Les Grands Ensembles dans le cinéma français : images et représentations depuis 1990

les grands ensembles dans le cinéma français images & représentations depuis 1990

paul rousselet / Mémoire de master 2 / ENSAB / 2019

remerciements Je souhaite remercier le directeur de ce mémoire, Maxime Decommer, pour son implication pédagogique m’ayant permis de pousser toujours plus loin cette réflexion sur le cinéma et l’architecture.

Je remercie tous ceux qui, de près ou de loin, ont contribué à nourrir et faire vivre ma cinéphilie, transformant ce simple passe-temps en une véritable passion.

sommaire Introduction

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PLACER LE CONTEXTE | HISTOIRE ET DÉFINITIONS

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Architecture et cinéma grands ensembles Historique de la représentation filmique française des grands ensembles jusqu'en 1985

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PORTRAIT ARCHITECTURAL | USAGES ET APPROPRIATIONS

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un langage visuel géométrique espaces publics intérieurs et extérieurs une virée à paris une esthétique de la froideur

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PORTRAIT SOCIAL | UN CADRE POUR FAIRE ÉVOLUER DES PERSONNAGES

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un portrait filmique et social une vie de communauté forte errances de jeunesse nous et eux

35 44 46 50

REPRÉSENTATIONS | IMPACT ET CRÉDIBILITÉ

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ce que nous disent ces films questionner les représentations un nouvel horizon pour les grands ensembles ?

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conclusion

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note de fin

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filmographie & bibliographie

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INTRODUCTION Si l’architecture est la volonté d’une époque, traduite dans l’espace comme nous le dit Mies Van Der Rohe, il semble important de se questionner sur ses représentations actuelles afin de ne pas se déconnecter du réel. Figures de progrès puis de rejet, caractérisés par de grandes tensions sociales et spatiales, les grands ensembles, institués à l’origine par les modernes dont faisait partie l’architecte allemand, semblent être un sujet d’analyse adéquat et encore ancré dans l’actualité.

De la construction d’une nouvelle ligne de métro du Grand Paris à un jeune décédé lors d’un contrôle de police, les grands ensembles sont régulièrement au cœur des actualités médiatiques. Il suffit alors d’allumer la télévision pour avoir un premier aperçu de ces représentations : La séquence s’ouvre sur un plan d’ensemble des tours, on filme les rangées de fenêtres où une mère de famille secoue son tapis par le balcon. Une voix off expose alors les faits et pioche dans un lexique hasardeux : « grands ensembles », « banlieue », « cité », « quartiers », « ZUP », « HLM », parfois associés à des termes comme « jeunesse », « immigration » « chômage » ou « isolement ». Entre fantasmes et réalités, les grands ensembles sont dépeints à l’écran par des images et des mots qu’il faut décrypter afin de mieux les comprendre. En regardant ces reportages tv, nous obtenons un premier aperçu de la manière dont est filmée cette architecture et par conséquent de comment elle est perçue.

Mais de réelles contraintes techniques sont associées à ces formats : la situation doit être comprise en quelques plans, l’information transmise efficacement quitte à parfois tendre vers la caricature, rendant ces images limitées. Afin d’analyser ces représentations, nous nous intéresserons donc à une forme de média par essence libre et artistique : le cinéma de fiction. « Tous les grands films de fiction tendent au documentaire, comme tous les grands documentaires tendent à la fiction. [...] Et qui opte à fond pour l’un trouve nécessairement l’autre au bout du chemin.1 »

Le réalisateur, maître de son œuvre, vient façonner l’univers où prennent place des personnages aux desseins différents évoluant en décors réels ou en studio. En cadrant sa scène, le réalisateur dirige le regard du spectateur. Il montre ou il cache, il compose son image et fait sens, consciemment ou non. Lorsqu’il monte son film, il fait un second choix. Proposet-il un plan séquence collant au réel ou un montage cut, plus incisif ?

Cette liberté de forme offerte pas le cinéma de fiction semble permettre une appropriation totale de la question des Grands Ensembles par ces artistes, jouant avec les aspects sociaux et politiques de ces décors caractéristiques. Cependant, malgré une large palette de styles et de genres, certains motifs se répètent régulièrement, signes d’une réalité sociologique ou de clichés persistants.

Nous croiserons ainsi dans les grands ensembles du cinéma la mère de famille, femme au foyer souvent dépressive, mais aussi la figure du dealer de cité, jouant le rôle du grand méchant régnant sur son territoire, sans oublier la fameuse bande de jeunes, refaisant le monde assis sur les escaliers du hall…

Analyser la manière dont les réalisateurs s’emparent du sujet des grands ensembles nous permettra de comprendre la façon dont est perçue cette architecture par le grand public mais aussi de mettre en valeur les stéréotypes véhiculés.

Le cinéma a de plus un rôle d’alerte. De nombreux réalisateurs ont utilisé cet art pour dénoncer, révéler ou mettre en lumière des travers sociétaux. L’aspect artistique de ce média peut apporter de profondes nuances à de simples faits et 1

Godard, Jean-Luc, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Ed. de l’Etoile, Paris, 1985, p144

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ainsi enrichir ces évènements de nouvelles perspectives de compréhension. Les exemples en sont nombreux : en 1979, Francis Ford Coppola proposa une vision nouvelle de la guerre du Vietnam à travers son film Apocalypse Now2, à la fois hallucinée et surréaliste. Il déclara : « Apocalypse Now n’est pas un film sur le Viêt Nam, c’est le Viêt Nam. Et la façon dont nous avons réalisé Apocalypse Now ressemble à ce qu’étaient les Américains au Viêt Nam. Nous étions dans la jungle, nous étions trop nombreux, nous avions trop d’argent, trop de matériel et petit à petit, nous sommes devenus fous.3 »

Avec Elephant, Gus Van Sant présentera une vingtaine d’année plus tard la tuerie de Columbine sous un angle inédit, cherchant à comprendre les racines qui conduiront les protagonistes à ces actes terribles dépassant les préjugés médiatiques alors diffusés.

Nous traiterons de la problématique suivante : quelle est l’image des grands ensembles dans le cinéma français depuis les années 1990 ?

Cette thématique fût, dans le passé, approchée par une vision sociologique voire historique, mais jamais via le prisme architectural : entendre et analyser ces discours artistiques permettra d’accéder à un nouvel état de compréhension de ces formes d’architecture et peut-être d’enrichir de futures interventions sur ces espaces, en s’affranchissant de préjugés.

L’œuvre de Camille Canteux, Filmer les grands ensembles, thèse d’histoire sociale traitant de la question jusque dans les années 1980 servira de base à ce travail de recherche afin de comprendre les fondements de ces représentations.

Afin de procéder à cela, nous nous attacherons à un corpus de films datant des années 1990 à aujourd’hui car impactant plus fortement les représentations actuelles des grands ensembles. De plus, il semble intéressant de comprendre comment ces espaces sont traités de manière filmique dans une période qui les rejette voire cherche à les détruire. Ce corpus élargi de films, nous permettra de dresser un portrait architectural et social étendu de ces espaces au cinéma.

Nous analyserons plus en profondeur un corpus réduit de 6 films, qui amènera nuances et précisions à ce portrait. Ces longs-métrages se déroulent majoritairement dans un cadre urbanistique marqué par les grands ensembles et ont été remarqués par le public et la critique. De plus, ces œuvres cinématographiques ont été fortement médiatisées à leur sortie et ont été réalisées par des auteurs influents et reconnus. Les longs-métrages choisis sont les suivants : KASSOVITZ, Mathieu, La Haine, 1995 RICHET, Jean-François, Ma 6-t va crack-er, 1997 KECHICHE, Abdellatif, L’esquive, 2004 SCIAMMA, Céline, Bande de filles, 2014 AUDIARD, Jacques, Dheepan, 2015 BENYAMINA, Houda, Divines, 2016

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Coppola, Francis Ford (réalisateur), Apocalypse Now, [Vidéo],1979,194min Coppola, Francis Ford, (1979), Discours de présentation, Cannes, Festival de Cannes 6

PLACER LE CONTEXTE | HISTOIRE ET DÉFINITIONS Commençons tout d’abord par poser les bases de notre analyse en répondant à trois questions simples : Quelle relation entretient le Premier Art avec le Septième ? Quelle est l’histoire des Grands Ensembles ? Et par quelles images filmiques sont-ils représentés jusqu’en 1985 ?

Architecture et Cinéma Liens et relations Si l’on souhaite tisser les liens entre Cinéma et Architecture, la première évidence serait de s’intéresser aux individus à l’intersection de ces arts : des cinéastes-architectes aux chefs-décorateurs ou autres architectes de plateau, ils semblent nombreux. Nous pourrions prendre pour exemple le réalisateur Fritz Lang, figure expressionniste du cinéma européen des années 20, dont l’architecture marque particulièrement son film Metropolis1, mais c’est Ken Adam, chef décorateur britannique, qui représente le mieux la synthèse de ces arts (fig. 1). Marqué par le mouvement Bauhaus, il étudiera l’architecture avant de rejoindre les rangs de l’industrie cinématographique après la Guerre. Il fabriquera les machines et décors des premiers James Bond, et Stanley Kubrick l’engagera pour son Docteur Folamour2 où il construit la fameuse salle de guerre : « J’ai exploré plusieurs formes avant d’aboutir à une sorte de triangle. Stanley est intervenu. ‘’ Est-ce que ce n’est pas le triangle la forme la plus solide en géométrie ? ‘’ Moi : ‘’ Peut-être bien.’’ Lui : ’’En d’autres termes, ne serait-ce pas la forme idéale pour un abri anti-bombes ?’’ Moi : ‘’En béton armé.’’ Lui : ’’Un immense abri souterrain. Fantastique.’’ J’ai peaufiné mes croquis en y ajoutant une grande table circulaire et des grandes cartes. Lui : ‘’Un tapis vert sur la table…’’ Moi : ‘’… le film est en noir et blanc.’’

Lui : ‘’Ouais, mais la table, c’est comme si le Président et ses généraux jouaient à un poker géant.’’3»

Cette discussion illustre bien l’idée de création d’un projet collectif, commune au Cinéma et à l’Architecture. Ce dialogue pourrait d’ailleurs être transposé dans l’écosystème architectural, Stanley Kubrick jouant le client scrupuleux et Ken Adam l’architecte essayant tant bien que mal de le contenter. Là n’est pas le seul point de convergence, nous pourrions citer de plus l’utilisation de la maquette (fig. 2) et du croquis dans la recherche de décors, les visites de site semblables aux repérages de lieux de tournage ou ce que l’on appelle la Contrainte des Arts.

En effet, le cinéma et l’architecture se doivent de faire face aux contraintes de la matière4, contraintes d’un monde régi par des lois physiques auxquelles viennent s’ajouter tout un tas de considérations logistiques. Ils doivent faire face au réel, l’architecture est habitée et le cinéma doit divertir. Si ces conditions ne sont pas remplies, ils partageront un autre point commun : la polémique du « au prix que ça coûte5 » signe d’une relation et d’un investissement très forts des financeurs et du public pour ces œuvres.

Si l’influence de l’architecture dans le cinéma est acquise par tous, celle du cinéma sur l’architecture est plus ambigüe.

Le Corbusier s’inspirait déjà du 7ème art, imaginant ses rampes comme des « travelling » cinématographiques, mais Jean Nouvel ira plus loin, prônant ouvertement l’utilisation d’un lexique commun6 : « séquence », « cadrage », « plongée », « contre-plongée », « profondeur de champs », « panoramique » « fondu enchainé » sont tant d’expressions utilisées 1 2 3 4 5 6

Lang, Fritz (réalisateur), Métropolis [Vidéo], 1927, 148min Kubrick, Stanley (réalisateur), Docteur Folamour [Vidéo], 1964, 95min Ettedgui, Peter, Les chefs décorateurs, « Les métiers du cinéma », Paris, La Compagnie du Livre, 2000, p37 Jousse, Thierry et Paquot, Thierry, La Ville au Cinéma, Paris, Editions Cahier du cinéma, 2005, p38 Jousse, Thierry et Paquot, Thierry, La Ville au Cinéma, Paris, Editions Cahier du cinéma, 2005, p40 Karolyi, Elisabeth, L’influence du cinéma sur l’architecture, Mémoire de maîtrise d’histoire de l’art, 2002, p20.

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par l’architecte français. Sa relation avec le cinéma est de plus intimement liée au cinéaste Wim Wenders, auquel il reconnait un talent pour filmer les villes désertées et les déserts urbanisés (fig. 3). Cette ingéniosité pour recréer ces atmosphères, ces « impressions fragmentaires et fugitives7 », c’est aussi ce que cherchent à susciter les architectes lorsqu’ils dessinent un édifice : « Eprouver une sensation – être ému - en être conscient – avoir la perversion à travers son émotion d’analyser cette émotion – s’en souvenir – mettre en œuvre toute une stratégie pour la simuler, l’amplifier, pour mieux la donner aux autres et, à coup sûr, la faire éprouver – pour le bonheur du plaisir partagé. C’est tout cela être réalisateur de cinéma ou d’architecture.8 »

Ainsi, l’architecte comme le cinéaste compose avec la lumière et le mouvement afin de proposer à l’usager-spectateur une expérience particulière. Tous deux jouent avec le cadre, dissimulent et révèlent : ils modèlent l’espace.

L'espace cinématographique Au croisement de la photographie, de la peinture et du théâtre, le cinéma a naturellement hérité d’un certain nombre de codes mais une différenciation existe et certaines expériences esthétiques lui sont propres. La notion d’espace cinématographique peut en être l’explication. L’étudier et le comprendre nous permettra de décrypter sa mise en scène et de traduire ses caractéristiques et son impact sur les représentations.

Selon le théoricien Antoine Gaudin, le matériau-espace est l’élément fondamental de la composition cinématographique. L’espace au cinéma, c’est à la fois un lieu concret et réel où se déroule l’action, mais c’est aussi une organisation scénographique choisie9.

Prenons l’exemple d’un verre présent dans une pièce vide. Le réalisateur exprime son idée du cadre au chef-opérateur, il ajuste la focale et le caméraman déambule dans l’espace pour réaliser sa ou ses prises de vue. Le plan est ensuite monté en une séquence, étalonné, mis en musique ou non puis projeté sur un support. L’espace cinématographique, c’est l’espace du verre dans la pièce vide telle qu’il est retranscrit à l’écran. Par exemple, dans la réalité, le verre est placé à quelques mètres des murs de la pièce, mais le choix de la focale et le jeu de la profondeur de champs vient à petite ou grande échelle, perturber et impacter notre perception de cette réalité. Il est donc très important de différencier la réalité d’un espace de l’espace cinématographique.

L’un des grands points à noter est que le cinéma ne s’adresse qu’à deux sens humains : la vue et l’ouïe. La perception d’une réalité est donc d’emblée amputée des trois autres. Concrètement, une projection du spectateur sur l’acteur ou le personnage s’effectue. Le spectateur perçoit par procuration les sensations et émotions vécues par les personnages : on parle de substitution de l’espace sensoriel10. Le spectateur accède à une réalité intermédiaire construite par des codes couramment mobilisés tels que la profondeur de champs, le montage ou la vitesse : l’aspect purement naturaliste du cinéma est donc à relativiser.

Ainsi, le cinéma change notre monde en un monde filmé et propose une nouvelle réalité. Plus qu’un spectacle de l’espace, il s’agit d’un phénomène spatial en tant que tel qui nous invite à explorer différemment nos espaces vécus, à explorer de nouvelles dimensions cachées : c’est un mode de révélation sensible11.

7

Lucan, Jacques, Jean Nouvel, « Esthétique de l’immanence », catalogue de l’exposition au Centre Georges Pompidou, Centre Georges Pompidou, Paris, 2001.

8 9 10 11

Nouvel, Jean, L’Architecture d’aujourd’hui n°254, décembre 1987, article, « Cinéma, architecture : une envie de déserter », p. 23-28 Gaudin, Antoine, L’espace cinématographique, Paris, Armand Colin, 2015, p9 Gaudin, Antoine, L’espace cinématographique, Paris, Armand Colin, 2015, p59 Gaudin, Antoine, L’espace cinématographique, Paris, Armand Colin, 2015, p200

9

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La ville au cinéma La ville est depuis toujours intimement liée au cinéma. Dès 1895, les frères Lumière filmaient l’urbain dans La Place des Cordeliers à Lyon12 (fig. 4) où on y observe le manège des passants et carrioles devant les façades des grands immeubles haussmanniens. Les pellicules de l’époque ayant une sensibilité à la lumière très faible, rapidement, le tournage de films se déplace à l’intérieur de studios. Le flux lumineux est alors contrôlé par d’immenses projecteurs, permettant une prise de vue efficace. Inspiré par l’invention des frères Lumière, Georges Méliès fait construire le premier studio de cinéma en France où il expérimentera par la suite ses fameux effets spéciaux.

Le néoréalisme italien marquera un retour aux décors réels à partir de 1943, engendré par le manque de moyen dû à la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 1960, la Nouvelle Vague française, emmenée par des réalisateurs comme François Truffaut et Jean-Luc Godard, pour ne citer qu’eux, explosa les codes cinématographiques de l’époque, exprimant une volonté de liberté créatrice et choisissant notamment de tourner en décor réel. Inspiré par cet élan, le mouvement américain du Nouvel Hollywood rejeta à son tour l’influence des studios de production. Peu à peu, les cinéastes se réapproprient la ville et expriment un besoin de conquête toujours grandissant, au grand dam de leurs financeurs13.

Lorsque l’on évoque la ville au cinéma, la science-fiction semble en être une facette incontournable (fig. 5). Du Blade Runner de Ridley Scott au District 9 de Neil Blomkamp, le cinéma d’anticipation rêve à chaque époque la suivante, matérialisant ces idées à travers une architecture à la fois grandiloquente et abondante, marquant des générations d’architectes. La ville y est vue comme dangereuse et aliénante, les panneaux publicitaires pullulent et elle recrache des hectares de bidonvilles, victime d’une surpopulation non maîtrisée. L’urbain est alors un personnage à part entière, personnage corrosif dont il faut se méfier lorsque la nuit tombe, réel cliché urbaphobe. Malgré cette image sombre, la ville de science-fiction ne cesse de faire rêver, son architecture y est démesurée, futuriste, physiquement irréalisable et témoigne de tous les fantasmes architecturaux de ses créateurs : on s’y déplace en voiture volante, des néons bleus et oranges éclairent les passants et les humains côtoient d’étranges cyborgs14 et autres réplicants15.

Comme nous le voyons, le visage de la ville est multiple au cinéma : chaque film a sa manière de filmer l’urbain. Afin de classifier cela, Thom Andersen propose dans Los Angeles Plays Itself16 trois catégories : la ville comme contexte (lieu qui situe une histoire), la ville comme personnage (influençant d’une manière ou d’une autre sur les actions des personnages) et la ville comme sujet à part entière. À cela, l’architecte et théoricien François Penz17 apporte quelques nuances, et pointe notamment l’importance de savoir si le film étudié s’inscrit dans un mouvement particulier, s’il a été réalisé dans un contexte politique et culturel spécifique et s’interroge sur la manière dont la ville est identifiée à l’écran : est-elle nommée dès le premier plan, comme chez Hitchcock, ou la simple accumulation d’images de la ville permet-elle une appropriation des espaces filmés par le spectateur ?

La notion d’horizons d’attente18 éprouvés par le spectateur à la vue de certaines actions ou objets typiques participe aussi à la contextualisation du récit et le renvoie à tout un système de codes prédéfinis. Lorsqu’il s’agit d’une ville, d’un type de lieu ou d’endroit, renvoyant à un ensemble de personnages et d’actions, nous parlerons d’espaces toponymiques à l’image de la banlieue pavillonnaire américaine, présente par exemple dans American Beauty ou de la salle d’interrogatoire de police, indissociable aux séries policières (fig. 6).

Mais alors, quel ensemble de codes apparait au spectateur à la vue de grands ensembles à l’écran, espace toponymique par excellence ? Avant de répondre à cette question, penchons-nous tout d’abord sur ce qu’ils sont.

12 13 14 15 16 17 18

Lumière, Auguste et Louis (réalisateurs), La Place des Cordeliers à Lyon [Vidéo], 1895, 32s Bahr, Fax et Hickenlooper, Georges (réalisateurs), Aux cœurs des ténèbres : l’apocalypse d’un metteur en scène, [Vidéo], 1991, 96min Oshii, Mamoru (réalisateur), Ghost in the Shell [Vidéo], 1995, 82min Scott, Ridley (réalisateur), Blade Runner, [Vidéo], 1982, 117min Andersen, Thom (réalisateur), Los Angeles Plays Itself [vidéo], 2003, 169min Lors d’une conférence à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Paris-Malaquais, en 2015 Gardies, André, L’espace au cinéma, Paris, Méridien-Klicksieck, 1993, p80

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Grands Ensembles Historique et Définitions Le terme de grand ensemble se généralise dans les années 1960, popularisé par les sciences humaines19, il sera par la suite employé par l’Etat lorsque ce dernier cherchera à arrêter leur construction dans les années 1970. Pour s’intéresser à leurs origines, il faut cependant remonter une quarantaine d’années plus tôt…

Nous sommes en 1933, le Congrès International d’Architecture Moderne (CIAM), vient de publier La Charte d’Athènes20, dictant un ensemble de quatre-vingt-quinze points sur la planification et la construction de villes salubres : la charte traite du rapport voirie/architecture, met en valeur le zonage programmatique dans la ville, aborde la question de l’équipement public et prône un bien-être égalitaire et accessible à tous. Les CIAM souhaitent une architecture hygiéniste se développant en hauteur, où l’air circule et le soleil illumine l’intérieur des logements. Un an plus tard, la Cité de la Muette, à Drancy, construite par Eugène Beaudouin, Marcel Lods et Jean Prouvé concrétise et matérialise ces grands principes.

En effet, le mal logement frappe une grande partie de la France. De grands bidonvilles existent dans les villes de Paris, Toulon ou Lille21 posant de réels problèmes d’hygiène.

La Seconde Guerre mondiale ravage le territoire français, 20% du capital immobilier a été détruit et près d’un million de ménages se trouvent sans abris22. L’Etat français entame une politique de reconstruction rapide, accélérant ainsi son adhésion urbanistique au Mouvement moderne. La cité radieuse de Marseille, imaginée par Le Corbusier, voit le jour en 1952, inspirant par sa forme et sa densité les architectes de l’époque. La préfabrication en série et l’avènement du béton armé permet une construction rapide et à moindre coût. De grandes barres et tours de logements apparaissent en France, délaissant malheureusement la dimension sociale et humaine présente à l’origine.

