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L'arbre comme moyen de subsistance
Sujet proposé par Alexandre d’Angelo Principale chercheuse et rédactrice : Salila Sihou
Comme il a été répété plusieurs fois précédemment, la fréquence et l’intensité des évènements météorologiques déjà visibles dans certaines parties du globe ne feront qu’accroître à l’avenir. Qu’il s’agisse de vagues de chaleur, de sécheresse, de tempêtes de poussière, de désertification, de fortes précipitations, de modification du régime des pluies, d’inondations et de l’élévation du niveau de la mer, ces phénomènes sont une menace majeure pour les moyens de subsistances liés à l’agriculture et l’élevage. Quelque soit le scénario qui suivra, il est certain d’après les experts du GIEC que la quantité de terres cultivables va diminuer car, au vu des nouvelles conditions climatiques extrêmes dans certaines régions, de grandes surfaces de sols fertiles vont se dégrader et les activités agricoles risquent d’être considérablement bouleversées (la qualité de vie du bétail, les conditions de travail des agriculteurs dans les champs, la disponibilité d’eau nécessaire pour l’irrigation, les pratiques d’abreuvement du bétail, la transformation des produits agricoles, les conditions de transport et de stockage, etc…). Tous ces facteurs conduisent inéluctablement à un endommagement des écosystèmes terrestres, mais également, à une baisse de la production alimentaire. De fait, le rendement des principales cultures mondiales — maïs, soja, riz et blé — a déjà été impacté, avec une perte de 9-10% de la production totale de céréales entre 1981 et 2010[1]. Cette situation aggravante augmente à la fois la précarité des agriculteurs et celle des consommateurs, notamment pour les populations vulnérables dans le monde qui sont exposées aux risques de malnutrition et aux pénuries d’eau. L’agriculture contemporaine est ainsi affectée par des conséquences graves directes et indirectes, menaçant la sécurité alimentaire au niveau mondial.
Le secteur agricole : à la fois victime et responsable du réchauffement climatique
Afin de sécuriser la production agricole durable sur le long terme, la plupart des scientifiques préconisent, en plus d’anticiper dès maintenant les conséquences attendues par des actions d’adaptation, de se concentrer plus amplement sur des mesures de préservation de la biodiversité et de réduction de gaz à effet de serre venant du secteur. En effet, il est aujourd’hui clair que les systèmes agricoles contemporains sont à la fois victimes et responsables du dérèglement climatique. Alors que les combustibles fossiles pour l’énergie et les transports sont souvent brandis comme ennemi prioritaires dans le cadre de mesures pour limiter les gaz à effet de serre dans l’atmosphère, les activités mondiales liées à la gestion des terres, incluant activités agricoles et forestières (AFOLU : Agriculture, Forestry and Other Land Use), génèrent près d’un quart des rejets anthropiques mondiaux, soit 12 GtCO2-eq/ an[2]. Parmi ce pourcentage, le dioxyde de carbone compte pour 5,2 GtCO 2-eq/an, le méthane pour 4 GtCO2-eq/an et le protoxyde d’azote pour 2,2 GtCO2-eq/an.
Les émissions totales comptabilisées dans l’AFOLU sont partagées environ de moitié par celles qui viennent des forêts et des autres usages des terres (FOLU), et par celles qui viennent de l’agriculture (A). On distingue, pour cette dernière catégorie, différents types d’activités émettrices, dont les trois premières sont : la fermentation entérique (38%) – c’est-à-dire, les rejets de méthanes dûs à la digestion des aliments par les ruminants tels que les vaches et les moutons –, le fumier sur les pâturages (16%) et l’usage de produits chimiques issus de combustibles fossiles (13%) – en particulier les engrais synthétiques[3] La quantité d’émissions de gaz à effet de serre venant du secteur agricole sont, en réalité, largement déterminées par les pratiques et les types de gestion des terres. Leur efficacité et leur potentiel sont examinés par le GIEC selon 5 enjeux mondiaux :
• Limitation (GtCO2-eq/an) ;
• Adaptation (millions de personnes) ;
• Désertification (millions de km2) ;
• Dégradation des terres (millions de km2) ;
• Sécurité alimentaire (millions de personnes).
À l’échelle planétaire, ces enjeux varient significativement entre les régions, laissant apparaître des disparités entre l’origine des émissions agricoles et la façon dont le secteur régional va être affecté par celles-ci. Lorsque l’on compare par exemple les États-Unis et le Sud du Soudan, on réalise d’une part, que, même si les dégâts du réchauffement global affecte l’agriculture des deux pays, le secteur agricole du premier a émis environ 8 fois plus de milliards de tonnes de CO2-eq que le second la même année ; et d’autre part, que l’origine de leurs rejets est largement différente et engage des problématiques distinctes : aux États-Unis c’est la fermentation entérique des animaux d’élevage qui se place en première position[4], tandis qu’au Sud du Soudan, ce sont les feux de savane qui émettent le plus. Or, ces derniers sont souvent des “feux de gestion”, c’est-à-dire, une activité clé et ancestrale de la gestion traditionnelle des savanes en Afrique, qui a été prouvée importante pour la biodiversité de ces régions et pour la survie des animaux qu’elles abritent (elle permet de stimuler la croissance d’herbe nutritive pour les nourrir, de contrôler les tiques parasites et de gérer la croissance de broussailles épineuses). Pour les scientifiques, il est clair que cette pratique n’a pas la même gravité écologique, ni les mêmes enjeux, que les feux de forêts qui sévissent en Amérique du Sud ou que l’élevage intensif opéré dans certains pays, comme les États-Unis[5].
Au sein du continent européen, les impacts du réchauffement global sur les récoltes vont aussi se démarquer régionalement. En se basant uniquement sur les États membres de l’UE, les terres agricoles représentent environ 40% du total des terres européennes. Parmi elles, celles qui se situent dans les régions nordiques pourraient, en vérité, connaître des conditions de culture plus propices et des saisons de croissance plus longues — contrairement aux prévisions nettement moins optimistes concernant les régions du Sud de l’Europe. Malgré tout, l’Europe resterait dans son ensemble sujette à une augmentation d’évènements climatiques extrêmes, qui, combinés à des répercussions socio-économiques, risquent effectivement d’avoir un impact négatif sur l’agriculture générale de l’UE : des effets sur les prix, sur la quantité et la qualité des produits, sur la configuration des échanges commerciaux, mais aussi, une baisse considérable du revenu agricole (-16% en prévision d’ici 2050)[6].
