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L'arbre comme matériau

Sujet proposé par Alexandre d’Angelo Principale chercheuse et rédactrice : Salila Sihou

Les bâtiments sont reconnus comme une source anthropique majeure et déterminante dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique, notamment en termes de transition énergétique. Etant donné les équipements de chauffage et de refroidissement courants, le fonctionnement des bâtiments à travers le monde repose encore sur une importante consommation d’énergie fossile : en 2019, 128,8 EJ ont été consommés, soit un tiers du bouquet final énergétique mondial, dont 43 EJ sous forme d’électricité[1]. Ces besoins risquent d’ailleurs d’être d’autant plus affectés à l’avenir par les changements climatiques attendus. En plus des besoins grandissants en refroidissement face aux importantes vagues de chaleur, les changements d’humidité, la hausse des concentrations de CO2 et de chlorite et la montée du niveau des eaux vont venir fortement perturber la performance, la durabilité et la sécurité des bâtiments. D’autre part, au-delà des impacts matériels, l’adaptation des bâtiments aux futurs évènements sanitaires est à anticiper dès aujourd’hui. Comme l’a souligné la pandémie de Covid-19 l’a souligné dernièrement, les bâtiments représentent un enjeu crucial pour le bien-être humain étant donné que l’on passe environ 90% de notre temps à l’intérieur. Alors que des nouvelles exigences de l’OMS en termes de qualité de l’air intérieur, d’entretien préventif des systèmes centralisés de chauffage, de ventilation et de climatisation ont été établies pour les bâtiments, les mesures de confinement pour éviter la propagation du virus ont mis en évidence les inégalités d’accès à ces conditions saines à l’échelle mondiale, mais aussi, nationale. Aujourd’hui le secteur du bâtiment se situe alors au tournant d’actions envisageables et nécessaires pour, à la fois, s’adapter aux changements climatiques à venir afin d’assurer le bien-être pour tout le monde, et, évidemment, atténuer tant que possible ces changements.

Le potentiel du secteur du bâtiment dans la lutte contre le réchauffement climatique

D’après le rapport du GIEC d’avril 2022, l’augmentation depuis les années 1990 de la consommation finale énergétique mondiale venant des bâtiments, et notamment électrique, a simultanément accru la part de responsabilité des bâtiments dans les émissions mondiales de gaz à effet de serre. Pour l’année 2019, elle s’élève à 21%, soit 12 Gt en équivalent CO2. Ce pourcentage est constitué d’une écrasante majorité d’émissions de carbone – contre seulement 3% pour les halocarbures (gaz non produits naturellement) et 0,08% pour le méthane et le protoxyde d’azote. Ainsi, si l’on considère uniquement les rejets anthropiques mondiaux de CO2, cette part de 21% passe en réalité à 31%, dont presque trois quart venant des bâtiments résidentiels[2].

Au niveau mondial, les principaux facteurs d’émissions édictés par les experts de l’ONU sont les suivants :

• la croissance démographique, particulièrement dans les pays en développement ;

• l’augmentation de la surface habitable par habitant (les logements sont plus grands alors que la taille des ménages diminuent – un phénomène notamment visible dans les pays développés) ;

• l’inefficacité des bâtiments nouvellement construits, particulièrement dans les pays en développement, et les faibles taux de rénovation et niveau d’ambition lorsqu’ils sont rénovés, (notamment dans les pays développés) ;

• l’augmentation de l’utilisation, du nombre et de la taille des appareils et des équipements avec le développement de nouvelles exigences de confort (Température Intérieure Conventionnelle et systèmes de refroidissement) ;

• la dépendance continue de l’électricité et du chauffage à base de combustibles fossiles, qui ralentit la décarbonation de l’approvisionnement énergétique.

Étant donné qu’il est prévu que l’ensemble de ces facteurs continuent dans les prochaines décennies d’être à l’origine de la consommation énergétique des bâtiments et des rejets anthropiques qui en découlent, il semble primordial que l’impact environnemental de ce secteur soit au coeur des grandes directives gouvernementales en faveur du climat. En effet, au vu des 2,3 milliards de résidents urbains supplémentaires attendus d’ici 2060, le parc immobilier mondial va, selon les prévisions, doubler[3]. Cette hausse de nouvelles infrastructures viendra alors consommer 30 à 50% du budget carbone restant alloué pour limiter la croissance de la température mondiale à 2°C[4].

Les régions les plus sujettes à cette augmentation de logements citadins au cours de notre décennie actuelle sont la Chine, l’Amérique du Nord et l’Europe. En Europe, chaque année, environ 2 millions d’unités de logements (1 millions d’appartements et 0,9 millions de maisons individuelles) sont réalisées dans les 19 plus grands pays membres, constituant un volume annuel global de 240 millions de m2. Sur le plan économique et social européen, le domaine du bâtiment a justement une importance majeure : il représente près de 10% du PIB de l’Union européenne et emploie plus de 12 millions de personnes[5].

Face à cette vague démographique, beaucoup de villes, entreprises, organisations, États et régions ont développé leurs propres objectifs en termes d’émissions dans le secteur. Cependant, des cibles sectorielles spécifiques ont du mal à émerger. Alors qu’en 2018 l’usage et la construction des bâtiments représentaient ensemble la plus grande part de la consommation finale d’énergie mondiale (36%) et d'émissions de CO2 liées à l’énergie (39%), la plupart des plans nationaux pour réduire les émissions de gaz à effet de serre mentionnaient principalement l’impact du fonctionnement courant des bâtiments pendant leur durée de vie[6]. Pourtant, les processus de fabrication des produits de construction ont une responsabilité environnementale non négligeable. Les scientifiques du GIEC nous précisent justement, dès le début du chapitre consacré aux bâtiments, que la part mondiale d’émissions anthropiques de gaz à effet de serre par le secteur se répartie en 57% de rejets indirects hors site d’électricité et de chaleur, 24% de rejets directs produits sur le site et 18% de rejets intrinsèques liés à l’utilisation de ciment et d’acier.

Au vu de leur essor inégalable au XXème siècle, l’industrie du ciment (principal constituant du béton) couplée à celle de l’acier – créant ensemble le béton armé – ont effectivement un poids mondial considérable dans la balance climatique : il faut environ 1,85 tonnes de CO2 pour produire 1 tonne d’aciériste[7] et environ la moitié pour produire 1 tonne de ciment[8]. Aujourd’hui, à l’échelle mondiale, la consommation de ce dernier s’effectue au rythme de 150 tonnes par seconde[9]. Dès lors, il est estimé que l’industrie du ciment-béton et celle de la sidérurgie génèrent chacune près de 7% des émissions mondiales de gaz à effet de serre – soit, chacune, le triple des émissions venant du transport aérien[10]. Même constat à l’échelle du territoire européen : bien qu’étant des piliers indispensables de l’économie européenne, ces deux industries sont aujourd’hui reconnues parmi les plus polluantes en termes d’énergie et d’émissions ; l’industrie du ciment représente, à elle seule, environ 5% des rejets totaux européens de gaz à effet de serre, avec une consommation européenne annuelle qui tourne autour de 200 millions de tonnes depuis les années 2000[11]. Plus largement, en comprenant l’utilisation des bâtiments, mais aussi, les activités de construction, de rénovation, et de démolition, les bâtiments de l’UE sont collectivement à l’origine de près de 40% de la consommation totale d’énergie et 36% des émissions de gaz à effet de serre[12].

Les impacts précis de ces différentes étapes sont reconnues et développées mondialement plus officiellement dans de nombreuses études et analyses à travers la technique Life Cycle Assessment (LCA). Exposant les phases clés du secteur du bâtiment, cette évaluation permet de mieux distinguer les coûts climatiques spécifiques du secteur du bâtiment et considérer les impacts environnementaux de produits et matériaux tout au long de leur vie. À mesure que les exigences environnementales se renforcent, ce type d'évaluation devient particulièrement utile. Toutefois, au vu des différences régionales en termes de climat, de source d’énergie, de coutumes et pratiques, de normes constructives et d’influences politiques, cette approche doit être mise en œuvre avec précautions[13]. Globalement, le LCA se déploie en six étapes principales :

• procédé d’extraction du matériau ;

• fabrication en tant que matériau de construction ;

• transport vers le site de construction ;

• activités de construction ;

• usage du bâtiment ;

• fin de vie du bâtiment.

On considère que la phase de construction – qui correspond d’ailleurs aux modules A1-A5 définies dans le standard européen – englobe les quatre premières étapes, c’est-à-dire, de l’extraction (exploitation pétrolière pour le plastique, exploitation forestière pour le bois, exploitation calcaire pour le ciment, mine de bauxite pour l’aluminium, mine de fer en Amazonie pour l’acier, etc.), aux procédés de fabrications et de transformations en usine, jusqu’à la construction sur le site du bâtiment. La phase d’usage concerne donc la consommation énergétique du bâtiment, liées aux propriétés thermique de matériaux et à leur entretien ; tandis que la phase fnale comprend le démantèlement du bâtiment, la réutilisation ou le recyclage des matériaux, et éventuellement leur élimination.

De fait, la phase de construction est la plus affectée par le choix des matériaux, mais aussi, la plus décisive aujourd’hui pour atteindre les objectifs mondiaux de réduction d’émissions carbone car elle permet d’isoler les rejets liés à la production des matériaux sur une base de kgCO2e/m2 et de les intégrer dans les calculs d’empreinte carbone d’un bâtiment. De plus, n’incluant pas la durée de vie des bâtiments, ni la fin de vie des matériaux, elle reste moins sujette aux spéculations des modèles de consommation futurs[14].

Bien que certaines études ont démontré que la phase de construction compte pour environ 10-20% de la consommation d’énergie totale du cycle de vie du bâtiment, d’autres ont prouvé également que, pour un bâtiment à faible dépense énergétique, la part d’énergie utilisée dans la phase de construction pourrait s’élever finalement à 45% de la consommation totale d’énergie pendant son cycle de vie. En effet, face à des bilans énergétiques annuels alertant, de multiples approches, de la construction à la rénovation, ont été développées depuis quelques années, et notamment depuis la sortie du rapport du GIEC 2014, pour généraliser la dépense énergétique nulle des bâtiments. Certains plans nationaux, venant notamment de gouvernements européens, ont de plus en plus eu recours ces dernières années à la législation pour améliorer l’efficacité thermique des bâtiments et réduire leur dépense énergétique au cours de leur usage. Qu’il s’agisse de réglementations thermiques, de labels ou de certifications de performance énergétique, quelques instruments ont déjà fait leur preuve en Europe : Passiv’haus et EnEV 2014 en Allemagne, Minergie et SIA 360/1 en Suisse, EPC et PEB en Belgique, Effenergie, HQE et RT 2012 en France... Dans le cadre du Pacte vert, l’Union européenne a, depuis 2020, établi une stratégie d’ensemble pour les bâtiments, visant à la fois à impulser une « vague de rénovations » et à décarboner le parc immobilier d’ici 2050[15]. En rendant les certificats de performance énergétique plus clairs, informatifs et accessibles, et en étendant leur obligation, la Commission propose de faire en sorte que tous les bâtiments neufs soient à émissions nulles à partir de 2030. Parallèlement, cette initiative tend à favoriser les plans nationaux de rénovation et à imposer de nouvelles normes minimales pour assurer la modernisation de 15% du parc immobilier de chaque État membre.

Alors même que l’UE consomme des milliards de tonnes de matériaux de construction par an pour les nouveaux bâtiments et les rénovations, le taux annuel de rénovation oscille entre seulement 0,4% et 1,2% dans les pays membres[16]. Le parc immobilier européen étant relativement vieux, il est à environ 85% constitué de bâtiments construits avant 2001, dont la plupart seront toujours debout jusqu’en 2050[17]. Or, ces derniers sont majoritairement inadaptés aux exigences énergétiques et aux changements climatiques actuels. En ce sens, l’encouragement à la rénovation paraît nécessaire en termes d’économie d’énergie, mais aussi, en termes d’économie de coûts - rendre un bâtiment existant plus performant thermiquement et énergétiquement c’est aussi consécutivement baisser ses factures de consommation d’énergie.

Au niveau mondial, le rapport du GIEC indique qu’il est nécessaire que le développement des exigences énergétiques nationales soit considéré par rapport au taux annuel de nouvelles constructions dans le pays et des prévisions le concernant – les pays en développement étant plus susceptibles de voir leur parc immobilier s’agrandir considérablement dans les prochaines années. Malgré tout, les mesures en faveur de la performance énergétique de bâtiments existants restent utiles à tous car elles assurent l’agrandissement imminent du parc immobilier[18].

Alors que l’UE a des exigences énergétiques déjà en place pour les bâtiments qui subissent une rénovation majeure, d’autres pays, tels que le Canada, la Chine, Singapour, les États-Unis (certaines villes), envisagent des mesures obligatoires pour les bâtiments existants. D’ailleurs, parmi eux, quelques villes ont déjà instauré des labels de performance énergétiques obligatoires, dont certains s’appliquant uniquement à des bâtiments publics. Il reste néanmoins important d’évaluer l’ensemble de ces labels selon la fiabilité des autorités de contrôles, du décalage possible entre les calculs et les comportements d’occupation, mais aussi, de leurs sources d’information – par exemple, si les calculs sont basés sur les étapes du LCA ou pas, s’ils sont basés sur la performance énergétique du bâtiment ou sur un modèle d’utilisation d’énergie, etc. Ces facteurs s’avèrent au final déterminants pour garantir la qualité des outils réglementaires et continuer à les rendre plus efficaces sur le long terme, afin de pousser les marchés vers des bâtiments à faible consommation.