Les politiques urbaines françaises visent alors une construction de masse. En 1954, l’insurrection de l’Abbé Pierre engendre une réaction de l’Etat avec le Plan Courant, permettant un financement efficace des grands ensembles.

Rapidement, de vives critiques émergent sur ces formes de logements aliénant sa population : dès 1957, Pierre Sudreau, chargé de la construction et de l’urbanisme en région parisienne déclare qu’il souhaite « éviter qu’une réussite technique ne soit un échec de l’humanisme »23. Suite à cela, les Zones à Urbaniser en Priorité sont créées l’années suivante pour corriger les insuffisances en équipement des grands ensembles. De 1958 à 1969, 195 ZUP seront créées, représentant près de 800 000 logements.

En 1963, une série d’articles paraît sur la sarcellite, le mal des grands ensembles se traduisant par un mal-être dépressif de ses habitants. Les tours et barres de logements sont peu à peu désertées par les classes moyennes : accroissant la proportion d’habitat social dans ces quartiers. La circulaire Guichard signe en 1973 le coup d’arrêt des grands ensembles, annulant un certain nombre d’opérations municipales.

De 1946 à 1973, la France multiplie par 6 le nombre de logements sociaux, les faisant passer de 500 000 à 3 millions.

Les grands ensembles représentent un tiers de ce chiffre, dont 43% se situent en région parisienne24.

19 20 21 22 23 24

Canteux, Camille, Filmer les grands ensembles, Paris, Edition Creaphis, 2014, p6 Le Corbusier, La Chartre d’Athènes, Paris, Seuil, 1933, 192p JT 13h ORTF, Des bidonvilles aux HLM à Paris, [Archive INA], 1971, 7min Longone, Pierre, Peltier, Roger, Barsalou, Joseph, La France contemporaine, Tome III – Renouveau et solidarités, Paris, Union Européenne d’Editions, 1967, p24-26 Canteux, Camille, Filmer les grands ensembles, Paris, Edition Creaphis, 2014, p9 Fourcaut, Annie. Qu’elle était belle la banlieue, « L’Histoire », vol. 315, no. 12, 2006, p75

12

Politiques de la ville depuis 1977 A partir de 1977, l’Etat français souhaite corriger les erreurs urbanistiques faites lors des trente dernières années. Le premier ministre Valéry Giscard d’Estaing propose le programme Habitat et vie sociale, craignant que les banlieues de grands ensembles ne deviennent des « ghettos »25. Ce plan-banlieue vise alors la réhabilitation de cinquante grands ensembles, affirmant une volonté de qualité architecturale.

En 1981, le gouvernement lance la politique de Développement Social des Quartiers et crée les Zones d’Education Prioritaire (ZEP) dans le but de lutter contre l’échec scolaire. L’année 1983 sera marquée par la Marche des beurs, prenant sa source dans la cité des Minguettes à Vénissieux, ZUP de la région lyonnaise. Suite à cela, l’association Banlieue 89 cherche à redonner vie à ces cités dortoirs en désenclavant et rénovant les banlieues26, à ce sujet, le fondateur Roland Castro se souvient : « Troisième étape, il [François Mitterrand] m’invite à déjeuner, à prendre le temps de réfléchir au projet qu’il convient de porter.

Voyant les réunions se multiplier, je refuse et lui propose de l’emmener constater sur place la réalité des quartiers. Quinze jours plus tard, nous allons en hélicoptère à Saint-Denis, Châtenay-Malabry. Nous nous posons, à la Cité des 4000, à la Courneuve.

Mitterrand monte au hasard dans une des barres, il constate alors le sentiment d’oppression qui règne en cet endroit.27 »

A partir des années 1990, de nombreuses politiques de la ville vont s’enchainer ayant pour objectif de résoudre ces problématiques urbaines via des actions surtout économiques : 1990 : Un Ministère de la Ville et du Droit au Logement voit le jour : l’idée est de faire du social avec de l’urbain. Loi d’orientation pour la ville : les Zones Urbaines Sensibles sont créées et on impose un quota de 20% de logements sociaux dans les villes de plus de 200 000 habitants28.

1992 : De grands projets de rénovation urbaine sont mis en place sur une dizaine de cités.

1995 : Le Pacte de relance de la ville favorise l’implantation d’entreprises dans les banlieues.

1999 : Période de cohabitation, le plan de rénovation urbain et de solidarité débloque 3 milliards d’euros sur 6 ans, destinés à 250 sites.

2000 : Loi SRU : taxation des communes ne respectant pas les 20% de logements sociaux.

2003 : Loi Borloo et Plan National pour la Rénovation Urbaine. Ils visent la démolition, la construction ou la réhabilitation de 600 000 logements sociaux en cinq ans.

2006 : L’emploi et l’éducation sont les principaux objectifs de la Loi pour l’égalité des chances.

2008 : Le plan Espoir Banlieue cherche à lutter contre le chômage.

2014 : Loi de programmation : le contrat de ville apparait, simplification des relations entre l’Etat et les collectivités chargées d’appliquer les politiques de la ville.

Passé cette passionnante pléiade de lois aux bonnes intentions, il semble important de mettre en exergue les failles de ces projets et de ne pas omettre leurs résultats. En effet, de nombreuses inégalités subsistent voire augmentent.

Tout d’abord, la loi de 1990 imposant un quota de 20% de logements sociaux fut violée par un grand nombre de communes dites riches. Un décret est mis en place en l’an 2000 : les villes ne respectant pas cette loi seront taxées.

Aujourd’hui, 269 villes préfèrent encore payer l’amende29.

Depuis la loi Borloo de 2003, un écart de développement s’est creusé entre les ZUS et le reste du territoire. Le chô25 26 27 28 29

Nussbaum, Ania, « Politiques de la ville : quarante ans d’échecs », Le Monde, 2016 [en ligne], https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/ar ticle/2015/02/05/politique-de-la-ville-quarante-ans-d-echecs_4569855_4355770.html consulté le 24/11/2018 Plan banlieue 89 – mode d’emploi, [Archive INA], 1971, 2min Samama, Laurent David, « Banlieue 89 : comment des architectes ont voulu déconstruire la banlieue », Les Inrockuptibles, 2013 [en ligne], https:// www.lesinrocks.com/2013/12/05/actualite/banlieue-89-comment-architectes-voulu-deconstruire-banlieue-11449935/ consulté le 24/11/2018 « Quarante ans de politiques de la Ville : les plans banlieue successifs », Le Point, 2015 [en ligne], https://www.lepoint.fr/societe/quarante-ans-depolitique-de-la-ville-les-plans-banlieue-successifs-18-05-2018-2219538_23.php,consulté le 24/11/18 « CARTE. Logements sociaux : les 269 communes sanctionnées pour leurs efforts insuffisants », Le Parisien, 2017 [en ligne], http://www.leparisien. fr/economie/logements-sociaux-269-communes-epinglees-dans-le-nouveau-bilan-de-la-loi-sru-19-12-2017-7461735.php, consulté le 24/11/18

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mage y a augmenté de 17% à 21% contre un taux stable de 10% sur le reste du territoire. En 2008, la moyenne du revenu fiscal était deux fois plus faible qu’ailleurs et un tiers de ses habitants vivait avec moins de 954€ par mois, contre 12% hors ZUS en 2009.30 Ainsi, malgré un effort certain des politiques de la ville pour tenter de corriger les erreurs urbaines du passé, ces lois et décrets paraissent insuffisants et vains face à la ségrégation spatiale et sociale vécues dans les banlieues. Pas sûr que les personnages de nos films français soient conscients de ces avancées… Aux grands maux les grands remèdes, ne serait-ce pas plus simple d’effectuer une seconde Tabula Rasa et de se débarrasser une bonne fois pour toute des grands ensembles ?

Détruire A partir des années 1980, les destructions de grands ensembles se multiplient. Autre fois encensés comme des symboles d’hygiénisme et de modernisme, ils sont désormais perçus comme des formes brutales pathogènes, associées au chômage et à l’insécurité. Certaines municipalités choisissent donc de les faire disparaître, imaginant se débarrasser par la même occasion des problèmes auxquels on les rattache. Mathieu Pernot photographia ces destructions : « Le moment d’implosion, de basculement de l’image où une société décide de détruire ce qu’elle a construit quelques années avant […] est un moment de grande violence. C’est toujours assez troublant quand on regarde ces implosions puisqu’on invite les gens qui ont vécu dans ces quartiers à assister à la démolition et il y a à la fois des gens qui applaudissent et des gens qui pleurent31. »

L’idée derrière ces démolitions est bien sûr de reconstruire, restructurer les espaces en amenant de nouveaux logements, plus qualitatifs. Il s’agit d’un « point de départ spectaculaire »32 à de futurs aménagements, mais ces destructions amènent incontestablement à un renouvellement urbain dans la brutalité. On parle de centaines de kilogrammes d’explosifs réduisant ces édifices au néant en une poignée de secondes33. Ce bouleversement est parfois acclamé par ses anciens habitants, heureux d’être relogés, mais d’autres paraissent plus émus, encore attachés à des édifices qui les ont vu vivre et grandir.

Observer ces destructions de grands ensembles nous renvoie une idée claire : les grands ensembles sont une erreur architecturale et nous nous portons mieux sans, qu’avec. Ce sentiment se ressent dans l’architecture contemporaine : Christian de Portzamparc théorise par exemple l’ilot du 3ème type en opposition à l’urbanisme des grands ensembles.

Si cette architecture est unanimement reniée, comment vit-on aujourd’hui dans des espaces qu’on sait néfastes ? Cette problématique intéressa dès les années 1960 les cinéastes français, voyant dans ces formes géométriques un terreau scénaristique fertile.

30 31 32 33

Nussbaum, Ania, « Politiques de la ville : quarante ans d’échecs », Le Monde, 2016 [en ligne], https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/ar ticle/2015/02/05/politique-de-la-ville-quarante-ans-d-echecs_4569855_4355770.html consulté le 24/11/2018 Mathieu Pernot dans Architecture, vue d’ensemble, « Entrée Libre » [Vidéo], 2017, 5min JT France 3, Banlieue : faut-il raser les grands ensembles ? [Archive INA], 1993, 2min Destruction de la barre Debussy à la cité des 4000, [Archive INA], 1986, 2min

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Historique de la représentation filmique française des grands ensembles jusqu’en 1985 Dans son ouvrage Filmer les grands ensembles34, Camille Canteux décrypte les images ayant illustrées l’évolution de ces édifices, de leur construction à leur destruction. Elle s’appuie sur un corpus composé de trois types de médium : les films du ministère, les films de cinéma et les documents télévisés.

Les premières images de l’édification des grands ensembles apparaissent en 1938 dans le film documentaire Les Bâtisseurs35 mais c’est réellement dans les années 1950 que l’on verra se multiplier à l’écran ces films. Les grands ensembles sont alors présentés comme un remède aux bidonvilles et à l’étalement urbain du pavillonnaire : c’est une véritable solution architecturale face à une ville qui grandit et qui fait peur. On les associe au confort et à la modernité, les réalisateurs aiment filmer la cuisine et la salle de bain où sont disposés ces nouveaux objets technologiques, on ouvre le réfrigérateur et on fait couler l’eau du robinet : l’habitant des grands ensembles est un homme contemporain.

Les grands ensembles sont mis en opposition aux bidonvilles. Là-bas, on y filme l’eau qui suinte et les enfants qui piétinent dans la boue, ici on y représente une famille moderne qui jouit d’un confort total et regarde la télévision.

Les années 1960 font perdurer ces représentations, les images positives demeurent mais les premiers signes d’un rejet se font sentir, on parle de forme monotone et de ville-dortoir. La sarcellite est nommée et le cinéma s’empare à son tour du sujet des grands ensembles, exprimant un profond rejet de cette architecture. Jean Gabin est placé comme figure de proue de ces films, incarnant à merveille les difficultés à rentrer dans la modernité dans une France encore marquée par la guerre. Dès la scène d’introduction de Mélodie en sous-sol36 (fig. 7), le cadre condamnatoire est posé, Jean Gabin sort de prison et prend le train pour redécouvrir Sarcelles : « Vous direz ce que vous voudrez, mais quand t’es devant le Parthénon et que tu vois que ça tient encore debout, tu te dis quand même que ça, c’était de la construction ! Pas comme aujourd’hui. Aujourd’hui tu frappes à la porte au septième étage et il y a un mec du rez-de-chaussée qui te dit ‘’entrez donc’’ » « Bah ?! Ils ont tout de même pas rasé ma cabane ? Ginette m’aurait écrit… Et bah, dire que j’avais acheté ça pour les arbres et puis pour les jardins, ils appelaient ça la zone verte… c’est devenu New York la zone verte »

Jean-Luc Godard enterrera à son tour les grands ensembles, quatre ans plus tard avec Deux ou trois choses que je sais d’elle37 (fig. 8). L’architecture est montrée comme pathogène et même criminogène à travers la prostitution des femmes dans les banlieues. Godard filme une ville jetable, symbole de la société de consommation, associant les barres et tours de logements à des emballages de supermarchés.

1970, les représentations positives s’effacent, les grands ensembles sont l’image d’une banlieue dévoreuse d’espace.

Les clichés filmiques perdurent : on filme encore les malfaçons et on enregistre les nuisances sonores des voisins. Hier en rupture avec la ville malsaine des bidonvilles, les grands ensembles deviennent désormais le symbole d’un mal-être profond : les représentations se sont inversées.

Droit de Réponse acte en 1982 une rupture totale en intitulant son émission « Faut-il raser les grands ensembles ? »38.

Ces lieux deviennent l’allégorie d’une grande précarité économique et sociale, espaces de rébellion et de tension avec la police. Le thème de l’immigration (commencée dès les années 1950) occupe une place grandissante dans les représentations filmiques, atteignant son paroxysme lors de la marche des beurs de 1983. Les premières images de voitures brulées choquent l’audimat, marquant les esprits français pour la postérité. Les enfants ne jouent plus dehors 34 35 36 37 38

Canteux, Camille, Filmer les grands ensembles, Paris, Edition Creaphis, 2014, 375p Epstein, Jean (Réalisateur), Les Bâtisseurs, [vidéo] 1938, 49min Verneuil, Henri (réalisateur), Mélodie en sous-sol [Vidéo], 1963, 118min Godard, Jean-Luc (réalisateur), Deux ou trois choses que je sais d’elle [Vidéo], 1967, 95min Droit de réponse, Faut-il raser les grands ensembles ? [Vidéo], 1982, 92min

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vidéogrammes

mais sont filmés derrière les barreaux des garde-corps et on montre les poubelles qui jonchent le sol de ces cités grises. fig.

5 : la ville au cinéma/

science-fiction

En trente ans, nous observons une dégradation totale de l’image des grands ensembles à l’écran. Si le cinéma de fiction a, dès le début, un point de vue critique sur ces formes architecturales, la manière de les intégrer au récit évolue : la banlieue passe de simple contexte social au centre d’attention de ces films. Les grands ensembles deviennent un horizon d’attente : lorsqu’ils apparaissent à l’écran, le spectateur l’associe aux thèmes de chômage, ennui, danger, jeunesse, immigration et pauvreté.

Alors qu’en est-il aujourd’hui ? Depuis les années 1990, quelle évolution de ces images pouvons-nous observer ? Les réalisateurs ont-ils réussi à retourner ces horizons d’attente afin de surprendre le spectateur ? Et surtout, comment ces films impactent les représentations actuelles ?

akira

ghost in the shell

fig.

melo die en sous sol

/

7 : repré senta tion des gran ds ensem bles

/ Réal. H. VERNE UIL

vidéog ramme s

fig.

8 : représen tation des grands ensemble s

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2 ou 3 choses que je sais d’elle

/ Réal. JL. GODARD

vidéogrammes

fig.

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5 : la ville au cinéma/

science-fiction

PORTRAITARCHITECTURAL|USAGESETAPPROPRIATIONS Maintenant que le contexte historique et culturel est défini, nous pouvons désormais commencer à dresser le portrait des grands ensembles au cinéma. Intéressons-nous tout d’abord à l’aspect architectural et spatial de ces films. Quelles traductions pouvons-nous faire de ces nombreux plans et séquences ? Et quelles manières d’habiter l’espace y sont décrites ?

Un langage visuel géométrique Jeux d'échelle L’aspect architectural le plus marquant de ces films est très certainement l’immensité des grands ensembles. De par leur géométrie pure, ils structurent voire remplissent l’écran de cinéma. Les réalisateurs les présentent souvent par de grands plans d’ensemble, de larges panoramiques ou plus récemment par des plans au drone, permettant d’embrasser l’immensité de ces espaces et de mettre en exergue leur organisation spatiale. Certaines scènes d’introduction de notre corpus en sont l’exemple parfait. A travers un subtil mouvement de caméra ou un efficace enchainement de plans, le film pose le contexte de son histoire, annonçant au spectateur l’environnement dans lequel les personnages évolueront.

Les films Chouf1 et La cité rose2 sont très emblématiques de cette méthode d’introduction, utilisant le stéréotype du guetteur de toit pour montrer depuis le haut de ces immeubles, cette sédimentation horizontale de barres et tours de logement (fig. 1).

Les réalisateurs aiment jouer avec cette architecture imposante par nature pour composer leur cadre : les grands ensembles viennent construire les lignes de fuite de l’image et apportent un relief brutaliste aux arrière-plans. Ces cinéastes ont conscience que la dureté de l’architecture va de pair avec les difficultés éprouvées par leurs personnages.

De nombreux plans succédant à une scène difficile cherchent à écraser le sujet, comprimé par cette architecture, et donc, par leur environnement direct : l’architecture est utilisée comme élément de mise en scène traduisant une émotion ou un état d’esprit.

Une des scènes du film Bande de filles3 illustre parfaitement cette idée (fig. 2), le personnage de Marieme vient de croiser Ismaël pour qui elle éprouve des sentiments. Filmés en champs/contre-champs, tous deux se taquinent et plaisantent, il est clair qu’ils sont attirés l’un vers l’autre. Cependant, Ismaël est un ami de son frère, Djibril. Leur liaison le rendrait fou de rage, déjà ultra violent et autoritaire envers sa sœur, cet amour est impossible : « Ismaël : C’est mon ami tu sais.

Marieme : Oui je sais Ismaël : Je peux pas tu comprends ?

Marieme : Je comprends…4 »

Les deux amants se séparent et Marieme rentre chez elle. Frustrée et désemparée, elle longe une barre de logements lors d’un plan séquence contemplatif. Visuellement, l’immeuble occupe tout l’espace et enferme le sujet dans son cadre.

Le personnage est écrasé par l’architecture comme il est écrasé par son environnement familial et social. Seule, elle met de longues secondes à traverser cet espace déshumanisé. La composition de ce plan est révélatrice des enjeux 1 2 3 4

Dridi, Karim (réalisateur), Chouf, [Vidéo], 2016, 108min Abraham, Julien (réalisateur), La Cité Rose, [Vidéo], 2013, 97min Sciamma, Céline (réalisatrice), Bande de FIlles, [Vidéo], 2014, 112min Sciamma, Céline (réalisatrice), Bande de FIlles, [Vidéo], 2014, min35

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fig. fig.

1 : intro duct ion filmi que des gran ds ensem bles 1 : intro duct ion filmi que des gran ds ensem bles

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Film : La cité rose Film : La cité rose

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Réal. J. Abra ham Réal. J. Abra ham

vidéog ramme s vidéog ramme s

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fig.

2 : jeux d’echelle

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Film : bande de filles

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RÉAL. C. SCIAMMA

fig.

2 : jeux d’echelle

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Film : bande de filles

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RÉAL. C. SCIAMMA

fig.

2 : jeux d’echelle

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de filles Film : bande vidéogrammes

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RÉAL. C. SCIAMMA

vidéogrammes

vidéogrammes

fig.

banlieue 13

3 : contre-plongée et axonométrie

banlieue 13

Raï

fig.

Divines

Divines

3 : contre-plongée et minimalisme

les beaux gosses

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du film : Marieme subit sa situation et n’a aucun contrôle dessus. Cette idée d’inadaptabilité et de déshumanisation de l’architecture traverse notre corpus de film. L’utilisation de la figure de style de la répétition vient d’ailleurs accentuer cette idée : en filmant les façades ultra répétitives des grands ensembles, les cinéastes montrent l’accumulation spatiale et sociale dans laquelle sont noyés les protagonistes, forçant ainsi le brutalisme de l’architecture.

Ces plans sont souvent accompagnés d’une belle contre-plongée, marquant les rapports de force existants du bâti sur l’homme. Ils viennent parfois effleurer l’axonométrique, tendant vers un certain minimalisme, figure de déshumanisation par excellence (fig. 3).

Personnification Il semble difficile de synthétiser les effets provoqués par les grands ensembles à l’écran. Nous pourrions tenter de les classer selon leur échelle de plans (gros plans, plan d’ensemble, plan large…) et comprendre quelles conséquences cela a sur le spectateur mais ce serait omettre les valeurs de focales, les rythmes de montage ou le format du cadre... De plus, il paraît important de ne pas sur-analyser ces images qui viennent tout d’abord s’intégrer à une trame scénaristique, les extraire de leur contexte reviendrait à ne pas considérer une partie importante de ces films : le récit.

Pourtant, un point de convergence sensible semble relier certains films du corpus, particulièrement ceux dont l’histoire se déroule en grande partie dans les cités : la personnification des grands ensembles. Leur omniprésence à l’écran provoque ce sentiment d’entités abstraites observant les faits et gestes des habitants et rappelant sans arrêt aux personnages les difficultés qu’ils éprouvent. Indirectement, ils représentent l’absence de parents pour Albert Dupontel dans Bernie5 et paraissent agir directement sur les protagonistes de La Squale6 (fig. 4) : « Ici on est loin de la cité, t’es pas le même.7 »

Cette idée d’entité perverse est poussée à son paroxysme dans Bande de Filles (fig. 5), lorsque Marieme retrouve son quartier après l’avoir quitté quelques temps. Le personnage redécouvre alors sa cité de nuit, conduite par un ami. Une mélodie angoissante rythme le trajet. On ne montre pas les grands ensembles dans leur globalité mais on les suggère, plans après plans, détails après détails. Ils apparaissent comme des formes menaçantes dans l’obscurité, difficiles à distinguer. La réalisatrice semble emprunter ici aux codes du film d’horreur pour dresser le portrait de ces tours, faisant appel à la notion d’inconnu et de hors-champs. Nous pourrions presque pousser la comparaison avec le film Alien où le xénomorphe, créature non-identifiée décimant l’équipage n’est jamais montré frontalement, mais dévoilé fragments par fragments, faisant appel à l’imaginaire du spectateur (fig. 6).