De nos jours, l’agriculture européenne fournit près de 44 millions d’emplois au total ; dont la moitié sont affiliés au secteur par les industries et les services alimentaires. Si, de tous les secteurs économiques de l’UE, il s’agit de celui qui est le plus dépendant du climat, et donc, celui qui est le plus vulnérable aux changements à venir, il incarne aussi incontestablement un levier décisif dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique. De fait, il est actuellement responsable d’environ 10% de toutes les émissions de gaz à effet de serre dans l’UE — dont la plus grande part revient à la fermentation entérique. Un progrès de réduction a été noté entre 1990 et 2016, avec une baisse de près de 20% des rejets, ce qui a permis d’atteindre l’objectif de 2020 fixé par la politique européenne en vigueur[7].
Plus récemment, dans le cadre du European Green Deal, des objectifs et mesures plus poussés ont été définis à travers la stratégie nommée “De la ferme à la table” afin de faire évoluer le système alimentaire de l’UE vers un modèle plus sain, plus durable et plus respectueux de l’environnement. Dans ce contexte, l’objectif particulièrement parlant est celui qui concerne la réduction de 50% de l’utilisation de pesticides d’ici 2030[8]. En effet, les conséquences néfastes des pesticides sur la santé humaine et sur l’environnement naturel sont aujourd’hui reconnus comme une problématique mondiale majeure de l’agriculture contemporaine. La Commission européenne définit un pesticide ainsi : « un produit qui prévient, détruit, ou contrôle un organisme nuisible ou une maladie, ou qui protège les végétaux ou les produits végétaux durant la production, le stockage et le transport »[9]. Le terme pesticide comprend alors les différents types de produits chimiques tels que les fongicides, les herbicides, les insecticides, mais également, les répulsifs, les régulateurs de croissance et autres. On estime que leur consommation au sein des États membres en 2019 s’élevait en moyenne à 3,13 kg par hectare de terres cultivées — un taux qui a relativement peu bougé depuis 30 ans[10]. Caractérisée par un mode de production excluant l’emploi de substances de synthèse, l’agriculture biologique joue alors un rôle essentiel dans cette stratégie européenne ; des plans d’action en faveur de son accroissement ont justement été lancés, afin que son utilisation se fasse, d’ici 2030, sur au moins 25% des terres agricoles de l’UE.
Selon la Commission, la technologie a un rôle important à jouer dans le développement de modes de production agricoles plus durables. Pour autant, cette position n’est pas unanime ; de façon plus large, la place des outils technologique dans la transition écologique fait régulièrement débat au sein de la communauté scientifique. D’un côté, comme l’a montré la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19, la chaîne alimentaire en Europe est susceptible de faire face à des problèmes majeurs en termes d’approvisionnement. C’est pourquoi, les flux d’information et de data pourraient aider à détecter tôt différents problèmes (capteurs optiques pour la santé des plantes, les pièges à insectes connectés pour détecter les nuisibles, ou encore les capteurs de mouvements des animaux pour suivre leur santé)[11]. Les technologies numériques se placeraient donc, pour certains chercheurs, comme des moyens possibles pour renforcer la résilience du secteur face aux risques et crises potentiels, en anticipant les événements futurs, qu’ils soient d’ordres météorologiques, sanitaires ou géopolitiques. De l’autre côté, comme l’ont montré ces dernières décennies de modernisation de l’agriculture à travers le monde, ces outils ont été déployés en tant qu’avantages pour les exploitants, afin d’engendrer leur gain économique et leur confort et d’intensifier la productivité agricole, au détriment de dommages sur l’environnement naturel et sur la santé humaine – autant celle des agriculteurs que des consommateurs.
La physicienne et écologiste indienne Vandana Shiva a justement consacré des études et des ouvrages sur cette problématique, notamment en revenant sur les enjeux socio-économiques et politiques qui sous-tendent le remplacement imposé de l’agriculture paysanne – qui s’effectue par des pratiques traditionnelles et des rythmes respectueux de l’environnement et des êtres vivants – par une agriculture dite moderne – qui se caractérise par la productivité, l’intensité, le brevetage des semences, les modifications génétiques et l’usage de produits chimiques nocifs[12]. Ce débat, bien que houleux, reste essentiel pour atteindre l’équilibre optimal qui garantirait une disponibilité d’aliments sains et abordables pour les consommateurs actuels et pour les générations futures.
L'agroforesterie comme solution possible au conflit entre terre agricole ou terre forestière
Dans une communication de la Commissions européenne intitulée « Des cycles du carbone durables », la Commission admet que la réduction de l’empreinte environnementale des systèmes alimentaires pourrait également s’opérer par le développement d’une “agriculture bas carbone”[13], c’est-à-dire, un ensemble de méthodes agricoles qui « contribuent à capter le carbone récent dans l’atmosphère et à le fixer dans les sols ou la biomasse de manière durable ». Une liste, non exhaustive, des démarches à adopter est dressée :
• l'implantation de haies ou d'arbres ;
• la culture de légumineuses ;
• l'utilisation de cultures dérobées et de cultures de couverture ;
• l'agriculture de conservation et le maintien des tourbières ;
• le boisement ou le reboisement.
De nombreux experts rejoignent les bénéfices de ces initiatives, soulignant notamment le rôle clé que peut jouer la sylviculture en s’alliant à l’agriculture. Les systèmes d’agro-foresterie régénératrice sont justement reconnus par le GIEC en tant que pratiques ayant un grand impact positif sur les 5 enjeux mondiaux définis précédemment : en associant intelligemment arbres et cultures, ce mode de production agricole se placerait comme solution peu chère pour l’adaptation au changement climatique, la lutte contre la dégradation des sols et la désertification, et l’amélioration de la sécurité alimentaire. Préconisée également par la FAO et certains gouvernements nationaux, l’agroforesterie figure parmi les Contributions déterminées au niveau national (CDN) dans le cadre de l’Accord de Paris et plus d’un tiers des pays développés l’ont considéré comme solution pour atteindre l’objectif de limitation de 1.5°C[14]. En effet, les systèmes d’agroforesterie régénératrice généreraient une séquestration carbone nettement supérieure à celle de l’agriculture conventionnelle, essentiellement par le biais de deux activités : une gestion activement axée sur la croissance de grandes quantités de biomasse et le retour au sol de la plus grande partie possible de la biomasse morte. De plus, étant donné que, quand le sol reste intact, une quantité stable de carbone peut rester pour des centaines voire des milliers d’années, cette pratique permettrait, en évitant le labourage du sol, de prévenir ces pertes ; il s’agit ainsi de faire en sorte que le sol ne passe pas de puits de carbone à source de carbone[15].