D’autre part, les études se rejoignent sur le fait que la déclaration obligatoire de la performance énergétique et l’étalonnage de la consommation énergétique des bâtiments sont des procédés puissants et plus précis que les contrôles énergétiques, et donc certainement ceux sur lesquels il est souhaitable de miser à l’avenir, en particulier pour les bâtiments non résidentiels. Certains pays, tels que la République de Corée, ont déjà mis en place des systèmes de collecte de data sur les bâtiments et leur consommation d’énergie pour favoriser le développement de stratégies énergétiques et sensibiliser le grand public. En effet, l’amélioration de l’efficacité énergétique des bâtiments s’articule conjointement sur deux plans : l’optimisation des systèmes et équipements liés à l’énergie consommée (choix des matériaux, réglementations thermiques, innovations technologiques…), et les comportements d’occupation et de consommation (chauffage, eau chaude, climatisation…).

Au final, à mesure que l’efficacité énergétique des bâtiments pendant leur durée de vie s’améliore grâce aux progrès technologiques, la responsabilité environnementale de la phase de construction devient proportionnellement de plus en plus déterminante. Ce rapport mouvant se retrouve également lorsque l’on isole la part d’énergie intrinsèque, ou “énergie grise”, dans un cycle de vie complet. Cette énergie est dite intrinsèque car elle concerne presque toutes les étapes du cycle LCA, exceptée celle de l’usage du bâtiment – c’est-à-dire celle qui est la plus prise en compte et mise en avant dans les évaluations gouvernementales du secteur du bâtiment[19]. Même si les législations et labels assurent, peu importe les matériaux, une haute performance énergétique de l’enveloppe globale d’un bâtiment pendant toute sa durée de vie, les effets bénéfiques de la phase d’usage s’étendent sur plusieurs décennies[20]. L’énergie grise peut, quant à elle, être réduite immédiatement en remplaçant les matériaux qui génèrent des quantités importantes de carbone par des matériaux à plus faible empreinte carbone. En ce sens, les experts de l’ONU définissent un cadre appelé SER (Suffisance, Efficacité et Renouvelable) depuis lequel peuvent être évalués les facteurs d’émissions de gaz à effet de serre dans l’ensemble du secteur du bâtiment. Tout d’abord, les mesures dites de Suffisance concernent les actions à long terme menées par des solutions non technologiques (gestion, planification de l’utilisation des sols). Déterminées par des processus biophysiques, en particulier liés aux matériaux, elles portent sur la question de consommation équitable de l’espace et des ressources : en d’autres termes, il s’agit de consommer moins en terme absolu. Les mesures d’Efficacité se concentrent, quant à elles, avant tout sur les impacts de la phase d’usage des bâtiments. Elles englobent donc des améliorations technologiques marginales continues à court terme, sans nécessairement prendre en compte les limites planétaires. La notion Renouvelable concerne fnalement des solutions qui tendent à réduire l’impact environnemental des activités humaines en décarbonant les sources d’énergie. En termes de data et d’unités, on peut les distinguer ainsi : la surface de plancher par habitant (Suffisance) ; l'énergie finale consommée par surface de plancher (Efficacité) ; les émissions de gaz à effet de serre par taux d’énergie finale consommée (Renouvelable).

Paradoxalement, dans la plupart des régions, les améliorations historiques en termes d’Efficacité ont été approximativement égalées par la croissance de la surface de plancher par habitant. Ce constat souligne, en réalité, la tendance mondiale à se concentrer encore aujourd’hui sur des stratégies qui ne viendraient pas menacer la croissance de la construction et le système conventionnel qui l’entoure, voire même qui viendrait encourager son maintien. Or, répondre aux nouveaux besoins d’hébergement et de consommation énergétique ne veut pas forcément dire continuer à construire massivement encore plus de bâtiments, surtout dans l’hémisphère Nord. Certains architectes prônent justement la nécessité de remettre en question cette approche ancrée de la pratique architecturale, héritée du XX ème siècle : « Nous avons déjà assez de bâtiments. Nos villes sont des abstractions transformées en objets qui nous emprisonnent. Ce dont nous avons besoin, c'est de conceptions qui font un meilleur usage de ce que nous avons déjà. Nous devons repenser, réutiliser et re-conceptualiser l'environnement créé par l’homme. »[21] affirmait le célèbre architecte et théoricien américain Aaron Betsky lors de la Biennale d'architecture et d'urbanisme de Shenzhen en 2015.

Dans un sens, les répercussions socio-spatiales de la crise sanitaire planétaire qu’a engendré la pandémie de Covid-19 – l’essor du télétravail, la digitalisation et la réaffectation des bâtiment non-résidentiels existants – sont déjà des exemples frappants de la possibilité et la nécessité de repenser immédiatement l’occupation des espaces et les fondements systémiques qui régissent les milieux touchant à la construction (architecture, urbanisme, design…).

Comme l’affirme la plupart des études, il est ainsi clair que les améliorations énergétiques, seules, ne suffiront pas à abaisser les coûts environnementaux venant de la construction ; au contraire, elles semblent les cantonner à des solutions peu ambitieuses qui restent très émettrices en termes de carbone et qui risquent de verrouiller le secteur pendant des décennies, voire des siècles. L’accent sur des interventions dites de Suffisance paraît désormais crucial – optimisation de l’usage des bâtiments, réaffectation de bâtiments existants non utilisés, priorité aux maisons multi-familiales plutôt qu’individuelles et adaptation de la taille des bâtiments aux besoins évolutifs des ménages en réduisant taille des logements, etc[22]. Encadré d’un côté par les exigences d’un niveau minimum de vie décent et équitable, et de l’autre, par le budget carbone restant alloué pour limiter la croissance de la température mondiale à 2°C, un ensemble d’actions de ce type permettrait, d'après les calculs du GIEC, d’atteindre 17% du potentiel global de limitation d’ici 2050.

À une échelle encore plus large, si tous les facteurs d’émissions édictés en premier lieu devenaient les problématiques prioritaires du secteur et qu’une panoplie de mesures basées sur le cadre SER étaient entamées dès maintenant, le potentiel de réduction de rejets de carbone du parc immobilier mondial pourrait s’élever, selon certains études empiriques, à au moins 61% par rapport au scénario de base, soit environ 8,2 GtCO2 (5,4 GtCO2 économisées dans les pays en développement et 2,7 GtCO2 dans les pays développés)[23]. De plus, ces taux représentent le minimum car les émissions intrinsèques et les émissions de halocarbures ne sont pas inclus dans ces calculs.

En superposant hiérarchiquement les enjeux du secteur, cette vision d’ensemble permet d’ouvrir la voie à une stratégie complète qui tendrait à abaisser les risques environnementaux liés à la construction tout en optimisant le potentiel d’atténuation du dérèglement climatique, sans pour autant réduire le niveau de confort des occupants. Dans un sens, elle permet de réaliser la complémentarité et l’interdépendance des mesures à entreprendre afin d’éviter ce que les scientifiques de l’ONU appellent « effet de verrouillage », qui, au vu des changements climatique inévitables qui nous attendent prochainement, s’avèrerait d’autant plus néfaste.

Les enjeux carbone de la construction en bois

De nombreuses recherches récentes au niveau mondial ont examiné les effets des matériaux de construction sur les rejets anthropiques de carbone à court et à long terme. Une étude collaborative entre le Département de foresterie et d'études environnementales de l'Université Yale, de l’École d’Architecture de Yale et de certains scientifiques de l'Institut de recherche de Potsdam en Allemagne a montré que les produits de construction issus du bois récolté ont le potentiel de transformer nos bâtiments en réserves de carbone et ainsi contribuer à réduire l’excès présent dans les aires urbaines[24].

En effet, comme évoqué dans la partie précédente, les arbres absorbent et séquestrent naturellement du CO2 par la photosynthèse en grandissant. Le carbone capturé lorsqu’ils étaient vivants se retrouve donc dans les produits en bois pour une durée déterminée par le cycle de vie du produit, faisant d’eux de véritables stocks de carbone – et non des puits. En moyenne, 1 m3 de bois serait constitué de 0,9 tonne de dioxyde de carbone[25] – par exemple, un hangar en bois contiendrait environ 380 t de CO2[26]. Si la moyenne de vie d’un produit en bois oscille entre 2 mois (pour du papier par exemple) et 75 ans pour le bois de structure, les quantités de carbone capturées resteraient, elles, intactes au cours du temps tant que le bois n’est pas brûlé ; plus sa vie est longue, plus les rejets sont lointains. Alors que le carbone stocké par les produits en bois, à l’échelle européenne, est estimé à près de 60 millions de tonnes[27], une étude récente démontre que le potentiel de stockage des nouveaux bâtiments européens au cours des 20 prochaines années pourrait quant à lui être bien plus important : si le bois devenait le matériau de construction privilégié, il s’élèverait alors à 420 millions de tonnes[28].

Aujourd’hui le bois est employé par les architectes et les ingénieurs pour réaliser des ouvrages emblématiques tels que des ponts, des bureaux gouvernementaux, des usines, etc. De par sa modularité, sa facilité de manipulation et sa légèreté (quatre fois plus que le béton), le bois est reconnu comme un matériau de construction de haute performance. De plus, au vu des enjeux actuels, il évoque une esthétique contemporaine plus organique, qui se réfère à la nature et au respect de l’environnement.

Ce que l’on désigne comme “construction en bois” se réfère globalement à toute forme de construction dans laquelle le cadre structurel porteur, appelé l’ossature, est constitué en partie de produits à base de bois. Lorsque la plupart des éléments structurels, tels que les murs, les planchers et le toit, sont en bois, on parle alors d’ossature bois. En effet, dans son ensemble, un bâtiment est toujours constitué de plusieurs matériaux, dont l’apport le plus important vient des fondations et des terrassements. D’ailleurs, au niveau européen, le béton, les matériaux granulaires (sable, gravier et pierres concassées) et les briques représentent à eux seuls 90% du poids de tous les matériaux utilisés[29]. Partant de la disponibilité d’une série de bois différents, chacun ayant leurs caractéristiques et étant adaptés à des attentes particulières, la construction en bois est typiquement caractérisée par un système de combinaison multicouches, travaillées ensemble pour atteindre des exigences définies en termes de stabilité, isolation (thermique, acoustique, humidité), sécurité incendie et autres.

Bien que le bois soit un matériau utilisé dans la construction depuis des siècles, son utilisation a pris un autre tournant ces dernières décennies, faisant émerger de nouvelles façons de l’utiliser. Il est redevenu, en quelque sorte, tendance ; notamment, pour l’élaboration de structures. Le terme “bois d’ingénierie” est un terme générique qui regroupe les produits en bois d’ossature, de tailles et de fonctions variées. Le passage du bois récolté naturel au bois d’ingénierie permet tout d’abord de limiter les variations naturelles présentes sur les matériaux bruts ; par exemple, les nœuds – témoins de branches qui ont existé pendant la vie de l’arbre. En d’autres termes, en collant des morceaux de bois ensemble dans des dispositions différentes, les faiblesses aléatoires générées par les nœuds peuvent être réduites et éliminées. En subissant des techniques et processus de transformation comme l’aboutage, le croisage et le collage, des morceaux de bois tendre (souvent les conifères et résineux : le pin maritime, le sapin, l'épicéa, le mélèze) sont utilisés de sorte à fabriquer des pièces plus longues et plus larges[30]. Il s’agit donc bien d’éléments robustes qui pèsent par leur taille. On y retrouve principalement le bois lamellé-collé (glulam), le bois lamellé-croisé (CLT), le lamibois (LVL), le bois lamellé-cloué (NLT), et plus récemment, le bois lamellé-goujonné (DLT).

Grâce à ces multiples produits en bois d’ingénierie disponibles, l’utilisation du bois pour des ouvrages à grande échelle s’est largement développée. On peut alors voir apparaître, depuis le début du siècle, des bâtiments de volumes importants en ossature bois, qu’il s’agisse de programmes résidentiels, de bureaux, d’écoles, d'hôpitaux etc. Le bois lamellé-croisé, et en particulier les panneaux massifs CLT, sont notamment privilégiés dans la construction de bâtiments résidentiels multi-familiaux et commerciaux à plusieurs niveaux. Considéré comme plus résistant et homogène que d’autres produits en bois, le bois lamellé-croisé est de plus en plus employé, mais est surtout, celui qui a ouvert la voie à de nouvelles possibilités architecturales. Historiquement, le CLT s’est développé dans les années 1990 dans un pays où l’industrie du bois tendre est extrêmement courante : l’Autriche. De là, son utilisation s’est étendue plus largement à l’échelle de l’Europe, en particulier pour les constructions résidentielles[31]. Pour fabriquer le bois lamellé-croisé, ce sont des lamelles de bois provenant d’arbres de plus petit diamètres qui sont utilisées. Ainsi, elles n’ont pas de point faible à un endroit précis: les nœuds et autres défauts naturels qui réduisent les propriétés mécaniques du bois sont proportionnellement réduits et répartis aléatoirement dans toute la section. D’autre part, les lamelles étant séchées individuellement en usine avant d’être collées ensemble, le contrôle d’humidité est plus facile à maîtriser sur des petites sections. Il est donc reconnu que, dimensionnellement, il s’agit d’un bois plus stable que le gros bois d'œuvre. Pour produire des panneaux massifs structurels, de grandes planches, une fois sciées et séchées au four, sont empilées les unes sur les autres en couches dans le sens de la largeur – le grain de chaque couche est opposé au grain de la couche adjacente Les coller de cette façon permet d’obtenir de grandes dalles pouvant aller jusqu’à 30 cm d’épaisseur, 5m de long et 30m de large – même si la taille moyenne est plutôt de 3x12 m. Les limites de tailles maximales sont, en réalité, fixées par des contraintes de transport et non de fabrication. Pouvant être employés pour fabriquer des planchers, des murs ou des plafonds, les produits en bois CLT peuvent, en efet, égaler ou dépasser la performance de produits en béton ou en acier. Il est désormais possible de construire des structures en bois de hauteurs remarquables, la plus haute du monde étant actuellement de 85 m (18 étages) en Norvège, nommée la Mjøstårnet, mais aussi, de rénover des volumes importants avec seulement du bois, tel que le démontre l’actuelle Gare Maritime de Bruxelles de 7000 m2 de planchers, construite entièrement en panneaux CLT et considérée comme le plus grand chantier en bois en Europe – après celui de Las Setas en 2011 à Séville[32].

