"Les mésanges - Lila (tome 2)" d'Audrey Bischoff - Extrait

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LES MÉSANGES Lila

tome 2

La série Les Mésanges comprend :

Tome 1 – Abi

Tome 2 – Lila

Tome 3 – Jade

Illustration de couverture : © Marta Orzel

© Éditions du Rouergue, 2023 www.lerouergue.com

Audrey Bischoff

LES MÉSANGES

Lila tome 2

Aux amies, d’hier et d’aujourd’hui.

Princesse j’veux d’la haute couture Tresse-moi des mots cousus sur mesure J’suis pas Ta beurette à chicha Ta biquette chawarma Ta barrette de zetla Ni ta charrette à charia

Karimouche, Princesses

chapitre 1

Elle se dirige sur moi à une allure dingue. Elle va m’atteindre entre les yeux.

J’ai un quart de seconde pour l’esquiver. Elle frôle mes cheveux et s’écrase contre le mur derrière moi. Encore une télécommande de foutue.

J’ai maintenant six secondes pour rejoindre ma chambre. Six. Je rentre ma tête dans les épaules. Cinq. Je bondis hors de sa vue. Quatre. Je cours en direction du fond du couloir. Je l’entends qui se lève comme une furie. Trois. Je trébuche.

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Je la sens qui se rapproche. Deux.

Je me rattrape à la poignée de la porte. Un.

J’entre dans ma chambre. Zéro. Je verrouille.

Ma mère tambourine contre la porte. Merde Lila, ouvre ! Elle s’acharne sur la poignée. Tu me fais chier Lila ! Elle hurle, tape, donne des coups de pied. Qu’est-ce que j’ai fait pour avoir une sale gamine comme toi ?

Je reste contre la porte, nerveuse, prête à me battre. Elle continue : Tu crois que j’ai que ça à foutre de recevoir des lettres du collège ?

Elle devient dingue et essaye d’enfoncer la porte à coups d’épaule.

T’es une incapable, t’es une merde, j’ai honte d’avoir une mioche comme toi !

Il faut que je la calme : Parce que toi t’es pas une pauvre meuf ? À regarder la télé toute la journée et jouer à

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Candy Crush ? T’es femme de ménage, t’as pas d’amis, t’as pas de mec, t’as pas de famille, t’as pas de fric. Silence. Elle ne comprend que l’humiliation.

Le calme s’installe quelques secondes puis j’entends les premiers sanglots.

Je branche mon téléphone et monte le son au maximum.

Beyoncé à fond. Danser.

Pour ne pas entendre. Pour me sentir forte. Pour rester vivante.

Après une danse langoureuse devant le miroir, je me blottis contre mes peluches d’un autre temps. Petit chat kawaii, licorne arc-en-ciel, nounours serrant un cœur.

Pourtant ma mère sait que c’est fini les roustes.

La dernière fois, je n’ai pas réussi à rejoindre ma chambre dans les six secondes. Elle est parvenue à m’attraper par-derrière. Seulement j’ai plus six ans.

J’en ai quinze.

Je l’ai repoussée violemment. Je l’ai maintenue contre le mur.

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Ma bouche a jeté :

Tu me touches, je t’en mets une. Mais ça ne l’empêche pas de continuer à piquer des crises et à bousiller des télécommandes.

*

Le lendemain, c’est lundi, je ne croise pas ma mère, elle démarre à 5 heures du matin chez AMDS. Quand les employés débarquent, leur bureau a été astiqué, leurs étagères époussetées, leur parquet aspiré et lessivé, leurs plantes arrosées.

Puis elle s’éclipse avant leur arrivée, pour filer chez des particuliers.

Est-ce qu’ils sont au courant de son existence ?

Est-ce qu’ils savent qu’elle s’appelle Salma et qu’elle porte une coudière au bras droit pour soulager ses douleurs ?

Vu que j’habite juste en face du collège, je me permets de partir au dernier moment.

Une fois sur deux, je finis quand même par arriver en retard.

D’où les lettres que ma mère reçoit régulièrement.

C’est la faute à la cigarette du matin.

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Elle m’est essentielle pour affronter chaque journée de merde de ce collège de merde. Et comme « il est interdit de fumer dans l’établissement », j’ai pris l’habitude de la finir tranquillement devant le portail.

À 8 heures du matin, ce quartier est désespérant. Place des Mésanges, tu croises des collégiens déprimés, des gamins surexcités, des mamans exaspérées. Tu peux aussi apercevoir des adultes dépressifs qui partent au travail et voudraient rester chez eux ainsi que des adultes dépressifs qui bullent sur la place et qui préféreraient partir au travail.

Quand tu t’imagines une place des Mésanges, tu rêves d’oisillons bleutés, de petits rouges-gorges piaillant, de fragiles moineaux qui gazouillent. Mais ici, tu n’as que des vieux corbeaux fatigués, des pigeons déplumés et des merles boiteux.

J’écrase le mégot pile au moment de la sonnerie. La pionne s’exaspère : Zaouche, je vais fermer le portail, grouille. Je proteste : C’est bon, on n’est pas à la minute, c’est pas comme si t’avais des millions de trucs à faire. Cherche-moi pas Zaouche.

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Je me faufile sous le regard noir de la pionne. Direction la salle de français.

Quand j’entre dans la classe, la prof est perchée sur son bureau, en train d’essayer de punaiser le portait d’un vieux mec chauve avec une minerve. J’imagine un écrivain de la préhistoire qui a eu un accident de la route.

Je souris à Abi qui s’est installée dans un coin près du radiateur.

Moi je n’ai plus le choix. Premier rang.

Quand la prof descend maladroitement de son bureau, sa tête ahurie me fait rire. Comme d’habitude, elle porte ses énormes lunettes à double foyer d’où dépassent des dreadlocks jaune paille. Bonjour à tous et bonjour à toutes ! Quelle merveilleuse journée nous avons là, puisqu’aujourd’hui nous continuons l’autoportrait et l’autobiographie ! Comment vont mes élèves de troisième passionnés de littérature ? Allez, on sourit, la vie est belle ! Avant de reprendre Montaigne, revenons à ces fabuleuses révisions de conjugaison.

L’ambiance de la classe est aussi morose que la prof est enjouée.

– Qui a réussi l’exercice à faire à la maison et a envie de montrer à la classe tout son savoir-faire ?

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Cette prof me fascine. Elle a la foi. Comme toujours depuis septembre, silence complet.

Comme dit Jean-Jacques Rousseau : « Les gens qui savent peu parlent beaucoup, et les gens qui savent beaucoup parlent peu. » Ce matin, vous m’avez tout l’air d’être de vrais érudits !

Comme elle est presque aveugle, elle s’attarde sur les visages des premiers rangs.

Suspense…

Allez Lila, je te sens d’une énergie hors du commun, aujourd’hui.

J’en étais sûre.

Non pas moi m’dame, j’suis crevée, j’suis nulle, j’comprends rien.

Voyons, il faut avoir confiance en toi Lila, tu es une personne « haute en couleur » qui a un très bel avenir. Ne le gâche pas !

Bien sûr ça ricane.

Je me tourne vers Abi qui me fait un petit clin d’œil encourageant.

Je traîne mes Dr. Martens et ma robe pailletée moulante au tableau. Incapable de me concentrer sur les verbes, je suis obnubilée par mes fesses, que toute la classe doit être en train de regarder. On ne voit que ça, c’est sûr : mon énorme arrière-train.

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