Une étude de l’Agroforestery Network comparant le potentiel d’absorption carbone des terres selon leur type d’usage met en évidence les disparités calculées entre trois catégories principales : les cultures, les pâturages et les prairies auraient un potentiel relativement bas tandis que les systèmes d’agroforesterie auraient un potentiel moyen et que les forêts — et surtout les forêts primaires — auraient un haut potentiel[16]. Bien que cette étude soit encourageante, certains scientifiques mettent en garde sur le fait que calculer de façon précise le potentiel de stockage carbone des systèmes agroforestiers engage des paramètres particulièrement complexes. Telle que l’étude de la NASA sur le potentiel d’une plantation d’arbres à l’échelle globale le soulevait dans le chapitre antérieur[17], ces calculs dépendent des données collectées concernant les types d’arbres, de sols, de climats et de gestion des ressources naturelles – qui, dans le cas de l’agroforesterie, incluent également l’intégration d’animaux et de machines dans le système. Malgré cette complexité d’évaluation, des analyses et méta-analyses (méthode compilant une série d’études indépendantes sur un problème donné pour en ressortir un résultat statistique) sont parvenues à estimer, depuis une centaine d’études, que 1 hectare d’un système agroforestier jeune absorberait 27 tonnes de CO2-eq/an de l’atmosphère – ce qui compenserait les rejets de gaz à effet de serre d’environ 5 personnes dans le monde. Traduite à l’échelle planétaire, cela reviendrait à estimer que l’agroforesterie pourrait potentiellement atténuer 3,4 milliards de tonnes de CO2-eq/an[18].
En partant du fait que c’est un système qui pourrait s’appliquer sur 35% des terres appropriées au niveau planétaire (terres non glacées), et donc principalement sur les pâturages et les terres arables, les chercheurs de l’ONU rejoignent cette évaluation en posant une fourchette plus large : son potentiel de limitation se situerait entre 0,11 milliards et 5,68 milliards de tonnes de CO2-eq/an. L’autre point que cette analyse soulève cependant est la complexité de calculer précisément la disponibilité des terres aptes à être convertie avec succès aux systèmes agroforestiers. Actuellement, ces calculs sont basés sur l’estimation de 126 millions d’hectares de terres agricoles improductives à travers le monde. Or, certaines études soutiennent que cette quantité de terres, qui peut potentiellement être régénérée, serait plus large ; d’autres encore, comme celle du World Resources Institute (WRI), estiment qu’une “restauration mosaïque” serait plus appropriée pour certaines terres – 1,5 milliards d’hectares selon leur étude[19]. Malgré tout, dans l’ensemble, les solution liées aux pratiques agricoles régénératrices, dont diverses formes d’agroforesterie, incarnent un espoir puissant en matière de changement climatique et s’avèreraient d’ailleurs, pour beaucoup de scientifiques, plus efficaces que d’autres options communément promues.
Production et consommation de masse : un modèle agroalimentaire non durable sur le long terme
D’après le GIEC, 26% des émissions anthropiques totales de gaz à effet de serre seraient causées par le système alimentaire mondial — comprenant l’agriculture, l’utilisation des terres, le stockage, le transport, le conditionnement, la transformation, la vente et la consommation. Les experts du climat alertent alors sur les risques encourus si cette courbe n’est pas contrée efficacement : si des changements drastiques ne sont pas opérés dans l’usage mondial des terres, dans l’agriculture et dans les régimes alimentaires humain, ces rejets devraient encore augmenter de 30 à 40% d’ici 2050, notamment au vu de la hausse de la demande alimentaire actuelle liée à l’accroissement démographique et économique de certains pays et à l’évolution des régimes alimentaires[20].
En effet, bien que les mesures régénératrices évoquées précédemment permettant de maximiser la séquestration carbone au sein des activités agricoles soient primordiales, de nombreuses études mettent aussi en évidence le potentiel climatique, souvent sous-estimé, d’une transition des modes de consommation — en particulier pour les régimes alimentaires basés sur la consommation animale. En plus d’être responsable de la grande majorité de la déforestation (80%), le modèle alimentaire contemporain compte pour 70% de l’usage d’eau au niveau planétaire[21]. Or, une grande partie de cette dépense n’est pas causée par la consommation directe des aliments cultivés destinés aux consommateurs mais par celle des animaux dans le cadre d’élevages[22].
Dirigée par l’essor économique d’après-guerre, l’urbanisation et les changements démographiques (baby-boom), la demande de produits d’origine animale s’est effectivement accrue ces soixante dernières années. Les débuts de l’industrie agro-alimentaire dans les années 1950-60 ont ouvert la voie à une production et une consommation de masse, consolidant des systèmes industriels intensifs d’agriculture et d’élevage. De par cette offre alimentaire grandissante et une population mondiale presque double, la consommation de produits animaux par personne a augmenté d’environ 50% entre 1977 et 2017 ; engendrant, d’après les chiffre de la FAO, un tournant majeur dans la production alimentaire mondiale de viande (de 122 à 330 millions de tonnes) et de lait (de 317 à 811 millions de tonnes). Combinée à une extension des terres cultivables pour nourrir le bétail et les humains, cette “révolution de l’élevage” a indéniablement exacerbé l’empreinte humaine sur les terres et les ressources naturelles. On estime alors qu’il y aurait actuellement 20 milliards d’animaux qui utilisent environ un tiers de la surface terrestre émergée (pour les pâturages), un tiers de la superficie totale de terres cultivées (pour les nourrir) et un tiers des ressources mondiales en eau douce [23].
En termes d’impact climatique, ces changements ont significativement augmenté le taux de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, situant aujourd’hui la part du secteur de l’élevage autour de 7,1 GtCO2-eq/an – soit 14,5% des émissions anthropiques totales de gaz à effet de serre.