Même si le métal reste utilisé pour des zones d’assemblages, les éléments en bois peuvent assurer aujourd'hui de grandes portées et de grandes longueurs, faisant émerger une panoplie d’habitats contemporains et modernes tout en bois. Des projets architecturaux ambitieux, déjà minutieusement calculés, sont prévus pour les prochaines années : la River Beach Tower à Chicago de 250 m de hauteur, ou encore la Oakwood Tower à Londres qui devrait être de 315 m. Avec les prévisions démographiques attendues pour la population urbaine d’ici 2060, le secteur de l’urbanisme joue actuellement un rôle déterminant dans la lutte contre le dérèglement climatique, car la demande de logements s’intègre inéluctablement aux enjeux de la construction et de l’architecture. En ce sens, on peut également se demander s’il ne serait pas avantageux de prioriser des constructions à faible empreinte carbone qui soient au moins de taille moyenne, voire plus grandes. Alors que, jusqu’à récemment, le potentiel de la construction bois était limité dans les zones urbaines, le développement récent des techniques de bois d’ingénierie démontre qu’il s’agit d’un matériau qui pourrait significativement contribuer à répondre aux exigences actuelles et à venir en termes d’environnement bâti. Au-delà du fait que de nombreuses qualités physiques et architecturales du bois le rendent particulièrement adapté à la préfabrication industrielle, construire en bois s’avère avantageux à d’autres niveaux, notamment concernant des problématiques propres aux activités de construction. Tout d’abord, en matière d’efficacité, une ossature en bois met en moyenne moins de temps pour être montée et ses coûts globaux de construction sont moindres. En matière d’impact environnemental immédiat, les activités de construction en bois génèrent moins de déchets, moins de perturbations pour les espaces environnants les sites de construction, mais aussi, moins d’arrangements spéciaux de circulation, de poussières nocives et de bruits pour les alentours[33].

Aujourd’hui, il reste donc à se demander si ce matériau a le potentiel de décarboner le secteur du bâtiment ; et c’est justement sur cette question que se déploient beaucoup de recherches récentes. Les chercheurs de l’étude collaborative de Yale et de l'Institut de recherche de Potsdam se rejoignent sur le fait que si l’on anticipe une transition des matériaux traditionnels de construction par du bois, le potentiel de stockage de carbone des villes augmenterait considérablement – de 25 à 170% selon le niveau d’engagement de cette approche – et les rejets émis par la phase de construction pourraient être abaissés dès le début, c’est-à-dire lorsque les processus de fabrication des matériaux sont mis en oeuvre. Cette transition envisageable s’articule bien autour de deux démarches : la séquestration du carbone par des bâtiments construits en bois et la substitution des matériaux conventionnels (béton et acier) par du bois.

Bien que les propriétés d’isolation thermiques du bois offrent des avantages en termes de dépenses énergétiques d’un bâtiment, les études récentes montrent que l’enjeu décisif de la substitution se joue avant tout au sein de la phase de construction – en particulier pendant les processus de fabrication – et non sur la phase d’usage du bâtiment[34]. Comme évoqué précédemment, les règlements de performance énergétique étant plus stricts et une transition vers des sources d’énergie renouvelable étant possible, la part d’énergie consommée issue de la fabrication des matériaux tend à augmenter, et avec elle, la part d’émissions de gaz à effet de serre. C’est pourquoi, certains chercheurs se sont consacrés aux impacts environnementaux précis qu’engendrerait un remplacement du béton et de l’acier, nécessitant beaucoup d’énergie pour leur production et étant très émetteurs de carbone, par des matériaux bio-sourcés tels que le bois. En termes d’énergie intrinsèque, la production d’éléments en bois demande 30 à 300 fois moins d’énergie que celle de l’acier, et environ 4 fois moins que celle du béton – bien que certains processus de transformation du bois puissent l’amener à un taux relativement équivalent à celui du béton[35]. En considérant la balance énergétique finale des produits en bois, les rejets de gaz à effet de serre venant de procédés de fabrication énergivores peuvent également être compensés par la récupération de résidus de sciage pour la bioénergie. Ainsi, contrairement aux autres matériaux, le carbone stocké dans le bois récolté reste la plupart du temps supérieur au carbone rejeté durant l’ensemble de la phase de construction – incluant donc aussi le transport des matériaux et les activités de construction. De plus, il est possible d’inclure dans les calculs les pertes de carbone venant de l’exploitation forestière, qui, lorsqu’elle est gérée durablement, fait en sorte que de nouveaux arbres soient régénérés pour remplacer les arbres abattus et donc, que les pertes nettes soient nulles.

Au final, si l’on s’en tient plus spécifiquement au LCA, la phase de construction d’un bâtiment à ossature bois émettrait en moyenne 216 kgCO2e/m2 de moins que lorsqu’elle est effectuée avec des matériaux conventionnels, soit une réduction de 69% en comparaison[36]. Depuis cette même étude, on peut estimer que si entre 2020 et 2030 la moitié des nouvelles constructions urbaines sont en bois et non plus en matériaux conventionnels – ce qui paraît relativement réaliste –, cette substitution permettrait d’atteindre 9% des réductions d’émissions annuelles nécessaires pour atteindre l’objectif de limitation du réchauffement planétaire fixé à 1,5°C. Au vu de tels résultats, il n’est pas surprenant que de multiples articles et experts à travers le monde brandissent la construction en bois en tant que stratégie clé pour éviter une grand part de consommation d’énergie fossiles et consécutivement pour abaisser les émissions de gaz à effet de serre venant du secteur du bâtiment. Il est toutefois nécessaire, comme les analyses du GIEC l’insinuent, de réaliser que certains facteurs régionaux peuvent faire considérablement varier ces analyses faites à l’échelle mondiale. Dans leur dernier rapport, ils ont donc évalué le potentiel de cette substitution selon la vitesse des pays à adopter de nouvelles pratiques de construction et selon leur surface de plancher par habitant ; en hypothéquant une augmentation drastique du bois dans la construction de bâtiments urbains de taille moyenne, ils l’on situé entre 0,04 et 3,7 GtCO2 par an.

Malgré certaines différences apparaissant dans les chiffres au niveau mondial, le bois d’ingénierie reste régulièrement dépeint comme le plus avantageux proportionnellement par rapport aux matériaux conventionnels dans la phase de construction. Si l’on se penche plus spécifiquement sur une comparaison avec le béton armé – qui est finalement l’utilisation la plus courante du béton –, le bois le surpasse également sur d’autres indicateurs environnements du LCA[37] :

• réduction du potentiel de smog ;

• éduction de la toxicité écologique ;

• réduction du potentiel d’acidification ;

• réduction du potentiel d’appauvrissement de la couche d’ozone ;

• amélioration du potentiels des effets sur la santé humains.

Cette stratégie d’utilisation massive du bois dans la construction fait cependant apparaître quelques incertitudes spécifiques au secteur. En effet, même si un bâtiment est réalisé à ossature bois, celle-ci ne peut représenter que 10 à 30% du total de tous les matériaux utilisés dans la construction[38]. D’autre part, les études comparant les impacts environnementaux de différents matériaux durant leur cycle de vie ne prennent souvent pas en compte le type précis de produit utilisé. Par exemple, il existe plusieurs types de ciment et, depuis peu, des ciments qualifiés de « bas-carbone » commencent à apparaître sur le marché. Face au ciment Portland CEM1, qui est le plus utilisé à travers le monde et qui émet environ 900 kg de CO2 pour 1 tonne produite, les nouveaux ciments moins polluants sont constitués par de nouveaux mélanges dans lesquels la teneur en clinker – principal composant du ciment, mais aussi, principal émetteur de dioxyde de carbone dans le mélange – est diminuée[39]. Même si ces produits sont encore en développement, il paraît important que de telles alternatives soient intégrées dans le cadre d’une transition globale du secteur. En effet, les progrès techniques récents dans le domaine de l’architecture et de l’ingénierie ouvrent à de nouvelles attentes en termes de possibilité de conception. Par exemple, l’impression 3D, pouvant produire rapidement et facilement des formes complexes depuis une diversité de matériaux, est sans aucun doute un outil clé pour le futur de la construction. De fait, il ne s’agit pas de remplacer la conception et la construction architecturale humaine, mais plutôt d’optimiser de multiples processus de production et d’assemblage. Au vu des objectifs à atteindre, le potentiel qu'offrent de tels outils sur le long terme n’est donc pas négligeable. La documentation scientifique portant sur le secteur du bâtiment souligne justement le rôle crucial de la décennie 2020-2030 : accélérer l’apprentissage de nouveaux savoir-faire et de nouvelles compétences dès maintenant permettrait de réduire les coûts et supprimer les contraintes de faisabilité, et ainsi mettre le secteur du bâtiment sur la voie de réalisation de son plein potentiel[40].

De l'arbre au bois

Si l’idée d’une substitution des matériaux conventionnels en matériaux bio-sourcés peut faire consensus dans les politiques gouvernementales qui s’appliquent au secteur du bâtiment, elle engage aussi, inévitablement, des questions qui dépassent ce secteur et ses enjeux économiques, et qui viennent directement interroger les risques possibles en termes de ressources planétaires. En effet, le bois, avant d’être un matériau, est issu d’arbres. Or, comme le chapitre précédent (L’arbre comme puits de carbone) l’a explicité, leur abattage massif implique des conséquences non négligeables et peut s’avérer même aggravant pour le changement climatique : il s’agit de ressources renouvelables dans une certaine mesure, selon certaines conditions et selon certaines gestions. Dès lors, il paraît nécessaire, pour parler du bois en tant que matériau, de comprendre les enjeux de l’ensemble de la filière bois et du parcours que celui-ci effectue.

Tout d’abord, en tant que matière première, les ressources forestières sont issues d’une gestion d’alternance entre arbres coupés et arbres (re)plantés, de soins, de sélection, mais aussi, d’une gestion du territoire, comprenant des dynamiques d’importation et d’exportation. Le bois récolté se répartit en trois catégories distinctes : le petit bois, le bois-énergie et le bois d'œuvre. Le premier désigne les rondins de petit diamètre (7-8 à 20-25 cm de diamètre, 2 à 2,5 m de longueur) qui, par un processus de trituration, deviendront de la pâte à papier ou bien des panneaux de fibres et de particules. Récoltés dans la forêt ou récupérés en tant que chutes des procédés industriels, ce sont des morceaux qui sont destinés à être utilisés dans le domaine des meubles, de l’ameublement, des emballages papier ou carton – voire aussi, sous certaines conditions, dans la production d’énergie. Ce qui va devenir le bois-énergie est justement le bois non valorisable par la filière bois, récolté directement dans la forêt (le bois bûche) ou récupéré des industries en tant que résidus (écorces, sciures, etc.), et destiné à être brûlé pour générer de l’énergie. Il peut également être transformé pour être vendu sous forme de plaquettes forestières, de granulés, ou encore, de bûches densifiées. Le bois d'œuvre est la catégorie de bois qui concerne plus particulièrement le secteur du bâtiment : ce sont les morceaux qui sont destinés à subir les transformations nécessaires pour être employés en tant que matériaux de construction. Globalement, la première transformation est caractérisée par des processus de tranchage, de déroulage et de sciage afn de générer des matériaux élémentaires et autres (placages, plots, avivés, poteaux, piquets, barrières…). Par la suite, la seconde transformation consiste à employer des processus de séchage, d’imprégnation et de traitements chimiques pour fabriquer des objets et éléments de construction composés de bois (panneaux OSB, poutres en bois lamellé-collé, panneaux bois contre-croisé…). Pour fnir, une dernière transformation permet de rendre certains éléments fonctionnels en les combinant avec d’autres matériaux, afin d’en faire de véritables composants de construction (étanchéité d’isolation, préfabrication de panneaux pour ossature bois…)[41]. L’industrie du bâtiment vient alors puiser des produits issus de chaque transformation pour les intégrer à un ouvrage construit, qu’il s’agisse d’éléments de gros œuvre comme des poutres ou d’éléments de finition comme du bardage.