Esthétique À cette esthétique du sens et de la figuration, cherchant consciemment ou non à véhiculer certains concepts sociétaux, il est important de dissocier une esthétique différente, plus superficielle, mais tout aussi intéressante. En effet, certains grands ensembles aux qualités architecturales et visuelles, provoquent un effet opposé, ou du moins divergeant, à ces idées relativement négatives d’aliénation par l’architecture. Une descente de police utilise comme décors le hall de La 5 6 7

Dupontel, Albert, Bernie, [Vidéo], 1996, 87min Genestal, Fabrice, La Squale, [Vidéo], 2000, 100min Genestal, Fabrice, La Squale, [Vidéo], 2000, min62

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akira

fig.

vidéogrammes

6 : personni fication / COMPARAI SON à la science-f iction fig. 6 : personni fication / COMPARAI SON à la science-f iction à part entiè re fig. 4 : perso nnifi catio n / des entit és

film : ALIEN

réal. R. SCOTT film : ALIEN

la squal e

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5 : personnification fig.

film : bande de filles

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entité perverse

5 : personnification

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entité perverse

réal. C. SCIAMMA film : bande de filles

akira

réal. R. SCOTT

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vidéogrammes akira

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film : ALIEN

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réal. R. SCOTT

5 : personnification 21

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entité perverse

Cité des Poêtes, de Pierrefitte-sur-Seine dans La cité rose, et le personnage principal du film De l’autre côté du périph8 habite l’un des grands ensembles dessinés par l’architecte Jean Renaudie (fig. 7). Mais c’est le long-métrage Le monde est à toi9 qui représente le mieux cette appropriation esthétique de l’architecture des grands ensembles par le cinéma (fig. 8). Son réalisateur Romain Gavras s’exprime : « Moi j’aime bien l’idée de créer des images qu’on n’a pas vues […]. Quand tu regardes un clip, il faut qu’il y ait 3, 4 images qui restent imprimées et qui te marquent. Et généralement que t’as pas vu. En France, il y a tout un côté, où se prendre la tête sur l’aspect visuel de quelque chose c’était vulgaire, parce que c’était au détriment de l’histoire. […] Moi quand je vais voir un film j’aime bien qu’il y ait une proposition d’image intéressante. Et c’est pas forcément aller dans le sens du spectateur, c’est juste être dans le spectacle, on va voir du spectacle quand même.10 »

Dans ces quelques plans, l’image renvoyée par les grands ensembles n’est ni austère ni monotone, mais est au contraire présentée comme dynamique, symbole du ‘’cool’’. La scène d’ouverture de Le Monde est à toi représente bien cette atmosphère : le personnage de Karim Leklou traverse la dalle séparant deux bâtiments aux formes concaves, filmé au steadicam11. Le morceau Le Phénix12, de Michel Sardou euphorise la séquence et des scooters effectuent un ballet de roue-arrières autour du personnage. Pourrait-on imaginer une séquence plus stimulante ?

La dimension purement esthétique est ici mise en avant, continuité logique de la carrière de clippeur13 de Romain Gavras. Cependant, ces plans restent extrêmement minoritaires dans notre corpus et semblent surtout se limiter aux long-métrages récents, même si nous pouvons déceler quelques plans iconiques du genre dans le film La Haine14 marqué par cette esthétique scorcesienne. Nous retiendrons de cela une appropriation nouvelle de ces espaces par les générations de réalisateurs contemporains, symbole peut-être d’un changement de perception…

Ces quelques scènes du corpus viennent questionner l’utilisation du terme « grand ensemble » pour décrire cette architecture. Bien sûr les réalisateurs filment toujours des immeubles de logements sociaux aux proportions gigantesques, mais leur figure et leur architecture caractéristique se détache clairement du stéréotype classique de la barre d’habitation aux façades lisses dont les qualités architecturales sont questionnables. La cité du parc d’Ivry-sur-Seine filmée par David Charhon dans De l’autre côté du périph fut réalisée par Jean Renaudie entre 1970 et 1975 et est aujourd’hui labellisée Patrimoine du XXème siècle. Quant à la Cité du Pont de Sèvre filmée par Romain Gavras, datant aussi des années 1970, elle se démarque architecturalement par ses biais et ses courbes prononcées. Ces grands ensembles sont donc à l’opposé du schéma architectural classique, celui des barres et tours de logement construites dans les années 1960, montrées par exemple dans Ma 6-T va crack-er à travers les tours de Beauval, d’ailleurs vouées à être détruites15.

L’interprétation filmique de cette architecture remarquable est totalement différente du reste du corpus. Là où la majorité des films cherche à traduire un sentiment de désolation et de monotonie architecturale, ces espaces évoquent au contraire un dynamisme certain et montrent ces lieux comme emprunts d’un mode de vie iconisé et plaisant.

8 9 10 11 12 13 14 15

Charhon, David (réalisateur), De l’autre côté du périph, [Vidéo], 2012, 90min Gavras, Romain (réalisateur), Le Monde est à Toi, [Vidéo], 2018, 101min Konbini, Le monde est à Romain Gavras dans cette interview XXL, [Vidéo Youtube], 2018, 10min Système stabilisateur de prise de vues.

Sardou, Michel, « Hallyday (Le Phénix) », composé par Jacques Revaux, Romain Gavras a réalisé de nombreux vidéo-clips notamment pour Kanye West, Justice, M.I.A… Kassovitz, Mathieu, La Haine, [Vidéo], 1995, 95min Arlot, Alexandre, « Meaux, la dernière tour de Beauval devrait tomber en 2027 », Le Parisien, 2018 [en ligne], consulté le 03/01/19, http:// www.leparisien.fr/seine-et-marne-77/meaux-la-derniere-tour-de-beauval-devrait-tomber-en-2027-27-02-2018-7581681.php

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Espaces publics Appropriations Les espaces publics prennent une place importante dans ces films, à tel point que lorsque l’on parle de film de banlieue, on imagine immédiatement des conversations entre jeunes assis sur les marches d’un hall d’immeuble. En effet, ces espaces sont montrés comme ultra appropriés dans le corpus.

Le hall d’immeuble en est l’exemple le plus typique (fig. 9). On s’assoit sur ses marches, refait le monde, raconte les soirées de la veille et projette celles du lendemain… C’est avant tout un espace de rencontre et de discussion, jusqu’à tard le soir. Ces espaces sont majoritairement utilisés par des groupes de jeunes hommes, trainant entre amis. Les personnages y sont passifs, observateurs, utilisant les va-et-vient des passants pour nourrir leurs discussions. C’est un endroit où l’on est protégé des intempéries par une petite casquette ou par le creux créé entre la façade et l’entrée. Dans certaines configurations, quelques marches précèdent le hall et permettent de créer une assise pour les personnages.

Les escaliers et halls intérieurs (fig. 10) apparaissent comme des lieux de socialisation intermédiaires. On y discute aussi, mais à moins grand nombre et de manière plus intimiste. C’est un lieu de difficile confession pour Krimo dans L’Esquive16 voire de romance pour Marieme et Ismaël dans Bande de filles. Dans les représentations les plus caricaturales, de vieux canapés sont installés à l’intérieur, le hall est alors couvert de tags et les personnages sont montrés comme désagréables voire agressifs.

La dalle fonctionne comme une extension du hall, véritable terrasse publique. Les escaliers de celle-ci sont des nœuds de circulation propices à la rencontre et donc aux discussions. Quelques éléments de mobilier urbain viennent habiller cet espace : l’été quand il fait beau, les protagonistes sortent des chaises et les enfants jouent au football mais de manière générale elle apparait comme désertique et désertée par ses habitants, renforçant cette idée de vide généré par les grands ensembles. Quand il n’y a pas de dalle, c’est la proximité aux espaces de parkings et de circulation automobile qui marque le spectateur. Les voitures et scooters sont très présents dans ce cas et témoignent d’une certaine fluidité dans les déplacements : les personnages quittent les grands ensembles aussi vite qu’ils les ont trouvés, retranscrivant cette impression de cité-dortoir où il semble manquer un espace de transition.

Les toits des grands ensembles (fig. 11) sont eux aussi des éléments fréquemment rencontrés au cinéma. Non conçus pour être utilisés à l’origine, les protagonistes passent par la trappe de service pour s’y glisser. On monte en haut pour crier sa rage dans Raï17, observer les voisins dans Sur mes lèvres18, déjeuner entre amis dans Dheepan19 ou voler des merguez dans La Haine. De manière générale, les protagonistes cherchent à profiter de la hauteur pour s’émanciper de leur réalité actuelle.

Ces espaces sont largement utilisés par les jeunes, majoritairement des hommes. On ne rencontre les parents qu’à l’intérieur, lors des repas, d’ailleurs souvent sources de conflits familiaux. L’extérieur est donc assimilé à un espace de pause et de récréation nécessaire aux personnages. Ce sont les espaces de socialisation des habitants de ces quartiers, à l’image des bars ou des cafés où l’on discute, fait la fête et se montre. Situés dans des nœuds de circulation, ces attroupements gênent parfois le voisinage qui doit enjamber les badauds et supporter les éclats de voix. Ce sont des lieux de pouvoir conflictuels (fig. 12) : on s’embrouille entre adolescents dans L’Esquive, entre adultes dans Raï et le personnage de Dheepan s’assoit symboliquement sur l’un des canapés du hall, normalement occupé par des malfrats, afin d’exprimer sa rébellion et son rejet de la violence dans le quartier.

Ces usages révèlent aussi un manque d’équipements relatifs au loisir et au divertissement. Nous pourrions citer quelques exemples de fast-food ou de Maison de la Jeunesse et de la Culture, présentés à chaque fois comme sous équipés ou 16 17 18 19

Kechiche, Abdellatif, L’Esquive, [Vidéo], 2004, 117min Gilou, Thomas, Raï, [Vidéo], 1995, 88min Audiard, Jacques, Sur mes lèvres, [Vidéo], 2001, 115min Audiard, Jacques, Dheepan, [Vidéo], 2015, 114min

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déconnectés de la réalité, mais cela ne serait pas représentatif des modes de vie dépeints par le corpus : « Tout ce qu’on a c’est une maison pour tous avec des stages de poterie »20

Nous observons donc une très grande occupation de ces espaces publics au cinéma. Ces lieux appropriés voire aménagés servent de lieux d’expression et de récréation pour les bandes de jeunes, contrastant avec les intérieurs trop petits et problématiques. Cette activité sociale riche est dans certains films exprimée directement par le discours des personnages, comme dans La cité Rose, ou de manière plus subtile dans Qu’Allah bénisse la France, où une nappe sonore de cris d’enfants et de discussions sonorise les scènes extérieures.

Etat général Si les espaces publics sont très utilisés et appropriés, les tours de logements sont souvent dans de piteux états. Cette représentation est très flagrante dans Dheepan (fig. 13), où l’ascenseur est en panne, les halls tagués, les néons brisés et les façades arrachées. Des débris jonchent le sol, donnant l’impression qu’un incendie a ravagé le site. Ces stéréotypes sont présents dans une grande majorité de ces films : dans De l’autre côté du périph, les poubelles sont vidées par terre et dans Wesh wesh qu’est-ce qui se passe ?21 les murs sont couverts de graffitis et l’enduit s’effrite. Les personnages sont d’ailleurs parfaitement conscients de ces problèmes, et l’associent à un abandon politique : « Ils s’en battent les couilles d’notre vie ici, regarde, té-ma c’est quoi ça ? Les travaux les mecs ça fait 2 ans qu’ils touchent plus à ça ! » Divines « Adewale : Au cas où t’aurais pas remarqué, c’est de la taule rouillée cette barre.

Jimenez : L’ascenseur dépasse pas le 4ème, les balcons sont trop raides et ces enfoirés n’ont jamais remplacé l’échelle de service !

Tu vois la merde ? » La Horde « T’sais quoi les mecs du gouvernement quand ils viennent ici, les putains de gars de la mairie il repeignent tous les bâtiments, c’est la galère ici ! » Etat des lieux

Bien que quelques films présentent des bâtiments fraichement réhabilités, la grande majorité des grands ensembles du cinéma français apparaissent délabrés et non-entretenus. Le choix de ces décors accentue encore une fois l’idée d’abandon et de pauvreté de ces espaces. Cela participe à la création d’un contexte scénaristique de frustration justifiant les actions futures de certains personnages.

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Gilou, Thomas, Raï, [Vidéo], 1995, 88min Ameur-Zaïmeche, Rabah, Wesh Wesh qu’est-ce qui se passe ?, [Vidéo], 2002, 83min

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Intérieurs et extérieurs Des appartements caractérisés et caractéristiques Si comme vu précédemment, les façades des grands ensembles au cinéma sont en grande majorité particulièrement tristes et moroses, les intérieurs jouissent d’une diversité de profils tout à fait riche, allant du minimalisme imposé à l’opulence décorative.

L’intérieur des appartements est très révélateur des différences de conditions sociales des personnages. Bien sûr, dans notre corpus, aucun intérieur de grand ensemble ne sera décoré par Philippe Starck mais nous pouvons tout de même observer une certaine gradation. Pour les plus pauvres, l’appartement de la soi-disant famille de Dheepan (fig. 14), récemment immigrée en France pour fuir la guerre en est l’exemple le plus concret, il est totalement dépouillé et cantonné au strict minimum. Les matelas sont posés à même le sol, on peine à ouvrir les volets et les fenêtres sont crasseuses.

L’appartement de Marieme dans Bande de Filles représenterait la gamme au-dessus. Il est plutôt moderne et bien équipé. Comme dans pratiquement tous les films, les deux sœurs se partagent une seule chambre, limitant l’intimité de chacune. La décoration de l’appartement est plutôt simple et contemporaine. Les pièces sont éclairées par la lumière froide des néons, qui rappellent et soulignent le climat familial pesant des personnages. Enfin, nous pouvons citer les intérieurs familiaux, accueillant ces fameux diners fleuris qui ne se terminent rarement sans quelques incidents verbaux.

Les signes religieux, juifs ou musulmans, sont souvent très présents, les meubles sont encombrés de bibelots et les murs sont recouverts de ces si caractéristiques tapisseries à motifs, tapisseries dont nous pourrions faire une collection filmique complète tant elles sont omniprésentes dans ces films. Des arbustes sérigraphiés de Les Kaïras22 à la composition florale de La Haine en passant par les hérons cendrés de Le Monde est à toi, les chefs-décorateurs français semblent déterminés à repousser toujours plus loin les limites du mauvais-gout.

Ce détail décoratif plutôt anodin témoigne encore une fois de l’appropriation faite par les personnages et contraste fortement avec la dureté de l’architecture extérieure. Alors pourquoi ce type de papier peint très chargé, caractéristique des années 1980, est-il utilisé abondamment dans notre corpus ? Le fait qu’il soit présent dans les films des années 1995 peut encore se comprendre mais les films Les kaïra ou Le monde est à toi l’utilisent eux aussi, pourtant sortis dans les années 2012 et 2018. Il semble donc que les réalisateurs fassent le choix volontaire d’associer ces décors à ces personnages. Les habitants de ces appartements apparaissent donc comme démodés, hors du temps, partageant un gout commun pour le kitsch, ou simplement trop pauvres pour refaire une tapisserie vieille de 40 ans.

Ces intérieurs se construisent donc en opposition aux extérieurs. Là où les façades sont répétitives et aseptisées, les intérieurs sont chaleureux voire étouffants. Ce ne sont pas à proprement parler des refuges mais plutôt des espaces que l’on cherche à éviter, du fait de leur taille tout d’abord mais aussi à cause des disputes qui s’y passent. De manière générale, ces intérieurs restent très modestes et sous-dimensionnés. La confrontation avec d’autres appartements, notamment haussmanniens dans La Haine, est très emblématique de ce choc des cultures montré dans le corpus. « Hubert : Téma la cuisine. […]

Saïd : Wallah mais qu’est-ce que c’est ici ? T’as gagné au loto ou quoi Asterix ?

Asterix : Ça c’est un appart qu’on m’a prêté, je le rendrai ja-mais !

Saïd : C’est pas un appart ça, c’est un château tu veux dire !

Hubert : Je n’y crois pas !

Asterix : Ça c’est pas un appart, c’est un super appart ! »23

Nous pouvons nous demander si ces appartements sont réellement situés dans des grands ensembles, ou s’ils ont été créés de toute pièce en studio. Pour les films cités, il semblerait qu’il s’agisse de véritables appartements étant donné la fréquence et la frontalité des relations intérieur/extérieur. Il est important de noter que dans certains films, l’espace 22 23

Gastambide, Franck, Les Kaïras, [Vidéo], 2012, 98min Kassovitz, Mathieu, La Haine, [Vidéo], 1995, 59min20s

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géographique est totalement explosé, construisant un espace cinématographique fictif et artificiel. L’exemple le plus marquant est celui du film Les Beaux Gosses : les scènes d’intérieurs sont filmées à Rennes, notamment dans le grand ensemble de La Caravelle dessiné par Georges Maillols mais certaines scènes extérieures ont été filmées dans le parc Courbet, dans la commune de Gagny, en Seine-Saint-Denis. L’aspect purement réaliste et sociologique de ces films est donc à relativiser. Dans ce cas précis, les espaces filmés sont utilisés comme les éléments d’un collage servant de décor au récit.

Fenêtres Dans les grands ensembles du cinéma français, les interphones n’existent pas. On crie d’en bas de la fenêtre et on communique directement. Ou plutôt, on passe par un membre de la famille avant de parler au destinataire, comme Fathi dans L’Esquive qui en profite pour prendre des nouvelles du père de Krimo, emprisonné. Ces usages seront moqués dans La Haine, ou la sœur de Vinz rejouera un sketch des Inconnus à Saïd afin de le rendre fou : « Saïd : Dis à ton frère de descendre !

Sœur : Pour quoi faire ?

Saïd : Dis-lui de descendre !

Sœur : Pour quoi faire ?

Saïd : Mais dis-lui de descendre !

Sœur : Pour quoi faire ?

Saïd : Eh oh oh tu t’es cru dans le sketch à la télé ou quoi ? »24

Ces communications de dalle à fenêtre témoignent d’une limite très fine entre l’intérieur et l’extérieur, ces discussions sont publiques et si l’on souhaite parler de sujets plus intimes, on continuera en tête à tête. En ça, les fenêtres sont très importantes dans ces films, renvoyant directement au vis-à-vis très présent dans les grands ensembles. Le film Les beaux gosses utilise cela comme procédé comique à plusieurs reprises, en pleine crise d’adolescence, le personnage joué par Vincent Lacoste, Hervé, tire les rideaux quand sa mère tente de lui faire un calin : « Attends attends ! On pourrait nous voir ! ».

La fenêtre du grand ensemble (fig. 15) au cinéma peut se classer en deux catégories. La première est une porte-fenêtre simple, ouvrant sur un petit balcon bétonné depuis lequel les personnages peuvent observer la vie de quartier. La deuxième est la plus répandue, elle est carrée, placée à mi-hauteur de façon à pouvoir s’y accouder. Assis, on ne peut pas réellement voir dehors. Parfois, des rideaux y sont accrochés, renforçant l’intimité du lieu et permettant à Krimo d’observer Lydia sans que celle-ci le remarque, dans L’Esquive.

La fenêtre des grands ensembles fait appel à une notion de voyeurisme, à travers Hervé observant sa voisine dans Les Beaux Gosses, mais renvoie aussi à des idées de crainte et de fragilité, comme les personnages principaux de Dheepan, découvrant, impuissants, à travers leur fenêtre, leur nouveau quartier ultra violent. La fenêtre sera pour eux le premier moyen de compréhension de ce monde qu’ils ne connaissent pas, qu’ils ont tant rêvé mais qui est déjà bien désenchanté. La fenêtre fait donc office de limite poreuse et fragile entre l’intérieur et l’extérieur et synthétise physiquement des rapports humains conflictuels que l’on appréhende en regardant à travers ou que l’on cherche à éviter en s’y éloignant.

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Kassovitz, Mathieu, La Haine, [Vidéo], 1995, 6min50s

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Une virée à Paris Un trajet L’un des problèmes majeurs des banlieues françaises25, surtout en région parisienne, est leur enclavement vis-à-vis des centres-villes, où l’on travaille et étudie. Ce sujet a été traité de nombreuses fois dans le documentaire français et le cinéma s’est, dès les années 1960, approprié le sujet du déplacement urbain avec Mélodie en sous-sol26, où Jean Gabin rentre chez lui, écoutant les discussions de ces voisins de rame. Depuis les années 1990, ces scènes sont tout aussi courantes. On ne filme plus les travailleurs rentrant chez eux après une dure journée de travail mais plutôt les bandes d’amis, partant faire une virée à Paris, pour se divertir et passer le temps.

En métro, le paysage défile. Ces scènes sont souvent silencieuses et marquent un temps de pause après un évènement : elles laissent place à l’introspection et le doute des personnages. C’est donc ce rapport au temps qui vient rythmer les trajets, de par la distance séparant Paris de la banlieue, mais aussi de par les horaires des derniers métros, rendant impossible le retour de Vinz, Hubert et Saïd dans La Haine. Ce ratage permet d’ailleurs les retrouvailles des trois compères sur le quai de gare, tout en silence ouvrant sur une réelle séquence de pause dans le film : les trois personnages n’ont plus d’autres objectifs que de passer le temps et errer sans but, permettant de calmer le jeu de la haine pour un temps.

La scène de trajet de métro aller dit beaucoup de chose dans La Haine (fig. 16) : la mise au point est faite sur Hubert, celui-ci est pensif et semble regretter l’altercation qu’ils viennent d’avoir avec les policiers. Derrière, dans le flou, on voit Vinz s’agiter, contant à Saïd les actions héroïques d’Hubert. Hubert regarde dehors et aperçoit un panneau publicitaire où est écrit le slogan « Le monde est à vous ». Il ferme les yeux, le bruit des rames s’intensifie (annonce de la tragédie finale ?) et le plan coupe sur les trois amis, arrivés à Paris. Un effet Vertigo s’opère, compressant les personnages.