• Les cinq régions qui se placent en première position dans ce pourcentage sont, dans l’ordre :
• LAC (l’Amérique latine et les Caraïbes), avec environ 1300 millions de tonnes de CO2-eq/an ;
• l’Asie de l’Est et du Sud Est, avec plus de 1000 millions de tonnes de CO 2-eq/an ;
• l’Amérique du Nord, avec presque 700 millions de tonnes de CO 2-eq/an ;
• l’Asie du Sud, avec presque 700 millions de tonnes de CO 2-eq/an ;
• l’Europe de l’Ouest, avec plus de 600 millions de tonnes de CO2-eq/an, celle de l’Amérique.
Même si les taux d’émissions varient selon les régions du monde, ils ne sont toutefois pas entièrement corrélés aux volumes de production et de consommation animale. De fait, des centaines de milliers de tonnes de protéines végétales obtenues dans les régions du LAC, et en particulier du soja venant du Brésil et de l’Argentine, sert à nourrir le bétail des pays européens dans lequel la viande sera produite — plus de 90% du soja servant à l’alimentation du bétail dans l’UE est importé[24]. La culture de soja est effectivement souvent la plus pointée du doigt car elle s’est étendue remarquablement à travers le monde depuis une vingtaine d’années ; recouvrant dorénavant 1 million de kilomètres carrés — soit la superficie de la France, de l’Allemagne, de la Belgique et des Pays-Bas accumulées. Destinée en grande majorité à être pressée pour produire du tourteau de soja, la culture du soja est celle qui, parmi les espèces couramment utilisées pour nourri le bétail, génère le plus de protéines par hectares, ce qui la rend particulièrement bénéfique en termes de rendement. S’étant déjà accrue de 123% sur le continent sud américain entre 1994 et 2004 – de 123% –, la culture du soja continuera, selon les prévisions de WWF, à augmenter à l’avenir – doublée d’ici 2050 –, notamment car la demande des principaux importateurs (l’UE et la Chine) reste encore importante[25]. Ainsi, les rejets de gaz à effet de serre venant des élevages calculés par régions sont en réalité fortement déterminés par les flux d’importation et d’exportation qui régissent le marché. Dans ce contexte, les organisations environnementales déplorent la dépendance des élevages européens aux protéines végétales issues du continent sud-américain, car les monocultures depuis lesquelles elles sont issues ont le plus souvent été créées par une déforestation à grande échelle.
Dans l’ensemble, en termes de pratiques, les quatre sources principales de rejets de gaz à efet de serre qui sont mises en cause au niveau mondial dans le secteur spécifique de l’élevage sont les suivantes[26] :
• la fermentation entérique, qui émet 2,8 GtCO2-eq/an ;
• la production, la transformation et le transport de nourriture pour les animaux, qui émet 3,2 GtCO2-eq/an ;
• la gestion des fumiers, qui émet 0,7 GtCO2-eq/an ;
• la conversion de l’usage des terres (en particulier la déforestation), qui émet 0,6 GtCO2-eq/an.
Parmi toutes ces émissions, la consommation de combustibles fossiles représente aussi une part importante, soit 1,4 GtCO2-eq/an – un chiffre notamment lié à la chaîne alimentaire (de la production à la distribution) qui peut s’opérer sur de longues distances géographiques pour fournir de la nourriture au bétail. L’autre point sur lequel peuvent varier ces pourcentages est celui qui concerne le type d’animal élevé car 64% des émissions du secteur viennent de la production de boeuf et de lait de vache, contre 9% pour celle du cochon et 8% pour celle de la volaille ; par rapport à ces deux dernières viandes, la production de viande et de lait issus de ruminants rejette, via la fermentation entérique, des quantités de méthanes plus grandes par unité de protéines[27].
Plus largement, il existe une grande diversité de sous-systèmes d’élevages dont certains ont été démontrés moins polluants que d’autres. Par exemple, des systèmes qui ne sont pas ancrés sur un territoire naturel, et donc basés sur l’alimentation industrielle, génèrent généralement plus d’émissions que des systèmes herbagers — c’est-à-dire ceux qui reposent sur des pâturages naturels et des prairies cultivées — ou des systèmes intégrant à la fois culture et élevage. Les multiples fonctions que peut porter l’élevage, de par ses différents sous-systèmes, ne sont finalement pas à négliger dans les enjeux contemporains, particulièrement lorsque l’on sait que plusieurs régions vont être confrontées à un stress hydrique élevé et ainsi à la réduction de leurs terres cultivables. En ce sens, une transition dans le secteur de l’élevage se doit d’être planifiée et opérée de façon prudente afin de ne pas risquer de pénurie alimentaire et de perte de biodiversité. Tel qu’évoqué dans le chapitre précédent (L’arbre comme matériau) avec le cas du Sahel[28], des sécheresses intenses et une avancée proéminente du désert menacent déjà la sécurité alimentaire de certaines communautés ; augmentant la pauvreté et conduisant à la migration forcée. Au total, ce serait un quart de la superficie terrestre (sans compter les terres glacées) qui subit actuellement une dégradation des sols due à au dérèglement climatique planétaire — quand bien même l’empreinte environnementale de ces régions a été mineure dans le bilan mondial[29].
L’élevage étant adapté à plusieurs régions où les ressources sont limitées ou dans des environnements hostiles, il s’avère être un enjeu socio-économique vital pour une large diversité de communautés et de groupes sociaux à travers le monde ; fournissant de la nourriture, de l’énergie pour le transport et le labourage, mais aussi du fumier pour la fertilisation naturelle, la multifonctionnalité de l’élevage offre des opportunités considérables pour le développement des territoires ruraux. De nos jours, on estime que, pour 1,3 milliards de producteurs et commerçants, ce secteur incarne un moyen de subsistance et des bénéfices économiques directs. Il contribue d’ailleurs, en tant qu’activité économique, à 50% du PIB du secteur agricole au niveau mondial[30].
Au-delà de cet aspect économique, les animaux et les produits qui en sont issus ont une haute valeur culturelle et significative dans plusieurs régions, notamment par le biais de religions et de croyances. Il est donc primordial de considérer, dans le cadre d’une transition du secteur agricole mondial, les rôles variés que jouent l’élevage au niveau global dans la lutte contre le réchauffement climatique, et, à plus petite échelle, dans les écosystèmes locaux et les communautés ; le défi étant de passer à des systèmes d’élevage moins émetteurs tout en répondant durablement à la demande alimentaire grandissante.