Même si la fonctionnalité de ces éléments de construction repose sur l’ensemble des procédés qui ont été appliqués au bois depuis sa récolte dans la forêt, une étape en particulier est déterminante pour assurer les qualités mécaniques du matériau : le séchage. En effet, l’humidité et le temps d’application des charges sont des paramètres qui peuvent considérablement influencer les caractéristiques mécaniques du bois de façon négative. La température l’est également, mais l’effet du séchage parvient à compenser une bonne partie de l’effet de la température, ce qui en fait finalement un paramètre négligeable[42]. Le bois est composé de trois eaux :

• l’eau libre : elle est contenue à l’intérieur des pores (des trachéides pour résineux, vaisseaux pour feuillus) ;

• l’eau liée : elle se lie aux molécules organiques (lignite, hémicellulose et surtout cellulose) et peut s’extraire par séchage sans altérer les propriétés intrinsèques du bois ;

• l’eau de constitution : elle fait chimiquement partie du bois car elle appartient à la matière organique elle-même, et elle ne peut disparaître sans altérer ou détruire – brûler – le bois.

Étant donné que ses gains ou ses pertes d’humidité dépendent des conditions du milieu environnant, le bois est désigné comme un matériau hygroscopique. Son humidité est alors évaluée en teneur en eau (w) – par exemple, une teneur à 100% signifie que sa masse d’eau est égale à sa masse de bois sec. On estime ainsi qu’au moment de l’abattage, la teneur en eau de la plupart des feuillus se situe entre 80 et 100% – contre 100-150% pour les résineux, jusqu’à 200% pour le peuplier, et même 500% pour le balsa. Une fois abattu, le bois peut sécher de manière naturelle car l’humidité s’équilibre au cours du temps avec celle de l’air, ou il peut sécher de façon forcée et rapide en le plaçant dans des étuves[43]. Dans certaines exploitations forestières, le processus de séchage est optimisé dès le début par la gestion précise de la période d’abattage selon les saisons, mais aussi selon la phase lunaire. Depuis l’Antiquité, la période propice à l’abattage et la récolte de bois est discutée à travers le monde. Dans l’hémisphère Nord, on estime généralement que la saison hivernale est la plus favorable : l’arbre est moins attaqué et sujet à des attaques d’insectes et de champignons, et le bois est naturellement plus sec. Cette dernière caractéristique serait due au fait que la sève redescende en hiver dans les racines de l’arbre pour se protéger du climat froid[44] – on parle d’ailleurs traditionnellement de “temps de sève” ou “hors sève”. Pour certains, cet effet serait d’autant plus assuré en lune descendante – un bois coupé à ce moment est dit luné. Ainsi, la combinaison hiver et phase lunaire permettrait d’identifier les jours précis durant lesquels le bois serait le plus apte à être abattu pour garantir un gain de temps de séchage, et également, des qualités de résistance et de stabilité plus importantes.

De façon plus générale, l’étape clé du séchage consiste dans un premier temps à faire partir l’eau libre, ce qui permet à presque toutes les essences d’atteindre une teneur en eau de 30% sans aucune incidence sur les propriétés du bois ni sur son volume. Puis, si le séchage se prolonge, la perte d’eau liée s'ensuit, faisant progressivement descendre son humidité à 15%, voire 0% — à ce stade, on parle d’équilibre hygroscopique. Le bois a, cependant, une certaine propension à avoir sa teneur en eau qui varie en fonction des saisons et qui s’équilibre avec l’air atmosphérique. Cette variation peut alors générer des retraits ou des gonflements importants – les arbres plus lourds et denses en sont les plus sujets car ils ont plus de matière cellulosique et sont donc plus susceptibles de défiler ou libérer de l’eau. La stabilisation à une teneur faible, voire nulle, dépend donc fortement de l'humidité relative de l’air et de la température. En ce sens, il est préconisé que le bois soit toujours entreposé sur le lieu de la construction afin que sa teneur en eau s’équilibre avec l’air ambiant. Même si la teneur en eau du bois peut être maîtrisée par des mesures rigoureuses et régulières du taux hygrométrique, notamment pour s’assurer de ne jamais mettre en oeuvre un bois qui contient encore de l’eau libre, il reste utile, dans tous les cas, d’évaluer et anticiper à l’aide de calculs les éventuelles variations dimensionnelles, afn de trouver des moyens de les autoriser – entre autres, avec des rails d’assemblage[45].

De par ses multiples caractéristiques mécaniques anisotropes, contrairement aux autres matériaux, et ses « défauts » naturels – noeuds, fentes internes (dues à séchage naturel ou forcé, au gel, au tronçonnage et à l’abattage, ou aux tempêtes) et contraintes internes (dues à la croissance particulière de certains arbres) –, le bois est un matériau qui ne peut être durable dans le temps que s’il est accompagné d’une conception et d’une mise en oeuvre irréprochable : calculs précis d’ingénieurs en stabilité, géométries, détails d’assemblage, liaisons avec fondations, évacuation des eaux… De plus, étant sensible à la pourriture, à des maladies et des insectes, il nécessite des prescriptions appropriées en termes de préservation et un entretien régulier. Couramment, des traitements chimiques sont appliqués sur le bois au cours de sa transformation, qu’il s’agisse de produits (sels mécaniques ou dérivés organiques) ou de procédés (badigeonnage, pulvérisation, trempage, autoclave, injection). Toutefois, certains s’accordent à dire qu’avec un design, des détails et un niveau d’humidité adaptés, une structure en bois n’a pas nécessairement besoin de traitements chimiques pour durer sur une longue vie[46]. Il s’agit ainsi d’un matériau qui offre beaucoup de qualités mais qui demande beaucoup d’énergie et de savoir-faire pour être mis en œuvre. Allant du sciage, du rabotage et du traitement sous pression à la production de panneaux, de placages et de planches à base de bois, des produits de construction à la menuiserie, des palettes et des emballages aux meubles, le large éventail d’activités que couvre l’industrie du bois en est parfaitement caractéristique.

Il est certain que, depuis que les produits issus du bois sont préfabriqués, construire en bois, et en particulier en bois d’ingénierie, devient de plus en plus rapide et économique. L’encouragement global de cette production engage pourtant des dynamiques complexes et co-dépendantes, qui pour de nombreux scientifiques, mériteraient d'être mieux évaluées dans le cadre de la lutte contre le dérèglement climatique, notamment en termes de séquestration mondiale de carbone. En effet, le traitement du carbone stocké dans les produits longue durée issus du bois, comme le bois d’ingénierie, n’est pas banal : ce carbone provient directement des forêts, qui, elles, sont des puits de carbone. C’est pourquoi, la façon dont est gérée la ressource forestière est un facteur particulièrement déterminant pour savoir si ce transfert contribue véritablement à une réduction des émissions.

Lorsqu’un bois d’oeuvre est issu d’une forêt qui a été convertie en terre agricole – en d’autres termes, qu’il est issu d’une déforestation –, les émissions de carbone habituellement dues à la phase de construction et de fabrication des matériaux en bois sont surenchéris par les importants rejets qu’ont causés la conversion des terres ; ce qui, au final, annule amplement les avantages à long terme du stockage de carbone pour ces matériaux de construction. Outre le cas de la déforestation, le potentiel d’atténuation du réchauffement climatique des bâtiments en bois reste aussi influencé par le rapport entre l’intervalle de rotation des forêts exploitées, c’est-à-dire, le nombre d’années entre la récolte de bois et la (re)plantation d’arbres, et la durée de vie des matériaux en bois. Par exemple, si le temps d’usage d’un bâtiment en bois est plus court que la rotation moyenne de la forêt et que, dès que le bâtiment est démoli, les matériaux en bois sont brûlés (libérant donc tout le carbone accumulé), le stockage final de carbone peut s’avérer, en réalité, plus faible que si le bois n’avait pas été récolté et que la forêt avait été laissée poussée. À l’inverse, si la longévité du bâtiment en bois est plus longue que la rotation moyenne de l’exploitation forestière fournissant ce bois, la quantité totale de carbone accumulé sur le long terme entre ces deux réservoirs peut perpétuellement augmenter[47].

Tel que le soutiennent plusieurs experts, il paraît impératif, au vu d’un meilleur suivi de la séquestration et des émissions carbone générées par la construction en bois sur le temps, que les interactions complexes entre ces deux sources de stockage soient désormais intégrées au cycle LCA dans les études comparatives. Certaines études, en revanche, ont calculé que les avantages que présente la construction en bois serait surestimée de 2-100 fois. D’autres encore, ont estimé qu’au final, si de meilleures pratiques étaient employées pour la production actuelle des matériaux conventionnels, le potentiel de limitation du secteur du bâtiment pourrait déjà être considérablement augmenté. Dans un sens, tous ces résultats comptent car les avantages et les inconvénients de la construction en bois, que ce soit en termes d’impacts environnementaux, sociaux ou économiques, sont aussi largement dépendants des variations spécifiques à un pays ou une région – disponibilité des matériaux, transport, fabrication et sources d’énergies…

D’ailleurs, le dernier rapport du GIEC est catégorique sur ce point : la hausse d’utilisation de matériaux bio-sourcés dans le parc immobilier au niveau mondial ne peut être promue sans réfléchir à l’implication économique et sociale de leur approvisionnement massif, mais aussi, à la compétition entre forêts et activités humaines, notamment pour la production alimentaire.

D’après eux, si l’on se base sur un modèle simplifié d’approvisionnement/demande pour les surfaces de plancher de bâtiments en bois d’ici 2050, l’approvisionnement mondial de bois ne pourrait répondre qu’à seulement 36% de la demande mondiale entre 2020 et 2050 ; sachant que les forêts les plus sujettes à l’exploitation seraient surtout celles des pays d’Asie comme la Chine, l’Inde, et les pays américains comme les États Unis, le Mexique et l’Argentine.

À l’échelle du territoire européen, en revanche, les efets d’une hausse des constructions en bois sur la demande de ressource en bois ne seraient pas si conséquents en termes d’impact matériel brut : un marché hypothétique de 100% de construction en bois se traduirait par une demande directe maximale de 400 millions de m3 de bois rond dans l’Union européenne par an, soit la moitié de la croissance annuelle forestière – ou 50 millions de m3 de plus que les bois ronds industriels produits dans l’UE en 2015. Les aires forestières européennes ne sont effectivement pas soumises à la déforestation massive et sont normalement régies dans l’ensemble par les principes de la gestion durable des forêts.

Même si la plupart des estimations au niveau mondial excluent les aires forestières officiellement protégées comme source de bois, une telle hausse de production se doit, selon les chercheurs de l’ONU, d’être couplée à un renforcement parallèle de règlements en faveur d’une gestion durable des forêts, notamment par des instruments de certification. Le concept de certification des forêts s’est développé depuis les années 1990 ; comptant, dès 2011, un total de 375 millions d’hectares de forêts certifiées à travers le monde, soit 28% des forêts mondiales compatibles à l’exploitation forestière pour la récolte de bois. Le débat sur l’utilisation de bois et de produits en bois certifiés s’applique mondialement par deux principaux systèmes: le Forest Stewardship Council (FSC) – développé initialement pour répondre aux besoins de propriétaires forestiers – et le Programme de reconnaissance des certifications forestières (PEFC) – mis en place en coopération avec WWF. La double certification des forêts par ces deux outils d’évaluation n’a cessé de s’accroître au fl des années – dernièrement, le total combiné de forêts certifiées s’élevait à 525 millions d’hectares, dont 434,5 millions d’hectares doublement certifiées[48].

Par ailleurs, on estime que près d’un tiers des forêts mondiales certifiées se situent en Europe. Au sein des États membres de l’UE, 80% des forêts sont soumises à des plans de gestion ou des directives contribuant à la gestion durable, et 62% des forêts sont officiellement certifiées – soit environ 77 millions d’hectares[49]. Beaucoup de pays européens, tels que la Belgique, le Danemark, la France, l’Allemagne et les Pays-Bas, utilisent déjà des politiques de marchés publics écologiques pour garantir des produits en bois sourcés de forêts gérées durablement. Afin de garantir une source de bois durable, les organismes internationalement reconnus, révisant régulièrement leurs normes en matière de gestion durable des forêts et de certification de groupe, assurent normalement une norme de chaîne de contrôle. En effet, la certification seule ne suffit pas pour garantir une gestion durable des forêts : des mesures et des vérifications sont nécessaires, notamment pour identifier et réglementer les bois illégaux –on considère un bois illégal lorsque sa coupe ou son exploitation ne suivent pas les lois du pays producteur[50]. Ces dernières incarnent une problématique sérieuse à travers le monde : entre 15% et 30% des volumes de bois commercialisés en seraient issus. En incluant toutes les activités illégales qui y sont liées, la valeur commerciale de ce bois sur le marché mondial se situerait annuellement entre 51 et 152 milliards de dollars[51]. Une grande majorité de ce phénomène est liée à la déforestation et l’exploitation illégale des forêts tropicales situées en Amazonie, Asie du Sud-Est et en Afrique centrale, mais la Russie et certains pays de l’Europe de l’Est sont aussi concernés. Ces dernières années dans l’UE, notamment pendant la pandémie de Covid19, les exploitations forestières non respectueuses des obligations imposées par le règlement sur le bois se sont intensifiées, dont certaines ayant même été autorisées légalement sans avoir été contrôlées et évaluées efficacement au préalable. Parmi les sites concernés figurent d’ailleurs des sites classés Natura 2000 comprenant des habitats forestiers protégés[52]. Quand bien même le bois illégal n’est pas issu de forêts européennes, sa commercialisation à l’international lui permet de circuler sur le territoire : WWF a estimé que, parmi les produits forestiers importés en Europe, 23% seraient d’origine illégale. Face à une hausse de l’importation de bois et de produits en bois ces dernières années dans l’UE – 20,5 milliards d’euros de bois importés en 2019 selon le bilan annuel de l’International Tropical Timber Organization (ITO), avec une augmentation notable de sources venant de Chine et de Turquie[53] –, un plan d’action FLEGT (Forest Law and Enforcement, Governance and Trade) a été déployé à partir de 2013 par la Commission européenne, instituant le Règlement Bois de l’Union européenne (R.B.U.E.)[54]. Pensés pour faire face aux non conformités du secteur, ces types d’autorisations et de permis permettent de garantir que le bois et les produits dérivés du bois issus de pays exportateurs soient licenciés lorsqu’ils répondent aux exigences du règlement fixé. De façon plus générale, ces phénomènes de transgressions ne sont pas anodins, ils répondent à des demandes et des consommations grandissantes et sont consécutifs du développement des échanges internationaux de bois, tant en exportation qu’en importation. Alors que la grande majorité de la consommation européenne de bois légal se fait à l’intérieur du continent, une certaine quantité de bois européen est aussi exportée. En effet, le prix du sciage ayant baissé en Europe ces trois dernières années, la compétitivité de son industrie du bois a fait sa place sur le marché international. Alors que plusieurs pays européens ont connus une expansion graduelle de leur récolte de bois entre 2017 et 2019, la Tchéquie et l’Allemagne sont les deux pays qui ont fortement augmenté leur taux de production de grume – soit +50% pour le premier (25,5 millions de m3) et +23% pour le second (53 millions de m3). Si une partie de ces volumes importants a été exportée dans les pays voisins, il a été calculé que le principal bénéficiaire de cet excédent a finalement été la Chine[55].

