture, le Chili est celui qui jusqu'à présent, a obtenu les meilleurs résultats; presque partout les maîtres de chais sont bordelais ; certains crus jouissent d'une réputation méritée.

11 est une autre production du Chili qu'on ne peut passer sous silence. C'est le haricot.

Il est la base de la nourriture populaire : un roto se nourrit très bien d'un plat de « porotos » et d'un quartier de « sendia », sorte de melon à chair blanche et sucrée. Le haricot chilien a de grandes variétés et son importance est suffisante pour qu'il tienne dans les statistiques d'exportation un rang honorable : en 1906, le Chili en a vendu à l'étranger pour 2.017.000 piastres.

CHAPITRE XVIII

SANTIAGO

DU

CHILI

Santiago n'est plus une ville espagnole ; elle a gardé peu de chose de sa physionomie de l'époque coloniale. Les habitants qui, au milieu du siècle dernier, s'enrichirent de l'or de Californie, jetèrent à bas les vieilles habitations à balcons pour construire de plus somptueuses demeures dont l'architecture n'a pas toujours été d'un goût très heureux. Au cœur de la ville, près de la place principale, en face du théâtre Santiago, subsiste encore une antique maison : des légendes rôdent autourde ses murs bas que recouvre une peinture sang de bœuf; on dit qu'elle fut peinte ainsi par son propriétaire le marquis Mateo de Toro ; ce dernier exigea dans son testament qu'elle conservât toujours sa couleur, faute de quoi il en dispose en faveur de la ville.

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Malgré toutes ces transformations, Santiago a pourtant gardé son plan primitif, tracé au, cordeau par Valdivia, quand il la distribua par carrés, à ses compagnons d'armes. Toutes les rues sont droites : l'Alameda, Avenida de las Delicias, qui recouvre l'ancien lit d'un bras du Mapocho, promenade agréable et ombragée, traverse la cité d'une allée de verdure. Tout le long de cette avenue qui va de la Gare centrale au Cerro de Santa Lucia de nombreux monuments élevés à la gloire des fils du pays arrêtent le touriste : statues à pied des généraux Freire et Carrera; statues équestres de San Martin et d'O'Higgins. Caché dans les arbres, un bon abbé est là, la soutane retroussée, un condor aux pieds : c'est l'abbé Molina; il n'a rien de commun avec l'ennemi de Bossuet; c'est un lils du pays où il naquit à Talca; pour s'être fait Jésuite, il fut obligé de s'expatrier lors de l'expulsion des Pères en " 17G7 et mourut à Bologne; depuis, il est rentré dans sa patrie en effigie de bronze (1). D'au( l ) L e P. Molina a laissé s u r l'histoire naturelle a u C h i l i d e s ouvrages estimés q u i n'ont été détrùnés q u e p a r l'œuvrepost é r i e n r e du Français Claude G a y . Le P. M o l i n a a causé sans le savoir u n e curieuse e r r e u r dans l'établissement du blason chilien : i l avait d o n n é une description u n peu fabuleuse d u h u e m u l , petit cerf très o r d i n a i r e et q u e l'on rencontre peu au C h i l i . C'est sur la foi de sa description que le h u e m u l sert avec le condor de support à l'écu chilien.

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tres statues rappellent des visages de poètes ou d'hommes d'Etat. La figure populaire de l'historien Vicuña Makenna a été reproduite en bronze par Coutan. Ce rassemblement de tant de célébrités, qui se suivent au hasard et sans ordre au milieu de la verdure, n'a rien de prétentieux, mais quelque chose de familier et de charmant. Le Cerro de Santa Lucia est une des promenades favorites des habitants ; c'est un pittoresque jardin construit sur une colline, qui s'élève dans la ville même : peut-être y a-t-il un peu trop de décorations en rocaille et de fausses ruines, mais la beauté des fleurs que l'on respire, la splendeur du panorama que l'on découvre, le fait vite pardonner : on admire de là toute la vallée magnifique qui contient Santiago et sa verte campagne et que domine au loin la haïute crête des Andes. La place de l'Indépendance est garnie sur un de ses côtés par la cathédrale et l'archevêché, sur un autre par l'hôtel des Postes et le palais de l'Intendance; sur les deux derniers, par des galeries où se rangent des boutiques : le portai Mac-Lure et le portai Fernandez Concha.

Tout auprès, derrière la cathédrale, se trouve le palais du Congrès où siègent le Sénat et la Chambre. Ce monument est un des plus

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beaux de la capitale; des architectes français l'ont construit au siècle dernier. La Monnaie où demeure le Président de la République date de l'époque coloniale : c'est une maison immense à l'aspect sévère et monotone. Au sud de l'Alameda est un vaste parc : le Parque Cousino. C'est là, que l'on célèbre les fêtes nationales, que l'on fait défiler les troupes pour les parades militaires. Là, se peuvent jouer et se jouent tous les sports de plein air : car on est très sportif à Santiago. La capitale du Chili a un aspect bien plus animé, bien plus vivant que celle du Pérou. Est-ce dire qu'elle réunit tous les suffrages ? Non pas, et j'ai pu observer qu'en général, le voyageur qui connaît Santiago en arrivant de Lima la trouve charmante; s'il la connaît en arrivant de Buenos-Aires, il fait des réserves, mais c'est le cas de dire : « Comparaison n'est pas raison. » Del'autrecôtéduMapoeho,une trèsjolie promenade à faire est celle du cimetière : le cimetière général de Santiago est un des plus beaux du monde. Des arbres en bordent les allées : ici, ce sont des magnolias; plus loin, des orangers ; les tombeaux ont trop souvent des allures monumentales, mais il y a tant de verdure que cette exagération ne choque point;

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les moulures de plâtre se dissimulent derrière les fleurs; il en paraît juste assez pour rappeler au passant qu'il foulelechamp desmorts.

De gros liserons envahissent les cyprès et en éclairent le feuillage noir de leurs clochettes multicolores; l'eau roule dans les acequias et chante dans les vasques aux carrefours des chemins. Parfois, un bronze se dresse; le plus noble de tous est celui qui commémore l'incendie de la Compailia : ce sinistre qui mit en deuil toutes les familles chiliennes est une date de l'histoire du pays : le 8 décembre 1863, le clergé célébrait la fête de l'Immaculée Conception dans l'ancienneéglise des Pères Jésuites toute tendué de lumières; le feu prit et ne fit qu'un ardent brasier du temple et des malheureuses qui s'y pressaient. Une femme, les bras levés au ciel et le visage en pleurs, œuvre de Carrier Belleuse, rappelle les angoisses de ce souvenir.

Avant les guerres de l'Indépendance, il n'y eut pas de protestants au Chili. Ceux qui y vinrent ensuite et moururent à Santiago, furent exclus du cimetière par l'Eglise toutepuissante. Un monument, reproduction du Souvenir de Mathurin Moreau placé au Cerro Santa Lucia, rappelle la mémoire de ces tristes « expatriés de la terre et du ciel ». Les protes-

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tants eurent depuis leur cimetière; quand on décida que le cimetière général pourrait recevoir tous les morts, les catholiques, plutôt par un sentiment de foi orgueilleuse que par scrupule religieux, décidèrent d'en construire un pour eux seuls. Il est situé à peu de distance du cimetière général. De longues galeries uniformes y contiennent des chapelles toutes identiques, dont les autels sont ornés de sujets de deux ou trois types différents qui se reproduisent sans cesse. Quelques murs percés de nichos reçoivent les cercueils des gens moins fortunés ou moins ambitieux.

A l'ouest de la ville, se trouve la Quinta Normal d'Agriculture : on peut se perdre dans ce vaste enclos où de longues avenues bordées d'eucalyptus, de chênes, d'araucarias, longent des champs plantés de vignes. Là, se trouve le Jardin botanique, l'Observatoire, le Jardin zoologique, l'Ecole d'agriculture, le Musée nalional et celui des Beaux-Arts. Ce dernier doit être transporté dans un bâtiment plus considérable que l'on édifie au Parc forestier, auprès du Mapocho. Il y a au Chili un mouvement artistique plus vivant qu'en aucune autre république de l'Amérique du Sud : on peut regretter seulement qu'il n'ait pas une originalité plus grande. Au début del'his-

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toire de l'art du Chili est lié le souvenir d'un peintre bordelais : Monvoisin. Il avait été élève deGuérin et vinten Amérique vers 1842; il fil au Chili de nombreux portraits qu'on retrouve encore dans les salons de la capitale, et y forma quelques disciples. Beaucoup des artistes chiliens ont fait ou complété leurs études dans les ateliers parisiens. La peinture s'honore des noms de Pedro Lira, Subercasseaux, Jôse Bakhaus, Benito Rebolledo... la sculpture de ceux de Nicanor Plaza, Virginio Arias, Canut de Bon, Cordova... j'en passe et des meilleurs. Les Parisiens ont pu admirer autrefois les toiles remarquables que M. Richon-Brunet consacrait à des scènes espagnoles. M. Richon-Brunet habile aujourd'hui Santiago.

Les femmes ont gardé au Chili la coutume de porter le manto. Cet ancien vêtement espagnol qui presque partout s'est transformé en mantille a conservé ici toute son originalité primitive (1). Il est d'un usage courant (1) Le m a n t o q u i d i s p a r a î t de L i m a y porte l e n o m de m a n t a . A u Chili, le t e r m e de m a n i a est réservé au poncho des h o m m e s .

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pour faire les courses du matin, il est de rigueur pour entrer à l'église. Certains curés le recommandent d'une façon particulièrement chaude à leurs ouailles, qu'ils informent par de petits écriteaux, que le Saint-Père lui-même a daigné applaudir au port de ce costume plein de décence et de réserve. Une femme, c'est vrai, ne doit jamais aller à l'église tête nue, saint Paul l'a dit autrefois aux Corinthiens : « Convient-il qu'une femme prie Dieu sans être voilée ? » Mais ce que saint Paul n'avait pas prévu, ce que le Saint-Père aurait pu prévoir, c'est que la coquetterie féminine a su faire de l'humble et modeste manto une arme redoutable. Dans un tableau que l'image a popularisé, on voit le Gringo (1) à la messe contempler dans une adoration muette la Chilienne en prière. Les jeunes filles savent tirer de leur voile noir le plus gracieux parti ; ce simple carré d'étoffe leur suffit pour se parer, sans qu'il leur soit besoin des accoutrements et des colifichets de la modiste. Elles font parfois songer aux femmes des temps bibliques ou (1) Dans toute l ' A m é r i q u e du S u d , le t e r m e de G r i n g o sert à désigner souvent avec u n e pointe d'ironie, 1 étranger.

E t y m o l o g i q u e m e n t , c'est celui q u i p a r l e grec, g r i e g o ; celui q u e personne ne c o m p r e n d .

Uno « Niña ile Manto » il Santiago.

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de la Grèce antique et, de lait, leur costume présente une grande analogie avec celui que nous voyons à certaines statuettes de Tanagra.

Dans le mystérieux et provocant enveloppement du manto, la femme est plus femme; on songe davantage à l'admirer sans avoir l'attention détournée par un cadre qui vient du tailleur; sa démarche est plus légère et plus souple, l'épaule quand elle est belle laisse admirer son contour gracieux ; si les bras et la taille sont adorables, vous pouvez les adorer à loisir. Quand on voit passer dans les rues de Santiago une « nina de manto » dont les yeux brûlent sous le voile noir, on ne dit pas : « Oh! le joli chapeau », on dit tout de suite : « Oh ! la jolie fille ! » «

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Un autre spectacle de la rue, qui aux premiers jours étonne un peu le Français, c'est le casque à pointe. Beaucoup de régiments en sont pourvus : cela vient de ce que l'armée reçoit une instruction allemande. Les Chiliens sont incontestablement d'une race qui ne déteste pas les combats ; après les victorieuses batailles soutenues pour conquérir l'Indépendance, l'armée ne s épuisa point, comme dans

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les nations voisines, en révolutions stériles, mais continua de s'aguerrir dans les luttes sans cesse renaissantes qu'elle eut à soutenir contre les Araucans. La guerre du Pacifique où elle remporta de brillants succès rendit le gouvernement plus attentif encore aux choses militaires. En 1885, un capitaine allemand, Emile Körner, fut appelé au Chili pour y être professeur à l'Ecole de guerre; il sut s'acquérir la confiance des Chiliens et fut la cheville ouvrière d'une réorganisation complète de l'armée. Il est aujourd hui général au Chili, titre que l'empereur Guillaume ne manque pas de lui donner, quand il reçoit la visite de son ancien capitaine. D'autres instructeurs allemands sont venus se joindre à lui. Récemment, pour l'éducation du corps des carabiniers, le gouvernement a fait appel à des officiers italiens. Composée d'éléments naturellement belliqueux, bien instruite, l'armée chilienne est l'une des premières de l'Amérique du Sud, si bien que la République de l'Ecuador a fait venir des officiers chiliens pour l'instruction de ses soldats. Autrefois le soldat chilien ne portait ni le casque à pointe, ni la casquette plate : il était vêtu et éduqué à la française; pour s'en souvenir, il suffit d'aller au musée militaire; là, parmi les reli-

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ques des guerres où le Chili n'a pas connu la défaite, on retrouvera les pantalons rouges et la capote bleue de l'infanterie française. *

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Dans ma visite de Santiago, on n'omit point de me montrer dans la rue NatanielCox les décombres d'une maison réduite en cendres par un incendie: tout ce qui restait alorsde la Légation del'empire allemand.

Le crime de la rue Nataniel-Cox faisait l'objet de toutes les conversations; on en parlera longtemps encore, et il vaut d'ailleurs que l'histoire l'enregistre : comme souvent, les romanciers d'aventures se sont laissé, là, damer le pion par la froide réalité. Le 5 février 1909, un vendredi, le feu éclate dans cette maison où se trouvait installée la Légation allemande, il a tôt fait de la dévorer et les pompiers ne peuvent que sauver les maisons voisines. La Légation avait un chancelier Guillaume Bekert et un concierge Ezecliiel Tapia; on les cherche vainement, puis, en fouillant les ruines encore chaudes, on découvre un seul cadavre, méconnaissable, carbonisé. Par bonheur, deux bagues d'or, les initiales G. B. sur un lambeau de linge

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révèlent sans aucun doute l'identité du chancelier; sa mort est notée sur les registres de l'état civil. Une première autopsie déclare qu'il n'y a pas eu de crime, que le chancelier a péri asphyxié. La justice pourtant suit vaguement la piste d'un assassinat et suppose que l'introuvable Tapia en est l'auteur. La presse et le public restent à cet endroit légèrement sceptiques : des gens bien informés n'ont-ils pas vu Bekert après l'incendie! Pourtant le ministre allemand, baron Von Bodmann, fait célébrer comme il convient de solennelles funérailles ; le corps diplomatique est invité à l'église allemande. Un caveau est préparé; avant l'ensevelissement, une nouvelle autopsie est pratiquée à seule fin de déterminer définitivement s'il y a eu crime. Les nouveaux médecins sont affirmatifs : le cadavre a été brûlé pour cacher un assassinat. Mais il y a mieux, la mâchoire de ce cadavre n'est pas celle de Bekert, elle ne recèle aucun des travaux d'art portés sur la note du dentiste du chancelier ; cette mâchoire est celle de Tapia.