Hubert, Vinz et Saïd ne sont plus chez eux, ici ce sont des étrangers. Tous les enjeux du film sont maintenant posés : les personnages bouillonnent intérieurement, conséquences de la fracture et de l’incompréhension sociale existante.

Des différences frappantes Cet effet Vertigo de La Haine explicite ouvertement les différences de mode de vie mais aussi de richesse entre les banlieusards et les parisiens. Paris est souvent représenté comme un lieu de loisir et de divertissement contrastant fortement avec l’ennui vécu dans les grands ensembles. C’est un lieu de fête pour Dounia et Maimouna dans Divines qui se maquillent et se préparent avant d’aller en soirée mondaine et on y fait du shopping dans Bande de filles. C’est un lieu d’art et d’opulence où tout parait facile. Le film La Cité Rose vient même personnifier ces représentations à travers deux frères : l’un vit à Paris où il étudie le droit sérieusement, l’autre vit en cité où il guette pour un réseau de dealers.

Ces films aiment jouer sur les décalages de mode de vie, en transposant ces banlieusards à Paris. Cette opposition entre deux mondes est d’ailleurs le concept comique au cœur du film De l’autre côté du périph montrant un policier de banlieue à Paris et un policier parisien en banlieue. Malheureusement, ce film ne réussira pas à dépasser les clichés les plus basiques qu’il continue de véhiculer. Encore une fois le film La Haine illustre très bien cette idée de choc des cultures à travers le personnage de Saïd : « Putain comment ils sont polis les keufs ici ! Carrément il m’a dit ‘’vous’’ et tout.27 »

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Comprendre, les Zones Urbaines Sensible Verneuil, Henri, Mélodie en sous-sol, [Vidéo], 1963, 118min Kassovitz, Mathieu, La Haine, [Vidéo], 1995, 56min52s

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Cependant, ces scènes de virées parisiennes finissent toujours par dérailler, montrant une incompatibilité totale entre les modes de vie. Les trois compères de La Haine se font sortir d’une exposition d’art contemporain, les jeunes de Bande de filles agressent une vendeuse et la bande de gars de Raï rackettent un homme dans la rue. Chaque fois, un certain fatalisme scénaristique parait s’abattre sur ces personnages lorsqu’ils posent les pieds dans la capitale.

Ainsi, l’enclavement social et spatial des banlieues se voit retranscrire dans le corpus. Paris est le lieu de tous les loisirs, de l’ascension sociale pour ceux qui y étudient, là où les grands ensembles sont présentés comme des cités dortoirs où le seul lieu d’épanouissement serait la MJC du quartier. La distance parcourue se ressent à travers ces longues scènes silencieuses et oniriques où on s’ennuie. Aller à Paris représente aussi un certain coût, dans Raï, les trois amis arnaquent deux auto-stoppeurs pour pouvoir payer le plein d’essence. En termes d’écriture, ces scènes parisiennes permettent de jauger socialement ces personnages souvent frustrés économiquement.

Bien que les personnages ne citent que rarement le nom du quartier qu’ils habitent, il est évident que l’écrasante majorité du corpus est tournée en région parisienne. Certains éléments architecturaux sont caractéristiques de villes franciliennes comme Evry-sur-Seine ou Aubervilliers et le périphérique parisien est utilisé comme symbole de fracture entre deux mondes dans plusieurs de ces films. Parallèlement à cela, trois films se distinguent de par leur lieu de tournage : Chouf, Qu’Allah bénisse la France et Les Beaux Gosses qui prennent respectivement place à Marseille, Strasbourg et Rennes. Les dynamiques spatiales étant différentes de celles de Paris, la notion d’enclavement, bien que perceptible dans Chouf, est très peu marquée dans ces long-métrages. Les divergences de mode de vie sont difficilement notables et seule l’architecture crée cette sensation de distinction entre l’espace des grands ensembles et le centre-ville. Cette fracture sociale montrée dans les films apparait donc comme une caractéristique purement parisienne, directement liée à l’éloignement entre Paris Centre et sa banlieue.

Une esthétique de la froideur Après le visionnage complet du corpus de film, un sentiment persiste. En filigrane de ces nombreux plans et séquences une impression de froideur et de vide semble émerger, difficile à matérialiser. Tout d’abord, de nombreux films proposent des scènes prenant place dans des lieux désaffectés ou en ruine. Divines, La Squale et Bande de filles montrent ces espaces chaotiques à proximité des grands ensembles. Il est compliqué de leur attribuer une valeur, cela semble être des chantiers abandonnés ou d’anciennes friches jamais réhabilitées (fig. 17).

La nature joue aussi un rôle important dans la construction de cette esthétique (fig. 18). Si les parcs ordonnés sont bien représentés, de nombreux espaces en friche sont montrés dans ces films, amenant une dimension désertique à ces lieux de vie. Les collines enherbées de Chouf laissent entrapercevoir les grands ensembles aux loin, comme une cité perdue dans les dunes arides et une scène de Divines montre Dounia s’enfoncer dans ce qui semble être une véritable forêt au pied des tours. Ce contraste entre le béton des immeubles et le foisonnement de la végétation participe à créer cette impression d’abandon, proche du Western.

Le vide prend, paradoxalement, énormément de place dans ces œuvres (fig. 19). Les films Bande de filles et De l’autre côté du périph montrent ces espaces immenses et bétonnés qui ne semblent avoir aucune fonction définie. Impossible de savoir si ce sont d’anciennes fontaines jamais utilisées ou des terrains de sports relativement lugubres. Cela a pour effet de renforcer le drame dans Bande de filles où Marieme vient parfois s’y recueillir. De plus, le son vient jouer un rôle important. Si comme nous l’avons vu plutôt, il peut signifier la joie et la vie de quartier, les scènes silencieuses sont nombreuses, à l’image de l’introduction du film de Céline Sciamma, où le groupe de fille se tait à l’approche de la cité.

La Haine de Mathieu Kassovitz en est la quintessence. La banlieue est dans ce film en lendemain d’apocalypse suite aux violentes émeutes et une vache apparait à Vince. Est-ce un présage ? Une vision de mauvais augure ? Que fait 32

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une vache dans un endroit pareil ? Ce symbole surréaliste parait avertir une cité en crise qui déraille à travers cette apparition quasi mythologique. Dans son livre Filmer les grands ensembles, l’historienne Camille Canteux évoque la notion de lieux à part : « Cette analyse révèle que les grands ensembles sont des lieux à part. Ils sont à part du fait de leur apparence que les caméras auscultent et mettent en valeur, jouant de leur géométrie, de la répétition des formes, de leur emboitement. Opposés aux autres types d’habitat, du centre ancien des villes aux pavillons de banlieue, ils sont également exclus de la ville, apparentés à des citadelles qu’il faut rejoindre en train ou en voiture. Enfin, ils sont, à l’écran, hantés par une population singulière, femmes, jeunes et enfants qui, chacun, s’en approprient des pans entiers, de la cuisine des appartements aux caves. »

Cette notion est poussée à son paroxysme dans le film d’action Banlieue 1328. On parle d’un espace fermé, accueillant toute la criminalité française et représentant les pires maux sociétaux. Totalement muré, il est compliqué d’en sortir et les autorités cherchent à en faire table rase : nous pourrions y lire un réel pamphlet métaphorique d’une France qui rejette ses banlieues ou y voir un simple fantasme de cinéaste.

De manière générale, les scènes de présentation des grands ensembles sont très révélatrices de tout cela, cherchant à faire comprendre l’environnement du film très efficacement. On explique parfois à l’aide d’une voix off le fonctionnement de la banlieue aux non-initiés, comme dans La Cité Rose où on le retranscrit à travers un plan-séquence ultra dynamique en contre-plongée, plaçant les trois protagonistes en totale maîtrise du territoire.

Suite à ce portrait architectural aboutissant à l’esquisse de ce lieu à part, régi par ses propres codes et manières d’habiter l’espace, il est temps de l’associer à un portrait social. Qui vit dans les grands ensembles du cinéma ? Que traversent-ils ? Que veulent-ils ?

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Morel, Pierre, Banlieue 13, [Vidéo], 2004, 95min.

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PORTRAIT SOCIAL | UN CADRE POUR FAIRE ÉVOLUER DES PERSONNAGES Intéressons-nous désormais aux personnages des habitants de ces grands ensembles. Si l’environnement architectural dans lequel ils évoluent au cinéma dit déjà beaucoup de choses sur qui ils sont, ces films dressent un portrait social très tranché de ces habitants, réel point de départ de ces long-métrages.

Un portrait filmique et social Situation sociale Qu’elle soit évoquée frontalement ou insinuée, la question de l’emploi est omniprésente dans ces films. L’activité (ou la non-activité) des protagonistes les définit en effet directement et permet encore une fois de faire comprendre rapidement au spectateur quels sont les enjeux des personnages. Tout d’abord, le chômage est extrêmement présent chez les habitants des grands ensembles, laissant une grande partie de la jeunesse démunie et sans activité. C’est le cas de nombreux films du corpus présentant des bandes de jeunes hommes errant au quartier, journées après journées.

Beaucoup de ces personnages s’en plaignent directement, justifiant leur situation par une stigmatisation à l’embauche, les recruteurs les refusant pour leur allure ou leur style de vie. Ce trait filmique est très caractéristique du travail de Jean-François Richet qui filme à deux reprises les grands ensembles dans ses films Etat des lieux1 et Ma 6-T va crack-er2: « Elisabeth : Tu fais quoi déjà dans la vie ?

Jeff : Mmh je cherche du taf…

Elisabeth : Ouais, sur ton banc ?

Jeff : Ya 5 millions de chômeurs faut que tu le saches quand même tu vois, il y a pas de boulot pour moi, toi avec ta gueule c’est facile, t’es une bombe atomique, t’arrives, t’as du taf tout de suite mais nous on galère […] déjà ils vont me dire de retirer ma casquette et j’aime pas ça tu vois.3 »

Dans Etat des lieux, Richet poussait cette critique jusqu’au marxisme imaginant un faux reportage présentant un journaliste tentant de comprendre l’état d’esprit de ces jeunes : « Journaliste : Tu travailles où ?

Jeune travailleur : Je travaille où ? A l’usine !

Les autres : [Rire général] C’est un naze il se fait exploiter comme son père […] Il gagne deux francs par mois !

Journaliste : Vous avez des ambitions ?

Jeune travailleur : Ils m’énervent, bah oui bien sûr que j’ai des ambitions toi qu’est-ce que tu crois ?

Journaliste : Vous voulez faire quoi ? Vous voulez quitter l’usine ?

Jeune travailleur : Ah je vais pas faire ça toute ma vie, j’ai un métier en tête ! […]

Journaliste : Et toi tu travailles ?

Autre jeune : Je travaille pas, je suis pas un esclave.4 »

Les seuls emplois qui semblent accessibles aux jeunes des grands ensembles du cinéma sont montrés comme pré1 2 3 4

Richet, Jean-François (réalisateur), Etat des lieux, [Vidéo], 1995, 80min Richet, Jean-François (réalisateur), Ma 6-T va crack-er, [Vidéo], 1997, 119min Richet, Jean-François (réalisateur), Ma 6-T va crack-er, [Vidéo], 1997, min31 Richet, Jean-François (réalisateur), Etat des lieux, [Vidéo], 1995, min7

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caires. Les rares qui ne sont pas au chômage sont vigiles, femme de ménage ou ouvriers métallurgistes quand ils ne sont pas dans le trafic de drogue. La génération au-dessus, celle des parents, travaille. Ils travaillent dans un bar dans Divines5, sont agents d’entretien dans Bande de filles6, plus rarement, ils sont professeurs, comme dans Les Beaux Gosses7. Les adolescents, se projettent difficilement dans ce futur mode de vie, n’ayant pour exemple que le dur labeur vécu par leurs parents. Ils sont montrés en décrochage scolaire, rebelles et insolents face aux professeurs et CPE impuissants. Le cas le plus emblématique est celui de Divines ; dans une des scènes d’introduction, Dounia, la protagoniste, effectue un exercice dans le cadre de son brevet d’hôtesse d’accueil : « Prof : Tu te calmes, tu n’as pas à me parler comme ça ! Parce que vraiment t’avais tout pour l’avoir cet examen d’hôtesse mais t’as pas envie donc on passe aux autres Dounia : Non mais cet examen d’hôtesse, redescends, ma mère elle est hôtesse, elle a pas eu besoin de ton examen de merde » Prof : Ah oui et qu’est-ce que tu vas faire tiens dans ta vie ? J’aimerais bien savoir, toi ?

Dounia : Bah comme tout le monde : money, money, money Autres élèves : Money, money, money Prof : On est pas à un concert ici, c’est justement ce que je te propose moi de faire de la monnaie comme tu dis Dounia : Ah ouais ? Parce que t’en as vu beaucoup toi des millionnaires qui font BEP accueil ? […] mais moi j’ai pas envie d’être comme toi, moi j’ai pas envie de mendier, j’ai de la fierté moi8 »

Cette scène est symptomatique des long-métrages du corpus. Les personnages sont jeunes, frustrés de leur condition sociale et rejettent un futur dans lequel ils ne pourront pas s’épanouir. Ce trait de caractère va motiver bon nombre de protagonistes à passer du côté de l’illégalité, voyant le trafic de drogues comme un moyen de fuir une vie destinée à la pauvreté.

Cependant, nous pouvons relever quelques situations d’adolescents en totale cohésion avec le milieu scolaire, c’est notamment le cas du film L’Esquive9 où la bande de jeunes se démène fortement pour apprendre et répéter leur pièce de théâtre. D’une autre façon, deux films récents, La Cité Rose10 et Chouf11 présentent tous deux un personnage très sérieux faisant des études supérieures, représentant un réel espoir social pour le quartier. Dans les deux cas, les réalisateurs appuient cette caractérisation en les opposant à chaque fois à leur frère ayant choisi la voix de l’illégalité.

Ces étudiants apparaissent alors comme une anomalie dans leur quartier, et on se moque de leur style vestimentaire, frôlant la caricature du bourgeois : « Alors tu te ramènes comme ça avec une dégaine de paysan ? Tu es beau là oh, tu nous as mis des mocassins en bois là.12 ».

Une certaine instabilité psychologique semble frapper certains habitants des grands ensembles et chaque film possède son personnage dérangé, de Sami Nacery dans Raï13 en pleine crise existentielle sur le toit de son bâtiment au personnage de Toussaint dans La Squale14 réel psychopathe en puissance. Afin de renforcer l’aspect misérabiliste de la situation, c’est parfois la mère de famille qui apparaitra comme dérangée et en manque de repères15 appuyant l’impression d’abandon généralisé que subissent les jeunes des grands ensembles.

De manière générale, ces stéréotypes sont constants dans le temps. Vingt ans après Raï ou Ma 6T va crack-er, les habitants des grands ensembles du cinéma semblent toujours bloqués dans une certaine misère sociale. Les emplois de ces personnages sont chaque fois précaires, entrainant des difficultés à payer les diverses factures et à vivre décemment.

Cependant, nous pouvons déceler quelques différences. En effet, le chômage apparait beaucoup plus présent dans 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15

Benyamina, Houda (réalisatrice), Divines, [Vidéo], 2016, 105min Sciamma, Céline (réalisatrice), Bande de FIlles, [Vidéo], 2014, 112min Sattouf, Riad (réalisateur), Les Beaux Gosses, [Vidéo], 2009, 90min Benyamina, Houda (réalisatrice), Divines, [Vidéo], 2016, min10 Kechiche Abdellatif (réalisateur), L’Esquive, [Vidéo], 2004, 117min Abraham, Julien (réalisateur), La Cité Rose, [Vidéo], 2013, 97min Dridi, Karim (réalisateur), Chouf, [Vidéo], 2016, 108min Dridi, Karim (réalisateur), Chouf, [Vidéo], 2016, 5min Gilou, Thomas, Raï, [Vidéo], 1995, 88min Genestal, Fabrice, La Squale, [Vidéo], 2000, 100min Divines, Les Beaux Gosses, L’Esquive,…

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les premiers films de notre corpus (notamment chez ceux de Jean-François Richet) tandis que les films plus récents présentent des personnages en activité bien que leur travail soit montré comme aliénant et peu rémunérateur. L’emploi (ou le chômage), dans les films du corpus, est utilisé pour faire comprendre au spectateur la voie à laquelle sont destinés les jeunes personnages s’ils suivent le schéma de leurs parents. Cette astuce permet ainsi de justifier les déviances futures des protagonistes. La différence entre les premiers et les derniers long-métrages du corpus se voit donc à travers les revendications de ces jeunes : si les premiers se plaignaient d’un chômage inévitable, les derniers se projettent dans des professions qu’ils cherchent à tout prix à éviter (femme de ménage, hôtesse d’accueil…).

La voie de l’illégalité, entre 1995 et 2018 semble toujours être un moyen de s’échapper de sa destinée, cependant, nous observons l’apparition de quelques personnages faisant des études supérieures dans les derniers films du corpus, chose inexistante dans ceux des années 1990. Ainsi, sur l’aspect de l’emploi et de la scolarisation, nous pouvons donc mettre en relation ces représentations avec les différentes politiques de la ville sur le chômage mises en place depuis les années 2000 : une évolution est visible au cinéma.

De sombres récurrences : Coup de fusil à pompe, rafales de kalashnikov, viols collectifs, guerre de gangs, préméditation d’attentat et meurtres en tout genre16… Il ne s’agit pas de la bande annonce d’un télé-documentaire français sur les banlieues, mais bien de nombreuses scènes de ces films. Au visionnage du corpus, il est impossible de ne pas relever la violence quasi-systématique de ces long-métrages. Tout d’abord, la possession d’armes à feu est banalisée dans beaucoup de ces films : énormément circulent dans les grands ensembles, du pistolet perdu par un policier dans La Haine17 aux armes lourdes utilisées pour régler ses comptes dans Ma 6T va crack-er. Lorsque les personnages de La Horde18 seront encerclés par les zombies à cours de munitions, c’est tout naturellement qu’ils trouveront refuge chez René, septuagénaire cachant dans son humble appartement une énorme mitrailleuse de guerre : quoi de plus normal. Ces nombreuses armes sont souvent associées aux dealers, cherchant à défendre leurs divers intérêts.

Car en plus d’être de vraies forteresses défensives, les grands ensembles sont aussi le lieu d’un trafic en tout genre mêlant drogues douces et substances dures. Une vraie hiérarchie s’organise dans ces bâtiments, du simple guetteur, souvent très jeune, au grossiste du réseau. Les dealers s’approprient pleinement les espaces extérieurs (halls, escaliers, dalle…) pour vendre leur marchandise créant des tensions diverses avec le voisinage. Ces tensions sont au cœur du film Dheepan19 où le personnage éponyme, exténué par le trafic violent de son quartier, craque et renoue avec ses instincts guerriers.

Ce réseau professionnel parallèle va attirer un certain nombre de jeunes personnages, voyant dans ce commerce une manière rapide et facile de se faire de l’argent, s’émancipant ainsi de leur condition sociale. Ces protagonistes finiront à chaque fois par se bruler les ailes, se plaçant dans la continuité des fameux Rise and Fall des films de gangsters américains façon Brian De Palma ou Martin Scorsese20. Ce trafic est personnifié par la figure du caïd (fig. 1) largement représenté dans ces films : il a une trentaine d’année et tire posément les ficelles du réseau. Physiquement il a le regard froid, semble marqué par la vie et est souvent balafré ou a le nez cassé : c’est le stéréotype du méchant de dessin-animé. Il prendra sous son aile le jeune protagoniste, faisant figure de mentor. S’il incarne un modèle de réussite atypique pour ce dernier, sa nature violente ressurgira dans l’ultime tiers du film, où notre jeune personnage cherchera à prendre son envol…

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Respectivement : Ma 6T va crack-er, Chouf, La Squale, Dheepan, Nocturama et bien d’autres…

Kassovitz, Mathieu, La Haine, [Vidéo], 1995, 95min Dahan Yannick et Rocher, Benjamin (réalisateurs), La Horde, [Vidéo], 2010, 90min Audiard, Jacques, Dheepan, [Vidéo], 2015, 114min Les Affranchis, Casino, Scarface…

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« Au fait, j’ai l’argent pour le gaz21. » Hubert, La Haine

Si ces activités sont parfois montrées comme des nuisances néfastes pour le quartier, dans d’autres cas elles sont tolérées voire encouragées par l’entourage proche qui voit dans ce petit trafic une manière de subvenir à des besoins primaires : la mère d’Hubert, dans le film de Mathieu Kassovitz ferme par exemple les yeux sur la nature de l’argent que lui rapporte son fils. D’une autre manière, les trafiquants ont un rapport particulier aux nourrices, ces personnes lambda souvent âgées qui acceptent de prêter leur appartement pour y cacher les stocks de marchandise. Les nourrices sont alors choyées et entretenues par les dealers, qui les rasent, leur font à manger ou les couchent. Ces quelques scènes, visibles dans Divines et Dheepan, apportent une dimension sensible et touchante à ces personnages, nuançant quelque peu le manichéisme qu’on leur prête souvent (fig. 2).

Conséquence directe de ce port d’arme massif et de cet extravagant trafic de stupéfiant, la prison marque fortement ces films. C’est souvent un membre de la famille qui est incarcéré, dans le pire des cas, le père, laissant derrière lui la charge des enfants à une mère de famille débordée et en manque de moyens. Dans Wesh wesh qu’est-ce qui se passe ?22, Kamel sort de prison après deux ans d’incarcération et peine à retrouver sa place dans son ancien environnement, dans Dheepan, Brahim a un bracelet électronique, l’empêchant de reprendre pleinement ses activités de dealer et dans L’Esquive, Fathi et Krimo ont tous deux des parents proches incarcérés : « Fathi : Au fait il est toujours au bloc D votre mari ? J’dis ça parce que il y a le mari de ma sœur, Jacky, il va se faire transférer à ce qui parait, c’est ma sœur elle me l’a dit. […] Ouais à Fresnes. Il a obtenu sa lettre de transfert. Mais comme je sais que votre mari et Jacky ils s’aiment bien, bah voilà ça lui fera plaisir.23»

Ce triste tableau pourrait se résumer par un plan du film Qu’Allah bénisse la France24, rappelant le destin des habitants des grands ensembles : accident de voiture, sida, suicide en détention, overdose, assassinat… Ce plan, à l’image des nombreuses tragédies filmées dans ces œuvres, vient ancrer ces sombres récurrences dans une banalité : c’est une normalité pour ces personnages (fig. 3).