Certes, la majorité des exploitations forestières industrielles et le commerce du bois et des produits du bois dans les 27 États membres sont légales et, dans l’ensemble, les forêts européennes sont caractérisées comme « généralement stables, bien gérées et en excédent de production »[56], mais les échelles que couvrent la production et l’import/export de bois, même intra-européennes, engagent quand même des conséquences environnementales, économiques et sociales non négligeables. D’une part, ces échanges impliquent des transports sur des distances relativement longues, et peuvent donc avoir un impact considérable sur le bilan carbone final de l’utilisation des matériaux en bois. D’autre part, ils n’encouragent pas le développement d’une production et d’une consommation de matériaux bio-sourcés locaux, ou ce qu’on appellerait communément aujourd’hui “circuit court”. En réalité, les instruments de certifications de gestion durable des forêts ne garantissent pas nécessairement le circuit court d’une exploitation forestière, ni l’attention portée aux personnes et aux organisations sociales vivant éventuellement dans et/ou de ces forêts. Les filières forêt-bois régionales et les associations forestières locales sont pourtant des exemples déjà édifiants de la complémentarité effective de l’exploitation forestière durable et du commerce à circuit court, qui permettent de répondre conjointement à des besoins spécifiques locaux socio-économiques et écologiques.

Il est certain que le rythme global de ce type d’exploitations forestières est souvent plus étendu dans le temps car elles tentent de s’adapter à tous les niveaux au rythme naturel de l’écosystème forestier, ce qui suggère un différent par rapport au rendement et aux échéances. Certaines préconisent par exemple que le bois ne soit débardé qu’en été afin de ne pas faire de traces sur les sols et de ne pas dégrader l’humus naturel, ou encore qu’il soit séché dans un environnement proche de la forêt ; ce qui peut englober une période d’environ deux ans avant que le bois soit mis en oeuvre[57]. Au vu de la rapidité habituelle des autres filières classiques et de la demande en bois grandissante à l’échelle mondiale, ces exploitations alternatives restent malheureusement largement minoritaires. Or, valoriser les arbres selon leurs types, entretenir une forêt sur le long terme et travailler en circuit court, sont des pratiques qui s’inscrivent totalement dans une gestion durable de la forêt et qui, au moment où le développement de l’industrie du bois et de son commerce sont d’autant plus encouragés, méritent d’être prises en considération dans les grandes mesures gouvernementales qui s’appliquent à la filière bois.

Le bois en fin de vie : déchets et recyclage

Depuis les dernières décennies, la filière bois est devenue une force motrice de l’économie mondiale. Elle est un employeur majeur dans beaucoup de pays membres de l’UE – les premiers étant, dans l’ordre, l’Autriche, la Finlande, le Portugal et la Suède – et apporte une contribution significative à l’économie rurale. En 2018, au niveau européen, on comptait 397 000 entreprises actives de la filière bois, soit 20% du nombre total d’entreprises de fabrication, 3,1 millions de personnes employées et une valeur ajoutée brute de 139 milliards d’euros[58]. Les techniques avancées de la filière bois, développées initialement par les premiers exportateurs du continent – la Finlande et la Suède –, sont désormais largement répandues dans l'industrie de la scierie, ce qui permet d'améliorer la rentabilité et de développer des produits et des services à valeur ajoutée. Cette performance est justement très dépendante de celle des industries de construction car, même si l’industrie du bois contribue à seulement 12-14% du secteur du bâtiment, la plupart des produits qui en ressortent sont destinés à ce secteur – que ce soit pour des applications structurelles et non-structurelles, mais aussi, pour l’ameublement[59].

En effet, puisqu’il existe une diversité remarquable d’espèces d’arbres, une diversité de produits en bois peuvent y être associés ; les feuillus sont par exemple plus adaptés à la fabrication de menuiseries, tandis que le résineux aux éléments de structure. Aujourd’hui plus que jamais, le bois est encouragé à être employé pour fabriquer tous types d’objets et de matériaux. Outre les usages actuels courants du bois dans le bâtiment, l’ameublement, la papeterie et la production d’énergie, les siècles précédents ont démontré qu’il peut aussi être employé pour produire des pièces mécaniques soumises à des contraintes fortes (bateaux, vélos, avions…), qu’il peut intervenir dans le milieu de l’oenologie pour modifier les caractéristiques des vins, mais également dans la fabrication d’instruments, grâce à ses propriétés sonores, et dans la fabrication de parfum, grâce à sa résistance à la putréfaction. De nouveaux usages font leur apparition récemment, notamment dans le milieu de l’automobile (carrosseries ou tableaux de bords), de la plasturgie, et même, dans certains produits électroniques (films optiques, caisses d’ordinateur en bois, pièces de robots…)[60]. Le secteur textile est lui aussi concerné car il y a une tendance grandissante à remplacer les fibres pétrochimiques, habituellement utilisées pour produire des textiles synthétiques, par des fibres naturelles, en particulier végétales (issues des feuilles, des graines et des tiges de certaines plantes), ou par des fibres artificielles[61]. Ces dernières impliquent un traitement chimique mais restent obtenues à partir de matières naturelles ; la viscose est justement produite depuis des décennies grâce à la régénération artificielle de cellulose présente dans divers bois (bouleau, pin, hêtre, etc)[62].

Les incitations à développer ce large éventail de produits et d’objets possiblement fabricables et commercialisables soulèvent inévitablement une interrogation sur la façon dont vont être gérées les ressources forestières mondiales en termes de quantités et de durabilité pour assurer cette production. Pourtant, le remplacement de multiples matières et de matériaux courants par le bois aurait bien un véritable potentiel pour limiter l’épuisement des ressources naturelles sur le long terme selon les chercheurs : premièrement, alors que les matériaux comme l’acier ou l’aluminium demandent souvent des quantités importantes d’énergie pour être recyclés, le bois peut compenser l’énergie qu’il demande en étant lui-même une source d’énergie renouvelable ; deuxièmement, dans le secteur du bâtiment, l’usage du bois contribue amplement à la réduction de l’usage global de matériaux et de la quantité de déchets qu’ils laissent. Ce secteur étant aujourd’hui reconnu comme un des plus responsables de l’épuisement planétaire des ressources, cet enjeu est effectivement crucial.

Au sein de l’Union européenne, les constructions et les démolitions génèrent annuellement environ 850 millions de tonnes de déchets. Face à ce constat, de nombreuses études comparatives permettent désormais d’anticiper les déchets émis par la construction d’un bâtiment, depuis la perspective d’une hiérarchie de déchets. Les résultats pour une ossature bois sont clairs : par son poids plus léger (4 à 5 fois plus que le béton), elle permet de réduire de 70% le poids de la structure et de moitié la consommation totale de matériaux de construction, notamment dans les fondations[63]. D’autre part, en plus d’éviter dès le début d’utiliser une grande quantité de matériaux, les nouvelles techniques de préfabrication industrielles de la filière bois fournissent des moyens de transformation possibles pour minimiser les déchets produits.

Les activités qui créent les flux de déchets les plus importants sont, en réalité, la rénovation et le démantèlement d’un bâtiment. Dans ce dernier cas, le bois récupéré peut pourtant avoir une haute valeur. Même si la longévité d’un bâtiment dépend largement de pratiques régionales et de circonstances locales, dont les conditions climatiques, les éléments en bois (poutres, panneaux, planchers, meubles) peuvent être encore intactes après plusieurs décennies, voire plusieurs siècles – ou bien réutilisables après redimensionnement et/ou transformation. D’ailleurs, grâce à leur résistance au climat, les bois durs et les bois traités des sites de démolition sont particulièrement valorisés car ils peuvent être transformés en bardeaux, en abris de jardin, en terrasses ou clôtures. Outre l’aspect strictement constructif, ses bois de récupération peuvent également être prisés dans certains pays pour leurs caractères anciens, ou encore pour fabriquer des objets spéciaux avec des pièces historiques – les instruments par exemple[64].

Dans l’ensemble, de nouveaux marchés et produits issus de bois de récupération se sont développés en Europe ces dernières années : composite bois-plastique, litière pour animaux (paniers, écuries, pistes d’équitation…), revêtement (paillis, allées, surfaces d’aires de jeux…), matériau de remplissage pour le compost, ou encore charbon de bois. Cet essor témoigne plus largement de l’élan du recyclage émergeant sur le territoire européen et du marché grandissant qu’il insuffle ; celui-ci est désormais soutenu par de multiples services technologiques, commerciaux, mais aussi, logistiques (transport particulier, manipulation administrative, classement, échantillonnage et analyse)[65]. Dans le cadre de la directive EU Waste Framework (2008/98/EC), il était stipulé que, pour 2020, 70% des déchets de construction et de démolition non dangereux devaient être prêts au réemploi, au recyclage ou à une autre revalorisation matérielle. Malgré des différences majeures entre les pays, la moyenne calculée au moment de l’instauration de cette mesure s’élevait déjà à 63%, dont 30% pour le bois[66].

Si la plupart des scientifiques suggèrent que le bois d’ingénierie peut incarner une véritable alternative aux matériaux conventionnels de construction, quelques-uns mettent néanmoins en garde sur le fait que plus de recherches sont nécessaires pour comprendre ce que deviendrait les matériaux à la fn du cycle de vie d’un bâtiment. Il est certain que, même en fin de vie, le bois possède des propriétés uniques et offre de multiples possibilités de réutilisation, et qu’ainsi, la filière bois a la capacité de presque tous les réutiliser ou les recycler pour en faire des produits ou des sous-produits dans une diversité de secteurs. Pour l’instant, la consommation de bois en Europe tourne autour de 160 millions de tonnes par an, dont environ 15 millions de tonnes sont recyclées chaque année. À mesure que le marché valorise le recyclage et que la législation fixe de nouveaux objectifs applicables à l’enfouissement des déchets, ce taux va probablement augmenter. Pour autant, certains inconvénients dans cette stratégie restent mis en évidence par quelques études, et notamment un en particulier : le potentiel de réutilisation du bois dépend du type de traitement chimique qu’il a subi au cours de sa vie et de la législation locale en vigueur.

En effet, l’imprégnation chimique et l’utilisation de colles, de peintures, ou d’autres mélanges à base d’huile peuvent nuire à la réutilisation et au recyclage du bois. Les options de recyclage pour le bois de démolition n’étant finalement pas si simples à atteindre, on constate actuellement qu’en Europe, près d’un tiers du bois issu de démolition est utilisé directement pour la production d’énergie[67]. Bien que la réutilisation en tant que bois-énergie reste l’option la plus favorable sur la hiérarchie des déchets, le brûlage de matériaux traités chimiquement peut également présenter des risques non négligeables dont il est nécessaire de connaître en amont les effets à long terme sur la santé publique et sur l’environnement.

Ainsi, pour les scientifiques, la stratégie d’ensemble dans laquelle s’inscrit le recyclage du bois issu de démolition mériterait, pour être poursuivie, d’être approfondie sur plusieurs points[68] :

• voir comment optimiser les bénéfces potentiels sur la santé de l’usage de matériaux naturels ;

• garantir la flexibilité et la modularité des bâtiments pour supporter l’extension de leur durée de vie ;

• améliorer la rentabilité des produits de construction et faciliter leur entretien, leur réalisation, leur remise en état ou leur préfabrication.