Ainsi, c'était sur les cendres du malheureux concierge qu'avaient été prononcés les élogieux discours qu'on a coutume de faire à la louange des chanceliers défunts ; c'est pour

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elles que le corps diplomatique s'était dérangé. Le Chili entier lut pendant quelques jours secoué d'un éclat de rire homérique.

Quant à Bekert, il fut retrouvé peu après à Chillanoù il menait joyeuse vie avec l'argent, dérobé. Au cours du procès, il se révéla que, bienque chancelier, il avait eu de très fâcheux antécédents. Bekert fut condamné à mort. #

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Comme chacune des républiques sud américaines, le Chili possède le suffrage universel : comme toutes il en a le principe inscrit dans saconstitution, mais tout Chilien soucieux des intérêts du pays reconnaît qu'il reste à faire à cet égard l'éducation non seulement du peuple, mais surtout des classes dirigeantes. Le vote mal organisé, mal surveillé, est souvent mis à l'encan.

Comme partout, les élections provoquent des cortèges, des discours, des réunions, façades derrière lesquelles chacun manigance d'habiles truquages. Les comités électoraux portentunnompopulairefortjoli : « choclon » ; c'est le même nom qu'emploient les gamins pour désigner une sorte de jeu de pair ou impair .Quelques journalistes vont jusqu'à préten-

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dre que l'homme le plus occupé de Santiago, le jour des élections, est le gardien du cimetière, tant il y a de morts qui vont voter ; ils envahissent les tables de vote sous l'œil attendri du vigilant Paco (1). Les listes électorales ne sont pas toujours bien établies ; l'électeur en appelle alors au témoignage, il est ainsi facile de voter pour autrui. Il y a quelques années, un roto un peu ivre voulut voter, en donnant comme nom celui de l'archevêque de Santiago ; on ne parvint jamais à l'en dissuader, et il aurait trouvé d'ailleurs deux témoins pour affirmer que c'était lui. Les élections donnent lieu à des réclames qui semblent s'inspirer du plus pur système Yankee: n'est-il point savoureux ce programme électoral paru dans le Mercurio et où deux candidats annoncent que ce sont eux qui donnent les meilleures gra tifications et qu'ils feront cadeau d'une chaise chacun de leurs électeurs ? Ne serait-ce pas là plutôt la publicité d'un fabriquant de sièges que la profession de foi d'un futur député?

Avant de quitter Santiago, je voudrais expliquer au lecteur ce que c'est que « tomar once ». Qu'il n'aille pas traduire cette expression à la lettre, et croire qu'il s'agit ici de (1) Nom p o p u l a i r e d o n n é aux sergents de ville.

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prendre le train 11! Non, tomar once, c'est prendre le goûter, le thé de 4 à 5, qui sera souvent un maté. On ditqu'autrefois, aux époques héroïques des guerres de l'Indépendance, les Pères de la Patrie : San Martin, O'Higgins, et leurs capitaines avaient coutume de prendre à cette heure l'aguardiente. Et pour voiler un peu cette habitude, pour ne pas l'avouer ostensiblement, ni se soumettre aux reproches de leurs épouses, ils avaient découvert cet euphémisme : aguardiente contient onze lettres, et ils disaient : Tomar once, et non : Tomar aguardiente. Si non e vero...

CHAPITRE XIX

DE SANTIAGO

A VALDIVIA

PAR

L'ARAUCANIE

De Santiago, une voie ferrée descend vers le Sud, sans solutiondecontinuité, pour atteindre Puerto Mont que des services de bateaux mettent en communication avec l'île de Chiloé; au delà, et jusqu'à la Terre de Feu, le Pacifique découpe la cote chilienne en une infinité d'archipels. Cette voie centrale qui se trouve sensiblement à égale distance de l'Océan et des Andes, envoie déjà de nombreux rameaux vers les ports. Les trains qui y circulent sont propres, confortables, munis de wagons-lits.

Non loin de Santiago, se trouve la petite ville de San Bernardo, lieu de villégiature. Les longues files de peupliers, les cultures de vignes, égaient le paysage que bornent au loin

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les contreforts de la Cordillère. Rancagua conserve le souvenir d'une des rares défaites éprouvées par les patriotes Chiliens. O'Higgins dut fuir devant les Espagnols et ce désastre recula de quelques années le moment de l'Indépendance. Les royalistes victorieux exilèrent leurs adversaires dans une des îles Juan-Fernandez qu'ont illustrées les malheurs de Robinson et le récit de Daniel de Foé. L'île est actuellement une colonie pénitentiaire.

Parmi les si nombreuses stations qui s'égrènent le long de la voie, je citerai seulement : San Fernando; Curico; Talca au sein d'une région de vignobles : ici, un rameau ferré rejoint le port de Constitution ; Linares; Parral d'où part un rameau pour Cauquenes ; Chillan renommé pour ses eaux minérales; San Rosendo. Toutes ces villes, grandes ou petites, se ressemblent plus ou moins et il serait fastidieux de les décrire. San Rosendo est une station importante d'où part l'embranchement de Conception et de Talcahuano.

Il est situé au confluent du Rio Laja et du Bio-Bio. On vient de Santiago pour admirer les chutes et les cascades qui font du Rio Laja le Niagara chilien. A Conception, le lit du rio Bio-Bio avant de se jeter à la mer s'élargit considérablement; la voie ferrée le tra-

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verse sur un pont majestueux de 1888 mètres de long pour se rendre en suivant la côte aux mines de charbon de Coronel et de Lota.

•

Au sud du Bio-Bio, commence le territoire dont pendant longtemps les Indiens Araucans restèrent les maîtres. Quand les Conquistadors arrivèrent au Chili, ils y trouvèrent une race qui y vivait en tribus, sans avoir atteint le degré d'organisation des Indiens du Pérou ou du Mexique. Ces peuples plus primitifs résistèrent désespérément contre les Espagnols et ne furent définitivement domptés qu'en 1870; la pacification fut principalement l'œuvre du général Pinto. L'antique Araucanie est partagée aujourd'hui en quatre provinces (Bio-Bio, Arauco, Malleco, et Cautin) dont l'administration ne diffère en rien de celle des provinces voisines. Et maintenant que la soumission est complète, le Chili est glorieux d'inscrire parmi les ancêtres de sa nation les noms des chefs indiens, de Lautaro, de Capaulican, de Tucapel, qui défendirent leur liberté contre les premiers conquérants en usant à leur égard des cruautés que ceuxci leur avaient enseignées. Les sanglants dé-

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tails de cette lutte sans merci ont été chantés par un poète defortune : Don Alonso de Ercilla.

Ce capitaine de Philippe II, après avoir pris part à la bataille de Saint-Quentin, fut amené au Chili par le goût des aventures; il eut à combattre les Indiens. « Pendant le cours de cette guerre, Alonso, dit Voltaire, conçut le dessein d'immortaliser ses ennemis en s'iminortalisant lui-même. Il fut en même temps le conquérant et le poète. » Les trente-six chants un peu longs qu'il a réunis sous le nom d'Araucaria sont aujourd'hui le poème épique du Chili. Une petite station au delà du pont qui franchit le Malleco rappelle le nom d'Ercilla.

Il est u n autre nom que des liens de nature bien différente rattachent à l'Araucanie, mais dont je n'ai vu nulle part le souvenir ? estce une raison pour le passer sous silence ! Je veux parler de cet aventureux Périgourdin qui troqua sa charge d'avoué contre une couronne royale. Maître Tounens.à l'étonnement de sa corporation peu habituée à des écarts aussi fantaisistes, quitta la robe pour prendre les armes. A la suite de quels avatars vint-il au Chili se poser en défenseur des Araucans et se proclamer leur roi sous le nom d'Orlie Antoine 1er? Ni la France ni le

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Chili ne le prirent au sérieux et quand la cour de Santiago l'eut condamné, elle le laissa regagner ses pénates.

Une anecdote plus triste est celle du naufrage du navire Le Jeune Daniel survenu en 1849. Les passagers qui parvinrent àprendre pied sur la côte des Araucans furent tous massacrés par les Indiens. Le peuple crut longtemps qu'une jeune mère chilienne avait échappé au désastre ainsi que sa petite fille et qu'un chef, u n cacique, en avait fait sa femme. Le pinceau de Monvoisin a fixé cette légende.

Une autre histoire qui me fut contée est celle du fils d'un de ces caciques qui, fait prisonnier, demeura à Santiago où on lui donna une instruction soignée. Il entra dans l'armée et y prit quelques grades. Il était devenu la coqueluche des salons de la capitale où on était fier de lui. Pour le récompenser, le Président de la République lui dit qu'il serait heureux d'exaucer le premier désir qu'il manifesterait, et il lui accorda sur sa demande de revoir son pays. Il y avait alors une trêve entre Chiliens et Araucans. Quand il fut arrivé sur les bords du Bio-Bio, le jeune Indien, quittant tout ce qu'il tenait de la civilisation, se dépouilla de ses vêtements, abanL'Amérique du Sud.

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donna son cheval, se lança dans le Rio et le traversa. On ne le revit point : il alla porter aux siens le secours des enseignements militaires qu'on lui avait donnés. On sait que les Araucans ont inspiré une grande partie des romans de Gustave Aimard.

Il ne reste plus grand'chose aujourd'hui de leur passé glorieux ; les Araucans sont des citoyens comme les autres, soumis aux lois chiliennes; on leur a laissé des terres, mais cette aumône fait des misérables de ceux qui lurent autrefois les propriétaires du pays entier. On dit que leur race disparaît, s'étiole, ravagée par l'alcool. Pourtant on rencontre fréquemment des types solidement bâtis. Ils sont nombreux encore à Témuco et aux environs. Les femmes très jeunes sont plaisantes à voir : petites et robustes, elles ont u n teint de cuivre clair, des dents blanches et régulières, des bras fermes et ronds; elles tressent leurs cheveux noirs en nattes épaisses, et portent en guise de bijoux de larges plaques d'argent ; elles sont presque toujours pieds nus, enroulées delà taille aux chevilles dans des jupes qui rappellent vaguement celles où se drapent les Japonais.

L'un des jeux préféré du peuple araucan est la chueca : cela ressemble beaucoup, me

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dit un Chilien, à ce que les Anglais ont cru inventer en l'appelant hockey. * * *

Toute l'Araucanie était autrefois couverte de forêts ; aujourd'hui le gouvernement chilien vend ses terres aux colons agricoles et pour les livrer à la culture, on les déboise.

Jusqu'à Victoria, le défrichement est assez avancé; au delà, on le poursuit, sans hâte, mais d'une façon continue. Des scieries se sont installées un peu partout, pour utiliser les grands arbres et toutes les gares sont encombrées des planches qu'elles débitent.

Mais le bois est si abondant, son transport serait souvent si coûteux, que dans maints endroits, au lieu d'en tirer parti, on se contente de le détruire par le feu. Et ce procédé donne à toute la contrée une physionomie étrange. Au commencement de l'été, le propriétaire qui veut défricher une partie de ses bois, en fait couper le taillis : au bout d'un mois, on en incendie les branches mortes. Le feu les dévore, chassant au loin les bêtes surprises ; les flammes montent jusqu'à la cime des grands arbres, brûlant leurs branches et leurs feuilles. La plupart d'entre eux restent debout et on laisse au temps le soin d'en

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l'Amérique

du

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abattre les troncs calcinés et morts. Ce n'est souvent qu'après deux ou trois années, qu'ils s'effondrent au cours d'un orage; leurs cendres viennent alors engraisser le sol, où plus tard on sèmera le blé.

Grâce à l'obligeance d'une famille française, j'ai pu visiter une grande propriété qui comptait déjà plusieurs années d'exploitation. L'hacienda de Long-Long aux environs de Freire n'était comme toutes les autres qu'une vaste forêt ; elle est sise au bord du Rio Tolten.

C'est tout un petit monde avec des vallées, des plateaux, des rivières, et c'est toujours à cheval qu'on en visite la vaste étendue. Le domaine commence à prendre forme : des coins de forêts ont fait place à des champs, à des pâtures ; les bestiaux vivent à leur guise, se multiplient en liberté, et une fois par an, on opère leur recensement. Un puma, parfois, emporte une volaille qui s'éloigne de la basse-cour, s'attaque à un poulain que sa mère défend mal à coups de ruades. Toute une région, en voie de défrichement n'est plus que le squelette d'une forêt où a passé le feu. A certains endroits, les feuilles roussies, rappellent les tons chauds d'un paysage d'automne. Ailleurs, la forêt est restée vierge ; elle n'a point le caractère tourmenté et gran-

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diose desforêts tropicales ; elle est plus simple, plus calme, plus charmante, un chemin la traverse, et déjà le fût des arbres abattus de chaque côté est recouvert d u n e mousse épaisse ; une fraîcheur délicieuse surprend le promeneur que les branches légères fouettent au visage ; tandis qu'au bruit du galop des chevaux, les oiseaux s'enfuient sous le hallier humide et impénétrable. Plus loin, dans une éclaircie, des nuées de perroquets, qui parlent leur langue maternelle, emplissent l'air de leurs caquets assourdissants.

Et le soir, réunis dans la petite maison rustique, on parle avec joie des choses du pays natal.