Si cette violence physique caractérise très largement ces films, elle prend d’autres formes tout aussi marquantes dans le reste des long-métrages. En effet, son aspect psychologique est aussi très présent à travers des films comme Bande de Filles (le frère de Marieme terrorise sa sœur en permanence) ou Dheepan (le personnage éponyme et sa famille subissent une très grande pression de la part des bandes délinquantes du quartier). Comme nous l’avons vu, cette violence est sociale (licenciement, emprisonnement, déscolarisation, pauvreté)25 et par extension raciale : un grand nombre des personnages du corpus subiront des remarques et insultes racistes, les attaquant sur leur origine ou leur couleur de peau26, faisant ainsi grandir les frustrations. Enfin, nous verrons par la suite que cette violence est aussi verbale, policière et sexiste27.

Ces sombres récurrences semblent tout à fait constantes dans le corpus. Si les archétypes de personnages tendent peut-être à se complexifier et à gagner en épaisseur au fil du temps, un climat d’agressivité règne encore aujourd’hui dans les grands ensembles du cinéma. Les très récents Dheepan et De l’autre côté du périph en sont des exemples concrets. Dans deux genres filmiques très différents, celui du film d’auteur français et de la comédie grand public, les grands ensembles sont encore le lieu d’un trafic de drogue dangereux et ultra violent. Certes, certains long-métrages tentent des approches différentes, utilisant intelligemment ces stéréotypes pour raconter une histoire sous un angle nouveau28, mais pour autant, cette violence reste omniprésente et inévitable lorsque les grands ensembles sont filmés au cinéma.

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Kassovitz, Mathieu, La Haine, [Vidéo], 1995, min36 Ameur-Zaïmeche, Rabah, Wesh Wesh qu’est-ce qui se passe ?, [Vidéo], 2002, 83min Kechiche Abdellatif (réalisateur), L’Esquive, [Vidéo], 2004, min41 Al Malik Abd (réalisateur), Qu’Allah bénisse la France, [Vidéo], 2014, 96min Exemples : respectivement Etat des Lieux, Wesh Wesh Qu’est-ce qui se passe ?, Ma 6T va crack-er, Divines,…

Exemples : La Haine, Ma 6T va crack-er, Etat des Lieux, …

Voir les parties « Une difficile féminité », « S’exprimer, définition par le langage » et « Ma cité a craqué » Notamment Divines, Bande de filles et récemment Le monde est à toi.

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Le thème de la violence au sens large est donc central et omniprésent dans ces films. Tous les long-métrages du corpus sont marqués par l’un de ses aspects : c’est l’une des caractéristiques de ce que l’on peut appeler le film de banlieue.

Cette violence est le moteur scénaristique de ces films et participe à la création d’un environnement malsain que les protagonistes cherchent à fuir, les personnages semblent bloqués dans une tragédie grecque, essayant d’éviter leur sombre destin : il faut s’échapper de cette violence ou la perpétuer pour réussir.

Une difficile féminité : Nous pouvons noter une évolution marquante et progressive de la question féminine dans le corpus de films étudiés.

Si l’espace public et de manière plus générale, les jeux de pouvoir, sont en grande majorité dominés par les hommes, nous observons un renversement de ce schéma de plus en plus fréquent après les années 2010.

Raï et Ma 6T va crack-er, respectivement sortis en 1995 et 1997 présentent tous deux le même schéma de personnages : une bande de jeunes hommes d’une vingtaine d’années. Les discussions et autres débats sur la gente féminine sont donc logiquement très présents tant cela semble être un sujet important pour ces personnages. Ces discussions privées et autres blagues à la finesse discutable ne sont pas spécialement caractéristiques des films de banlieue mais relèvent plus du buddy movie29 en tant que tel. Ce genre de dialogues serait par exemple notable dans les films de Cédric Klapisch comme Le Péril Jeune30 ou L’Auberge espagnole31, sortis au cours des mêmes années.

Cependant, nous pouvons observer une nette soumission de la gente féminine par les hommes dans ces films. Les filles sont lourdement draguées par les jeunes dans la rue et ceux-ci se font très insistants. Les personnages parlent de « faire tourner les gos », comprendre « se prêter les conquêtes » et les jeunes hommes n’hésitent pas à commenter ouvertement le physique des filles qu’ils croisent : « Oh t’es trop mignonne [bruit d’aspiration] un vrai crustacé ! ».

Paradoxalement à cela, ces personnages masculins ont une attitude inverse quand il s’agit de leurs sœurs. Celles-ci, bien que largement majeures, sont surprotégées et soumises aux directives de leur père ou de leur frère, comme ici dans Raï : « Papa pourquoi tu la laisses sortir comme ça ? Pour qu’elle aille trainer c’est ça ? […] si tu la voyais comme ça quand elle marche dehors comme ça j’ai honte ! Tous les garçons ils courent après elle ! Et c’est moi qui me l’a surveille !32 » Raï

La question de la sexualité apparait comme totalement taboue pour ces femmes, censées rester vierges et pures. Leur famille s’approprie donc entièrement leur corps, choisissant leurs fréquentations : « Mezz : Si tu veux rester avec elle, ce qui compte c’est que tu la respectes, sa virginité t’y touches pas, surtout pas !

Jamel : Tu te prends pour qui là ?

Mezz : Et vous vous voyez pas dans la cité ok ? Vous vous fréquentez hors de la ville parce que le téléphone arabe, ça va vite !

Surtout dans cette cité là. […] Et si tout se passe bien, peut-être que ma mère ira prendre le thé chez la tienne, qui sait ?33 » Raï

Si cela n’est jamais explicité oralement, ces obligations renvoient clairement à des préceptes religieux, qui pourraient par exemple s’inscrire dans le Christianisme ou l’Islam. Raï fait par exemple fortement référence à l’Islam et sa culture à travers la famille de Sahlia et Mezz. Les parents doivent demander la main de leur enfant à la famille du conjoint, rappelant bien à Sahlia que « le mariage c’est pour la vie ». De manière générale, le carcan religieux et traditionnel, 29 30 31 32 33

Littéralement, « film de copains » Klapisch, Cédric (réalisateur), Le Péril Jeune, [Vidéo], 1994, 101min Klapisch, Cédric (réalisateur), L’Auberge Espagnole, [Vidéo], 2002, 120min Gilou, Thomas, Raï, [Vidéo], 1995, min33 Gilou, Thomas, Raï, [Vidéo], 1995, min44

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imposé par la famille aux jeunes personnages apparait comme vieillissant pour ces jeunes protagonistes en quête de liberté. Il est cependant important de noter que la question féminine dans le corpus ne peut être réduite à des obligations religieuses34 : si des indices dans certains films du corpus induisent cela, la plupart affichent simplement un machisme inexpliqué.

Bien que l’on puisse penser que les femmes de ce film s’inscrivent dans le stéréotype de la maman ou la putain, il est intéressant de noter le choix de casting pour jouer la sœur de Mezz : Tabatha Cash, une actrice pornographique. Le réalisateur Thomas Gilou semble donc se jouer des stéréotypes dans son long-métrage : si d’un côté il sexualise, voire objectifie son actrice, utilisée également comme argument commercial lors de la sortie du film, il dresse le portrait d’une femme cherchant à se réapproprier son existence, frustrée par le carcan familial et culturel qu’on lui impose. Vers la fin du film, une scène la montre apparaitre triomphante en boite de nuit : elle porte une perruque blonde et est très légèrement vêtue. Si cela a le mérite de rendre fou de rage son frère, elle semble assumer ses choix et s’être réappropriée son corps, du moins en dehors du grand ensemble.

Ce thème de la liberté sexuelle chez les femmes se multipliera au fil des années. Dans La Squale, le personnage de Désirée se fait battre par sa mère quand celle-ci apprend qu’elle a couché : « j’veux pas d’une pute sous mon toit ».

La Squale, bien que très maladroit dans son approche nous montre un personnage féminin fort et assumé, prenant le pouvoir dans son quartier à travers le trafic de stupéfiants. Ce thème sera poussé à son paroxysme dans les films Bande de Filles et Divines respectivement sortis en 2014 et 2016. « C’est bien, t’as du clitoris ! J’aime bien !35 » Divines

Deux scènes du film Bandes de filles sont particulièrement significatives de cela. La scène d’introduction du film montre un match de football américain. Deux équipes s’affrontent, ce sont des filles. Musique entrainante, plans au ralenti, elles s’entrechoquent, se poussent, tombent, se narguent… Le match se termine, les personnages se félicitent, se frappent dans les mains et lancent un cri de guerre. Le titre du film apparait et on suit la bande de fille rentrer chez elles, traversant des grands ensembles : les filles discutent, crient et se chambrent. En approchant d’un porche où se tiennent plusieurs hommes qui discutent, celles-ci se taisent peu à peu jusqu’à ne laisser entendre que le bruit des conversations masculines, bien que peu bruyantes. Elles rentrent chacune chez-elles, dans le plus grand des silences (fig. 4).

Avançons une heure plus tard. Nouvelle scène, nouvelle musique entrainante, nouveau ralenti. Un plan panoramique filme chacun des visages souriants des filles : elles sont à La Défense, loin de leur logement. Elles dansent et s’expriment librement, elles paraissent heureuses (fig. 5).

Dans Bande de filles, la réalisatrice hiérarchise les comportements féminins selon quatre types d’espaces. Quand le personnage de Marieme est chez elle, dans l’appartement qu’elle partage avec sa famille, elle est totalement soumise à son frère, celui-ci la frappe et la harcèle. Dans l’espace des grands ensembles, quand les filles sont en compagnie de d’autres hommes, elles sont clairement dominées, se taisent et n’osent parler. Quand elles sont uniquement entre elles, encore dans les grands ensembles, les langues se délient, elles rient et discutent librement. Enfin, la réalisatrice Céline Sciamma montre la bande de filles s’exprimer encore plus fort, à travers la danse, lorsque ces filles sont loin de chez elles, ici, à la Défense. Ainsi, le comportement des personnages féminins semble conditionné par la présence d’hommes et par extension, du lieu dans lequel elles se trouvent. Les grands ensembles étant dans ce film le lieu des hommes, leur comportement se voit modifié même quand ceux-ci sont absents. Cette représentation des espaces questionne donc la notion de chez-soi, montrant les personnages féminins socialement plus à l’aise loin de leur domicile, expliquant par la même occasion le grand nombre d’escapades hors des grands ensembles de ces protagonistes féminins.

Dans Divines et Bande de filles, les hommes ont le pouvoir et règnent sur le territoire des grands ensembles, cela peut

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Raï pour exception.

Benyamina, Houda (réalisatrice), Divines, [Vidéo], 2016, min23

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simplement se caractériser par une absence de visages féminins36 ou plus frontalement par des violences ou directives de la part des hommes37. Dans le corpus, la notion de pouvoir sera aussi plus généralement associée aux activités illégales et à la violence, quintessence d’un idéal masculin viril : en cela, le personnage de Rebecca dans le film d’Houda Benyamina est un renversement, la figure du grand méchant caïd de banlieue est une femme. L’émancipation des personnages principaux féminins se fera à chaque fois dans la recherche de pouvoir se caractérisant logiquement dans les activités illégales.

Il est intéressant de noter que ces personnages féminins peuvent être décrits comme des garçons manqués, Rebecca reprend les codes du gros machiste avec son copain et Marieme se travestit complètement, cachant sa poitrine et se faisant appeler « Vic ». À l’inverse du personnage de Sahlia dans Raï, les protagonistes de Bande de filles et Divines calquent leur apparence sur celle des hommes dans leur quête d’émancipation, comme si seul une apparence masculine pouvait amener pouvoir et respect au pays des grands ensembles…

Une vie de communauté forte La famille au cœur des Grands Ensembles Le thème de la famille reste le sujet de nombreux films, qu’ils soient français ou internationaux, contemporains ou anciens. Sa présence en tant que telle dans le corpus n’est donc en rien surprenante. De plus, de nombreux autres types de long-métrages proposent les mêmes schémas de rapports familiaux sans pour autant se dérouler dans les grand ensembles français38. Il est cependant important de relever le type de traitement du sujet familial que fait ces films.

Nous constatons donc une forte influence de la famille sur les différents protagonistes, notamment pour les jeunes personnages féminins. Quand la famille est nombreuse, le repas est sacralisé, tous les protagonistes se retrouvent et discutent de la journée. Souvent, ils débattent sur le comportement de tel ou tel membre, jugent ses achats, ses fréquentations ou ses relations amoureuses. La figure de la mère est omniprésente dans ces films. Elle est souvent plus réservée que son mari, nuançant ses propos, mais reste une femme forte, respectée et importante.

La famille est montrée comme puissante, voire oppressante pour son entourage. Les personnages cherchent à s’en cacher pour vivre leurs relations amoureuses et craignent de grosses réprimandes lorsqu’ils se font prendre en train de voler ou dealer. Ces films aiment d’ailleurs opposer directement les membres de la famille, dans leurs choix de vie, décrivant par exemple un personnage très sérieux contrastant avec son frère, plus turbulent. « Arco : Je rentre à 8h, je mange, mes parents ils me posent des questions je leur réponds pas, moi je leur pose des questions, ils me répondent pas, ils m’ignorent ! T’sais, c’est même pas la peine…

Ami d’Arco : Et alors regarde avant ton père il te mettait des droites dans ta gueule, il te niquait ta race et t’étais pas content !

Maintenant il te laisse tranquille, t’es pas content ! Faut savoir ce que tu veux nan ? […]

Arco : C’est mon père quand même, t’as qu’un père. T’sais on avance pas, on s’évite tu vois. C’est pas en s’évitant qu’on va résoudre quoi que ce soit.39 » Ma 6T va crack-er

Enfin, cette famille est parfois éclatée, disloquée. De nombreux schémas narratifs du corpus montrent une mère de famille seule, élevant difficilement ses enfants, le père étant emprisonné, décédé ou simplement parti. Dans ces cas, la mère apparait abattue, dépassée et fatiguée par son travail : elle peine à contrôler l’éducation de ses enfants, livrés à eux-mêmes la journée.

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Par exemple, La Haine Par exemple, Bande de Filles Par exemple, Sweet Sixteen de Ken Loach Richet, Jean-François (réalisateur), Ma 6-T va crack-er, [Vidéo], 1997, min52

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Une communauté qui partage et échange ?

L’aspect communautaire est évident au visionnage du corpus, tout le monde se connait et se salue. Les mères de famille prennent le thé les unes chez les autres et les jeunes du quartier organisent des barbecues sur le toit des immeubles.

Une petite hiérarchie se met en place entre les petits et les grands du quartier : ces derniers donnent des conseils aux plus jeunes, essayant de calmer leurs frustrations.

De plus, de nombreux films du corpus mettent en avant l’aspect choral40 de la communauté témoignant d’une richesse de liens sociaux et amicaux. Beaucoup d’entre eux montrent une pléiade de personnages dont il est impossible de se rappeler les noms. Le film Ma 6T va crack-er en est l’exemple le plus concret : le spectateur ne peut identifier clairement tous les protagonistes, mais se repère en se souvenant des liens de parenté ou d’amitié : untel est l’ami d’untel, qui est aussi le frère de l’autre mais l’ennemi du personnage principal... En ce sens, tous les personnages sont extrêmement liés et la vie de quartier semble se dérouler en vase clos. « Vinz : Lequel Mohamed ? celui, le petit frère de Farida là ?

Saïd : Farida ? celle qu’a passé son permis là ?

Hubert : Non Farida, celle qui travaille au marché là tu vois ?

Vinz et Saïd : Aaah ouais41 » La Haine

Cependant, bien que les habitants des grands ensembles du cinéma forment une communauté plutôt soudée et protectrice, elle peut rapidement devenir oppressante, voire destructrice. Les ragots et rumeurs de quartiers vont vite du fait du bouche à oreille constant. Les personnages doivent sans cesse rendre des comptes à tout le monde, risquant à chaque fois de toucher quelqu’un de près ou de loin lorsqu’ils agissent. « Sœur de Jeff : Eh JM, c’est vrai que tu t’es fait choper par les flics hier ?

JM : Monte !

Sœur de Jeff : C’est vrai ?

JM : Allez ! Même elle, elle est au courant Jeff : Ouais bien sûr, de toute façon elle est au courant de tout elle, tous les ragots…42 » Ma 6T va crack-er

Enfin, ce réseau de connaissance est dans certains cas montré comme particulièrement néfaste et tentateur. Le combat entre le bien et le mal est très présent dans notre corpus et les scénaristes s’amusent à pousser les personnages dans leurs retranchements moraux. Les gentils fils de famille qui font des études finissent toujours à un moment ou à un autre par céder à la violence, emportés par un environnement qu’ils ne contrôlent pas et la réinsertion est compliquée pour les personnages qui sortent de prison. Dans Dheepan, bien que le protagoniste principal réussisse à nouer des liens avec quelques habitants du quartier, il subit totalement la vie de quartier, gangrénée par une bande de violents trafiquants.

La vision de la communauté, faisant la force et le caractère original de ces films est donc duale. D’un côté, elle est montrée comme bienveillante : elle soutient les protagonistes et est vue comme chaleureuse et dynamique. De l’autre, elle est plus sombre : il parait difficile de s’affranchir de ce réseau de relations qui tend parfois à tirer vers le bas les protagonistes, s’inscrivant dans un spleen constant et une certaine procrastination.

40 Le « film choral » est un type de film montrant des personnages aux destins plus ou moins liés, s’attardant sur chacun des personnages (Magnolia, Le Parrain, Pulp Fiction…)

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Kassovitz, Mathieu, La Haine, [Vidéo], 1995, min13 Richet, Jean-François (réalisateur), Ma 6-T va crack-er, [Vidéo], 1997, min14

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Errances de jeunesse Ennui La jeunesse est au cœur de ces films : sur les six long-métrages du corpus réduit, cinq ont pour personnages principaux des adolescents ou jeunes adultes, entourés de leur groupe d’amis. Bien que ces cinq films soient très différents, autant dans leur forme que dans leur fond, il apparait en filigrane une problématique commune que nous pourrions résumer par la question suivante : Quel destin pour la jeunesse de ces quartiers ?

Suite au triste portrait social que nous avons dressé, ce questionnement parait légitime tant leur environnement est montré comme stérile et abrutissant. Les réalisateurs ne donnent jamais de réponses concrètes à cette problématique mais dépeignent plutôt un tableau complexe aux issues incertaines. S’ils ont toute la vie devant eux, ces personnages semblent bloqués dans une boucle temporelle marquée par l’ennui et le manque de perspectives. Chômage, décrochage scolaire, manque d’activité, ces jeunes sont condamnés à errer sans but entre les barres et les tours de leur quartier : « JM : Sinon ?

Arco : Sinon, ça va…

JM : Toujours… la merdasse ?

Arco : Tu connais hein ce qui se passe, toujours la même zone. Non je suis là, mais bon…

JM : Vous faites quoi aujourd’hui ? Vous bougez pas ?

Arco : Si, il y a du mouvement normalement mais bon, on sait jamais vraiment quoi…43 » Ma 6T va crack-er

Cette « galère » est conscientisée par les différents protagonistes qui expriment régulièrement leurs doutes et leurs questionnements sur ce quotidien : « Arco : Franchement les gars, qu’est-ce qu’on fait là ? Dans un arrêt de bus comme des galériens, comme des saloperies… On a rien à faire ici… Regarde l’heure qu’il est. On est des enfants comme ça on se ballade, on traine, rien à faire, rien à dire… C’est pas malheureux ? Trop de galères, trop on sait même pas ce qu’on fait en fin de compte… On sait où on veut aller mais jamais de notre vie on y arrivera… C’est pas trop grave ?

Ami d’Arco : Parce que toi tu sais où aller ? moi je sais pas où je vais hein !44 » Ma 6T va crack-er

Si cet ennui est clairement subi par les personnages, les réalisateurs les montrent toujours créatifs et inventifs quand il s’agit de tuer le temps. Ces œuvres regorgent de scènes que nous pourrions qualifier de passives, n’apportant concrètement rien d’important à l’intrigue, mais faisant pourtant toute la richesse de ces personnages. La Haine doit d’ailleurs son statut de film culte à ses célèbres dialogues aux sujets futiles entre Hubert, Vinz et Saïd débattant sur tout et n’importe quoi : « Vinz : A ce moment-là celui qui cartonne c’est genre Coyotte et pas Bipbip et c’est Brutus et pas Pifou ? C’est ça que tu dis ?

Alors vas-y entre Titi et Grominet c’est qui ?

Saïd : Vas-y casse toi avec tes Grominet tout pourris ! Le mec il passe la journée à se battre avec des vaches et après il vient nous ber-flam au nez ! Et tu sais quoi ? Moi je te dis, c’est Hercule la vraie racaille point à la ligne ! » La Haine

En effet, malgré un fond teinté de mélancolie, ces nombreux dialogues apportent à chaque fois une dimension comique aux long-métrages. Les scénaristes associent à ces personnages une répartie cinglante, un sens de la vanne et de la punchline45 typique et caractéristique du corpus. Ces personnages apparaissent comme des losers magnifiques empreints d’une richesse intellectuelle quand il s’agit de s’exprimer :

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Richet, Jean-François (réalisateur), Ma 6-T va crack-er, [Vidéo], 1997, min13 Richet, Jean-François (réalisateur), Ma 6-T va crack-er, [Vidéo], 1997, min34 Réplique forte

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« Sans déconner, la façon dont tu viens de parler là, on dirait un mélange entre Moïse et Bernard Tapie.46 » La Haine

À travers ces répliques incisives, les réalisateurs dépeignent un univers sans pitié où les moqueries fusent de toutes parts. Malgré un humour évident, ces dialogues décrivent des dynamiques sociales rudes et cassantes : l’amitié que partagent les différents protagonistes n’est jamais formulée frontalement. Au contraire, les personnages font preuve d’une grande pudeur émotionnelle, exprimant davantage leur force et leur courage que leur sensibilité.