En somme, c’est par une meilleure conception des bâtiments et des éléments de construction que le cycle de vie des matériaux en bois peut être étendu avant d’être brûlé, et dès lors, assurer l’efficacité de la production « en cascade » (poutre > panneau de plancher > cadre de fenêtre > panneau à copeaux orientés > panneau de fibres > combustion). Il paraît donc crucial que l’intensité de consommation des ressources par les constructions soit désormais pensée circulairement, c’est-à-dire par un système fermé qui maximise à la fois la circulation de flux de produits, de composants et de matières, et les valeurs des matériaux. Dans le cadre d’une économie circulaire, ces deux aspects sont intrinsèquement liés car plus la valeur des déchets est élevée, plus on est encouragé à les valoriser. Jusqu’ici, tel qu’on le constate aujourd’hui, les systèmes poussés de recyclage sont le plus souvent appliqués à des métaux de haute qualité; une conséquence de la combinaison d’un coût élevé du recyclage et d’une faible valeur des déchets[69]. Il existe bien des indicateurs de circularité disponibles mais ils sont plutôt applicables à des biens de consommation courte durée et non à des bâtiments ou des infrastructures. En prenant en compte tous les facteurs économiques pertinents des coûts d'investissement initiaux et des coûts d'exploitation futurs, le cadre Whole Life Costing permet déjà de comparer et d’évaluer les coûts cumulés d’un produit ou d’un projet sur une période spécifique ou sur tout son cycle de vie[70]. Le coût total d’un bâtiment ou de ses composants comprendrait donc le coût de la planification, du design, de l’acquisition, des opérations, de l’entretien et du démantèlement, moins toutes les valeurs résiduelles. Certaines études estiment qu’il n’est pas possible d’affirmer véritablement qu’un matériau ou une pratique de construction soit plus circulaire qu’une autre car cela dépend toujours de la perspective et de la définition des limites du système concerné. Toutefois, le caractère renouvelable du bois de récupération est considéré particulier : puisqu’il peut être brûlé, sa biodégradation conduit à une réabsorption de carbone par les forêts en croissance, et donc, à une circularité inéluctable. À mesure que la filière bois se développe, il y a donc un équilibre à trouver entre l’impact environnemental des produits en bois et leur valeurs de marché à long terme. En ce sens, les cadres WLC et CLA offrent déjà ensemble une évaluation économique et environnementale utile, voire primordiale, pour établir des stratégies décisives et effectives dans le secteur du bâtiment.

Le bois : matériau privilégié du New European Bauhaus

Si l’on se penche sur l’histoire de la construction en bois, on réalise que les structures en bois sont utilisées depuis la Préhistoire, initialement en tant que matériaux massifs et peu transformés – des poutres taillées dans les arbres par exemple. Tel que le montrent les siècles précédents, le bois a été traditionnellement utilisé pour élaborer des habitations unifamiliales et son emploi a été particulièrement favorisé dans les régions à climats froids. Les éléments en bois ont effectivement d’excellentes propriétés thermiques car le poids du bois naturel est léger mais sa densité est forte – l’isolation d’un mur à ossature bois de 16 cm équivaut à celle d’un mur en brique d’un mètre d'épaisseur[71]. C’est pourquoi, avec un design et un usage adapté, ils permettent de garantir des températures intérieures confortables même lorsqu’elles sont négatives à l’extérieur. Dans le monde, on compte les plus hauts taux d'ossature en Amérique du Nord (90%), en Écosse (70%), en Scandinavie (45%), au Japon (45%), et en Europe (8-10%)[72]. Au sein de l’UE, ce nombre varie de façon significative par régions, avec près de 80% dans certains pays du Nord contre 0% dans quelques régions du Sud de l’Europe. Une rupture historique avec ce mode de construction est cependant apparue en 1871, lorsqu’une partie considérable de la ville de Chicago, soit environ 9 km 2, a péri dans les flammes. Le bois étant le matériau prédominant de la ville, avec notamment plus de deux tiers des ossatures urbaines entièrement en bois, le Grand incendie de Chicago a fait naître une préoccupation majeure concernant les risques d’incendie que peuvent représenter l’utilisation de ce matériau, qui reste d’ailleurs latente encore aujourd’hui[73]. L’arrivée du béton et de l’acier au XXème siècle dans l’industrie mondiale de la construction a d’autant plus renforcé cette rupture : le bois a désormais été perçu comme un matériau peu sécurisé, peu stable et peu durable[74]. Or, les scientifiques ont démontré par la suite que les dégâts considérables qui se sont produits à Chicago seraient en réalité lié à une série de facteurs accumulant conditions climatiques – longue période de sécheresse avant l’incendie, vents forts aidant à transporter les braises –, destruction rapide du système de pompage d’eau, et normes de construction peu adaptées. De fait, contrairement à d'autres matériaux, le comportement du bois en cas de feu peut être précisément anticipé : sa carbonisation étant lente — au rythme de 1 mm par minute –, il forme une couche de charbon très isolante qui protège le noyau froid à l’intérieur, ce qui lui permet de conserver ses capacités structurelles intacts et de continuer à assurer sa fonction portante – là où une fonte de poutres en acier peut rapidement conduire à une défaillance structurelle. On considère ainsi que le bois est plus résistant au feu que l’acier – mais moins que le béton. Plus récemment, des détails et traitements ignifuges pour empêcher les feux de cavité et la propagation des gaz de combustion sont intégrés dans les codes du bâtiment, mais aussi, dans certains États de l’UE par exemple, l’obligation d’installations d’arrosage automatique dans les larges constructions en bois pour prévenir efficacement les pertes humaines[75].

Les inquiétudes concernant la résistance du bois au feu ont été finalement démenties par la plupart des études au cours du siècle suivant, ce qui a permis de faire évoluer les standards de construction en bois. En France, c’est à l’aube de la Seconde Guerre mondiale que des premiers textes établissent les nouvelles applications et techniques de la construction en bois – présentant de nouvelles connaissances scientifiques, de nouveaux assemblages métalliques, des bois transformés, de nouveaux panneaux de contreplaqué et d’aggloméré… Cet intérêt pour la normalisation de la construction en bois témoigne de la relation étroite entre guerre et préfabrication, notamment avec la nécessité de réaliser rapidement des baraques militaires et des hébergements d’urgence. De par sa collaboration avec l’armée française, le célèbre architecte et designer français Jean Prouvé en a justement fait un travail approfondi ; il est reconnu encore aujourd’hui pour la fabrication d’éléments industriels comprenant plusieurs matériaux assemblés, dont le bois, mais surtout, le métal[76]. Comme le retrace le dernier rapport du GIEC, à l’échelle mondiale, les techniques de construction ont évolué du Néolithique au présent, à travers une démarche de tests et d’erreurs, pour parvenir à résoudre des problèmes complexes, qu’ils soient liés à des enjeux inhérents au logement ou à des enjeux climatiques, économiques, sociaux et politiques. La révolution industrielle occidentale, débutant aux alentours du XIX ème siècle, est reconnue comme le développement le plus important de ces trois derniers siècles, notamment dans le secteur de la construction. Auparavant, les métaux étaient utilisés uniquement pour de l’ornement, au vu de leurs faibles quantités ; les matériaux employés structurellement se résumaient donc à ceux disponibles directement dans la nature (bois et pierre) et à certains matériaux artificiels (mortier de chaux et ciment). Les constructions s’effectuaient sur site, c’est-à-dire en montant le bâtiment petit à petit à l’endroit de sa réalisation, et les structures étaient limitées par les capacités de ces matériaux naturels. Le tournant industriel a ainsi fait émerger de nouvelles techniques et possibilités architecturales – fonte, structures en verre, béton armé, acier, etc. –, faisant du fer, de l’acier et du béton les trois matériaux les plus importants du XIXème et XXème siècle. Les bâtiments préfabriqués, pré-assemblés et modulaires sont alors apparus dans ce contexte et ont normalisé un mode de construction où les éléments et matériaux du bâtiment, dont la taille varie d'un seul composant à un bâtiment complet, sont fabriqués à distance de la localisation finale du bâtiment.

L’architecte allemand Konrad Wachsmann, considéré comme le premier théoricien moderne de l'industrialisation du bâtiment, a défini en 1961 la condition première de l’industrialisation : la série[77]. Basée sur la répétition, cette idée de série devait conduire à une architecture nouvelle, qui avait d’ailleurs déjà été sous-entendue au XIXème siècle par certains architectes. Au-delà du secteur spécifique du bâtiment, le domaine plus général du design a aussi été imprégné par ce tournant de la préfabrication. En établissant les grands points précurseurs du design industriel et du modernisme, le mouvement historique du Bauhaus y a largement contribué.

Un siècle après sa fondation à Weimar, une nouvelle initiative collective émerge en Allemagne, avec pour objectif de développer une vision holistique contemporaine de l’environnement bâti : Bauhaus Earth – ou “Bauhaus der Erde”. Considéré comme les prémisses fondateurs du New European Bauhaus, ce projet a été officiellement lancé par la signature de la Déclaration de Caputh en décembre 2019, soit environ un an avant l’introduction officielle du NEB par la Présidente de la Commission européenne Madame Ursula von der Leyen devant les membres du Parlement européen à Bruxelles[78]. Le climatologue et physicien Dr. Hans Joachim Schellnhuber, fondateur et ancien directeur du Potsdam Institute for Climate Impact Research, et aussi actuel membre du High Level Roundtable du NEB, en est le principal initiateur, en collaboration avec Marc Weissgerber, l'ancien directeur général de Climate-KIC et de Véolia Allemagne. Leur initiative a vivement été soutenue par une vingtaine de personnalités éminentes de plusieurs milieux : Monika Grütters, Déléguée du gouvernement fédéral pour la Culture et les Médias, Annalena Baerbock, actuelle ministre fédérale des Afaires étrangères, Brigitte Mohn, entrepreneure, Ólafur Elíasson, artiste, Volker Schlöndorf, cinéaste, Dirk Messner, Président du Bureau fédéral de l’environnement en Allemagne, Annette Hillebrandt, architecte, et d’autres. Dans l’ensemble, les acteurs et les actrices de ce mouvement pointent du doigt le rôle déterminant du secteur de l’architecture et de la construction dans le cadre de la lutte contre le changement climatique, et plus particulièrement l’enjeu crucial que représentent les matériaux en bois au sein de cette lutte. Leur ligne directrice est claire : une grande partie des émissions de dioxyde de carbone actuelles et à venir pourraient être évitées et compensées si la réalisation de bâtiments en bois se déployait globalement[79].

Il paraît toutefois légitime, de nos jours, de se demander si promouvoir la construction en bois dans le cadre d’un nouveau Bauhaus ne serait pas en contradiction avec la pensée initiale du Bauhaus. Le Bauhaus a fait partie d’un ensemble de mouvements considérés d’avant-garde et révolutionnaires qui ont effectivement élaboré une nouvelle vision architecturale, mais qui ont aussi simultanément ouvert la voie à une esthétique industrielle hégémonique reposant sur l’uniformisation, la productivité, et sur des matériaux issus de procédés extractivistes néfastes pour l’environnement. Les initiateurs du Bauhaus der Erde soulèvent cette ambivalence de cette façon :

« En contradiction avec les mantras de la construction conventionnelle - et en partie aussi avec la philosophie de Weimar - le Bauhaus de la Terre conçoit l'environnement bâti non pas comme une imitation de la machinerie industrielle, mais plutôt comme une sœur sophistiquée de la Nature, où les matériaux, les formes, les fonctionnalités et les structures bénéficient de solutions organiques telles que fournies par 3 milliards d'années d'évolution sur Terre. Cela signifie, par exemple, utiliser abondamment le bois, dont les multiples propriétés surpassent celles du béton, et étudier soigneusement les principes de conception des plantes et le métabolisme des écosystèmes, qui permettent la résilience et la circularité. »[80]

La Déclaration du Bauhaus Earth n’a d’ailleurs pas été faite à Caputh par hasard : il s’agit d’un village célèbre où se situe la Villa d’été d’Einstein, construite en bois par l'architecte Konrad Wachsmann en 1929. À l’origine, c’est en l’honneur de l’anniversaire du physicien que différentes propriétés ont été proposées par le maire de Berlin à la famille Einstein afn qu’ils en choisissent une en tant que “cadeau de la ville”. N’étant pas à la hauteur de ses attentes et ne lui permettant pas de concrétiser ses propres idées, Albert Einstein les a toutes successivement refusées. Suite au scandale médiatique que cela a généré, l’architecte Konrad Wachsmann a pris connaissance de cette affaire et plus particulièrement de l’intérêt du physicien pour la construction d’une maison en bois. Sans trop dénoter avec l’architecture locale, la maison combine plusieurs styles de constructions à colombages, planches et dalles en bois. Celles-ci constituent les murs extérieurs et intérieurs et les plafonds, tandis que la charpente est composée de poutres en bois reliées les unes aux autres. Avant sa réalisation définitive à Caputh, elle a été construite à titre d'essai dans l'entreprise de construction en bois Christoph & Unmack AG à Niesky[81].

Cette fabrication industrielle des pièces en amont a introduit la façon de construire que Wachsmann a tenté de théoriser et développer le long de sa carrière d’architecte. Fuyant le régime de l’Allemagne nazi, il a immigré aux États-Unis pour un temps, durant lequel il a travaillé aux côtés de Walter Gropius. De leur collaboration est né, en 1941, un système de construction modulaire appelé « Te Packaged House System » : un projet de maison entièrement préfabriquée en bois, produite par Te General Panel Corporation[82]. Le lien entre le travail de Wachsmann et le travail de Gropius ne semble pas anodin : le premier, ébéniste de formation, voyait une continuité du milieu de l’artisanat par l’industrialisation et la standardisation des matériaux et éléments de construction ; le deuxième a créé une école de design interdisciplinaire foutant les limites entre art, design, architecture, artisanat et industrie.