Les Chiliens se plaisent à répéter que le sud verdoyant de leur pays ressemble à la France, que nos compatriotes peuvent dans la variété des paysages retrouver là ceux qu'ils ont connus et aimés dans leur patrie. Il y a du vrai; mais il faudra plusieurs siècles, semble-t-il, avant que la richesse des moissons et des pâtures égale celle des nôtres. Et ceci n'a rien d'étonnant si l'on songe au temps qu'il a fallu pour faire de la Gaule ce qu'est la France d'aujourd'hui. Encore, devons-nous beaucoup à l'esprit d'initiative, aux groupements féconds des moines qui défrichèrent

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notre sol ; là-bas, le propriétaire reste un peu isolé ; il n'a pour l'aider qu'une main-d'oeuvre rare et peu laborieuse; quand il a acquis du gouvernement quelques milliers d'hectares vierges, il a tout à y faire et ce n'est pas une mince besogne. 11 doit d'abord marquer les limites de son domaine, l'enclore, se construire une maison, y amener l'eau potable, tracer des routes, jeter des ponts sur les rivières, aménager des pâtures, des terrains de culture... Les premières années demandent tant de travaux qu'elles sont infructueuses; il est des capitaux et des énergies qui ne résis tent point à ces débuts difficiles.

Au delà du Rio Tolten, commence la province de Valdi via ; le paysage reste charmant.

Aux approches de la ville le chemin de fer longe le rio Calle-Calle qui baigne de vertes pâtures bordées de rideaux d'arbres. Dans le train, beaucoup de monde parle allemand : la région est un centre d'émigration germanique, et V'aldivia est plus une ville allemande qu'une ville chilienne. Un incendie l'a détruite en partie en décemîbre 1909, aussi estil inutile d'en décrire les monuments d'ailleurs insignifiants qui ont été dévorés par les

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tkave11s

flammes ; mais ce qui faisait l'agrément de la ville, sa situation au bord du rio de Valdivia n'a point disparu et,quand elle renaîtra de ses cendres, elle retrouvera le cachet, si rare pour une cité de la côte du Pacifique, d'être couchée au bord d'une rivière riante et paisible.

A 18 kilomètres de là, le rio Valdivia débouche sur l'Océan ; un service régulier de petits vapeurs met la ville en relation avec le port de Corral. Corral est un port ancien, qui a conservé les restes d'une forteresse espagnole; c'est une escale très fréquentée par les navires qui vont de Valparaiso vers le Sud. A Corral, on retrouve un peu de la France ; les usines du Creusot ont pris l'initiative d'y construire des hauts-fourneaux pour la fabrication de la fonte ; et cela vaut à Corral d'avoir une petite colonie française. Le minerai viendra du nord du Chili ; les bois environnants serviront à lacombustion. Cetteinstallalionn'a pas été sans susciter de la part des Allemands voisins des récriminations, des hostilités. Legouvernement chilien a passé outre et a accordé les concessions nécessaires : si l'œuvre réussit, Corral deviendra un des centres industriels les plus importants du Chili (1).

(1) Le p r e m i e r h a u t février 1910.

fourneau

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marche

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I

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CHAPITRE XX

DE

SANTIAGO

A

BUENOS-AIRES

P A R LA C O R D I L L È R E

(1.444

K M . ) (1)

Cette voie qui met Santiago à deux jours de Buenos-Aires est de plus en plus fréquemment employée; elle ne p e u t malheureusement l'être en tout temps, et selon la saison, on dit de la Cordillère qu'elle est ouverte ou fermée; pendant l'hiver, de mai à octobre, quand les orages et les tourmentes de neige rendent le passage périlleux, les services réguliers y sont suspendus; seuls les courriers et ceux qui veulent s'y risquer à leur corps défendant continuent à la fréquenter. Les voyageurs, les colis postaux,les marchandises prennent alors forcément la voie maritime qui, contournant (1) Ces notes ont été prises avant l'achèvement du t u n n e l de la Cordillère i n a u g u r é en 1910.

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le sud de l'Amérique par Punta Arenas et le détroit de Magellan, conduit en une quinzaine de jours de ValparaisoàBuenos-Aires. Malgré la longueur de ce dernier parcours, beaucou p de voyageurs qui retournent en Europe le préfèrent souvent à celui de la Cordillère, car il est au total moins onéreux, il évite les transbordements qui obligent à de coûteux séjours à Buenos-Ayres ou à Montévidéo. De Santiago à Santa Rosa de los Andes, sis à 800 mètres d'altitude, le chemin de fer est à voie large.

A Santa Rosa commence le transandin chilien ; le train se forme de grand matin dans la cour même de l'hôtel où les voyageurs ont passé la nuit; les transandins sont à voie étroite, et font usage sur une partie de leur parcours du système à crémaillère. Au cours de 1909, les deux transandins chiliens et argentins ne se rejoignent pas encore; il restait entre Portillo et Las Cuevas un court trajet de vingt-deux kilomètres environ qui s'exécutait à mule ou en voiture. De petites carrioles à quatre places couraient dans les descentes à une allure vertigineuse, mais bientôt, « il n'y aura plus de Cordillère » et ces vestiges du passé disparaîtront : le dernier tunnel que les chemins de fer attendaient pour se réunir, s'achève. Des ingénieurs et des ouvriers

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du Simplon y travaillèrent, et à la fin du mois de novembre 1909, fut donné le coup de pioche qui l'a percé de part en part. La Cordillère que l'on traverse pour aller du Chili en Argentine a un caractère particulièrement grandiose. Elle n'est pas, comme trop souvent, resserrée au point de ne laisser voir à la fois que de petits escarpements sans grandeur. Ellese déploie ici, laissantadmirer,dans l'ampleur du paysage, l'immensité de ses montagnes aux lianes stériles couronnés de glace. Auprès de Portillo, en terre chilienne, de l'eau dort dans une magnifique vasque; sa nappe tranquille miroite au soleil; c'est le lac de l'Inca. A mi-chemin du trajet des voitures, sur la haute crête dominant le cahos magnifique des monts, à près de 4.000 mètres se dresse la statue de bronze d'un Christ: le Christ des Andes. 11 fut placé là en signe de paix lors de l'accord définitif, scellé entre le Chili et l'Argentine, après la délimitation de leurs frontières par Edouard VII. Ce colosse paraît bien petit dans la grandeur du décor imposant et la croix trop mince qu'on lui a placée dans les mains ressemble plus au jouet d'un enfant qu'au gibet d'un Dieu.

A Las Cuevas recommence le transandin qui conduit à Mendoza. On y voit les pre-

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DU SUD

miers soldats argentins, les douaniers visitent les bagages, des changeurs ambulants vendent des piastres argentines, c'est toujours du papier, mais la piastre ici vaut plus que la piastre chilienne; le prix de la vie s'augmente d'autant. Par un paysage qui varie sans cesse, on arrive au pont de l'Inca. Le Rio Mendoza s'est frayé un passage dans la roche, qui le surplombe d'un pont naturel; des eaux thermales ont fait de cet endroit une station bainéaire qui se destine, dit-on, à devenir le Vichy de l'Amérique du Sud. En continuant de suivre le cours du Rio, la voie ferrée traverse la vallée d'Uspallata, par où une partie de l'armée de San Martin franchit la Cordillère ; elle dessert les bains de Cacheuta. La région cesse bientôt d'être aride et nue : des arbustes, des vergers, des vignobles annoncent la ville de Mendoza. L'Argentine cultive la vigne dans ses provinces de Salta, de San Juan, d'Entrerios, de San Luis,et surtout dans celle de Mendoza.

Il faut changer de train, quitter le transandin, prendre un chemin de fer à voie large, qui en une nuit et un jour conduit à RuenosAires. Il y a des wagons-lits, un restaurant confortable, presque somptueux.

Pendant une nuit et un jour, le train va

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rouler sur la plaine unie dans le calme monotone de la pampa. Les stations sont nombreuses : San Luis, Villa Mercedes, Raiino, Junin, Chacabuco, sont sur cette voie. C'est le pays des établissements agricoles et d'élevage; c'est à perte de vue le spectacle invariable de champs et de pâtures partout clos de haies de fils de fer. Pas une ombre; malgré les vitres fermées, la poussière envahit les compartiments ; elle recouvre tout d'une couche grise et sale, pénètre les vêtements, les aliments. Peu à peu, l'animation se fait plus grande dans les gares, les endroits habités se multiplient: voici des champs de manœuvre, des parcs, des faubourgs populeux, des villas élégantes : on sent les approches d'une grande cité, et dans le brouhaha de la station du Retiro, on arrive à Buenos-Aires, une des premières villes du monde.

L'Amérique du Sud.

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CHAPITRE XXI

BUENOS-AIRES

Que de fois ai je entendu répéter au cours de mon voyage cette phrase surprenante : « Buenos-Aires, c'est Paris ! » Il est vrai que l'étranger retrouve ici un peu du spectacle qui anime les rues de Paris : des automobiles filent le long de l'avenue de Mai, les tables envahissent les trottoirs aux terrasses des cafés, de petits télégraphistes courent leur sacoche à la ceinture, des trottins traînent de grands cartons à chapeaux, d'élégantes jeunes femmes passent... Mais qu'importe, BuenosAires n'est point Paris. Buenos-Aires, c'est Buenos-Aires, et cela suffit à sa gloire. La jeune cité n'a nul besoin d'emprunter à d'inutiles comparaisons des qualités qu'elle tient d'elle seule. Ses titres de noblesse viennent

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DU SUD

deses ancêtres, les aventureuxrastaquouères ; et je voudrais enlever ici à ce ternie le sens un peu méprisant que lui a donné le langage courant. Ces commerçants hardis qui firent fortune dans le commerce du cuir furent les aïeux d'une grande ville et d'un grand pays; ils méritent d'être placés par l'histoire au berceau de Buenos-Aires comme les paysans de Rome le sont aux sources de la Ville Eternelle, comme les pêcheurs de Lutèce le sont aux origines de Paris.

La petite colonie que Pedro de Mendoza établit en 1535 sur les bords du Rio de laPlata et à laquelle il avait donné le nom de la Sainte Trinité fut détruite par les indigènes; seuls quelques chevaux et quelques juments continuèrent à vivre en liberté, là d'où les colons avaient fui; et l'on raconte que quarante-cinq ans plus tard, quand Juan de Garay revint sur ces lieux, leur troupeau s'était multiplié au point de compter cinquante mille têtes. Garay, en 1580, rétablit au nom de Philippe II la colonie disparue et posa la première pierre de la ville et du port de la Trinité et de Sainte-Marie de Buenos-Aires. La ville n'a gardé que ce dernier nom que lui mérita la douceur de son climat. Plus tard la nation argentine fit de l'azur de son ciel les

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couleurs de son pavillon national. BuenosAires fut, selon la coutume, divisée en carrés, et chaque carré donné à un des compagnons du fondateur; aujourd'hui, après trois siècles, ellecompte plus d'unmilliond'habitants. Elle est la tète un peu trop grosse d'un pays qui en compte à peine six millions.

On tira au sort le patron de la ville et des bulletins de vote placés dans un chapeau, un enfant fit sortir le nom de saint Martin. Je ne sais si la population a gardé une dévotion très vive pour le saint évêque de Tours ; elle parait avoir aujourd'hui reporté toutes ses atfections sur la mémoire de son homonyme le glorieux général San Martin dont le tombeau se trouve à la cathédrale. Autour de son mausolée sont trois statues, œuvres de Carrier Belleuse ; leur visage anonyme reproduit selon les uns les traits de la Liberté, du Travail et du Commerce et selon les autres, ceux de l'Argentine, du Pérou et du Chili. Le musée historique garde le souvenir du général ; sa chambre y a été pieusement reconstituée avec ses meubles et son aspect austère. Bien des libérateurs du territoire SudAméricain furent payés d'ingratitude, et durent quitter leur nouvelle patrie pour mourir en terre étrangère. San Martin mourut en

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France en 1850, à Boulogne-sur-Mer, où un monument vient de lui être élevé; pendant onze années il reposa dans la cathédrale de Boulogne; puis à Brunoy (Seine-et-Oise), de là il fut enfin transporté à Buenos-Aires par un navire de guerre. La République argentine se dispose à rapatrier également les restes de certains de ses compagnons d'armes morts en exil.

Buenos-Aires doit sa fortune à la richesse agricole de l'Argentine ; ce qui lui donne sa note caractéristique, ce qui rappelle ses traditions, explique son développement, ce qu'il faut voir avant même de visiter ses avenues et ses monuments : c'est le marché central des fruits du pays, ce sont les frigorifiques.

On y parvient en traversant le Riachuelopar le pont de fer de Barracas. Le Riachuelo est un rio canalisé qui forme un petit port annexe du grand port de Buenos-Aires; auprès de son embouchure est le quartier populeux et misérable de la Bocca : par les portes des tavernes, on peut voir sur les tables, les cuillères et les fourchettes enchaînées de telle façon qu'elles ne puissent être enlevées par la clientèle un peu spéciale qui y fréquente.

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L'entrée du Riachuelo est encombrée d'une foule de petits navires voiliers. Derrière leurs mâts serrés se trouvent les constructions du marché central des produits du pays ; ce marché, le plus grand du monde, est à la fois un dépôt et une bourse pour les laines et les cuirs.

Aux environs se trouvent les principales installations frigorifiques : la Blanca, la Negra, le Frigorifique argentin En voir une, c'est les connaître toutes. Après avoir prisun bain, les animaux sonts conduits à l'abattoir : les moutons meurent en silence, les porcs jettent avant de quitter la vie des cris désespérés, les bœufs sont isolés et séparés les uns des autres dans un étroit passage ; un homme saute sur eux pour leur donner le coup de grâce.

En un rien de temps, les animaux tués sont déshabillés et leur viande dépecée ne tarde pas à prendre le chemin des chambres frigorifiques. Là, elle durcit et se congèle, attendant d'être enlevée par les prochains vapeurs en partance. *

*

L'avenue de Mai part de la place de Mai pour aller jusqu'au nouveau Palais du Congrès;

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tracée au milieu des anciens quartiers de Bueuos-Aires, elle leur a donné un peu d air et de jour. Les rues voisines sont restées d une étroitesse extrême qui ne suffit plus à la circulation sans cesse croissante, aussi songe-t-on à bouleverser le vieux plan en y perçant des voies en éventail. Aucun tramway ne peut passer dans la commerçante rue Florida; il serait une gêne et un péril pour les passants. Une impression curieusement désagréable que l'on éprouve en se promenant est produite par l'odeur du crottin de cheval, que des balayeurs attentifs font d'ailleurs disparaître avec rapidité; auprès du crottin de Buenos-Aires, le crottin de Paris fleure l'ambre et la violette.

Cette différence tient à Ja nourriture des chevaux qui, ici se compose surtout de maïs.