Au final, ce ne sont pas l’élevage et l’agriculture en soi qui sont polluants, mais les procédés industriels et les objectifs productivistes qui ont été introduits massivement dans le secteur depuis quelques décennies. De fait, les pratiques liées au pastoralisme, encore visibles dans certaines régions, sont des exemples d’activités agricoles respectueuses de l’environnement naturel, mais également, compatibles avec une consommation d’aliments d’origines animales raisonnée. Elles sont justement prônées par certaines études qui suggèrent l’agro-sylvo-pastoralisme en tant que voie durable possible à développer[31].
Les arbres et les plantes en tant que véritables ressources nutritives
D’après les experts de l’ONU, si des changements alimentaires étaient opérés dès maintenant au niveau mondial, plusieurs millions de km 2 de terres agricoles pourraient être libérées et près de 8 milliards de tonnes d’émissions mondiales de dioxyde de carbone pourraient être réduites pour 2050. C’est pourquoi, d’après eux, les régimes alimentaire privilégiant les aliments de ressources végétale seraient une opportunité majeure pour la limitation et l’adaptation au dérèglement climatique : « Nous ne voulons pas dire aux gens ce qu'ils doivent manger […] Mais il serait effectivement bénéfique, tant pour le climat que pour la santé humaine, que les habitants de nombreux pays riches consomment moins de viande, et que la politique crée des incitations appropriées à cet effet. »[32] suggère Hans-Otto Pörtner, un écologiste co-présidant le groupe de travail du GIEC sur les impacts, l'adaptation et la vulnérabilité.
De fait, à l’échelle européenne, c’est la période dite des Trente Glorieuses qui a incontestablement façonné les modes de consommation actuels. Si l’on peut considérer que la consommation quotidienne de viande est relativement récente, celle-ci est souvent la première visée par les changements alimentaires attendus car les impacts de sa réduction sont considérables : en termes de limitation de gaz à effet de serre, le potentiel d’une alimentation mondiale limitant la viande et les produits laitiers s’élèverait à 5 GtCO 2-eq/an ; presque 6 GtCO2-eq/an en consommant une fois par mois de la viande ou du poisson ; et jusqu’à 8 GtCO2-eq/an si aucune source animale n’est consommée[33].
Dans leur rapport spécial sur le changement climatique et l’usage des terres, les chercheurs du GIEC affirment justement que les régimes privilégiant les aliments de ressources végétales présentent « des possibilités majeures d'adaptation et d'atténuation tout en générant des co-bénéfices importants en termes de santé humaine »[34]. En effet, beaucoup d’études démontrent que le modèle alimentaire européen actuel a un impact néfaste sur la santé humaine. De fait, la viande, le lait et les œufs peuvent effectivement contribuer à des régimes alimentaires équilibrés, surtout dans des pays exposés à la malnutrition, mais c’est leur consommation excessive qui peut générer des troubles nutritionnels. Dans un sens, en rendant abordables et disponibles d’importants volumes d’aliments après la Seconde Guerre mondiale, l’essor de l’agro-industrie a aussi implanté des régimes alimentaires communs basés non plus sur la qualité mais sur la quantité.
Les chiffres concernant le gaspillage alimentaire dans le monde sont aussi témoins de ce mode de consommation : aujourd’hui, ces pertes représentent entre 30 et 40% de la production de nourriture dans l’ensemble des pays développés[35]. Au sein des pays membres de l’UE, on compte annuellement environ 87,6 millions de tonnes de denrées alimentaires perdues ou gaspillées, soit environ 173 kg par personnes — dont une grande partie se fait par les consommateurs dans les ménages. Pour y faire face, plusieurs mesures ont été lancées par la Commission dans le nouveau plan d'action en faveur de l'économie circulaire, dans la stratégie “De la ferme à la table” et dans la stratégie en faveur de la biodiversité ; l’objectif étant de réduire de moitié, d’ici 2030, le volume de déchets alimentaires par habitant au niveau de la distribution comme de la consommation[36].
Outre les régimes carnés, le tournant agro-industriel a normalisé, et continue à normaliser dans beaucoup de pays — notamment lorsque ceux-ci se développement économiquement —, la consommation régulière de produits transformés, composés souvent d’additifs, de conservateurs, et d’autres éléments reconnus nocifs pour la santé aujourd’hui. Certaines études suggèrent aussi qu’une perte nutritive serait notable entre les fruits et légumes cultivés au siècle précédent et ceux d’aujourd’hui ; une conséquence en partie liée aux méthodes de l’agriculture intensive[37].
Plus récemment, dans le monde occidental, un “retour” vers des aliments frais, biologiques, mais aussi partiellement ou entièrement basés sur des ressources végétales, est visible parmi les achats des consommateurs. Les mouvements végétariens et vegan ont d’ailleurs pris de l’ampleur à travers les pays développés ; se traduisant par une baisse de consommation carnée marquée dans les pays de l’Europe de l’Ouest ces dernières années[38]. Bien qu’une partie de ces régimes alimentaires reposent encore souvent sur des aliments industriels – comme par exemple les protéines végétales transformées –, l’idée d’ensemble de tels mouvements reste d’implanter une façon de se nourrir plus saine, plus respectueuse des animaux et moins polluante. On peut toutefois remarquer que ce type de régimes, en particulier courant dans les grandes villes, a tendance à se tourner vers des aliments et recettes issus de cultures non occidentales. Cela s’explique effectivement par le fait que la plupart des régimes alimentaires occidentaux sont, dans l’ensemble, largement plus dépendants des ressources animales. Même si certains produits industriels ont été introduits par la colonisation européenne et intégrés dans les plats et recettes locales, les cuisines traditionnelles venant des régions du Sud global, de l’Asie et également de l’Europe du Sud, seraient, d’après de nombreuses études, plus nutritives et plus équilibrées car leurs produits de base sont issues de sources végétales diversifiées ; telles que de grandes quantités de fruits, de légumes, de céréales complètes, de légumineuses, de noix et de graines — un combo qui, d’après l’OMS, serait la base d’un régime alimentaire idéal pour la santé humaine[39].