Romance Cette jeunesse des grands ensembles n’échappe cependant pas au thème universel et incontournable de l’amour. En effet, l’arc narratif romantique, présent dans plus de la moitié du corpus, contraste avec le cadre gris et morose des grands ensembles. Les scénaristes s’amusent à voir tomber amoureux deux personnages que tout oppose. Cet amour est à chaque fois compliqué, difficile à assumer dans son propre quartier où les rumeurs vont vite.

En ce sens, la famille est encore une fois montrée comme un frein à l’épanouissement personnel. Dans Raï et Bande de filles, la figure du frère violent et possessif tentera tout pour briser l’histoire d’amour vécue par sa sœur. Dans Etat des lieux, c’est le père qui jugera durement la copine de son fils : « Mais ses parents ils peuvent pas voir Laurent pourquoi ? Parce qu’il est fils d’ouvrier, parce que, parce qu’il est ouvrier luimême ? […] De toute façon elle a rien dans le cigare cette pauvre gamine. Elle raconte que des banalités… ‘’Oh le savon ça pique les yeux, les cheveux ça pousse.’’ Bah oui ça pousse ! »47 Etat des Lieux

Les différences de classe sociale constitueront une seconde entrave à la romance, opposant un personnage des grands ensembles, modeste, à un autre beaucoup plus aisé. Le spectateur assiste alors à un choc des cultures, souvent comique, parfois tragique.

Cette romance fonctionne dans les films par le contraste, particulièrement mis en valeur dans Bande de Filles, opposant par le montage deux scènes antagonistes (fig. 6). La réalisatrice Céline Sciamma présente dans un premier temps deux femmes qui se battent, galvanisées par un public avide de violence. Le montage est très rythmé, soutenu par une caméra tremblotante. Quelques secondes plus tard, Marieme rejoint Ismaël dans le hall d’un immeuble, ils s’embrassent. La caméra reste fixe, le montage est aéré et la scène est simplement rythmée par la lumière automatique du hall, éclipsant l’action. La réalisation traduit ainsi en quelques plans la vie paradoxale des grands ensembles du cinéma, vécue par une jeunesse en manque de repères, repoussant ses propres limites dans un environnement difficile et instable.

Dans l’écriture de scénario, le terme d’obstacle est utilisé pour décrire tout évènement ou élément contrecarrant la quête du protagoniste, l’empêchant d’atteindre son objectif. Ici, l’obstacle à la romance est clairement l’environnement social dans lequel évoluent nos personnages : celui de la pauvreté, de la violence ou du puritanisme. Le cadre des grands ensembles apparait de plus comme castrateur et intrusif. La pression sociale est grande et un manque d’intimité se fait ressentir, rendant la romance compliquée. Enfin, la forme architecturale du grand ensemble est à l’opposé des standards romantiques classiques, véhiculant d’avantage des idées de platitude et de froideur que d’amour et de séduction. Les amants préfèrent alors cacher leur idylle et la vivre le plus loin possible, loin des autres personnages, loin de leur famille, loin du béton des bâtiments. Une fois de plus, les personnages cherchent à s’échapper des grands ensembles.

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Kassovitz, Mathieu, La Haine, [Vidéo], 1995, min52 Richet, Jean-François (réalisateur), Etat des lieux, [Vidéo], 1995, min18

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S'exprimer, définition par le langage En citant les répliques des différents personnages, il est évident que ceux-ci s’expriment d’une manière particulière. Loin d’un registre soutenu, les habitants des grands ensembles évoluent plutôt dans le langage familier, voire argotique.

Des libertés sont prises avec la langue française, dépeignant un manque d’éducation ou des études arrêtées très tôt. « Je veux pas que tu reprennes mon père quand il dit ‘’des chevals’’ ! Ça me fait chier ça ! » Etat des Lieux « Tout qu’est-ce que j’sais, c’est que je cours pas plus vite que les balles » La Haine

C’est chez les jeunes que ce langage sera le plus caractérisé, fonctionnant avec ses propres dynamiques. Dès La Haine ou Ma 6T va crack-er, les personnages utilisent le verlan, inversant les syllabes des mots : « Saïd ‘’téma’’ la vache » La Haine « Attends pourquoi tu joues les ‘’vener’’ là ? » Ma 6T va crack-er

Les personnages versent très rapidement dans le vulgaire, n’hésitant pas à ponctuer leurs répliques de grossièretés en tout genre, incluant régulièrement les parents proches des interlocuteurs : « Hé les gars, venez voir, venez voir ! C’est le maire ! Hé le maire, nique sa mère au maire, fils de pute, j’baise ta grand-mère. » La Haine

Ce langage est de plus construit et enrichi par des emprunts à d’autres langues, notamment arabe, conséquence directe de ce melting pot culturel que sont les grands ensembles. Le film de Rabah Ameur-Zaïmeche en tirera notamment son nom : « Wesh Wesh qu’est-ce qui se passe ? ». Les dialogues peuvent être difficiles à suivre pour un spectateur étranger à ces manières de s’exprimer. Le film Etat des lieux sous-titre même les répliques de certains de ses protagonistes, transformant leur langage cru en frasques soutenues et témoignant d’un certain humour de la part de Jean-François Richet : « Eh connard, franchement, que je travaille ou pas, j’habiterai toujours ici, enfin c’est bon quoi, comme ça je touche le chômage et voilà, moi j’m’en tape moi ! » est transformé en : « Mon cher, il faut savoir tirer son épingle du jeu, quand on subit la crise et la précarité de l’emploi organisé ».

Ces jeux de langages sont au cœur du film L’Esquive, présentant des adolescents réciter une pièce de Marivaux, Le jeu de l’amour et du hasard48. Les registres d’expression se superposent et les jeunes personnages alternent et se jouent des registres selon les situations. Le spectateur assiste à une mise en abyme des personnages rajoutant un niveau d’interprétation à la sédimentation sociale et langagière, déjà présente dans la pièce de Marivaux. Le spectateur assiste à une définition des personnages par le langage, révélant leur manière de s’exprimer mais aussi une condition sociale marquée, dont Krimo a du mal à se défaire : « Professeur : Pluuuus ! Pluuus ! Plus ! Aaah ! T’as pas l’air de t’amuser, tu t’amuses ? T’es heureux de faire ça ou pas ? Nan ! […] Il y a du plaisir à faire, il doit y avoir du plaisir à sortir un peu de soi, sors de toi ! D’accord ? Amuse-toi ! Ai du plaisir à faire ça !

Change de langage ! Change de manière de parler ! Change de manière de bouger ! Amuse-toi !49 » L’Esquive

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Marivaux, Le jeu de l’amour et du hasard, Pocket, 2006, 127p Kechiche Abdellatif (réalisateur), L’Esquive, [Vidéo], 2004, min70

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Nous et eux Frustrations « Regarde-moi ça, regarde ! Regarde-moi ça tous ces nantis, ces enculés là. Regarde ça ! Tu crois pas qu’ils sont gavés d’oseille ces ordures ?50 » Raï

Les frustrations économiques sont grandes chez les personnages du corpus, justifiées par la situation précaire qu’ils vivent au quotidien. De ce fait, lorsque Dounia et Maimouna de Divines gagnent leurs premières sommes d’argent, elles courent au centre commercial, s’empressant de planifier l’ordre d’achat de leurs futures chaussures de marque : l’argent, et par extension, l’accès à la consommation semble être la raison de vivre de ces filles. Dans le dernier tiers du film, une scène montre Dounia trouver énormément d’argent liquide dans un faux-plafond. Le magot glisse et elle est noyée sous une pluie de billets souriant malgré ses blessures au visage. Un plan en plongée zénithale montre les coupures tomber sur elle, c’est une bénédiction divine (fig. 7).

Les réalisateurs utilisent aussi le fait de partir en vacances comme un marqueur social, hiérarchisant une nouvelle fois les habitants de ces grands ensembles. C’est d’ailleurs le slogan de la comédie d’animation Lascars51 : « Pas de vacances pour les vrais gars ! », où les protagonistes feront tout pour partir de la banlieue quand l’été arrive. Les plus pauvres resteront au quartier, ressassant leurs frustrations.

Consommer apparait comme un moyen de se faire accepter dans la société pour cette jeunesse qui se sent rejetée de toutes parts. Si nous avons vu que ces personnages sont exclus lorsqu’ils sont hors de leur quartier, notamment à Paris, la boite de nuit est aussi très souvent utilisée comme objet d’insatisfaction pour les protagonistes. Le corpus regorge de scènes où les habitants des grands ensembles sont recalés à l’entrée, car pas assez bien habillés ou trop peu accompagnés. « A chaque fois on arrive voilà sur notre malheur d’sa mère, jamais il veut nous laisser rentrer quoi ! Eh ça fait 10 ans qu’on traine avec son frère, ça fait 10 ans il nous tricard encore ! Eh moi ça me rend dingue moi !52 » La Haine

Plus qu’une soirée ratée, les personnages associent cela au rejet de leur style de vie, de leur manière de s’habiller : on rejette leur culture. Parallèlement, les rancunes envers les gens plus aisés grandissent, agissant à travers les mêmes dynamiques : la bourgeoisie est moquée et parodiée. De ce fait, l’art contemporain apparait comme la quintessence de ce rejet, figure d’incompréhension et de snobisme. Dans Etat des Lieux, le choc des cultures est grand : « Femme de Pierre : Tu critiques, tu sais même pas ce que je suis allée voir !

Pierre : C’est quoi ?

Femme de Pierre : De l’art contemporain…

Pierre : De l’art contemporain ? […] c’est naze !

Femme de Pierre : Pourquoi ça serait moins bien que Van Damme ?

Pierre : Bah putain Van Damme tu te prends pas la tête au moins ! […] je suis attardé mais je m’éclate moi, tu t’éclates toi en regardant tes putains de peintures de merde là ?

Femme de Pierre : ‘’Je m’éclate’’. Non je m’éclate pas mais je ressens ! […]

Pierre : Tu ressens que dalle oui ! […] Arrête je suis sûr que tu lis le papier à l’entrée, tu lis le papier pour savoir ce que ça veut dire la peinture, qu’est-ce que tu me racontes ?53 » Etat des lieux

Une réelle incompréhension est présentée dans ces films, opposant deux mondes qui ne se comprennent pas. Les frustrations attisent le sentiment d’abandon et de rejet que subissent les habitants de ces quartiers, parfois, jusqu’à l’explosion…

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Gilou, Thomas, Raï, [Vidéo], 1995, min29 Pereira-Lazaro, Albert et Klotz, Emmanuel (réalisateurs), Lascars, [Vidéo], 2009, 96min Kassovitz, Mathieu, La Haine, [Vidéo], 1995, min71 Richet, Jean-François (réalisateur), Etat des lieux, [Vidéo], 1995, min38

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Ma cité a craqué « Faut nique la volaille, faut qu’on s’unisse tous !54 » Ma 6T va crack-er

Les institutions seront les premières à subir l’agacement et l’exaspération des habitants des grands ensembles. Parmi elles, la police sera particulièrement touchée par la rébellion de ces personnages, représentant le rejet qu’ils critiquent.

La figure du policier est très caractéristique de ces films, notamment ceux présentant des personnages principaux masculins et jeunes. Il est rarement identifiable personnellement mais représente plutôt un tout, une entité homogène, un uniforme. Le policier incarne directement l’Etat et de manière générale le rejet de la société française envers les banlieues (fig. 8).

Dans les cas les plus paisibles, il réalise seulement d’incessants contrôles de papiers, stigmatisant les bandes de jeunes, énervées de ces récurrences. Il disperse les groupements lorsqu’une soirée s’improvise, c’est un trouble-fête. Le policier de niveau 2 commence à être violent. Il place quelques coups de pied gratuits lors des arrestations et n’hésite pas à insulter abondamment les personnages. Le stade au-dessus pourrait s’apparenter au cow-boy des temps modernes.

Les policiers ne sont plus là pour protéger la population mais zonent sur leur territoire, comme le font les bandes de dealers. On lui prête tous les vices de la société, il est violent, raciste, alcoolique et homophobe, c’est une personne vulgaire, un beauf. Enfin, dans les cas les plus extrêmes, il ira jusqu’à la bavure policière, tuant un jeune innocent et engendrant une émeute généralisée. Avec la figure du jeune-de-banlieue errant devant le hall de son immeuble et celle du caïd de cité terrorisant la population, le policier clôture la sainte trinité du film sur les grands ensembles.

Sur les six long-métrages du corpus réduit, trois présentent des scènes d’émeutes, paroxysme de ces tensions sociales.

La violence est alors montrée comme le seul moyen d’expression d’une population opprimée. La raison laisse place aux instincts les plus primitifs, les voitures sont brulées et les grands ensembles sont le décors d’une anarchie totale. Ces films se font le porte-parole des nombreux faits divers de violence policière, La Haine s’inspirant par exemple du décès d’un jeune homme de 17 ans dans un commissariat du 18ème arrondissement de Paris, en 1993. A côté de cela, certaines scènes semblent caricaturales et tirées par les cheveux décrédibilisant les enjeux du récit. Les personnages des grands ensembles de Divines réagissent par exemple au quart de tour quand Maimouna décède accidentellement dans un incendie, allumant dans la foulée de nombreux fumigènes, comme si les habitants des banlieues ne sortaient jamais de chez eux sans ce genre d’artifices. « Hubert : Putain quelle merde…

Mère d’Hubert : Ils ont brulé la salle de boxe Hubert : J’en ai marre de la cité, j’en ai marre, j’veux partir d’ici putain !55 » La Haine

Dans ce contexte de pauvreté et de violences, de nombreux personnages évoquent leur intention de quitter leur quartier, souhaitant par la même occasion s’éloigner de leur environnement néfaste et pathogène. Dans La Haine, Hubert ne cesse de se répéter qu’il doit partir d’ici, après avoir vu son club de boxe partir en cendre, dernier espoir qu’il entretenait. Seulement, quitter son quartier n’est pas chose simple, d’ailleurs, très peu réussissent. Si le personnage principal de Bande de Fille habite un temps dans un petit pavillon, elle finira par rentrer chez elle à la fin du film. C’est par l’imagination que les deux amies de Divines (fig. 9) s’échapperont de leur quartier et le personnage de Dheepan dans la scène finale du film (fig. 10), fantasme une vie de famille simple, habitant une maison pavillonnaire loin des grands ensembles. Les grands ensembles du cinéma sont emprunts de fatalisme, multipliant les tragédies de ses personnages et leur réservant un sombre destin. En cela, le portrait social rejoint le portrait architectural du corpus dans l’impression de froideur quasi nihiliste qui se dégage au visionnage de ces films. Ce lieu à part, que nous décrivions dans la partie précédente, abrite une société à part régie par ses propres codes, construite en opposition au monde extérieur. Alors que valent ces représentations ? Ces images décrivent-elles une certaine réalité ou ne sont-elles que le fruit de l’imagination des réalisateurs ? Surtout, quel impact ces films ont-ils sur l’image de cette architecture et de ses habitants ?

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Richet, Jean-François (réalisateur), Ma 6T va crack-er, [Vidéo], 1997, min65 Kassovitz, Mathieu, La Haine, [Vidéo], 1995, min37

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REPRÉSENTATIONS | IMPACT ET CRÉDIBILITÉ Maintenant que nous avons dressé le constat architectural et social de ces films, nous pouvons désormais questionner et remettre en cause ces représentations. Si ce corpus présente d’une certaine manière la façon dont sont vécus et utilisés les grands ensembles, il parait évident que ces fictions s’affranchissent plus ou moins de la réalité. Mais surtout, est-il pertinent de critiquer ces films pour leur potentiel manque de réalisme ?

Ce que nous disent ces films Constat général Comme nous l’avons vu1, ce corpus de films dresse globalement un portrait dur et froid des grands ensembles. Architecturalement, nous assistons à la construction d’un lieu à part, régi par la forme de ces bâtiments si emblématiques et par ses usages très codifiés. Les tours et barres d’habitation structurent les différents plans, écrasant les personnages ou les montrant en total contrôle de leur environnement. À quelques exceptions, l’espace des grands ensembles apparait visuellement hostile de par ses façades brutes et répétitives, un sentiment de froideur et de déshumanisation s’en dégage.

Socialement, les grands ensembles du cinéma ne s’en sortent guère mieux. Ce sont les lieux d’une violence systématique, participant à l’édification d’un environnement hostile. Ces espaces sont par exemple gangrénés par le trafic de drogue et les rixes entre bandes ennemies mais témoignent aussi d’une misère, pécuniaire tout d’abord mais aussi familiale et sociale.

Le constat de ces films est édifiant : il ne fait pas bon vivre dans les grands ensembles du cinéma. Le terme de malédiction pourrait même s’appliquer au fait d’habiter dans ces espaces tant le thème du destin traverse le corpus. C’est le destin de Hubert, Vinz et Saïd dans La Haine2, dont la scène d’introduction quasi prophétique annonce dès le départ une fin tragique, c’est aussi le destin de Dheepan3, incapable d’échapper à la violence malgré sa nouvelle situation ou celui de Dounia dans Divines4, destinée à une vie de misère dès les premières minutes du film. Le bilan est rapide à faire : aucun des films du corpus réduit ne se termine bien. Quels que soit les enjeux des personnages, de la simple expression des sentiments pour Krimo dans L’Esquive5 à l’émancipation familiale de Marieme dans Bande de filles6, aucun des personnages n’arrive à son but au terme du film.

Cependant, nous ne pouvons pas dire que ces films soient intrinsèquement négatifs. Les personnages sont chaque fois plein d’humanité et les réalisateurs mettent un point d’honneur à montrer la complexité psychologique des personnages principaux. Ces protagonistes ont chaque fois une personnalité très forte et le verbe facile7, témoignant d’une réelle intelligence du dialogue qu’ils manient avec humour. Concrètement, ces films fonctionnent grâce au concept de contraste entre des personnages enthousiastes et vivants et leur environnement froid et morne. Ce jeu d’ambiances amène ainsi du relief à l’intrigue et dresse immédiatement une atmosphère forte à l’écran. Nous pourrions presque pousser la caricature jusqu’à dire que chacun de ces long-métrages traite de la survie de ses personnages principaux dans un milieu 1 2 3 4 5 6 7

Voir parties « Portrait Architectural » et « Portrait Social » Kassovitz, Mathieu, La Haine, [Vidéo], 1995, 95min Audiard, Jacques, Dheepan, [Vidéo], 2015, 114min Benyamina, Houda (réalisatrice), Divines, [Vidéo], 2016, 105min Kechiche Abdellatif (réalisateur), L’Esquive, [Vidéo], 2004, 117min Sciamma, Céline (réalisatrice), Bande de FIlles, [Vidéo], 2014, 112min À l’exception peut-être de Krimo dans L’Esquive dont la difficulté à s’exprimer est le sujet principal mais le personnage de Lydia suivra cet archétype

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pathogène et malsain.

Nous pouvons situer notre corpus dans la continuité de l’analyse que faisait l’historienne Camille Canteux dans Filmer les grands ensembles8. La notion de lieu à part définissant les grands ensembles comme des espaces en opposition au reste est toujours présente si ce n’est davantage. Nous retrouvons aussi en filigrane un parti pris des réalisateurs sur la question des grands ensembles, notamment présente dans Deux ou trois choses que je sais d’elle9, de Jean-Luc Godard. Cependant, le travail de Camille Canteux montrait un cinéma d’auteur français s’appropriant le sujet des grands ensembles en étant affranchi d’une quelconque homogénéisation de forme et de thèmes abordés : le corpus était uniquement lié par le fait de filmer à un moment où à un autre des grands ensembles. Dans le cas de notre corpus, s’il est composé d’un éventail de genres différents, nous assistons à partir des années 1990 à la matérialisation d’un noyau dur de codes scénaristiques et filmiques partagés donnant naissance à ce que certains critiques appellent le film-de-banlieue dont nous reviendrons plus en détail par la suite. Une rupture a donc opéré dans les années 1990 et aujourd’hui, chaque nouveau film mettant en scène les grands ensembles hérite volontairement ou non du passif filmique de ce sous-genre. En ce sens, le travail de Camille Canteux a une approche beaucoup plus historique sur le sujet, cherchant à analyser les prémices des représentations filmiques des grands ensembles, là où notre corpus implique des questionnements plus actuels sur l’image réelle de ces espaces et de leur population se construisant aussi à travers des stéréotypes préexistants.

La construction imaginaire d'un décor Nous observons une utilisation fonctionnelle et artistique des grands ensembles dans le corpus. Lorsque le réalisateur choisit les décors de son film, il s’appuie sur les horizons d’attente du spectateur afin d’utiliser narrativement l’architecture existante. En effet, ce choix va renvoyer à tout le substrat préexistant d’informations, le bagage culturel et personnel du spectateur. Cet horizon d’attente est l’effet recherché par le réalisateur, l’aidant ainsi à construire et enrichir l’univers fictif du film grâce à l’incorporation de morceaux de réel. L’appréciation de ces décors, aussi inconsciente qu’elle puisse être, est ainsi propre à chacun. Elle vient puiser dans l’expérience du spectateur, sa connaissance de la réalité, sa retranscription médiatique ou les stéréotypes préexistants.

L’idée pour les réalisateurs, chefs-décorateurs et autres set designer est donc d’utiliser les connaissances et la culture du spectateur pour faire comprendre simplement et rapidement une idée de base : l’environnement dans lequel se déroulera la scène et tout ce que cela traduit du personnage. Libre ensuite au réalisateur de se jouer de ces stéréotypes préconçus ou de les faire perdurer. Sur la question des grands ensembles, le réalisateur a un champ d’action relativement réduit tant ces formes sont déjà très caricaturales dans l’imaginaire collectif faisant référence à un grand nombre de stéréotypes sociétaux que dénonce notamment le politologue Thomas Guénolé10 : « Le ‘’jeune-de-banlieue’’ vu par les balianophobes, c’est un Arabe mal rasé de 13-30 ans vêtu d’un survêtement à capuche.