L'Anglais, l'Allemand, le Français, 1 Italien qui se promènent sur l'avenue de Mai sont toujours certains d'y entendre parler leur langue car Buenos-Aires est avant tout Cosmopolis. Si le flâneur remarque une jolie femme, qu'il se garde bien de lui adresser un compliment trop flatteur ; il y va pour lui d'une amende de cinquante piastres. Cette mesure administrative a dû être prise à la suite de quelques scandales; dans une populationaussi mêlée et d'origine aussi variée que l'est celle

a

t o r t

et

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travers

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deBuenos-Aires, il s'esttrouvéparfoisdesgens qui dépassant les bornes d'une galanterie modérée allaient jusqu'aux propos grossiers et insultants. Pour suppléer à leur manque d'éducation, on n'a rien trouvé de mieux que de les frapper à la poche.

La boisson populaire de certaines régions sud-américaines est le maté. 11 est obtenu par l'infusion des feuilles séchées au feu d'un arbuste analogue au houx et qui croît au sud du Brésil, au Paraguay, et dans les deux provinces argentines : Missiones et Corrientes.

Chez soi, on continue de prendre cette boisson à la mode ancienne : l'herbe, le sucre et l'eau sont mis dans une courge desséchée qui sert detasse; cescourges ontdcs formes qui varient suivant les pays, certaines sont ouvragées, sculptées, agrémentées de dessins, les plus riches sont montées sur un pied d argent. Pour absorber le maté, le buveur se sert d'une « bombilla », chalumeau de métal que termine uneampoule percée de trous commela pomme d'un arrosoir. 11 est de bon ton dans les campagne que la même bombilla serve à tous les buveurs. Cette coutume et l'usage de la courge d'un nettoyage difficile avaient jusqu'à présent interdit l'emploi du maté dans les cafés. On peut maintenant s'en faire servir dans des 13.

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L'AMÉRIQUE

DU SUD

récipients de verre et de métal qui semblent donner satisfaction à l'hygiène.

A la rôtisserie Sportsman on retrouve de nombreux Français; on peut y faire à la fois son menu culinaire, cinématographique et musical et manger les meilleures choses en écoutant les meilleures opérettes, en regardant défiler les films d'actualité.

La place de Mai est ornée d'une statue du général Belgrano, elleattendlemonuinentcolossal qui doit commémorer le souvenir de l'Indépendance. La façade en plâtre de la cathédrale a une certaine ressemblance avec celle de la Madeleine à Paris. Le Palais Présidentiel est teinté de rose, c'est pourquoi dans la littérature diplomatique, le gouvernementargenti n prend souvent le nom de Maison Rose. Des soldats en shako et dont l'uniforme rappelle celui du Premier Empire montent la garde : c'est le régiment des Grenadiers de San Martin.

L'hôtel d'un des plus grands journaux de Buenos-Aires, La Prensa, se trouve avenue de Mai. C'est un véritable palais confortable et luxueux; il contient pour les étrangers de marque des appartements que l'on met à leur disposition. C'est du haut du belvédère de La Prensa que l'on peut le mieux examiner

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le vaste panorama de la ville, bâtie sur une plaine que bordent les eaux terreuses du rio de la Piata.

Parmi les choses qu'un Argentin aime à montrer au Français se trouvent le JockeyClub et le Théâtre Colon. A l'entrée du JockeyClub, sur le premier palier d'un escalier monumental où courent des rampes d'onyx, dans l'ombre douce d'un décor un peu solennel se détache toute blanche l'admirableDiane de Falguiére : la déesse vient de lancer sa flèche et la suit du regard. Le Théâtre Colon est construit sur l'une des plus belles places de Buenos Aires, la place Lavalle. Il peut contenir trois mille personnes; les décorations du plafond sont de Jambon et de Détaillé.

Les riches Argentins ont la passion du théâtre, mais beaucoup semblent l'aimer davantage pour l'ostentation qu'il permet que pour les jouissances littéraires qu'il procure. Leluxe et l'élégance des spectateurs attire avant tout leur attention. On sait que pendant la saison, de mai à août, les Argentins font venir d'Europe et surtout de France les meilleurs acteurs, les payant le plus cher possible. 11 y a un Opéra dont la façade se détache mal des maisons qui l'entourent; il y a un Odèon, un théâtre San Martin, un théâtre des Variétés,

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de nombreux cafés-concerts; le Casino et la Scala passent pour cultiver le genre français, mais d'une bien piètre façon, m'a-t-il semblé.

Le genre national a aussi ses théâtres : une intéressante famille d'artistes, les Podestà, a su maintenir sur quelques scènes, notamment l'Apollo, des représentations pleines de saveur locale. liuenos-Aires possède depuis 1897 un Musée des Beaux-Arts qui, sous la direction éclairée d'un peintre argentin, Edouard Schiaffino, s'augmente chaque année d'achats faits en Europe. Les toiles françaises y occupent une large place. Quelques particuliers possèdent dans leurs hôtels d'intéressantes collections.

De nombreux parcs et jardins dessinés avec art embellissent la ville ; leur beauté constante est dueauxsoinsde notre compatriote M. Charles Thays, créateur et directeur du jardin botanique.Ce jardin qui a douze années d'existence réunit déjà de nombreux échantillons de plantes et d'arbres venus des cinq parties du monde et qui ont été groupés par régions ; la section argentine permet d'étudier d'une façon complète la botanique si variée du pays.

Le jardin zoologique abrite un grand nombre d'animaux sous des constructions pittoresques ; ici comme à Paris les éléphants ont

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les préférences de la jeunesse, et ce fut un deuil pour les enfants que la mort du sympathique Sayan. J'ai vu dépecer l'énorme bête, dont une seule cuisse avait la grosseur d'un bœuf. Sa veuve, pendant ce temps, se couvrait la tête de cendres, mais on m'avertit que c'était là une habitude et qu'il ne fal-' lait point prendre ce geste pour un signe de deuil. Chose rare : les deux époux avaient eu une fille née en captivité. *

* *

Le Cimetière du Nord situé au milieu de beaux jardins de la Recoleta ne contient que les restes des gens à qui la fortune a souri de leur vivant: c'est le triomphe de l'architecture et de la sculpture sépulcrales. Les tombes et les chapelles se pressent les unes contre les autres sans laisser place au moindre arbrisseau. Les œuvres de mauvais goût abondent; on voit trop de faux entre les mains du Temps. Pourtant quelques belles choses attirent l'attention notamment une statue de Monteverde qui représente. l'Ange du Jugement dernier ; c'est une femme aux ailes reployées, ses lèvres semblent prêtes pour le baiser, mais son regard est chargé

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d'épouvante au spectacle qu'elle voit; plus loin c'est une énergique figure d e i e m m e d u e au ciseau de Falguière. Quelques vieux nichos subsistent encore contenant les dépouilles des premiers morts qu'on a enterrés dans ces lieux. Ils doivent disparaître si l'on en croit l'inscription qu'y a placée une administration facétieuse: « Ceux qui ont des restes dans ce sépulcre doivent les retirer dans le plus bref délai. »Ce qui fait l'étrangeté du cimetière de Buenos-Aires, c'est que les morts y restent à la disposition des vivants. Tous les cercueils soigneusement fermés, cadenassés, dont le bois poli est orné d'armatures de cuivre ou de nickel sont toujours visibles : on en voit dans les chapelles, posés sur des rayons, d'autres sont rangés dans des caveaux où il est toujours facile de descendre.

Dans les quartiers neufs existe un autre cimetière beaucoup plus vaste, celui de la Chacarita. Il commence par des nichos et des chapelles funéraires pour se terminer par le champ banal où sous des croix de bois dorment les pauvres gens.

Auprès des jardins zoologique et botanique à Palermo se trouve le parc du Trois-Février.

On s'y rend par de belles avenues. C'est la promenade favorite des habitants : le diman-

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TRAVERS

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che après midi on y rencontre peu de piétons; de longues files de voitures se suivent au pas, évoluant avec une obéissance parfaite aux ordres des policemen. Tout le monde regarde les toilettes, s'intéresse particulièrement aux demi-mondaines, cherche à mettre un nom sur chaque visage; une chose surprend: presque jamais on ne trouve une famille complète ; Messieurs et dames, semble-t-il, font bande à part et c'est là, m'a-t-ondit, une des caractéristiques de la haute société de Buenos-Aires.

C'est dans le parc de Palermo qu'a été placée la statue où Rodin a reproduit la mâle figure du Président Sarmiento; clu socle de marbre biancsedétache,mystérieux,le contour élégant d'Apollon. La statue du naturaliste allemand Burmeister est l'œuvre d'un de ses compatriotes. Surla place d'Italie se dresse la statue équestre de Garibaldi ; la présence des nombreux émigrants italiens n'explique pas à elle seulel'hommagerendu au célèbrecondottiere; l'Argentine n'oublie point que Garibaldi a foulé son sol et combattu pour sa liberté contre la tyrannie du dictateur Bosas.

CHAPITRE XXII

ENVIRONS

DE LA

BUENOS-AIRES PLATA

La République Argentine est une république fédérale. Chaque provinceforme un centre autonomeayantsongouvernement particulier.

Buenos-Aires est aujourd'hui, après bien des luttes, la capitale incontestée de la République ; mais la province de Buenos-Aires n'a point voulu confondre le siège de son gouvernement avec celui de la nation; elle s'est, en 1882, créé de toutes pièces une capitale à elle ; cette cité fut établie non loin du port de la Ensenada et baptisée du nom de la Plata.

Après s'être rapidement développée, elle subit aujourd'hui un temps d'arrêt.

Le gouvernement, les ministères, le parlement, les tribunaux de la province ont à la

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Plata des palais immenses ; de larges rues, de vastes places, de beaux jardins sont tracés; mais tout cela apparaît comme beaucoup trop grand pour les 60.000 habitants qui y vivent.

Le peu d'élévation des maisons qui sont perdues dans l'étendue des avenues où circulent quelques rares promeneurs, donnent à la Plata l'aspect d'une ville aplatie, diluée, morte.

Pour donner une nouvelle raison d'être à ce centre, placé si près de Buenos-Aires, on veut en faire une cité universitaire, une sorte d'Oxford ou de Salamanque; les bâtiments de l'Université ne sont pas encore achevés. Buenos-Aires et Cordova possèdent aussi une Université. Celle de Cordova fut fondée au xvir siècle, après celle de Lima dont elle partagea la célébrité.

Ce qui fait la gloire de la Plata et y attire surtout les visiteurs, c'est son musée. Il fut créé en 1884,dans un bois auprès de la ville; il contient des échantillons nombreux de la vie passée et présente de l'Amérique du Sud. La plus précieuse collection est celle des fossiles découverts dans les Pampas et en Patagonie : il y a là des débris de nombreux monstresde l'époque tertiaire, d'imposantes reconstitutions de mégathéri ums.de toxodons... c'est avec une sorte de fierté que le gardien ouvre

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la galerie où s'alignent les rondes carapaces des glyptodons. L'habitude de mensurer tous ces vieux os et cescrânes morts aurait, dit on, donné l'idée aux professeurs de l'Université de la Plata d'appliquer à leurs élèves le système de mensuration anthropométrique; les jeunes étudiants seraient classés dès leur entrée d'après la forme de leur crâne : les statistiques sont heureuses de nous apprendre que les brachycépliales sont plus nombreux que les dolycocéphales.

LE

TIGRE

11 suffit d'avoir quelques heures à dépenser pour aller au Tigre; l'excursion en est charmante. De Buenos-Aires, deux voies ferrées y conduisent : le Central Argentin et le chemin de fer de Rosario ; ce dernier longe, à peu de distance, les bords du Rio de la Plata. On peut indifféremment avec un billet d'aller et retour partir par une ligne et revenir par l'autre.

Toutes deux méritent d'ailleurs d'être parcourues : quelques gares sont joliment décorées, entourées de gais jardins ; les localités que l'on traverse sont, pour la plupart, des lieux

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L'aMÉRIQUE

DU SUD

de plaisance où les habitants de Buenos Aires ont construit des villas.

Le Tigre est situé sur la rivière du même nom, à l'endroit où elle se jette dans le Rio de la Plata. C'est un endroit de villégiature où la population de la capitale vient à la belle saison se divertir le dimanche, et se promener en barque; le Tigre est renommé par ses régates. La région est un verger et la petite gare déborde de paniers de fruits qui attendent leur départ pour Buenos-Aires. Il y a un bon hôtel pittoresquementsituésurlesbordsde l'eau. De multiples rios découpent de nombreuses lies ; le long des rives, les arbres laissent pencher leurs frondaisons légères; l'eau baigne leurs branches flexibles; aux époques de crue, elle envahit et recouvre la terre et l'on ne peut alors a border certains endroits qu'en canot. Le Tigre reçoit le Rio Lujan qui baigne le village du même nom ; Lujan est un lieu historique où l'amiral Beresford battu par notre compatriote Jacques de Liniers fut retenu prisonnier en 1806 avec ses officiers; pour les catholiques, c'est un sanctuaire célèbre : une statue miraculeuse de la Vierge s'y arrêta vers 1550, manifestant par là le désir qu'on l'y fixât.

Notre-Dame de Lujan est la protectrice de l'Argentine, de l'Uruguay et du Paraguay. On

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lui construit actuellement une basilique et son image fut en 1887 couronnée sous les auspices de Léon XIII. **#

ROSARIO

Le port de Rosario dans la province de SantaFé est assez éloigné de Buenos-Aires, mais les moyens de communication entre les deux Tilles sont des plus faciles; une courte nuit suffit aux trains express pour franchir les 304 kilomètres qui les séparent l'une de l'autre.

Rosario est la seconde ville de la République Argentine. Sa fondation remonte au début du xviii0 siècle: sa situation lui adonné une importance considérable : cinq lignes de chemin de fer et le réseau fluvial du Parana font converger vers son port les produits de plusieurs provinces. Les transatlantiques viennent y chercher directement les céréales, les bestiaux, le sucre, les alcools, les minéraux de l'intérieur. Quand sera terminée la ligne de Tupiza à Uyuni, une partie des exportations boliviennes prendra le chemin de Rosario.

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Depuis 1902, une société française a obtenu la concession de l'exploitation du port et s'occupe de lui donner un outillage en rapport avec son importance sans cesse grandissante.

La ville elle même, sauf en ce qui concerne les quartiers animés et populeux qui avoisinent le port et les gares, est encore à l'état embryonnaire. Les rues toutes droites sont tracées à perte de vue, mais restent sur une grande partie bordées de terrains vagues ou de constructions provisoires. On sent partout l'incessant effort qui chaque jour complète et améliore les choses. Le grand parc de l'Indépendance met, au milieu de l'échiquier monotone des rues, un grand carré de verdure.