Les arbres et les plantes ont justement un rôle déterminant à jouer dans ce cadre étant donné que certains fruits et légumes, et surtout ceux issus d’espèces tropicales, sont des sources particulièrement riches de nutriments. Par exemple, le fruit du jacquier, surnommé initialement “fruit du pauvre”, est de plus en plus consommé dans les recettes végétariennes/végétaliennes/ vegan en tant que substitut à la viande car, en plus d’être riche en sucres lents et en fibres, il comporte de nombreuses protéines végétales — et sa texture rappelle aussi celle du poulet ou du porc. En tant qu’espèces tropicales d’arbre de la même famille, le jacquier, l’arbre à pain, le durio, et d’autres encore, sont cultivées dans la plupart des régions tropicales du globe — Océanie, Asie, Océan Indien, Antilles… Paradoxalement, les dernières prévisions annoncent que la consommation de viande dans les pays émergents — qui sont, pour beaucoup, ceux au sein desquels poussent ce type d’aliments — grandit remarquablement et ne va cesser de grandir dans les prochaines années. En effet, une partie de ces populations voyant leur revenus augmenter, la viande, qui initialement n’était accessible uniquement aux classes sociales aisées, intègre peu à peu les régimes alimentaires communs. Dans le monde occidental, ce phénomène s’est déjà produit il y a une cinquantaine d'années, avant de finalement laisser apparaître une stabilisation. Ainsi, ce sont, de nos jours, les pays développés qui misent de plus en plus sur ces espèces tropicales pour transitionner vers un régime alimentaire plus sain. Par exemple, les bananes — par leur goût et leurs nutriments — ont déjà fait leur place depuis le siècle dernier dans l’alimentation commune, l’avocat connaît un essor majeur depuis la décennie dernière comme aliment “healthy” par excellence — même si sa culture de masse implique une consommation d’eau importante (environ 1000 litres d’eau par kg d’avocat produit) —, le jacquier se fait de plus en plus courant en tant qu’alternative optimale à la viande, etc. Les plantes et épices, déjà employées à travers des traditions ancestrales dans ces régions pour leur vertus nutritives et médicinales, sont aussi de plus en plus prisées par les populations occidentales citadines, comme le moringa, le curcuma, la spiruline, les baies de goji ou encore le ginseng, et sont ainsi érigées en tant que “superaliments”.
L’intégration de tels produits dans les régimes végétariens occidentaux implique, pour autant, des questions de flux commerciaux et de transport longues distances non négligeables, qui peuvent parfois venir compromettre leur visée écologique initiale — notamment à cause des différences de normes agricoles, sanitaires et environnementales d’un pays à un autre. À l’inverse, l’achat d’aliments frais en circuit-court est fortement préconisé dans le cadre d’une consommation durable, que ce soit en termes de bilan carbone, ou sur le plan économique, pour favoriser et développer le marché agricole local ou régional. En ce sens, on peut voir apparaître aujourd’hui un rapport conflictuel entre un régime alimentaire possiblement carné mais reposant sur des produits locaux et un régime végétarien/végétalien/vegan reposant sur des produits globalement sains mais issus de l’importation. En réalité, ces deux démarches ne sont pas nécessairement incompatibles et peuvent être ajustées ; il s’agit, dès lors, de les intégrer dans les enjeux alimentaires européens de façon pertinente, c’est-à-dire en prenant en compte les spécificités locales et régionales qu’elles engagent. L’autre point que ce rapport soulève est celui de l’accessibilité financière de ce type de produits. Actuellement, la consommation de 5 fruits et légumes par jour, recommandée par l’OMS depuis 2003 et faisant l’objet de campagnes récurrentes, n’est pourtant pas à la portée de tous les ménages. Parmi les pays membres de l’UE, seule 12% de la population respecterait ces portions ; et 33% n’en consommerait pas du tout[40]. Au-delà de l’attraction des consommateurs — notamment dirigée par les grandes chaînes commerciales et les campagnes publicitaires — vers des produits autres que des fruits et légumes, les problématiques financières concernant l’accessibilité à des aliments sains se posent — incarnée en particulier par le clivage entre produits biologiques et produits non-biologiques. Cet enjeu figure justement au sein de la stratégie européenne “De la ferme à la table” parmi les objectifs premiers pour les consommateurs : en plus d’assurer la sécurité alimentaire, la santé publique et la qualité nutritionnelle, les mesures édictées par l’UE visent à « maintenir les denrées alimentaires à des prix abordables, tout en générant des rendements économiques plus équitables dans la chaîne d’approvisionnement, de sorte que, finalement, les aliments les plus durables deviennent aussi les plus abordables, en favorisant la compétitivité du secteur de l’approvisionnement de l’Union, en promouvant le commerce équitable, en créant des opportunités nouvelles pour les entreprises et en assurant l’intégrité du marché unique et la santé et la sécurité au travail »[41]. Il y aurait donc effectivement, autant au niveau européen que mondial, un équilibre à trouver entre ces enjeux cités et les ambitions d’atténuation du réchauffement climatique. Dans tous les cas, les scientifiques sont catégoriques sur le sujet : l’objectif de limitation de 1,5°C de l’Accord de Paris ne sera pas atteint sans des changements radicaux internes et externes en termes de durabilité et d’écologie dans le secteur secteur agro-alimentaire.
Preservation de l'environnement et subsistance humaine : des enjeux co-dépendants
Au final, les espèces végétales constituent depuis des millénaires des sources de subsistance naturelles pour les populations humaines à travers le monde. Or, guidé par un rapport d’offre et de demande grandissant, le mode de production agro-industriel qui s’est déployé mondialement, dans un premier temps dans les pays occidentaux développés puis par la suite dans les pays émergents, a été intensifié par la généralisation de l’utilisation de pesticides, de modifications génétiques, d’engrais synthétiques, et d’autres procédés chimiques, dont on reconnaît aujourd’hui les répercussions nocives directes et indirectes sur l’environnement et les êtres vivants – incluant les humains. Les engrais synthétiques vont d’ailleurs, d’après les prévisions des scientifiques, progressivement devenir, dans le secteur agricole mondial, une source plus grande d’émissions de gaz à effet de serre que celles du fumier sur les pâturages[42]. Ces dernières années, de multiples études et associations ont mis en lumière le fait qu’avec l’introduction de pesticides, les sols deviennent à la fois appauvris organiquement et contaminés pour un temps relativement long et sur des distances relativement grandes. L’utilisation du chlordécone sur les terres antillaises est un cas particulièrement représentatif de ce phénomène[43]. Utilisé contre le charançon du bananier en tant qu’insecticide, cette molécule organochlorée est reconnue désormais comme perturbateur endocrinien et cancérigène pour les êtres humains. Elle s’intègre particulièrement dans les sols mais a une faible migration dans les tiges des plantes, donc la banane en elle-même n’est pas contaminée. En revanche, on retrouve cette molécule dans les sols, les aquifères, les mangroves, les eaux côtières, mais également dans les denrées agricoles, animales, et les produits de pêche. C’est donc à la fois la population antillaise et une grande partie de leurs moyens locaux de production agro-alimentaire, dont notamment les terres cultivables, qui sont affectées par cette contamination — pour probablement plusieurs siècles selon les scientifiques.