Il se promène avec un cocktail Molotov dans une main et un couteau à cran d’arrêt dans l’autre. Il fume du shit dans les cages d’ascenseur. Il brûle des voitures. Il gagne sa vie grâce à des trafics de toutes sortes et en fraudant les allocations sociales. Sa sexualité consiste à violer les filles en bande dans des caves ; sa spiritualité, à écouter les prêches djihadistes de l’’’islam-desbanlieues’’, dans des caves également. Il hait la France, l’ordre, le drapeau, et bien sûr, il déteste les Français (comprendre : les Blancs). » p14 « Pour répondre au besoin économique, sans lequel les médias ne peuvent pas perdurer, les rédactions en chef font le choix éditorial de traiter les jeunes de banlieue presque exclusivement sous l’angle de la violence, de la délinquance et de la criminalité. Ils contribuent ainsi à construire et enraciner le stéréotype balianophobe du ‘’jeune-de-banlieue’’, nécessairement à 8 9 10

Canteux, Camille, Filmer les grands ensembles, Paris, Edition Creaphis, 2014, p375 Godard, Jean-Luc, Deux ou trois choses que je sais d’elle, [Vidéo], 1967, 90min Guénolé, Thomas, Les jeunes de banlieue mangent-ils les enfants ?, Lormont, Le bord de l’eau, « Pour mieux comprendre », 2015, 212p

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capuche, nécessairement brûleur de voiture et dealer de shit. » p34

C’est dans la narration et la réalisation que le cinéaste va pouvoir casser, amplifier ou tordre ces codes de base, inculquant à ce substrat personnel sa propre vision artistique. Cette appropriation du sujet est variable selon les films, certains choisissent de s’en emparer frontalement, utilisant ce thème comme une revendication engagée11 quand d’autres se contenteront simplement d’y faire vivre leurs personnages, s’attardant sur des sujets universels12. C’est cette réécriture filmique que nous avons décomposée dans les deux parties précédentes, jouant plus ou moins subtilement avec les stéréotypes.

Inconsciemment, cette réécriture va elle aussi venir enrichir le substrat culturel du spectateur véhiculant inéluctablement certains concepts et complétant par la même occasion son bagage personnel appuyant parfois certains clichés. La science-fiction est par exemple très révélatrice de cela : le cinéma a en grande partie participé à informer (ou désinformer13) sur certaines réalités de l’espace dans l’imaginaire collectif.

Ces échanges entre l’architecture, le cinéma et plus largement la société posent ainsi deux questions majeures : cette mise en abyme participe-t-elle dans le temps à la création d’un genre cinématographique porté par des codes communs, pour nous le « film de banlieue » ? Et quel impact réel ont les représentations cinématographiques sur la société ?

Chronologie des représentations et film de banlieue Certaines nuances chronologiques viennent enrichir ce constat global. Tout d’abord, nous observons dans la première partie du corpus, jusqu’aux années 2000, un cinéma militant. Les films Ma 6T va crack-er14, Etat des lieux15, Raï16 et La Haine en sont des exemples concrets : ils ont pour sujet principal la banlieue des grands ensembles et cherchent à alerter les spectateurs sur certains de ses aspects, s’inscrivant aussi dans un contexte de tensions sociales : « Tout de suite après Métisse on devait faire Assassin(s) et il y a l’affaire Makome17 […] Mathieu fait partie de ceux qui manifestent devant le commissariat et l’après-midi même il vient me voir et me dit : ’’on ne fera pas Assassin(s) maintenant, t’es au courant de l’affaire Makome […] j’étais devant le commissariat, je veux faire un film-dessus, je ne sais pas trop le dérouler de l’histoire mais voilà la fin.18 » - Christophe Rossignon, producteur de La Haine

Ce contexte explique ainsi le grand nombre de scènes de violences policières et le thème du racisme présent dans ces films racontant ainsi cette « crise des banlieues19 ». Nous pouvons voir dans cette première tendance chronologique une réaction active comblant un certain vide expressif à ce sujet. Dans le contexte de violences policières et d’émeutes qu’ont connu ces quartiers dans les années 1990, ces films décrivent un mode de vie différent et témoignent d’une contre-culture forte équilibrant quelque part le rapport de force médiatique comme a pu le faire la marche des beurs en 1983. Ces films constitueront d’ailleurs ce que la critique et la presse cinéma appellera le « film de banlieue » ou « banlieue-film ». Cette dénomination, encore remise en cause aujourd’hui, serait la transposition française du ghetto-film américain, représenté par des longs-métrages comme Do The Right Thing20 ou Boyz N The Hood21. Cette appellation 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21

La Haine, Ma 6T va crack-er, Bande de filles, Raï, Etat des lieux, …

L’Esquive, Dheepan, Par exemple la propagation du son dans le vide, visible dans Star Wars ou de nombreux autres films…

Richet, Jean-François (réalisateur), Ma 6-T va crack-er, [Vidéo], 1997, 119min Richet, Jean-François (réalisateur), Etat des lieux, [Vidéo], 1995, 80min Gilou, Thomas, Raï, [Vidéo], 1995, 88min Le 6 Avril 1993, Makomé M’bowolé est tué par un policier dans le commissariat des Grandes-Carrière de Paris.

Première magazine, Mathieu Kassovitz présente La Haine au Première Cinéma Club #2, [Vidéo Youtube], 2015, 13min Desnoue, Marine, « L’après La Haine : ce que les films français disent de la banlieue », Yard, 2015, [en ligne], https://yard.media/lapres-la-hainece-que-les-films-francais-disent-de-la-banlieue/ consulté le 8 Février 2019 Lee, Spike, Do The Right Thing, [Vidéo], 1989, 120min Singleton, John, Boyz N The Hood, [Vidéo], 1991, 102min

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pose tout d’abord question dans l’utilisation du terme banlieue qui renvoie autant à des quartiers défavorisés qu’à des villes francilienne aisées. Ici, c’est un abus de langage visant plutôt à citer les quartiers populaires déshérités en périphérie des villes22, ce qui témoigne d’ailleurs d’une difficulté générale et commune à caractériser et nommer ces espaces. Ce genre partagerait ainsi un certain nombre de codes, comme celui du dealer, des grands ensembles, de la cité interdite à la police et des différents types de personnages, construisant une image de la banlieue fantasmagorique : « Donc tout ça est une construction qu’on retrouve de film en film. […] Au sein de ce genre-là, c’est comme dans tous les genres, il y a des cinéastes et il y a des fabricants de produit de banlieue. […] Il y a quelque chose qui fait que, puisque c’est un film qui se place dans les territoires défavorisés de la périphérie, d’un seul coup doit se plaquer forcément un discours politique et un discours de ‘’est-ce que c’est réaliste ou non ?’’23 »

Les films du corpus des années de 2000 se veulent eux, plus sobres et moins incisifs. Les drames intimistes comme Wesh wesh qu’est-ce qui se passe ?24 ou L’Esquive laissent davantage de place aux personnages et à leur psychologie, sans chercher à dénoncer frontalement certains sujets. C’est aussi la période de l’apparition de films de divertissement grand public comme Yamakasi25 ou Banlieue 1326. Ces films produits par Luc Besson se calquent sur des modèles américains voyant dans la thématique des banlieues (et par extension, des grands ensembles) un marché économique à couvrir. Une première digestion du film-de-banlieue a donc eu lieu, laissant de côté les revendications frontales. Si les émeutes de 2005 auraient pu inspirer certains réalisateurs, nous notons l’absence de films « engagés » durant cette période. Cela s’explique peut-être par une stagnation générale de l’image et de la réalité de ces quartiers, n’offrant aucune proposition scénaristique nouvelle ou originale sans retomber dans des schémas déjà utilisés. Ceci expliquerait donc l’évolution du thème de ces films vers deux horizons antagonistes : d’un côté les films grands publics de divertissement, de l’autre les drames intimistes d’auteur.

Par la suite, l’appellation « film de banlieue » se fait de plus en plus difficile à suivre tant ces films sont eux-mêmes issus de genre très différents allant de la comédie potache au drame le plus sérieux. Si quelques films font perdurer ces représentations, se réappropriant ces codes communs, comme Bande de filles et Divines qui les transposent dans un univers féminin, le « film de banlieue » tend à disparaitre. Certes une constance est visible dans l’utilisation des codes affiliés aux grands ensembles dans ces films mais nous observons aussi une évolution dans les partis pris revendicatifs.

Cette troisième tendance chronologique semble refléter les nouveaux modes de consommation du cinéma. À l’heure d’internet, du streaming et du téléchargement, nous assistons à une libération et une diversification dans l’approche stylistique et scénaristique de ces long-métrages. Le film de Romain Gavras Le Monde est à toi en est l’exemple le plus flagrant, réel collage culturel ultra référencé. Cette émancipation des genres ne laisse cependant pas de côté les luttes et questionnements actuels : le film Divines montre justement cette volonté de jongler entre un fond sérieux et une légèreté de ton.

Si cette disposition chronologique du corpus montre quelques différences d’approches malgré un tronc commun fort et toujours présent, nous pouvons aussi nous demander si la représentation des grands ensembles au cinéma suit de près ou de loin les différentes politiques de la ville mises en place pour ces quartiers. Une évolution est notable concernant l’état général des grands ensembles : ils apparaissent systématiquement crasseux et en mauvais état dans les premiers films. Sur la fin du corpus, certains long-métrages présentent au contraire les grands ensembles comme agréables et en bon état27 mettant l’accent sur les espaces verts ou la vie de quartier en général. Cependant, comme nous l’avons vu, d’autres films récents font encore s’exprimer directement leurs personnages sur l’état des façades et le délabrement apparent des espaces d’habitation28. Pour Dheepan, de Jacques Audiard, c’est pire, les grands ensembles sont montrés comme abandonnés, crasseux, malsains, le film étant pourtant sorti en 2015. À ce sujet, l’urbaniste Christian Lacape, 22 23 24 25 26 27 28

Commeaux, Lucile, « Mais qu’est-ce qu’un film de banlieue ? », [podcast en ligne], France Culture, 6 Septembre 2016, 12 min Commeaux, Lucile, « Mais qu’est-ce qu’un film de banlieue ? », [podcast en ligne], France Culture, 6 Septembre 2016, 12 min Ameur-Zaïmeche, Rabah, Wesh Wesh qu’est-ce qui se passe ?, [Vidéo], 2002, 83min Zeitoun, Ariel, Yamakasi, [Vidéo], 2001, 88min Morel, Pierre, Banlieue 13, [Vidéo], 2004, 85min Qu’Allah bénisse la France, La Cité Rose Divines par exemple

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président de l’ACAD (Association de Consultants en Aménagement et Développement des territoires) s’exprima : « Je veux pousser un coup de gueule, au nom des professionnels intervenant de longue date dans les “quartiers”, contre le film Dheepan, palme d’or à Cannes.

Ce film […] est un film dégueulasse qui utilise les cités HLM comme décor de la soif de violence du réalisateur; même, il en rajoute, en trichant sur le délabrement physique et surtout social, nous montrant une cité totalement contrôlée par la mafia de la drogue qui, notamment, recrute directement les gardiens d’immeubles; cette cité, sans employés des HLM ou de la Ville, sans travailleurs sociaux, sans associations et sans commerces, n’existe pas : pour surfer sur la vague médiatique bien croustillante et toujours porteuse, des banlieues et des cités, il a donc fallu inventer de toutes pièces cette cité pourrie, finalement “nettoyée au karcher” par un héros, un guerrier, un vrai, sous ses apparences de réfugié, encore plus mal loti que les habitants de la cité.

A l’arrivée, sans doute les spectateurs des beaux quartiers, attirés par la palme d’or, s’offriront-ils de délicieux frissons d’angoisse devant toute cette violence, à deux pas de chez eux ; mais ce film […] va faire beaucoup de mal aux milliers de professionnels qui s’escriment à réparer ces quartiers, et encore plus aux millions d’habitants de ces quartiers qui y vivent leur pauvreté avec dignité.29 »

Nous ne pouvons donc pas réellement dire que les politiques de la ville aient eu un effet marquant sur les représentations des grands ensembles au cinéma, tant architecturalement que socialement, montrant encore des populations démunies vivant dans des espaces délabrés. Christian Lacape, dans sa tirade à charge contre Jacques Audiard pointe le manque de réalisme de Dheepan, offusqué par ces représentations si lointaines de la réalité qu’il connait. Surtout, il exprime sa peur de l’influence que pourrait avoir ce film sur les représentations collectives des grands ensembles et de leur population. Ce questionnement pourrait en réalité se transposer à n’importe quel film, l’impact du cinéma sur la société ayant toujours fait débat30. Cependant, la question du réalisme atteint des sommets pour ces films et semble être un sujet inévitable pour les médias à chaque sortie de film, paraissant cristalliser un certain malaise français quand il s’agit de traiter le thème des quartiers défavorisés. Ces films sont-ils réalistes ? Doivent-ils l’être ?

Questionner les représentations Réalisme et représentations « La photographie, c’est la vérité, et le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde » Jean-Luc Godard

Si nous prenons mot pour mot cette citation de Jean-Luc Godard, il est intéressant d’essayer de juger du réalisme de ces films bien que cela soit difficile étant donné la multitude de réalités qu’accueillent les grands ensembles en France.

L’un des premiers critères qui pourrait nous aider à démêler le vrai du faux serait de s’intéresser aux réalisateurs de notre corpus et de comprendre le rapport qu’ils ont entretenu (ou non) avec ces espaces.

Prenons l’exemple du réalisateur Jean-François Richet, ce dernier vient de la cité HLM de Beauval à Meaux, en banlieue parisienne, où il filmera ses deux premiers long-métrages Ma 6T va crack-er et Etat des lieux. Ayant financé ce dernier en jouant son chômage au casino, il se considère lui-même comme un miraculé social et une exception dans le milieu31. Dans ces films, les personnages qui habitent les grands ensembles sont joués par des habitants de la cité, utilisant parfois leur propre prénom. Jean-François Richet apparait donc comme totalement légitime à aborder ce sujet étant donné qu’il a lui-même vécu l’environnement qu’il filme. Pour autant, cela ne fait pas de ses œuvres des films réalistes ou représentatifs : Ma 6T va crack-er dresse un portrait fantasmé d’une banlieue traversée par les règlements de compte ultra violents entre bande rivales. À ce sujet, le critique Vincent Rémy interprétant le film au premier degré, 29 30 31

Lacape, Christian, « Un coup de gueule du président de l’ACAD / Odieux Audiard, Dupant Dheepan », ACAD Asso, [en ligne], https://www. acad.asso.fr/un-coup-de-gueule-du-president-de-lacad/ consulté le 8 Février 2019 À chaque sortie de biopic par exemple INA, Jean-François Richet à propos du film ‘’Etat des lieux’’, [Vidéo INA], 1995, 2min34

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déclara pour Télérama : « Malheureusement pour nous, et pour son film, qu’il va s’acharner à massacrer, Richet a un message à faire passer. Deux, plus exactement. Primo, les cités sont pleines de guns qui ne demandent qu’à être dégainés. Sous-entendu : la cité, c’est le Far West, et un film français peut tirer autant de coups de feu qu’un film américain moyen. Donc, séquence de fusillade à la discothèque, interminable, invraisemblable, chorégraphiée kitsch, avec ralentis, flous et gentilles notes de piano. Secundo, tout ça, c’est la faute aux keufs. Le message est un peu court, mais il a le mérite d’être accessible : suffit d’une bonne bavure pour les mettre tous dans le même sac, tous d’ignobles sadiques, au feu les sadiques ! Exemple à l’appui, on brûle un keuf. A partir de là, comprenne qui pourra.32 »

À l’inverse, Mathieu Kassovitz, réalisateur de La Haine, vient d’un milieu aisé, voire bourgeois, né dans une famille d’artiste. Il n’a donc, en apparence du moins, aucun potentiel pour réaliser un film réaliste sur ces cités de grands ensembles.

Pourtant, vingt ans après, La Haine reste considéré comme la référence du genre, unanimement saluée par la critique et le grand public, symbole d’ « ethnologie » cinématographique : « Dans la balianophobie du cinéma français, La Haine n’est pas en cause. Le film de Matthieu Kassovitz a été d’utilité publique. Il a levé le voile pour tout un pays sur les bandes de jeunes de banlieue et sur les cités où elles vivent. Sur le fond, il a également dressé un inventaire précis, complet, des interactions possibles entre ces bandes et le reste de la société : des interactions qui presque toujours marchent mal ou dégénèrent. Travail d’ethnologue grand public plutôt que de réalisateur.33 » Thomas Guénolé

Si le film de Mathieu Kassovitz est sûrement écrit et réalisé de manière plus fine que Ma 6T va crack-er, ils partagent pour autant énormément de points communs scénaristiques sur le fond. De manière générale, il est inintéressant de prendre ces films au pied de la lettre. Nous pouvons d’ailleurs couper court à nos interrogations, l’immense majorité de ces films n’est ni réaliste, ni représentative. Dans son livre Les jeunes de banlieue mangent-ils les enfants ?, le politologue Thomas Guénolé cherche à détruire les clichés sur les banlieues et ses habitants. Nous pouvons donc facilement comparer ces statistiques aux représentations fictives du corpus. « 99% des jeunes de banlieues ne sont pas des délinquants ou des criminels » p95 « J’appelle les bandes ces petits groupes de jeunes de banlieue qui galèrent d’un point à un autre de la rue, désoeuvrés, s’ennuyant, sorte de zombies des cités. […] J’ai constaté lors de mes enquêtes de terrain qu’en ordre de grandeur, dans un quartier de 10000 habitants, ils seront au maximum une centaine : c’est-à-dire 1% de la population totale. […] En d’autres termes, 96% des jeunes garçons de banlieue ne correspondent pas à Vinz et ses potes dans La Haine. » p77

En deux exemples, la représentativité d’une grande partie des images du corpus est remise en cause. Ces films de fiction ne reflètent en rien une vérité sociologique. Il est intéressant de noter certains points de convergence entre l’enquête de Thomas Guénolé et certains thèmes abordés par ces films (déscolarisation, précarité, sexualité, médiatisation…) mais prendre ces images filmiques pour une représentation de la réalité des grands ensembles est impensable.

Au contraire, les réalisateurs semblent s’attarder sur les exceptions de cette réalité, celles qui sont intéressantes scénaristiquement parlant. « Cette recension parle d’elle-même. Il y a un problème dans la façon dont le cinéma français représente nos jeunes de banlieue.

Ces derniers sont dépeints, dans la très large majorité des films de ce sous-genre, en voleurs, dealers, trafiquants, violeurs, terroristes, faussaires, casseurs et ainsi de suite. Bref, le cinéma français nourrit lui aussi la balianophobie.34 »

Côté architecture, comme nous l’avons vu dans la seconde partie35 de grandes libertés sont prises entre la réalité des grands ensembles et leur retranscription filmique. Afin de synthétiser cela, nous pouvons diviser en plusieurs catégories la manière dont sont utilisés les décors dans le corpus. La première se caractérise par une utilisation quasi naturaliste 32 33 34 35

Remy, Vincent, Ma 6T va crack-er, Télérama, [en ligne], https://www.telerama.fr/cinema/films/ma-6-t-va-crack-er,35573.php consulté le 8 Février 2019 Guénolé, Thomas, Les jeunes de banlieue mangent-ils les enfants ?, Lormont, Le bord de l’eau, « Pour mieux comprendre », 2015, p37 Guénolé, Thomas, Les jeunes de banlieue mangent-ils les enfants ?, Lormont, Le bord de l’eau, « Pour mieux comprendre », 2015, p41 Voir partie « Portrait architectural : usages et appropriations »

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des grands ensembles, notamment revendiquée par Mathieu Kassovitz à propos de La Haine. Une grande partie du film est tournée à Chanteloup-les-Vignes, en banlieue parisienne, le réalisateur et ses acteurs y ont emménagés deux mois avant le tournage afin de s’imprégner de l’atmosphère des lieux cherchant par la même occasion à se faire accepter par les habitants de ladite cité. Le film prend donc place dans un contexte déjà existant, utilisant l’architecture du lieu telle qu’elle est en l’agrémentant bien évidemment de quelques éléments et accessoires nécessaires à la mise en scène.

Le seconde catégorie est illustrée par Dheepan. La paisible36 cité de la Coudraie, à Poissy a été filmée telle quelle mais un aménagement de certaines barres de logement a été effectué afin de coller aux impératifs du récit, montrant une forte dégradation des halls. Le réel est donc modifié et sculpté selon la volonté du réalisateur. De plus, le choix des immeubles filmés n’est pas anodin. En effet, deux des trois immeubles ayant séduits Jacques Audiard ont été rasés du fait de leur vétusté, laissant place au renouvellement urbain du quartier. À l’image des choix scénaristiques, le choix décoratif cible ici une réalité marginale, pas forcément représentative du reste du quartier bien qu’existante.

La troisième catégorie utilise de manière éclatée les décors réels : nous pourrions la décrire comme un collage décoratif. Comme vu précédemment, le film Les Beaux Gosses en est l’exemple concret, construisant de toute pièce l’espace cinématographique du film grâce à des espaces réels situés dans des villes différentes. Le réalisateur n’essaye donc pas d’insuffler un aspect réaliste à ses décors mais pioche au contraire dans plusieurs réalités afin de construire au mieux sa fiction. Ce choix décoratif se retrouve dans énormément de long-métrages, permettant une flexibilité logistique et une liberté artistique totale. À ces trois catégories, nous pourrions en ajouter une dernière, fantasmant totalement ces décors. C’est naturellement le cas du film d’animation Les Lascars, où les grands ensembles sont dessinés et inventés de toute pièce. Les créateurs puisent donc dans le réel, s’inspirant d’une certaine réalité mais s’affranchissent de toutes contraintes physiques pouvant grossir les traits de l’architecture jusqu’à la caricature. Les perspectives sont alors exagérées, les lignes tremblotantes et les murs sont recouverts de graffitis, participant à l’élaboration d’une esthétique visuelle très tranchée.

Y compris pour les cas les plus naturalistes, nous assistons à une utilisation sélective des grands ensembles réels dans ces films. Pour autant, ces long-métrages sont-ils critiquables pour leur manque de réalisme et de représentativité ?