Les matériaux industriels sont devenus les emblèmes de la construction et du design du XXème siècle et ont défini les standards que l’on connaît encore de nos jours. Ceux-ci ont permis d’étendre et de normaliser des techniques et des procédés industriels, mais aussi un mode de pensée moderne inhérent qui privilégie certaines attentes normatives au détriment des impacts environnementaux qu’elles engagent. On reconnaît ainsi aujourd’hui qu’en insufflant une vision des ressources terrestres en tant que biens dues à l’Homme, inépuisables et exploitables sans limites et sans conditions, les mouvements issus de la modernisation du XX ème siècle ont malheureusement contribué à la menace climatique planétaire actuelle. En dépassant l’idéalisation absolue du Bauhaus, il est toutefois possible de considérer que la puissance de ce mouvement se situe avant tout dans sa capacité à avoir enclenché un tournant dans l’art, l’architecture et le design, redéfinissant radicalement et à grande échelle les codes de conception. Ce serait justement en ce sens que le NEB pourrait alors réaffirmer une ambition européenne pertinente. Aaron Betsky traduit cette particularité ainsi : « Mon idéal serait qu'un nouveau Bauhaus retrouve ce type d'ouverture interdisciplinaire à tous les différents domaines de la conception. […] il existe des moyens par lesquels d'autres domaines du design sont en fait en avance sur l'architecture, et nous devrions apprendre d'eux. Donc, encore une fois, c'est une question de contenu. Je pense que si l'architecture comprend vraiment qu'elle fait partie d'une construction plus large du design avec différentes approches, échelles et constructions sociales, et qu'elle ne prétend pas être le leader de cette constellation, alors nous verrons une ouverture […] »[83].

On peut donc espérer, à travers ce mouvement contemporain européen, qu’il ne s’agit pas de réitérer simplement les mêmes standards architecturaux et esthétiques établis par le Bauhaus mais de puiser dans la force révolutionnaire, collective et transdisciplinaire de sa doctrine ; tout en prenant conscience des applications qui seraient inadaptées au contexte actuel – comme la négligence des enjeux écologiques à cette époque, mais aussi, la pensée productiviste, hiérarchique et sexiste que sous-tendaient certaines méthodes d’enseignement. La véritable question que le NEB pose serait, finalement, tel que le suggère le Dr. Schellnhuber : « Que se passerait-il si Walter Gropius et ses compagnons se retrouvaient soudain dans le monde d'aujourd'hui ? » Il poursuit : « Il est certain qu'ils placeraient la crise écologique planétaire au cœur de leurs créations. Nous ne pouvons malheureusement pas encore en dire autant de la plupart des écoles d'art contemporain et des facultés d'architecture qui se réfèrent volontiers aux protagonistes du Bauhaus. Nous voulons changer cela - avec un deuxième mouvement Bauhaus dans l'esprit de l'idée d'origine. Cette fois-ci avec une ambition délibérément écologique et à partir du Brandebourg »[84]. Dans un sens, le point commun entre les matériaux conventionnels, dont on tente de se défaire actuellement, et le bois, est l’enjeu transitionnel que leur emploi représente. Comme à l’époque, lorsque le béton et l’acier venaient répondre à des besoins d’hébergement rapides et économiques pendant des temps instables, le bois est aujourd’hui le matériau privilégié et recommandé par de multiples experts pour affronter les défis écologiques qui nous attendent, et plus largement, pour tourner les pages d’une tradition de construction basée sur l’extraction : désormais, les matériaux avec lesquels on souhaite construire poussent.

« Alors qu'après la Seconde Guerre mondiale, l'architecture "moderne" s'est de plus en plus orientée vers le machinisme, l'environnement bâti devrait à l'avenir plutôt s'inspirer du modèle de l’organique/naturel. » affirme à nouveau Schellnhuber. D’après lui, il est possible que « vers la fin du XXIème siècle, certaines urbanisations ne se distingueront plus des écosystèmes sur le plan matériel et structurel. Après tout, l'évolution a mis environ 500 millions d'années à inventer et à optimiser l'arbre. Sa "chair" (le bois) possède donc des propriétés matérielles exceptionnelles, et son "squelette" (racines, tronc et couronne) des propriétés systémiques uniques. Il s'agit de découvrir ces propriétés et d'autres caractéristiques d'entités vivantes pour le secteur de la construction et de les utiliser de manière durable. »[85]

Cette transition, autant souhaitable soit elle, n’est pourtant pas simple à opérer car, au-delà d’accentuer la culture scientifique pour l’utilisation du bois dans le bâtiment – ce qui reste évidemment crucial – , se défaire des matériaux qui ont consolidé la plupart de nos villes demande de faire face à de multiples obstacles sur le plan financier et le plan institutionnel. En effet, le secteur du bâtiment est reconnu pour être régi par des normes, institutions, infrastructures et expertises spécifiques, donc tout changement dans ce secteur prend du temps car cela implique un changement des standards mais également des perceptions, des programmes d’éducation et, plus globalement, de la culture du bâtiment. L’introduction de nouvelles pratiques pouvant aussi potentiellement causer du travail et des coûts supplémentaires à court terme, il paraît souvent plus simple sur le plan financier de privilégier les pratiques conventionnelles de construction vis-à-vis des pratiques alternatives. Par cette perpétuation collective et les rouages difficilement modifiables du secteur, la commercialisation de nouveaux produits, processus ou modèles commerciaux prennent typiquement plusieurs décennies. De plus, le secteur du bâtiment est reconnu pour sa forte hétérogénéité – beaucoup de types différents de bâtiments, de tailles et de fonction. En ce sens, l’industrie de la construction est plus empreinte aux risques et plus fragmentée que la plupart des autres secteurs économiques[86].

Pourtant, de nombreuses études économiques ont démontré le potentiel de la construction bois à réduire de façon rentable l’impact sur l’environnement de l’économie mondiale, impliquant à la fois le secteur public, la politique et l’investissement privé. Un cadre d’évolution unifié permettrait de limiter l’actuelle fragmentation des modèles relatifs à l’impact environnemental de la construction : couplées à une nouvelle éducation et mise à jour des programmes de recherches et de développement, les informations objectives provenant de ce cadre seraient utilisées pour des marchés publics écologiques. Dès lors, cela faciliterait l’adoption par le marché de nouvelles pratiques de construction plus durables et efficaces, et permettrait d’augmenter l’adoption et la connaissance du secteur par les architectes, les promoteurs et les entreprises de construction[87]. Pour l’instant, sur le marché des constructions massives, les techniques de construction en bois restent en moyenne encore plus chères que les méthodes conventionnelles, notamment à cause du traitement inégal des matériaux par les réglementations nationales de construction. En effet, la compétitivité économique de la construction bois varie entre régions et segments du marché. Au sein de l’UE, la construction, en tant que secteur économique clé, fait déjà l’objet d’une rangée de mesures pour renforcer les aspects économiques de l’efficacité et de la durabilité de nouvelles ressources dans le secteur – Circular Economy Strategy, the Resource Efficiency Strategy, Lead Market Initiative[88]....

S'éloigner de l'effet de verrouillage

Sur le plan financier, le bois est déjà en train de devenir une alternative viable et fable par rapport aux matériaux conventionnels, et on peut s’attendre dans le futur à ce que la construction en bois devienne d’autant plus compétitive en termes de coûts. À mesure que l’accumulation de projets pilotes alimenteront l’apprentissage par la pratique, une transition s’opérera dans les normes appliquées aux techniques modernes de construction. Faire du bois le nouveau matériau conventionnel interroge cependant : l’objectif de ce XXIème siècle dans le secteur est-il simplement de changer les matériaux conventionnels ou bien de se défaire d’un mode de pensée normatif et peu propice à la spécificité ? Le poids du secteur du bâtiment dans la balance carbone semble avant tout lié au caractère massif, global, sans conditions et sans limites de l’emploi du béton et de l’acier depuis quelques décennies. Changer uniquement le type de matériaux sans questionner cette pensée uniformisante, c’est aussi risquer de se diriger vers ce fameux « effet de verrouillage »[89].

Dans ses principes de base, l’architecture dite bioclimatique tend à remédier à cet effet : « On parle de conception bioclimatique lorsque l’architecture du projet est adaptée en fonction des caractéristiques et particularités du lieu d’implantation, afin d’en tirer le bénéfice des avantages et de se prémunir des désavantages et contraintes. »[90]. Naissant à la fin du XXème siècle, en réaction aux chocs pétroliers de 1973 et 1979 et donc à la l’inflation du prix du pétrole, les préceptes bioclimatiques sont venus poser une nouvelle vision du secteur du bâtiment : il s’agissait de trouver de nouvelles alternatives à la fois économiquement viables et plus respectueuses des ressources terrestres. L’objectif de l’architecture bioclimatique repose essentiellement sur la minimisation des dépenses énergétiques, dans le sens où un design architectural adapté aux conditions climatiques (orientation du bâtiment, choix du terrain, isolation, étanchéité, surfaces vitrées, sélection et combinaison rigoureuse des matériaux, disposition des volumes optimisée pour assurer la ventilation naturelle...) peut suffire à atteindre un confort ambiant, en termes de température, d’humidité, etc. Lorsque l’utilisation efficace des énergies naturelles disponibles parvient à compenser la majorité de la consommation énergétique, voire sa totalité, on considère qu’il s’agit d’une construction “passive”. Au vu du dérèglement climatique actuel, supposant des besoins en refroidissement grandissants, ce type d’architecture est particulièrement montré comme une façon de construire qui permettrait d’anticiper et de s’adapter à ces changements dès maintenant, mais aussi, grâce à la faible dépense énergétique qu’elle garantit, de les limiter.

Le bois présente justement de multiples avantages dans ce cadre de construction, notamment par ses propriétés thermiques, sa facilité d’ajustement, sa résistance sismique, sa durabilité dans le temps (une maison en bois peut tenir jusqu’à plusieurs centaines d’années), et également par l’impact bénéfique que des surfaces en bois nu peuvent avoir sur la qualité de l’air intérieur et la santé humaine (tampon anti-humidité, acoustique douce, ambiance de détente)[91]. Pour autant, il reste important de réaliser que l’efficacité et la durabilité des architectures bioclimatiques repose avant tout sur l’idée d’adaptation aux conditions locales. Le bois peut alors être un des matériaux à privilégier, mais pas le matériau unique à privilégier absolument.

En réalité, des cas d’utilisation de matériaux en bois faisant fi des spécificités régionales et locales peuvent conduire à des répercussions négatives sur le plan socio-économique, politique et culturel, mais aussi, à des effets aggravants en termes climatiques. Dans beaucoup de situations, le bois importé depuis des ressources lointaines ne contribue pas au développement économique et social d’une filière forêt-bois locale, il crée une dépendance potentiellement instable avec une autre région, et augmente considérablement, par son transport, le bilan carbone du bâtiment avec lequel il va être construit. S’il est indéniable que le bois est un matériau qui coche toutes les cases en termes de ressources écologiques et renouvelables, son usage, au-delà même du secteur du bâtiment, peut s’avérer ne pas être la solution la plus adaptée quand d’autres ressources locales se présentent.

Cet aspect, couplé aux mises en garde des scientifiques sur les risques environnementaux à plusieurs niveaux de la globalisation d’exploitations forestières massives, démontre que la généralisation absolue des matériaux en bois ne fait pas sens dans le cadre d’une démarche écologique qui se veut contemporaine, durable et juste. C’est pourquoi, si l’on estime que l’objectif est de s’adapter à la fois aux conditions climatiques actuelles et à venir, aux ressources locales et de proximité, aux pratiques socio-culturelles et au contexte socio-économique, il s’agirait plutôt de faire interagir les nouvelles connaissances et les innovations techniques de la construction bioclimatique avec les principes de l’architecture vernaculaire : « L’architecture vernaculaire est conçue en harmonie avec son environnement immédiat et ses habitants. Ce type de bâti naît des ressources locales et sa conception prend en compte des aspects socioculturels tels que les modes de vie, les usages et les croyances. Cette architecture révèle la façon dont différents peuples conçoivent le monde et leur procure ainsi un sentiment d’appartenance. »[92]. En effet, les multiples exemples d’architecture vernaculaire existants montrent que depuis des siècles, des techniques de protection et d’adaptation face au climat sont élaborées depuis des ressources locales, ce qui a justement été la base de toute architecture. Cette mission climatique originelle est de plus en plus abordée dans le monde de l’architecture depuis quelques années, que ce soit dans la pratique, dans les revues emblématiques ou chez les théoriciens. Le travail de Philippe Rahm en témoigne justement ; pour lui, l’enseignement et la pratique devraient se recentrer avant tout sur cette question de survie du corps animal : « l'architecture sert à protéger le corps humain des excès de chaleur et de froideur. C'est ça l’architecture. »[93]. En ce sens, il tente de « penser les moyens de l'architecture – le design, en fait – en étant aussi climatique ; c'est-à-dire que, si l'origine est climatique et la finalité climatique, les moyens pourraient être aussi climatiques »[94]. Partant d’une vision qui remet les données climatiques au centre, l’architecte suisse propose alors un autre regard sur l’histoire de l’architecture : beaucoup de bâtiments anciens que nous connaissons sont constitués de matériaux sélectionnés pour leurs caractéristiques climatiques et pour leur disponibilité locale – les bâtiments parisiens sont blancs car il y a du calcaire blanc dans la région ; Rome est une ville rouge car il y a de l’oxyde de fer dans la région, etc. Ce serait donc plus récemment, d’après Rahm, que les valeurs esthétiques et symboliques ont pris une place centrale en architecture – en particulier lors de l’époque Postmoderne. Il prône ainsi le retour d’une architecture « en empathie avec le climat», à travers laquelle les données climatiques ne sont pas perçues comme des contraintes mais comme une façon, à nouveau, de redéfinir des codes esthétiques.