Il y a peu d'églises; plusieurs théâtres indiquent l'une des distractions préférées de la nombreuse population ouvrière.

CHAPITRE XXIII

MONTEVIDEO

Tous les navires qui viennent à BuenosAires font obligatoirement escale à Montévidéo. Certains, pour gagner du temps, se dispensent d'entrer plus avant dans le Rio de la Piata et se bornent à s'arrêter devant la capitale de l'Uruguay. Ils y prennent les voyageurs qui viennent de l'Argentine et débarquent ceux qui s'y rendent. Les deux ports sont mis en communication constante par les services réguliers des vapeurs de la compagnie Nicolas Mihanovich. C'est en général la nuit qu'ils font la traversée du Rio. Trois compagnies françaises desservent Buenos-Aires : les Messageries maritimes, les

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Chargeurs réunis et les Transports maritimes. Les flottes étrangères sont nombreuses ; l'essentiel pour le passager soucieux de son estomac, est de choisir de préférence un navire où l'on emporte pour la boucherie des bestiaux vivants. Rien n'est plus désagréable que de manger sans discontinuer et par des chaleurs torrides des viandes conservées qui ont perdu toute saveur. La Pacifique Steam Navigation Company, par exemple, qui rentre Liverpool, après avoir visité les ports du Pacifique, ne craint point de servir aux voyageurs des viandes qui viennent d'Australie, et dont elle a emporté d'Angleterre provision suffisante pour l'aller et le retour. La sauce anglaise aide à ingurgiter cette nourriture sans goûtLe port de Montévidéo se construit sous la direction d'ingénieurs français ; bientôt les gros navires pourront accoster à quai.

La ville est gaie, pimpante, elle a de jolies places, de belles maisons ; beaucoup de ses larges rues sont bordées d'arbres. Le tout forme un ensemble coquet qui en fait la ville la moins sud-américaine du monde ; elle donne l'impression d'une cité moderne, achevée depuis longtemps : on n'y sent point comme ailleurs cette fièvre de transformation

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TRAVERS

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qui bouleverse les cités naissantes. Les environs offrent de jolies promenades : le Prado, le Parc urbain. Les baigneurs fréquentent les plages voisines de Pocitos et de Ramirez : Montévidéo est à l'entrée de l'estuaire de la Plata,etl'eauya toujours l'aspect un peu trouble; ce n'est pas encore le bleu pur de la pleine mer.

L'après-midi du Vendredi Saint, les habitants oisifs circulent dans les rues ensoleillées. A l'intérieur de la cathédrale, les fêtes religieuses rappellent que nous sommes dans une cité d'origine espagnole : un calvaire gigantesque domine le maltre-autel dans un décor de théâtre. A l'entrée se trouve le cadavre d'un Christ, plâtre d'un réalisme faux, exaspérant : et en ce jour, où les bénitiers sont vides, les femmes viennent en toucher les plaies saignantes avant de faire le signe de la croix. Elles remplissent l'église du bruit exubérant de leurs dévotions ; c'est l'été, il fait chaud, l'atmosphère est alourdie par l'odeur de l'encens et de la cire ; aussi beaucoup d'entre elles s'éventent. Les Montévidéennes ont une réputation méritée de beauté ; et c'est un piquant spectacle de voir les éventails s'agiter sur l'éclat deleurs regards curieux et le murmure de leurs lèvres en prières.

L'Amérique du Sud.

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l'amérique

du

sud

L'Uruguay est la plus petite et la dernière des républiques sud-américaines. Les Uruguayens pour conquérir et maintenir leur indépendance eurent à lutter contre les Espagnols, contre les Portugais du Brésil, contre les Argentins, et toutes ces guerres paraissent avoir laissé dans le pays des habitudes d'agitation qui font contraste avec l'apparence de stabilité de ses deux voisins : l'Argentine et le Brésil. Il faisait autrefois partie, ainsi que le Paraguay, de la vice-royauté de la Piata ; sa situation à l'est lui a valu le nom de Banda oriental et aujourd'hui encore on désigne parfois les Uruguayens sous le nom un peu surprenant d'Orientaux. Il semble constituer un tampon heureux entre l'Argentine et le Brésil.

Pour des raisons qu'ils qualifient de traditionnelles, certains Argentins songent qu'il serait bon de reconstituer l'ancienne viceroyauté de la Piata, en s'incorporant l'Uruguay et le Paraguay, ce qui, par surcroît, donnerait à l'Argentine les deux rives du Bio de la Piata. Pour des motifs qu'ils puisent dans leur goût pour l'impérialisme, certains Brésiliens assurent qu'il leur serait nécessaire d'annexer l'Uruguay et d'acquérir un port sur l'estuaire de la Piata. Ces projets, qui peutêtre ne verront jamais leur exécution, per-

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mettent néanmoins de belles tirades sur les cruelles nécessités de la Paix armée, et servent à justifier le développement des armements militaires et des flottes de l'Argentine et du Brésil.

CHAPITRE XXIV

LES

ÉTATS-UNIS

DU

BKÉSIL

RIO-DE-JANEIRO

De toutes les républiques sud-américaines, le Brésil est certainement la plus connue.

L'Amérique portugaise naquit du geste arbitral d'Alexandre VI divisant le Nouveau Monde par une ligne qui passait à cent lieues du Cap Vert ; dès 1807, elle relâchait sans les briser complètement les liens trop étroits qui l'unissaient à la mère patrie.Aussitôt, l'almanach de Gotha apprenait à ses lecteurs les événements du royaume nouveau de Brésil, tandis qu'il n'enregistrait que beaucoup plus tard le nom des jeunes républiques de souche espagnole. Le Brésil sut toujours garder une certaine unité dans sa direction politique ; il intéressa l'Europe par des manifestations 14.

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L'AMÉrIQUE

DU SUD

contraires aux habitudes reçues. Ce pays, de race pourtant latine, abolit l'esclavage des noirs, sans se voir déchirer par des lattes intestines comme les Etats-Unis du Nord. Il mit fin, en 1889, au règne de Pedro II, par une révolution pacifique, prouvant que l'on pouvait substituer la République à l'Empire sans verser une goutte de sang.

Le Brésil semble maintenant consacrer tous ses efforts aux questions économiques. Pour faire connaître ses produits, depuis quelques annés, il a carrément fait appel à la réclame ; ce grand pays est bien le premier, je crois, qui ait pris l'initiative d'employer ouvertement la publicité à la manière d'une maison de commerce.Par des missions de propagande, des articles de journaux, il attire sans cesse l'attention sur lui. Qui pourrait l'en blâmer?

Si parfois, comme dans toute réclame, on rencontre des louanges excessives, c'est aux intéressés à en faire la part. Pendant trop longtemps, on a vendu le café brésilien sous le nom de martinique ou de moka, alors que c'est l'Etat de Saint Paul qui fournit à lui seul plus de la moitié de la production mondiale : peut-on trouver mauvais qu'il fasse partout savoir que ses cafés sont de lui? On sait que les Paulistes eurent l'imprudence de mettre tous

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leurs œufs dans le même panier, en se consacrant à la monoculture du café. Pour sortir de l'impasse où ils s'étaient mis, ils ont essayé ce qu'on a appelé la valorisation des cafés ; pour soutenir les prix et éviter la ruine, ils accumulèrent en réserve 8 millions de sacs : opération colossale qui semble avoir réussi, opération unique dans les annales du monde économique, et qui n'eut rien du caractère odieux que présentent souvent les opérations à grande envergure dont se flattent les Yankees.

Le port de l'Etat de Saint-Paul, Santos, est le premier où l'on fait habituellement escale en quittant l'Uruguay. Il est à trois jours à peine de Montévidéo. Mme de Sévigné y éprouverait la désagréable surprise d'un formidable démenti donné à ses prophéties : le café n'a point passé; tout ici en parle : les quais, les docks et le petit chemin de fer qui file vers Saint-Paul. ** *

Vingt-quatre heures plus tard, après avoir traversé le tropique, on est à Rio-de-Janeiro.

La baie de Rio a été si souvent décrite et défie tellement toute description qu'il est

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inutile de la vouloir dépeindre. Elle est assez remarquable pour avoir su fixer l'attention des anonymes rédacteurs du Bottin qui la déclarent la plus belle du monde avec celle de Constantinople. On dit que Rio envie à Buenos-Aires le nombre de ses habitants; peut-être y atteindra-t-il un jour. En revanche, Buenos-Aires envie sans espoir à Rio la magnificence de sa baie ; on admire sans se lasser l'immense panorama, dont les deux curiosités sont le rocher arrondi du Pain de Sucre et l'épaule tourmentée du Corcovado. De nombreux îlots parsèment la mer : l'un d'eux porte un nom français : Villegaignon (1). Le long des rives découpées entre l'Océan et les vertes collines, s'étend la capitale. En face, si loin qu'on la distingue à peine, se trouve la petite ville de Nitcheroy (2).

Ce qui caractérise Rio, c'est sa végétation tropicale que dominent partout des palmiers géants.Il faut parcourir la nouvelle avenue centrale dont les Brésiliens sont si fiers : elle me-

(1) E n 1555, Villegaignon, protestant français, tenta d'établir ici u n e colonie avec quelques coreligionnaires. I l const r u i s i t u n fort dans l'île q u i porte son n o m .

(2) Rio-de-Janeiro, est la capitale fédérale des Etats-Unis d u Brésil. Nitcheroy est la capitale particulière de l'Etat de Rio.

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TRAVERS

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sure près de 2 kilomètres ; tracée à travers les rues étroites du vieux Rio, elle l'a complètement transformé ; avec une rapidité surprenante, elle s'est bordée de hautes maisons : maisons de rapport, de commerce, de banque, d'une architecture parfois criarde et que revêtent trop souvent d'inutiles coloriages. L'ensemble pourtant ne manque point d'allure.

C'est là que se trouvent les plus beaux magasins. Le théâtre municipal a une vague ressemblanceavec notre Opéra. La vieille et étroite rue de Ouvidor a gardé son animation et son mouvement commercial de jadis, Pédro I er a, sur une place, sa statue équestre ; ailleurs, un monument s'élève à la gloire d'Alvarez Cabrai qui découvrit le Brésil. L'avenue de Mangue, l'avenue de Beiramar qui côtoie la baie sont des promenades magnifiques. Le jardin botanique est une merveille : l'allée de ses palmiers est unique au monde ; les fûts lisses de leurs troncs se succèdent avec la régularité d'une colonnade majestueuse ; à leur cime, les bouquets de palmes semblent minuscules; ailleurs, une allée de bambous offre aux promeneurs la voûte sombre de ses rameaux impénétrables au soleil ; dans un lac, s'étalent les feuilles immenses des Victorias Réginas.

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On peut monter au Corcovado par un chemin de fer à crémaillère, mais déjà la promenade moins longue de Saint-Sylvestre permet de découvrir des coins ravissants sur la baie et les environs. Le tramway passe sur un vieil aqueduc qui jette à travers la ville ses arches pittoresques; il grimpe par un chemin de fraîcheur et d'ombre, au milieu d'une végétation luxuriante, tandis qu'au bas l'immense baie de Rio miroite sous les feux du soleil.

Les navires et les îles y apparaissent comme des points microscopiques.

Pour le nouveau venu au Brésil, une chose amusanteest la monnaie: l'unité monétaire est le milreis. Milreis c'est peu de chose, mais cela sonne bien. Il est impressionnant de voir, par exemple, dans les magasins de nouveautés les parapluies marqués 9.000 reis ; au restaurant, après un repas modeste, on se sent de 1 importance en réglant une addition dont le total se chiffre par 3.000 reis. *

*

A Rio, des Brésiliens nombreux s'embarquent pour l'Europe. Ils remplissent le bateau du bruit étrange de leur jargon. Sismondi disait de la langue portugaise qu'elle était du

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castillan désossé, voulant indiquer par là, que beaucoup de mots portugais sont des mots espagnols dont la plupart des consonnes ont disparu. C'est, dit-on, une langue d'une grande douceur. Les Brésiliens en ont fait quelque chose de si dur qu'on a prétendu qu'ils parlaient le portugais à la façon dont les Auvergnats parlent le français. Cette âpreté surprend surtout chez les enfants et chez les jeunes filles qui malgré leur naturelle douceur semblent toujours se dire les choses les plus désagréables.

Le port qui suit Rio-de-Janeiro est Bahia.

Bahia est la cité mère, construite là où les premiers navigateurs portugais aperçurent la terre brésilienne. Du navire, pendant la courte escale, on voit le désordre animé de ses maisons, que dominent d'innombrables clochers d'églises. Des nègres, — c'est la partie du Brésil où ils sont le plus nombreux, — viennent vendre à bord des perroquets plus ou moins bavards et des singes minuscules. Pour distraire le désœuvrement de la route, beaucoup de personnes s'achètent un de ces petits compagnons de voyage. Les perroquets ont la vie dure ; pendant longtemps encore, ils charmeront en Europe la solitude de quelque aimable vieille fille.

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Quant aux singes, ils sont si mignons et si frêles qu'au bout de peu de jours, dès qu'on a quitté les chaleurs auxquelles ils sont habitués, ils meurent comme des mouches!

Avant de quitter le Brésil, on fait une dernière escale à Pernambouco (ou Récite). La mer y est houleuse et le peu de profondeur du port le rend dangereux. Une entreprise française s'est chargée de remédier à ces inconvénients. Pour l'instant, les gros navires demeurent au large; on en approche une solide barque à fond plat, et les voyageurs sont transbordés dans un grand panier que la grue des marchandises enlève et laisse retomber avec le plus de délicatesse possible C'est confortable et sûr. En quittant Pernambouco,onprend la direction del'Europe.Il reste quinze jours encore à naviguer avant d'atteindre la France, et selon leur tempérament, les passagers tuent le temps à leur gré, en bâillant, en dormant, en mangeant, en faisant de la musique. L'île de Fernando Noronho qu'on aperçoit au loin sert au Brésil de lieu de déportation.

Les bateaux anglais touchent au Cap Vert, ce qui donne l'occasion de voir u n coin d'Afrique et des nègres marchands de fruits et de corail. Les bateaux français font escale

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à Dakar. On brûle la politesse aux Canariesi et l'on s'arrêteà Lisbonne. Quelques voyageurs pour Paris y descendent afin de prendre le train rapide. Les autres attendent encore quelques jours pour débarquer à la Palice.

