Médias : les Oligarques font leur shopping

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Nalin Mehta rappelle que son pays, la « plus grande démocratie au monde », dispose de quelque 800 chaînes de télévision mais que toutes celles qui diffusent de l’information sont détenues par des milliardaires de l’ombre : barons de l’immobilier, personnalités politiques, capitaines d’industrie… Et que certaines de ces chaînes sont utilisées pour faire du chantage, promouvoir des intérêts personnels voire blanchir de l’argent sale. « En Inde, c’est un véritable coup d’État, enchérit le journaliste et écrivain Manu Joseph. Un certain nombre de personnes qui ne portent pas la démocratie dans leur cœur se sont approprié la plupart des chaînes de télévision du pays »2.

les meilleurs amis du Président turc Certains de ces oligarques se targuent de

Ci-dessus : Ferit F. Şahenk, président du Dogus Group D.R.

Ci-contre : Yildirim Demirören, président de la holding Demirören D.R.

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pouvoir faire et défaire les gouvernements ; d’autres concluent des alliances avec le pouvoir politique et bénéficient en retour de faveurs économiques. La puissance financière associée à leur mainmise sur les fleurons de la presse leur donne un pouvoir presque sans limites, bien loin des principes journalistiques que tentent parfois de défendre leurs employés. Une équation contre-nature dans laquelle se débattent aujourd’hui les grands médias turcs, par exemple, victimes d’une censure sournoise et élaborée qui s’ajoute à la répression brutale dont les autorités d’Ankara ont le secret, une censure dont les oligarques sont les complices. « Alors que le monde entier se focalise sur la question des journalistes emprisonnés en Turquie (qui sont en majorité kurdes), le baiser de la mort est donné à notre profession par ces propriétaires de médias qui détruisent sciemment l’indépendance éditoriale, virent des journalistes critiques et empêchent toute enquête sur le pouvoir »3, écrivait Yavuz Baydar,

ancien médiateur des quotidiens Milliyet puis Sabah. C’était en 2013. Depuis, cet ombudsman a perdu son poste, « viré » comme des dizaines d’autres journalistes jugés trop critiques par le gouvernement de Recep Erdogan. Qui n’a même pas besoin d’intervenir : les patrons de presse s’en chargent à sa place. Sous les mandats successifs de Recep Erdogan, ces nouveaux oligarques de la presse, adoubés par le pouvoir et fidèles à celui-ci, ont prospéré. « Pour comprendre, suivez le fil rouge de l’argent », écrit Baydar. Comme dans tant d’autres pays, les grands médias turcs sont récemment tombés dans l’escarcelle d’hommes d’affaires actifs dans des secteurs stratégiques du pays tels que les télécommunications, le secteur bancaire et les btp. « Un terreau propice à la politique de la carotte et du bâton », poursuit Yavuz Baydar. En clair, les propriétaires des médias qui soutiennent la politique du gouvernement peuvent compter en retour sur des attributions de marchés publics, des licences d’exploitation, de la publicité voire certaines indulgences fiscales. Les critiques, eux, sont étouffés à petit feu. Parmi ces « meilleurs amis du président » Erdogan, on compte aujourd’hui des oligarques tels que Ferit F. Şahenk, président du très puissant Dogus Group (qui contrôle la télévision NTV) ; le milliardaire Turgay Ciner (présent dans le secteur de l’énergie), propriétaire de la télévision Haberturk et du quotidien du même nom ; Yildirim Demirören, pdg d’une holding du même nom (pétrole, gaz, tourisme et btp) qui a racheté en 2012 le prestigieux quotidien à grand tirage Milliyet… D’autres médias ont également changé de propriétaires, se retrouvant entre les mains d’oligarques proches du pouvoir. Avec des conséquences désastreuses pour la liberté de la presse. « Le contenu éditorial est strictement contrôlé par les patrons des médias qui ont leur propre agenda économique et sont en position de dépendance vis-à-vis

1. Behind a Billion Screens : What Television Tells Us About Modern India, Harper Collins India, 2015. Non traduit en français. 2. International New York Times, 14 mai 2015. 3. New York Times, 19 juillet 2013.


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