Au-delà de l’aspect strictement climatique, on reconnaît dorénavant que le développement économique des pays tend à effacer les façons traditionnelles de concevoir les espaces et à assigner au monde occidental le monopole d’un modèle universel de construction : « compte tenu de son mode de communication, l’Occident se présente parfois comme ce qui se fait de mieux. Le reste du monde le perçoit alors comme tel, oubliant que les ressources locales pourraient résoudre la crise climatique et représenter une alternative sérieuse en matière de développement socio-économique »[95] déclarait l’architecte Diébédo Francis Kéré dans un interview lorsqu’il a été récompensé du Prix Pritzker 2022.

Dans son travail, l’architecte burkinabé souhaite dépasser les approches occidentales dominantes du secteur du bâtiment, sans nécessairement les rejeter, pour apporter une culture empirique plus adaptée aux problématiques actuelles. Son premier chantier, débuté dès 2001, est une école élémentaire à Ouagadougou construite en briques de terre crue avec une jonction de 8% de ciment pour garantir solidité des murs, un double système de toiture pour favoriser la ventilation naturelle des intérieurs couplé à une aspiration de l’air provoquée par différences de températures entre volumes et un système de recueil des eaux de pluie par un réseau de canalisations en béton courant de la toiture jusqu’au sol[96]. Pour Kéré, la transmission par la construction est un acte éthique inhérent à son travail : en partant d’un matériau simple que la plupart des personnes peuvent manipuler, c’est-à-dire de la terre, la réalisation de ce projet a rassemblé une communauté autour d’un savoir-faire commun. Comme de multiples projets à travers le monde et à travers les siècles en témoignent, les méthodes de conception architecturales participatives contribuent à la fois à la limitation des coûts de production, à une plus grande durabilité de l’ouvrage, mais également, à l’autonomisation des communautés locales ; il s’agit, tel que le soutient Kéré, de « bâtir une source avec et pour une communauté afin de répondre à un besoin essentiel et corriger les inégalités sociales »[97].

En conclusion, l’ensemble de ces analyses et ces estimations sur le potentiel de la construction en bois fournit effectivement des données fondamentales pour diriger une transition du secteur vers l’atténuation du changement climatique. Pour autant, étant donné l’échelle importante qu’elles couvrent, il semble que toute réduction significative des dégradations environnementales venant du secteur ne pourrait être atteinte sans y intégrer à la fois les facteurs régionaux et locaux adaptés. C’est seulement depuis ces spécificités que les nouvelles alternatives techniques et technologiques trouveront leur pertinence.

De fait, la façon intelligente de Kéré d’employer des matériaux locaux et de les combiner a été pensée pour s’adapter et répondre au climat naturel, notamment en résistant à la chaleur, et fonctionner avec des ressources limitées. Dans un sens, son travail est un exemple significatif et pertinent qu’un matériau unique n’a pas à être privilégié dans toutes les situations car cela serait finalement reproduire des erreurs historiques qui ont participé à la situation environnementale actuelle. À l’inverse, la voie écologique qu’il propose, et celle vers laquelle le secteur du bâtiment pourrait tendre, est plutôt celle qui invite à travailler au-delà des limites les plus établies des pratiques de construction pour dépasser les normes constructives dominantes, et ainsi créer une architecture adaptée à son environnement naturel et social.

[1] Chapter 0 : Buildings, "Climate Change 2022: Mitigation of Climate Change", Intergovernmental Panel on Climate Change (IPCC/GIEC) Sixth Assessment Report, avril 2022.

[2] Ibid.

[3] Himes, Austin et Gwen Busby. “Wood buildings as a climate solution”, Developments in the Built Environment, Volume 4, novembre 2020. 100030, ISSN 2666-1659

[4] Kucera, Savannah. “Wood buildings could combat climate change, study finds”, Yale News, février 2020

[5] Hurmekoski, Elias. “How can wood construction reduce environmental degradation?”, European Forest Institute, 2017, p. 4. ISBN 978-952-5980-34-9

[6] Himes, Austin et Gwen Busby. op. cit.

[7] “Sustainability indicators”, World Steel Association, novembre 2021

[8] Luquain, Amélie. “Le béton cherche à limiter ses émissions de CO2”, Le Moniteur, novembre 2019

[9] “Le béton-ciment, troisième "pays" des émissions de gaz à efet de serre”, GEO, octobre 2021

[10] “Climat: les mines, la métallurgie et la sidérurgie françaises s'engagent à réduire leurs émissions”, Le Figaro, mai 2021

[11] Hurmekoski, Elias. op. cit., p. 4

[12] “Pacte vert pour l'Europe: la Commission propose de stimuler la rénovation et la décarbonation des bâtiments”, Communiqué de presse, Commission européenne, Bruxelles, décembre 2021

[13] Himes, Austin et Gwen Busby, op. cit.

[14] Ibid.

[15] “Pacte vert pour l'Europe: la Commission propose de stimuler la rénovation et la décarbonation des bâtiments”, op. cit.

[16] “À la une: l'efcacité énergétique des bâtiments”, Actualité, Commission européenne, Bruxelles, février 2020

[17] “Questions et réponses sur la vague de rénovations”, Questions et réponses, Commission européenne, Bruxelles, octobre 2020

[18] Chapter 9 : Buildings, “Climate Change 2022: Mitigation of Climate Change”, (IPCC/GIEC), op. cit.

[19] Himes, Austin et Gwen Busby, op. cit.

[20] Beyer, Gunilla, Manu Defays, Martin Fischer et al., Tackle Climate Change : Use wood, décembre 2011 (dernière édition), p. 35

[21] “Aaron Betsky: "Hunting and Gathering: Tactical Urbanism, Collage Architecture” - Architecture Spring 2015 Lecture Series, Syracuse University School of Architecture, février 2015

[22] Chapter 9 : Buildings, “Climate Change 2022: Mitigation of Climate Change”, (IPCC/GIEC), op. cit.

[23] Ibid.

[24] Kucera, Savannah. op.cit.

[25] Beyer, Gunilla, Manu Defays, Martin Fischer et al., op.cit., p. 12

[26] “Construire en bois en vue des enjeux climatiques | Bruno Clair & Cedric Montero | TEDxIMTMinesAles”, 2020

[27] Beyer, Gunilla, Manu Defays, Martin Fischer et al., op.cit., p. 14

[28] Berg, Nate. “Wood buildings should be a requirement of any climate change policy”, FastCompany, novembre 2020

[29] Hurmekoski, Elias. op. cit., p. 5

[30] Roberts, David. “Te hottest new thing in sustainable building is, uh, wood”, VOX, janvier 2020

[31] Ibid.

[32] Christophe. “La Villette version bois des Flandres, Neutelings Riedijk transforme l’ancienne Gare maritime de Bruxelles”, AMC, décembre 2021

[33] Hurmekoski, Elias, How can wood construction reduce environmental degradation?, op. cit., p. 5.

[34] Himes, Austin et Gwen Busby, op. cit.

[35] “L'énergie grise des matériaux de construction”, Ecoconso

[36] Himes, Austin et Gwen Busby, op. cit.

[37] Ibid.

[38] Hurmekoski, Elias. op. cit., p. 7

[39] « Les ciments "bas carbone" : de nouveaux mélanges ternaires », InfoCiments, mars 2022

[40] Chapter 9 : Buildings, “Climate Change 2022: Mitigation of Climate Change”, (IPCC/GIEC), op. cit.

[41] Latteur, Pierre. "Structures en bois, Podcast n°1 : Le matériau bois", janvier 2021.

[42] Ibid.

[43] Ibid.

[44] « How Do Trees Survive in Winter? », Let’s Talk Science, mars 2020

[45] Latteur, Pierre. op. cit.

[46] Beyer, Gunilla, Manu Defays, Martin Fischer et al., op.cit., p. 62

[47] Himes, Austin et Gwen Busby, op. cit.

[48] "Forest Products Annual Marker Review 2019-2020", UNICEF/FAO, 2020, p. 10

[49] Beyer, Gunilla, Manu Defays, Martin Fischer et al., op.cit., p. 28

[50] « Bois illégal », GreenPeace, 2017

51 « WWF Enforcement Review of the EU Timber Regulation (EUTR) - EU Synthesis Report », WWF, 2019, p. 3

[52] « Exploitation illégale des forêts dans l’Union européenne », Questions parlementaires, Parlement Européen, mai 2022

[53] Delamarche, Myrtille. « L’Europe importe de plus en plus de bois », L’Usine Nouvelle, mars 2020

[54] « Lutte contre le bois illégal : Règlement sur le Bois de l’Union européenne », Ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire (France), octobre 2016

[55] « Forest Products Annual Market Review 2019-2020 », UNECE/FAO, 2020, p. 14

[56] Beyer, Gunilla, Manu Defays, Martin Fischer et al., op.cit., p. 28

[57] « Ils transforment les arbres en bois d'œuvre », L’ArchiPelle (youtube), avril 2022

[58] Grassler, Majorie. « Furniture and Wood Industry: Te forests and the obligation of taking care of the oxygen source of Europe », Better Factory, mars 2021

[59] Beyer, Gunilla, Manu Defays, Martin Fischer et al., op.cit., p. 74

[60] Cailloce, Laure. « Le bois, matériau de demain ? », CNRS Le Journal, juillet 2016

[61] de Vaugelas, Françoise. « Des vêtements à partir de bois et de fibres textiles recyclées », L’Usine Nouvelle, octobre 2019

[62] Righi, Nadège. Les fibres cellulosiques artificielles sur la voie du développement durable », Mode in Textile (IFTH), mai 2018

[63] Hurmekoski, Elias. op. cit., p. 8

[64] Beyer, Gunilla, Manu Defays, Martin Fischer et al., op.cit., p. 51

[65] Ibid., p. 49

[66] Hurmekoski, Elias. op. cit., p. 9

[67] Ibid.

[68] Kucera, Savannah. op. cit.

[69] Hurmekoski, Elias. op. cit., p. 8

[70] Beyer, Gunilla, Manu Defays, Martin Fischer et al., op.cit., p. 37

[71] Latteur, Pierre. op. cit.

[72] Beyer, Gunilla, Manu Defays, Martin Fischer et al., op.cit., p. 42

[73] Harter, Hélène. « Chicago et l’incendie de 1871 : entre mythes et réalité », In Cabantous, A. (Ed.), Mythologies urbaines : Les villes entre histoire et imaginaire, 2004, pp. 219-236. ISBN : 9782753525696

[74] Roberts, David. op. cit.

[75] Hurmekoski, Elias. op. cit., p. 5

[76] Berthier, Stéphane. « Le renouveau de l’architecture de bois en France, 1965-1985 : une expérimentation industrielle », in Livraisons de l'histoire de l'architecture, 34, 2017, pp. 49-60

[77] Wachsmann, Konrad. Te Turning Point of Building : Structures and Design, New York, Reinhold, 1961

[78] Schellnhuber, Hans Joachim et Marc Weissgerber. « Towards a New Bauhaus - Concept Note », Union européenne, octobre 2020

[79] « Neue Bauhaus-Bewegung im Zeichen des Klimaschutzes », Tantower Wordpress, septembre 2021

[80] Schellnhuber, Hans Joachim et Marc Weissgerber, op. cit.

[81] « Albert Einstein in Caputh, 1929-1932 », Biografe, Albert Einstein in the World Wide Web

[82] « Te Packaged House: A Wartime Proposal by Walter Gropius and Konrad Wachsmann », MIT Press Open Architecture and Urban Studies, avril 2021

[83] Voir l’interview de Aaron Betsky (p.285) réalisée par l’équipe de recherche dans le cadre de la rédaction de cet ouvrage

[84] « Neue Bauhaus-Bewegung im Zeichen des Klimaschutzes », Tantower Wordpress, septembre 2021

[85] Ibid.

[86] Hurmekoski, Elias. op. cit., p. 4

[87] Ibid., p. 10

[88] Ibid., p. 3

[89] Chapter 9 : Buildings, « Climate Change 2022: Mitigation of Climate Change », (IPCC/GIEC), op. cit.

[90] « Les principes de base d’une conception bioclimatique », eRT2012

[91] Hurmekoski, Elias. op. cit., pp. 5-6

[92] Essessé, Amélie. « En quoi l’architecture vernaculaire peut-elle être une source d’inspiration pour le futur ? », L'Observatoire, vol. 57, no. 1, 2021, pp. 117-119

[93] Voir l’interview de Philippe Rahm (p. 153) réalisée par l’équipe de recherche dans le cadre de la rédaction de cet ouvrage

[94] Ibid.

[95] cité par Delaleu, Alice. « Diébédo Francis Kéré, de l’architecture contextuelle concrétisée » , Chroniques d’architecture, avril 2022

[96] M. D. « Diébédo Francis Kéré, Pritzker 2022 » , AMC, mars 2022

[97] cité par Delaleu, Alice. op. cit.

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