Je me demande si depuis mon départ de Bordeaux, j'ai vu une plus jolie ville que la Bochelle. Le printemps, un doux printemps de chez nous, met en fête les hommes et les choses; non, malgré tout ce que j'ai eu de nouveau à admirer, je n'ai vu nulle part d'aussi charmantes vieilles maisons, nulle part, je n'ai vu l'eau courir ainsi au pied d'antiques murailles ; nulle part, je n'ai vu une campagne verdoyante aussi jolie ; nulle part, je n'ai vu quelque chose d'aussi simplement charmant que la France...

L'Amérique du Sud.

15

CHAPITRE XXV

LES F I L S DU P A Y S ESSAI

PSYCHOLOGIQUE

SUR L'AMÉRICAIN

DU

SUD

Déjà, je vois le lecteur qui a lu ce titre, se disposer à passer en bâillant au chapitre suivant. Qu'il se rassure, mon intention n'est point ici de pontifier en contant des sornettes sur un ton doctrinal. Je continue à noter quelques impressions, rien de plus; je connais trop le ridicule dont se couvre le voyageur qui, après avoir rapidement parcouru un pays, se permet d'en juger les gens de haut et de tracer sans appel le bilan de leurs qualités et de leurs défauts. Il se donne un mal inutile pour propager de déplorables erreurs. L'étranger qui passe voit peu de chose; pour peu qu'il soit revêtu d'une mission officielle, il lui arrive

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souvent de ne rien voir : il n'a alors qu'à admirer les façades qu'on lui a préparées.

Au voyageur qui revient de l'Amérique du Sud, le vieil Européen a coutumedeposer des questions d'une ampleur démesurée; la plus courante est la suivante : « Sont-ce là des pays d'avenir ? » Quant à la vieille Européenne, elle est terrible, surtout si elle est jeune : elle questionne insatiablement : « Comment s'habille-t-on ? Que mange-t on ?

Les femmes sont-elles jolies ? — Oui, mademoiselle, ne vous en déplaise, il y a au Vénézuéla, au Pérou, au Chili, en Argentine... des femmes dont la beauté est aussi piquante que celle des plus jolies Parisiennes ! » Les républiques sud-américaines sont-elles des pays d'avenir? Bien des sociologues faisant la moue se contentent de répondre du fond de leur cabinet : « Ce sont des pays lalins », et l'on sait que depuis de longuesannées, les Latins, et tout ce qui parait s'y rattacher, cela ne vaut pas cher. J'ai eu le plaisir d'entendre à ce sujet un Anglais se gausser de l'idée que les Français ont eue de lancer par le monde l'axiome d'une supériorité des AngloSaxons. « C'est là, me disait-il, une invention de votre légèreté; à voir travailler les Yankees, ne sentez-vous point qu'eux aussi sont parfois

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légers à leur manière et que cetle manière est souvent lourde : c'est le bluff. La vôtre qui est plus charmante semble préférable.»

Il est si facile à n'importe qui, en ne retenant que les défauts qu'il découvre à une nation, d'en faire la dernière race du globe. Les Américains du Sud sont en général très curieux de l'opinion que l'on a d'eux en Europe, et comme cette opinion s'est trop souvent manifestée par des critiques injustes ou malveillantes, ils sont devenus très susceptibles.

Lors de mon passage à Santiago, les Chiliens faisaient encore état d'un certain petit livre qu'un professeur suisse avait écrit quelques années auparavant. Le sieur Albert Malsch a rédigé clans un français de Cenève un méchant opuscule où, sans drôlerie, il débite sur le Chili des choses déplaisantes Cela s'intitule : Le dernier coin du monde. On y trouve des perles d'un ridicule achevé : par exemple, se promenant sur l'avenue de Santiago, l'aimable auteur s'extasie d'y voir les statues de San Martinet d'O'Higgins, «ces deux inconnus».

Lorsqu'on visite un pays, n'en pourrait-on étudier un peu l'histoire élémentaire ? Peutêtre M. Malsch eût-il voulu rencontrer sur l'avenida de Las Delicias une statue de Guillaume Tell !

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M. Gustave Le Bon quisouvent choisit mieux ses sources, juge les républiques sud américaines d'après ce que lui en a appris le livre d'un Yankee médiocre observateur et détracteur farouche. Après avoir dépeint les qualités des Etats-Unis de l'Amérique du Nord en un tableau brillant où l'on cherche en vain une ombre, il écrit : « Il faut parcourir le remar« quable et impartial ouvrage de Th. Child « sur les républiques sud-américaines pour « apprécier la profondeur de leur déca« dence (1). Les causes en sont tout entières « dans la constitution mentale d'une race « n'ayant ni énergie, ni volonté, ni moralité. « L'absence de moralité surtout dépasse tout « ceque nous connaissons de pire en Europe. « Citant une des villes les plus importantes, « Buenos-Aires, l'auteur la déclare inhabita« ble pour quiconque a quelque délicatesse « de conscience et quelque moralité. A proie pos de l'une des moins dégradées de ces « républiques, la République Argentine, le « même écrivain ajoute : « Que l'on examine « cette république au point de vue commer« cial,on reste confondu par l'immoralité qui « s'affiche partout. » Halte-là ! Grands dieux !

(1) Gustave LE BON, Lois psychologiques peuples, p. 107.

de l'évolution

des

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Avec un semblable système et en prenant quelques gros scandales yankees, ne pourraiton écrire en deux mots : Egoïsme et vanité, l'histoire des Etats-Unis du Nord.

Pas d'énergie! Ainsil'eflort déployé à l'époque coloniale malgré les entraves apportées par la métropole espagnole au développement commercial; ainsi la ténacité apportée à conquérir l'indépendance malgré les échecs des premières luttes, rien ne compte. C'est pourtant sur cette terre sans énergie que San Martin et Bolivar ont trouvé les poignées d'hommes nécessaires pour franchir les Andes et donner des ailes à la victoire. Y a-t-il eu rien de comparable dans l'histoire des Yankees?

Pas de moralité! De ce que certains de leurs gouvernements aient parfois admis des théories et se soient livrés à des pratiques reprehensibles, est-ce une raisonpour étendre à tous les Sud-Américains un jugement aussi brutal et d'englober dans une même suspicion les commerçants et les industriels qui peuvent être aussi honnêtes qu'en toute autre partie du globe? En ce qui concerne l'honnêteté gouvernementale, il semble bien que le ministreargentin.M. Drago, fut mal inspiróle jour où il pensa attacher son nom à une doctrine qui devait être la suite et la conclusion de celle

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qu'on a coutume d'attribuer à Monroe. On sait que l'Angleterre, l'Allemagne et l'Italie ne pouvant obtenir du Vénézuéla le paiement des intérêts de sa dette, se décidèrent, après avoir épuisé tous les moyens amiables, à bombarder ses côtes. M.Drago choisit ce moment pour demander que les puissances européennes ne puissent en aucun cas recourir à la force pour recouvrer leur créance. Cette proposition un peu hardie, qui prévoyait la mauvaise foi, et la mettait à l'abri de toute sanction, ne pouvait être du goût de tout le monde et aurait diminué le crédit des républiques sud-américaines. Par bonheur, à la conférence de La Haye, le délégué du Brésil, M.Ruy Barbosa, intervint pour réduire la formule de M.Drago à des limites plus sages et plus loyales, et il fut décidé que l'intervention de la force armée restait une nécessité quand un pays qui manquait à ses obligations refusait de se soumettre à un arbitrage ou d'exécuter une sentence arbitrale.

Les gouvernements sud-américains n'ont pas besoin d'être soupçonnés. Trop souvent, ils ont donné les motifs de l'être : il est malheureusement exact qu'au lendemain de l'Indépendance, la nécessité d'organiser l'administration y tourna exclusivement les esprits

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vers les choses de la politique ; les classes dirigeantes, que leurs goûts n'éloignaient que trop de l'activité commerciale et industrielle, ont surtout vécu de la chose publique ; or, la politique, à aucune époque, sous aucun régime, dans aucun pays, n'a été et ne sera une école de probité et de loyauté. Il faut être exceptionnellement trempé pour ne point laisser des lambeaux de son honnêteté dans les inévitables compromissions des partis et dans les faciles concussions du pouvoir.

L'amour de la controverse et des discussions stériles s'est traduit partout par l'importance donnée au grade d'avocat et au titre de docteur.

Des militaires même sont heureux qu'on les appelle« Docteur ». « On est toujours, dit un proverbe, docteur en quelquechose. Criez Docteur dans la rue, tous les chiens se retournent. » Que vous soyez dans n'importe laquelle des Républiques sud-américaines, si vous demandez à un Européen récemment débarqué : Que font les fils du pays? invariablement, il répond : Rien. Il y a là une exagération qu'il est vite obligé de modérer. Partout la création d'écoles d'agriculture, d'arts et métiers, d'ingénieurs, d'architectes, porte ses fruits. Une amusante anecdote démontre

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à merveille l'estime exagérée que l'on a trop longtemps témoignée à la profession de jurisconsulte : dans une école professionnelle d'une des Républiques sud-américaines, une question d'apparence très anodine fut posée à un examen écrit, sous la forme suivante: « Quels sont les principaux emplois du cuivre? » La majorité des élèves répondit en premièreligne: « Faire desplaquespourmettre à la porte des avocats ! » •

# -*

Ce qui a causé et cause encore l'infériorité des nations sud-américaines, c'est la faible densité de leur population; ce qui leur manque, c'est la grande masse anonyme de la foule laborieuse, ouvrière ou bourgeoise, qui par son désir de travailler en paix peut seule faire contrepoids à l'œuvre stérile et souvent néfaste des politiciens de carrière. Il y a trop peu de monde et ce sont trop souvent les mêmes hommes et leur même clientèle qui repassent sur la même scène sans y rien changer. La multitude est un réservoir merveilleux d où surgissent à l'heure où on s'y attend le moins des énergies vierges et des idées neuves ; n'est-ce pas grâce à elle que

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des pays aussi vieux que la France demeurent éternellement jeunes. 11 faut donc peupler l'Amérique du Sud sans oublier que cette question présente autant de variétés que de pays différents. Les nations qui se sont constituées sur les débris de l'Amérique espagnole, en laissant à part le Brésil portugais, proviennent sans doute d'une souchç unique et leur constitution peut, à priori, sembler artificielle ; aujourd'hui pourtant on observe parfaitement dans chacune d'elles des caractères distincts tenant à leur climat, à la variété de leurs productions, au nombre et à la qualité de leurs immigrants. Toutes n'ont point suivi une même progression, mais à bien examiner les choses, il semble que chacune soit à son heure: peut-on s'étonner, par exemple, de ce que 1 activité ne soit point partout la même, si l'on songe que les trois quarts de l'Amérique du Sud se trouvent au nord du tropique. Chez nous, dans la vieille Europe, les peuples ont euxmêmes lentement, inconsciemment souvent, constitué leur nation ; l'Amérique du Sud présente la curiosité d'un problème inverse.

Les nations y existent, mais elles attendent leurs peuples; les cadres sont prêts, mais ils sont vides : il s'agit de les remplir et il ne

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suffit point d'attirer pour cela des émigrants qui ne songent qu'à partir après fortune faite ; ce ne sont point des gens de passage que l'on demande; ce que l'on veut, ce sont des citoyens. De tous les éléments étrangers qui arrivent, il faut aboutir à former un tout homogène, soucieux des intérêts généraux du pays d'adoption, capables d'aimer son petit patrimoine de traditions historiques : de cosmopolites, il faut, en un mot, faire des patriotes.

Des nationalités nouvelles se constituent de la sorte. La plus originale de toutes semble être aujourd'hui la nationalité argentine : le mélange des races tend à lui donner un caractère propre ; la langue castillane elle-même s'y modifie sous l'influence de l'immigration étrangère. La Colombie et le Pérou parlent encore un castillan très pur, plus pur peutêtre que celui de Madrid. La Bolivie et le Chili ont déformé davantage la langue de la mère patrie. L'Argentine ne semble plus guère se soucier de parler correctement l'espagnol. Si vous demandez à un Péruvien, à un Chilien, quelle est la langue qu'il parle, il répond sans hésiter : le castillan. Posez la même question à un Argentin, il vous répondra : Je parle argentin.

CHAPITRE

XXVI

LA. F R A N C E DANS L ' A M É R I Q U E DU SUD

I. — Notre commerce Notre commerce avec les Républiques sudaméricaines a d i m i n u é : c'est là un lait dont les statistiques sont les impartiaux témoins.

Nous nous sommes laissés supplanter par des nations rivales. Si nous voulons maintenir notre situation actuelle et regagner le terrain perdu, nous devons, non seulement lutter contre la concurrence étrangère, mais encore contre nous-même, en combattant notre propre ignorance, et cela semble vrai pour la généralité de notre commerce extérieur.

Depuis longtemps on a attaché le grelot ; des esprits clairvoyants, M. Pierre Baudin en

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têle, n'ont cessé de l'agiter aux oreilles un peu dures de nos commerçants. Il faut, pour vendre, bien connaître son acheteur, et nous connaissons mal les marchés sud-américains.

Ce qui paraît surtout faire défaut chez nous, c'est une organisation homogène de notre activité commerciale, un accord absolu entre les diverses personnes qui y collaborent. Il ne suffit point de créer en France le produit le plus parfait et de se tenir ensuite enfermé dans une tour d'ivoire; il faut connaître le désir de l'acheteur, le suivre jusque dans ses caprices. Les commerçants français témoignent parfois d'une rigidité que rien ne justifie: qu'on leur demande de modifier la largeur d'un passement, une disposition ornementale sur la caisse d'un piano, ils s'y refusent et perdent la clientèle au profit d'un concurrent plus souple. Les Anglais ont le même défaut ; ils mettent un amour-propre national à vouloir imposer leur production et à n'y rien changer. Cela pourrait s'excuser à la rigueur, quand une question d'art, de bon goût est en jeu, mais dans bien des cas, ce n'est que de la vanité mal placée et de l'intérêt mal compris. Si Buenos-Aires, par exemple, demande des vases de nuit avec couvercle, il n'y a aucune raison, pour ne pas lui en

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TliAYT.RS

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fabriquer de tels, sous le prétexte qu'on n'en use pas à Paris.