Cinéma et intentions « Le cinéma […] c’est plutôt le mensonge vingt-quatre fois par seconde. » Brian De Palma

En cela, il intéressant de laisser la parole aux réalisateurs afin de comprendre leurs intentions filmiques vis-à-vis de ces espaces : « Ce qui est apparu assez vite pour moi, c’était de ne pas faire un documentaire sur la guerre sri-lankaise ni un documentaire sur les cités. C’est comme un papier peint, ça fait partie de la chose, du décor. […] Au départ il y avait ces réalités, jusqu’à quel point on les traite et puis on s’aperçoit chemin faisant que c’est de moins en moins intéressant dans le traitement qu’on en fait, qu’on s’intéresse de plus en plus aux personnages, comment investir toute cette histoire dans les personnages. […] Ce sont un ou des regards sur la France, Dheepan ne parle pas de la France dans une espèce d’objectivité, c’est un film qui est toujours pris dans une subjectivité. La Cité la Coudraie où on a tourné, c’est la France, c’est une chose qu’il faut voir.37 » Jacques Audiard à propos de Dheepan 36 37

Marlier, Fanny, « Comment Audiard a transformé une cité paisible en zone de guerre pour Dheepan », Les Inrockuptibles, [en ligne], https://www. lesinrocks.com/2015/08/28/actualite/comment-audiard-a-transforme-une-cite-paisible-en-zone-de-guerre-pour-dheepan-11770001/ consulté le 17 Février 2019 Festival de Cannes, Dheepan conférence Cannes 2015, [Vidéo], 2015, 40min

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« J’ai plus envie de me justifier sur le fait de la banlieue ou pas banlieue, c’est un film de banlieue de la même manière que Scorsese faisait des films à New-York. C’est un vivier incroyable, la banlieue, c’est un terroir pour les artistes et j’ai plus envie de me défendre : c’est un film de banlieue avec beaucoup d’humanité et j’ai essayé de chercher la vérité humaine dans cette banlieue : l’amitié, l’amour.38 » Houda Benyamina à propos de Divines « Tout est de la fiction, non on est pas partis de là, ça nous aidé pour l’inspiration, pour le moteur mais pas du tout pour l’histoire.

Sinon, tout est fiction, tout est inventé, mais c’est vrai puisqu’on l’a inventé. […] On est pas là pour secouer quoi que ce soit. […]

On est venus parce qu’on a fait du cinéma, on a fait un film de cinéma, on parle d’un sujet qui est grave, mais on est venu là où plus rien n’est grave pour défendre le film plus en tant que film qu’en tant que sujet. » Mathieu Kassovitz à propos de La Haine

Dans ces nombreuses interviews, les différents réalisateurs mettent à chaque fois un point d’orgue à recentrer la question sur les personnages et le film en tant que tel. L’espace des grands ensembles et tout ce qu’il véhicule sociologiquement, semble apparaitre comme un outil pour les réalisateurs, cherchant à transmettre et faire comprendre des sentiments et des émotions humaines. C’est en cela que l’Architecture pure et les décors de cinémas diffèrent, ces derniers n’ont qu’une portée scénaristique, n’empêchant pas pour autant les réalisateurs de prendre position ouvertement sur leur sujet.

Le corpus réduit présente aussi des long-métrages très stylisés visuellement, ne cherchant pas à coller au plus proche du réel. Bande de Filles et Dheepan sont les films les plus sérieux du corpus, traitant leur scénario avec une certaine gravité. Pourtant, tous deux ne cherchent en rien à se calquer sur un modèle informatif, les lumières sont très travaillées, l’image fortement étalonnée et filmée en cinémascope, s’écartant ainsi de toute forme documentaire. En filmant en noir et blanc son film La Haine, Mathieu Kassovitz envoie aussi un message au spectateur : à travers ce choix formel, il décontextualise le film de son époque, focalisant son sujet sur la psychologie des personnages, leur haine. La forme de ces films permet l’interprétation du fond. Si Bande de filles et Dheepan proposent une expérience immersive donnant une impression de réalisme, ils ne restent pas moins des films de fiction.

Ces différents long-métrages apparaissent comme un collage de micro-réalités liées au vécu ou à l’investigation des auteurs39 mais aussi de micro-fantasmes correspondant à l’aspect artistique du cinéma, censé tout d’abord divertir. Le curseur entre ces entités est variable selon les films, rendant donc ce maillage plus ou moins facile à démêler…

Un nouvel horizon pour les grands ensembles ?

L’entrain du cinéma français pour les grands ensembles et leur population peut aussi se mettre en relation avec un nouvel élan esthétique vis-à-vis de ce type d’architecture. Depuis quelques années, nous assistons en effet à un certain renversement concernant l’image des grands ensembles. S’ils ne sont toujours pas considérés comme des modèles d’architecture, leur forme brutaliste taillée dans le béton parait fasciner la mode et la publicité.

En effet, nous assistons à une récupération esthétique de ces espaces qui semblent paradoxalement être aujourd’hui « à la mode ». La marque de sportswear Adidas filme sa campagne de pub Deerupt (fig. 1) dans de célèbres grands ensembles de région parisienne et Supreme utilise les bâtiments d’Epinay-sur-Seine pour sa collaboration avec The North Face (fig. 2). De manière générale, la publicité parait actuellement inspirée par le brutalisme qui se dégage des grands ensembles du monde entier : cette caractéristique est par exemple visible dans des spots pour Citroën ou Axe (fig. 3). Côté clip, cette appropriation architecturale est présente chez The Chemical Brothers, Jamie XX ou PLK (fig. 4).

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C à vous, Divines, LE film de la rentrée, [Vidéo], 2016, 11min Divines par exemple

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Nous pourrions aussi citer l’énorme masse de clips de rap prenant place dans cette forme d’architecture depuis les années 1990 mais ceux-ci s’expliquent davantage par le chauvinisme qui marque ce courant musical. Ici, les réalisateurs et photographes utilisent consciemment cette forme architecturale, profitant des lignes rudes et marquées des grands ensembles pour intégrer une esthétique pure voire hors du temps à l’image. La photographe Camille Ayme et la journaliste Alice Pfeiffer expliquent cela dans un article intitulé Brutalisme : Pourquoi la mode est fascinée par les cités ? : « Visuellement, c’est un dialogue fascinant entre utopie et dystopie – ce que ça aurait pu être, avec toutes ses volontés modernistes, futuristes, déracinées de l’histoire et l’artisanat local vers une vraie envie d’avancée sociales – et ces ruines modernes, curieusement esthétiques, ornées des tags, de la grisaille, de l’abandon40 » Camille Ayme « À un niveau purement visuel, ce retour est peu étonnant. Comme souvent dans l’histoire des modes, celle-ci fascine par son chamboulement de l’ordre binaire du beau et du laid. Ce revival ennoblit ce qui avait été occulté, transcende le fonctionnel en décoratif. C’est la pyramide esthétique bourgeoise toute entière qui vole en éclat : la sophistication et la délicatesse, traditionnellement placées en haut de l’échelle de l’élégance, sont remplacées par une brutalité soudainement déclarée désirable. Pas très différent, finalement, des looks élimés du punk puis du grunge, et les squat parties allant avec, passées de jeunesse oubliée à chic radical, en deux temps-trois éditos » Alice Pfeiffer

Si d’un côté nous assistons à une récupération purement superficielle des grands ensembles par le monde de l’image, la culture hip-hop souvent associée en France à ces formes d’habitat connait elle aussi un succès commercial et populaire certain. Les marques de luxe s’associent à des marques de streetwear41 pour conquérir de nouveaux marchés, le street art, autrefois considéré comme du vandalisme, s’expose en galerie et se vend des millions d’euros et le parkour, popularisé en France par le film Yamakasi et la saga Banlieue 13 est utilisé dans des spots de publicité de parfum42.

Quant au rap, s’il a longtemps été boudé par le milieu culturel et artistique, c’est aujourd’hui la musique la plus écoutée en France43, plaçant au rang d’icone et de stars d’anciens habitants des grands ensembles. Rattacher directement la culture hip-hop à cette forme d’architecture peut, certes, paraitre un peu grossier aujourd’hui mais une filiation est perceptible, notamment visible dans les clips-vidéos (fig. 5), les pochettes d’album (fig. 6) et même dans les films de notre corpus, utilisant d’ailleurs à foison le trio rap/graffiti/streetwear (fig. 7). L’avènement actuel et mainstream de cette contre-culture, hier rejetée et incomprise témoigne aussi d’un renouveau concernant l’image que le grand public associe aux habitants des « banlieues » et par extension aux habitants des grands ensembles.

Une tendance esthétique et culturelle française tend donc à montrer les grands ensembles comme le nouvel épicentre du « cool ». En ce sens, le travail vidéographique de Romain Gavras apparait comme une synthèse de cette idée (fig.

8), puisant dans ces espaces méconnus et fantasmés par une grande partie des français pour arriver à une proposition filmique originale. Le docu-fiction Swagger44 s’inscrit dans la même mouvance, utilisant les caractères marqués de collégiens d’Aulnay-sous-bois pour transformer leurs dires en histoires extravagantes sur fond architectural.

Simple effet de mode ou futur héritage français, difficile de trancher. Dans un futur proche où le béton aura disparu des nouvelles constructions, faute de ressources en sable, nous pouvons imaginer que les grands ensembles apparaitront d’ici peu comme le symbole architectural d’une ère révolue, s’inscrivant dans le patrimoine traditionnel français à côté de la maison à pan de bois, et l’immeuble haussmannien…

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Pfeiffer, Alice, « Brutalisme : pourquoi la mode est fascinée par les cités ? », Antidote Magazine, [en ligne], http://magazineantidote.com/societe/ talisme-pourquoi-la-mode-est-fascinee-par-les-cites/, consulté le 18 Février 2019 Louis Vuitton et Supreme par exemple, Balenciaga vend des sneakers,… « Des Yamakasi à la voltigeuse des toits de Paris : Une gentrification culturelle ? », Demain la ville, [en ligne], https://www.demainlaville.com/ yamakasi-a-voltigeuse-toits-de-paris-gentrification-culturelle/, consulté le 9 Février 2019 Dubreuil, Théo, « Voici les 10 titres les plus écoutés sur Deezer cet été », Les Inrockuptibles, 2018, [en ligne], https://www.lesinrocks. com/2018/08/30/musique/voici-les-10-titres-les-plus-ecoutes-sur-deezer-cet-ete-111119537/, consulté le 9 Février 2019 Babinet, Olivier, Swagger, [Vidéo], 2016, 84min

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CONCLUSION A cette analyse de l’image des grands ensembles dans le cinéma français vient s’immiscer une réflexion sur le décor de cinéma, réelle architecture à part entière. Oublions la visée fonctionnelle et qualitative du premier art, c’est l’aspect narratif qui vient définir ce dernier. Particulièrement notable dans le cas des grands ensembles, le cinéma utilise l’architecture dans sa construction sociologique et son esthétique visuelle puisant dans la réalité afin d’imaginer une fiction : l’observation des nombreux clichés persistants du corpus renvoie donc à des stéréotypes déjà présents dans notre société. Nous pouvons certes déplorer leur abondance mais d’un autre côté leur utilisation est compréhensible tant ils représentent une source scénaristique intéressante en termes de conflits potentiels…

Le débat du réalisme, inévitable sujet médiatique à la sortie de ces films montre un problème sociétal quant à l’appréciation des grands ensembles et des modes de vie qui y associés, refusant de concevoir ces espaces comme de simple décors de fiction et perpétuant le traitement misérabiliste des films du corpus.

Dans Filmer les grands ensembles45, Camille Canteux mettait en avant le rôle d’alerte qu’avait eu le cinéma de fiction vis à vis de ces espaces, avertissant de l’aliénation potentielle que pouvaient engendrer ces bâtiments. À partir des années 1990, nous observons un glissement de l’approche de ces films, utilisant la relégation sociale et urbanistique des grands ensembles comme moteur scénaristique : comment vit-on dans ces formes unanimement rejetées ? De La Haine à Divines, ces films partagent un certain nombre de codes communs, créant un sous-genre à part entière, le film de banlieue.

Nous observons depuis quelques années, à travers des films comme L’Esquive ou plus récemment Le monde est à toi, l’apparition d’un nouveau profil filmique, reléguant les grands ensembles en arrière-plan. Ces films ne s’inscrivent pas dans une optique revendicative mais s’intéressent simplement à l’évolution et aux péripéties de ses personnages : les réalisateurs ne cherchent plus à faire passer de message sur ces quartiers. L’utilisation des grands ensembles comme simples décors témoigne d’une intégration au moins partielle de ces formes architecturales dans la société française.

L’acceptation de cette architecture dans le cinéma rejoint le nouvel élan esthétique et culturel généré par les grands ensembles46 et « la banlieue ». Les shootings de mode se multiplient sur les dalles urbaines47, le parkour est utilisé dans des publicités, le streetwear a envahie les rues48 et le rap a pris d’assaut la musique française. Si les grands ensembles ont été et sont toujours rejetés pour leur manque de qualités architecturales, nous observons un nouvel entrain autour de ces formes spatiales marquées par leur esthétique brutaliste et la culture qu’on leur associe. L’analyse de l’image des grands ensembles dans le cinéma français nous montre finalement une évolution globale de l’appréciation de ces formes par la société française, peut-être influencée cinématographiquement par l’humanité et le charisme de ses habitants, caractéristique importante des films du corpus…

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Canteux, Camille, Filmer les grands ensembles, Paris, Edition Creaphis, 2014, p375 Pfeiffer, Alice, « Brutalisme : pourquoi la mode est fascinée par les cités ? », Magazine Antidote, [en ligne], http://magazineantidote.com/societe/ brutalisme-pourquoi-la-mode-est-fascinee-par-les-cites/, consulté le 9 Février 2019 Barban-Dangerfield, Micha, « Paris n’a jamais autant fantasmé ses banlieues », I-d Vice, [en ligne], https://i-d.vice.com/fr/article/59g75n/ya nis-dadoum-paris-fantasme-banlieues, consulté le 9 Février 2019 Delmas, Gino, « Le streetwear entre dans une nouvelle ère », L’express, 2017, [en ligne], https://www.lexpress.fr/tendances/mode-homme/lestreetwear-entre-dans-une-nouvelle-ere_1918162.html, consulté le 9 Février 2019

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NOte de fin

Grand cinéphile, effectuer ce mémoire sur les liens entre Architecture et Cinéma m’est apparu comme une évidence lors du choix du sujet. Si de nombreux articles avaient déjà traité la question, ces comparaisons semblaient souvent exagérées voire pompeuses, laissant de côté les aspects les plus concrets du sujet. De ce fait, j’ai souhaité dès le départ ancrer cette réflexion dans une réalité actuelle : celle des grands ensembles. Une réflexion sur le décor de cinéma a donc naturellement émergé au fil des recherches (Comment fonctionnent-ils ? Que véhiculent-ils ? Quel impact ont-ils ?) me permettant d’approcher intellectuellement un milieu qui m’intéresse et m’attire, celui du set design et des architectes du cinéma.

Le questionnement sur le renouveau de l’image des grands ensembles et de l’architecture brutaliste peut, lui, constituer un certain point de départ quant à l’approche formelle que prendra mon Projet de Fin d’Études. Celui-ci aura pour thème la restructuration d’un ilot de grands ensembles des années 1960 sur Angers, aujourd’hui vétuste et enclavé.

L’idée est d’inscrire ce projet dans une démarche de réemploi de l’existant afin de répondre à des impératifs environnementaux mais aussi de questionner l’intérêt que pourraient générer ces formes d’architecture dans un futur proche.

Plus qu’un simple débat élitiste sur les liens entre Architecture et Cinéma, j’espère que ce mémoire a réussi à mettre (au moins partiellement) en valeur la manière dont le grand public comprend, utilise et perçoit l’architecture… ici à travers le prisme du 7ème Art. Paul Rousselet.

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filmographie corpus principal • • • • • •

Kassovitz, Mathieu (réalisateur), La Haine [Vidéo], 1995, 95min Richet, Jean-François (réalisateur), Ma 6-t va crack-er [Vidéo], 1997, 119min Kechiche, Abdellatif (réalisateur), L’esquive [Vidéo], 2004, 117min Sciamma, Céline (réalisatrice), Bande de filles [Vidéo], 2014, 112min Audiard, Jacques (réalisateur), Dheepan [Vidéo], 2015, 114min Benyamina, Houda (réalisatrice), Divines [Vidéo], 2016, 105min

CORPUS ELARGI • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • •

Gilou, Thomas (réalisateur), Raï, [Vidéo], 1995, 88min Richet, Jean-François (réalisateur), Etat des lieux, [Vidéo], 1995, 80min Dupontel, Albert (réalisateur), Bernie, [Vidéo], 1996, 87min Kassovitz, Mathieu (réalisateur), Assassin(s), [Vidéo],1997, 130min Genestal, Fabrice (réalisateur), La Squale, [Vidéo], 2000, 100min Zeitoun, Ariel (réalisateur), Yamakasi, [Vidéo], 2001, 88min Audiard, Jacques (réalisateur), Sur mes lèvres, [Vidéo], 2001, 115min Ameur-Zaïmeche (réalisateur), Rabah, Wesh Wesh qu’est-ce qui se passe ?, [Vidéo], 2002, 83min Morel, Pierre (réalisateur), Banlieue 13, [Vidéo], 2004, 95min.

Hamdi, Nora (réalisatrice), Des poupées et des anges, [Vidéo], 2008, 102min Allessandrin, Patrick, Banlieue 13 Ultimatum, [Vidéo], 2009, 98min Sattouf, Riad (réalisateur), Les Beaux Gosses, [Vidéo], 2009, 90min Pereira-Lazaro, Albert et Klotz, Emmanuel (réalisateurs), Lascars, [Vidéo], 2009, 96min Nakache, Géraldine et Mimran, Hervé (réalisateurs), Tout ce qui brille, [Vidéo], 2010, 100min Dahan Yannick et Rocher, Benjamin (réalisateurs), La Horde, [Vidéo], 2010, 90min Gastambide, Franck (réalisateur), Les Kaïras, [Vidéo], 2012, 98min Charhon, David (réalisateur), De l’autre côté du périph, [Vidéo], 2012, 90min Abraham, Julien (réalisateur), La Cité Rose, [Vidéo], 2013, 97min Al Malik Abd (réalisateur), Qu’Allah bénisse la France, [Vidéo], 2014, 96min Dridi, Karim (réalisateur), Chouf, [Vidéo], 2016, 108min Gotesman, Igor (réalisateur), Five, [Vidéo], 2016, 102min Bonello, Bertrand (réalisateur), Nocturama, [Vidéo], 2016, 130min Babinet, Olivier (réalisateur), Swagger, [Vidéo], 2016, 84min Gavras, Romain (réalisateur), Le Monde est à Toi, [Vidéo], 2018, 101min

FILMOGRAPHIE COMPLÉMENTAIRE • • • • • • • •

Lumière, Auguste et Louis (réalisateurs), La Place des Cordeliers à Lyon [Vidéo], 1895, 32s Lang, Fritz (réalisateur), Métropolis [Vidéo], 1927, 148min Verneuil, Henri (réalisateur), Mélodie en sous-sol [Vidéo], 1963, 118min Kubrick, Stanley (réalisateur), Docteur Folamour [Vidéo], 1964, 95min Godard, Jean-Luc (réalisateur), Deux ou trois choses que je sais d’elle [Vidéo], 1967, 95min Tati, Jacques (réalisateur), Playtime, [Vidéo], 1967, 124min Blier, Bertrand (réalisateur), Les Valseuses, [Vidéo],1974, 117min Blier, Bertrand (réalisateur), Buffet Froid, [Vidéo],1979, 95min 67

• Coppola, Francis Ford (réalisateur), Apocalypse Now, [Vidéo], 1979, 194min • Scott, Ridley (réalisateur), Blade Runner, [Vidéo], 1982, 117min • Wenders, Wim (réalisateur), Paris, Texas, [Vidéo], 1984, 147min • Gilliam, Terry (réalisateur), Brazil, [Vidéo], 1985, 132min • Ôtomo, Katsuhiro (réalisateur), Akira, [Vidéo], 1988, 124min • Lee, Spike (réalisateur), Do The Right Thing, [Vidéo], 1989, 120min • Singleton, John (réalisateur), Boyz N The Hood, [Vidéo], 1991, 102min • Bahr, Fax et Hickenlooper, Georges (réalisateurs), Aux cœurs des ténèbres : l’apocalypse d’un metteur en scène, [Vidéo], 1991, 96min • Belvaux, Rémy (réalisateur), C’est arrivé près de chez vous, [Vidéo], 1992, 95min • Klapisch, Cédric (réalisateur), Le Péril Jeune, [Vidéo], 1994, 101min • Oshii, Mamoru (réalisateur), Ghost in the Shell, [Vidéo], 1995, 82min • Proyas, Alex (réalisateur), Dark City, [Vidéo], 1998, 95min • Mendes, Sam (réalisateur), American Beauty, [Vidéo], 1999, 122min • Klapisch, Cédric (réalisateur), L’Auberge Espagnole, [Vidéo], 2002, 120min • Loach, Ken (réalisateur), Sweet Sixteen, [Vidéo], 2002, 106min • Andersen, Thom (réalisateur), Los Angeles Plays Itself, [vidéo], 2003, 169min • Simon, David (showrunner), The Wire, [Vidéo], 2002-2008 • Bloomkamp, Neil (réalisateur), District 9, [Vidéo], 2009, 110min • Tarantino, Quentin (réalisateur), Django Unchained, [Vidéo], 2013, 164min • Villeneuve, Denis (réalisateur), Blade Runner 2049, [Vidéo], 2017, 164min

bibliographie Si la partie concernant l’histoire des grands ensembles est composée de sources de référence venant de livres d’histoire ou de travaux sociologiques, nous pouvons noter dans cette bibliographie un grand nombre de sources provenant d’internet pour la question du film-de-banlieue et les informations relatives au corpus. Si cela est en partie dû à une habitude de recherche personnelle, nous pouvons aussi l’expliquer par un certain vide informatif : le sujet est davantage traité par les médias contemporains que par les chercheurs. Le questionnement relatif à la nouvelle image des grands ensembles dans la société actuelle est, lui, presque inexistant, témoignant de l’apparition très récente de ce sujet qui n’est (pour l’instant) composé que de réflexions personnelles ou journalistiques.

espace & cinéma • Ettedgui, Peter, Les chefs décorateurs, « Les métiers du cinéma », Paris, La Compagnie du Livre, 2000, 208p • Jousse, Thierry et Paquot, Thierry, La Ville au Cinéma, Paris, Editions Cahier du cinéma, 2005, 894p • Karolyi, Elisabeth, L’influence du cinéma sur l’architecture, Mémoire de maîtrise d’histoire de l’art, 2002, 71p • Lucan, Jacques, Jean Nouvel, « Esthétique de l’immanence », catalogue de l’exposition au Centre Georges Pompidou, Centre Georges Pompidou, Paris, 2001.

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