Ces conséquences laissent apparaître un lien sous-jacent : dégrader l’environnement c’est inéluctablement menacer la santé humaine et, plus largement, les sources naturelles de subsistance encore possibles. Les préceptes défendus par le mouvement Chipko, qui est né en Inde dans les années 1970 en tant que lutte pour la préservation des forêts et des arbres des régions himalayennes, ont justement mis cette relation en évidence à l’échelle internationale — notamment lorsque le Prix Nobel alternatif (Right Livelihood Award) leur a été remis en 1987[44]. Porté essentiellement par des femmes villageoises, ce mouvement s’est manifesté comme une résistance face aux déboisements ordonnés sur leurs terres par des entreprises industrielles à cette époque. Leur première action s’est déroulée en 1973 dans les villages isolés de l’Etat d’Uttar Pradesh, lorsque les habitants du village de Mandal ont pénétré dans les forêts pour sauver 300 frênes qui allaient être abattus[45]. Cet événement a marqué la naissance du mouvement Chipko et a été un véritable tournant dans la région de l’Himalaya Garhwal, qui est justement reconnue pour sa culture traditionnelle tournée vers la dévotion à la nature, les rituels religieux consacrés aux arbres, aux rivières et aux montagnes[46]. De fait, avant de protester, les villageoises avaient rigoureusement examiné et identifié en amont les enjeux de la déforestation de leurs territoires, dont notamment la monoculture, la disparition des arbres indigènes et leur substitution ; qui conduisaient déjà à des inondations et à l’érosion des sols, au détriment de l’agriculture et l’élevage. En d’autres termes, le déséquilibre écologique provoqué par de telles opérations a des répercussions directes sur les ressources alimentaires et les activités économiques dont dépend la population, et surtout les femmes, qui sont, comme il arrive très souvent dans le monde rural, en charge de l’ample majorité du travail agricole et des ressources — culture des champs, travail domestique, mais également, transport de l’eau et du combustible, forage de puits... La mobilisation de ces femmes étant concluante, ce type de lutte s’est étendu à d‘autres villages et a insufflé de nouveaux mouvements de protestation face aux exploitants forestiers — comme le mouvement Appiko, par exemple, qui a permis de sauver près de 12 000 arbres. Ensemble, elles barrent le chemin qui mène à la forêt, tel un rempart ; ou encore, enlacent, jours et nuits, les troncs d’arbres destinés à être abattus. Vandana Shiva, une des porte paroles célèbres du mouvement Chipko, raconte une confrontation marquante, en 1977 dans un village himalayen, entre les militantes et les exploitants forestiers[47] : « Femmes idiotes, comment pouvez-vous empêcher l'abattage des arbres par ceux qui connaissent la véritable valeur de la forêt ? Savez-vous ce que les forêts apportent ? Elles apportent du profit, de la résine et du bois. » Les femmes ont alors répondu en chantant en chœur : « Ce qu’apportent les forêts ? Du sol, de l'eau et de l'air pur. Le sol, l'eau et l'air pur font vivre la Terre et tout ce qu'elle apporte. »
Ces actions physiques, mais toujours pacifiques, ont réussi dans de nombreux cas à faire désister les entreprises d’exploitation, et aussi, parfois, à se faire reconnaître en tant que partenaires sociaux afn de faire entendre leurs priorités et leurs conditions. Elles sont inspirées principalement d’un évènement qui date de 300 ans pendant lequel, dans un petit village indien du Rajasthan, 363 membres de la communauté des Bishnoïs ont sacrifié leur vie en tentant de sauver les arbres Khejri[48]. Ces derniers ont depuis toujours une place sacré dans cette communauté, qui déplore leur abattage ou même toute coupe des branches ; dans la zone aride où résident les Bishnoïs, ces arbres sont une source d’ombre, leurs feuilles fournissent du fourrage aux animaux, leurs gousses sont comestibles, leur bois est utilisé comme combustible et ses racines fixent l'azote atmosphérique, rendant le sol fertile. Ainsi, lorsque des hommes travaillant pour le roi ont eu pour mission, en 1730, de couper ces arbres pour la construction d’un nouveau palais, une femme nommée Amrita Devi s’y est opposée en enlaçant un des arbres et en déclarant qu’elle était prête à y sacrifier sa vie. Indifférents, ils ont quand même coupé l’arbre, et avec lui, le corps de cette dernière. D’autres membres de la communauté se sont alors joints à sa démarche, y laissant eux aussi le sacrifice de leur vie. Ce mode de protestation a donc été repris plus de deux siècles plus tard par le mouvement Chipko — qui se traduirait d’ailleurs familièrement par “faire le pot de colle” en hindi. Cette pratique, que l’on désigne aujourd’hui en anglais par le terme “tree-huging”, s’est répandue dans de nombreux pays dans le cadre de protestation contre l’abattage d’arbres. Précurseurs de l’activisme écologique contemporain, ces différents mouvements montrent qu’en plus d’augmenter la fertilité des sols et d’améliorer la qualité de l’environnement et la santé des habitants, les arbres constituent encore, pour une large partie des communautés rurales à travers le monde et notamment dans les pays non-développés ou en voie de développement, l’unique source d’alimentation familiale. L’ensemble de ces enjeux étant co-dépendants, la préservation des arbres et des forêts est, au final, une lutte pour leur survie. Dans un sens, telles que le soutiennent les femmes du mouvement Chipko, il s’agit à travers ce combat de défendre globalement l’idée que les forêts, bien qu’elles soient légalement la propriété du gouvernement, appartiendraient moralement aux personnes qui y vivent et qui en vivent ; un principe démocratique de base pour ces activistes[49]. Leur engagement nous permet, d’une part, d’appréhender le rôle de l’arbre en dehors d’une logique typiquement occidentale d’exploitation et de bénéfice économique, pour finalement prendre conscience que les arbres sont avant tout une source de vie dont il faut prendre soin. D’autre part, il nous invite, plus largement, à remettre en question le concept dominant du développement, surtout lorsque celui-ci menace des sources naturelles de subsistance.