Il faut encore que le commerçant s'inquiète des conditions de transport; qu'il évite de s'adresser pour la vente à un intermédiaire étranger qui finira par évincer ses produits au profit d'un compatriote; il faut qu'il s'entoure de renseignements sur la solvabilité de son acheteur, avec le même soin qu'il le ferait pour traiter en France avec son voisin; il doit consentir les délais de paiement exigés par les usages de la place: faire des conditions plus dures que sur le continent, c'est ignorer systématiquement la lenteur des transports et des formalités de dédouanement. Il y a là, on le voit, toute une série d elémentsàcoordonner, une véritableentente à établir : et de cela nous ne semblons pas toujours nous douter suffisamment.

On parle souvent du commerce allemand ; on le porte aux nues en montrant ses efforts couronnés de succès, au détriment du commerce français et anglais. Il ne faut pas s'exagérer le péril ; il y a davantage de voyageurs allemands, ils vendent plus de marchandises, c'est possible, mais l'homme et la camelote sont de qualité notoirement inférieure et l'on ne prévoit point que cela puisse se modifier

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de sitôt. Le voyageur allemand qui parcourt ces contrées est souvent un employéde bureau sans instruction générale, d'une sociabilité peu désirable, d'une activité grossière. Mais il arrive à ses fins par un entêtement tenace et par l'aide très sérieuse qu'il trouve chez ses compatriotes, consuls et commerçants. Si le voyageur français recevait le même accueil, il ferait merveille. Mais souvent, quand il arrive et pose au Consulat les questions qui l'intéressent pour connaître la situation d'une place : quel est le prix du sucre, du cacao, du café, du blé? comment s'annonce la récolte? — il lui est répondu : « Avez-vous vos papiers? » Après quoi, on lui fait comprendre qu'un Consul n'est pas un agent de renseignements, que c'est quelqu'un qui touche plutôt aux hauteurs de la diplomatie qu'aux vulgarités du commerce. Il ne lui reste plus alors qu'à se faire pendre ailleurs et dans la plupart des cas il se dirige vers le consulat anglais, voire même allemand, où l'on se pique de le satisfaire. La plainte générale estque nos consulats n'ont pas une organisation suffisamment commerciale; alors que de petits barons allemands ne craignent point de mettre la main à la pâte, de s'occuper de prospectus et d'échantillons, n'est-il point fâcheux de

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voir nos fonctionnaires démocratiques jouer à la petite noblesse inutile? 11 faudrait veiller avec plus de soin au recrutement de nos agents consulaires, les choisir toujours parmi les commerçants installés depuis longtemps, actifs, sérieux et compétents. On ne comprend pas assez le mal qu'ils peuvent faire par leur seule ignorance; nommer, par exemple, agent consulaire d'une région industrielle aussi vaste que la France, un pharmacien qui ne connaît rien d'autre que ses bocaux et son tiroir-caisse, c'est se moquer franchement des commerçants français qui se trouvent alors à la merci de la concurrence étrangère soutenue par des agents éclairés. Il est heureusement de nombreuses exceptions: certains de nos agents consulaires remplissent leur devoir avec un zèle que rien ne décourage, mais que rien non plus, il faut le dire, ne récompense. Peut-être pourrait-on plus souvent songer à eux ; pour reconnaître l'excellence de leurs services, il suffirait de leur envoyer un petit bout de ruban rouge, cela les honorerait et augmenterait leur prestige et le nôtre.

Puisqu'il est ici question de la représentation française à l'étranger, je ne crois pas déplacé de dire un mot de nos ambassadeurs

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et ministres plénipotentiaires : s'il est des Républiques sud-américaines d'où on ne les déménage pas trop souvent, il en est d'autres où ils ne font que passer, pour aller, après u n long voyage aux irais de la princesse, prendre un poste à l'autre bout du monde. Cette méthode paraît dépourvue de sagesse: quel effort suivi peut-on exiger d'un homme qui arrive dans un pays où il a tout à apprendre et qui sait ne pas devoir y rester plus de deux années ? Il n'aura qu'une idée : moins je verrai venir ici d'hommes et de choses de France, plus je serai tranquille. Les déplacements pourraient être très utiles, s'ils se faisaient dans un cercle restreint: nous aurions ainsi des hommes connaissant bien l'Amérique du Sud entière. En tout cas, il est déplorable d'envoyer pour nous représenter les épaves de notre politique intérieure. Il est inutile d'accabler ici la mémoire d'un homme qui n'eut déjà que trop de malheurs publics et privés. Mais on ne peut que trouver fâcheuse l'idée qu'on eut d'adresser à Lima un ambassadeur qui d ailleurs fit preuve d'une très compréhensible ignorance des lois internationales et commit quelques gaffes diplomatiques.

Du personnel commercial, passons main-

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tenant aux marchandises : Métallurgie, vins, draps, articles de nouveautés, parfumerie, papiers peints, objets de piété sont les produits pour lesquels on rencontre des voyageurs français. Dans tous ces articles, nous sommes concurrencés, mais dans aucun nous ne sommes inférieurs. Si la maison Decauville s'est trouvée par endroit détrônée par une maison allemande, c'est sans doute qu'elle n'a pas su prévoir la concurrence et se défendre contre elle. L'industriesucrière au Pérou a longtemps employé du matériel agricole français. Elle n'en a plus aujourd'hui, mais il faut ajouter que nous ne lui en offrons plus ; nous nous sommes laissés supplanter, sans lutter, par les maisons anglaises, yankees, allemandes et belges.

L'Allemand fait en général de la marchandise bon marché et inférieure, cela peut lui donner un avantage momentané, mais il ne semble pas qu'il y ait lieu de le suivre sur ce point et de gâcher les qualités de nos ouvriers.

Le client sud américain aime en général les produits excellents, quitte à les payer clier, et tôt ou tard il se détournera des produits allemands. Il y a, c'est vrai, des marchandises qui supportent à merveille le sabotage, patexemple les objets de piété : pour leur clien-

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tèle habituelle, qu'une statue de saint soit une caricature, elle n'aura pas moins de succès quesi elle est une œuvre d'art Mais il est bien des objets qui souffrent peu la médiocrité : les armes à feu, les articles de quincaillerie, par exemple; j'ai vu un commerçant qui avait cru faire, en achetant des casseroles allemandes, une bonne occasion : seulement les casseroles n'allaient pas au feu.

Il arrive parfois, et ceci est plus grave, que les Allemands, pour faire passer leurs marchandises, y collent l'étiquette française; ils profitent de notre réputation pour vendre plus facilement et se donnent en même temps la joie de la détruire. C'est ainsi qu'ils vendent sous le nom de cognac d'infâmes boissons. On ne saurait trop attirer l'attention sur la fraude dont nous sommes l'objet ; il faudrait être Asmodée pour dévoiler à nos industriels, à nos commerçants, à nos ouvriers étonnés, ce qu'on fait parfois à l'abri de leur renom. Et de cela, malheureusement, bien de nos compatriotes se rendent coupables. On peut remuer les exemples à la pelle : J'ai rencontré sur mon chemin du cognac Martens 3 étoiles, du Champagne Moët et Chardon, du faux Pernod, de la parfumerie Coudray ou Penaud. Tout cela, encore, pour un œil averti

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était visible; mais il y a aussi la falsification qui copie purement et simplement. Un négociant en gros de Santiago du Chili me montra de nombreuses lettres de commande où ses clients, lui demandant tel produit renommé de nos grands parfumeurs, ajoutaient entre parenthèses : imitation. En termes crus, cela se traduit par : Envoyez-moi, non pas le véritable produit, mais la falsification qui ne vaut rien et coûte moins cher.

11 existe pourtant partout des lois sur les marques de fabrique : nous avons été un peu lents à nous en servir, nous commençons à le faire et à nous défendre.

En matière de commerce extérieur il faut nous souvenir de ceci : les absents ont toujours tort. Nous ne sommes point seuls à la surface du globe et fà où nous n'allons pas, d'autres se présentent, et l'on ne viendra pas nous chercher. Nous devons donc mener notre expansion commerciale avec plus d'activité, envoyer plus de voyageurs, faire davantage de publicité, créer des banques, développer notre marine marchande. Comment peuton s'imaginer que nous n'ayons sur la côte du Pacifique aucune banque et point de flotte ?

Je sais bien que nos politiciens n'ont point le temps de s'occuper de ces questions. Mais

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notre jeune école d'économie politique, je veux dire, la socialiste, celle qui dit s'occuper du peuple et des ouvriers, n'aurait-elle point dû tourner davantage son attenlion vers notre exportation? Hélas ! trois fois hélas ! elle s'est engourdie dans des questions de clocher et des rêveries stériles. Que les travailleurs français puissent vendre leurs productions dans les meilleures conditions possible, c'est là, semble-t-il, le cadet de ses soucis.

II. — Notre

langue

A côté du commerce, il est un autre véhicule de notre influence, plus important peutêtre, et qui en tout cas doit marcher de pair avec l u i : notre langue. C est en connaissant le français que l'on peut connaître et aimer la culture française, et cela, il semble que tous les Français le doivent comprendre, qu'ils soient de farouches nationalistes ou de terribles internationalistes.

Tous, tant que nous sommes, si nous croyons avoir quelque chose à dire et si nous voulons que nos idées se développent par le monde, nous devons désirer que le plus grand

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nombre entende notre langue maternelle. La France, et je ne crois faire là aucun péché d'orgueil, est la nation la plus moderne du globe. Tout ce qui s'y fait et s'y dit est examiné, écouté partout. Les nations sud-américaines, plus que toutes autres, ont toujours accueilli avec sympathie les idées françaises : comment se fait-il que pourtant on y constate un recul.dans l'étude de notre langue? Ce n'est point que notre influence y ait sensiblement diminué, mais nous nous trouvons en facedeconcurrentsnouveaux qui installentdes écoles, savent ce qu'ils veulent et qui, quand ils sont allemands, le veulent contre nous.

En certains endroits, au Chili, notamment, la guerre de 1870 a été exploitée contre nous, comme si la force brutale avait pu triompher de nos qualités de cœur et d'esprit. Comment a-t-on pu récemment songer en Argentine, à supprimer dans les écoles l'étude obligatoire du français, pour le remplacer en partie par l'allemand? Par goût, l'étranger en général, l'Américain du Sud en particulier préféreront toujours apprendre le français. En le faisant, ils ne deviennent point citoyens français, ils ont conscience de participer et de communier à une culture qui dépasse de beaucoup le cadre étroit d'une nationalité déterminée. Celui

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qui apprend l'allemand a toujours un peu la désagréable sensation de s'inféoder aux groupements politiques courbés sous le joug des Hohenzollern (1).

En Amérique du Sud, comme partout ailleurs, l'Alliance Française a des écoles et des cours, et subventionne avec impartialité R é t a blissements qui enseignent le français, qu'ils soient laïques ou confessionnels. A l'égard de ces derniers on peut observer que le prêtre catholique, s'il insiste sur les gloires passées de la France, ne semble pas toujours rendre justice suffisante à sa grandeur présente. C'est là une lacune qui a son importance, devant l'apologie outrancière que ne cessent de faire de leurs pays les professeurs allemands ou yankees.

On a fait diverses tentatives pour créer des liens de confraternité entre les universités françaises et sud-américaines, mais je ne crois pas qu'elles aient été poursuivies avec l'énergie et le zèle nécessaires. L'effort avait d'ail(1) Si l'intensité de la production intellectuelle était en raison directe do l'ivresse que donne la victoire sur les champs de bataille, l'Allemagne, après les fulgurants succès du maréchaldeMoltke et du Prince Frédéric-Charles, aurait d û atteindre un niveau littéraire, artistique et scientifique de beaucoup supérieur à celui de la France.11 n'en a rien été. iNovicow, L'Expansion de la nationalité française, p. 160.)

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leurs le tort de se limiter à l'enseignement supérieur et laissait dans l'ombre les enseignements secondaires et primaires qui mériteraient aussi que l'on s'occupât d'eux.

Sans nous étendre sur ce sujet, c'est ici le lieu de rappeler le rêve très réalisable qui prévoit qu'un jour le français deviendra la langue universelle internationale. Sans doute serait-il bon, dans ce but, de sim plifier un peu son orthographe et sa syntaxe, ce qui ne serait souvent que lui rendre sa belle pureté d'autrefois en la débarrassant du fatras dontl'ont encombrée les grammairiens et les pédants. Si les naïfs et braves gens qui perdent leur temps et celui des autres à l'étude de l'espéranto ou de l'ido dépensaient le quart de leur activité à soutenir la diffusion du français, ils feraient bien plus utile besogne. Les langues artificielles, tristes succédanés du volapuk disparu, le suivront tôt ou tard dans l'oubli et le ridicule. Ce sont de pauvres poupées qui n'ont point même le mérite d'être mortes puisqu'elles n'ont jamais vécu. Et parmi les langues vivantes, la langue française avec ses qualités de logique et de clarté semble être la plus apte à remplir le rôle d'une langue universelle.

L'Amérique du Sud.

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CONCLUSION

« Vous voyez, dit Cacambo à Candide, q u e cet hémisp h è r e ne v a u t pas m i e u x q u e l ' a u t r e ; croyez-moi, retournons en Europe par le plus court. »

Si je me permets de répéter ici l'amusante phrase de Voltaire, c'est pour dire le contraire de lui, ce qui revient d'ailleurs à dire la même chose. L'Amérique du Sud ne vaut pas mieux que la vieille Europe, cela est toujours vrai, mais l'ancien hémisphère ne vaut pas mieux que le nouveau : les deux mondes se valent pour l'excellente raison que des hommes y vivent.

Si l'Amérique du Sud a des défauts, il faut bien se persuader qu'elle n'en a inventé aucun; ce sont tous de vieilles connaissances qui viennent de chez nous..

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CONCLUSION

Elle a pour elle la jeunesse avec ses exubérances, ses illusions, ses erreurs. Elle est au xx° siècle la partie du monde la plus intéressante pour nous, car dans les nations qui s'y développent doit continuer à prédominer la culture européenne et par-dessus tout la culture française. Ses jeunes républiques demandent avant tout à être étudiées et connues, soutenues par de l'argent, des hommes et même par des conseils. Mais elles n'ont que faire des critiques vieillottes que trop souvent on leur prodigue avec usure ; elles n'ont qu'à se rire des reproches que leur adressent les censeurs de la vieille Europe, que ne gêne point pour faire leurs observations la paille légère qu'ils ont dans l'œil.