[1] « 6e rapport du GIEC : quelles sont les conséquences réelles du changement climatique ? », Réseau Action Climat France, février 2022
[2] Marechal, Anaïs. « Quelles sont les émissions de GES de l’agriculture ? », dossier « Quelles pistes pour réduire les émissions de GES de l’agriculture », Polytechnique Insights (La revue de l’Institut Polytechnique de Paris), février 2022
[3] Tissen, Waas. “Why agroforestry is a promising climate change solution”, reNature, mars 2020
[4] Ibid.
[5] Beale, Colin. “African grasslands are meant to burn – we can’t let this distract from the Amazon fres”, Te Conversation, août 2019
[6] Climate change adaptation in the agriculture sector in Europe, European Environment Agency, Report No 4, ISSN 1977-8449, mai 2019, p. 6
[7] Ibid., p. 7
[8] “De la ferme à la table”, Conseil de l’Union européenne, mis à jour en juillet 2022
[9] Chamoulaud, Raphaël. “Les pesticides en Europe”, Toute l’Europe, mis à jour en juin 2022
[10] Ibid.
[11] Marechal, Anaïs. op. cit.
[12] Bouissou, Julien. « Vandana Shiva : ‘L’idée que nous sommes maîtres de la nature n’est qu’une illusion’ », Le Monde, septembre 2016
[13] “De la ferme à la table”, Conseil de l’Union européenne, mis à jour en juillet 2022
[14] Tissen, Waas. op. cit.
[15] Ibid.
[16] Agroforestery for adaptation and mitigation to climate change, Agroforestery Network (Founded by Vi-Skogen), 2019, p. 3
[17] voir « Planter des arbres pour sauver le climat » (p. 169) dans le chapitre L’arbre comme puits de carbone réalisé par l’équipe de recherche dans le cadre de la rédaction de cet ouvrage
[18] Tissen, Waas. op. cit.
[19] Reytar, Katie. « Atlas of Forest and Landscape Restoration Opportunities », World Resources Institute, mai 2014
[20] Piessat, Lucas et Gauthier Bravais. « Urgence climatique : le GIEC place l’alimentation au cœur des enjeux de transition écologique », Millénaire 3, octobre 2021
[21] Ibid.
[22] « Élevage et sous-alimentation », Viande.info - L'impact de la viande sur les humains, les animaux et l'environnement
[23] Duteurtre, Guillaume, Mohamed Assouma Habibou, René Poccard-Chapuis, et al. « Climate change, animal product consumption and the future of food systems » In Food Systems at risk: new trends and challenges, FAO, CIRAD et Commission européenne. Chapitre 2.2, pp.39-41
[24] Foote, Natasha. « Les États membres appellent à une stratégie européenne unifée en matière de protéines végétales », Euractiv, mars 2022
[25] Le boum du soja : L’essor du soja, impacts et solutions, WWF France, 2013, p.10 26 Duteurtre, Guillaume, Mohamed Assouma Habibou, René Poccard-Chapuis, et al., op. cit.
[27] Ibid.
[28] voir « Des enjeux écologiques indissociables des enjeux sociaux » (p. 173) dans le chapitre L’arbre comme puits de carbone réalisé par l’équipe de recherche dans le cadre de la rédaction de cet ouvrage
[29] Schiermeier, Quirin. “Eat less meat: UN climate-change report calls for change to human diet”, Nature 572, 291-292, août 2019
[30] Duteurtre, Guillaume, Mohamed Assouma Habibou, René Poccard-Chapuis, et al., op. cit.
[31] Ibid.
[32] Schiermeier, Quirin. op. cit.
[33] Ibid.
[34] IPCC, 2019: Summary for Policymakers. In: Climate Change and Land: an IPCC special report on climate change, desertification, land degradation, sustainable land management, food security, and greenhouse gas fluxes in terrestrial ecosystems [P.R. Shukla, J. Skea, E. Calvo Buendia, V
[35] « Le gaspillage alimentaire dans le monde », Planétoscope
[36] « Réduire les pertes et les gaspillages alimentaires », Conseil de l’Union européenne, mis à jour en novembre 2021
[37] Dagorn, Gary. « Qualité nutritive des aliments : des inquiétudes et des exagérations », Le Monde, octobre 2016
[38] Kenedi, Gustave. « La consommation de viande en baisse en Europe de l’Ouest », European DataLab, octobre 2021
[39] « Healthy diet », World Health Organization (OMS), avril 2020
[40] Commandeur, Julia. « Un Européen sur trois déclare ne consommer aucun fruit et légume », Réussir, janvier 2022
[41] Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions - Une stratégie "De la ferme à la table » : pour un système alimentaire équitable, sain et respectueux de l'environnement, Commission européenne, Bruxelles, mai 2020
[42] Tissen, Waas. op. cit.
[43] Fillon, Tifany. « Entre les Antilles et le chlordécone, une ultratoxicité sous l'œil du microscope », France24, décembre 2021
[44] Rousset, Sally et Philippe Sagory. Le mouvement Chipko et la sauvegarde de la vie, juin 1997
[45] Les enseignements du mouvement Chipko de l’Inde : un combat pour le féminisme et l’écologie , Bulletin WRM 211, Mouvement Mondial pour les Forêts Tropicales (WRM), mars 2015
[46] Gershon, Livia. Te Tree Huggers Who Saved Indian Forests, JSTOR Daily, mars 2019
[47] Shiva, Vandana. Vandana Shiva: Everything I need to Know I Learned in the Forest, YES Magazine, mai 2019.
[48] Natesh, S. When Amrita Devi and 362 Bishnois sacrificed their lives for the Khejri tree , Sahapedia, septembre 2020.
[49] Rousset, Sally et Philippe Sagory, op.cit.