Je termine ici les quelques impressions que j'ai gardées de mon voyage. Je n'ai voulu faire autre chose qu'un livre de bonne foi et de bonne humeur. Si ces quelques pages peuvent réveiller l'attention des rares lecteurs qui les liront, si elles parviennent en leur faisant connaître un peu l'Amérique du Sud à la leur faire aimer beaucoup, je serai satisfait.

TABLE

DES

MATIÈRES

Pages

CHAP. I " . — C o u p d'oeil sur les connaissances que les vieux Européens ont en général de l'Amérique du Sud

1

II. — Premiers contacts avec l'Amérique du Sud

7

III. — Panama

15

I V . — Les flottes marchandes de la côte du Pacifique

23

V. — La côte du Pacifique, du Panama au Callao

31

VI. — Un mot sur Lima et le Pérou. . 'L39 VII. — Les curiosités de Lima

55

VIII. — Le Ferrocarill central duPérou et le Chanchamayo

73 16.

TABLE DES

MATIÈRES Pages

I X . — De la Oroya au Cerro de Pasco.

De la Oroya à Jauja

88

X . — La guerre du Pacifique

101

X I . — L'oasis d'Aréquipa

109

X I I . — Cuzco.

121

X I I I . — Puno et le Titicaca

135

X I V . — La Bolivie. Quelques vieux souvenirs

143

XV. — De Guaqui à la Paz par Tihuanaco

155

XVI. — UD mot sur les voies d'accès

de la Bolivie

165

X V I I . — Le Chili. Valparaíso

173

X V I I I . — Santiago du Chili

185

X I X . — Del'Araucanie Santiago à Valdivia

par

201

X X . — De Santiago à Buenos-Aires pár la Cordillère

213

X X I . — Buenos-Aires

219

X X I I . — Environs de Buenos-Aires .

233

X X I I I . — Montevideo

239

CHRISTOPHE COLOMB

A Mad.

Pedro

Hérouard.

Lorsque tu brisas l'œuf d'un gesle audacieux Et qu'il se tint debout, ta croyance hautaine N'évei'la sur tes pas que le rire et la haine.

Tu pa'tis plein de foi, mais pourtant soucieux.

Tu cherchais sur la mer, d'un regard anxieux, Les chemins inconnus où la lente carène Semblait suivre en voguant ton étoile lointaine.

La terre enfin parut à ton œil radieux.

Tu 11! le don royal à l'ancien hémisphère D'un jontinent nouveau, jusque là solitaire, Et pfur illuminer cet enfant sans pareil Le soleil ébloui suspendit son sommeil.

Sans toi, nul n'aurait su que la terre était ronde Et D eu n'aurait créé que la moitié du monde.

FRANÇOIS

P1ZARRE

A M. liicardo

Palma.

L'ancre a mordu le flot; le navire s'arrête Et tire, fatigué, sur le lourd cabestan.

Francisco Pizarro, capitaine et forban, /Va saisir de ses mains son rêve de conquête.

Il débarque à cheval et paraît à la tête Des hardis compagnons du p a y s castillan.

Les Indiens en l'oule, au bord de l'océan, Au nouvel arrivé naïvement font fête.

Ils apportent de l'or pour nourrir son coursier Qu'étonnés, ils ont vu ronger un frein d'acier.

Et Pizarro frémit; son ardente prunelle A sitôt reconnu le fastueux métal !

Il veut être le roi de l'Espagne nouvelle Egal à Charles-Quint et non plus son vassal.

TABLE DES M A T I È R E S

283 Pages

X X I V . — Le Brésil

245

X X V . — Les fils du Pays

255

X X V I . — La France dans l ' A m é r i q u e du Sud

2fi5

CONCLUSION

279

PARIS. —

K . R O G E R ET F .

CHERNOVIZ.

L'ÉGLISE

ROMAINE

DANS

L'AMÉRIQUE

DU

SUO

1

^ L'ÉGLISE

ROMAINE

— DANS

L'AMÉRIQUE

DU

SUD

Sur cette question, il ne sied point de porter de jugement général. On peut affirmer pourtant que ce qui reste aujourd'hui de l'ancien clergé espagnol et de ses traditions offre un tableau sans dignité. Les autorités romaines ont pour habitude de garder le silence sur certaines mœurs des prêtres et des moines de l'Amérique du Sud; elles n'ont point de goût à dévoiler un tel sujet d'humiliation, et il faut avouer qu'il y a là dé quoi abaisser la superbe des plus orgueilleux princes de l'Eglise. Notamment là, où il fut en contact avec les Indiens autochtones, le clergé apporta et laissa se développer les plus étran-

i

266"

L'AMÉRIQUE

DU

SUD

ges superstitions. Cela tient sans doute à ses origines : trop longtemps, il fut mal recruté : soit dans ce que les prêtres espagnols offraient de plus bas, soit dans les rangs de la soldatesque, soit parmi les indigènes. On ne prête qu'aux riches, et le clergé est si pauvre de vertus sacerdotales qu'il ne faut s'étonner d'aucune des anecdotes qui courent sur lui. Roccace eût été bienaise de connaître le curé de village bolivien qui divisa son cimetière en trois classes : Paradis, Purgatoire et Enfer, et établit pour chacune d'elles un tarif décroissant; ou comprend que le pauvre indien s'effraie à la pensée que les siens vont habiter un séjour diabolique et fasse tous ses efforts pour réunir le nombre de piastres nécessaires à un enterrement au ciel.

On rencontre parfois sur les navires du Pacifique des gens à la face rasée et aux gestes onctueux qui partent faire un voyage en Europe ; ce sont quelques moines qui ont déposé le froc et se proposent de dépenser joyeusement les rentes de leurs couvents et les aumônes de leurs ouailles. Un moine de la Merci fait pour cela meilleur marché de sa tonsure qu'un matador ne le ferait de sa coleta. Il arrive encore souvent cette chose abominable que des prêtres espagnols quittent leur pays pour

A TORT ET A T R A V E R S

346

venir en Amérique du Sud sans autre but que d'y faire fortune. L'un d'eux ayant fait connaissanceà Lima d'un Français, lui fit le plus naturellement du monde la proposition qui suit : « Habillez-vous en pèlerin, vous avez pour cela une barbe noire qui fera bon effet; nous ferons une promenade dans les villages de la Sierra où nous dirons que vous revenez de Terre Sainte. En moins de six mois, nous aurons ramassé plus de 30.000 francs. » Aussi comprend-on le cri du cœur de cette bonne Sœur de charité déclarantqu'il eût été préférable qu'aucun clergé n'ait jamais pénétré au milieu du misérable peuple indien.

On sait que dans beaucoup de villages de l'intérieur, le curé vit ouvertement avec femme et enfants. L'Indien accepte parfaitement cela; l'abandon d'ailleurs rare, le choque seul. Cela est si bien entré dans les habitudes, qu'en Bolivie, par exemple, les jeunes filles du meilleur monde posent naturellement au prêtre étranger qui leur est présenté,cette question : « Où est votre femme, Monsieur l'abbé?»

On m'a désigné à Oruro le curé de Santo Domingo : ce brave homme sortait le matin pouxdire la messe en un latin auquel il n'entendait goutte; cela fait, il rentrait chez lui rejoindre sa femme et ses filles; je dois ajouter qu'il

'

208

l'amérique

du

sud

passait pour bon époux et bon père de famille.

Cette question de discipline ecclésiastique a donné à la curie romaine beaucoup de fil à retordre, si bien que parfois celle-ci a songé à autoriser le mariage des prêtres sud-américains. A consulter les statistiques,onpeut voir que telle ou telle ville possède un séminaire; une semblable mention demande souvent un léger contrôle : je citerai seulement en exemple le séminaire de Chachapoyas, au Pérou, où les séminaristes vivent dans une liberté et selon des règles que leur aurait enviées l'abbaye deThélème.

Mais ceux-là seulement qui tiennent l'Eglise pour une œuvre d'institution divine, ont le droit de s'étonner de ces choses et de porter sur elles des jugements sévères. En tant qu'oeuvre humaine, elle est pleine de contradictions, mérite souvent l'indulgence, parfois l'admiration. Il ne faut pas oublier que si Valverde fut le moine intolérant et sanguinaire qui contribua à la mort du dernier fnca, le P. Las Cases fut, sous la même robe de Saint-Dominique, le seul qui ait osé sérieusement prendre en main la défense des Indiens. L'essai de collectivisme tenté par les Pères Jésuites dans les missions du Paraguay méritait mieux, semblet—il, qu'une destruction complète. Il ne reste

A TOUT ET A

plus aujourd'hui

de

THAVEUS

leur

mission

prospère

q u ' u n s o u v e n i r effacé. (1) Faut-il o u b l i e r q u ' à l ' h e u r e des luttes l'Indépendance, rangèrent

du

de côté

nombreux de

la

prêtres

liberté?

de se

Doit-on

passer sous s i l e n c e l ' œ u v r e p a r t o u t a d m i r a b l e de nos religieuses et n'est-ce pas u n e fierté p o u r n o u s , de songer q u e V i n c e n t de

Paul,

cet h o m m e de r é a l i s a t i o n , est sorti d u p e u p l e français?

Le clergé séculier des villes m a n i f e s t e u n e d i g n i t é p l u s g r a n d e q u e c e l u i des c a m p a g n e s , et s u r t o u t q u e le clergé r é g u l i e r . De t o u s côtés, des r é f o r m e s ecclésiastiques se p o u r s u i v e n t lentement;

de j e u n e s s é m i n a r i s t e s s o n t en-

voyés en E u r o p e p o u r y faire l e u r i n s t r u c t i o n ; les t i t u l a i r e s des sièges é p i s c o p a u x sont choisis avec p l u s de soin ; m a i s il a r r i v e s o u v e n t q u e l e u r é n e r g i e se brise c o n t r e d ' o p i n i â t r e s résistances. .

Si p e n d a n t l o n g t e m p s la t o u t e - p u i s s a n c e de n ' e u t p o i n t de c o n t r e p o i d s , il n ' e n est p l u s de m ê m e a u j o u r d ' h u i : le S y l l a b u s d e s

l ' E g l i s e

(1) En visitant les ruines qui, sur les confins de 1 Argentine du Paraguay et du Brésil, rappellent la trace du passâçe de" .limites, M. Daireaux dit avoir vu des indigènes se livrer h dps cérémonies étranges qui n'étaient qu'une vague, réminiscence du sacrifice de. la messe.

270

l'amkrique

nu

sud

son apparition fut considéré par certaines républiques sud-américaines comme une législation quasi-constitutionnelle ; il perd chaque jour de sa force. Le Brésil, l'Equateur, ont séparé l'Etat de l'Eglise ; le Chili y a songé.

Des protestants se sont installés partout et la diversité des doctrines a amené les bienfaits delà tolérance. La foi d'ailleurs est une foià l'espagnole, toute de surface et de cérémonies extérieures. La tradition a maintenu parmi les solennités l'usage de processions où la religion semble se tourner elle-même en ridicule, et beaucoup de personnes aujourd'hui tendent à se détourner de ces pratiques qui manquent de sincérité et de spontanéité.

Au Pérou, en Bolivie, au Chili et en Argentine, une grande partie de la jeunesse m'a semblé indifférente aux choses religieuses. Encore ne faudrait-il point faire cette erreur que j'ai entendu commettre à un voyageur français ; élevé dans les traditions culinaires de l'Eglise qui impose à ses fidèles l'abstention d'aliments gras le vendredi, il pensait que toute l'Amérique du Sud était anticléricale : il avait remarqué en effet que cette obligation n'y est pas observée. L'Amérique espagnole fait gras !e vendredi. Pourquoi?,l'ai interrogé plusieurs

A TORT ET A

TRAVERS

271

personnes qui,toutes, m'ont plus ou moins vaguement répondu qu'il s'agissait là d'un vieux privilège remontant pour le moins aux Croisades ! L'explication était légèrement surprenante; pourtant elle contenait dans les mots une part de vérité. En fait, voici ce qui s'est passé.

En dehors des impôts et des droits que le roi d'Espagne louchait dans leNouveau Monde en qualité de souverain, il percevait comme chef de l'Eglise et administrateur des revenus ecclésiastiques de nombreuses redevances; il jouissaitnotamment des bénéfices delà vente d'une bulle dite des Croisades; cette bulle publiée tous les deux ans, contenait une absolution générale et plusieurs privilèges, parmi lesquels la permission de faire gras pendant le carême et aux jours maigres. « Les moines employés à la distribution de cette bulle, dit Robertson dans son Histoire d'Amérique, exaltent sa vertu avec toulela ferveur de l'éloquence animée par l'intérêt ; le peu pie ignorant et crédule y croit aveuglément et tout habitant espagnol, créole ou métis, s'empresse d'acheter au prix fixé par le gouvernement une bulle qu'il croit essentielle à son salut. » J'ignore si aujourd'hui la dispense s'obtient toujours contre espèces sonnantes.

De bons

esprits, des gens qui, s'ils en

l'amérique

du

sud

avaient le loisir, écriraient l'Histoire à la manière de Bossuet, en empruntant, pour tenir leur plume, le doigt de Dieu, vous diront ceci : la persécution ou si vous préférez, les mesures législatives prises en France contre les religieux arrivent à ce but : diriger sur l'Amérique du Suddes prêtres, des religieuxplus éclairés qui, mieux qu'en France trouvent là-bas, dans un terrain mal défriché, l'emploi de leur activité. C'est ainsi que les voies de la Providence continueut à être incompréhensibles dans leur origine, mais étonnantes dans leurs résultats et que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Les Congrégations des Lazaristes et des Bédemptoristes fournissent un certain nombre de professeurs pour les séminaires, des prédicateurs pour les campagnes. Tous les prêtres français que j'ai rencontrés là-bas étaient des hommes charmants, actifs, aimant leur pays. On en trouve parfois perdus dans quelque coin de montagne, isolés, s'essayant à faire le bien, à détruire l'excès de superstition apporté par le prêtre espagnol, à répandre sur les malheureux les consolations de leur ministère. Le prêtre espagnol n aime' point la France, il la déteste pour le petit peu de libéralisme que nous avons mis dans le monde; lë prêtre français continue à l'aimer.

A TORT

ET A

TRAVERS

273

J'ai connu au Cerro de Pasco des curés .français : un compatriote qui n'avait avec eux aucune relation et ne mettait jamais les pieds à l'église, tint à me déclarer : « Ce sont de braves gens, ils arborent le drapeau tricolore au 14 juillet. »

%

PARIS.

R.

ROGER

KT F .

CHERNOVIZ.